Au Bât d’argent (Émile BLÉMONT)

Comédie[1] en un acte et en vers.

Publiée par l’Hérault artiste à Molière, pour l’inauguration du Monument de Molière, à Pézenas, le 8 août 1897.

 

Personnages

 

MOLIÈRE

DASSOUCY

PIERROTIN, page de Dassoucy

DE GUILLERAGUES, secrétaire du prince de Conti

MAÎTRE COME, l’hôte du Bât d’argent

LUCETTE

MADEMOISELLE BÉJART

MADEMOISELLE DU PARC

 

À Pézenas, pendant l’automne de 1655.

 

La cour intérieure de l’hôtellerie du Bât d’argent. Sur cette cour, spacieuse et pittoresque, avec ses fines colonnettes, ses plantes grimpantes et ses treilles ensoleillées, s’ouvre une vaste salle à manger, à la haute cheminée de plâtre, qui avance sa grande table, ses bancs et ses escabeaux jusque sous les pampres. La nappe est mise : brocs et gobelets, bouteilles et verres, assiettes et plats de faïence à fleurs. Sur la droite, au premier plan, bien en vue, luit l’enseigne du lieu, accrochée à la muraille par un bras de fer ouvragé. Baie cintrée sur un vestibule. Deux portes au fond.

Au lever du rideau, Lucette entre, apportant des corbeilles de fruits et de friandises pour en garnir la table. Sur ses talons, arrive Pierrotin qui, son luth en bandoulière, commence à rire avec elle et à piller les corbeilles, quand l’hôte apparaît.

 

 

Scène première

 

PIERROTIN, L’HÔTE, LUCETTE

 

PIERROTIN, avalant un fruit.

Exquis !

L’HÔTE, à Lucette, que fait rire la gourmandise de Pierrotin.

Encor ce drôle ! Et l’on fait la risette !

Tu sais quel intérêt je te porte, Lucette ;

Sois sage !

Il s’est approché d’elle ; et brusquement, il lui arrache des mains, avec colère, la corbeille pillée par Pierrotin.

LUCETTE.

Pécaïré !

L’HÔTE.

Fuis ce prince des fous !

Regardant de travers Pierrotin qui se détourne, la bouche pleine.

Comme il bâfre !

LUCETTE, sortant sur un geste impérieux de l’hôte.

Aï ! moun Dious ! il est si maigre ! 

 

 

Scène II

 

PIERROTIN, L’HÔTE

 

L’HÔTE, menaçant Pierrotin qui recule.

Et vous !...

PIERROTIN.

Monsieur l’hôte !...

L’HÔTE.

Suffit ! Que je vous prenne en faute,

Et je caresserai vos grègues.

PIERROTIN.

Monsieur l’hôte !...

L’HÔTE, la main levée vers l’enseigne.

Le Bât d’argent n’est point une de ces maisons

Où fréquentent les gueux et les mauvais garçons ;

Demandez à monsieur Dassoucy, votre maître !

PIERROTIN, dédaigneusement.

Oh !...

L’HÔTE.

Même ivre, il saura fort bien le reconnaître.

Interrogez Molière et les frères Béjart ;

En leur troupe, chacun me tient pour homme d’art.

Depuis que ces messieurs, vous traînant à leur suite,

Vous, votre maître errant et son luth parasite,

Ont, pour la session, pris chez moi leurs quartiers,

Ici que vîtes-vous, hors nobles ou rentiers ?

Tout Pézenas m’honore, et monseigneur le prince

De Conti me protège. Aux États de Province

Qu’il vient de convoquer cet automne en nos murs,

Tous les députés, tous, je m’en vante, sont sûrs

Qu’on trouve au Bât d’argent bons vins et bonne chère.

Montrant de nouveau l’enseigne.

Au Languedoc entier ma vieille enseigne est chère,

Monsieur.

PIERROTIN.

Vous parlez d’or. Et partout, sans débat,

On vous prise très haut, vous, l’hôte, et votre Bât.

L’HÔTE.

Ouais, plaisantez ! Je vous déclare sans ambages

Que, si vous chiffonnez Lucette, mon beau page,

Moi, l’hôte, nonobstant vos tours de galopin,

Je vous ferai sauter comme un simple lapin.

L’hôte sort.

 

 

Scène III

 

PIERROTIN, seul, menaçant du poing, par derrière, l’hôte qui s’en va, puis revenant sur le premier plan

 

Si Lucette voulait, la petite rebelle !

Mais elle ne veut pas. Tant pis ! Elle est si belle,

Avec son air tout drôle et son « assent » du cru !

Imitant l’accent de Lucette.

« Aï ! moun Dious ! !... Pécaïré !... » L’hôte est un peu bourru.

Bah ! puisque la musique est l’art en quoi je brille,

Prenons pour truchement près de la belle fille

La chanson fort galante et fort douce, ma foi !

Dont monsieur Dassoucy vient, comme exprès pour moi,

De rimer les couplets et que, sans la connaître,

Tout à l’heure, d’instinct, j’ai volée à mon maître.

Sur ces vers, il a même écrit un air divin.

Il fredonne l’air et en cherche la musique sur son luth.

Mais ma copie, il faut la finir.

Il s’interrompt, prend la chanson de Dassoucy et se met à en achever la copie.

Voilà. Fin !

Maintenant je n’ai plus, pour rester sans reproche,

Qu’à replacer vos vers, cher maître, en votre poche.

Puis, tout en parcourant ce qu’il vient d’écrire.

La fillette sait lire, elle aura nos couplets.

Cela, je crois, rompra la glace ; et les soufflets

Seront moins prompts, dès lors, à me fermer la bouche.

Son cœur, ainsi flatté, peut-il rester farouche ?

Donnons-lui donc bien vite, en dépit des jaloux,

Au bas de la-chanson, un petit rendez-vous.

Il ajoute, sur la copie qu’il vient d’achever, quelques mots au bas de la chanson.

 

 

Scène IV

 

PIERROTIN, GUILLERAGUES

 

GUILLERAGUES, entrant à gauche, par le vestibule, le pas pressé, la mine affairée, un manuscrit à la main.

Est-ce toi, ce matin, qui tiens l’hôtellerie ?

PIERROTIN, à part.

Guilleragues !

Surpris par l’irruption dit nouveau venu, Pierrotin cache vite dans son sein la copie de la chanson ; mais, en sa hâte, il laisse tomber l’original par terre, sans y prendre garde.

GUILLERAGUES, donnant son manuscrit à Pierrotin.

Mon cher Pierrotin, je te prie

De remettre à Molière, au plus tôt, ces feuillets.

Je le cherche partout. À la fin, je croyais

Le rencontrer ici. Mais personne !... Personne !...

Et je suis très pressé, mon ami.

PIERROTIN, revenu de sa surprise, et avec une certaine rancune narquoise, tout en acceptant le manuscrit.

Je soupçonne,

À vous voir enfiévré, hâtif et haletant,

Que, sur son lit fleuri de roses, vous attend

Quelque dame d’amour sensible à votre gloire.

N’est-il pas vrai, monsieur de Guilleragues ?

GUILLERAGUES.

Voire !

Le prince aurait voulu me garder aujourd’hui ;

Mais j’avais engagé ma parole. J’ai fui.

Dis-moi, Molière aura ces feuillets tout à l’heure ?

Ce sont (oh ! je voudrais la chose un peu meilleure)

Les vers de l’Intermède annoncé pour ce soir.

N’ayant plus un instant, Molière au désespoir

Est venu nous prier, en cette urgence extrême,

Cosnac et moi, de lui terminer son poème.

Adieu, petit !

Il fait une pirouette de satisfaction et sort.

 

 

Scène V

 

PIERROTIN, puis MADEMOISELLE DU PARC

 

PIERROTIN, seul

Quel fat !... Lucette n’est pas loin,

Sans doute. Cherchons-la d’abord. Puis, dans un coin,

En attendant Molière, allons faire un grand somme.

S’il vient et qu’il m’éveille, en ce cas, mon bonhomme,

Il se peut que je lui remette ton paquet.

Il va pour sortir lorsque survient Mademoiselle du Parc.

MADEMOISELLE DU PARC, apercevant Pierrotin.

Mon ami !

PIERROTIN, saluant très bas.

Vous fleurez aussi bon qu’un bouquet,

Et vous êtes encor plus charmante et plus belle

Que vous n’étiez hier, ma chère demoiselle

Marquise...

MADEMOISELLE DU PARC.

Soyez donc plus simple que cela ;

Ce n’est pas naturel. Molière est-il par là ?

Dites !

PIERROTIN.

Vous le cherchez ?

MADEMOISELLE DU PARC.

Mais oui, pour l’Intermède.

A-t-on pu le finir à temps ?

PIERROTIN, montrant les feuillets de Guilleragues.

Je le possède.

MADEMOISELLE DU PARC.

Voyons !... Donne-le donc, sans montrer cet air fin.

Nous devons en apprendre et répéter la fin

Ce matin même, ici.

PIERROTIN, faisant des façons.

Je n’en suis pas le maître.

C’est à Molière seul que je dois le remettre,

Encor que les auteurs aient grand souci de vous.

Comme tout l’univers, ils sont amoureux fous

De Marquise du Parc et de ses fantaisies.

MADEMOISELLE DU PARC.

Chansons que leurs amours, chansons et poésies !

PIERROTIN.

Les chansons ne sont pas, parfois, sans agrément.

J’en sais une jolie et qui semble vraiment

Faite pour vous, déesse adorable et méchante.

MADEMOISELLE DU PARC.

Par qui ?

PIERROTIN.

Par un galant. Voulez-vous qu’on la chante ?

MADEMOISELLE DU PARC.

Que vous a-t-il donné pour placer ses couplets ?

PIERROTIN.

Rien, parole d’honneur !

MADEMOISELLE DU PARC.

Alors, chantez-moi-les !

PIERROTIN, accordant son luth et chantant.

Jeune beauté que j’ai tant poursuivie,
Et qui pour moi n’avez que des refus...

S’interrompant brusquement de chanter.

Pardon ! j’ai dans la gorge un canard. Je vais boire.

Serviteur ! À plus tard le reste de l’histoire !

Il se sauve à toutes jambes.

MADEMOISELLE DU PARC, riant.

Pierrotin !

PIERROTIN, se retournant et lui tirant la langue.

Le canard m’étrangle.

Il repart de plus belle et disparaît.

MADEMOISELLE DU PARC, seule.

Pierrotin !

Il court, le maudit page ! Il m’a l’air, ce matin,

Plus leste et plus narquois encor que d’habitude.

Apercevant mademoiselle Béjart qui entre.

Mais voici la Béjart et son inquiétude

Sempiternelle.

 

 

Scène VI

 

MADEMOISELLE BÉJART, MADEMOISELLE DU PARC

 

MADEMOISELLE BÉJART.

Eh bien ! l’Intermède est-il prêt ?

MADEMOISELLE DU PARC.

Pierrotin le rapporte à Molière. Il paraît

Que, pour moi, tout exprès, avec le plus grand zèle,

On y rima des vers fort beaux, mademoiselle.

MADEMOISELLE BÉJART.

Guilleragues en est l’auteur ?

MADEMOISELLE DU PARC.

Cosnac et lui

N’ont rien fait qu’en bâcler la fin pour aujourd’hui ;

Molière avait écrit l’essentiel lui-même.

À ces choses il met vraiment un soin extrême.

MADEMOISELLE BÉJART.

Qui le sait mieux que moi ? Je les ai déclamés,

Tous ses beaux vers d’amour, exprès pour moi rimes !

MADEMOISELLE DU PARC.

Oui, vous eûtes sur lui longtemps un doux empire ;

Mais que d’un autre objet maintenant il s’inspire,

Ce n’est plus un secret, vous le voyez.

MADEMOISELLE BÉJART.

Je vois

Que votre vanité cherche encore une fois

À me remplir le cœur de jalousie amère.

Vous n’y parviendrez pas. Quittez cette chimère.

MADEMOISELLE DU PARC.

À votre âge, il faut bien se faire une raison.

Vous vous y résignez de prudente façon ;

Bravo !

MADEMOISELLE BÉJART.

D’un amour vrai sachez vous rendre digne !

En attendant, riez, raillez ! Je m’y résigne.

Elle lui fait la révérence ironiquement. Mademoiselle du Parc lui répond par une autre révérence d’une solennité affectée, puis sort en riant.

 

 

Scène VII

 

MADEMOISELLE BÉJART, seule

 

Ô jeunesse, ô beauté, clefs d’or de tous les cœurs,

Que faire contre vous et vos charmes vainqueurs ?

Apercevant et ramassant la chanson perdue par Pierrotin.

Des vers ! une chanson galante ! Oh ! des fadaises...

Parcourant des yeux les premiers vers de la chanson.

Mais ces rimes, ma foi ! ne sont pas trop niaises :

C’est presque de l’amour et presque de l’esprit.

Pour qui le madrigal peut-il bien être écrit ?

Lisant tout haut.

Jeune beauté que j’ai tant poursuivie,
Et qui pour moi n’avez que des refus...

Jeune beauté !... Cela n’est pas à mon adresse,

Hélas !... Mais si c’était pour elle, la traîtresse !

Elle a bien l’heureux âge et l’insolent dédain

Qu’illustre ce couplet mi-triste, mi-badin...

Et si c’était lui qui !...

Lucette entre, en chantonnant gaiement, une corbeille de fruits sur la tête, une assiette de gâteaux à la main.

 

 

Scène VIII

 

MADEMOISELLE BÉJART, LUCETTE

 

LUCETTE, posant sa corbeille sur un dressoir.

Salut, mademoiselle !

MADEMOISELLE BÉJART.

Que c’est bon de pouvoir chanter comme une oiselle,

À ta façon, Lucette ! Et que c’est bon d’avoir

Dans son cœur tout en fleur le printemps et l’espoir !

LUCETTE.

Vous brillez, vous charmez. En êtes-vous si lasse,

Qu’il vous vienne un désir d’être un temps à ma place ?

Oh ! que je voudrais bien être à la vôtre, moi !

MADEMOISELLE BÉJART.

Enfant !

LUCETTE.

Mais j’ai déjà dix-huit ans ; oui, ma foi !

MADEMOISELLE BÉJART.

Voudrais-tu donc aussi jouer la comédie ?

LUCETTE.

Hélas ! je suis trop sotte et pas assez hardie,

Quoique je ne sois pas, ce dit-on, sans attraits.

Malgré tous mes désirs, jamais je ne pourrais

Parler votre jargon, prendre un rôle en vos fêtes

Et faire en vos habits les mines que vous faites.

C’est là mon désespoir.

MADEMOISELLE BÉJART.

Bah ! chante tes chansons.

Tu ne manqueras point de bons et beaux garçons

Qui se disputeront avec ferveur, mignonne,

L’honneur de consoler ta petite personne.

Ils te font tous la cour...

Entrent Molière et Dassoucy.

 

 

Scène IX

 

MADEMOISELLE BÉJART, LUCETTE, MOLIÈRE, DASSOUCY

 

DASSOUCY, l’œil brillant déjà de ses libations matinales.

Et tous ils ont raison.

MOLIÈRE, à Lucette.

Et je jalouse, moi, celui qu’en sa maison,

Un fil d’or vous liant, tu suivras, toute blanche ;

Tandis que l’oiseau bleu chantera sur la branche,

Un astre au ciel naîtra de ton premier baiser.

MADEMOISELLE BÉJART, à Molière.

Vous voudriez toujours toutes les épouser.

MOLIÈRE, riant.

Platoniquement, oui !

MADEMOISELLE BÉJART.

Soyez moins ironique.

DASSOUCY.

On ne peut pas toujours n’être pas platonique.

MOLIÈRE, à mademoiselle Béjart.

Pourquoi cet air piqué ?

MADEMOISELLE BÉJART.

Cherchez !

MOLIÈRE.

Quoi ! seriez-vous

Jalouse de Lucette ?

MADEMOISELLE BÉJART.

Ah ! si mon cœur jaloux

Souffre et parfois trahit le mal qui le torture,

Ce n’est pas pour un mot qu’on jette à l’aventure.

MOLIÈRE.

Quel sujet votre cœur a-t-il d’être irrité ?

MADEMOISELLE BÉJART.

Pourriez-vous me nommer cette jeune beauté

Qu’on a tant poursuivie et qui, jusqu’à cette heure,

Oppose au poursuivant ses refus ?

MOLIÈRE.

Que je meure

Si je comprends rien là ! Parlez plus clairement.

MADEMOISELLE BÉJART.

D’après ce qu’on m’a dit, l’Intermède est charmant.

MOLIÈRE.

J’en suis heureux. J’étais inquiet, je l’avoue.

MADEMOISELLE BÉJART.

Votre fière du Parc est contente, et se loue

Des beaux vers que pour elle on y mit tout exprès.

MOLIÈRE.

Elle ignore...

MADEMOISELLE BÉJART.

Pour elle on n’a plus de secrets.

MOLIÈRE.

Vous vous imaginez des choses impossibles,

Et je ne croyais pas vos nerfs aussi sensibles.

Marquise a fait erreur, je ne sais point pourquoi.

Voulez-vous répéter votre rôle avec moi ?

Vous verrez...

MADEMOISELLE BÉJART.

Je ne puis.

MOLIÈRE.

Ma chère Madeleine,

Il faut absolument...

MADEMOISELLE BÉJART.

Adieu ! j’ai ma migraine.

Elle sort.

 

 

Scène X

 

MOLIÈRE, DASSOUCY, LUCETTE, puis PIERROTIN

 

LUCETTE, tandis que Molière soucieux marche de long en large, les yeux à terre.

Aï ! moun Dious ! que parfois, avec leurs jolis jeux,

Elles ont l’humeur âpre et le cœur orageux,

Ces belles dames-là !

À Molière.

Moi, j’en suis bien certaine,

Je voudrais ne jamais vous faire de la peine,

Si j’étais à leur place.

DASSOUCY, à Molière.

Est-ce assez gentil, hein ?

Quel « assent » pénétré ! Son petit cœur est plein

D’une tendre pitié pour vous, mon cher Molière.

MOLIÈRE, à Lucette.

Merci ! Mais à leur place et dans notre volière,

Tu leur ressemblerais bientôt, ma chère enfant.

LUCETTE.

Non, jamais, pécaïré !

DASSOUCY.

Comme elle s’en défend !

Il veut embrasser Lucette, qui lui applique un soufflet. Il se contente de hausser les épaules, et se retourne vers Molière.

Pan !... J’ai soif. Seyons-nous, Molière, à cette table,

Et buvons frais. Ce vin doit être délectable ;

C’est du muscat, je crois.

Lucette lui verse à boire.

C’en est, et du meilleur.

Faisant claquer sa langue, après avoir bu.

Il est exquis, avec son fin bouquet de fleur.

LUCETTE, sur un ton de moquerie amicale.

Le goinfre !

DASSOUCY, à Molière.

Voyez donc briller dans ces corbeilles

Ces raisins d’or mêlés à ces grappes vermeilles ;

Et tenez, Pierrotin nous pendrait, pour manger

Ces coques de dentelle à la fleur d’oranger.

À ce moment, par le fond, Pierrotin entre furtivement, écoute, fait un signe d’assentiment burlesque aux derniers mots de Dassoucy, et remplit tout doucement ses poches de coques et autres friandises, qu’il dérobe sur une petite table à portée de sa main. Il épie une minute les personnages en scène ; puis, voyant Molière rêveur et les yeux fixés à terre, Dassoucy tout entier à son muscat et Lucette tout entière à la soif de Dassoucy, il s’avance à pas de loup, glisse le papier où il a copié la chanson, dans la corbeille de fruits que Lucette, en arrivant, a posée sur un dressoir, et réussit à s’esquiver sans avoir été vu ni entendu.

PIERROTIN, s’esquivant.

Sur le papier plié j’ai mis là : « Pour Lucette. »

Elle ne pourra pas s’y tromper, la coquette !

Il disparaît.

MOLIÈRE, à Dassoucy, qui de nouveau tend son verre à Lucette.

Ce petit vin vous plaît, Dassoucy ?

DASSOUCY, vidant son verre.

Qu’il est doux !...

Quel nectar !...J’en veux boire encore un ou deux coups.

Lucette lui remplit son verre, qu’il vide derechef.

Merci !... Je me sens mieux.

Il s’épanouit voluptueusement sur son siège, puis, les bras levés avec enthousiasme.

Ah ! comme je l’adore,

Ce Pézenas si gai, si clair et si sonore,

Qui, sous son vieux donjon aux sept superbes tours,

Semble ne plus songer qu’à ses belles amours !

Du haut beffroi royal de son hôtel de ville,

Où ton triple croissant, Diane, se profile,

Jusqu’à ses vieux remparts changés en promenoir,

Où, du soir au matin et du matin au soir,

Chante si joliment, à l’ombre, au pied d’un arbre,

Le ruissellement pur des fontaines de marbre,

La joyeuse cité, partout, à chaque pas,

Dedans, dehors, à droite, à gauche, en haut, en bas,

Sur son Quai, sur son Pré, par ses cours, ses ruelles,

Nous offre galamment des filles peu cruelles,

Dont les grands yeux naïfs, noyés d’un tendre émoi,

Ensorcellent les cœurs, Lucette, comme toi.

Tandis que parle Dassoucy, Lucette, qui a été chercher sa corbeille de fruits sur le dressoir, y trouve le papier de Pierrotin, le lit et le cache vivement dans son corsage, au bruit du gobelet que le buveur heurte sur la table pour qu’on le lui remplisse encore.

LUCETTE, à part, après avoir servi Dassoucy, et les yeux tournés vers Molière, avec une joie contenue.

Il m’aime !

DASSOUCY, après une nouvelle rasade.

C’est la ville où la Danse des Treilles

Passe, tourne et bruit comme un essaim d’abeilles ;

Et Molière y vola ce rayon du Midi

Dont sont tout imprégnés les vers de l’Étourdi.

Sous ses murs tapissés de pampres, toujours vibre

Le hautbois, la viole ou le luth, à l’air libre.

Avant boire et manger, dès l’aurore, au réveil,

Ici, je suis grisé de chansons, de soleil,

D’amoureuse allégresse et de beauté divine.

Mon être épanoui se dilate, s’affine ;

Et je crois, vive Dieu ! que sur ces bords bénis,

Comme un vieux cep de vigne en mai, je rajeunis.

En m’amenant, avec votre troupe, Molière,

Vous avez fait pour moi ce que fera saint Pierre,

Quand, mon dernier soupir rendu, je serai... feu !

Il veut embrasser Molière qui n’a que le temps de l’éviter.

Ami, tu m’as ouvert les portes du ciel bleu.

Il se rassied et boit encore un grand coup de vin.

MOLIÈRE, à Lucette.

Dès l’aube il était gris.

DASSOUCY, se relevant, dithyrambique, le verre en main.

Verse, Lucette, verse ;

Et qu’on mette au besoin tous les tonneaux en perce !

MOLIÈRE.

Vous allez, pour de bon, vous enivrer, mon cher.

DASSOUCY, tendant son gobelet à Lucette.

Qui ? Moi ! Nenni. Le vin, c’est le sang de ma chair ;

C’est... Comme j’ai sommeil !...

Il trébuche, puis à Molière qui veut empêcher Lucette de lui rien verser de plus.

Vous lui faites des signes

Pour l’empêcher de...

Il tombe lourdement sur la table, pris d’un sommeil d’ivrogne.

LUCETTE.

Paf ! le voilà dans les vignes.

Elle lui frappe sur l’épaule, elle le pousse ; il grogne, se secoue et retombe dans son assoupissement. Alors, elle se tourne prestement vers Molière, et radieuse en sa naïve émotion, mais non sans quelque embarras pudique, elle s’approche pour lui parler tout bas, avec un air de complicité mystérieuse et tendre.

Je savais bien, moussu ; j’avais deviné !

MOLIÈRE, tout étonné.

Quoi ?

Voyant l’embarras de Lucette.

Va, dis ! Que savais-tu ?

LUCETTE, après une légère hésitation.

Que vous pensiez à moi,

Tandis que je pensais à vous.

MOLIÈRE, l’observant avec curiosité.

Es-tu si fine,

En vérité ?

LUCETTE.

Cela, sans parler, se devine.

MOLIÈRE.

Et tu l’as deviné sans qu’on en ait dit rien.

LUCETTE.

Vous aviez un tel air de me vouloir du bien !

Le ton que vous preniez, vos yeux, votre sourire,

Disaient ce que les mots craignaient encor de dire ;

Et je comprenais tout.

MOLIÈRE.

Mais sans faire semblant.

LUCETTE.

Dame ! on a toujours peur, et ce n’est qu’en tremblant

Que l’on ouvre d’abord son cœur à l’espérance.

Pourtant, dès le début, j’ai vu la différence

Entre vous et tous ceux qui veulent m’en conter.

Tirant la chanson de son sein.

Que votre chanson doit être belle à chanter !

MOLIÈRE.

Ma chanson ?

LUCETTE.

Elle est bien pour moi ?

MOLIÈRE.

Donne, petite.

LUCETTE.

Non, je veux la garder. J’en fus tout interdite ;

Et si, dans ma corbeille, en prenant le raisin,

Je ne l’avais trouvée ici, mise à dessein,

Avec mon nom prouvant qu’elle m’est destinée,

Je douterais encore.

MOLIÈRE, jetant un coup d’œil sur la chanson.

Elle n’est pas signée,

Du reste, la chanson. Le rendez-vous, non plus.

LUCETTE.

J’ai compris pourquoi.

MOLIÈRE.

Bah !

LUCETTE.

Ce sont oublis voulus.

Jamais un amoureux ne doit signer sa lettre ;

Ce chiffon peut se perdre et peut tout compromettre.

Que d’esprit vous avez ! Oh ! vous pensez à tout.

MOLIÈRE, à part.

Diantre ! il s’agit d’avoir de l’esprit jusqu’au bout.

Regardant de nouveau la chanson.

Il me semble que c’est l’écriture du page.

LUCETTE, montrant du doigt les couplets.

J’en sais déjà par cœur le plus joli passage.

MOLIÈRE.

Voyons !

LUCETTE, repliant le papier et le cachant dans son corsage.

Que je voudrais être digne de vous !

Relevant les yeux sur Molière.

Vous parliez tout à l’heure en des termes si doux

De mon premier baiser ! Pourquoi ne pas le prendre ?

MOLIÈRE, souriant.

Je n’ose.

LUCETTE, se laissant aller à son élan.

Eh bien, tenez !

Elle se jette à son cou et l’embrasse.

MOLIÈRE.

Vite, il faut te le rendre ;

Ce sera comme si tu n’avais rien donné.

Il embrasse à son tour. Pierrotin apparaît au fond, les voit, reste une minute pétrifié, puis sort en montrant le poing à Molière, qui, d’ailleurs, pas plus que Lucette, ne l’a aperçu. On entend aussitôt le bruit retentissant d’une pile d’assiettes qu’il a renversée à la cantonade dans sa retraite furieuse.

LUCETTE, se sauvant effrayée.

Aï ! moun Dious !

MOLIÈRE, courant après elle.

Ma chanson, Lucette !

Ils sortent de scène.

 

 

Scène XI

 

DASSOUCY, puis GUILLERAGUES

 

DASSOUCY, réveillé en sursaut par le bruit formidable des assiettes cassées.

Il a tonné !

Il se soulève, écarquille les yeux, regarde de tous côtés, puis retombe lourdement sur son siège.

Non, il fait beau, très beau. C’est extraordinaire.

Je m’étais assoupi ; j’aurai rêvé tonnerre.

Que j’ai le gosier sec !

Il se verse à boire.

GUILLERAGUES, survenant.

Ah ! c’est vous, Dassoucy.

Je pensais dénicher enfin Molière ici ;

Où, diantre ! est-il passé ?

DASSOUCY.

Si le vin ne me leurre,

Avec lui je causais ici... là... tout à l’heure.

GUILLERAGUES.

Avec lui ?

DASSOUCY.

Nous parlions...

Il veut se lever et aller vers Guilleragues.

Tiens ! je vais de travers.

De quoi parlions-nous donc ?

GUILLERAGUES.

Peut-être bien des vers

Qu’il m’avait demandés pour finir son poème !

Ne pouvant, ce matin, les lui porter moi-même,

Je les ai confiés à Pierrotin pour lui.

DASSOUCY.

Des vers ! Ouais, c’est à vous qu’il demande aujourd’hui

Des vers ?

GUILLERAGUES.

Et pourquoi pas, monsieur ?

DASSOUCY.

Monsieur, à d’autres !

GUILLERAGUES.

Je fais des vers, monsieur, qui valent bien les vôtres.

DASSOUCY.

Fi donc ! Je suis, monsieur, un authentique auteur,

Un poète.

GUILLERAGUES.

Et moi ?

DASSOUCY.

Vous ? À peine un amateur.

GUILLERAGUES.

Molière apparemment n’est point aussi sévère ;

Et son avis, monsieur, vaut bien qu’on le préfère.

DASSOUCY.

Osez-vous comparer vos rimes de bibus

Aux chants harmonieux d’un vrai fils de Phœbus,

Dites !

GUILLERAGUES.

Pour discuter d’une façon discrète,

Vous avez, je le vois, trop de vin dans la tête.

DASSOUCY.

Veuillez donc vous en mettre autant dans le cerveau,

Mon cher ; et vous serez avec moi de niveau.

Il lui verse à boire.

GUILLERAGUES.

Vous plaisantez.

DASSOUCY.

Non pas, buvez donc !

GUILLERAGUES.

À merveille !

Je n’ai jamais eu peur, mon cher, d’une bouteille.

Dassoucy choque son verre contre celui de Guilleragues ; ils boivent.

DASSOUCY.

Vous buvez bien, c’est bon. Mais si vous buviez mieux,

Vos vers, mon cher, seraient meilleurs et plus joyeux.

GUILLERAGUES.

C’est possible.

DASSOUCY.

Si j’ai moissonné quelque gloire,

C’est que moi, par Bacchus ! je bois comme il faut boire.

GUILLERAGUES.

Comment ?

DASSOUCY.

Comme un tonneau !

GUILLERAGUES.

Soit ! Parole d’honneur,

Vous ne boirez jamais comme un vrai grand seigneur,

Mon pauvre ami.

DASSOUCY.

Riez, puisque avec vos idées

Vous vous croyez plus grand que moi de cent coudées ;

Riez, riez encore en vous rinçant le bec !

Mais sachez qu’à neuf ans, monsieur, je parlais grec ;

Et que, tout en gardant les dindons de l’abbesse

Chez qui j’avais dû fuir une marâtre épaisse,

Je répétais par cœur Œdipe et le Phédon.

GUILLERAGUES.

Appreniez-vous le grec à quelque heureux dindon ?

DASSOUCY.

Je n’oserais, monsieur, essayer sur vous-même.

GUILLERAGUES, furieux.

Si vous n’étiez pas gris !...

DASSOUCY.

Ai-je émis un blasphème ?

GUILLERAGUES.

Non, mais un mot frisant l’impertinence.

DASSOUCY.

Eh bien,

Où voyez-vous, mon cher, de quoi fouetter un chien,

S’il ne l’a que frisée ? Il faut que je vous dise,

Après tout, que cela vous frise ou vous défrise,

Mon sentiment exact sur vous et vos façons

De rimer par raccroc madrigaux et chansons.

GUILLERAGUES, faisant un pas pour s’en aller.

Je vous quitte.

DASSOUCY, lui barrant le chemin.

Restez ! Sinon, je vais vous suivre.

Le vin excuse tout ; et puisque je suis ivre,

Je ne sais pas pourquoi je ne serais pas franc.

Avec tous les égards qu’on doit à votre rang,

Apprenez donc ceci. Je connais maints poètes,

Trois entre autres, qui sont les plus étranges bêtes

Que l’on puisse, je crois, rencontrer sous les cieux.

L’un fut apothicaire. Il portait jusqu’aux yeux

Une barbe !... une barbe à damner Barbe-Bleue ;

Il la portait ainsi qu’une carpe sa queue,

Et c’était, comme on dit, barbe d’opérateur.

Or, avec un tel poil, il voulut être auteur.

Il fit des vers, en fit des quantités énormes,

De toutes les longueurs et de toutes les formes ;

Il rimait en triangle, en losange, en carré,

En potence, en croix simple, en croix de Saint-André,

Bref en tout ce qui peut offrir des symétries

Dans la nature vive ou les géométries.

Son logis en était bondé du haut en bas.

D’abord on y vint rire, et puis on n’y vint pas ;

Si bien qu’elle a fini, cette barbe illusoire,

Par arracher les dents des rustres à la foire.

Un autre, un avocat sans cause, un noir benêt,

Dans la rue, en plein air, soudain vous harponnait

Et ne vous lâchait plus qu’il ne vous eût, le traître,

Débité, quoi qu’on dît pour rompre et disparaître,

Les cent trente sonnets, pas un de moins, hélas !

Qu’il fit... sur la baleine où séjourna Jonas.

C’était fort bien rimé mais incompréhensible.

On avait beau le suivre avec tout l’art possible,

Le prier plusieurs fois de répéter les mots,

Le sens vous en restait hermétiquement clos.

Il rendit des gens fous, monsieur. Quant au troisième,

C’était le pâtissier Ragueneau. Son poème

Sur ses fameux pâtés de lièvre le perdit.

Aux rimeurs affamés, dès lors, il fit crédit ;

Et lui-même, il ne put bientôt payer ses dettes.

En prison, le bonhomme écrivit des sornettes

Incroyables, des vers d’un calibre inouï ;

Puis, parfaitement gueux, mais l’œil épanoui,

Il sortit sur ses pieds de Paris, ville ingrate,

Cherchant fortune ailleurs, sans se fouler la rate,

Avec sa tendre épouse et ses trois chers enfants,

Plus un mulet chargé comme quatre éléphants,

Et chargé, devinez de quoi, pour tout bagage :

D’épigrammes, monsieur, seuls débris du naufrage !

GUILLERAGUES.

D’épigrammes ?

DASSOUCY.

Mais oui. Dans cet affreux revers,

Ce pâtissier sans pâte avait sauvé ses vers.

GUILLERAGUES.

Où diable voulez-vous en venir ?

DASSOUCY.

Foi d’ivrogne,

Mon discours est trop beau pour qu’en rien je le rogne.

Donc, ces rimeurs étaient, vous voyez, de grands fous ;

Eh bien, tous trois étaient plus poètes que vous.

GUILLERAGUES.

C’en est trop. Je...

DASSOUCY.

Tout beau, monsieur de Guilleragues !

Malgré vos rubans clairs, vos titres et vos bagues,

Malgré votre grimace et votre vanité,

Vous n’êtes, comme auteur, rien qu’un âne bâté ;

Et la vulgarité la plus fade patauge

En vos vers où l’esprit ne sent ni sel ni sauge.

GUILLERAGUES.

L’âne bâté, c’est vous, monsieur l’impertinent ;

Et tenez ! pour que nul n’en doute maintenant,

Par Bacchus, par Vénus, par Phœbus, je vous bâte.

Il décroche l’enseigne du Bât d’argent et en affuble Dassoucy.

DASSOUCY, ôtant le bât de son dos pour en affubler Guilleragues.

C’est bon pour votre échine, animal ; qu’elle en tâte !

Vli !

GUILLERAGUES, lui rejetant le bât.

Vlan !

DASSOUCY, même jeu.

Rimeur de balle !

GUILLERAGUES, même jeu.

Être grotesque et vain !

DASSOUCY, même jeu.

Double fat !

GUILLERAGUES, même jeu.

Triple cuistre !

DASSOUCY, même jeu.

Outre à vent !

GUILLERAGUES, même jeu.

Sac à vin !

Ils sortent de scène, en se poursuivant pour se rejeter l’un à l’antre le bât de l’enseigne.

 

 

Scène XII

 

MADEMOISELLE BÉJART, MADEMOISELLE DU PARC, PIERROTIN, L’HÔTE

 

PIERROTIN, faisant signe aux autres d’entrer.

Venez !

MADEMOISELLE BÉJART.

Mais, Pierrotin, êtes-vous sûr des choses ?

PIERROTIN.

Chut ! on ne peut ici conférer, portes closes ;

Il faut parler plus bas, il faut guetter nos gens.

MADEMOISELLE DU PARC.

Allez donc vous coiffer d’hommes intelligents !

Ils courent aussitôt caresser la servante.

Je ne puis croire encor...

PIERROTIN.

Pensez-vous que j’invente ?

L’HÔTE, menaçant du doigt Pierrotin.

Si tes propos ne sont que colle de Béziers,

Gare à toi !

PIERROTIN, à l’hôte.

Vous hurlez comme vingt créanciers.

Taisez-vous, maître Côme ! et vous verrez merveilles

En ouvrant vos gros yeux et vos grandes oreilles.

Tout à l’heure, ici même, ils se sont embrassés,

Vous dis-je, devant moi !

MADEMOISELLE DU PARC.

Fi ! quelle horreur !

MADEMOISELLE BÉJART.

Assez !

PIERROTIN, montrant une encoignure séparée de la cour intérieure, en guise d’office, par une tenture glissant sur une tringle.

Les voilà ! Cachons-nous promptement.

Ils se cachent derrière la tenture.

 

 

Scène XIII

 

MADEMOISELLE BÉJART, MADEMOISELLE DU PARC, PIERROTIN, L’HÔTE, MOLIÈRE, LUCETTE

 

MOLIÈRE, amenant Lucette sur le premier plan.

Je confesse

Que le petit billet qui portait ton adresse

Ne venait pas de moi.

LUCETTE.

Quoi ! rendez-vous, chanson ?...

MOLIÈRE.

T’arrivaient d’autre part.

LUCETTE, interdite, puis désolée.

Oh ! quelle trahison !

Ainsi vous me mentiez !

MOLIÈRE.

Non pas, chère petite ;

D’honneur ! Mais ton idée allait, allait si vite !

Je fus, sans le vouloir, tout de suite entraîné

Plus loin que je n’aurais jamais imaginé.

Lucette baisse la tête en pleurant.

Pardonne-moi !

LUCETTE.

J’ai donc rêvé. Quelle folie !

Elle essuie ses yeux.

MOLIÈRE.

Tu n’en seras que plus divinement jolie.

LUCETTE.

Mais la chanson, de qui me venait-elle enfin,

Avec ce rendez-vous ?

MOLIÈRE.

Le petit page est fin ;

Il aura dérobé la chanson à son maître

Pour te faire la cour en musique.

Pierrotin écarte un peu la tenture et passe la tête pour mieux entendre.

LUCETTE.

Le traître !

MOLIÈRE.

Ne te parlait-il pas quelquefois tendrement ?

LUCETTE.

Je le croyais, non point amoureux, mais gourmand,

Et lui donnais souvent des gâteaux en cachette !

MOLIÈRE.

Il a probablement tous les vices, Lucette.

La tête de Pierrotin disparaît.

LUCETTE.

Pécaïré ! j’en ai peur. C’est qu’il me compromet,

Moussu !

MOLIÈRE.

L’hôte est jaloux, lui, comme s’il t’aimait.

La tête de l’hôte apparaît sous la tenture.

LUCETTE.

Oh ! je sais qu’il me trouve à son gré, le brave homme !

N’importe !

MOLIÈRE.

Qu’il t’épouse !

LUCETTE.

Il est trop économe.

Oui, c’est un ladre vert.

La tête de l’hôte disparaît.

MOLIÈRE.

Est-ce qu’il te déplaît ?

LUCETTE.

Il ne veut pas de moi, vous dis-je.

MOLIÈRE.

Et s’il voulait ?

LUCETTE.

Dame ! lorsque l’on n’est ni princesse ni reine,

Et lorsque par malheur on n’a point pour marraine

Morgane ou Carabosse, on ne peut décemment

Se réserver toujours pour le Prince Charmant.

MOLIÈRE.

Eh bien ! pour gagner l’hôte et pour flatter son vice,

Un beau soir nous jouerons à votre bénéfice

Et nous te doterons.

LUCETTE.

Maître Côme est jaloux.

Acceptera-t-il ?

MOLIÈRE.

Bah ! nous verrons.

LUCETTE.

Croyez-vous ?

MADEMOISELLE BÉJART, sortant de la cachette et menant l’hôte vers Lucette, qui jette un cri et dérobe son visage sous ses mains.

Le voilà !... Mais tous deux, ils perdent contenance.

L’HÔTE, à Lucette, après le premier moment d’embarras.

Lucette, sois ma femme, avec ou sans finance !

LUCETTE, étant ses mains de son visage et tout ébahie.

D’où sortez-vous ainsi ? Quoi ! vous étiez là, tous.

Et qu’y faisiez-vous donc, nostré Seigné moun Dious ?

PIERROTIN, tandis que l’hôte interdit tourne son bonnet entre ses mains.

Nous passions par hasard.

LUCETTE.

Tous quatre en ce coin sombre !

PIERROTIN, d’un ton dégagé.

L’endroit nous a paru plein de fraîcheur et d’ombre.

L’HÔTE, avec un gros rire.

Et nous sommes restés, tous quatre, sans façon.

MADEMOISELLE BÉJART, bas, à Molière.

C’est à vous que le page a volé la chanson,

Avouez-le !

MOLIÈRE, bas, à mademoiselle Béjart.

Non pas !

MADEMOISELLE BÉJART, même jeu.

Elle était pour Marquise ?

MOLIÈRE, même jeu.

Soit !

MADEMOISELLE DU PARC, bas, à Molière, de l’autre côté.

Vous retrouverez Lucette.

MOLIÈRE, bas, à mademoiselle du Parc.

À votre guise !

 

 

Scène XIV

 

MADEMOISELLE BÉJART, MADEMOISELLE DU PARC, PIERROTIN, L’HÔTE, MOLIÈRE, LUCETTE, DASSOUCY, GUILLERAGUES

 

DASSOUCY, rentrant, la face épanouie et le dos enharnaché du bât d’argent, bras dessus bras dessous avec Guilleragues, qui soutient sa marche titubante.

Maître Côme, du vin, du bon ! J’en ai promis.

Montrant Guilleragues.

Nous sommes maintenant une paire d’amis.

Quel poète ! Il a fait, tout d’un trait, dare-dare,

De petits vers sur moi ; c’est beau comme Pindare :

Déclamant.

« Monsieur Dassoucy
N’a d’autre souci
Que d’avoir la trogne
D’un parfait ivrogne. »

À Guilleragues.

Vous êtes maintenant digne du laurier d’or.

Il lui repasse le bât d’argent, qui tombe entre eux pendant leur lutte joyeuse, et que l’hôte ramasse et fait replacer à l’enseigne. Puis Dassoucy, apercevant Pierrotin.

Ah ! te voici ! Quel tour me viens-tu faire encor ?

Rends-la-moi, la chanson que tu m’as dérobée !

MADEMOISELLE BÉJART.

La chanson !

MADEMOISELLE DU PARC.

C’était vrai !

Elles font mine de se vouloir réconcilier avec Molière.

LUCETTE, donnant la chanson à Dassoucy.

Prenez ! elle est tombée,

Par hasard, en mes mains.

DASSOUCY.

Bah !

MOLIÈRE, à Dassoucy.

Restons indulgents !

Montrant Lucette et l’hôte.

Votre chanson d’amour a marié des gens.

DASSOUCY.

Je la renie alors.

MOLIÈRE, à Lucette et à l’hôte.

Soyez heureux ! J’envie

Votre paisible sort et la charmante vie

Que vous allez avoir en ce pays divin,

Si gai, si beau, si plein de sève et de bon vin !

PIERROTIN, bas, à l’hôte en lui montrant Molière.

Fasse Dieu que l’aîné de vos fils lui ressemble !

L’hôte lui débouche au nez une bouteille de blanquette mousseuse qui l’inonde.

DASSOUCY.

Buvons à leur santé, Molière, tous ensemble !

MOLIÈRE.

Un instant ! Je voudrais la connaître, à la fin,

Cette chanson que j’ai tant réclamée en vain.

DASSOUCY.

Pour avoir son pardon, que Pierrotin la dise !

MADEMOISELLE DU PARC, à Pierrotin.

Sans canard !

PIERROTIN, préludant sur son luth.

Écoutez ! C’est une friandise,

Un régal de gourmet, dont le charme vainqueur

Vous caresse l’oreille et vous fond dans le cœur.

Il chante, en affectant de regarder Lucette.

I

Jeune beauté que j’ai tant poursuivie,
Et qui pour moi n’avez que des refus,
Voulez-vous donc, à la fleur de la vie,
Désespérer mon cœur triste et confus ?

II

Que faut-il faire, ô beauté si cruelle,
Pour adoucir votre injuste rigueur ?
Je souffre, hélas ! une douleur mortelle ;
Tout m’est supplice et je tombe en langueur.

III

Nul plus que moi ne vous trouvera belle,
Vous me verrez mieux épris chaque jour ;
À mes soupirs cessez d’être rebelle
Et laissez-vous désarmer par l’amour

Tous applaudissent ; et l’hôte, débouchant aussitôt un autre flacon de blanquette, inonde Pierrotin de nouveau pour se venger de son impertinence.

MOLIÈRE.

Bravo pour Dassoucy, qui rima cette page

Et la mit en musique !

DASSOUCY.

Et bravo pour le page !

Levant son verre plein.

Maintenant, messeigneurs, à l’hôte !

GUILLERAGUES, même jeu que Dassoucy.

Aux amoureux !

PIERROTIN, même jeu que les précédents.

À la nouvelle hôtesse !

MOLIÈRE, à Lucette et à l’hôte.

Amis, soyez heureux !


[1] Cette comédie a été écrite pour la ville de Pézenas par M. Émile Blémont, sur des notes historiques de M. Charles Ponsonailhe, critique d’art, et sur des indications scéniques de M. Jules Truffier, sociétaire de la Comédie-Française.

La chanson de Dassoucy a été mise en musique par M. Maurice de Féraudy, sociétaire de la Comédie-Française.

PDF