Un Beau mariage (Émile AUGIER - Édouard FOUSSIER)

Comédie en quatre actes et en prose.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de Gymnase-Dramatique, le 5 mars 1859.

 

Personnages

 

PIERRE CHAMBAUD

LE MARQUIS DE LAROCHE-PINGOLEY

MICHEL DUCAISNE

LE BARON DE LA PALUDE

MADAME BERNIER

MADEMOISELLE CLÉMENTINE BERNIER

SOPHIE, femme de chambre

UN PORTIER

DOMESTIQUES

 

La scène se passe de nos jours.

 

 

ACTE I

 

Un parc, chez M. de La Palude. Au premier plan, à droite, un cerisier couvert de fruits. Meubles de jardin.

 

 

Scène première

 

LA PALUDE, dans le cerisier, MADAME BERNIER

 

MADAME BERNIER, recevant les cerises dans sa jupe.

Savez-vous, mon cher baron, que nous faisons tout à fait la scène de Jean-Jacques et de mademoiselle Galley ?

LA PALUDE.

Alors, permettez-moi de dire avec Rousseau : Que mes lèvres ne sont-elles des cerises !

Il jette un bouquet de cerises qui tombe à terre.

MADAME BERNIER.

Les souhaits imprudents... il faudrait maintenant vous essuyer la bouche.

LA PALUDE.

Rien ne me réussit avec vous !

 

 

Scène II

 

LA PALUDE, MADAME BERNIER, PINGOLEY, qui s’approche doucement du cerisier et enlève l’échelle

 

MADAME BERNIER.

Qu’est-ce que vous faites donc, monsieur le marquis ?

PINGOLEY.

J’ai l’honneur, madame, de vous présenter mon ami d’enfance, M. le baron Alfred de La Palude, un des chimistes les plus distingués de France et de Navarre, candidat à l’institut, pour le moment sur un arbre perché. Allons, Alfred, montrez votre belle voix.

LA PALUDE.

Tu es absurde.

PINGOLEY.

Il la montre. Tout à l’heure vous allez voir son agilité.

MADAME BERNIER.

Remettez l’échelle, monsieur le marquis, je vous en prie.

PINGOLEY.

Non, madame, non, qu’il descende! Mademoiselle votre fille n’a pas encore paru ce matin ?

MADAME BERNIER.

Non.

PINGOLEY.

Une singulière enfant, en vérité ! une énigme vivante dont je cherche encore le mot.

MADAME BERNIER.

Elle est assez compliquée, en effet, cette petite fille.

LA PALUDE.

Voyons, Léopold, c’est drôle, je suis le premier à en rire, mais finissons-en. Tu ne comptes pas me laisser là toute la journée, je suppose ?

PINGOLEY.

Saute, parbleu !

MADAME BERNIER, bas, à Pingoley.

Si je reste, il ne saura comment faire pour ne pas sauter. Vous êtes un méchant garnement.

Haut.

Je vais dans le verger achever ma récolte. Bien du plaisir, messieurs.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

PINGOLEY, LA PALUDE

 

PINGOLEY, rapportant l’échelle contre l’arbre.

Je n’ai plus de raison pour te retenir sur ton juchoir.

LA PALUDE, descendant.

Monsieur, cela ne se passera pas ainsi.

PINGOLEY.

Ne dis donc pas d’enfantillage ; tu sais bien, au contraire, que cela se passera ainsi.

LA PALUDE.

Vous abusez étrangement de ce que je ne suis pas un bretteur comme vous.

PINGOLEY.

Pas plus que tu n’abuses de ce que je ne suis pas un savant comme toi. – Tu m’écrases journellement de ta supériorité ; je me rattrape comme je peux.

LA PALUDE.

Votre vengeance est grossière.

PINGOLEY.

Tutoie-moi donc... tu as l’air de mon oncle.

LA PALUDE.

C’est qu’aussi tu m’as placé dans une situation mortifiante !

PINGOLEY.

C’est de bonne guerre. Je n’ai pas l’outrecuidance de mettre mes avantages physiques en comparaison de tes deux cent mille livres de rente ; et je ne peux rétablir la balance qu’en faisant tes preuves de vieillesse.

LA PALUDE.

De vieillesse !... Nous sommes du même âge, au fond.

PINGOLEY.

Au fond, oui, mais pas dans la forme. J’ai gardé toutes mes prétentions, et cela conserve. Madame Bernier est femme à apprécier la différence.

LA PALUDE.

Madame Bernier ?... Et qui songe à l’épouser ?...

PINGOLEY.

Parbleu ! toi et moi.

LA PALUDE.

Parle pour toi.

PINGOLEY.

C’est donc pour le mauvais motif que tu lui fais la cour ?

LA PALUDE.

Je te jure qu’entre nous il ne s’agit que d’amitié.

PINGOLEY.

Le jures-tu sur ta part d’Académie des sciences, sur ton Institut éternel ? Alors je te demande pardon de t’avoir laissé dans l’arbre. Je te prenais pour un rival ? et voilà comment je les traite... Mais, du moment que tu n’as pas de prétentions sur elle...

LA PALUDE.

Tu penses donc sérieusement à l’épouser ?

PINGOLEY.

Il n’y a pas deux façons de penser à ces choses-là.

LA PALUDE.

Je croyais que tu voulais mourir célibataire.

PINGOLEY.

Moi aussi, je le croyais ! mais, que veux-tu ? ma vie de garçon a fatigué mon patrimoine encore plus que moi : il est horriblement tartainé, et le prix de mes bonnes fortunes augmentant en raison de la diminution de mes charmes, je me trouve tout à l’heure réduit au plus strict célibat. – Tu vois, je t’ouvre mon cœur ! Ô Alfred ! les araignées de la solitude commencent à filer autour de ton ami une seconde robe d’innocence que personne ne viendra plus déchirer... un plumeau, morbleu ! un plumeau !

LA PALUDE.

Ne compte pas sur madame Bernier ; elle a horreur du mariage.

PINGOLEY.

Cela ne fait pas l’éloge de son premier mari ; mais, en m’y prenant poliment...

LA PALUDE.

Madame Bernier n’est pas ton affaire. Elle est trop fringante pour toi.

PINGOLEY, très fat.

Qu’en sais-tu ?

LA PALUDE.

En outre, elle a contracté depuis son veuvage des habitudes d’indépendance qui te feraient damner.

PINGOLEY.

Ne t’occupe pas de mon salut.

LA PALUDE.

Elle est dissipée !...

PINGOLEY.

Moi aussi.

LA PALUDE.

Dépensière !...

PINGOLEY.

Elle est riche. As-tu fini avec tes objections ?

LA PALUDE.

Je n’aime pas à me mêler de mariages : on ne recueille que des reproches des deux côtés.

PINGOLEY.

Et tu dis que tu ne fais pas la cour à cette femme-là ? Tiens, tu n’es pas fin, cache mieux tes cartes. Tu ne veux pas l’épouser et tu fais bien, car tu n’es plus nubile ; mais tu ne veux pas non plus qu’elle se marie ; il te plaît d’avoir un petit autel où brûler les parfums éventés de ta galanterie platonique. Reste dans ton coin, j’épouserai sans toi et malgré toi.

LA PALUDE.

Coureur de femmes qui finit en coureur de dot !

PINGOLEY.

Voilà un joli mot dont je te demanderais raison, si tu n’étais un simple droguiste.

LA PALUDE.

Mésalliance pour mésalliance, j’aime mieux me mésallier avec la science qu’avec la bourgeoisie. Si nos ancêtres pouvaient revenir...

PINGOLEY.

Ah ! parbleu ! les tiens seraient plus vexés que les miens. Il fait beau voir le dernier des La Palude pilant des drogues en compagnie d’un garçon apothicaire !

LA PALUDE.

Si le préparateur d’un chimiste est si méprisable, comment daignes-tu faire des armes avec M. Chambaud ?

PINGOLEY.

Et avec qui veux-tu que j’en fasse ici ? Tu ne sais pas tenir un fleuret ; d’ailleurs je ne méprise pas ce jeune homme : ne devant rien à son nom, il a droit d’être savant à tire-larigot.

LA PALUDE.

On te croirait stupide si on ne savait pas que c’est l’envie qui te fait parler.

PINGOLEY.

L’envie ?

LA PALUDE.

Oui, l’envie : ma réputation et ma fortune t’offusquent.

PINGOLEY.

Oui, vieil écureuil. Tiens voici les journaux !

Entre un domestique portant les journaux sur un plat d’argent.

LA PALUDE.

Il n’y a pas de lettres ?

LE DOMESTIQUE.

Non, monsieur le baron.

LA PALUDE, prenant un journal.

Donnez le reste à monsieur le marquis.

Ils s’asseyent sur des bancs de chaque côté de la scène.

PINGOLEY.

Voyons les faits divers.

LA PALUDE, à part, lisant.

« Académie des sciences... Mémoire présenté par M. le baron de La Palude sur la présence du phosphate de chaux dans les étoffes de soie. »

Il lit tout bas.

Bien... très bien... Il a du talent, ce Michel Ducaisne... hum ! du talent !... pas beaucoup... pas du tout ! L’imbécile ! si jamais je le rencontre, je lui dirai son fait.

PINGOLEY.

Dis donc, le câble transatlantique s’est rompu.

LA PALUDE.

Eh ! qu’est-ce que ça me fait ?

PINGOLEY.

Ah ! je croyais que ça intéressait les savants.

LA PALUDE, lisant, à part.

« Ce qui n’empêchera pas son noble auteur d’entrer à l’Institut du même pied dont ses ancêtres montaient dans les carrosses du roi. » Voilà le fin mot lâché. Ceux-ci me reprochent d’être savant, et ceux-là d’être gentilhomme... Ma parole, c’est à porter envie à ceux qui n’ont ni la naissance, ni le génie. Ne laissons pas traîner ces inepties.

Il met le journal dans sa poche.

 

 

Scène IV

 

PINGOLEY, LA PALUDE, PIERRE

 

LA PALUDE.

Vous me cherchez, mon jeune ami ? Est-ce qu’il y a du nouveau au laboratoire ?

PIERRE.

Non, monsieur ; je me promenais.

À Pingoley.

Pardon, monsieur, je ne vous avais pas vu ; vous allez bien ?

PINGOLEY, assis.

Et vous, mon cher ?

PIERRE, à La Palude.

Que dit-on, ce matin, de l’Académie des sciences ?

LA PALUDE.

Il n’y a pas de feuilleton.

PIERRE.

Ah !... il faut que Ducaisne soit parti. Je suis étonné qu’il ne soit pas venu me serrer la main.

LA PALUDE.

Vous le connaissez donc, ce monsieur Ducaisne ?

PIERRE.

Nous ne nous sommes pas quittés depuis l’École polytechnique ; nous demeurons ensemble.

LA PALUDE.

Vous ne m’en aviez rien dit. Vous êtes un sournois.

PIERRE.

Je ne supposais pas que cela pût vous intéresser.

LA PALUDE.

Eh ! mon cher enfant, tout ce qui vous touche m’intéresse. Est-ce que votre ami Ducaisne abandonne son feuilleton ?

PIERRE.

Non pas.

LA PALUDE.

Vous parliez d’un voyage...

PIERRE.

Quelqu’un ferait l’intérim... Je dis ferait, car ce voyage n’est pas décidé, et malgré l’absence de feuilleton ce matin, je ne puis croire que Michel soit parti sans me dire adieu.

PINGOLEY.

C’est donc pis qu’Oreste et Pylade ?

PIERRE.

Pis encore, monsieur le marquis ; car Oreste tutoie Pylade qui lui dit vous, et nous, nous sommes amis comme...

PINGOLEY, souriant.

Comme savants...

PIERRE.

Soit dit sans vous offenser.

 

 

Scène V

 

PINGOLEY, LA PALUDE, PIERRE, MICHEL

 

PIERRE.

Le voilà !

LA PALUDE.

Qui ?

PIERRE, présentant Michel à La Palude.

Mon ami Ducaisne, monsieur le baron.

LA PALUDE, à part.

Je vais lui dire son fait.

MICHEL.

Excusez-moi, monsieur, de me présenter chez vous sans avoir l’honneur d’être connu de vous...

LA PALUDE.

Pas connu, monsieur !

MICHEL.

Mais la circonstance d’un voyage un peu soudain m’oblige à prendre cette liberté si je veux embrasser Pierre.

LA PALUDE, obséquieux.

Ne vous excusez pas, monsieur ! Ma modeste demeure est très honorée de recevoir une des lumières de la science.

MICHEL.

Monsieur !

LA PALUDE.

J’espère que vous me ferez le plaisir de dîner avec nous.

MICHEL.

Mille grâces, monsieur ; la veille d’un départ est toujours très occupée, vous le savez.

PIERRE.

Il n’a même pas eu le temps de faire son feuilleton hier.

MICHEL.

Mon feuilleton ?

LA PALUDE, vivement.

Ce sera donc pour votre retour. – Où allez-vous, sans indiscrétion ?

MICHEL.

En Italie.

PINGOLEY, toujours assis.

Vous faites donc aussi de la science en amateur ?

MICHEL.

Pourquoi cela ?

PINGOLEY.

Dame ! un voyage en Italie suppose du loisir, et...

MICHEL.

Et de l’argent. – J’ai toujours du loisir parce que j’ai besoin de très peu d’argent.

PINGOLEY.

Vous voyagerez donc à pied ?

MICHEL.

Rassurez-vous, monsieur : on me défraye de tout. Je voyage en qualité de mentor, de précepteur, de demoiselle de compagnie, si vous voulez, d’un charmant et très jeune homme dont le père est mon ami intime.

PINGOLEY.

Diable ! vous avez de belles connaissances.

MICHEL, sèchement.

Oui, monsieur, bien que je n’aie pas l’honneur de vous connaître.

PINGOLEY.

Vous êtes roide, jeune homme ; mais j’aime les gens qui ne se laissent pas marcher sur le pied.

Se levant.

Passez-vous par Florence ?

MICHEL.

Oui, monsieur.

PINGOLEY, très courtois.

J’ai là un ami, et si vous le permettez, je lui rendrai le service de vous donner une lettre pour lui.

MICHEL.

Très volontiers, monsieur.

PINGOLEY, lui tendant la main.

Touchez là. Je lirai vos feuilletons... quel jour paraissent-ils ?

MICHEL.

Le mercredi.

PINGOLEY.

Aujourd’hui ?

LA PALUDE, vivement.

Ces messieurs ont mille choses à se dire ; nous les gênons.

PINGOLEY.

Eh bien ! ne les gênons plus. Enchanté, monsieur Ducaisne, d’avoir fait votre connaissance.

MICHEL.

Pour en dire autant, monsieur, il ne me manque absolument que de savoir à qui j’ai l’honneur de parler.

PINGOLEY.

Marquis de Laroche-Pingoley.

MICHEL.

Il ne me manque plus rien.

LA PALUDE.

Viens donc, bavard! Au revoir, monsieur Ducaisne.

MICHEL.

Monsieur le baron !

La Palude et Pingoley sortent.

 

 

Scène VI

 

PIERRE, MICHEL

 

MICHEL.

Il faut avouer que ton baron a un bien bon caractère, s’il a lu mon article de ce matin.

PIERRE.

Ton article ? Il m’a dit qu’il n’avait pas paru.

MICHEL.

Alors il l’a lu.

PIERRE.

Est-ce que tu m’as fait le mauvais tour de l’écorcher ?

MICHEL.

Non, une simple égratignure. Mais sans toi je le houspillais de la belle manière.

PIERRE.

Qu’est-ce qu’il t’a fait ?

MICHEL.

Je n’aime pas plus les faux savants que les faux braves, les faux dévots et les faux monnayeurs. Ensuite, il t’exploite comme une carrière, ce qui m’est particulièrement désagréable.

PIERRE.

Ce serait plutôt moi qui l’exploiterais, le pauvre homme. Je lui prête mes lumières, comme on dit, et il n’y voit pas plus clair ; lui, il me prête la campagne, la verdure, le grand air, et je m’épanouis.

MICHEL.

Ce n’est pas tout de s’épanouir... travailles-tu ?

PIERRE.

Non.

MICHEL.

Non ? Eh bien, tu as de l’aplomb.

PIERRE.

D’abord le baron serait en droit de trouver fort mauvais que je choisisse sa maison pour y perpétrer mes imprudences ! ensuite je ne suis pas fâché de jouir du printemps et de la campagne.

MICHEL.

La campagne ! le printemps ! il s’agit bien de cela. Es-tu, oui ou non, sur la piste d’une découverte importante ?

PIERRE.

Dame ! je l’espère.

MICHEL.

Eh bien, tu n’a pas le droit de te reposer avant l’hallali. Tu regarderas le paysage demain.

PIERRE.

Je n’ai pas le droit... Fais ton rapport à mes chefs alors !

MICHEL.

Tes chefs, c’est moi... tu es un enfant, il te faut un pédagogue ; et le voilà.

PIERRE.

Tu m’ennuies ! je ne suis pas en train d’être sermonné, je t’en préviens.

MICHEL.

Tu t’y mettras ! Comptes-tu vivre jusqu’à cinquante ans aux crochets des barons ?

PIERRE.

Aux crochets ! je ne suis aux gages de personne.

MICHEL.

Ah ! je sais que tu es trop fier pour toucher le salaire de ton travail... et, par parenthèse, c’est assez ridicule dans ta position de fortune.

PIERRE.

Ceci ne regarde que moi.

MICHEL.

Passons : en fait de fierté, l’excès n’est pas un défaut. Ce que je ne te passe pas, c’est ton indolence...

PIERRE.

Voilà bien du bruit pour huit jours perdus.

MICHEL.

Si tu peux te séparer huit jours de ton idée, c’est que tu n’en es pas épris, sacredié ! sans enthousiasme, pas d’œuvre... Ah ! si je pouvais te souffler un peu de mon ardeur !

PIERRE.

Garde-la pour toi, ton ardeur !

MICHEL.

Qu’en ferais-je ? je ne suis bon ta rien ; mon espoir, mon ambition, c’est toi ! J’ai placé tout mon orgueil sur ta tête, et morbleu, tu ne me feras pas banqueroute... Fâche-toi si tu veux, dis-moi des duretés, je ne m’offense pas de ton ingratitude filiale.

Il lui tend la main.

PIERRE.

Pardon, mon vieux Michel. – Je suis amoureux.

MICHEL.

Amoureux ! c’est une raison cela... au printemps ; que ne le disais-tu tout de suite ?

PIERRE.

C’est si bête à raconter, un amour sans espoir.

MICHEL.

Pourquoi donc sans espoir ? Tu n’es pas joli, joli, mais enfin tu es plus joli que moi, et je ne me trouve pas laid. Elle est donc bien dégoûtée ?

PIERRE.

Elle ne sait seulement pas que je l’aime, et elle ne le saura jamais.

MICHEL.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

PIERRE.

Elle est ici depuis huit jours, elle part demain et je n’aurai pas l’occasion de la revoir.

MICHEL.

Diable ! diable ! c’est fort bête, ce qui l’arrivé là... Te voilà du chagrin sur la planche pour tout l’hiver.

PIERRE.

Ne t’inquiète pas; si la tête me tourne, il y a un garde-fou... je me suis juré de l’oublier dès que je ne la verrai plus, et je l’oublierai. Tu me connais.

MICHEL.

Mais alors quel singulier plaisir trouves-tu ?...

PIERRE.

À me donner le vertige quand je me sens en sûreté ? Rien n’est plus enivrant. Tu ne comprends pas ça, toi, l’homme fort ; et je t’étonnerais bien si je te disais que le charme de cet amour, c’est justement d’être sans espoir.

MICHEL.

Tu m’étonnerais bien.

PIERRE.

Eh ! mon cher, qu’est-ce que l’espoir ? Une transaction du rêve avec la réalité ; et quand on attend quelque chose de celle-là, on devient l’esclave de tous ses caprices. Elle ne vous fait que des misères. Moi, rien ne dérange le roman que je bâtis dans ma tête ; j’en suis le maître absolu, et il m’arrive les aventures les plus ravissantes ! Je n’en avais jamais eu dans ma vie de piocheur ; je me rattrape, va ! Si je te les racontais...

MICHEL.

Je les connais : c’est toujours la même. Tu lui sauves la vie, et tu l’épouses malgré ses nobles parents.

PIERRE.

Elle n’est pas noble.

MICHEL.

Pas noble ! À ta timidité je la croyais du sang des La Trémouille ! Elle n’est pas noble ? eh bien, ni toi non plus ! je ne vois pas d’obstacle.

PIERRE.

Elle est riche.

MICHEL.

Raison de plus ; je t’ai toujours destiné une belle fille avec des écus.

PIERRE.

La boulangère ? tu ne méprises donc plus l’argent ?

MICHEL.

Distinguo : l’argent des sots, je le méprise, parce qu’il s’appelle tout simplement le luxe ; l’argent du travailleur, je le respecte parce qu’il a nom Indépendance. Tu as une occasion d’arriver à la fortune par le bonheur, tu serais un niais de la perdre par timidité.

PIERRE.

Ce n’est pas par timidité, je t’assure.

MICHEL.

Fausse fierté, alors !

PIERRE.

Elle ne serait pas déjà si fausse ; mais ne discutons pas, je m’abstiens devant l’impossible : mademoiselle Clémentine ne soupçonne même pas que j’existe.

MICHEL.

Il y a donc d’autres jeunes gens que toi dans la maison ?

PIERRE.

Non.

MICHEL.

Alors tu peux être sûr qu’elle a fait attention à toi.

 

 

Scène VII

 

PIERRE, MICHEL, CLÉMENTINE, traversant le fond du théâtre

 

CLÉMENTINE.

Vous n’avez pas vu ma mère, messieurs ?

PIERRE.

Je... il m’a semblé l’apercevoir...

CLÉMENTINE.

Où cela ?

PIERRE.

Dans le verger...

CLÉMENTINE.

Merci, monsieur.

Elle sort ; Pierre la suit des yeux.

 

 

Scène VIII

 

PIERRE, MICHEL

 

MICHEL, lui frappant sur l’épaule.

Je t’emmène en Italie.

PIERRE.

Pourquoi ?

MICHEL.

Parce qu’en effet elle ne fait pas attention à toi et que tu l’aimes éperdument.

PIERRE.

Je t’assure...

MICHEL.

Tu ne te voyais pas tout à l’heure, rougissant, balbutiant. – Si je te laisse ici, tu en as pour six mois à broyer du noir. Il faut te secouer, je t’enlève.

PIERRE.

Mais mon travail ?

MICHEL.

Tu ne travailleras pas plus ici qu’en Italie, va !

PIERRE.

Mais de l’argent ?

MICHEL.

Mon voyage est gratuit : quand il y en a pour un, il y en a pour deux, et nous ferons la route payant chacun demi-place comme deux gros enfants au-dessous de sept ans. Est-ce convenu ?

PIERRE.

Mais...

MICHEL.

Et ta ferme résolution de l’oublier, qu’en fais-tu ?

PIERRE, avec embarras.

Je me suis donné jusqu’à demain.

MICHEL.

Regarde-moi donc en disant ça !

PIERRE, après un silence.

C’est convenu !

 

 

Scène IX

 

PINGOLEY, MICHEL, PIERRE

 

PINGOLEY.

Monsieur Ducaisne, voici la lettre dont vous voulez bien vous charger.

MICHEL, lisant l’adresse.

« Monsieur de Nanville, premier secrétaire d’ambassade. »

À Pierre.

Est-ce le tien ?

PINGOLEY.

Comment, monsieur Chambaud, vous connaissez M. de Nanville ?

PIERRE.

Beaucoup, monsieur.

PINGOLEY.

Je l’ai nommé hier devant vous et vous n’avez pas fait mine de le connaître.

PIERRE.

Je n’aime pas à faire parade de mes amis.

PINGOLEY.

Vous devez être fièrement chatouilleux, vous.

MICHEL.

Fièrement, c’est le mot.

PIERRE.

Non, monsieur ; mais chacun chez soi. Je me tiens à ma place.

PINGOLEY.

Eh bien, tenez-vous-y ; elle deviendra bonne. Où avez-vous connu M. de Nanville ?

PIERRE.

À Nanville, où j’ai organisé les usines métallurgiques de son père.

MICHEL.

Il y a deux ans, vous savez, après sa ruine.

PINGOLEY.

Mes compliments. Vous avez là, monsieur Ducaisne, un introducteur tout naturel.

MICHEL.

D’autant plus que je l’emmène avec moi.

PINGOLEY.

Vous l’emmenez ?

MICHEL.

Je venais le chercher.

À Pierre.

Va prendre congé du baron et fais ton paquet, je te rejoins.

PINGOLEY, à Pierre.

Ah ! vous nous quittez ! ma parole, j’en suis fâché ; vous commenciez à me plaire beaucoup.

MICHEL.

Il continuera à son retour.

Il sort.

PIERRE.

Sans adieu, monsieur le marquis.

 

 

Scène X

 

PINGOLEY, MICHEL

 

PINGOLEY.

Il est décidément très gentil, votre ami. Çà, dites-moi, pour que le bonhomme Nanville lui ait confié de si gros intérêts, il faut que le jeune homme ait les reins solides.

MICHEL.

Ça vous surprend ?

PINGOLEY.

Dame ! La Palude en parle comme d’un apprenti savant.

MICHEL.

Bah !

PINGOLEY.

Cela vous étonne ?

MICHEL.

Non, l’homme de France le plus intéressé à garder Pierre sous le boisseau, c’est M. de La Palude.

PINGOLEY.

Et pourquoi ?

MICHEL.

Il y avait une fois un magicien qui tenait un génie cacheté dans une bouteille...

PINGOLEY.

Bah ! bah ! M. Pierre est un génie ?

MICHEL.

Comme j’ai l’honneur de vous le dire ; quant au magicien, c’est M. de La Palude, et il n’est pas sorcier.

PINGOLEY.

Vous bouleversez toutes mes idées.

MICHEL.

J’en suis désolé, si votre erreur vous était chère !

PINGOLEY.

Pas le moins du monde... voilà vingt ans qu’elle me vexe, mon erreur ! Dissipez-la... vous me ferez plaisir. C’est un âne, n’est-ce pas ?

MICHEL.

Je ne dis pas cela, monsieur le marquis.

PINGOLEY.

Vous avez peur d’offenser mon amitié ? Ne vous gênez pas.

MICHEL.

Monsieur le baron est assez instruit...

PINGOLEY.

Pour un ignare...

MICHEL.

S’il se posait en simple amateur, il n’y aurait rien à objecter.

PINGOLEY.

Oui, mais il fait blanc de sa science à tout propos ; il dégaine pour un oui, pour un non, et il nous fait rentrer sous terre. Corbleu ! je ne suis pas fâché de savoir que son épée est une plume de dindon, ou pour mieux dire une plume de paon. J’avais usé toutes mes plaisanteries sur les savants, nous allons entamer la série contraire... Il n’a pas de chances à l’Institut, j’espère ?

MICHEL.

Non, et sa candidature imprudente va lui enlever le bénéfice du demi-jour dont son mérite plâtré avait besoin pour faire figure. La démangeaison maladroite de se faire sanctionner est l’écueil où viennent échouer toutes ces réputations de tolérance.

PINGOLEY.

Bon ! qu’il se coule ! j’en serai ravi.

MICHEL.

Mais cette amitié dont vous parliez ?

PINGOLEY.

Oh ! elle est si vieille ! D’ailleurs je m’intéresse à M. Chambaud, moi ! je ne veux pas qu’il soit exploité plus longtemps. Le trouvez-vous mauvais ?

MICHEL.

Je ne suis pas jaloux.

PINGOLEY.

En ce cas, liguons-nous pour casser la bouteille sur le nez du magicien.

MICHEL.

Le plus fort est fait, j’emmène Pierre.

PINGOLEY.

Moi, d’ici à votre retour, je ferai des miennes.

Apercevant madame Bernier.

Voici venir une autre de ses dupes. Je vais commencer le feu. Pierre vous attend ; ne partez pas sans me dire adieu. J’aime les gens d’esprit qui ne sont pas bêtes, moi !... et il n’y en a pas beaucoup.

Madame Bernier entre.

MICHEL, bas.

N’est-ce pas la mère de mademoiselle Clémentine ?

PINGOLEY.

Oui. Voulez-vous que je vous présente ?

MICHEL.

Non pas ! Pierre m’attend.

Il sort en saluant madame Bernier.

 

 

Scène XI

 

PINGOLEY, MADAME BERNIER

 

MADAME BERNIER.

Qui est ce monsieur ?

PINGOLEY.

M. Michel Ducaisne, madame, un de nos meilleurs critiques de science. Il n’est pas que vous n’en ayez entendu parler au baron ?

MADAME BERNIER.

Il me semble, en effet...

PINGOLEY.

Ce jeune homme vient de faire une découverte qui explique toutes celles de notre ami, vous savez ? ses magnifiques découvertes, la présence du calorique dans le feu, de la potasse dans le savon et de la perdrix dans les choux ?

MADAME BERNIER.

Et cette explication, c’est... ?

PINGOLEY.

Que l’illustre La Palude n’est qu’un La Palisse.

MADAME BERNIER, souriant.

Je vous arrête là, monsieur le marquis. Je veux rester neutre, et je vous préviens que je ne croirai pas plus le mal que vous me direz de lui que...

PINGOLEY.

Que celui qu’il vous dit de moi ?... Vous avez tort, et feriez mieux de nous croire tous les deux. Nous ne nous calomnions ni l’un ni l’autre. Il m’accuse d’avoir cinquante ans, n’est-il pas vrai ?

MADAME BERNIER.

Oui.

PINGOLEY.

D’avoir mangé mon patrimoine ?

MADAME BERNIER.

Oui.

PINGOLEY.

Avec des demoiselles ?

MADAME BERNIER.

Oui.

PINGOLEY.

D’Opéra ?

MADAME BERNIER.

Oui.

PINGOLEY.

Et d’aspirer à votre main ?

MADAME BERNIER.

Oui.

PINGOLEY.

À cause de votre fortune ?

MADAME BERNIER.

Ce n’est pas possible ! vous écoutez aux portes.

PINGOLEY.

Non, mais maintenant que je le sais incapable de rien inventer...

MADAME BERNIER.

C’est donc vrai ?

PINGOLEY.

Certainement !

MADAME BERNIER.

Vous voulez m’épouser pour ma fortune ?

PINGOLEY.

Parbleu !

MADAME BERNIER.

Et vous en convenez tout rondement ?

PINGOLEY.

Mais, madame, si vous étiez la fille de Job, nous serions trop germains pour nous épouser ; mes vœux seraient bien obligés de ne pas aller jusqu’au mariage ; ils s’arrêteraient à mi-chemin.

MADAME BERNIER.

Il ne m’avait pas dit que vous fussiez impertinent.

PINGOLEY.

On ne pense pas à tout. Je gage qu’il a aussi oublié de vous parler de ma franchise.

MADAME BERNIER.

Vous vous entendez à réparer les oublis, vous.

PINGOLEY.

Qu’ai-je besoin d’hypocrisie ? Je ne trouve pas que mon cas soit tant niable. Ce n’est pas un marché que je fais, c’est un choix. Si j’étais homme à vendre mon nom, vous ne doutez pas que je ne trouvasse marchand... Les billets de banque aimeront toujours à se frotter aux parchemins, et je sais plus d’une vieille brebis à toison d’or qui ne demande qu’à tomber dans la gueule du loup ; mais ce n’est pas la faim qui me force à sortir du bois ; il me reste de quoi vivre, et un oncle.

MADAME BERNIER.

Un oncle ? encore !

PINGOLEY.

Ça a l’air d’une minauderie à mon âge... Oui, madame, malgré mes cinquante ans, je suis un coquin de neveu... à telles enseignes que mon oncle et moi nous sommes brouillés.

MADAME BERNIER.

Il vous déshéritera, alors !

PINGOLEY.

Rassurez-vous, il n’y songe guère.

MADAME BERNIER.

À quoi songe-t-il donc ?

PINGOLEY.

À finir son cours de droit. La loyauté m’oblige à ajouter qu’il entre dans sa vingt-cinquième année.

MADAME BERNIER.

Pour la première fois ?

PINGOLEY.

Hélas ! oui ; c’est tout un roman : mon grand-père avait eu six enfants de sa première femme. On croyait le feu d’artifice éteint, lorsque tout à coup après un long silence... boum ! c’était mon oncle. – Encore s’il était jeune, je rirais avec lui de ma mésaventure ; mais il est vieux comme l’hiver, cet avorton-là. Figurez-vous qu’à peine majeur, il m’a déclaré qu’il entendait étudier les lois pour gérer lui-même son petit avoir, douze cents louis de rente... qui feront des petits ; et comme je le défie de les imiter, mes fils seraient ses héritiers, et c’est en ce sens, madame, que je puis le compter dans mon apport.

MADAME BERNIER.

C’est bien tentant, et je regrette vraiment de ne vouloir pas me remarier.

PINGOLEY.

Vous ne le voulez pas, je le sais.

MADAME BERNIER.

Vous le savez, mais vous ne le croyez pas. Eh bien ! franchise pour franchise : je suis convaincue que je vous plais et que vos projets de mariage n’en veulent pas seulement à ma fortune ; vous me plaisez beaucoup aussi, et je vous prie d’être persuadé que votre marquisat n’y entre pour rien. Ceci posé, je vous préviens que j’ai un tel amour de mon indépendance, que pour rien au monde je ne voudrais m’engager dans un lien d’aucune sorte. Maintenant voulez-vous de mon amitié ?

Elle lui tend la main.

PINGOLEY.

De celle que vous accordez à mon ami La Palisse ?

MADAME BERNIER.

J’ai autant de nuances d’amitié que d’amis. – Acceptez-vous ?

PINGOLEY, lui baisant la main.

Oui, madame, mais en réservant toutes mes espérances. Je ne veux pas non plus vous prendre en traître, et je vous préviens que mon amitié ne sera qu’une cour déguisée.

MADAME BERNIER.

Soit ; on peut tout dire sous le masque, et je ne déteste pas un brin de galanterie, car je suis un peu coquette, je dois vous l’avouer.

PINGOLEY.

C’est un aveu qu’une très honnête femme peut seule se permettre, et tout ce que vous me dites, madame, me prouve d’autant plus que mon choix est parfait.

MADAME BERNIER.

Votre choix ? Je me suis bien mal expliquée si vous gardez encore quelque espoir.

PINGOLEY.

Il n’est pas fondé sur mon mérite, – mais sur un événement très prochain qui m’apportera un puissant auxiliaire.

MADAME BERNIER.

La mort de votre oncle ?

PINGOLEY.

Le mariage de mademoiselle Clémentine.

MADAME BERNIER.

Je ne vois pas quel auxiliaire...

PINGOLEY.

Votre isolement. La vie que vous menez est charmante : vous avez une fille de votre âge, qui est votre meilleure amie ; mais le jour où elle vous quittera...

MADAME BERNIER.

Elle ne me quittera jamais ; c’est toute ma vie, cette enfant-là !

PINGOLEY.

Vous vous arrangerez donc de vivre dans la maison de votre gendre !

MADAME BERNIER.

Non pas ! c’est lui qui vivra dans la mienne.

PINGOLEY.

Vous l’y obligerez par contrat ?

MADAME BERNIER.

Malheureusement la clause serait nulle ; j’ai pris mes informations. Mais j’ai un meilleur moyen de le tenir.

PINGOLEY.

Et c’est...

MADAME BERNIER.

De le prendre sans fortune et de ne pas donner de dot à ma fille.

PINGOLEY.

Et le bien de son père ?

MADAME BERNIER.

Il n’a rien laissé.

PINGOLEY.

Voilà un petit ménage qui ne roulera pas sur l’or.

MADAME BERNIER.

Ne les plaignez pas trop ; j’ai cinquante mille livres de rente, et je ne suis point avare : même dans ces conditions-là ma fille est encore un magnifique parti, et je ne serais pas embarrassée de la marier richement. Si je veux un gendre sans sou ni maille, c’est pour être sûre qu’il ne me l’enlèvera jamais.

PINGOLEY.

Mais votre amour maternel n’est qu’un affreux égoïsme.

MADAME BERNIER.

Qui tournera au bonheur de ma fille. Remarquez que j’aurai du choix en fait de gendre, et que je pourrai rattraper du côté de la personne ce que je sacrifie du côté de la fortune ; ne sommes-nous pas assez riches d’ailleurs ?

PINGOLEY.

Pour deux, mais pour trois ?

MADAME BERNIER.

L’entretien d’un homme est si peu de chose ; puis j’entends que mon gendre ait une valeur personnelle qui tôt ou tard payera ses mois de nourrice...

PINGOLEY.

Et mademoiselle Clémentine est dans les mêmes dispositions que vous ?

MADAME BERNIER.

Absolument. Elle ne tient pas à se marier, et s’y résigne parce qu’il n’y a pas d’autre carrière pour une fille ; mais elle ne demande au mariage que de ne pas la séparer de moi. Elle n’est pas romanesque.

PINGOLEY.

Vous en êtes bien sûre ?

MADAME BERNIER.

Voilà cinq ans que je la mène dans le monde, il n’y a plus de danger.

PINGOLEY.

Ne vous y fiez pas ; c’est une petite fille à double fond.

 

 

Scène XII

 

PINGOLEY, MADAME BERNIER, CLÉMENTINE

 

CLÉMENTINE.

Je vous dérange ?

PINGOLEY.

Oui, mademoiselle ; nous parlions de vous.

CLÉMENTINE.

Alors je m’en vais ! rien ne m’ennuie comme d’entendre parler de mes mariages.

PINGOLEY.

Vous ne comptez pas cependant coiffer sainte Catherine ?

CLÉMENTINE.

Je ne sais pas seulement me coiffer moi-même. Je me marierai avec qui on voudra et quand on voudra, pourvu que ce soit à la Noël.

PINGOLEY.

Ou à la Saint-Jean.

CLÉMENTINE.

Non, à Noël.

MADAME BERNIER.

Alors, mois ton soulier dans la cheminée.

PINGOLEY.

Pourquoi à Noël ?

CLÉMENTINE.

Pour passer l’hiver à Rome.

PINGOLEY.

Un mari ne vous représente donc qu’un voyage ?

CLÉMENTINE.

Aimeriez-vous mieux qu’il me représentât la permission de lire des romans ? J’en ai tant lu que je n’en lis plus. Tandis que nous n’avons jamais voyagé, faute d’un protecteur pour la route.

PINGOLEY.

Vous aimez le déplacement ?

CLÉMENTINE.

Non, l’imprévu ; et il s’est réfugié sur les grands chemins.

MADAME BERNIER.

Il n’y a plus de grands chemins, il n’y a que des chemins de fer.

PINGOLEY.

Et ils ont supprimé les aventures.

CLÉMENTINE.

Restent les accidents.

PINGOLEY.

Ah ! ah ! vous aimez le danger ?

CLÉMENTINE.

Je suis très brave, demandez à maman.

PINGOLEY.

Diable ! si vous étiez un homme, je vois qu’il ne ferait pas bon...

CLÉMENTINE.

Ah ! je serais mauvais coucheur ! malheureusement je ne suis qu’une femme.

PINGOLEY, tortillant sa moustache.

Hum ! hum !

CLÉMENTINE.

Vous riez ?

PINGOLEY.

Non.

Éclatant.

Pardon... je suis sujet au fou rire.

CLÉMENTINE.

Ai-je dit une sottise ?

PINGOLEY, riant toujours.

Non, ce n’est pas vous, c’est ce pauvre La Palude... l’histoire la plus drôle.

MADAME BERNIER.

Monsieur le marquis !...

CLÉMENTINE.

Voyons cette histoire.

PINGOLEY, très grave.

Son préparateur s’en va.

CLÉMENTINE, de même.

Très drôle, en effet. Il le renvoie ?

PINGOLEY.

M. Chambaud part de lui-même.

CLÉMENTINE, étourdiment.

Tiens, je le croyais amoureux de moi !

MADAME BERNIER.

Ma fille !

CLÉMENTINE.

Dame, maman !

MADAME BERNIER.

Tu rêves, il ne te parle jamais.

CLÉMENTINE.

Il me regarde.

PINGOLEY, à part.

Tiens ! tiens !

MADAME BERNIER.

Petite présomptueuse !

CLÉMENTINE.

Mon Dieu ! non. L’amour est une flatterie dont je ne prends jamais que la moitié pour moi ; je sais que ma personne et la dot qu’on me suppose forment un joli total...

PINGOLEY.

Vous ne croyez plus à la sincérité des hommes, et vous ne faites pas de différence entre eux ?

CLÉMENTINE.

Si fait, je les range en deux catégories : la première, qui regarde la fortune, et puis la femme ; et la deuxième, qui regarde la femme, et puis la fortune.

PINGOLEY.

Vous n’en admettez pas une troisième qui ne regarde que la femme ?

CLÉMENTINE.

Et vous ?

PINGOLEY.

Moi, j’ai cinquante ans, et je trouve triste qu’une enfant de votre âge n’ait pas plus d’illusions que moi.

CLÉMENTINE.

Parlez-vous sérieusement ?

PINGOLEY.

Jamais, mademoiselle.

CLÉMENTINE, avec feu.

Eh bien ! vous avez tort, parce qu’en effet ce n’est pas gai ; nous sommes là tout un joli clan de filles riches, qui savons très bien qu’on ne nous recherche que pour notre argent, et qui ne nous indignons même plus ; à qui la faute ? à nous ou à ces messieurs ? Nous ne demanderions qu’à être leurs dupes ; ils ne se donnent même pas la peine de nous tromper ! Les meilleurs sont encore ceux qui s’informent seulement de notre dot... il y en a un qui a demandé l’âge de ma mère.

Sautant au cou de sa mère.

Ma pauvre chérie !

MADAME BERNIER.

Là là, mon enfant... Le monde est ainsi fait.

CLÉMENTINE.

Je n’espère pas le corriger, et je suis bien bonne de me mettre en colère ! En somme, nous avons le beau rôle : les Turcs achètent leurs femmes, nous achetons nos maris.

PINGOLEY.

Nous vous trouverons un brave garçon qui vous fera changer d’idée.

CLÉMENTINE.

Je ne lui en demande pas tant : qu’il ne soit pas gênant chez lui et pas ridicule dehors, je le tiens quitte du reste... Et surtout, monsieur le marquis, si vous avez un protégé, qu’il ne se mette pas en frais d’éloquence sentimentale... Ça me donne sur les nerfs.

PINGOLEY, à part.

Drôle de petite fille. J’en suis pour ce que j’en ai dit.

 

 

Scène XIII

 

PINGOLEY, MADAME BERNIER, CLÉMENTINE, PIERRE, MICHEL

 

MICHEL.

Monsieur le marquis, nous venons vous faire nos adieux.

PINGOLEY.

J’ai deux mots à vous dire, si ces dames le permettent.

MADAME BERNIER.

Nous vous laissons.

Les deux femmes sortent ; Pierre les suit des yeux.

 

 

Scène XIV

 

PINGOLEY, PIERRE, MICHEL

 

PINGOLEY.

Monsieur Chambaud a pris congé de La Palude ?

MICHEL.

Oui, et vous allez trouver M. le baron sot comme un bec de gaz dont on a tourné la clef.

PINGOLEY.

Très bien.

Allant à Pierre.

Qu’est-ce que vous regardez comme ça, monsieur Pierre ? Mademoiselle Clémentine ?

PIERRE, très troublé.

Non, monsieur, non.

PINGOLEY, à part.

Elle avait raison.

Le prenant sous le bras.

Qu’est-ce que vous diriez si je vous la faisais épouser ?

PIERRE.

À moi ?... c’est impossible !

PINGOLEY.

Pourquoi donc ? ces dames ne tiennent pas à la fortune ; vous avez du mérite, vous êtes bien de votre personne, de bonne famille... Votre père n’était-il pas colonel d’artillerie ?

PIERRE.

Oui, monsieur.

PINGOLEY.

Bourgeoisie d’épée que je préfère à certaine noblesse de robe. En France, tout soldat est gentilhomme. Vous êtes bien à cheval, bien en garde, bref un gentleman. Laissez-vous conduire, et dans deux mois mademoiselle Clémentine s’appellera madame Pierre Chambaud.

PIERRE.

Je vous en prie, monsieur, ne plaisantons pas.

PINGOLEY.

Je n’en ai pas envie.

MICHEL.

Qu’est-ce que tu vois là de si renversant ? Je te le disais bien.

PINGOLEY.

Il paraît que rien ne vous renverse, vous.

MICHEL, souriant.

Si vous faites ce mariage-là, monsieur le marquis, nous ne vous en aurons pas moins une éternelle reconnaissance. Allons, je partirai seul.

PINGOLEY.

Pauvre garçon ! il ne vous entend pas, il n’y est plus ! Emmenez-le à Paris, conduisez-le chez un tailleur et faites-lui faire un habit. Dans huit jours, je le présente à ces dames.

Bruit de cloche.

Le déjeuner ! bon voyage !

MICHEL.

Bon appétit.

Pingoley sort.

Allons, viens, ahuri ! Il y a un Dieu pour les honnêtes gens, et je savais bien qu’il te gardait un beau mariage.

Ils sortent.

 

 

ACTE II

 

Un salon très riche chez madame Bernier. Porte au fond, portes latérales dans des pans coupés, cheminée à droite, fenêtre à gauche ; près de la fenêtre une causeuse et une chiffonnière ; près de la cheminée une table avec des albums, etc.

 

 

Scène première

 

CLÉMENTINE, SOPHIE, travaillant à un costume

 

CLÉMENTINE.

Babin n’est pas arrivé ?

SOPHIE.

Non, mam’selle... je veux dire madame... je ne peux pas me faire à cette idée-là. Il y a pourtant quatre mois déjà...

CLÉMENTINE.

Pourvu que le costume aille bien !

SOPHIE.

Soyez tranquille : Babin en répond. Mais c’est monsieur, ce matin, qui cherchait son habit bleu !...

CLÉMENTINE.

Tu ne lui as pas dit qu’il servait de mesure ?...

SOPHIE.

Pas si bête... du moment que vous voulez lui faire une surprise. Je m’en suis tirée en bougonnant. Monsieur m’a appelée vieille bougon... en riant, car il est très gai, monsieur.

CLÉMENTINE.

Il n’a pas sujet d’être triste.

SOPHIE.

C’est vrai qu’il a eu une fameuse chance de vous épouser ; mais il n’est pas ingrat : quand il vous regarde, la reconnaissance lui sort par les yeux.

CLÉMENTINE.

Oui, c’est un bon garçon. Il est certain que je pouvais plus mal tomber.

SOPHIE.

Je crois bien ! un si joli homme ! D’abord si ç’avait été un malbâti, je n’aurais pas consenti au mariage, moi. Va-t-il être agréable dans son costume ! Je vous réponds qu’il vous fera honneur ce soir.

CLÉMENTINE.

C’est bien mon intention.

SOPHIE.

Et votre maman sera-t-elle belle en duchesse d’Arpajon !

CLÉMENTINE.

Duchesse d’Étampes, malheureuse !

SOPHIE.

Arpajon, Étampes, ça se touche ! Mais dites donc, mam’selle, vous ne serez pas vilaine non plus dans cette toilette-là !...

CLÉMENTINE.

C’est bon. As-tu fait le corsage comme je t’ai dit ?

SOPHIE.

Oui. C’est une drôle d’idée tout de même, de cacher vos épaules.

CLÉMENTINE.

C’est mon idée.

SOPHIE.

Elles sont pourtant bonnes à voir.

CLÉMENTINE.

Pour peu qu’on les montre, les yeux de ces messieurs ne les quittent plus ; c’est insupportable.

SOPHIE.

Tiens ! c’est amusant d’être admirée.

CLÉMENTINE.

Rien ne m’irrite comme cette impertinence admirative, qui nous traite en objets d’agrément ; quand mon danseur regarde mon bras en causant, j’ai toujours envie de lui dire : « Parlez-moi donc comme à un homme, monsieur... ma conversation vaut bien la vôtre, je vous assure. » Mais ces messieurs se croient si supérieurs à nous avec leur barbe !

SOPHIE.

Dieu sait pourtant qu’ils sont bien au-dessous de nous, excepté qu’ils vont à la guerre !

CLÉMENTINE.

Nous y irions aussi bien qu’eux ; nous avons plus de courage, nous sommes plus fortes contre la douleur.

SOPHIE.

Ah ! pour ce qui est de souffrir, ce sont des poules mouillées ; mais il faut dire qu’ils n’ont pas peur la nuit.

CLÉMENTINE.

Comment le sais-tu ?

SOPHIE.

Dame, je me le figure. Je n’ai jamais désiré me marier qu’à cause de ça. Mais vous n’êtes pas poltronne, vous !

CLÉMENTINE.

Oh ! moi... je dormais si bien.

 

 

Scène II

 

CLÉMENTINE, SOPHIE, PIERRE

 

CLÉMENTINE.

Comme vous voilà crotté.

PIERRE.

Il demeure au bout du monde, le carrossier de ta mère... de votre mère.

Sophie se lève et ramasse son ouvrage.

CLÉMENTINE.

Pourquoi faire vos courses à pied ! par économie ?

PIERRE.

J’aime à me servir de mes jambes, après dîner.

Sophie sort.

CLÉMENTINE.

Vous avez mis Sophie en déroute avec votre tutoiement.

PIERRE.

Je me suis repris.

CLÉMENTINE.

C’était souligner le mot.

PIERRE.

C’est si naturel de tutoyer sa femme !

CLÉMENTINE.

Puisque ce n’est pas l’usage dans notre monde ! C’est une habitude à prendre, voilà tout. On ne s’en aime ni plus ni moins.

PIERRE.

Mais l’important est d’avoir l’air de s’aimer moins, n’est-ce pas ? Ne te fâche pas : je vous dirai vous avec mes lèvres, et toi, avec mon cœur, si vous le permettez.

CLÉMENTINE.

Tant que tu voudras !

PIERRE.

Merci. Ce petit mot-là me fait l’effet d’une caresse.

Il lui prend la main.

CLÉMENTINE, la retirant.

Alors, je le rétracte.

PIERRE.

Puisqu’il n’y a personne !

CLÉMENTINE.

Voilà comme vous êtes, vous abusez toujours.

PIERRE.

Vous trouvez que j’abuse ?

CLÉMENTINE.

Voyons, monsieur, ne prenez pas votre air grognon... nous allons au bal ce soir, et je vous ménage une surprise.

PIERRE.

Est-ce de rentrer de bonne heure ?

CLÉMENTINE.

Pour cela, n’y comptez pas. Je me suis fait faire un costume charmant et très cher : le bal me coûtera cinq cents francs l’heure, si j’en sors à minuit et cent francs seulement si j’y reste jusqu’au matin... Soyons économes.

PIERRE.

Vous avez toujours de bonnes raisons pour rentrer tard.

CLÉMENTINE.

Qu’est-ce que cela vous fait ? Je ne suis pas coquette.

PIERRE.

Non, certes !

CLÉMENTINE.

Alors, laissez-moi m’amuser dans le monde tout à mon aise.

PIERRE.

Vous vous y amuseriez moins si vous m’aimiez davantage.

CLÉMENTINE.

Ah ! mon ami, je vous en prie, ne nous attendrissons pas ! je vous ai prévenu que je n’étais pas romanesque ; je vous aime tout autant que je peux, n’en demandez pas plus.

PIERRE.

C’est que je t’adore, moi !

CLÉMENTINE.

Oui, c’est convenu.

PIERRE.

Vous ne le croyez pas ?

CLÉMENTINE.

Mais si ! Vous seriez bien ingrat de ne pas m’aimer.

PIERRE.

Si au moins tu me disais souvent de ces choses-là !

CLÉMENTINE.

Cela vous suffirait ? Je vous en dirai, mon ami, je vous en dirai !

PIERRE.

Mauvaise !... Bah ! je t’aime trop pour que vous ne finissiez pas par m’aimer un peu, madame.

 

 

Scène III

 

CLÉMENTINE, SOPHIE, PIERRE, MADAME BERNIER

 

MADAME BERNIER.

Eh bien ? ce coupé ?

PIERRE.

Vous l’aurez demain matin.

MADAME BERNIER.

Est-ce bien sûr, cette fois ? Est-il fini ? L’avez-vous vu ?

PIERRE.

Je l’ai vu de mes propres yeux.

CLÉMENTINE.

Est-il joli ?

PIERRE.

Charmant ; on le serait à moins...

CLÉMENTINE.

Ce qui veut dire ?

PIERRE.

Qu’il est fort cher !

MADAME BERNIER.

Combien donc ?

PIERRE.

Vous n’avez pas fait le prix d’avance ?

MADAME BERNIER.

À quoi bon ! Je ne marchande jamais. Je sais à quelques louis près ce que valent les choses, cela me suffit.

CLÉMENTINE.

Mon cher, – le premier des luxes, c’est de ne pas liarder.

PIERRE.

Il ne s’agit pas de liards, ici. Je parie que votre carrossier vous vole au moins... je ne sais pas combien.

MADAME BERNIER.

Une cinquantaine de louis, tout au plus.

PIERRE.

Bagatelle. C’est un chef de brigands !

MADAME BERNIER.

Ne faut-il pas qu’il rentre dans l’intérêt de son argent ?

PIERRE.

L’intérêt... vous ne payez donc pas comptant ?

MADAME BERNIER.

D’où venez-vous, mon cher enfant ?

PIERRE.

Aucun de vos fournisseurs !

CLÉMENTINE.

Vous faites des questions de provincial.

PIERRE.

C’est qu’en effet j’arrive d’une province reculée, où nous ne connaissons pas le crédit.

CLÉMENTINE.

Tâchez de vous dépayser.

PIERRE.

J’aurai de la peine : j’ai été élevé dans l’horreur des dettes.

MADAME BERNIER.

Les dettes ne sont pas la dette, mon ami : si l’ordre est la fortune du pauvre, la fortune est l’ordre du riche.

CLÉMENTINE.

Gravez cette sentence dans votre cervelle d’homme.

PIERRE.

Je ne demande pas mieux que de me façonner. Mais comment faites-vous à la fin de l’année pour savoir où vous en êtes ?

MADAME BERNIER.

Ah ! que vous êtes curieux !

PIERRE.

Comme un provincial. Je serais bien aise de savoir...

MADAME BERNIER.

Je crois, Dieu me pardonne, que vous êtes inquiet.

CLÉMENTINE, à part.

Ah ! je n’aime pas cela !

PIERRE, avec effusion.

Oui, madame... inquiet pour vous qui ne sauriez plus vous désaccoutumer d’une vie abondante.

MADAME BERNIER.

Cela ne regarde que moi.

PIERRE.

Franchement, puis-je vous voir creuser un abîme sous vos pieds sans... ?

MADAME BERNIER.

Oh ! la belle phrase ! un abîme sous mes pieds !

PIERRE.

C’est le mot.

MADAME BERNIER, sèchement.

En tout cas, de quoi vous troublez-vous ? Votre fortune personnelle ne peut pas y tomber, dans cet abîme.

PIERRE, très froid.

Pardon, madame ! j’ai cru de mon devoir de vous avertir ; je n’y reviendrai plus.

MADAME BERNIER.

Ce n’est pas que je vous refuse des explications...

PIERRE.

Je n’en demande plus.

MADAME BERNIER.

Vous êtes piqué ?

PIERRE.

Pas le moins du monde.

MADAME BERNIER.

Si vous ne l’êtes pas, écoutez mes comptes, une fois pour toutes.

PIERRE.

À quoi bon ?

MADAME BERNIER.

À n’y plus revenir d’abord, ensuite à ne pas me prendre pour une folle. Si je dépasse mon revenu, j’augmente mon capital ; c’est La Palude qui fait mouvoir mes fonds, et vous ne niez pas. je pense, son flair de spéculateur, il a fait ses preuves... Vous ne m’écoutez pas ?

PIERRE.

Non, madame.

MADAME BERNIER.

Je vais recommencer.

CLÉMENTINE, bas.

Ce n’est pas la peine... il a entendu...

UN DOMESTIQUE, annonçant.

M. le baron de La Palude.

MADAME BERNIER.

Que le bon Dieu le bénisse de venir à cette heure-ci.

 

 

Scène IV

 

CLÉMENTINE, SOPHIE, PIERRE, MADAME BERNIER, LA PALUDE

 

LA PALUDE.

On vous trouve enfin !

MADAME BERNIER.

Bonjour, mon ami ; asseyez-vous.

PIERRE, s’inclinant.

Monsieur le baron...

LA PALUDE, négligemment.

Ah ! ah ! c’est vous, mon cher ! Comment vous portez-vous ?

Se tournant vers les dames.

Vous voyez, mesdames, un pédant qui vient sacrifier aux Grâces...

Il s’assied sur une chaise, près du canapé où sont les deux dames.

PIERRE, qui est resté incliné.

Très bien, merci.

LA PALUDE, à madame Bernier.

Si je n’ai pas fait ce mois-ci vingt tentatives infructueuses pour vous voir, je n’en ai pas fait une...

MADAME BERNIER.

Je le sais, mon pauvre baron.

CLÉMENTINE.

Mon mari s’est présenté chez vous pour vous exprimer nos regrets...

PIERRE.

Sans avoir l’avantage de vous rencontrer.

LA PALUDE, sans regarder.

En effet, j’ai trouvé votre carte.

Aux dames.

Vous sortez donc tous les soirs ?

Pierre, renonçant à la conversation, va s’asseoir au coin de la cheminée et prend un livre sur la table.

MADAME BERNIER.

Ne m’en parlez pas ; nous n’avons pas une soirée à nous. Aujourd’hui même un bal travesti.

LA PALUDE.

Vous avouerez que je joue de malheur.

CLÉMENTINE.

Et nous donc !

LA PALUDE.

Vous n’en pensez pas un mot, petite masque !

CLÉMENTINE.

Franchement... non ; mon costume est si joli !

LA PALUDE.

En quoi serez-vous ?

CLÉMENTINE.

En paysanne du temps de Louis XV.

LA PALUDE.

Tout le monde va chanter le Seigneur du Village !

PIERRE, à Clémentine, tout en feuilletant son livre.

Vous êtes-vous occupée de mon domino ?

CLÉMENTINE, se levant.

Je ne sais pas à quoi pense Babin !... je vais envoyer chez lui. Si vous êtes encore ici dans une heure, monsieur le baron, vous aurez le plaisir de me voir dans ma robe des dimanches.

Faisant une révérence villageoise.

Vot’ servante, monsigneu.

LA PALUDE, la retenant par la main.

Oh ! bien, puisque seigneur il y a, vous ne passerez pas sans payer le droit.

Il veut l’embrasser.

CLÉMENTINE, après une seconde révérence.

Faites excuse.

LA PALUDE.

Votre maman le permet... N’est-ce pas, madame ?

PIERRE, sèchement.

Moi aussi.

CLÉMENTINE.

Si tout le monde étions d’accord, faites, faites...

Il l’embrasse. Elle sort.

 

 

Scène V

 

MADAME BERNIER, PIERRE, assis près de la cheminée, et lisant, LA PALUDE, assis de l’autre coté de la scène

 

LA PALUDE.

Allons ! je n’ai pas perdu ma journée... Ne seriez-vous point aussi en paysanne, par hasard ?

MADAME BERNIER.

Oh ! moi, je suis tout simplement en vieille femme.

LA PALUDE.

C’est donc un bal... masqué ? Je dis

Avec intention.

masqué.

MADAME BERNIER.

J’avais bien entendu : merci, Lindor.

LA PALUDE.

Chez qui ce bal ?

MADAME BERNIER.

Chez madame d’Ablancourt.

LA PALUDE.

Femme d’esprit ; salon agréable, sur la lisière du faubourg Saint-Germain : Je ne savais pas que vous la connaissiez.

MADAME BERNIER.

C’est M. de Laroche-Pingoley qui nous a fait envoyer une invitation, et qui nous présente ce soir.

LA PALUDE, pincé.

M. de Laroche-Pingoley !

MADAME BERNIER.

Pourquoi pas ?

LA PALUDE.

Je n’ai rien à dire là contre, madame. Vous êtes parfaitement maîtresse de vos actions.

MADAME BERNIER.

Je l’espère bien.

LA PALUDE.

Le sort des vrais amis est de n’être pas écoutés... n’en parlons plus.

MADAME BERNIER.

C’est cela : n’en parlons plus.

LA PALUDE.

Sacrifiez tout à un vain titre, je le veux bien ! J’avoue que je vous estimais au-dessus de ces petitesses. Adieu, madame la marquise.

MADAME BERNIER.

Vous êtes fou. Je n’ai pas plus envie d’épouser M. de Laroche-Pingoley que de m’aller pendre.

LA PALUDE.

Alors pourquoi tolérez-vous ses assiduités compromettantes ?

MADAME BERNIER.

Parce qu’il est fort aimable, beaucoup plus aimable que vous, parce que je ne peux pas l’empêcher d’aller dans les endroits où je vais et où vous n’allez pas ; parce qu’enfin si ses assiduités compromettent quelqu’un c’est lui et non pas moi.

LA PALUDE.

Cependant le bruit de votre prochain mariage court partout.

MADAME BERNIER.

Laissez-le courir, quand il sera fatigué il se reposera.

LA PALUDE.

Prenez garde aux mauvaises langues.

MADAME BERNIER.

Elles ne sont pas assez maladroites pour me prêter un amant de cinquante ans peut-être ?

LA PALUDE.

Vous ignorez donc qu’à Paris l’invraisemblable est le ragoût de la calomnie ? Elle ressemble au lion de l’Évangile : quœrens quem devoret... cherchant quelqu’un à manger.

MADAME BERNIER.

Qu’à cela ne tienne, elle mangera le marquis : ce sera d’autant plus facile qu’il prête le flanc. Personne, j’imagine, ne supposera que notre mariage ait manqué par son refus ? Il passera pour un coureur de dot malheureux, voilà tout. Cela vous contrarie-t-il ?

LA PALUDE.

Non... oh ! non ! c’est-à-dire... ce pauvre Léopold... c’est mon ami d’enfance, et je serais désolé... mais il l’aura bien mérité. Vous êtes bien sûre au moins que vous ne l’épouserez pas ?

MADAME BERNIER.

À quoi bon ? N’avons-nous pas un homme dans la maison ?

LA PALUDE.

C’est juste, il ferait double emploi. Ce brave Pierre ! Il paraît que vous êtes contente de lui ?

Pierre forme brusquement son livre.

MADAME BERNIER.

Autant qu’il l’est de nous, j’espère.

LA PALUDE.

Et moi qui m’opposais à ce mariage-là...

Se tournant vers Pierre.

Oui, jeune homme, je ne m’en cache pas, je vous ai fait la guerre ; mais c’était dans votre intérêt.

PIERRE, se levant.

Vous êtes bien bon.

LA PALUDE.

Non, vous aviez de l’avenir, je l’ai toujours dit ; mais il vous fallait l’aiguillon de la pauvreté. Tout le monde n’est pas de force à supporter l’atmosphère amollissante de la fortune : pour y produire, il ne faut pas moins que l’impérieuse fécondité du génie. Je gage que vous ne travaillez plus.

MADAME BERNIER.

Donnez-lui donc le temps de se reconnaître.

LA PALUDE.

Le fait est qu’il a l’air encore abasourdi de son bonheur. On le serait à moins. Vous avez fait, moucher, une découverte impossible à la simple chimie : celle de la pierre philosophale. Vous pouvez vous en tenir là.

PIERRE, froidement.

J’en avais déjà fait quelques autres ; mais elles n’ont pas paru sous mon nom.

LA PALUDE.

Qu’entendez-vous par là ?

PIERRE.

Rien, que ce que je dis.

LA PALUDE, très sèchement.

Si on vous a fait tort, faites valoir vos droits.

PIERRE.

Oh ! la chose n’en vaut pas la peine.

LA PALUDE, se levant.

Il me semble pourtant...

Se tournant vers madame Bernier.

On est vraiment bien à plaindre, de porter un grand nom. Le monde est rempli de petites gens qui se vengent de notre supériorité sociale en nous refusant toute valeur personnelle.

MADAME BERNIER.

On ne conteste pas la vôtre, mon cher baron.

LA PALUDE.

Pardonnez-moi. Aussi je vous jure que, si on avait le choix de sa naissance, je serais uniquement fils de mes œuvres.

PIERRE.

C’est plus aisé que d’en être le père.

LA PALUDE, furieux.

Monsieur, vous oubliez à qui vous parlez...

PIERRE.

Et vous de quoi je parle !

LA PALUDE, saluant madame Bernier.

Je ne m’attendais pas, madame, à ce que mon préparateur me fermât les portes de votre maison.

Il se dirige vers la porte.

PIERRE.

Vous auriez mieux aimé qu’il vous ouvrît celles de l’Institut ?

La Palude exaspéré cherche une réponse et sort sans la trouver.

 

 

Scène VI

 

PIERRE, MADAME BERNIER

 

MADAME BERNIER, après un silence.

Je me suis tue de peur de verser de l’huile sur le feu, mais je suis plus mortifiée que le baron de votre sortie inqualifiable. Ce sont là des manières d’étudiant que vous auriez dû laisser sur le seuil de ma maison. Je regrette que vous n’ayez pas compris qu’en épousant ma fille, vous deveniez un homme du monde.

PIERRE.

Si vous avez une leçon de savoir-vivre à donner à quelqu’un, c’est au baron, madame, et non à moi.

MADAME BERNIER.

Il n’est plus d’âge à en recevoir, et je ne suis pas sa mère ; d’ailleurs, je ne vois pas qu’il ait manqué aux convenances ; sa suffisance de savant est trop ridicule pour être offensante ; mais, le fût-elle, vous deviez songer que vous parliez à un vieil ami de la maison et que vous lui parliez chez vous.

PIERRE.

Eh ! madame, il s’agit bien d’une querelle de Vadius et Trissotin !

MADAME BERNIER.

De quoi donc alors ?

PIERRE.

Si vous ne l’avez pas senti, c’est inutile à vous dire. Croyez bien que je n’oublierai pas que je suis chez moi lorsque ceux qui sont chez vous se le rappelleront.

MADAME BERNIER.

Mon Dieu, j’ai bien remarqué qu’il vous traitait un peu en jeune homme ; mais je n’ai vu là rien de choquant de la part d’un vieillard.

PIERRE.

Ses manières avec moi n’ont pas d’âge ; elles sont à peu près celles de tous vos amis, et je suis fâché que vous ne vous en aperceviez pas.

MADAME BERNIER.

Mais, mon cher enfant, j’ai autant de souci de votre dignité que vous-même, et si quelqu’un vous a manqué...

PIERRE.

Non, madame, non, malheureusement personne ne m’a manqué. Ce sont des nuances de dédain d’autant plus irritantes qu’elles sont négatives et que je suis même ridicule à m’en plaindre. Ici, quand vous recevez, dans le monde où vous me conduisez, partout, on me montre, à cause de vous, une politesse de seconde main, au fond de laquelle je sens parfaitement qu’on me tient pour non avenu.

MADAME BERNIER.

L’accueil dont vous vous plaignez est tout naturel ; vous entrez dans un monde qui ne vous connaît pas et auprès duquel votre seule recommandation jusqu’à présent est votre alliance avec nous.

PIERRE.

Il y a autre chose... et vous m’entendez bien.

MADAME BERNIER.

Et quand même ? ne fallait-il pas vous attendre à rencontrer un peu d’envie et beaucoup de réserve ? Votre avènement est trop récent pour être déjà à l’état de fait accompli. On se tient sur la défensive ; on vous attend, et c’est tout simple. Parce que vous étiez pauvre hier, êtes-vous en droit d’exiger qu’on se jette à votre tête aujourd’hui ? Car votre prétention n’a pas d’autre fondement, remarquez-le bien. Laissez faire au temps, mon cher Pierre, et ne brouillez pas les cartes... Ne vous brouillez pas surtout avec nos amis. Le baron est un des plus anciens et des plus dévoués ; il me rend mille services ; si ridicule qu’il vous paraisse, son nom donne de la consistance à mon salon, et je serais désolée qu’il n’y vînt plus.

PIERRE.

Je n’y puis rien, madame.

MADAME BERNIER.

Bah ! c’est un homme excellent et le moindre petit mot l’apaisera.

PIERRE.

Des excuses ?

MADAME BERNIER.

À un vieillard !

PIERRE.

Mais, morbleu ! c’est lui qui m’a offensé, et j’ai déjà rendu à son âge tout ce que je lui devais en ne le...

MADAME BERNIER.

Voyons, Pierre, je vous en prie.

PIERRE.

Non, madame, non ! Tout ce que je peux faire pour vous est d’oublier son impertinence.

MADAME BERNIER.

Allons, puisqu’une chose si simple vous coûte tant, c’est moi qui m’en charge.

PIERRE, vivement.

Ah ! permettez !

MADAME BERNIER.

Permettez aussi : vous ne nous avez pas apporté des relations, et je ne vous le reproche pas ; vous n’en aviez point. Mais c’est le moins que vous ne nous enleviez pas les nôtres. Qu’avez-vous à répondre ?

PIERRE, abattu.

Rien.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

M. Michel Ducaisne.

 

 

Scène VII

 

PIERRE, MADAME BERNIER, MICHEL

 

PIERRE, s’élançant vers lui.

Michel ! mon vieux Michel ! que je suis heureux de te revoir...

Il l’embrasse.

C’est lui, madame, lui, dont je vous ai tant parlé, mon meilleur ami !

MADAME BERNIER, tendant la main à Michel.

Et par conséquent le nôtre.

MICHEL, avec une courtoisie affectueuse.

Oui, madame. J’avais préparé de belles excuses pour la liberté que je prends de me présenter chez vous si tard et en redingote, mais votre charmant accueil me dispense de vous les dire.

MADAME BERNIER.

Vous êtes de la famille, monsieur.

MICHEL.

C’est vrai, je serai l’oncle de vos petits-fils.

PIERRE.

Depuis quand es-tu arrivé ?

MICHEL.

Depuis le temps d’aller de la gare de Lyon chez moi, et de chez moi ici.

MADAME BERNIER.

Vous avez été bien inspiré de vous presser : une demi-heure plus tard vous ne trouviez personne.

MICHEL.

Vous alliez sortir ? que je ne sois pas un obstacle.

MADAME BERNIER.

S’il s’agissait d’un bal ordinaire, nous vous le sacrifierions avec le plus grand plaisir ; mais c’est un bal travesti, nos costumes sont prêts...

MICHEL.

Et nous sommes gens de revue.

MADAME BERNIER.

Permettez-moi donc de vaquer à ma toilette ; vous ne serez pas fâché d’ailleurs de causer avec votre ami ; mais ne le gardez pas trop longtemps, n’est-ce pas ?

MICHEL.

Je ne l’ai embrassé que sur une joue... le temps de l’embrasser sur l’autre et je vous le rends.

MADAME BERNIER.

À bientôt, monsieur.

MICHEL.

À demain, madame.

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

PIERRE, MICHEL

 

MICHEL.

Elle est charmante, ta belle-mère. Ah çà ! laisse-moi te regarder, que je voie comment le bonheur te va. Il t’a un peu pâli, un peu changé, mais cela te donne un petit air de nouvelle mariée tout à fait intéressant... Tu baisses les yeux ? La ressemblance est complète.

PIERRE, contraint.

Parle-moi de ton voyage.

MICHEL.

Non ! parlons de ta femme ! je la connais moins que toi l’Italie... Je n’en ai jamais lu la moindre description dans les Magazines.

PIERRE.

Tu l’as déjà vue.

MICHEL.

Entrevue !... Et puis il ne s’agit pas de son enveloppe mortelle ; est-elle bonne et intelligente ?

PIERRE.

Tout ce que je peux te dire, c’est que je l’adore.

MICHEL.

Donc elle est bonne, et elle te le rend, donc elle est intelligente. Me voilà renseigné. Vous devez faire un gentil ménage roucoulant. Tu sais que je suis inscrit pour être parrain, et, ma foi ! si madame Bernier est la marraine, j’aurai là une commère de mon goût.

PIERRE.

Il n’est pas encore question de cela.

MICHEL.

Flâneur ! éternel flâneur !

PIERRE.

L’homme propose et Dieu dispose.

MICHEL.

Pourquoi ce sourire triste ? Tout vient à point à qui sait attendre, autre proverbe. Il n’y a point de temps perdu d’ailleurs ; et y en eût-il, ne le regrette pas. Un enfant est un rival, le seul qu’une honnête femme donne à son mari ; mais un rival terrible ! n’aie pas la fatuité de croire que tu tiendras toujours la première place dans le cœur de Clémentine, et ne sois pas ingrat envers le temps qui te reste â être tout pour elle.

PIERRE, avec embarras.

Tu as été jusqu’à Naples ?

MICHEL.

Oh ! mon cher, quelle faute de n’y avoir pas passé ta lune de miel.

PIERRE.

Nous devions y aller, mais ma belle-mère a été souffrante, la saison des bals est arrivée...

MICHEL.

Et tu n’as pas été fâché de commencer ton tour du monde par le grand monde. Tu as toujours eu un grain de vanité, toi !

PIERRE.

Si j’en avais...

MICHEL.

Qui l’en blâme ? La vanité chez un homme comme toi, c’est un coquelicot dans le blé. Jouis donc de tes succès sans remords ; je te donne l’absolution.

PIERRE, à part.

Mes succès !

MICHEL.

Inutile de te demander si tu travailles au milieu de cette existence de cocagne ?

PIERRE.

Je n’ai guère le temps... toujours des fêtes...

MICHEL.

Ah çà, tu aimes donc le bal ?

PIERRE.

Modérément ; mais il faut bien...

MICHEL.

Oui, on se l’arrache.

PIERRE.

Je ne dis pas cela.

MICHEL.

Vas-tu faire de la modestie avec moi ? Il est tout simple que les gens du monde t’accueillent à bras ouverts, ils ne font pas tous les jours d’aussi belles recrues. Que te disais-je, mon cher enfant ? La fortune est au mérite ce que la chandelle est à la lanterne magique. Mais tu ne dis rien ? Est-ce qu’il y a un pli dans ton lit de roses ?

PIERRE, avec une fausse gaieté.

Quel pli veux-tu qu’il y ait ?... J’ai une femme adorable, une belle-mère adorable, je nage dans le luxe... Il ne me manque rien. Je suis parfaitement heureux.

MICHEL.

Dis-le donc !

Le serrant dans ses bras.

Ô mon cher parvenu, que je suis content de tout le bonheur qui t’arrive ! qu’il est juste, qu’il est de bon exemple ! Pourquoi, diantre ! le destin ne s’amuse-t-il pas plus souvent à mettre ses détracteurs dans leur tort ?

Un domestique entre.

PIERRE.

Qu’est-ce que c’est ?

LE DOMESTIQUE.

Ce sont des cartes de visite que madame a commandées.

Il pose le paquet sur la table et sort.

MICHEL, regardant les cartes.

Tiens, ton nom s’est embelli.

PIERRE.

Oui... ma femme a voulu mettre un trait d’union entre Pierre et Chambaud : elle trouve le nom plus joli comme cela... je n’ai pas cru devoir la contrarier pour si peu.

MICHEL.

Tu as eu tort. Ce trait d’union était un acheminement à la particule. Madame de Chambaud, ce n’est pas bien tentant... tandis que madame de Pierre-Chambaud... diable !

PIERRE.

Clémentine a trop d’esprit...

MICHEL, lui tendant les cartes.

Si ce n’est pas elle, c’est donc quelqu’un des siens.

PIERRE, lisant.

De Pierre-Chambaud...

MICHEL.

Avec un petit casque au-dessus.

PIERRE, avec une colère contenue.

Morbleu ! je te prie de croire que je ne suis pas complice de cette sottise ! J’en dirai deux mots à ma belle-mère.

Il jette les cartes au feu.

MICHEL.

Elle te répondra que c’est assez l’usage aujourd’hui.

PIERRE.

Chez les sots... je n’entends pas être enrôlé dans leurs rangs. Mon nom m’appartient... c’est la seule chose qui m’appartienne ici !... Je trouve fort mauvais qu’on se permette d’en disposer.

MICHEL.

Ne te fâche pas... je suis de ton avis ; mais ne va pas faire d’esclandre à ta belle-mère ; elle n’a pêché que faute de réflexion, j’en suis sûr.

 

 

Scène IX

 

PIERRE, MICHEL, SOPHIE, portant un costume de François Ier

 

SOPHIE.

Voilà, monsieur.

PIERRE.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

MICHEL.

Un costume de François Ier, sois-en certain ; voilà la toque, la plume, l’épée... Où est le cheval ?

SOPHIE, posant les habits sur un fauteuil.

Je ne sais pas. Madame prie monsieur de mettre ça, tout de suite.

MICHEL.

Où ?

PIERRE, d’une voix brève.

Pour qui me prend-on ici ? Remportez cette mascarade, et dites à ces dames que je ne suis pas un pantin.

 

 

Scène X

 

PIERRE, MICHEL, SOPHIE, MADAME BERNIER, en duchesse d’Étampes

 

SOPHIE.

Madame... monsieur qui ne veut pas se déguiser à cette heure !

MADAME BERNIER.

Comment ?

PIERRE.

Non, madame, non.

MADAME BERNIER.

Sortez, Sophie.

Sophie sort. À Pierre.

Daignerez-vous m’expliquer ce caprice ?

PIERRE.

Je n’ai pas besoin d’un ridicule de plus.

MADAME BERNIER.

Quel ridicule voyez-vous à aller déguisé dans un bal où tout le monde le sera ?

PIERRE.

Je ne suis pas dans la position de tout le monde, vous le savez bien.

MADAME BERNIER.

Vous vous le figurez ; quoi qu’il en soit, ma fille s’est fait une fête de vous préparer cette surprise, et c’est bien mal reconnaître les attentions qu’elle a pour vous...

PIERRE.

J’en suis fâché, mais je ne suis pas une poupée.

MICHEL, à part.

Que se passe-t-il donc ici ?

 

 

Scène XI

 

PIERRE, MICHEL, MADAME BERNIER, CLÉMENTINE, en paysanne

 

CLÉMENTINE.

Que me dit Sophie ? que ce costume n’a pas le bonheur de vous plaire ?...

MICHEL, s’avançant.

Je suis confus, madame, du hasard qui me rend témoin...

MADAME BERNIER, à Clémentine.

M. Michel Ducaisne, ma fille.

CLÉMENTINE.

Témoin d’un malentendu, monsieur, c’est le premier, et il ne sera pas long. J’ai cru être agréable à votre ami ; je me suis trompée, voilà tout.

PIERRE.

Je vous suis très reconnaissant de l’intention, ma chère Clémentine, mais si vous m’aviez consulté...

CLÉMENTINE, sèchement.

C’est moi qui ai tort, n’en parlons plus.

MICHEL.

Je ne veux pas vous retenir plus longtemps, mesdames...

CLÉMENTINE.

Restez, restez, nous ne sortirons pas.

Elle s’assied.

MADAME BERNIER.

Comment ! tu n’iras pas au bal ?...

CLÉMENTINE.

Sans mon mari ? Dans une maison où nous allons pour la première fois ? Quelle tournure cela aurait-il ?

PIERRE.

Mais je ne refuse pas de vous accompagner.

CLÉMENTINE.

C’est tout comme : l’habit noir n’est pas admis.

À sa mère.

Puisque monsieur est un homme trop sérieux pour condescendre à nos amusements frivoles, tu iras sans moi, maman. Je te confierai au marquis.

MADAME BERNIER, s’asseyant aussi.

Non, je n’irai pas non plus, je n’y allais que pour toi. Je n’imaginais pas cloîtrer ma fille en la mariant.

PIERRE, à part.

Ah ! mille millions...

Il sonne.

MADAME BERNIER.

Je vous demande pardon, monsieur Ducaisne, de cette scène ridicule.

UN DOMESTIQUE, entant.

Madame a sonné ?

PIERRE.

Non, c’est moi. Portez ce costume dans ma chambre, je vais m’habiller.

CLÉMENTINE.

C’est inutile. Je n’ai plus envie d’aller au bal.

Au domestique.

Qu’ou serve le thé.

PIERRE.

Comme il vous plaira.

LE DOMESTIQUE, qui a ouvert la porte pour se retirer, annonce.

M. de Laroche-Pingoley.

 

 

Scène XII

 

PIERRE, MICHEL, MADAME BERNIER, CLÉMENTINE, PINGOLEY, un domino sur le bras

 

CLÉMENTINE, vivement.

Nous vous attendions, monsieur le marquis ; partons vite.

MICHEL, à part.

Tiens ! tiens !

PINGOLEY.

Est-ce que Pierre ne vient pas ?

CLÉMENTINE.

Non.

MADAME BERNIER.

Il est un peu souffrant.

PINGOLEY.

Qu’avez-vous, mon cher ?

CLÉMENTINE.

Une extinction de voix, cela passera.

PINGOLEY, apercevant Michel.

Monsieur Ducaisne !... Parbleu ! monsieur, je suis ravi que vous soyez de retour...

CLÉMENTINE.

Que les hommes sont bavards... nous n’arriverons pas !

PINGOLEY.

Allons, mesdames.

À Michel.

Au revoir, n’est-ce pas ?

Il passe devant avec Clémentine.

MADAME BERNIER, bas, à Michel.

J’espère que cela ne vous découragera pas de revenir ?

MICHEL.

Au contraire, madame.

Elle rejoint le marquis et sa fille.

 

 

Scène XIII

 

PIERRE, MICHEL

 

MICHEL.

Ce costume est peut-être un peu prétentieux, mais, en somme, la mode est aux costumes historiques, et je ne vois pas là matière...

PIERRE, avec explosion.

Tu ne vois rien, toi ! Ce n’est pas en François Ier qu’il faut m’habiller, c’est en Cadet-Roussel, c’est en Jocrisse ! Sais-tu ce que je suis pour les amis de ces dames, pour leur monde fashionable ? Le mari d’une femme qui a fait un sot mariage, un mari subalterne, un chaperon, un porte-éventail ! Je leur fais l’effet, dans l’exercice de mes privilèges maritaux et domestiques, d’un laquais en galanterie avec sa maîtresse. Et moi-même, quand il faut entrer dans leurs salons et subir leur politesse dédaigneuse, je me prends à envier les drôles galonnés dont le service, du moins, ne dépasse pas l’antichambre ! Tu me parlais de mes succès... les voilà !

MICHEL.

Je suis consterné... mais c’est impossible... tu te trompes, ta femme ne t’exposerait pas...

PIERRE.

Si on la traitait comme on me traite, j’en pleurerais de rage... Elle ne s’en aperçoit seulement pas !

MICHEL.

Elle ne t’aime donc pas ?

PIERRE, brusquement et essuyant une larme.

Non.

MICHEL.

Tu es fou. Pourquoi t’aurait-elle épousé ?

PIERRE.

Est-ce que je sais ! Je lui ai plu un jour... un jour sans lendemain ! Pourquoi me l’a-t-on donnée ? Je pouvais l’oublier ! je ne le puis plus maintenant qu’elle est à moi... Je suis bien malheureux, va ! Est-ce le mépris du monde qui m’atteint dans son cœur ?

Il tombe sur une chaise.

MICHEL.

Il faut qu’il y ait dans tout cela un malentendu... ce n’est pas possible autrement ; le monde n’est pas si bête et si méchant que nous autres, pauvres diables, nous nous plaisons à nous le figurer. Je suis convaincu qu’à son insu ses iniquités apparentes cachent toujours une logique profonde ; sois certain qu’il y a dans ta situation quelque chose qui nous échappe...

PIERRE, avec amertume.

C’est bien simple ! Je suis un homme de rien, le piston de M. de La Palude.

MICHEL.

Un parvenu enfin... un parvenu par les femmes... Parbleu ! nous y sommes... c’est ça !... Ils ont raison !...

PIERRE.

Michel !

MICHEL.

Certainement ; il n’est pas permis à un homme de cœur de tout devoir à sa femme, et tu dois tout à la tienne.

PIERRE.

Michel !...

MICHEL.

Donne-lui un nom, et vous serez quittes. Travaille, morbleu ! travaille ! c’est par là qu’il fallait commencer, nous sommes deux niais de ne pas l’avoir compris ! Montre ta valeur à ce monde qui l’ignore ! ta situation est pitoyable, mais, vive Dieu ! il ne dépend que de toi de la changer ! Tu es déshonoré par fa fortune comme un militaire par un avancement scandaleux... Gagne tes épaulettes et on les saluera !

Pierre se lève, les yeux éclatants.

Courage, mon Pierre ! n’es-tu pas soulagé de savoir que ta dignité, l’amour de ta femme, le bonheur, tout cela est à la portée de ta main ?

PIERRE, fiévreusement.

Ai-je une valeur seulement ?

MICHEL.

Comment ! vous êtes sur la voie d’une découverte égale à celle de la vapeur, destinée à la remplacer un jour, et vous faites de la modestie !

PIERRE.

Oui, l’idée est belle ! mais la mènerai-je à fin ?

MICHEL.

Ces idées-là ne viennent pas aux impuissants. Voyons, pas de découragement, ne te laisse pas aplatir par les salons. Tu ne me prends pas pour un imbécile, j’espère ? Eh bien, je crois en toi !

PIERRE, brusquement.

Tu m’aimes tant...

MICHEL, brutalement.

Je t’aime parce que tu es un homme de génie ! C’est stupide à dire, tant pis, je suis en veine de grossièretés.

PIERRE.

Du génie !... si j’avais seulement du talent !

MICHEL.

Quand je te dis une chose, tu peux bien me faire l’honneur de me croire. D’ailleurs, rien de plus facile que de t’en assurer, et cela en vaut bien la peine.

PIERRE.

Tu me remets du cœur au ventre.

MICHEL.

En avant, François Ier ! L’amour de Clémentine t’attend au retour de Marignan.

PIERRE, avec feu.

Cette idée-là me tiendra lieu de génie. J’étais désarçonné, tu m’as remis en selle, merci !... Adieu, mon bon Michel.

MICHEL.

Tu me renvoies ?

PIERRE.

Oui. Je vais passer la nuit à relire mes notes, à retrouver le fil de mes idées, et demain matin j’aurai renoué la chaîne de mes travaux que je n’aurais jamais dû rompre. Ah ! mes petits messieurs, vous verrez jusqu’où il parviendra, ce parvenu !

MICHEL.

Ils ne demandent pas mieux que de le voir. Adieu, monsieur Pierre Chambaud... votre femme n’aura bientôt plus besoin de mettre votre nom sur des échasses.

Il sort par le fond ; Pierre par la droite.

 

 

ACTE III

 

Même décoration.

 

 

Scène première

 

CLÉMENTINE, MADAME BERNIER

 

MADAME BERNIER.

Là là, ma chère ; caprice n’est pas crime.

CLÉMENTINE.

S’il a des caprices, qu’est-ce que nous aurons donc, nous ? Je l’ai attendu hier pendant tout le bal ; j’étais assez naïve pour croire qu’il se raviserait ! Mais il me le payera ; déjà, en rentrant, j’ai repris ma petite chambre d’autrefois... à quelque chose malheur est bon.

MADAME BERNIER.

N’exagérons rien, ma chérie ; il n’y a pas là de quoi fouetter un chat. J’ai beaucoup réfléchi cette nuit ; ton mari est un excellent garçon dont le seul défaut est l’oisiveté.

CLÉMENTINE.

L’oisiveté ? il mène la vie de tous les hommes que nous connaissons.

MADAME BERNIER.

Oui, mais il ressemble à un paysan qu’on voudrait nourrir de gâteaux ; notre régime d’occupations... feuilletées n’est pas assez substantiel pour son... gésier... Il se creuse, il se ronge, il a l’esprit malade.

CLÉMENTINE.

Qui l’empêche de travailler à sa chimie depuis quatre mois ?

MADAME BERNIER.

Ah ! voilà ! c’est qu’il n’a pas l’impérieuse fécondité du génie, comme disait hier La Palude, à qui je viens d’écrire, par parenthèse. M. de Laroche-Pingoley nous a beaucoup surfait le mérite de son protégé. Je crois que ce ne sera jamais un grand savant.

CLÉMENTINE.

Je l’en tiens quitte ; la gloire débonnaire de ces messieurs ne me touche pas. Je n’ai jamais cru d’ailleurs que j’épousais un aigle ; mais j’ai cru épouser un homme facile à vivre, c’est bien le moins ; et si M. Pierre s’aigrit par l’oisiveté, et ne sait pas se créer d’occupations...

MADAME BERNIER.

Sois tranquille ; j’ai de quoi l’occuper. Il va immédiatement entrer en fonctions.

CLÉMENTINE.

Quelles fondions ?

MADAME BERNIER.

Tu ne te doutes pas, ma chère enfant, des servitudes de la richesse ; c’est moi qui les subis depuis la mort de ton pauvre père ; il est juste que mon gendre me relaye. J’ai reçu une lettre de Touraine ; mon fermier des Moulineaux m’écrit que la commune me cherche de mauvaises querelles ; elle veut étendre son pré communal à mes dépens; le tout embrouillé d’une question de prescription, la bouteille à l’encre ; d’un autre côté, mon notaire trouve enfin un acquéreur pour le moulin des Brossettes ; à toutes ces causes, il est bon que nous ayons quelqu’un sur les lieux. Or, j’hésitais par respect pour la lune de miel à mettre Pierre en campagne ; j’ai reculé tant que j’ai pensé que nos intérêts seuls souffraient de son désœuvrement, mais, puisqu’il en souffre aussi, tout est pour le mieux ; il partira demain.

CLÉMENTINE.

À la bonne heure !... Et combien de temps durera son absence ?

MADAME BERNIER.

Quinze jours ou trois semaines.

CLÉMENTINE.

Bon, jusqu’à notre départ pour l’Italie.

MADAME BERNIER.

Tu penses donc toujours à ce voyage ?

CLÉMENTINE.

Plus que jamais. Il faut espérer que monsieur mon mari n’aura pas le temps d’avoir des lubies en route. Est-ce que tu n’es plus en humeur vagabonde, toi ?

MADAME BERNIER.

Je suis toujours en humeur de faire ce qui te plaît ; mais comme tu n’en parlais plus...

CLÉMENTINE.

Je ne parle jamais des choses convenues, tu sais bien. Au lieu de commencer par Venise, nous irons tout droit à Rome pour les fêtes de Pâques.

MADAME BERNIER.

J’entends ton mari ; voyons, ne le boude pas ; il part demain.

CLÉMENTINE.

Eh bien ! nous nous réconcilierons demain matin.

MADAME BERNIER.

Comme tu tiens à ta rancune !

CLÉMENTINE.

C’est mon petit bénéfice !

 

 

Scène II

 

CLÉMENTINE, MADAME BERNIER, PIERRE, son chapeau à la main

 

PIERRE, à madame Bernier.

Bonjour, madame.

CLÉMENTINE, à part.

Il n’a pas l’air assez triste.

Elle sort.

PIERRE.

C’est moi qui la fais fuir. Elle me boude.

MADAME BERNIER.

Elle en a sujet.

PIERRE.

Oui, madame, et si elle m’en eût donné le temps, je lui aurais fait mes excuses : recevez-les vous-même, et soyez sûre qu’à l’avenir le bon accord ne sera troublé par rien de semblable.

MADAME BERNIER.

À la bonne heure, mon cher enfant ; la paix est faite. Mais j’ai beaucoup réfléchi depuis hier sur votre situation, et je crois avoir mis le doigt sur la plaie.

PIERRE.

Moi aussi, madame ; tout le mal vient de mon oisiveté.

MADAME BERNIER.

C’est le cas de dire que les beaux esprits se rencontrent ; je suis charmée de n’avoir à prêcher qu’un converti. Puisque nous nous entendons si bien, je vous annonce sans autre préambule que vous partez demain pour la Touraine.

PIERRE, étonné.

Pour la Touraine ?

MADAME BERNIER.

Oui. J’ai là des propriétés et tout ce qui s’ensuit, c’est-à-dire un procès. Vous verrez mon avoué à qui vous remettrez mes pièces ; puis vous terminerez quelques affaires en souffrance que je vous expliquerai sans être bien sûre de les comprendre moi-même... Vous en aurez pour trois semaines au plus.

PIERRE.

Trois semaines ! Mais, madame, vous n’y pensez pas ! Je n’ai pas trois semaines à perdre.

MADAME BERNIER.

Qu’avez-vous donc de si urgent ?

PIERRE.

Nous ne nous entendions pas du tout : c’est de la science que je compte faire et non de la procédure.

MADAME BERNIER.

C’est une très bonne idée que j’approuve fort. Vos travaux scientifiques seront un excellent fonds d’occupation. Mais chaque chose en son temps. Allons d’abord au plus pressé. J’aide gros intérêts engagés dans ce procès, quand je dis j’ai ! je devrais dire nous avons ; car après tout, mon bien est le vôtre, en espérance.

PIERRE.

Oh ! madame !

MADAME BERNIER.

C’est le mot. Vous ne l’auriez pas inventé, je le sais, mais enfin c’est le mot. Je suis fâchée que cette petite expédition dérange vos projets, mais qui terre a, guerre a, et, naturellement, c’est vous que la guerre regarde.

PIERRE.

Il est vrai ; mais ma présence là-bas est-elle indispensable ?... Je m’entends peu en affaires.

MADAME BERNIER.

Vous vous y entendez toujours autant que moi, et si vous ne pouviez pas aller sur les lieux, c’est moi qui serais obligée...

PIERRE.

Je n’insiste plus... Mais je vous avoue que ce départ me contrarie au dernier point... Mon idée me talonne depuis hier, il me semble que je touche à la solution de mon problème ; si ce voyage pouvait se retarder de huit jours seulement.

MADAME BERNIER.

Impossible, mon cher. Vous n’aurez pas trop de trois semaines pour tout ce que vous avez à faire, et le carême commence dans quinze jours.

PIERRE.

Eh bien ! plaider n’est pas faire gras.

MADAME BERNIER.

Oubliez-vous que nous devons être à Rome à Pâques ?

PIERRE.

À Rome ?

MADAME BERNIER.

Je ne vous apprends rien de nouveau, ce me semble. Nous devions partir à Noël ; ma santé nous a retenus ; me voici rétablie, fouette cocher ! N’êtes-vous pas curieux de voir l’Italie ?

PIERRE.

Très curieux ; mais enfin... passe pour les voyages d’affaires, mais les voyages d’agrément !...

MADAME BERNIER.

Celui-là est presque une clause de votre contrat ! Ma fille y tient au delà de toute vraisemblance, et nous ne pouvons pas voyager seules peut-être ?

PIERRE.

Sans doute, madame... mais quand nous renverrions à un an...

MADAME BERNIER.

Que les hommes sont imprévoyants ! Pourrons-nous quitter Paris l’an prochain ? J’espère bien que non. Profitons vite du temps où je ne suis pas grand’mère. Voyons, ne faites pas la moue !... Vous n’êtes pas bien à plaindre de faire un voyage charmant.

PIERRE.

Ah ! madame, vous ne connaissez pas la tyrannie d’une idée.

MADAME BERNIER.

Bah ! votre tyran n’est pas aussi despote que vous croyez. Il vous a laissé bien tranquille depuis votre mariage, soit dit sans reproche.

PIERRE.

Mais depuis mon mariage, je n’ai pas eu un jour à moi ! les bals, les dîners, les visites, que sais-je ? Quand aurais-je travaillé ?

MADAME BERNIER.

Mais, mon cher, on travaille à ses moments perdus, une heure par-ci, dix minutes par-là... et je vous assure qu’à ce régime on abat bien de la besogne ; tenez, voici un pouf que j’ai brodé pour M. de La Palude avec cette simple recette, et il y a des points là-dedans, je vous en réponds.

PIERRE.

Je ne fais pas de poufs, moi ; je les laisse au baron, et mes moments perdus sont ceux où je ne travaille pas. Nos idées demandent une suite, un recueillement que n’exigent pas les travaux d’aiguille, soit dit avec tout le respect qui leur est dû ; et on ne fait pas de la science à une heure par-ci, dix minutes par-là.

MADAME BERNIER.

Combien donc vous faut-il ? des journées de douze heures ?

PIERRE.

À peu près.

MADAME BERNIER.

Vous dites ?... Je croyais plaisanter ! douze heures de travail par jour ?

PIERRE.

Oui, madame.

MADAME BERNIER.

C’est-à-dire la réclusion complète pour vous, et par conséquent pour votre femme ?

PIERRE.

Complète... non.

MADAME BERNIER.

Vous êtes bien bon. Mais ma fille ne s’est pas mariée pour se claquemurer ; en l’épousant vous saviez ce que vous faisiez.

PIERRE.

Vous deviez le savoir aussi, madame, en la donnant...

MADAME BERNIER.

À un savant ! Je ne m’en doutais pas, je vous le jure, n’ayant jamais vu que La Palude. Mais vous ne l’avez pas prise à l’aveuglette ; vous avez été plus à même déjuger de nos habitudes que nous des vôtres... douze heures ! bonté divine ! Si vous m’aviez avertie, j’y aurais regardé à deux fois. – Mais, mon ami, quand on veut travailler douze heures par jour, on épouse une petite bourgeoise élevée, au quatrième étage, à compter son linge le matin et à le repriser le soir sous l’abat-jour patriarcal.

PIERRE.

C’est précisément parce que je n’ai pas épousé une petite bourgeoise que j’ai besoin de plus d’efforts pour combler la distance. Croyez bien que l’égoïsme a peu de part dans mon ambition ; ce n’est pas mon nom, c’est celui de votre fille que je voudrais illustrer, et par des moyens plus honnêtes que l’adjonction d’une particule furtive.

MADAME BERNIER.

Mais votre moyen à vous me semble un peu bien héroïque, en admettant que nous ne lâchions pas la proie pour l’ombre.

PIERRE.

Comprenez-moi, de grâce ! C’est une question de probité chez moi ! Je vous dois tout, madame ! il est de mon honneur, de mon bonheur même de m’acquitter.

MADAME BERNIER.

Mais nous vous donnons quittance !

PIERRE.

Cette quittance-là est une aumône ; je n’en veux pas ! C’est une faillite que vous m’imposez sans réhabilitation possible. Vous doutez de moi, c’est tout simple ; mais au moins, laissez-moi faire mes preuves ; je vous eu supplie.

MADAME BERNIER.

Je ne vous en empêche pas, mon cher enfant. Ne prenez pas les choses au tragique ! Y a-t-il vraiment péril en la demeure ? Quand vous ajourneriez votre célébrité à notre retour d’Italie, où serait le mal ? Remarquez bien que nous ne vous demandons qu’un sursis. Nous serons certainement revenus en mai, et nous passerons six mois à la campagne. Vous vous en donnerez là tout à votre aise. Il y a au fond du jardin un charmant pavillon tendu de perse rose, qu’on vous abandonnera. Êtes-vous content ?

PIERRE.

Non... mais avec vous le moyen de se fâcher ?

 

 

Scène III

 

MADAME BERNIER, PIERRE, UN DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE, à Pierre.

Une lettre pour monsieur.

PIERRE, regardant l’adresse.

Très pressée. – Quand l’a-t-on apportée ?

LE DOMESTIQUE.

Ce matin à huit heures.

PIERRE.

Et vous me la remettez maintenant ?

LE DOMESTIQUE.

Monsieur était enfermé.

PIERRE.

Allez !

À Madame Bernier.

Vous permettez ?

Il lit la lettre.

 

 

Scène IV

 

PIERRE, MADAME BERNIER

 

MADAME BERNIER.

Qu’est-ce que c’est ?

Pierre lui tend la lettre ; elle lit.

« Mon cher Pierre, je devais toucher quinze cents francs en arrivant ; j’apprends ce matin que je ne les aurai qu’à la fin de la semaine. Fais-moi le plaisir de me les prêter jusque-là ; j’irai les chercher après déjeuner. Michel. » Qu’allez-vous répondre ?

PIERRE.

Que dois-je répondre ?

Madame Bernier va à un coffret, y prend trois billets de cinq cents francs, et les donne à Pierre.

Oh ! madame, je vous remercie.

MADAME BERNIER.

Il ne peut être question de remerciements entre nous. Mais parmi les écueils de votre situation, il en est un qui vous échappe et qu’il est de mon devoir de vous signaler. Vous avez dû laisser derrière vous nombre d’amis, de camarades, plus voisins de la gêne que de l’aisance. Je ne les en estime pas moins, mais il ne faudrait pas qu’ils s’habituassent...

PIERRE.

D’abord, madame, c’est le premier service de ce genre qu’on me demande ; puis Michel n’est pas un camarade, un ami pour moi, mais, que sais-je ? un parent, un frère.

MADAME BERNIER.

Aussi n’est-ce pas pour lui que je parle ; je suis très heureuse du petit sacrifice...

PIERRE.

Mais il vous remboursera !

MADAME BERNIER.

Peu m’importe ; ce n’est pas la question.

PIERRE.

Mais il m’importe, à moi, que vous n’en doutiez pas.

MADAME BERNIER.

Eh bien ! je n’en doute pas ; mais insinuez-lui, avec tous les égards possibles, qu’on nous dit plus riches que nous ne sommes, que... vous m’entendez bien.

PIERRE.

Parfaitement, madame ; si parfaitement que je refuse pour lui un service inacceptable en pareils termes.

MADAME BERNIER.

Vous êtes bien susceptible, ce matin !

PIERRE.

On ne l’est jamais trop pour ses amis.

MADAME BERNIER.

Décidément mes observations, si simples qu’elles soient, auront toujours le don de vous déplaire.

PIERRE.

Non, madame, tant qu’elles ne blesseront que moi. J’écrirai à M. Ducaisne que je n’ai pas d’argent ; voici le vôtre.

UN DOMESTIQUE.

M. Michel Ducaisne est là.

PIERRE.

Dites que je n’y suis pas.

MADAME BERNIER.

Faites entrer !

À Pierre.

Pas d’enfantillage, vous le mettriez dans l’embarras.

 

 

Scène V

 

PIERRE, MADAME BERNIER, MICHEL

 

PIERRE, prenant la main à Michel qui entre.

Détrompez-vous, madame ; il ne connaît personne qui ne s’empressât de lui rendre ce petit service ; car un homme de son caractère honore ceux dont il consent à être l’obligé. S’il s’est adressé à moi d’abord, c’est que je suis le premier dans son amitié.

MICHEL.

Sans doute ; et pour peu que tu m’autorises à chercher ailleurs...

PIERRE.

Oui. Je n’ai pas d’argent.

MADAME BERNIER.

Si vous le voulez bien, monsieur, c’est moi qui serai votre créancière.

PIERRE.

Non, madame, non ; vous n’en avez plus le droit.

MADAME BERNIER.

Comme il vous plaira.

À Michel.

Vous avez un ami bien ridicule.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

PIERRE, MICHEL

 

MICHEL.

J’arrive toujours mal. Qu’est-ce qu’il y a ?

PIERRE.

Tu ne devines pas ?

MICHEL.

À peu près... et je te sais gré du refus autant et plus que du service. Mais tu es pâle de colère. Voyons !... Je serais désolé d’être une occasion de trouble chez toi. – Soyons justes, d’ailleurs ; ta belle-mère est excusable de craindre que tes amis ne te prennent pour caissier, et de te mettre en garde contre leurs indiscrétions.

PIERRE.

Par l’estime qu’elle fait d’eux, je vois celle qu’elle fait de moi.

MICHEL.

Tu es fou. Pourquoi ne t’estimerait-elle pas ?

PIERRE.

L’insolence de l’argent ! N’as-tu pas entendu qu’elle trouve ridicule, déplacée chez moi une susceptibilité qu’elle aurait elle-même ? Les raffinements de délicatesse ne nous sont pas permis à nous autres ! On s’en étonne, on s’en offense comme d’un empiétement !

MICHEL.

Aussi, pourquoi diable vas-tu mêler ta belle-mère à nos affaires ?

PIERRE.

Il le fallait bien... est-ce que je dispose de rien ici ?

MICHEL.

Ton revenu pourtant, la dot de ta femme ?

PIERRE.

Elle n’en a pas eu.

MICHEL.

Comment ?

PIERRE.

Eh non ! ma belle-mère nous fait à chacun une pension.

MICHEL.

Et tu t’es laissé marier dans de pareilles conditions ?

PIERRE.

À quel titre les aurais-je discutées ? Ce mariage n’était-il pas encore disproportionné pour moi ? D’ailleurs j’aurais rougi de défendre mes intérêts. Qu’importe, au surplus ? Ce n’est pas de là que viennent les douleurs de ma situation. Ma femme aurait un million de dot que je n’en serais pas moins sa créature aux yeux du monde et aux siens, et ce prêt de quinze cents francs n’aurait échappé au contrôle de ma belle-mère qu’en se cachant.

MICHEL.

C’est vrai. Plus j’y songe, plus je vois que le travail est ta seule ancre de salut.

PIERRE.

Travailler ? Ah bien ! oui. Est-ce qu’on croit à mon avenir ? Est-ce qu’on s’en soucie ? La science est un dada qu’on me permet en souriant d’enfourcher à mes moments perdus.

MICHEL.

On le permet !... Sacrebleu ! n’es-tu pas le maître en somme ? n’es-tu pas le chef de la famille ? Puisqu’on te réduit à casser les vitres, casse-les. Parle ferme ; et si ta belle-mère veut te prendre par la famine, emmène la femme.

PIERRE.

Hélas ! quand ma femme m’aimerait assez pour me suivre, de quel droit lui infligerais-je la pauvreté, de quel droit la séparerais-je de sa mère ? Va, tu ne sais pas dans quels liens je piétine, dans quelles impossibilités je me débats ! Je n’ai pas un reproche à faire à ces dames ; c’est moi qui ai toujours tort ; moi, ou plutôt ma situation ! Ne viens-tu pas toi-même de donner raison à madame Bernier ? Eh bien, c’est ainsi pour tout et toujours !

MICHEL.

Mais, saprelotte ! si on le refuse le droit au travail ?...

PIERRE.

On ne me le refuse pas ! Madame Bernier ne me fournit jamais le moindre prétexte de révolte. Par exemple, en ce moment, elle a un procès qui la forcerait à aller en Touraine, si je n’étais pas là ; évidemment, je dois lui épargner cette corvée.

MICHEL.

Sans doute.

PIERRE.

Voilà trois semaines de perdues. Ensuite nous partons pour l’Italie, un voyage arrêté dès avant le mariage, une fête que Clémentine se promet depuis dix ans. Je n’ai encore rien à objecter, d’autant plus qu’on me leurre au retour de six mois de liberté à la campagne.

MICHEL.

Si toutefois elles ne transportent pas la ville aux champs... trois toilettes par jour et les feux de Bengale !

PIERRE.

Oh ! je me doute bien qu’elles ont une façon à elles de comprendre la nature, et qu’il n’y aura de changé pour moi que la manière de perdre mon temps. Mais que veux-tu que j’y fasse ? Puis-je exiger qu’elles ne jouissent pas de leur opulence ? Madame Bernier m’a dit un mot très juste : j’aurais dû épouser une petite bourgeoise élevée au quatrième étage... j’ai épousé une femme riche, je ne m’appartiens plus ; j’appartiens à sa fortune.

MICHEL.

Pauvre garçon ! pauvre garçon !

PIERRE.

Voyons, que ferais-tu à ma place ?

MICHEL.

Je n’en sais rien ; mais je souhaiterais que ma belle-mère me dit un mot de trop.

PIERRE.

Elle ne le dira pas ! Il n’y a pas à en sortir, vois-tu, la clef est perdue.

UN DOMESTIQUE, annonce.

M. de La Palude !

 

 

Scène VIII

 

PIERRE, MICHEL, LA PALUDE

 

PIERRE, saluant.

Ma belle-mère est chez elle, monsieur.

LA PALUDE.

C’est à vous que j’ai à parler, mon cher ami.

PIERRE.

Votre cher ami ?

LA PALUDE.

Sans doute ; entre gens comme nous, un moment de vivacité ne compte que ce qu’il dure. Les excuses de madame Bernier étaient superflues.

PIERRE.

Des excuses ?

LA PALUDE.

Laissons cela ; c’est à propos d’elle que j’ai à vous parler, et très sérieusement... Je vous demande pardon, monsieur Ducaisne.

MICHEL.

J’allais me retirer, quand vous êtes entré... À bientôt, Pierre, du courage !...

À part.

Que d’heureux on ferait avec tout le bonheur qui se perd en ce monde !

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

PIERRE, LA PALUDE, s’asseyant tous deux

 

PIERRE.

De quoi s’agit-il, monsieur ?

LA PALUDE.

Je viens en vieil ami de la maison toucher une question délicate. Votre belle-mère...

PIERRE.

Permettez, monsieur ; je ne suis rien ici, je ne vous l’apprends pas, et je n’y puis rien être.

LA PALUDE.

Détrompez-vous. Votre belle-mère est sous votre tutelle, aussi bien que votre femme, et tout ce qu’elles font de compromettant, elles le font sous votre responsabilité : bref, vous êtes en faute dès que leur considération est en danger.

PIERRE.

Oui, monsieur ; mais je ne vois pas... ma belle-mère est la plus honnête femme du monde ; on serait mal venu à en douter devant moi.

LA PALUDE.

À qui le dites-vous, mon cher enfant ? mais précisément parce qu’elle est la plus honnête femme du monde, elle a toute la témérité des consciences nettes et joue avec le péril ; or, c’est toujours un mauvais jeu. Hier encore elle faisait fi de mes avertissements, et le soir même, chez M. de Lavardin, j’assistais à un demi-tour à gauche de l’opinion sur elle et le sire de Pingoley. Des gens très écoutés commencent à dire que ce double manège dure trop longtemps : « Puisqu’elle ne veut pas l’épouser, pourquoi souffre-t-elle ses assiduités ? Il l’engagera plus avant qu’elle ne veut ; tout cela finira mal ; il n’y a donc pas d’homme dans la maison ? » Sur quoi, une jolie petite dame, que je ne vous nommerai pas, a riposté : « Il y a bien un gendre, mais c’est M. de Pingoley qui l’a placé. »

PIERRE, se levant brusquement.

On a dit ce mot-là ?... Vous l’avez entendu ?...

LA PALUDE.

On ne l’inventerait pas... C’est bien un mot de femme.

PIERRE.

Ce n’est plus du dédain à présent... C’est du mépris ! On m’attaque dans mon honneur.

LA PALUDE.

C’est pourquoi j’ai cru devoir vous avertir. Ces bruits ne font que de naître ; vous les arrêterez en éconduisant Pingoley.

PIERRE.

Oui... vous avez raison ; il le faut.

Entre Pingoley.

 

 

Scène IX

 

LA PALUDE, PIERRE, PINGOLEY

 

PINGOLEY, à La Palude.

Bonjour, mon bon !... la santé ?

LA PALUDE.

Excellente !... parfaite !...

PINGOLEY.

Méfie-toi ! Un quart d’heure avant sa mort, il était encore en vie... ton pauvre patron.

LA PALUDE, à part.

Rira bien qui rira le dernier.

PINGOLEY, à Pierre.

Le raccommodement a eu lieu, pas vrai ? on a boudé, on a pleuré ; vivent les larmes en amour : c’est de l’eau de Jouvence. – Votre belle-mère est-elle visible ?

PIERRE.

Oui, monsieur ; mais je vous demanderai d’abord un moment d’entretien.

PINGOLEY.

À moi, comte, deux mots... De quel air de Cid vous me dites cela ?

LA PALUDE.

Si je suis de trop.

PINGOLEY.

Tu t’en iras.

PIERRE.

Non ; ce que j’ai à dire n’a rien de secret. Je suis votre obligé, monsieur ; vous m’avez marié, et, dans le monde où vous m’avez introduit, vous êtes le seul en qui j’aie trouvé de la bienveillance ; mais le service même que vous avez voulu me rendre, m’a créé des devoirs qui prennent le pas sur la reconnaissance. Le premier est de veiller de près à la considération de ma nouvelle famille. Or, depuis six mois, vous faites à madame Bernier une cour si assidue, qu’elle aurait abouti si elle devait aboutir : mais madame Bernier déclarait encore hier qu’elle ne voulait pas se remarier ; elle le déclare partout et tout haut, et devant cette intimité dont le seul but avoué est de ne pas s’épouser, vous concevez que le monde commence à gloser.

PINGOLEY, regardant La Palude.

À glousser, vous voulez dire.

PIERRE.

Un pareil état de choses ne peut pas se prolonger sans préjudice pour la réputation de ma belle-mère et la mienne. J’en appelle à vous-même : si votre meilleur ami vous mettait à son insu dans la position où je me trouve, ne prendriez-vous pas votre courage à deux mains pour le prier de suspendre des visites, dont le moindre inconvénient serait de vous faire accuser d’une complaisance inqualifiable ?

PINGOLEY.

Je vois ce que c’est : on vous a rapporté de misérables cancans.

À La Palude.

As-tu déjeuné, Jacquot ?

À Pierre.

Mais je vous trouve un peu bien prompt à me signifier mon congé, et cette reconnaissance dont vous me parlez aurait peut-être dû chercher d’abord un autre remède à ce prétendu mal.

PIERRE.

Je serais charmé, pour ma part, que ma belle-mère se ravisât...

LA PALUDE.

Qu’est-ce que vous dites donc ?...

PIERRE.

Mais je ne l’espère pas. Cependant, pour en avoir le cœur net, si vous voulez lui poser la question...

LA PALUDE, à Pierre.

Voilà que vous mollissez à présent...

PINGOLEY.

Décidément, Alfred, vous êtes de trop...

LA PALUDE.

Je sais bien qu’à la place de M. Chambaud...

PINGOLEY.

De quoi te mêles-tu ?

LA PALUDE.

Vous voulez la perdre, pour avoir à la sauver, mais je dévoile partout votre odieuse tactique.

PINGOLEY.

Eh bien, à la bonne heure, finissons-en avec notre vieille amitié... il y a assez longtemps que nous nous détestons.

LA PALUDE.

Vous jetez enfin votre masque.

PINGOLEY.

Si tu pouvais en faire autant de ta figure !

LA PALUDE.

Monsieur de Laroche-Pingoley ?

PINGOLEY.

Alfred !

LA PALUDE.

Nous verrons de nous deux lequel prête le plus au ridicule !

PINGOLEY.

Ce sera tôt vu, à la façon dont il te rembourse.

LA PALUDE.

Je ne vous suivrai pas plus longtemps sur ce terrain-là. Les quolibets ne sont pas de ma compétence. – Monsieur Chambaud, prenez garde de donner raison au mot de la petite veuve.

Il sort.

PINGOLEY, le suivant jusqu’à la porte.

Tu voulais me faire expulser... attends-moi donc.

Entre madame Bernier.

 

 

Scène X

 

MADAME BERNIER, PIERRE, PINGOLEY, puis CLÉMENTINE

 

MADAME BERNIER.

On se querelle ?

PINGOLEY.

Non, madame ; c’est ce cher La Palude qui prétendait qu’un de nous est de trop ici.

MADAME BERNIER.

Eh bien, il est sorti : il n’y a plus de difficultés.

PIERRE.

Pardon, madame, il y en a encore une.

MADAME BERNIER.

Ah ! et laquelle ?... S’agit-il encore de la dignité de vos camarades ?

PIERRE.

Non, madame : de la mienne et de la vôtre.

MADAME BERNIER.

De la mienne ?

PIERRE.

Vous êtes bien jeune pour rester veuve et surtout pour jouir impunément des immunités du veuvage...

MADAME BERNIER.

Ne prenez pas tant de souci ; je suis d’âge à me conduire. Quant aux caquets du monde, n’en faites pas, je vous prie, plus de cas que moi.

PIERRE.

Il viendra un jour où vous reconnaîtrez qu’il faut compter avec eux ; ce jour-là, vous consentirez à résigner cette soi-disant indépendance qui vous est si chère. Pourquoi ne pas le faire tout de suite sans attendre d’y être forcée ?

MADAME BERNIER.

Je vous répète, mon cher, qu’il y a bien assez d’un homme dans la maison.

PIERRE.

Voilà M. le marquis qui a pour vous un attachement sincère ; il porte un beau nom, et vous ne trouverez jamais plus belle occasion de troquer votre liberté.

MADAME BERNIER.

Je rends complètement justice aux qualités de M. de Pingoley, mais je me suis expliquée sur ce chapitre avec lui-même et je m’étonne...

PINGOLEY.

Notez bien, madame, que ce n’est pas moi qui vous presse.

PIERRE.

Non, madame, c’est moi ; et permettez-moi d’insister sur la convenance et l’opportunité d’une alliance...

MADAME BERNIER.

Ah çà ! messieurs, auriez-vous fondé entre vous une société de mariages mutuels ?

PIERRE, à part.

Elle aussi !...

MADAME BERNIER.

Le détour n’est pas adroit, mon cher marquis, je vous en préviens. Si mon amitié ne vous suffît pas, rompons notre pacte.

PINGOLEY.

Elle me suffit parfaitement, madame : ce n’est pas moi qui réclame. Seulement votre gendre prétend que si vous ne m’épousez pas, il faut que je cesse mes visites.

PIERRE.

Pas tout à fait, monsieur ; mais que vous les rendiez moins fréquentes.

PINGOLEY.

Qu’en pensez-vous, madame ?

MADAME BERNIER.

Ce que j’en pense ?...

Entre Clémentine.

Et qu’en penses-tu, toi ? Ton mari qui s’ingère de faire la police de ma maison ! Monsieur de Pingoley, voulez-vous nous accompagner ce soir à l’Opéra ?

PIERRE.

Ne vous dérangez pas, monsieur, c’est moi qui accompagnerai ces dames.

PINGOLEY.

Qu’à cela ne tienne, la loge est de quatre.

PIERRE, très sec.

Je vous prie de n’y pas paraître.

PINGOLEY.

Croyez-bien, madame, que je n’avais pas besoin de cette nouvelle invitation.

Mouvement de Pierre.

CLÉMENTINE, effrayée.

Messieurs !

PIERRE.

Ne craignez rien : je suis dans l’exercice de mon droit, monsieur ne m’a pas offensé, je ne l’offense pas, il n’y a pas matière à duel.

PINGOLEY.

Comme vous voudrez.

PIERRE.

Je ne suis pas un raffiné, moi.

CLÉMENTINE, à part.

Oh ! non.

PIERRE.

Si on ne pouvait fermer sa porte aux gens sans être tenu de leur rendre raison...

PINGOLEY.

Vous y regarderiez à deux fois avant de me fermer la vôtre.

MADAME BERNIER.

De grâce, monsieur le marquis... C’est moi seule que cela regarde.

À Pierre.

Chez qui sommes-nous donc ? chez moi, ou chez vous ?

PIERRE.

Dès qu’il s’agit d’honneur, chez moi.

MADAME BERNIER.

Il n’y a que mes amis qui soient ici chez eux. Souvenez-vous-en et ne le prenez pas de si haut.

PIERRE.

Je le prends comme il convient.

MADAME BERNIER.

À vous peut-être, mais pas à moi... En vous acceptant pour gendre, je n’ai pas entendu me donner un maître.

PIERRE.

C’est un laquais qu’il vous faut ?

MADAME BERNIER.

Non, mais un homme modeste, qui se rappelle tout ce qu’il me doit.

Un silence.

PIERRE.

Vous avez dit un mot de trop, madame. Puisque ma femme ne l’a pas relevé, son silence me délie envers elle comme j’étais déjà délié envers vous... c’est moi qui sors d’ici, pour n’y jamais rentrer, moi à qui votre insolente fortune aura du moins enseigné le prix de l’indépendance et de la pauvreté !

Il sort.

 

 

Scène XI

 

MADAME BERNIER, CLÉMENTINE, PINGOLEY

 

MADAME BERNIER.

Qu’est-ce que cela signifie ?...

CLÉMENTINE.

Cela signifie qu’il a du cœur.

MADAME BERNIER.

Quelle position te fait-il ? Je ne m’attendais guère à ce coup de tête...

CLÉMENTINE.

Moi non plus.

MADAME BERNIER.

Quel ridicule !... quel scandale !... rappelle-le donc !

PINGOLEY.

Soyez tranquille, il ne sera pas longtemps dehors.

CLÉMENTINE.

Vous croyez ?...

PINGOLEY.

Sans doute. Il se retire sur le mont Aventin pour imposer ses petites conditions : ne mettez pas les pouces, il viendra faire sa soumission.

CLÉMENTINE, tristement.

Vous croyez ?

PINGOLEY.

Parbleu ! le luxe est comme l’opium, quand on en a tâté une fois on ne peut plus s’en passer.

CLÉMENTINE, à part.

S’il revenait, ce serait un lâche.

 

 

ACTE IV

 

Une grande chambre blanchie à la chaux. Au fond, un vitrage dont toutes les vitres sont brisées. À droite une porte avec un paravent faisant tambour. Porte à gauche. Près du paravent uni; petite table. Un fourneau devant la fenêtre. Au milieu de la scène, au second plan, un cylindre de fonte cerclé de fer, suspendu sur deux fourches de fer. Au premier plan à gauche, contre le mur, un autre cylindre éclaté. Çà et là des instruments de chimie.

 

 

Scène première

 

PIERRE, MICHEL, en blouse, les manches retroussées, achevant de préparer l’appareil

 

PIERRE.

Tout est prêt, déjeunons.

MICHEL.

Les comestibles sont en retard. Il me semble que le père Wagram se relâche à notre endroit. Je l’ai pourtant mis sur mon testament.

PIERRE.

Tu as fait ton testament ?

MICHEL.

Hier soir ! Oui, mon bonhomme... trouves-tu la précaution intempestive ?

PIERRE.

Mon brave Michel, j’accepte de ton amitié un dévouement...

MICHEL.

Tu m’ennuies. Il te faut un second, n’est-ce pas ? c’est un honneur qui me revient de droit, et que tu ne me ferais pas l’affront d’offrir à un autre ; donc, pas de phrase à ce sujet. D’ailleurs, j’espère bien que les choses se passeront en douceur.

PIERRE.

Espérons-le.

MICHEL.

Mais il faut tout prévoir ! je suis un homme d’ordre, moi, et j’ai des devoirs de reconnaissance...

PIERRE.

Envers qui ?

MICHEL.

Envers ma petite rente qui m’a nourri pendant si longtemps. Je ne peux pas la laisser sur le pavé après moi, n’est-ce pas ? Je te la lègue, avec recommandation d’en avoir bien soin ; et à ton défaut, pour le cas où ton aimable découverte nous escoffierait tous deux, elle reviendra à la caisse de secours des savants. Voilà comment agit le sage, et tu devrais en faire autant.

PIERRE.

Moi, je n’ai que ta petite rente, et puisque tu as pourvu à son sort...

MICHEL.

Ta, la, ta, je le parie que tu as écrit à quelqu’un.

PIERRE.

Eh bien, oui !... Une lettre qui ne sera remise qu’en cas d’accident.

MICHEL.

Un simple billet de faire part ?... Elle n’en mérite pas davantage.

PIERRE.

Je t’en prie, Michel !

MICHEL.

Laisse-moi donc tranquille ! c’est un brimborion. Elle n’a ni cœur ni intelligence, tu en es convenu toi-même.

PIERRE.

Son erreur est pardonnable ; ma position auprès d’elle était si équivoque.

MICHEL.

Elle ne devait pas l’être pour elle. D’ailleurs, elle ne l’est plus pour personne depuis un mois. Cette dame n’a plus le moindre prétexte de te croire intéressé. T’a-t-elle donné signe de vie ?... Non... elle est enchantée d’être sa maîtresse. Elle jouit de tous les privilèges du grade supérieur qui est le veuvage... Ton billet de faire part sera reçu comme un brevet.

PIERRE.

Tu la calomnies... Elle est plus étourdie que méchante.

MICHEL.

Elle est plus sèche qu’étourdie ! je déteste cette petite race de pécores qui se mêlent de ne croire à rien. Elles me font l’effet de poupées sceptiques. Est-ce que tu l’aimes encore, par hasard ?

PIERRE.

J’en suis honteux... mais il y a des jours où malgré moi...

MICHEL.

Lorsque tu n’as rien de mieux à faire... Ce n’est pas le cas aujourd’hui.

PIERRE.

Non, certes !

MICHEL.

J’entends le pas belliqueux du père Wagram. En avant le dernier banquet.

 

 

Scène II

 

PIERRE, MICHEL, LE PORTIER, avec un pain et une boîte à lait

 

MICHEL.

Arrivez donc, vieux lambin.

Il met les provisions sur la table.

LE PORTIER.

Ah ! si vous croyez qu’on avale cinq étages au galop de charge !

MICHEL, à Pierre.

Monsieur est servi.

LE PORTIER.

Ce n’est pas ce qu’on peut appeler un déjeuner à douze francs par tête, le vin non compris.

PIERRE.

Nous ne sommes pas des Sardanapales, père Wagram.

LE PORTIER.

Vous vous nourrissiez mieux autrefois, monsieur Pierre.

PIERRE.

Nous avons un vice, nous nourrissons un quine à la loterie, et tout notre argent y passe.

LE PORTIER.

Compris, le quine ! c’est votre invention. Elle vous a déjà rapporté quelque chose que je suis chargé de vous signifier, le congé du propriétaire.

MICHEL.

Sous quel prétexte ?

LE PORTIER.

Sous le prétexte que vous démolissez sa maison. Tous les locataires se sont plaints du vacarme d’avant-hier. Ils disent que ça était comme un tremblement de terre, et que toutes leurs vitres se sont cassées.

PIERRE.

Eh bien, qui casse les verres les paye ; nous payerons.

LE PORTIER.

Oui, mais je me doute que vous allez recommencer votre feu à volonté.

MICHEL.

N’en doutez pas.

LE PORTIER.

S’il y a du bon sens !... Vous voulez donc vous périr à toute force ?

MICHEL.

Qui ne risque rien n’a rien, père Wagram.

LE PORTIER.

Quand le diable y serait ! vous en êtes réchappés une fois, vous n’en réchapperez pas deux ; ça fait trembler ce joujou-là... ça n’est pas fait pour des pékins !... ça ressemble à un obusier, mais c’est plus traître.

PIERRE.

Ça ne peut tuer que l’artilleur.

LE PORTIER.

Une jolie arme ! Écoutez, je n’avais pas froid aux yeux dans mon temps, et j’ai fait mes preuves, comme mon sobriquet l’indique : mais c’est pis que la guerre, votre sacré métier. Nous, au moins, quand nous risquions notre peau, nous savions pourquoi !

MICHEL, étonné.

Et pourquoi ?

LE PORTIER.

Tiens donc ! parce que nous ragions ; parce que nous en voulions à l’ennemi... mais vous ne ragez pas, vous autres, vous n’en voulez à personne.

PIERRE.

Pardon, excuse, père Wagram, nous en voulons à un secret.

LE PORTIER.

Faut-il être curieux, mon bon Dieu ! Qu’est-ce qu’il vous a fait ce secret ? ne l’asticotez pas : vous voyez bien qu’il est plus méchant que vous ; s’il ne vous a pas tués l’autre jour, ce n’est pas de sa faute... Regardez-moi un peu cet éclat de bombe qu’il vous a craché à la figure.

Il montre l’appareil déchiré.

MICHEL.

Vous voyez bien que Dieu nous protège.

LE PORTIER.

C’est possible ; mais pour plus de sûreté, je vais avertir la police.

MICHEL.

Vous n’en ferez rien, vieux voltairien.

LE PORTIER.

Non ! c’est mon sac ! je me gênerai ! j’y vais pas plus tard que tout de suite. Le plus souvent que je vous laisserai vous détruire !

Il sort.

MICHEL, ouvrant la porte.

Père Wagram ! vous êtes sur mon testament.

LE PORTIER, du dehors.

Farceur !

MICHEL.

Je vous en donne ma parole d’honneur.

Le portier chante en descendant l’escalier : Toi qui connais les hussards de la garde...

 

 

Scène III

 

PIERRE, MICHEL

 

MICHEL.

Nous pouvons être sûrs de sa discrétion.

PIERRE.

J’en ai peur pour lui.

MICHEL.

Ah çà ! nous avons déjeuné comme des dieux ; je demande à fumer une pipe avant de nous mettre à la besogne.

PIERRE.

Accordé la pipe ; je ne suis pas fâché d’être réconcilié avec le tabac ; ç’a été le premier ami consigné par ces dames.

MICHEL.

Avoue que tu es plus heureux ici que dans leur hôtel.

PIERRE.

Sans comparaison. Riches et pauvres ? mauvaise classification. Dépendants et indépendants, voilà la véritable.

 

 

Scène IV

 

PIERRE, MICHEL, PINGOLEY

 

PIERRE.

Vous ici, monsieur !

PINGOLEY.

Moi-même, mon cher, revêtu du caractère auguste de parlementaire. – Vous n’êtes pas de trop, monsieur Ducaisne.

MICHEL.

Merci, monsieur, je vous gênerais... et moi aussi. Il vaut mieux que j’aille de l’autre côté tenir compagnie à ma pipe.

PINGOLEY.

Fumez donc, messieurs, je vous en prie, il n’y a pas d’inconvénient...

Regardant les vitres cassées.

en plein air ! À votre place, je plaquerais sur la fenêtre ce paravent qui n’a presque rien à faire devant la porte.

MICHEL.

C’est l’antichambre.

PINGOLEY.

À la bonne heure. Permettez-moi de garder mon chapeau. – Je vous disais donc que je viens en parlementaire : j’ai été la cause involontaire de votre rupture ; j’ai demandé à être l’agent de la réconciliation. C’est vous dire que je ne peux plus être un brandon de discorde entre vous et votre belle-mère, et que votre honorable susceptibilité à mon endroit a reçu satisfaction. J’ai l’honneur de vous faire part de mon prochain mariage avec madame Bernier.

PIERRE.

J’en suis charmé, monsieur ; souvent femme varie !

PINGOLEY.

Mais non ; ce n’est pas elle qui a varié ; ce sont les circonstances. Elle n’avait que deux objections contre le mariage : la première, c’est qu’il suffisait d’un homme dans la maison ; la seconde, c’est qu’elle voulait rester maîtresse de sa fortune. Votre escapade a levé l’une, et j’ai levé l’autre en acceptant le régime de la séparation de biens.

MICHEL.

Quelle imprudence, monsieur le marquis !

PINGOLEY.

Non pas ! je suis presque aussi riche que ma future : j’ai hérité de mon oncle avant-hier.

PIERRE.

De votre jeune oncle ?

PINGOLEY.

Oui. Ce pauvre garçon était, comme vous savez, un fruit de vieillesse ; il était venu au monde à l’âge où on en sort ; il a pris le sage parti d’y renoncer volontairement.

MICHEL.

Un suicide ?

PINGOLEY.

Pas tout à fait : il s’est retiré à la Trappe à la suite d’une aventure qui lui a fait voir trente-six chandelles. Je devais lui servir de témoin, quand tout à coup, le matin même du duel, le soin de son salut l’a touché... Je me suis battu à sa place pour l’honneur du nom, et pour le même motif il m’a fait abandon de ses biens, à condition que je me marierais.

PIERRE.

À ce compte, vous êtes devenu un parti superbe !

PINGOLEY.

Sans doute, et j’en suis bien aise pour madame Bernier ; c’est une charmante femme. D’ailleurs on dit que je l’ai compromise, et je lui dois une réparation que je suis trop galant homme pour ne pas lui donner. Enfin, ce mariage-là fera tant plaisir à mon excellent ami La Palude, que cette raison seule me suffirait. À propos de La Palude, mon cher Ducaisne, j’ai lu tous vos articles depuis votre retour ; c’est du nanan. Je les colporte dans certains salons dont ledit La Palude est la bête noire...

MICHEL.

Pourquoi noire ?

PINGOLEY.

Toujours est-il qu’il n’est pas blanc. – Oh ! ça, mon gendre, car vous le serez bientôt, et je vous en fais mon sincère compliment, la cause de votre malentendu avec votre belle-mère n’existant plus, je ne vois pas pourquoi le malentendu lui-même subsisterait plus longtemps. Ces dames étaient résolues à vous attendre de pied ferme ; mais elles reconnaissent la supériorité de votre obstination, et baissent pavillon. Vous êtes humblement prié de réintégrer le domicile conjugal.

PIERRE.

Je ne suis pas un enfant, monsieur ; si je pouvais rentrer, je ne serais pas sorti.

PINGOLEY.

Voyons, pas de don quichottisme. Je sais bien que votre belle-mère a prononcé quelques paroles difficiles à oublier, mais elle les regrette sincèrement et vous en demande pardon. D’ailleurs, votre situation chez ces dames se trouve fort modifiée par mon intronisation ; elles ont dorénavant un cavalier, et vous aurez tout le temps nécessaire à vos travaux. Enfin, que la mauvaise honte de revenir aux yeux du monde sur une détermination chevaleresque ne vous retienne pas : personne ne soupçonne votre escapade. Ces dames ont eu soin d’expliquer votre absence par un voyage d’affaires dans leurs propriétés. Vous n’avez rien à objecter, habillez-vous et venez avec moi.

PIERRE.

Pardon, monsieur le marquis : je suppose que vous, qui ne semblez pas vous piquer de don quichottisme, vous ayez été recueilli par un ami assez intime pour vous rendre un pareil service. Je suppose que, dans un moment de vivacité, cet ami s’oublie jusqu’à vous reprocher son bienfait. Sans nul doute, vous sortiriez immédiatement de chez lui. S’il revenait, je ne dis pas un mois après, mais le lendemain, plein du plus sincère repentir, vous demander pardon, vous lui pardonneriez, j’en suis sûr ; mais rentreriez-vous chez lui ? non ! La chaîne du bienfait est la seule qui ne se renoue pas... Je ne puis plus rien devoir à ma belle-mère, et par conséquent je ne peux pas rentrer chez elle.

MICHEL.

Bien, Pierre.

PINGOLEY.

Bien ! bien ! sans doute c’est très bien, mais vous ne songez pas à la position intolérable que vous faites à Clémentine.

PIERRE.

Ce n’est pas moi qui la lui fais, et je la subis comme elle, plus qu’elle ! car elle ne m’aime pas. Elle en sera quitte pour me donner tous les torts... personne ne prendra ma défense, soyez-en sûr... pas même moi ! on la plaindra, et ce rôle de victime flattera son amour propre, sa seule passion. Tandis que moi... moi, je l’aime !

PINGOLEY.

Vous l’aimez et vous ne voulez pas revenir ?...

PIERRE.

Non ! et quand elle m’aimerait aussi par un miracle, quand elle serait là suppliante à mes pieds, je répondrais encore non ! car il est des injures qu’on ne peut pardonner sans s’avilir, qu’à condition de ne pas les oublier.

MICHEL.

Il n’y a rien à répliquer, monsieur le marquis.

PINGOLEY, à part.

Clémentine à la rescousse !

Haut.

Vous êtes un fou, mais on ne dira pas que vous soyez un pied-plat.

Il lui tend la main.

En somme, c’est moi qui paye les pots cassés. Me voilà chargé de deux femmes au lieu d’une, ça n’est pas gai. Adieu, messieurs.

Regardant autour de lui.

C’est très curieux un intérieur de savant, je n’en avais jamais vu.

MICHEL.

Ne faites pas attention au désordre ; l’appartement a été fait par une explosion.

PIERRE, montrant le cylindre éclaté.

Voici notre femme de ménage.

PINGOLEY.

Vous vous occupez donc d’artillerie, maintenant ?

PIERRE.

Non, de chimie.

PINGOLEY.

Alors, que faites-vous de cette bombarde ?

MICHEL.

C’est un cylindre de fonte qui a éclaté pendant une expérience.

PINGOLEY.

Et il ne vous a pas tué ? Il y a des grâces d’état ! ma parole, il faut que la mort ait été élevée dans le respect des savants.

MICHEL.

Ne croyez pas qu’elle se gêne avec eux. Elle est déjà longue la liste des soldats de la science morts au champ d’honneur ! Gehlen, empoisonné par le gaz hydrogène arséniqué ; Boullay, brûlé par la vapeur d’éther ; Hennel foudroyé par le fulminate de mercure, et tant d’autres sans compter les blessés.

PINGOLEY.

Tiens ! tiens ! nous ne nous doutons pas de tout cela dans les salons ; nous estimons votre métier le plus paterne de tous les métiers. Comment se fait-il que ces catastrophes n’aient pas plus de retentissement ?

MICHEL.

C’est que la science n’inscrit pas ses morts dans ses bulletins : elle n’y inscrit que ses conquêtes. Le courage n’est même pas compté dans la gloire du savant.

PINGOLEY.

Mais, dites-moi donc, est-ce que La Palude s’expose aussi ?

MICHEL.

Il ne fait pas de la science, lui, il ne fait que des confitures.

PINGOLEY.

Au Fidèle Berger... Prunes et mirabelles. Mais vous n’êtes pas gens à risquer votre vie pour des prunes, j’espère ?

MICHEL.

Si nous réussissons, Pierre aura l’honneur d’avoir découvert une force supérieure à la vapeur.

PINGOLEY.

Diable ! sa fortune est faite.

MICHEL.

Non, monsieur le marquis. Ce n’est pas à lui que l’invention profitera : l’homme de génie trouve une loi de la nature, c’est un mécanicien qui l’applique ; c’est un industriel qui l’exploite. Papin a découvert la vapeur au XVIIe siècle ; Watt a inventé la machine à vapeur au XVIIIe siècle, et les chemins de fer ont enrichi les actionnaires au XIXe.

PINGOLEY.

Désintéressement complet. C’est d’autant plus beau. Sur ce, bonsoir, je suis gelé ; il fait un froid de loup ici. Est-ce l’explosion qui a brisé vos vitres ? Je vous engage fortement à les remplacer.

PIERRE.

C’est inutile, nous allons recommencer.

PINGOLEY.

Recommencer ! et vous espérez qu’il y aura encore du dégât...

MICHEL.

C’est à craindre... nous avons pourtant apporté quelques perfectionnements à notre appareil. Seront-ils suffisants ? voilà la question.

PINGOLEY.

Eh bien, vous êtes deux lurons. Je viendrai savoir de vos nouvelles ce soir.

PIERRE, le prenant à part.

Si par hasard vous ne trouviez plus personne, voici une lettre que je vous prie de remettre à Clémentine.

PINGOLEY.

Mais, mes pauvres enfants... Morbleu ! je suis ému... voyons, embrassez-moi.

PIERRE, l’embrassant.

Au revoir, monsieur le marquis.

PINGOLEY.

Oui... au revoir... J’aime mieux ce mot-là. Au revoir, mon cher Ducaisne, à ce soir.

MICHEL, lui serrant la main.

À ce soir.

PIERRE.

Vous ne remettrez la lettre qu’au cas...

PINGOLEY.

C’est entendu !

À part.

Je t’en moque... elle l’aura dans cinq minutes !

 

 

Scène V

 

PIERRE, MICHEL, PINGOLEY, LA PALUDE

 

PINGOLEY.

Ah ! monsieur le baron ! comment cela va-t-il ? toujours savant ?

LA PALUDE, à Michel.

J’ai à vous parler, monsieur Ducaisne.

Pierre sort par la porte de gauche.

PINGOLEY.

Bien, bien, je m’en vais... À propos, il n’a été question que de vous hier au soir chez le duc d’Aurai : « Que fait-il ? que devient-il ? comme il a l’air sérieux ! – C’est qu’on l’étrille, a dit une dame. – Plus bas ! a dit le duc aux rieurs, plus bas ! il a l’oreille longue. » – Eh bien, je trouve que le second mot a le tort de doubler la balle du premier. Dans ce genre de plaisanterie il ne faut pas appuyer, c’est votre avis, n’est-ce pas ? Adieu, monsieur le baron.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

MICHEL, LA PALUDE, tremblant de colère

 

LA PALUDE.

Il faut que cela finisse, monsieur.

MICHEL.

Quoi donc ?

LA PALUDE.

J’en ai assez de votre odieuse persécution, j’en ai assez de servir de plastron à mes amis et connaissances ! J’en ai assez ! il faut que cela finisse... à tout prix.

MICHEL.

Comment l’entendez-vous ?

LA PALUDE.

Parbleu ! comme vous l’entendez vous-même ! Je suis riche et je ne marchande pas.

MICHEL fait un geste violent aussitôt réprimé.

Que vous avez de beaux cheveux blancs, monsieur le baron !...

LA PALUDE.

Il ne s’agit pas de mes cheveux. Je suis exaspéré... Combien voulez-vous pour vous taire ? je n’y vais pas par quatre chemins, moi.

MICHEL.

Vous avez tort. À votre place je m’y prendrais autrement.

LA PALUDE.

Et comment, s’il vous plaît ?

MICHEL.

Vous ne savez pas l’a b c d de la corruption : il y a mille manières de faire accepter un marché honteux à un homme... en voici une, par exemple.

LA PALUDE.

Je n’ai que faire de la savoir, je suis furieux et vais droit au but.

MICHEL.

Eh bien, soit, soyons cyniques, et sablons un verre de honte. Vous voulez m’acheter mon silence ? j’ai quelque chose de mieux à vous offrir.

LA PALUDE.

Vos éloges ?

MICHEL.

Mieux encore. Pierre vient de faire une assez belle découverte : il a trouvé le moyen de liquéfier le gaz carbonique.

LA PALUDE.

Allons donc ! c’est la quadrature du cercle.

MICHEL.

Une première expérience n’a réussi qu’à moitié par la faute de l’appareil, mais nous l’avons perfectionné, et nous sommes à peu près sûrs du succès.

LA PALUDE.

Cette découverte serait tout simplement une révolution dans tout notre système de locomotion !

MICHEL.

C’est moi qui ai servi de préparateur à Pierre. J’ai donc une part dans ce beau travail : eh bien, monsieur le baron, je vous la vends.

LA PALUDE, charmé et troublé.

Mais ne serait-ce pas me parer des plumes du paon ?

MICHEL.

Plumes de paon, plume de journaliste, vous veniez acheter de la plume, n’est-ce pas ? D’ailleurs, si vous avez des scrupules, on peut vous donner un droit légitime sur l’œuvre, une part réelle de collaboration. Vous prendrez place auprès de Pierre, dans l’expérience définitive.

LA PALUDE.

À la bonne heure.

MICHEL.

Vous fermez ainsi la bouche à vos envieux, vous rétorquez victorieusement mes articles, et vous forcez les portes de l’Institut. Quant à mon silence et à celui de Pierre, il vous est assuré par ce que le marché a de fâcheux pour nous, car je ne me dissimule pas...

LA PALUDE.

Quelle folie !

MICHEL.

Non... J’ai même peur d’encourir votre mépris.

LA PALUDE.

Moi, vous mépriser... mon cher Michel, mon ami, mon sauveur.

MICHEL.

Oh ! monsieur le baron...

LA PALUDE.

Appelez-moi La Palude tout court, je vous en prie.

MICHEL.

Eh bien, mon cher Alfred, voici la chose... Je ne crains pas d’indiscrétion. Le raisonnement a conduit Pierre à conclure que le gaz carbonique, cette substance invisible et intangible, devait se liquéfier par la compression. Vous ne vous en seriez pas douté... ni moi non plus. Nous avons fait construire ce cylindre de fonte, qui se terme avec une clef à vis graissée de suif.

Ils s’approchent de l’appareil.

Nous le remplissons aux deux tiers d’un mélange d’eau et de bicarbonate de soude pulvérisé, que nous combinons avec de l’acide sulfurique par un mouvement d’oscillation graduelle imprimé à l’appareil.

LA PALUDE.

Il doit, en effet, se dégager une quantité de gaz effroyable.

MICHEL.

Qui, s’entassant dans le petit espace resté vide, arrive à une pression de quatre cents atmosphères. L’opération est très simple et dure en tout sept minutes.

LA PALUDE.

Très simple... mais très dangereuse ! Quatre cents atmosphères ! Il n’en faut que dix pour faire marcher les chemins de fer. C’est horriblement dangereux.

MICHEL.

Oh ! l’explosion n’est réellement à craindre qu’entre la sixième et la septième minute, quand on renverse tout à fait l’appareil, comme il nous est arrivé avant-hier.

Il montre le cylindre éclaté.

LA PALUDE.

Ah ! déjà avant-hier... Quand faites-vous l’expérience ?

MICHEL.

Tout de suite.

LA PALUDE.

J’ai justement un rendez-vous...

MICHEL.

Nous vous attendrons.

LA PALUDE.

À quoi bon ? Ma présence n’est qu’une formalité.

MICHEL.

Car le traité tient toujours, n’est-ce pas ?...

LA PALUDE.

Sans doute...

MICHEL.

Eh bien, monsieur le baron, vous demandiez comment on fait accepter un marché honteux : voilà.

LA PALUDE.

Vous moquez-vous de moi, monsieur ?

MICHEL.

Depuis un quart d’heure !

LA PALUDE.

Tête bleu !

Il se couvre.

MICHEL.

Ne mettez donc pas votre chapeau : il cache votre sauf-conduit. Adieu, monsieur le baron ; prenez la peine de sortir par la porte, et sans rancune. Une autre fois, quand vous irez chez de pauvres diables comme moi, regardez bien s’il y a un bouchon de paille à la sonnette.

LA PALUDE, sur la porte.

Monsieur ! je me retire dans mon indépendance et dans ma dignité. Je vous abandonne au tribunal de votre conscience.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

MICHEL, puis PIERRE

 

MICHEL, seul.

Un homme d’esprit n’aurait pas trouvé un mot : celui-là sort majestueusement... la bêtise est une belle chose !

PIERRE, entrant.

Il est parti !...

MICHEL, riant.

Figure-toi qu’il venait me corrompre !...

PIERRE.

J’ai entendu la scène. Nous en rirons ce soir. Pour le moment, nous avons quelque chose de plus sérieux à faire. À l’ouvrage !

La physionomie de Michel devient grave ; il casse sa pipe en deux et en jette les morceaux dans la cheminée. Pierre s’approche de l’appareil et se met en devoir de le charger. Michel lui donne à mesure le flacon de bicarbonate, l’entonnoir et l’eau.

PIERRE.

L’acide sulfurique ?

Michel le lui donne.

La clef ?

Ils la vissent tous deux avec effort.

Et maintenant, à la grâce de Dieu !

MICHEL, avec un demi-sourire.

Cent sous que ça n’éclatera pas !

PIERRE.

En tous cas, mon vieux...

Il lui donne une poignée de main.

MICHEL.

En avant !

PIERRE.

Compte les minutes.

Il met un genou en terre près du cylindre et commence à le faire osciller. Michel est debout, de l’autre côté, sa montre la main ; tous deux tournent le dos à la porte d’entrée.

 

 

Scène VIII

 

MICHEL, PIERRE, CLÉMENTINE, une lettre froissée à la main

 

Elle entre avec précaution et regarde par le coin du paravent.

CLÉMENTINE, à part.

Dieu soit loué ! j’arrive à temps !

MICHEL, comptant les minutes.

Une.

CLÉMENTINE, lisant la lettre.

« Quand vous lirez ces lignes, vous serez veuve. » Non, tu ne mourras pas seul. « Je vous pardonne tout ce que j’ai souffert par vous ou à cause de vous, et je remercie la mort de l’autorité qu’elle prête à mes dernières paroles. »

MICHEL.

Deux.

CLÉMENTINE.

« Vous me croirez maintenant, quand je dis que je vous ai aimée de toute mon âme et que je vous aime encore. »

MICHEL.

Trois.

CLÉMENTINE.

« Nous aurions été heureux sans votre fortune ; c’est elle qui vous a rendue injuste, c’est elle seule que je maudis. »

MICHEL.

Quatre.

CLÉMENTINE.

« Adieu, chère bien-aimée ! que ma bénédiction vous protège... »

Elle baise la lettre.

MICHEL.

Cinq.

Un silence.

Six !

PIERRE, prenant l’appareil dans ses bras.

Tiens, mon vieux, va-t’en ! il y a assez de moi ici.

Michel hausse les épaules, met un genou en terre de l’autre côté et aide Pierre à renverser le cylindre. Clémentine s’approche vivement et se tient à droite derrière eux.

MICHEL.

Sept !... ça y est !... lâche tout !

CLÉMENTINE, d’une voix étranglée.

Sauvés !...

PIERRE, se relevant, avec terreur.

Clémentine !

CLÉMENTINE, se jetant dans ses bras en sanglotant.

Pierre, mon amour ! ma vie !... nous serions morts ensemble !... mais tu m’es rendu ! Quel bonheur ! que Dieu est bon ! que je t’aime !... – Pardonne-moi ! je t’ai cru lâche... je t’ai cru vil !... je t’ai méprisé, toi ! toi que j’adore... ô courage ! ô génie ! pardonne, Pierre !... pardonne à ta compagne ! à ta servante...

Mouvement de Pierre qui se dégage de son étreinte.

Sois tranquille... Je ne viens pas te demander de rentrer chez ma mère... Je connaissais ta résolution, et loin de la combattre, je la soutiendrais si elle venait à faiblir... car elle est mon honneur, puisqu’elle est le tien. – Mais si tu ne peux pas partager ma fortune, je peux, moi, partager ton dénuement... Je suis ici chez moi, et j’y reste.

MICHEL.

Ah ! madame, voilà une noble inspiration.

CLÉMENTINE.

Appelez-moi Clémentine, mon bon Michel.

MICHEL.

Que je vous appelle Clémen... Clémen...

Il frappe du pied et se retourne pour cacher son émotion.

PIERRE.

Ô chère Clémentine, c’est digne de toi de vouloir partager mon existence ; mais...

CLÉMENTINE.

J’en ai la force, va ! Tu ne méconnais pas... Personne ne me connaît. – Par désespoir de rencontrer mon vrai maître, j’enveloppais d’ironie et de dédain tout ce que j’ai de précieux, faisant bon marché du reste au premier venu... Je te prenais pour le premier venu ! mais tu t’es révélé, mon cœur s’ouvre, j’appartiens... et je ne veux plus d’autre bonheur ! – Rends-moi ta main, Pierre, cette main virile, et sois sûr qu’elle ne sentira pas trembler la mienne.

PIERRE.

Tu le veux ! eh bien, soit ! En acceptant ton sacrifice, je contracte une dette immense... Mais cette reconnaissance-là me gonfle le cœur de courage et de fierté ! Merci !...

Il la prend dans ses bras.

MICHEL, à Clémentine.

Je vais avertir madame votre mère de ne pas s’inquiéter, n’est-ce pas ?...

CLÉMENTINE, regardant son mari en souriant.

Allez !

 

 

NOTE

 

Rendons à César ce qui est à César. La découverte de la liquéfaction du gaz carbonique, plus connue des savants que du public, n’appartient pas à notre héros, comme on pourrait le croire, mais au célèbre Faraday. L’appareil dont nous nous servons au quatrième acte a été inventé par Thilorier, dont il a tué le préparateur, Hervy.

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