Arminius (Georges de SCUDÉRY)

Tragi-comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, en 1642.

 

Personnages

 

ARMINIUS, prince des Chérusques

HERCINIE, femme d’Arminius

GERMANICUS, général de l’armée romaine

AGRIPPINE, femme de Germanicus

FLAVIAN, frère d’Arminius

SEGESTE, prince Allemand, père d’Hermicie

SÉGIMIRE, fille d’Inguiomère, pince Allemand

CÉCINA, lieutenant-général de Germanicus

ÉMILE, fille Esclave de Ségimire

TROUPE DE SOLDATS ROMAINS

TROUPE DE SOLDATS ALLEMANDS

 

La scène est aux bords du Visurge, dans le Camp de Germanicus.

 

 

PRÉFACE

 

Enfin me voici au bout d’une longue et pénible carrière, que j’ai passée avec assez de bonheur : peu (sans vanité) en ont eu plus que moi, en cette espèce d’ouvrage ; et s’il est capable (comme je n’en doute point) de donner une véritable gloire, je pense avoir quelque raison d’y prétendre. De Seize Poèmes Dramatiques, que j’ai exposés au jugement du public, aucun n’a presques manqué d’obtenir son approbation : et si les applaudissements, et les acclamations universelles, sont des manques infaillibles, de la bonté de ces Poèmes, j’ai droit de croire, que les miens ne sont pas mauvais. LIGDAMON, que je fis en sortant du Régiment des Gardes, et dans ma première jeunesse, eut un succès qui surpassa mes espérances, aussi bien que son mérite : toute la Cour le vit trois fois de suite dans Fontainebleau ; et soit qu’elle excusait les fautes d’un Soldat, soit qu’elle mît ces fautes au nombre des péchés agréables ; il est certain que ses pointes touchèrent cent illustres Cœurs ; et que chacun loua beaucoup, une chose qui était peu digne de l’être. Or comme les premières témérités quand elles sont heureuses, engagent aisément aux Secondes ; je fis après LE TROMPEUR PUNI : et comme les bonheurs sont enchainés, aussi bien que les infortunes, ce second Ouvrage, eut le même succès du premier. LE VASSAL GÉNÉREUX vint ensuite, qui marchant sur les mêmes traces, arriva encor à la même fin. Mais comme le Poète doit être un Protée, capable de toutes formes ; et que les tons les plus bas de la Musique, ne sont pas moins harmonieux que les plus hauts ; du Poème grave, je passais au Poème Comique ; de la Lyre à la Musette, de la Majesté des Vers, à la simplicité de la Prose ; et pour parler en termes de l’Art, du Cothurne, à la Socque. Ce fut en LA COMÉDIE DES COMÉDIENS, que l’on me vie faire ce changement : néanmoins, pour avoir changé mon Monde, je ne changeais pas de destin ; cette Pièce (qu’on peut appeler un agréable Caprice) ne déplut point en la nouveauté ; et le grand Monde qui la suivit, en fut une preuve infaillible. Mais comme je sais qu’il est de ces inventions particulières, comme de la Chromatique, de laquelle il ne faut guère user, si l’on veut qu’elle semble bonne, je repris le ton ordinaire dans mon ORANTE : et par elle, je tirai cent et cent fois des larmes, non seulement des jeux du Peuple, mais des plus beaux jeux du monde. LE FILS SUPPOSÉ vint en suite, qui par ses fréquentes Représentations, fit voir qu’il avait part à la gloire, aussi bien que les Poèmes qui l’avaient devancé. Insensiblement nous voici arrivés à ce bien heureux PRINCE DÉGUISÉ, qui fut si longtemps la passion, et les délices de toute la Cour : jamais ouvrage de cette sorte n’eut plus de bruit ; et jamais chose violente n’eut plus de durée, tous les hommes suivaient cette Pièce, partout où elle se représentait ; toutes les Dames en savaient les Stances par cœur ; et il se trouve même encor aujourd’hui mille honnêtes gens, qui soutiennent que le n’ai jamais rien fait de plus beau ; tant ce faux Enchanteur charma véritablement le monde. Le succès de cette Tragi-comédie fut si extraordinaire, que je n’osé la faire suivre, par une autre de même Nature : et je crus que pour les surpasser, il fallait monter la Lyre sur un ton plus haut. Je fis donc LA MORT DE CÉSAR, qui fut ma première Tragédie : et si la Voix Publique ne me flatta point, toutes les parties de cet Ouvrage, ne furent pas indignes de la Majesté de l’ancienne Rome, et de la grandeur de son Sujet. Je continuai après encor, dans le même genre de Poème ; et fis ma seconde et dernière Tragédie DIDON. Mais comme je ne déguise jamais la vérité, j’avoue ici ingénument, que par des raisons qui ne me regardaient point, cette Pièce n’eut pas le même bonheur des autres. Les acclamations y furent un peu plus froides ; et les représentations un peu moins fréquentes : toutefois l’impression fit âpres, ce que j’avais espéré du Théâtre ; et certainement quiconque connaîtra le Grand Virgile, avouera sans doute, en lisant ma traduction, que peu de plumes, l’ont imité plus fidèlement que la mienne. Or comme les mauvaises Constellations, ne sont pas sitôt passées, L’AMANT LIBÉRAL qui vint ensuite de cette belle Reine de Carthage, se sentit encor un peu de son malheur : et quelque divertissante que fut cette Tragi-comédie ; et quelque beau que fut son Sujet ; que je tiens le premier des Nouvelles de Cervantès ; elle ne fut que médiocrement louée. Il est vrai que L’AMOUR TYRANIQUE qui la suivit, me consola bien pleinement, de cette petite disgrâce : car toute la Cour, et ensuite toute la France, dirent des choses de cet Ouvrage, que je n’oserais redire, tant elles me sont glorieuses. EUDOXE qui parut après, eut encor le même bonheur : et ANDROMIRE qui les suivit, devança l’un et l’autre de bien loin. Pour L’ILLUSTRE BASSA, il avait été trop heureux en Roman, pour ne l’être pas en Comédie : aussi l’a-t-il été de telle forte, que si l’Acteur qui en faisait le premier Personnage ne fut point mort, il aurait peut-être effacé au Théâtre, tout ce que j’avais fait jusques alors. Pour AXIANE, qui n’a pas encor été représentée, je ne saurais vous assurer, de quelle façon elle réussira : toutefois quoi que la Prose n’ait pas la dignité des Vers, j’espère que le monde en sera assez satisfait, pour faire que j’aurais tort de ne l’être pas. Enfin Lecteur, il ne me reste plus à nommer, que LE GRAND ARMINIUS que je vous présente ; et par lequel je prétends finir, un si long et si laborieux travail. C’est mon Chef-d’œuvre que je vous offre en cette Pièce ; et l’Ouvrage le plus achevé, qui soit jamais parti de ma Plume : car soit pour la Fable, pour les Mœurs, pour les Sentiments, ou pour la Versification ; il est certain que je ne fis jamais rien de plus juste, de plus grand, ni de plus beau ; et que si mes labeurs avaient pu mériter une Couronne, je ne l’attendrais que de ce dernier. C’est donc par ce Poème que j’achève ceux de cette espèce, et désormais vous n’en verrez plus de moi ; si les Puissances Souveraines ne m’y obligent. Il est temps que je me repose ; et que du bout de la Carrière, dont j’ai parlé au commencement de ce discours ; je regarde ceux qui la passeront ensuite ; que je batte des mains pour les exciter à la gloire ; et que je leur montre le Prix qui les y attend.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

CÉCINA, TROUPE DE SOLDATS ROMAINS

 

Il sort par un bout du Théâtre, et les soldats par l’autre avec des rondaches où il y a des Aigles peintes.

CÉCINA.

Que chaque Légion sans désordre et sans bruit,

Aille suivre à l’instant le Chef qui la conduit,

Que chacun dans son rang, observe le silence,

Qu’aucun ne s’abandonne, à la moindre insolence ;

Germanicus le veut ; et puisqu’il l’a promis,

Qu’on traite Arminius comme un de nos Amis.

Cependant Corbulon, avec Seize Cohortes,

Allez garder le Camp, et m’en ouvrir les portes,

Et que chacun enfin, se tienne à son devoir,

À l’abord de celui que je vais recevoir.

Dans le milieu des rangs, laissez un intervalle,

Et de juste grandeur, et de distance égale,

Par où puisse passer ce Prince qu’on attend,

Quelqu’un vient, avancez.

 

 

Scène II

 

AGRIPPINE, HERCINIE

 

AGRIPPINE.

Oui, mon cœur vous entend.

Mais ne me contez point vos dernières disgrâces,

Suivons plutôt vos maux en leurs premières traces,

Car je n’ignore pas que Flavian jaloux,

Afin de se venger, se jeta parmi nous ;

Que votre père encor pour soulager ses peines,

Vint suivre les destins et les armes Romaines ;

Et qu’après, l’un et l’autre, assistés des Romains,

Surprirent un Château, qui vous mit en leurs mains,

Pendant qu’Arminius par un destin contraire,

Était loin de Segeste, ainsi que de son frère.

Mais j’ignore d’où vient ce grand et nouveau mal,

Qui donne à votre époux, un frère pour rival.

Si des malheurs passés, la funeste mémoire,

Permet à votre esprit d’en retracer l’histoire,

Faites que je la sache, afin de m’obliger ;

Et je plaindrai vos maux, pour vous en soulager.

HERCINIE.

Dans ce triste récit, quelque mal qui m’arrive,

C’est à moi d’obéir, puisque je suis captive,

Je dois l’obéissance et la vais signaler ;

Au moins si la douleur me permet de parler.

Le grand Arminius, ce vrai foudre de guerre,

Dont le nom glorieux est par toute la terre ;

Ce grand et ferme appui, de tant de Régions ;

Ce vainqueur de Varus, et de ses Légions ;

Ce héros en qui seul la Germanie espère ;

Obtint par un des siens, de Segeste mon Père,

Que je serais sa femme, et que pour s’unir mieux,

Nous le serions ensemble, et par la main des Dieux.

À quelque temps de là, ce grand et brave Prince

Fit venir Flavian dedans notre Province,

Afin que par les mains d’un frère si chéri,

Je me pusse trouver en celles d’un Mari ;

Voici le point fatal, marqué pour ma disgrâce ;

Le jour qu’il arriva, j’étais seule à la chasse ;

Il me vit, et son cœur qui suit la nouveauté,

Crut voir en mon visage, une ombre de beauté ;

Il le voit, il l’observe, il lui plaît, il l’admire ;

Ce cœur brise à l’instant, les fers de Ségimire ;

(Car j’ai su qu’il aimait, et qu’il était aimé ;)

Et sans considérer qu’il en serait blâmé ;

Et sans considérer qu’il trahissait un frère,

Son artifice ordonne, à ses gens de se taire :

Ainsi loin de passer pour un Ambassadeur,

Il parle de son frère, avec tant de froideur,

Que Segeste abusé, veut en savoir la cause ;

Là, comme il est adroit, il invente, il impose ;

Il dit qu’Arminius n’a point d’affection,

Et qu’il n’a pour objet, que son ambition.

Que sans considérer l’amour ni les personnes,

Ses yeux ne sont ouverts qu’à l’éclat des couronnes ;

Qu’il ne fait cet Hymen, qu’afin de s’élever ;

Qu’on doit craindre et prévoir, ce qui peut arriver ;

Qu’ayant dit son avis avec trop de franchise,

De cette ambitieuse, et hautaine entreprise,

Il s’était vu contraint d’abandonner la Cour,

Et de perdre son rang, pour conserver le jour.

AGRIPPINE.

Que ce Prince eut d’adresse, en ce mauvais office !

HERCINIE.

Aussi fut-on surpris par un tel artifice ;

Segeste qui le crut, s’enflamma de courroux ;

Il jura que sa fille aurait un autre époux ;

Il jura que jamais toute la Germanie,

Ne pourrait l’obliger à donner Hercinie

À cet ambitieux dont elle était le prix,

Et qui joignait ainsi l’artifice au mépris.

AGRIPPINE.

Quels furent vos pensers dedans cette aventure ?

HERCINIE.

Tels que les souhaitait cette adroite imposture ;

Le dépit s’empara de mon cœur offensé,

Et tout lui réussit comme elle avait pensé.

En suite Flavian parle, poursuit, espère ;

Me rend mille devoirs, en rend mille à mon père ;

Et comme il est aimable, autant que hasardeux,

Il déçoit l’un et l’autre, et nous gagne tous deux.

Enfin on lui promet, que dis-je, on lui présente,

Et le Sceptre, et le Cœur, et l’État, et l’Amante.

AGRIPPINE.

Ô ciel, Arminius ne fut point averti,

D’un orage imprévu qu’il aurait diverti ?

HERCINIE.

Pardonnez-moi Madame, et ce Prince invincible

Par ses Ambassadeurs parut assez sensible

À des malheurs si grands, et si peu redoutés,

Mais ces ambassadeurs furent mal écoutés ;

Ils prirent vainement une peine infinie,

Et se virent chassés avec ignominie.

AGRIPPINE.

Que fit Arminius, étant si maltraité ?

HERCINIE.

Ce qui lui conseilla sa générosité ;

Il arme, il vient à nous, il attaque, il emporte ;

Tout paraît faible alors, contre une main si forte ;

Il passe comme un foudre, à qui tout ferait jour ;

Il suit en triomphant, la Fortune et l’Amour ;

En un mot il m’enlève, en la même journée,

Où devait s’achever cet injuste hyménée.

AGRIPPINE.

Ce récit (peut s’en faut) me donne de la peur :

Mais enfin vous aimiez cet aimable trompeur ?

HERCINIE.

Ha, Madame, il est vrai !

AGRIPPINE.

Que pûtes-vous donc faire,

Et comment le quitter, pour épouser son frère ?

HERCINIE.

J’écoutai le devoir, j’écoutai la raison ;

J’appris en même jour, sa double trahison ;

Je su qu’en me trompant, il m’avait outragée ;

Je su que sa parole, était trop engagée ;

Qu’une autre avait la foi, qu’il me voulait donner,

Et qu’il ne me suivait, que pour l’abandonner.

Lors un juste dépit, s’empara de mon âme,

Le feu de la colère, en chassa l’autre flamme :

Et l’invincible Héros qui causait mon effroi,

Me fit ressouvenir qu’il avait eu ma foi.

Et puis grande Princesse, une fille enlevée,

Ne peut que par l’hymen voir sa gloire sauvée :

Ainsi pour la sauver, j’acceptai cet Époux,

Le plus grand des mortels, hors l’Empereur et Vous.

Mais il eut à l’instant des nouvelles certaines,

Du merveilleux progrès de vos armes hautaines,

Il sut que vers l’Albis, plus d’un Palais brûlait,

Et qu’au deçà du Rhin, plus d’une Aigle volait.

Lors, quoique ce grand cœur eut de l’idolâtrie,

Il voulut me quitter, plutôt que sa Patrie ;

Il n’eut aucune peine, à suivre son devoir ;

Il préféra l’honneur, au plaisir de me voir ;

En un mot il partit : mais vous savez le reste,

Souffrez donc que j’achève, un discours si funeste,

Et que par la pitié de mon affliction,

Je tache d’obtenir votre protection.

AGRIPPINE.

Elle vous est acquise, et je vous la destine,

Car la vertu peut tout, sur l’esprit d’Agrippine :

Par elle seulement, les grands cœurs sont vaincus,

Elle donc seulement, vaincra Germanicus.

Même il semble aujourd’hui que le Sort se prépare,

À tirer de nos fers, une vertu si rare.

HERCINIE.

Quelques moyens de paix, vous sont-ils proposés ?

AGRIPPINE.

Vous savez que l’on voit nos deux camps opposés,

Et qu’aux bords du Visurge, et l’une et l’autre Armée,

Fait paraître l’ardeur dont elle est animée.

Or sur le point fatal, que les Soldats Romains,

Allaient traverser l’eau pour en venir aux mains,

Le Grand Arminius, paraît sur l’autre rive,

Mais tel, qu’à son abord, plus d’une âme est craintive :

Son acier flamboyant, imprime de l’horreur ;

Son panache ondoyant, donne de la terreur ;

Et la noble fierté qu’il a sur le visage,

De la voix et des mains, leur interdit l’usage ;

Cet objet merveilleux, attache leurs regards ;

Chacun le considère, et chacun le croit Mars.

HERCINIE.

Ha, je le reconnais, sage et grande Agrippine !

AGRIPPINE.

Là, ce Mars s’appuyant sur une Javeline,

Romains (dit-il fort haut, et d’un ton fort charmant ;)

Combattez l’ennemi, mais écoutez l’Amant.

Dites à votre Chef, qu’il m’accorde la grâce

De me voir en son Camp, de souffrir que j’y passe :

J’irai sur sa parole, et je n’y craindrai rien ;

Jugeant de lui par moi, qui suis homme de bien.

Germanicus dont l’âme, est de bonté pourvue,

Afin de l’obliger, souffre cette entrevue ;

Il lui donne en Otage, Aprone avec Acer,

Et commande aux Soldats qu’on le laisse passer.

HERCINIE.

Quoi, Madame il viendrait !

AGRIPPINE.

N’en faites aucun doute.

HERCINIE.

Si la vertu vous plaît, si votre âme l’écoute,

(Comme sans un grand crime, on n’en saurait douter)

Protégez-là, Madame, et daignez l’assister :

Ainsi Germanicus puisse être heureux en guerre,

Et l’Allemagne hors, vaincre toute la terre.

AGRIPPINE.

Oui, je vous le promets, et vous le promettant,

Espérez d’Agrippine, un service important,

Je ne rejette point une prière juste.

HERCINIE.

Ciel, fais que l’Univers puisse être au sang d’Auguste

Et s’il est arrêté que nous soyons vaincus,

Que ce ne soit au moins que par Germanicus.

AGRIPPINE.

Le voilà qui paraît, mais Segeste en colère,

Choquerait un dessein qu’il vaut mieux qu’on diffère.

 

 

Scène III

 

SEGESTE, GERMANICUS, TROUPE DE ROMAINS

 

SEGESTE.

Seigneur, Arminius quitte ses régiments,

Et s’engage déjà dans nos Retranchements,

Voulez-vous que mon bras en délivre l’Empire ?

GERMANICUS.

Vous deviez l’avoir fait, au lieu de me le dire.

Que dis-je ! par sa fin cette guerre eût fini,

Mais si vous l’aviez fait, on vous aurait puni.

Non non, nous combattons, et sans fraude, et sans haine,

Et l’honneur est l’objet de la vertu Romaine.

L’Univers est le prix de nos fameux combats,

Mais l’Univers sans lui, ne nous satisfait pas :

Les lâches seulement dérobent la victoire,

Et vaincre sans péril, serait vaincre sans gloire.

SEGESTE.

Il est bien malaisé que le Victorieux

Après qu’il a vaincu n’ait un sort glorieux.

Il n’importe comment tombent nos Adversaires ;

Il est comme des maux, des crimes nécessaires :

Et quand nous obtenons le bien qu’on nous promet,

On doit récompenser le bras qui les commet.

GERMANICUS.

Rome ne suit jamais de si lâches maximes ;

Loin de récompenser, elle punit les crimes ;

Et lorsqu’on entreprend ce qui n’est pas permis,

Elle protégerait jusqu’à ses ennemis.

SEGESTE.

Ces austères vertus sont au dessus de l’homme.

GERMANICUS.

Mais apprenez que rien n’est au dessus de Rome :

Elle court à la gloire, elle court aux hasards,

Mais la gloire sans tâche, est l’objet des Césars.

SEGESTE.

Mais la haine est permise, et la vengeance est juste ;

Entendez, entendez, la voix du Grand Auguste ;

Il criait autrefois, VARUS RENDS MES SOLDATS ;

Il se plaint maintenant qu’on ne les venge pas.

GERMANICUS.

Ha, j’entends cette voix, qui des bords du Cocite,

Éclate dans mon cœur, et qui le sollicite ;

Je vois ces champs affreux, où nous sont apparus

Les funestes débris, des Troupes de Varus.

Les bois de Teutobourg, s’offrent à ma mémoire ;

J’y vois ce Général, dépouillé de sa gloire ;

Je le vois s’avancer, d’un pas faible et tremblant ;

Il sort de ce Marais, triste, pâle, et sanglant ;

Je vois, je vois encor, ces marques de victoire,

Dont l’ennemi superbe, éternisa sa gloire ;

Ces Armées, ces Boucliers, ces Piques, et ces Dards,

Élevés en Trophée, et consacrés à Mars.

J’y vois l’Aigle romaine, (ô funeste pensée !)

Marquer honteusement, notre perte passée ;

Je la vois suspendue, elle s’offre à mes sens ;

Je vois ces lieux maudits, couverts d’os blanchissants ;

Je vois de notre Camp les pitoyables restes ;

Je vois mille malheurs, et mille objets funestes ;

Je vois encor debout les tragiques Autels,

Ou tombaient nos soldats, frappez de coups mortels ;

Je vois qu’il faut punir l’audace du Barbare ;

Je le vois, je le veux, et mon bras s’y prépare ;

Mais bien que notre mal, soit sans comparaison,

Je ne puis le guérir, par une trahison.

SEGESTE.

Ô le faible scrupule !

GERMANICUS.

Ô qu’il est raisonnable !

Et qu’en parlant ainsi, vous êtes condamnable !

Segeste, écoutez moins votre aveugle fureur ;

Songez que vous parlez devant votre Empereur ;

Et que l’on eut pu voir, un si juste scrupule,

Dans le cœur d’Alexandre, et dans celui d’Hercule.

SEGESTE.

Comment, vous souffrirez qu’un traître vienne ici !

GERMANICUS.

Peu de gens après vous, l’appelleront ainsi.

SEGESTE.

Mais c’est votre Adversaire.

GERMANICUS.

Et de plus, un grand homme,

S’il ose résister à l’Empire de Rome.

SEGESTE.

On le voit presque seul se remettre en vos mains.

GERMANICUS.

Il a plus qu’une Armée, en la foi des Romains.

SEGESTE.

Un excès de bonté, vous rend digne de blâme.

GERMANICUS.

Un excès de colère, a déréglé votre âme.

SEGESTE.

Mais songez que Varus le doit faire haïr.

GERMANICUS.

Varus sera vengé, mais vengé sans trahir ;

Je ne ternirai point la gloire de l’Empire,

Ne m’en parlez jamais.

SEGESTE.

Et bien, je me retire.

 

 

Scène IV

 

ARMINIUS, CÉCINA, TROUPE DE SOLDATS ALLEMANDS, GERMANICUS, TROUPE DE SOLDATS ROMAINS

 

Les Soldats Allemands portent des Aigles Romaines et des vases d’or pleins de pierreries.

ARMINIUS.

Je sais que l’Univers, invincible Empereur,

En me sachant ici, m’accusera d’erreur ;

Mais cette erreur est belle, et j’ose me promettre,

Qu’Amour l’excusera, lui qui la fait commettre.

Je viens dans votre Camp, j’irais dans les Enfers,

Pour retirer mon cœur et ma femme des fers :

Et puis, votre vertu que tout le monde estime,

Autorise ma faute, et la rend légitime.

Je suis dans votre Camp, comme en mes Pavillons ;

J’y suis plus sûrement, qu’entre nos Bataillons ;

Vous donnez une foi sans fraude et sans contrainte ;

Et mon cœur la reçoit sans faiblesse et sans crainte.

Nous sommes gens d’honneur, aussi bien qu’ennemis ;

Nous ne ferons jamais, ce qui n’est point permis ;

Les armes à la main, nous savons nous défendre,

Mais nous ne les prenons, que lors qui les faut prendre :

Combattant pour la gloire, et pour la Nation,

Nous combattons sans fraude, et sans aversion.

Je viens donc sur la foi que vous m’avez donnée,

Dire que de vous seul, dépend ma destinée.

Faites comme les Dieux, mon bon ou mauvais Sort ;

Accordez-moi la vie, ou donnez-moi la mort.

Que si votre bonté veut paraître infinie,

Rompez en ma faveur, les chaînes d’Hercinie.

Il montre ses pierreries.

Prenez tous mes trésors, pour ce rare trésor ;

Changez utilement, ses fers avec cet or ;

Mais comme des grands cœurs, la gloire est le partage,

Cette illustre rançon vous plaira davantage.

Il montre les Enseignes Romaines.

Ces Aigles que ma main, ou plutôt mon bonheur,

Me fit jadis gagner avec assez d’honneur ;

Ces Aigles que Varus perdit avec la vie,

Seront si vous voulez, le prix de mon envie :

Ma main les emporta, ma main vous les remet ;

Enfin je suis à vous, si l’honneur le permet.

GERMANICUS.

Généreux ennemi que l’Univers renomme,

C’est par là seulement que l’on peut vaincre Rome ;

Ce n’est qu’en lui cédant, qu’on la peut surmonter ;

Il faut être dompté, quand on la veut dompter ;

Car pour rendre sa force, ou sa gloire immortelle,

Elle abat qui résiste, et soutient qui chancelle ;

Ainsi tout l’Univers, verra Germanicus,

Si l’honneur le permet, au rang de vos vaincus.

Mais comme cette affaire, est de haute importance,

Et que vos ennemis sont dans notre alliance,

Souffrez sans me haïr, et sans vous offenser,

Que je prenne aujourd’hui, le loisir d’y penser.

Vous pouvez cependant, vous tenir aussi libre,

Que si nos Légions, étaient aux bords du Tibre :

Entrez dans cette Tente, et vous y reposez

Pendant qu’on résoudra, ce que vous proposez :

Oui, pour vous notre Camp est un lieu d’assurance :

ARMINIUS.

La crainte à ce qu’on dit, suit toujours l’espérance,

Mais sachant vos vertus, je n’en douterai pas,

Et je ne vous craindrai, qu’au milieu des combats.

GERMANICUS.

Varus nous apprend bien que c’est vous qu’on doit craindre.

ARMINIUS.

L’amour vous apprendra, que c’est moi qu’on doit plaindre.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

SÉGIMIRE, ÉMILE

 

SÉGIMIRE.

Ne m’importune point de discours superflus,

L’espérance est un bien, ou je ne prétends plus.

Ma débile raison, en vain est soutenue,

Je veux, je veux mourir, en Esclave inconnue,

Et cacher sous les fers, et dans notre Prison,

La honte qui me vient de cette trahison.

L’Ennemi qui me prit, en prenant une Ville,

M’obligea plus que toi, sage et cruelle Émile ;

Par un sort inconnu, mes malheurs sont couverts,

Et tu veux les montrer aux yeux de l’Univers.

Songe que ma douleur est déjà trop amère ;

Et songe que je suis fille d’Inguiomère ;

Songe que Ségimire, est sans félicité ;

Songe que Flavian est sans fidélité ;

Et qu’ainsi dans l’excès de mes cruelles peines,

Un trépas désiré, vaudrait mieux que mes chaînes ;

Si bien qu’en l’attendant, comme un dernier secours,

Dans un sort plus obscur, laisse couler mes jours.

Tu sais que cet ingrat m’est toujours plus contraire ;

Tu sais qu’il m’abandonne, et qu’il trahit son frère ;

Tu sais qu’il a repris l’objet de ses désirs ;

Et tu veux que je vive, après ces déplaisirs !

Ha, je ne le saurais ! ma perte est résolue,

Et le Destin la veut de puissance absolue ;

Ne t’oppose donc plus à cet arrêt des Cieux,

Et pense que le Sort, fait céder jusqu’aux Dieux.

Obéissons Émile, après cette injustice,

À la nécessité, qui veut que je périsse ;

Contentons Flavian, contentons nous ici ;

Il veut que je me perde, et je le veux aussi ;

Il veut que mon trépas, assure sa conquête ;

Il veut que je me perde, et j’y suis toute prête ;

Il veut m’abandonner, et je lui rends son cœur ;

Il paraît rigoureux, j’approuve sa rigueur ;

Il veut aimer ailleurs, et j’y consens, qu’il aime ;

Il veut mon mal plus grand, et mon mal est extrême ;

Il veut que je le quitte, et je quitte ses pas ;

Bref, il veut que je meure, et je cours au trépas.

ÉMILE.

Ne prenez point encor cette funeste voie ;

Puisqu’il est dans le Camp, souffrez que je le vois ;

Madame, au nom des Dieux, accordez-moi ce bien ;

Suspendez vos projets, ne déterminez rien ;

Peut-être que l’ingrat changera de pensée ;

Il connait à quel point vous êtes offensée ;

Il connait que son crime, est sans comparaison ;

Et son cœur en secret, blâme sa trahison.

Souffrez donc que le mien vous rende ce service ;

Qui laisse la Vertu, peut bien quitter le vice ;

S’il sait que vous vivez, sa flamme revivra ;

Montrons-lui son devoir, pour voir s’il le suivra.

SÉGIMIRE.

Ha, ne m’abuse point d’une vaine espérance !

Elle est sans fondement, comme sans apparence ;

Veux-tu changer le sort, et les décrets des Cieux,

Et crois tu que ta voix, puisse plus que mes yeux ?

Non, non, c’est me flatter dans ma triste aventure ;

L’ingrat a méprisé l’Amour et la Nature ;

Il a trahi son frère, il m’a manqué de foi ;

Juge après ces erreurs, ce qu’il fera pour toi.

Cède, cède plutôt au Destin qui me brave ;

Émile, ne sois plus l’Esclave d’une Esclave ;

Ne prends aucune part, aux maux que j’ai souffert,

Et songe que le sort vient de rompre tes fers.

ÉMILE.

Ha, ce penser m’afflige, et ce discours m’offense !

SÉGIMIRE.

Non, non, ne me suis plus, mon malheur t’en dispense.

ÉMILE.

Je vous suivrai partout, et jusques au Tombeau.

SÉGIMIRE.

Ce dessein est injuste.

ÉMILE.

Et je le trouve beau.

SÉGIMIRE.

Ô généreuse Esclave !

ÉMILE.

Ô Princesse adorable !

Si jamais ce grand cœur me parut favorable,

Souffrez que Flavian puisse apprendre aujourd’hui

Qu’il doit vivre pour vous, si vous mourez pour lui ;

Souffrez que j’aille voir cet esprit infidèle.

SÉGIMIRE.

Enfin il faut céder à l’ardeur de ton zèle :

Va, puisque tu le veux, faire un dernier effort,

Mais je n’espère rien de l’ingrat ni du Sort.

Juste ciel, je le vois ! Mais attendons qu’Émile

Ait pris au lieu de nous, une peine inutile ;

Pour ne pas ajouter la honte à nos malheurs,

Rentrons dans cette Tente, et cachons nos douleurs.

 

 

Scène II

 

FLAVIAN, HERCINIE

 

FLAVIAN.

Ne vous offensez point si je romps le silence,

Puisque l’on voit ma vie, et ma mort en balance :

Voici, voici le jour, propice ou rigoureux,

Qui rendra mon esprit content ou malheureux.

Voici le jour fatal, où la belle Hercinie

Va me combler de gloire, ou de peine infinie ;

Va suivre mes Destins, ou les abandonner ;

Va me couvrir de honte, ou me va Couronner.

Hélas, si vous voyez dans cette incertitude,

Ce que souffre mon cœur en son inquiétude,

Et quel est le supplice, ou la crainte l’a mis,

L’espoir serait un bien qui lui serait permis.

Mais puisque la Nature, y met un grand obstacle ;

Puisque pour voir ce cœur, il faudrait un miracle ;

Et qu’il faudrait encor, (vous qui le gouvernez,)

Y porter les regards que vous en détournez ;

Trouvez bon que ce cœur plein de zèle et de flamme,

Se serve de ma voix, pour exciter votre âme ;

Souffrez que Flavian fasse agir cette voix,

Pour vous représenter ce qu’il fut autrefois.

Hélas, s’il vous souvient de l’état de sa gloire ;

Si vous en conservez l’image en la mémoire ;

Pourrez-vous consentir (quoiqu’il puisse arriver)

À l’injuste dessein qui l’en pourrait priver ?

Enfin triompherai-je, en cette illustre guerre ?

Relevez, relevez, ces Astres de la terre,

Ces Astres que mon cœur veut toujours adorer,

Et faites voir en eux, si je dois espérer.

Ha, je les vois ces yeux pleins d’attraits et de charmes,

Mais je les vois couverts de foudres et de larmes ;

La colère s’y mêle, avec la douleur ;

J’y vois leur inconstance, et j’y vois mon malheur ;

Et sans que votre voix achève ma disgrâce,

Vous avez déjà dit qu’un autre a pris ma place ;

Vous avez déjà dit à cet infortuné,

Qu’Arminius l’emporte, et qu’il est condamné.

HERCINIE.

Arminius l’emporte, il est vrai, je l’avoue ;

Mais si vous m’en blâmez, tout l’Univers m’en loue :

J’ai suivi la raison, j’ai suivi le devoir,

À l’instant bienheureux qu’on me les a fait voir ;

Et sans considérer ce que j’avais en l’âme,

De cette injuste amour, j’ai fait cesser la flamme,

J’ai surmonté mon cœur en cette occasion ;

Oui, oui, je le confesse, à ma confusion ;

J’aimais un infidèle, un trompeur, un parjure,

Qui ne pouvait m’aimer, sans me faire une injure ;

Et dont le cœur perfide, et que l’on doit blâmer,

Non seulement m’aimait, mais me forçait d’aimer.

Oui, j’aimais ce coupable, et mon âme asservie,

N’eut fini son erreur, qu’en la fin de ma vie,

Si pour me garantir, la clémence des Cieux,

N’eut rompu le bandeau, qui m’offusquait les yeux.

Mais lors que ce rayon, à mon âme éclairée,

J’ai vu le précipice, et m’en suis retirée.

J’ai connu votre crime, et ma facilité ;

J’ay vu la trahison, et l’infidélité ;

J’ai vu que Ségimire, était abandonnée ;

J’ai vu...

FLAVIAN.

Quoi ?

HERCINIE.

Que son Sort serait ma destinée ;

J’ai vu que votre frère, était encor trahi,

Et que ce que j’aimais, devait être haï.

FLAVIAN.

Hélas, je le confesse, ô Beauté que j’admire,

Que j’ai trahi mon frère, ainsi que Ségimire,

Mais songez pour finir cet injuste courroux,

Que ce cœur affligé, les a trahis pour vous.

Que me reproche-t-on, dedans cette aventure !

J’ai combattu pour vous, l’amour et la Nature.

L’un et l’autre en mon cœur, agissait puissamment,

Toutefois je vainquis, mais pour vous seulement.

Et vous me reprochez, (ô cruelle personne,)

Le crime glorieux, ou ce cœur s’abandonne !

Et vous me reprochez, une infidélité,

Dont vous fûtes la cause, et par votre beauté !

Mais si vous me blâmez (souffrez que je le die,)

Pourquoi m’imitez-vous en cette perfidie ?

Je quitte Ségimire, et vous m’abandonnez,

Dieux, qui vous absoudra, si vous me condamnez ?

Ou sont tant de serments, adorable infidèle ?

Ou cette passion, qu’on nommait immortelle ?

Vous me deviez aimer, jusques dans le Tombeau ;

Vous disiez que l’Amour n’a jamais qu’un flambeau ;

Qu’une seconde flamme, est un crime effroyable ;

Et vous m’abandonnez, volage, impitoyable !

Et vous abandonnez, ô douleurs ! ô transports !

À ce nouveau Vainqueur, et l’esprit, et le corps !

Ha, ce penser me tue, et réveille ma rage !

Mais ainsi qu’un nocher, puisque j’ai fait naufrage,

Souffrez qu’ayant perdu des richesses sans prix,

Je tâche de sauver les restes du débris.

Je vous aime infidèle, aussi bien que constante ;

Je n’ai pas tout mon bien, mais mon cœur s’en contente ;

Et pourvu que le vôtre, enfin revienne à moi,

J’oublierai mes malheurs, et ce manque de foi.

HERCINIE.

Ha, n’attendrissez plus une âme infortunée,

Qui ne peut être à vous, puisqu’elle s’est donnée !

Songez que votre frère, en est le Possesseur,

Et ne me regardez que comme votre Sœur.

De l’Hymen qui nous joint, la chaine est éternelle,

Et la moindre pitié, deviendrait criminelle.

Non, n’espérez de moi, ni repos ni bonheur ;

Si j’ai beaucoup aimé, j’aime beaucoup l’honneur ;

Ne m’en parlez jamais, c’est ce que je demande,

Ou si vous le voulez, c’est ce que je commande.

FLAVIAN.

Cruel commandement, que tu m’es rigoureux !

HERCINIE.

Oui, cruel, il est vrai, mais juste et généreux.

FLAVIAN.

Je n’y puis obéir, cœur de bronze et de glace.

HERCINIE.

Je ne puis le changer, quelque chose qu’on fasse.

FLAVIAN.

Hé, Madame, écoutez.

HERCINIE.

Non, je n’écoute rien,

Vous seul avez détruit, et votre heur, et le mien.

FLAVIAN.

Ô Ciel, contre mes pleurs, vous trouverez des armes !

HERCINIE.

Je ne les saurais voir à travers de mes larmes.

Adieu !

FLAVIAN.

Mais votre sort est encor en mes mains,

Si je veux implorer le secours des Romains.

HERCINIE.

Ces superbes Vainqueurs qu’accompagne la gloire,

Ne peuvent obtenir cette injuste victoire,

Non, non, après les maux que mon âme a souffert,

Ils verront mon triomphe, au milieu de leurs fers ;

Mais adieu.

 

 

Scène III

 

FLAVIAN

 

Malheureux quelle est ton espérance !

Celle de la fléchir est sans nulle apparence,

Elle n’a plus pour toi, ni douceur, ni pitié ;

Loin d’avoir de l’amour, elle est sans amitié ;

Ce grand et fier esprit, ne se veut jamais rendre :

Flavian, Flavian, quel conseil dois-tu prendre ?

Auras-tu fait en vain trois crimes odieux,

Comme en vain irrité, les hommes et les Dieux ?

Auras-tu vainement, à toi-même contraire,

Si lâchement trahi, pays, Maîtresse, et frère ?

Non, non, puisque mon crime, est à ce dernier point,

Le bien que j’en prétends, ne me manquera point,

Dussé-je au lieu d’un crime, en faire plus de mille ;

Allons trouver Segeste ; ha, bons Dieux, c’est Émile !

Quel supplice nouveau, me fait-elle sentir !

 

 

Scène IV

 

FLAVIAN, ÉMILE

 

FLAVIAN.

Hélas, quel bon démon a pu te garantir ?

Quoi, tu n’as point péri, dans ce commun naufrage ;

Et je dois ton salut, au Destin qui m’outrage !

Ta Maîtresse est perdue, et j’ignore son sort ;

Apprends-moi ses malheurs, et quelle fut sa mort.

ÉMILE.

Ha, Seigneur, elle est morte, et morte dans votre âme ;

Ses jours furent éteints, avec votre flamme ;

Par vous elle vivait, par vous elle mourut ;

Et vous l’abandonnant, rien ne la secourut ;

Car parmi les malheurs, qui la venaient poursuivre,

Vivant sans votre amour, elle ne crut plus vivre.

FLAVIAN.

Hélas, que cette perte, est digne de pitié !

ÉMILE.

Mais faites-la revivre, avec votre amitié.

FLAVIAN.

Elle est morte, elle est morte, aussi bien que ma gloire.

ÉMILE.

Elle est morte en effet, dedans votre mémoire.

FLAVIAN.

Ne renouvelle plus mes premières douleurs.

ÉMILE.

N’êtes-vous point touché de ses derniers malheurs ?

Pour elle, passez-vous de l’amour à la haine ?

FLAVIAN.

Je suis toujours Captif, mais j’ai changé de chaine.

ÉMILE.

Son cœur qui fut captif, n’en a jamais changé.

FLAVIAN.

Par les douleurs du mien, il est assez vengé.

ÉMILE.

Mais vous aimez ailleurs.

FLAVIAN.

Mais j’aime par contrainte.

ÉMILE.

Cessez de la trahir.

FLAVIAN.

À quoi sert cette plainte ?

Fais, si tu veux qu’Amour ait ce premier flambeau,

Que Ségimire vive, et sorte du Tombeau.

 

 

Scène V

 

SÉGIMIRE, FLAVIAN

 

SÉGIMIRE.

Elle en sort inhumain.

FLAVIAN.

Ô Ciel, quelle surprise !

SÉGIMIRE.

Mais c’est pour y rentrer, si ton cœur la méprise.

Elle en sort inhumain, pour te faire sentir,

Non pas tes premiers feux, mais quelque repentir,

(Si toutefois ton âme, en peut être capable,

Car je ne l’ose croire, et te vois trop coupable.)

Non, je n’espère rien, en l’état ou je suis ;

Ta faute est sans remède, ainsi que mes ennuis ;

Je lis dedans ton cœur, je le vois ce volage,

Et n’y vois rien de bon, ni rien qui me soulage.

Tu ne saurais cacher ses mauvais sentiments,

Et le mien les découvre, en tous ses mouvements.

En vain ton artifice, a feint quelque tristesse,

Quoique bien concertée, elle a peu de justesse :

Et tes derniers discours piquants et rigoureux,

Font voir ton cœur perfide, et le mien malheureux.

Aussi je ne te parle, âme ingrate et légère,

Dont l’humeur est changeante, et la foi mensongère,

Que parce que la mienne, en ce fatal moment,

N’a pas pu retenir ce premier mouvement.

J’ai paru devant toi, mais c’est malgré moi-même ;

Mais c’est... ha, de mon cœur l’imprudence est extrême !

Non, non, sans te contraindre, et sans plus discourir,

Va t’en, va t’en barbare, et me laisse mourir.

FLAVIAN.

Oui, la confusion m’ôte de cette place,

Et mon front est couvert d’une sueur de glace :

La force m’abandonne, en ces funestes lieux ;

Enfin ce criminel n’ose lever les yeux.

Il sait que votre plainte, est juste et légitime ;

Il n’ose voir son juge, et voit trop bien son crime ;

Il voit un précipice, et ne peut l’éviter ;

Il connait son erreur, et ne la peut quitter.

SÉGIMIRE.

Ô souverain des Dieux !

FLAVIAN.

Sa main est toute prête,

Obtenez-en la foudre, et j’offrirai ma tête.

SÉGIMIRE.

Il part, et sa rigueur est au suprême point !

FLAVIAN.

Servez-vous de ce fer, je ne partirai point.

SÉGIMIRE.

Il préfère la mort, à cette infortunée !

FLAVIAN.

Tel est votre malheur, telle est ma destinée.

SÉGIMIRE.

Il connait son erreur, et la quitte en ce lieu.

FLAVIAN.

Je connais vos vertus, et je les quitte, à Dieu ;

Mais je vais travailler à votre délivrance.

SÉGIMIRE.

Mais tu vas bien plutôt augmenter ma souffrance ;

Non, non, ne me fais point ces inutiles biens,

Et ne romps point mes fers, ayant brisé les tiens.

 

 

Scène VI

 

SÉGIMIRE, ÉMILE

 

SÉGIMIRE.

Et bien, tu vois Émile, ou le Ciel m’a réduite ;

Quel fruit ai-je tiré de ta sage conduite ?

Je te l’avais bien dit, que tout cédait au sort,

Et que tout mon espoir consistait en ma mort.

Tu vois que cet ingrat, se moque de mes larmes ;

Tes discours et les miens, sont de trop faibles armes ;

Il surmonte en fuyant, l’ennemi qui se plaint.

ÉMILE.

Il n’est pas insensible, et puisqu’il fuit, il craint.

Suivez donc un dessein tel que je l’imagine ;

Voyez Germanicus, visitez Agrippine ;

J’ai su par un Soldat qui me l’a dit ainsi,

Qu’Arminius lui-même, est venu jusqu’ici

Offrir une rançon pour sa femme captive,

Ôtons-la de ces lieux, faisons qu’elle le suive ;

Car lors que Flavian ne la pourra plus voir,

Son cœur désenchanté connaîtra son devoir :

Mais tant qu’il la verra, son âme criminelle,

Aimera les beautés que chacun voit en elle.

SÉGIMIRE.

Crois-tu que le Romain la rende à son Époux ?

ÉMILE.

Oui, par l’invention que je conçois pour vous ;

Elle est grande et hardie, elle est grande.

SÉGIMIRE.

Il n’importe ;

Et dans le désespoir une âme est assez forte ;

Dis ce que c’est Émile, et je le tenterai.

ÉMILE.

Quelqu’un vient, avançons, et je vous le dirai.

 

 

Scène VII

 

GERMANICUS, CÉCINA, AGRIPPINE

 

GERMANICUS.

Oui, je dois regarder, quoi que je délibère,

La gloire de l’Empire, et celle de Tibère ;

Mais Cécina la mienne, est sensible à mon cœur.

CÉCINA.

Mais pour être clément, il faut être Vainqueur.

AGRIPPINE.

Oui, pour oser prétendre, à la gloire suprême,

Il faut être Vainqueur, mais vainqueur de soi-même.

GERMANICUS.

La force et la clémence, également vertus,

Font qu’on peut obliger, ceux qu’on a combattus.

CÉCINA.

Mais si vous délivrez cette belle Captive,

Qui suivra votre Char ?

AGRIPPINE.

Que la Gloire le suive.

CÉCINA.

L’ornement du Triomphe, où nos vœux sont bornés,

Ne consiste Seigneur, qu’à des Rois enchaînés.

GERMANICUS.

Mais j’aspire plus haut, que la gloire ordinaire.

AGRIPPINE.

Et vous n’embrassez point un bien imaginaire.

Et puis cette Princesse, à parler franchement,

Ne peut de votre Char devenir l’ornement ;

Car quoi que Cécina puisse penser ou dire,

Elle est fille d’un Prince, allié de l’Empire.

CÉCINA.

Ainsi donc pour le moins, Seigneur, vous oubliez,

Le respect que l’on doit, aux Princes Alliés :

Car si vous accordez cette grâce funeste,

Que dira Flavian, et que dira Segeste ?

L’un et l’autre offensé, par un juste courroux,

Armera mille bras qui combattent pour vous.

Oui, vous verrez Seigneur, les Cattes, les Tubantes,

Qui suivent maintenant vos Armes triomphantes ;

Les Marses courageux, et les Sicambriens,

Joindre pour Flavian, leurs intérêts aux siens :

Vous verrez contre vous, Marcomanes, Bataves,

Noriques, Ubiens, peuples hardis et braves ;

Et tout ce que ce Prince, en avait diverti,

Abandonner votre Aigle, et suivre son parti ;

Contre tant d’ennemis, que peut votre vaillance ?

GERMANICUS.

Les vaincre Cécina, c’est là mon espérance.

AGRIPPINE.

Et par un grand Trophée, enseigner aux Germains,

Qu’il faudra que tout cède, aux Armes des Romains.

CÉCINA.

Mais supposons Seigneur, qu’après de longues peines,

Ces peuples soient soumis, et soient chargés de chaînes ;

Quand vous aurez fermé le Temple de Janus,

Aurez-vous satisfait l’humeur de Sejanus ?

Quand vous aurez fini cette importune guerre,

Rome vous fera voir l’autre bout de la Terre ;

Et pour cacher sa fraude, à votre jugement,

Nommera cet exil, un beau commandement.

Tibère d’autre part, dont l’humeur sombre et noire,

Ne souffre qu’à regret, l’éclat de votre gloire ;

Dont l’esprit défiant, vous estime et vous craint,

Ne feindra plus alors, si maintenant il feint :

Et sur un tel prétexte, et Pison, et Plancine,

Travailleront tous deux, au mal qu’on vous destine ;

Cela arriva ainsi depuis, et il est dit ici prophétie Épique.

Et veuille Jupiter, que Plancine et Pison,

Animez contre vous, n’usent point de poison.

AGRIPPINE.

Ces paroles Grands Dieux, en mon âme tracées,

Me font voir l’avenir, par les choses passées ;

Un rayon de clarté, m’illumine les sens ;

Je perce le futur, je vois ce que je sens.

Si jamais votre cœur voulut m’être propice,

Qu’il évite aujourd’hui cet affreux précipice :

Vous savez que le mien jamais ne s’étonna,

Mais c’est le Ciel qui parle, et non pas Cécina.

Ne précipitons point nos fières destinées ;

Prolongez mon bonheur, avec vos années ;

Enfin conservez-vous, enfin conservez-moi.

GERMANICUS.

Elle est ma Souveraine, il faut suivre sa loi :

Et bien que la frayeur n’ébranle point mon âme,

Puisque vous l’ordonnez, retenons cette Dame :

Faisons, faisons mourir cette crainte en naissant ;

Je serai peu courtois, pour être obéissant.

AGRIPPINE.

J’ai promis de servir cette illustre Princesse,

Mais le premier devoir, fait que tout autre cesse :

Et puis que Flavian veut toujours la garder,

Retenez la Seigneur, pour ne rien hasarder.

GERMANICUS.

Je remets à vos soins, comme à votre prudence,

Cette affaire épineuse, et de haute importance :

Voyez Arminius, et lui faites savoir,

Que j’écoute à regret, ce rigoureux devoir.

Toutefois Cécina, parlez à ce Grand homme,

En des termes hardis, qui soient dignes de Rome ;

Je ne vous prescris rien, connaissant votre esprit.

CÉCINA.

Seigneur, j’observerai ce que l’honneur prescrit.

Il sort de cette Tente.

GERMANICUS.

Évitons sa rencontre ;

Je vois trop sa douleur, sans vouloir qu’il la montre :

Venez m’accompagner jusqu’au Retranchement,

Et vous viendrez après retrouver cet Amant.

 

 

Scène VIII

 

ARMINIUS

 

Ô que d’impatience, est jointe à mon attente !

Ô que d’incertitude, au dessein que je tente !

Et qu’il est difficile, en l’état où je suis,

D’adoucir par l’espoir, l’aigreur de mes ennuis !

Le Sort et les Romains, tous deux mes Adversaires,

Sont Maîtres des trésors qui me sont nécessaires :

Et pour porter enfin mes malheurs jusqu’au bout,

Le Sort et les Romains me refuseront tout.

Hélas, ce dernier bien, qui suit les misérables,

Qui soulage leur âme, en ses maux déplorables,

L’espérance en un mot, m’abandonne aujourd’hui,

Voyant ma destinée, entre les mains d’autrui.

Ô toi qui fais ma peine, et qui te moque d’elle,

Ennemi trop barbare, et frère peu fidèle,

Si tu pouvais la voir en cette occasion,

Elle te donnerait de la confusion ;

Et quand tu serais Tigre, et quand tu serais Souche,

Elle te toucherait, au point qu’elle me touche.

Mais hélas, quelqu’un vient.

 

 

Scène IX

 

CÉCINA, ARMINIUS

 

CÉCINA.

Seigneur, Germanicus

Dont le Nom fait trembler des Rois qu’il a vaincus,

Vous conjure par moi, (Mais conjure sans feinte,)

De croire qu’au refus sa puissance est contrainte,

Et que hors l’intérêt des Princes ses Amis,

Vous seriez satisfait, si l’honneur l’eut permis.

Que c’est avec douleur, qu’il refuse à votre âme,

Le merveilleux objet, qui fait naître sa flamme ;

Que par votre mérite, il est sollicité ;

Mais qu’il faut que tout cède, à la nécessité.

Pour nos Aigles Seigneur, il m’ordonne de dire,

Qu’il croirait offenser la gloire de l’Empire,

Si comme on les perdit au milieu des combats,

Il ne les y gagnait par l’effort de son bras :

Vous pouvez donc sortir de l’Enceinte Romaine,

Et j’attendrai votre ordre à la Tente prochaine.

 

 

Scène X

 

ARMINIUS

 

Ha je l’avais bien dit, que je n’obtiendrais rien !

Peuple, fier et cruel, ennemi de mon bien ;

Peuple, fier et superbe, à qui les destinées,

Soumettent sans raison, des têtes couronnées ;

Peuple de qui l’orgueil, sans bornes et sans lois,

Fait marcher des Tyrans, sur la tête des Rois.

Mais Ciel, j’ai mérité la douleur qu’il me donne,

Puisque jusqu’à ses pieds, j’ai fait voir ma Couronne ;

Puisque j’ai pu prier avec humilité,

Celui dont ma faiblesse, enfle la vanité.

Ô belle, ô généreuse, ô divine Hercinie,

Qui souffre comme moi, sa dure tyrannie,

Après avoir régné, (mais régné sur mon cœur,)

Quoi, tu suivrais le Char d’un insolent vainqueur ?

Quoi, ces yeux qui faisaient mes plaisirs et mes peines,

Ne pourraient s’abaisser, qu’ils ne vissent des chaînes ?

Et pour dernier malheur, par un décret fatal ?

Tu suivrais leur Triomphe, et suivrais mon Rival !

Ha, non, non, ma valeur n’est pas encore morte ;

Elle vainquit Varus, sans qu’elle fût plus forte ;

Et tes meilleurs Soldats, cruel Germanicus,

Par elle, furent mis au rang de mes Vaincus.

Ouvrons, ouvrons mon bras, leurs Légions serrées ;

Faisons voir à nos pieds, cent Aigles atterrées ;

Du front de la Bataille, allons au dernier rang ;

Que tout le Camp Romain, soit noyé dans son sang ;

Portons en chaque lieu, d’un cœur impitoyable,

L’effroyable désordre, et la mort effroyable ;

Que la flamme et le fer, en partant de nos mains,

Extermine en ces lieux, jusqu’au Nom des Romains ;

Et qu’un d’eux porte enfin, si nous le laissons libre,

La funeste nouvelle, au rivage du Tibre.

Allons, allons les vaincre, une seconde fois,

Ces ennemis communs des Peuples et des Rois ;

Et dans ce grand Exploit, et dans cette aventure,

Vengeons tout l’Univers, et toute la Nature.

Mais quitter Hercinie, et partir sans la voir !

Ce dessein rigoureux, n’est pas en mon pouvoir.

Une seconde fois, endurons qu’on nous brave ;

Amour, je veux souffrir, puisque je suis Esclave ;

Demandons ce plaisir, demandons ce bonheur ;

La qualité d’amant, sauvera notre honneur ;

Celui qui connaîtra le beau trait qui me blesse,

Me croira glorieux, d’avoir cette faiblesse ;

Il saura que ce cœur, alors qu’il s’est soumis,

A regardé sa Reine, et non ses ennemis.

Mais après avoir vu cette Personne aimée,

Revenons comme un foudre, au milieu de l’Armée ;

Faisons pleurer Tibère, à l’instant qu’il saura

Quels seront nos Exploits, comme Auguste pleura.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

FLAVIAN

 

Mon frère dans le Camp ! Ségimire à l’Armée !

Celui qui fut trahi ! celle qui fut aimée !

Ce frère généreux ! cette illustre Beauté !

Ces objets de ta fraude, et de ta cruauté !

Cœur doublement perfide, après ton imposture,

N’écouteras-tu point l’Amour et la Nature ?

Et veux-tu t’exposer à de sanglants remords,

Qui sans faire mourir, font souffrir mille morts ?

La Nature te parle, âme ingrate et légère ;

L’Amour t’offre ton crime, et ta foi mensongère ;

Et tu peux résister ! et tu peux en ce jour,

Traiter cruellement, la Nature et l’Amour !

Songe, songe inhumain, à qui tu fus contraire ;

À toi-même, à ta Reine, à ton Prince, à ton frère ;

Tu fus mauvais Sujet, tu fus perfide Amant,

Frère sans amitié, Prince sans jugement.

Mais l’excès de ma faute, est de telle importance,

Que ce qui fit mon crime, en fait la pénitence ;

Et l’extrême rigueur, d’un fâcheux souvenir,

Suffit à les venger, ainsi qu’à me punir :

Ha, pour nous délivrer d’une peine infinie,

Suivons notre devoir, et quittons Hercinie.

Hercinie ! ha plutôt que ne dois-je tenter,

Et pour la conquérir, et pour la mériter ?

Cet objet glorieux, occupe toute une âme ;

Pour elle tout est beau ; rien n’est digne de blâme ;

L’amitié, la vertu, la constance, la foi,

Tout est faible contre elle, et cède ainsi que moi.

Quand une erreur est belle, on la croit légitime ;

En cette occasion, la gloire suit le crime ;

Et quelque soit le mal que l’on doive sentir,

C’est être criminel, que de s’en repentir ;

Aimons donc, aimons donc : mais cet illustre frère !

Mais est-il un objet qui m’en puisse distraire ?

Mais Ségimire, ô Dieux ! et Ségimire aussi,

Augmente son Triomphe, et doit céder ici.

Oui, la raison s’accorde, à mon idolâtrie ;

Parents, Maîtresse, Amour, devoir, honneur, Patrie,

Cédez comme je cède, et ne vous plaignez pas,

Ou plaignez-vous du Ciel qui forma ses appas.

Mais son père s’approche.

 

 

Scène II

 

FLAVIAN, SEGESTE

 

FLAVIAN.

Ô généreux Segeste,

C’est en vous que je mets tout l’espoir qui me reste :

C’est par vous seulement que j’espère aujourd’hui,

Combattre Arminius, et triompher de lui.

Vous suivez, et je suis, les Enseignes Romaines ;

Nous avons même objet, nous avons mêmes haines ;

L’intérêt de l’Empire, et le propre intérêt,

Demandent ma fortune, au même état qu’elle est ;

Notre seule union, fera nos destinées ;

Votre bonheur verra vos dernières années ;

Et le peuple Romain, à qui tout est promis,

Ne nous vaincra jamais avec ses ennemis ;

Son Aigle loin de nous, ira porter sa foudre.

SEGESTE.

N’exhortez point un cœur qui n’est pas à résoudre :

L’intérêt de l’Empire, et le vôtre, et le mien,

Ne me sauraient montrer, que ce que je vois bien.

Quand je ne voudrais pas, et vivre, et mourir libre ;

Et quand j’ignorais la puissance du Tibre ;

Le juste et seul désir que j’ai de me venger,

Verrait changer la terre, avant que de changer.

Qui m’outrage une fois, n’apaise plus mon âme ;

Le Temps, même le Temps, irrite encor sa flamme ;

Le feu de la colère, éternel en mon cœur,

S’entretient, et résiste, à ce puissant Vainqueur.

Non, quand Germanicus, et toutes ses Cohortes,

(Fussent elles encor plus fières et plus fortes ;)

Quand l’Empire Romain s’armerait contre nous,

On me verrait vaincu, mais non pas mon courroux.

Que ce superbe Oiseau qui porte les Tempêtes,

Nous couvre de son aile, ou fonde sur nos têtes ;

Qu’il avance ou recule, un danger apparent,

Si je me puis venger, tout m’est indifférent.

Je ne suis les Romains, que pour cette vengeance ;

Je sais qu’en les suivant, je commets une offense ;

Mais quoi, pour se venger, tout doit être permis ;

Et l’on peut employer jusqu’à ses ennemis.

FLAVIAN.

Ha, que vous m’obligez !

SEGESTE.

Je m’oblige moi-même,

Et je hais votre frère, autant que je vous aime :

Oui, son nom seulement, me donne de l’horreur ;

Et pour lui résister, je vais voir l’Empereur.

Vous, allez cependant, de cohorte en Cohorte,

Rendre si vous pouvez, notre ligue plus forte ;

Je crains Germanicus il a trop de bonté.

FLAVIAN.

Je me fais une loi, de votre volonté.

Ô toi qui fais mon crime, aussi bien que ma peine,

Amour, puissant Amour, profite de sa haine :

Tire de ton contraire, un secours en ces lieux ;

Quoi, Ségimire approche ! ha fuyons de ces lieux.

 

 

Scène III

 

AGRIPPINE, GERMANICUS, SÉGIMIRE

 

AGRIPPINE.

Invincible César, cette belle inconnue,

Qui des bords de l’Albis, en ces lieux est venue,

Implore votre grâce, en son affliction,

Et demande par moi, votre protection.

GERMANICUS.

Si le Monde et le temps, m’ont bien appris l’usage,

De juger d’un grand cœur, par les traits du visage,

Cette illustre Captive, est digne assurément,

Du soin que vous prenez d’adoucir son tourment.

Parlez belle Étrangère, et nous faites connaître,

Qui d’entre les Romains, s’est rendu votre Maître ;

Apprenez nous quel bien vous espérez avoir,

Ou de notre clémence, ou de notre pouvoir.

SÉGIMIRE.

Seigneur, pour bien user d’une faveur si grande,

La générosité règlera ma demande :

Et sans songer aux fers que je porte aujourd’hui,

Je ne veux travailler qu’à rompre ceux d’autrui.

Non, si vous m’accordez une grâce infinie,

Vous ne romprez Seigneur, que les fers d’Hercinie.

Rendez à son Mari, cet objet de pitié ;

Ne rompez point les nœuds d’une belle amitié ;

Et si j’obtiens ici, l’effet de ma prière,

Je remets en vos mains, une autre prisonnière,

Qui dans sa Nation, tient un illustre rang,

Et ne cède à personne, en noblesse de Sang ;

Le Grand Inguiomère est Chef de sa Famille ;

Vous connaissez ce Prince, en un mot, c’est sa fille.

Mais si vous refusez l’offre que je vous fais,

Quoi qu’elle soit ici, vous ne l’aurez jamais :

Un silence obstiné, dans le milieu des gênes,

La cachera toujours, à vos poursuites vaines :

Et si votre bonté prétend se signaler,

Parlez Grand Empereur, pour me faire parler.

GERMANICUS.

Esclave généreuse, après cette franchise,

Qui brave hautement, la mort qu’elle méprise,

Je ne saurais douter, que ce cœur généreux,

En souffrant un refus, n’excuse un malheureux.

L’intérêt de l’Empire, en faveur de Segeste,

Me force à protéger, celui que je déteste :

Et malgré votre peine, et malgré mon courroux,

Je ne vous promets rien, que de prier pour vous :

Mais je vous le promets, avec beaucoup de zèle,

Ravi d’une amitié si forte et si fidèle.

AGRIPPINE.

Seigneur, elle en est digne.

SÉGIMIRE.

Invincible Empereur,

M’accuse qui voudra, de faiblesse et d’erreur ;

Votre haute vertu que tout le monde admire,

M’oblige à découvrir que je suis Ségimire :

Dussé-je suivre un Char, je n’en saurais sentir

Si vous y triomphez, le moindre repentir.

AGRIPPINE.

Vous êtes Ségimire, ô quelle destinée !

SÉGIMIRE.

Je ne suis qu’une Esclave, et qu’une infortunée ;

Mais si quelque pitié, peut toucher les grands cœurs ;

S’ils en sont surmontés, ces illustres Vainqueurs ;

Si connaissant ma peine, on veut qu’on la soulage ;

Si l’on n’approuve point le crime d’un volage ;

Ôtez-lui cet objet qui le charme en ces lieux,

Afin que la raison lui décille les yeux.

Ainsi jamais l’Amour, ne mêle aucune épine,

Aux douceurs qu’il départ à l’illustre Agrippine ;

Ainsi de mille rois que vous aurez vaincus,

Les Sceptres soient aux pieds du Grand Germanicus.

GERMANICUS.

Non, non, ne craignez pas que j’approuve le crime ;

J’adore et je défends la Vertu qu’on opprime ;

Mais l’intérêt d’État, ce Tyran rigoureux,

Est un Maître sévère, à tout cœur généreux.

Espérez toutefois, en la bonté céleste,

Elle est pour l’innocence, et j’aperçois Segeste :

Allez, suivez Madame ; il s’approche de nous ;

Et me laissez le soin de combattre pour vous.

 

 

Scène IV

 

GERMANICUS, TROUPE DE SOLDATS ROMAINS, SEGESTE

 

GERMANICUS.

Les Dieux que l’équité rend ennemis des crimes,

Accordent la Victoire, aux Armes légitimes ;

Et l’on voit peu souvent, un parti succomber,

S’il n’attire la foudre, et ne la fait tomber.

Il nous importe donc, aux choses de la guerre,

De vaincre dans le Ciel, pour vaincre sur la Terre ;

De suivre la raison, au milieu des combats ;

Et de faire toujours qu’elle y porte nos bras.

Par là, Rome puissante, en gloire sans seconde,

Se rend avec honneur, la Maîtresse du Monde :

Et voit dessous ses pieds, mille Rois abattus,

Qui furent ennemis, et d’Elle, et des Vertus.

Vous qui suivez partout, ses Aigles triomphantes,

Imitez-là Segeste, aux affaires pressantes ;

Et vous laissant conduire, à la seule raison,

Rétablissez la paix, dedans votre Maison.

Comme notre Allié, votre intérêt nous touche ;

L’Empire et l’Empereur, vous parlent par ma bouche ;

Consultez-vous Segeste, et dans vos passions,

Songez que le Sénat verra vos actions.

SEGESTE.

Je vous entends Seigneur, votre âme illustre et grande,

Qui ne peut refuser, alors qu’on lui demande,

Et qui trouve sa gloire, en sa facilité,

Fait voir que l’Ennemi vous a sollicité.

Mais quelques sentiments qu’un traître vous inspire,

Ici mon intérêt, est celui de l’Empire.

Si vous m’êtes cruel, pour être trop humain,

Je me plaindrai de Vous, et du Peuple Romain ;

Et quoique l’on résolve, et quoiqu’on délibère,

J’irai porter ma plainte, au Trône de Tibère ;

J’irai jusques dans Rome, en présence des Dieux,

Publier hautement, ce qu’on fait en ces lieux ;

Et demander raison, en ma triste aventure,

Du tort que l’on veut faire, aux droits de la Nature :

Je suis Père Seigneur, et mon autorité,

Comme celle des Dieux, n’a rien de limité.

GERMANICUS.

L’excès que je remarque, en votre violence,

Pour ne l’imiter pas, m’imposera silence.

Je vous dirai pourtant, sans trouble et sans fureur,

Que le rang que je tiens, me fait votre Empereur :

Et qu’il m’importe peu, soit au Camp, soit à Rome,

Que vous alliez montrer la faiblesse d’un homme

En présence des Dieux, qui francs de passions,

Connaissent votre humeur, et mes intentions.

SEGESTE.

Comment, notre ennemi remportera la gloire,

De gagner sans combattre, une telle victoire ?

Comment, il nous vaincra, sans en venir aux mains,

Lui que l’on devrait voir l’Esclave des Romains ?

GERMANICUS.

Non, non, nous combattrons, consolez-vous Segeste ;

Pour tenter la fortune, assez de jour nous reste :

Et nous verrons tantôt, au milieu des hasards,

Si vous irez plus loin, que n’iront les Césars.

SEGESTE.

Il vient superbe et fier, des Batailles données,

Montrer insolemment, des Aigles enchaînées ;

Il vient dans notre Camp, triompher plein d’orgueil,

Traînant comme après lui, Varus dans son cercueil.

GERMANICUS.

Vous ne savez parler que de notre dommage :

Déjà plus d’une fois, cette funeste image,

A mêlé son horreur, à vos mots superflus ;

Allons, allons combattre, et ne m’en parlez plus.

SEGESTE.

Seigneur, excusez-moi, la douleur me transporte.

GERMANICUS.

Si vous étiez moins faible, elle serait moins forte.

SEGESTE.

Écoutez-moi Seigneur, et qu’il me soit permis...

GERMANICUS.

Non, je n’écoute plus, qu’entre les ennemis.

 

 

Scène V

 

SEGESTE

 

Superbe nation, fiers Tyrans de la Terre,

Qui portez en tous lieux, votre audace et la guerre,

Pourvu que je me venge, il ne m’importe pas,

Si la haine ou l’honneur, me fait suivre vos pas.

Pourvu que ma colère, enfin soit assouvie ;

Pourvu que ce perfide, enfin perde la vie ;

Pourvu... Mais je le vois, que Cécina conduit ;

Que ne le puis-je perdre, et celle qui le suit !

 

 

Scène VI

 

CÉCINA, TROUPE DE SOLDATS ROMAINS, ARMINIUS, HERCINIE

 

CÉCINA.

Seigneur, Germanicus vous accorde la joie,

De revoir Hercinie, et c’est lui qui l’envoie :

Vous l’avez demandé, vous l’obtenez aussi ;

Et même par respect, je m’éloigne d’ici.

 

 

Scène VII

 

ARMINIUS, HERCINIE

 

ARMINIUS.

Hélas avec quel front oserai-je paraître ?

Changé comme je suis, me pourrez vous connaître ?

Serais-je Arminius ? serais-je encor celui

Que toute la Patrie, appelait son appui ?

Non, non, j’ai mérité mes maux et votre haine,

Puisque j’ai pu céder à la force Romaine ;

Non, non, Arminius a perdu la clarté,

Puisque son Hercinie est en captivité.

Je ne suis qu’un Esclave, et qu’une âme trop basse,

Indigne de ce Nom, digne de ma disgrâce ;

Et sans chercher d’excuse, en accusant le sort,

Si vous êtes Captive, il faut que je sois mort.

Mais hélas la douleur dont mon âme est suivie,

Fait voir qu’en vous perdant, j’ai conservé la vie ;

Et tous ces Pavillons, où l’Aigle se fait voir,

Me montrent mon malheur, et mon peu de pouvoir.

Oui, je vis Hercinie, et je vis avec honte ;

L’Ennemi me dompta, le désespoir me dompte ;

Je devais comme un foudre, et voler, et courir ;

Je devais en un mot, vous sauver, ou mourir.

Aussi ne viens-je ici, dans le mal qui m’accable,

Qu’avec les sentiments d’un cœur faible et coupable ;

Il entend les yeux d’Hercinie.

Et s’il ne s’agissait de regarder mes Dieux,

Dans ma confusion, j’abaisserais les yeux.

HERCINIE.

Que dites-vous Seigneur ? perdez-vous la mémoire,

Que rien dans l’Univers n’égale votre gloire ?

Que cet illustre cœur, et cette illustre main,

Ont fait cent fois trembler tout l’Empire Romain ?

Et que ses Légions, dans nos guerres passées,

Par ce bras indomptable, ont été renversées ?

Qu’on y vit mille fois, et mille, sous vos pas,

Tomber Aigle sur Aigle, et Soldats sur Soldats ?

Et que des bords du Rhin, jusqu’aux bords maritimes,

Roulaient parmi les flots, de sanglantes Victimes ?

Non, non, si les Romains ont triomphé de moi,

Ce fut quand votre bras portait ailleurs l’effroi.

Ils doivent cet honneur, non pas à leur puissance,

Non pas à leur valeur, mais bien à votre absence :

Partout où vous courez, la Victoire vous suit,

Et d’où Vous n’êtes pas, la Victoire s’enfuit :

Ainsi consolez-vous, dedans cette infortune,

Et croyez pour le moins, qu’elle nous est commune.

ARMINIUS.

Et quoi chère Hercinie, et quoi donc, ce grand cœur,

N’aurait-il point suivi, le parti du Vainqueur ?

Et l’heureux Flavian, en faisant voir sa flamme,

N’a-t-il point eu l’honneur de rentrer dans votre âme,

Et soit comme un Guerrier, et soit comme un Amant,

N’a-t-il point en ce jour triomphé doublement ?

HERCINIE.

Seigneur, à ce discours j’ai raison de me plaindre.

ARMINIUS.

Songez qu’un malheureux a sujet de tout craindre.

HERCINIE.

Ne vous consumez point en regrets superflus.

ARMINIUS.

Mais vous l’avez aimé.

HERCINIE.

Mais je ne l’aime plus.

ARMINIUS.

Mais vous ne m’aimiez point.

HERCINIE.

Mais enfin je vous aime.

Ha Seigneur, ce reproche, en rigueur est extrême !

Et l’injuste soupçon, qu’on ne peut endurer,

Me va faire mourir, s’il doit longtemps durer.

ARMINIUS.

On craint toujours de perdre, un trésor qu’on estime.

HERCINIE.

Oui, je l’aimai Seigneur, mais je l’aimai sans crime.

Et si pour vous son vice, avait quelques appas,

Ce cœur, ce même cœur, ne vous aimerait pas.

ARMINIUS.

Quoi, vous aimez encor, un Prince misérable !

HERCINIE.

Vous le nommerez mieux, disant incomparable.

ARMINIUS.

Quoi, vous suivrez son sort !

HERCINIE.

Oui, jusque dans les fers,

Oui, jusques au Tombeau, oui, jusques aux enfers.

ARMINIUS.

Je n’en doutai jamais, ô divine Hercinie,

Et je pars tout comblé, d’une gloire infinie ;

Je pars pour revenir, par un nouvel effort,

Semer au Camp Romain, l’épouvante et la mort.

HERCINIE.

Voyez Germanicus, voyez aussi mon Père ;

Je crains (il est certain) mais en craignant, j’espère.

ARMINIUS.

Mais voir Germanicus, lui qui m’a refusé !

HERCINIE.

À quiconque aime bien, tout doit sembler aisé.

ARMINIUS.

Mais quoi, prier Segeste, et sans nulle espérance !

HERCINIE.

Mais Seigneur, c’est de lui que je tiens la naissance ;

Ne Vous exposez point, parlez, je parlerai.

ARMINIUS.

Régnez et commandez, je vous obéirai.

Mais quand j’aurai parlé, si notre attente est vaine,

Il montre son épée.

Voici qui réglera la vanité Romaine.

HERCINIE.

Déjà plus d’une fois, elle a tremblé sous vous.

ARMINIUS.

Tombe la dernière Aigle, avec mes derniers coups.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

SÉGIMIRE, HERCINIE, ÉMILE

 

SÉGIMIRE.

Non, quoiqu’il vous accorde, et quoiqu’il me refuse,

Vos rares qualités, lui serviront d’excuse :

Puisqu’il a pu vous voir, il a dû vous aimer,

Et malgré l’intérêt je ne puis l’en blâmer.

HERCINIE.

Non, non, pour me flatter, ne flattez point son crime ;

Jamais la trahison ne parut légitime ;

Et si mille vertus l’avaient pu retenir,

Vous règneriez encor dedans son souvenir.

SÉGIMIRE.

Il fut judicieux, et dans son inconstance,

Peut-être que son cœur fit quelque résistance ;

Mais contre un Ennemi redoutable et charmant,

La résistance est faible, aussi bien que l’Amant.

HERCINIE.

Celui qui sait aimer, et dont l’âme est blessée,

N’a jamais qu’un objet, jamais qu’une pensée ;

Et comme elle l’occupe, à toute heure, en tous lieux,

Pour elle seulement, il peut avoir des yeux.

SÉGIMIRE.

Tout dépend ici bas, des fières destinées ;

Et celles que le Ciel veut rendre infortunées,

Ne peuvent espérer que de funestes jours,

Tant qu’un Astre malin ait achevé son cours.

HERCINIE.

N’accusez point le Ciel, pour excuser un homme,

Qui de votre Captif, devient celui de Rome :

Qui trahit ses Parents, ses Dieux, et son Pays,

Et qui ne rougit point, de les avoir trahis.

SÉGIMIRE.

Si son crime n’est beau, la Cause en est si belle...

HERCINIE.

Qu’elle-même aujourd’hui s’estime criminelle :

Qu’elle-même à vos yeux, qu’elle-même en ce jour,

Voudrait faire finir, et l’Amant, et l’amour.

ÉMILE.

Je l’aperçois Madame, et l’illustre Agrippine :

 

 

Scène II

 

AGRIPPINE, FLAVIAN, HERCINIE, SÉGIMIRE, ÉMILE

 

AGRIPPINE.

C’est ici le supplice, ou mon cœur vous destine.

Elle lui montre Ségimire et Hercinie.

FLAVIAN.

Ô Dieux, qu’il est cruel !

HERCINIE.

Mais il est juste aussi,

Et c’est pour l’augmenter que je demeure ici.

FLAVIAN.

Inconstante, volage, et cruelle personne,

Ne me suffit-il pas, de voir qu’on m’abandonne,

Sans que par des discours piquants et rigoureux,

Vous irritiez encor, le sort d’un malheureux ?

SÉGIMIRE.

Quoi, Vous osez vous plaindre, Amant trop infidèle,

Et vous suivez l’humeur que vous blâmez en elle !

J’aurai de la douleur, si vous en témoignez,

Et mon cœur se plaindra, comme vous vous plaignez.

FLAVIAN.

Plaignez-vous, plaignez-vous, déplorable Princesse,

Accusez-moi sans fin, et plaignez-vous sans cesse :

Oui, faites éclater votre juste courroux ;

Et sans plaindre mes maux, plaignez-vous, plaignez-vous.

AGRIPPINE.

Faites que les rayons de la première flamme,

En éclairant les yeux, pénètrent jusqu’à l’âme ;

Et si les yeux enfin s’en trouvent éclairés,

Voyez le précipice, et vous en retirez.

FLAVIAN.

Je le vois, je le vois, cet affreux précipice,

Et j’entends un conseil favorable et propice :

Il vient me soutenir, tout prêt de succomber ;

Ce gouffre me fait peur, mais il y faut tomber.

HERCINIE.

Tombez, tombez donc seul, ou l’erreur vous emporte ;

Mais pour se soutenir, ma raison est plus forte :

Le crime est odieux, il doit être blâmé ;

Et nous doit faire horreur, même en l’objet aimé.

FLAVIAN.

Je déteste le crime, et non la criminelle ;

Je la trouve inconstante, et je la trouve belle ;

Et je veux oublier, malgré tous vos efforts,

Les défauts de l’esprit, par les beautés du corps.

SÉGIMIRE.

Mais n’oubliez jamais, que cette infortunée,

Sans crime et sans raison, se vit abandonnée ;

Et qu’après votre crime, elle conserve encor,

Le Portrait d’un ingrat, comme son seul trésor.

FLAVIAN.

Effacez, effacez, cette image funeste,

Qui porte dans le cœur, une mortelle peste ;

Oubliez un Amant, qui vous a pu trahir ;

Et haïssez l’ingrat, qu’on ne peut trop haïr.

AGRIPPINE.

Que fait votre raison ? qu’est-elle devenue ?

FLAVIAN.

Ne me connaissant plus, elle m’est inconnue.

HERCINIE.

Partons, pour terminer ces discours superflus ;

Vous êtes sans raison, je ne vous connais plus.

FLAVIAN.

Ingrate que je hais, ingrate que j’adore,

Malgré tant de mépris, je vous connais encore.

SÉGIMIRE.

Dieux, vous voyez son crime, et mon affliction !

 

 

Scène III

 

FLAVIAN

 

Dieux, vengez l’une et l’autre, en ma punition !

Et ne pouvant quitter l’objet de mon envie,

Puisqu’elle m’a quitté, que je quitte la vie ;

Si j’ai perdu l’espoir, que je perde le jour ;

Et m’ôtez la lumière, ou cette injuste amour :

N’importe l’une ou l’autre, et malgré ma misère,

L’une et l’autre à mon âme, est également chère ;

L’une et l’autre me plaît, et cause mon souci ;

Mais ô Dieux, cet objet me va bannir d’ici !

 

 

Scène IV

 

ARMINIUS, GERMANICUS

 

ARMINIUS.

Puisque c’est aux grands Cœurs, que la pitié se trouve,

Donnez m’en aujourd’hui la véritable preuve :

Ayez compassion des maux que j’ai soufferts,

Et tirez Hercinie, et la Vertu des fers.

Il est de la grandeur, et de l’éclat de Rome,

Elle que l’Univers, craint, regarde, et renomme,

De ne s’attacher point au sort d’un malheureux,

À qui déjà le Ciel n’est que trop rigoureux.

Tant que nos Bataillons, à Cohortes pressées,

Marchent avec ardeur, et les Piques baissées ;

Tant que nous combattons pour qui sera vainqueur,

Qui résiste le plus, fait voir le plus de cœur.

Mais lorsque l’ennemi, quitte et jette les Armes,

Et que sans être lâche, il a recours aux larmes ;

Lorsque l’on voit fléchir un cœur à redouter,

Il faut être cruel, pour ne pas l’écouter.

Triomphez glorieux, de toutes les Provinces ;

Attachez à vos Chars, et des Rois, et des Princes ;

Traînez un grand Trophée, où soient vus entassés,

Armes, Sceptres, Drapeaux, et Trônes renversés :

Mais qu’une femme au moins, exempte de la chaîne,

Bénisse avec moi, la clémence Romaine ;

Afin que si jamais la victoire nous suit,

Je sois par votre exemple, à la clémence instruit.

Ainsi toujours votre Aigle, et superbe, et connu,

Porte votre Grand Nom, aussi haut que la Nu ;

C’est ainsi que Tacite et Jules César appelaient les guerres d’Allemagne.

Ainsi tout l’Univers, de sa gloire jaloux,

Ne le puisse pourtant regarder qu’à genoux ;

Et puissé-je moi-même, aux guerres dangereuses,

Suivre sans déshonneur, vos Enseignes fameuses ;

Et vous faire connaître, au plus fort du danger,

Qu’on s’oblige soi-même, en daignant m’obliger.

GERMANICUS.

J’appelle en témoignage, et le ciel, et la terre,

Que je songe à la paix, au milieu de la guerre :

Et que votre vertu, que chacun doit aimer,

Même dans les combats, me pourrait désarmer.

Mais l’intérêt d’État, et l’humeur de Segeste...

ARMINIUS.

Ha Seigneur, c’est assez, je comprends bien le reste.

Ce cruel vous inspire, un cruel sentiment ;

Vous ne me refusez, que par lui seulement ;

Cet esprit dont la haine, est toujours infinie,

À vos rares bontés, mêle sa tyrannie ;

Et sa rage achevant son funeste dessein,

Se sert de votre bras, pour me percer le sein.

Mais Seigneur, il importe, à la gloire de Rome,

De ne pas écouter, les conseils de cet homme.

La haine les suggère, et non pas la raison ;

Oui, la haine Seigneur, ce dangereux poison ;

Qui d’Esprit en Esprit, passe, et se communique,

Et forme les Tyrans, comme elle est tyrannique.

Faites voir sous vos pieds, ce fier Monstre abattu ;

Faites en triomphant, triompher la Vertu ;

Ajoutez cet éclat, à la gloire Romaine ;

Enchaînez la Fortune, en rompant cette chaîne ;

Et me forcez moi-même, en voyant vos bontés,

De concevoir des vœux, pour vos prospérités.

C’est la le plus haut point, où peut monter la gloire ;

Oui, c’est un grand succès, d’éternelle mémoire,

De voir un ennemi, que l’on croit généreux,

Prier pour sa défaite, et pour vous rendre heureux.

GERMANICUS.

Hélas n’augmentez point, la peine que j’endure ;

Sans l’irriter encor, elle n’est que trop dure :

Quiconque est généreux, et ne le paraît pas,

Souffre un mal violent, pire que le trépas.

La Vertu dans les fers, est un objet à plaindre ;

Mais Tibère en son Trône, est un objet à craindre :

Et Rome trop exacte, en ses commandements,

Veut que ses volontés, règlent mes sentiments.

ARMINIUS.

Quand Tibère verrait, en sa colère juste,

Le Spectacle fameux, qui fit pleurer Auguste ;

Quand il verrait Varus, suivi de ses Soldats,

Tomber avec l’Aigle, et céder à mon bras ;

À quelque extrémité qu’arrivât sa colère,

Des maux, des maux si grands, adouciraient Tibère ;

Et voyant ce que souffre, une sainte amitié,

Au milieu de la haine, il en aurait pitié.

GERMANICUS.

Hélas je suis vaincu, si je vois cette flamme !

ARMINIUS.

Ha Seigneur, séparer une Âme de son Âme !

Ajouter ce supplice, aux maux que j’ai souffert !

C’est m’arracher le cœur, c’est me mettre aux Enfers.

Mais pour connaître mieux le mal qui m’assassine,

Figurez-vous Seigneur, qu’on vous ôte Agrippine ;

Qu’un barbare ennemi, l’enlève de ces lieux ;

L’arrache de vos bras, la dérobe à vos yeux ;

Et lors vous connaîtrez par votre expérience,

Et ma juste douleur, et mon impatience.

GERMANICUS, à demi-bas.

Figurez-vous aussi, dans cette extrémité,

Un Empereur jaloux de son autorité ;

Et pour vous dire tout, un Empereur sévère,

Qui veut qu’on le redoute, autant qu’on le révère,

Dont l’esprit ombrageux, défiant, et cruel,

M’observe en sa rigueur, d’un soin continuel ;

Qui sachant que mon rang, m’approche de l’Empire,

Croit que sa mort est juste, et que je la désire ;

Et qui dans sa frayeur, croyant toujours périr,

Ne cherche qu’un prétexte, à s’en pouvoir guérir.

Dites après cela, dites, dites vous-même,

Si je dois m’exposer, à sa rigueur extrême ?

Vous-même prononcés, l’arrêt de mon destin,

Et je l’observerai, dussé-je voir ma fin.

ARMINIUS.

Non, non n’en faites rien, c’est ce que je conseille ;

Car ma vertu Seigneur, à la vôtre est pareille.

Ce refus me détruit, ce refus est ma mort ;

Mais l’honneur en mon âme, est toujours le plus fort.

Ainsi sans exposer une si belle vie...

GERMANICUS.

He plût au juste Ciel qu’elle me fut ravie !

ARMINIUS.

Et sans précipiter un injuste trépas,

J’implorerai Seigneur, le secours de mon bras.

Mais avant ce combat, favorable ou funeste,

Trouvez bon seulement, que je parle à Segeste :

Et n’appréhendez point que mon cœur soit ingrat ;

Je ne lui dirai rien, qui regarde l’État.

GERMANICUS.

Vous pouvez tout au Camp, et plût à la Fortune,

Qui m’est toujours cruelle, et toujours importune,

Qu’un rigoureux devoir, me permît aussi bien,

En cette occasion, de ne refuser rien.

ARMINIUS.

La volonté suffit, aux âmes généreuses.

Puissent être au combat, mes armes plus heureuses ;

Adieu, Seigneur.

GERMANICUS.

Adieu.

ARMINIUS.

Conduit par mon amour,

J’espère vous revoir avant la fin du jour.

 

 

Scène V

 

GERMANICUS, CÉCINA, TROUPE DE ROMAINS

 

GERMANICUS.

Ô haine de Tibère, à mon bonheur funeste,

Faut-il que ta rigueur, favorise Segeste !

Mais je vois ce Cruel, et sa fille avec lui ;

Raison, Nature, Amour, agissez aujourd’hui.

 

 

Scène VI

 

SEGESTE, HERCINIE

 

SEGESTE.

Quoi, malgré mon pouvoir, vous persistez encore !

HERCINIE.

Quoi Seigneur, voulez-vous que je me déshonore ?

Que je perde l’honneur, aussi bien qu’un Époux,

Et que j’offense enfin, les Dieux plutôt que vous ?

Une chaîne éternelle, assemble nos deux Âmes ;

Une vertu sans tâche, y conserve des flammes

Si belles en effet, si pleines de clarté,

Que celles du Soleil ont moins de pureté.

Et vous voulez Seigneur, qu’ainsi je les ternisse !

Qu’un amour éternel, honteusement finisse !

Et que prêtant l’oreille, à d’injustes propos,

Je perde en même temps, ma gloire et mon repos !

Perdez, perdez plutôt, cette funeste envie,

Oui, perdez la Seigneur, ou reprenez ma vie.

SEGESTE.

Quoi, ne pas obéir, à mon commandement !

HERCINIE.

L’obéissance aveugle, est sans nul fondement.

Des Pères et des Dieux, la puissance est extrême ;

Mais aussi leur bonté la doit être de même :

Qu’ils soient bons et cléments, en Terre comme aux Cieux,

S’ils veulent être aimés, comme le sont les Dieux.

SEGESTE.

Vous osez résister aux volontés d’un Père,

Sans craindre un châtiment, sans craindre sa colère !

Tremblez, tremblez plutôt, et vous ressouvenez

En regardant le jour, de qui vous le tenez.

HERCINIE.

Je m’en souviens Seigneur, et mon obéissance

Satisfera toujours aux droits de la naissance :

Je vous respecterai plus que tous les Mortels,

Mais ce respect n’ira, que jusques aux Autels.

Une foi Sacro-sainte, engage ma parole,

Elle sera toujours plus ferme que le Pôle ;

On la verra durer, même après mon trépas ;

Et la chute du Ciel ne l’ébranlerait pas.

SEGESTE.

Dieux, pour mon Ennemi, n’avoir aucune haine !

HERCINIE.

Seigneur, regardez-moi, je ne suis point Romaine ;

Et j’ose dire encor, (s’il peut m’être permis,)

Que ce n’est qu’en ce Camp, que sont vos Ennemis.

SEGESTE.

Ô rage ! ô désespoir ! ô fureur sans pareille !

HERCINIE.

Hélas n’écoutez point ce qu’elle vous conseille !

 

 

Scène VII

 

ARMINIUS, SEGESTE, HERCINIE

 

Arminius paraît après avoir écouté les deux derniers vers.

ARMINIUS.

Ou si vous l’écoutez...

SEGESTE.

Dieux qu’est-ce que je vois !

ARMINIUS.

Qu’au moins cette fureur, ne s’adresse qu’à moi.

SEGESTE.

Ha ne m’approchez pas !

Il porte la main sur la garde de son épée.

ARMINIUS.

Frappez, frappez de grâce ;

Arminius lui présente l’estomac.

Et qu’au moins une fois, ce cœur vous satisfasse.

HERCINIE.

Ha pour l’en exempter, je vous offre le mien !

SEGESTE.

Cette fausse vertu ne servira de rien.

ARMINIUS.

Seigneur, suis-je d’un rang, suis-je d’une naissance,

Indigne de l’honneur d’être en votre Alliance ?

Je suis Prince.

SEGESTE.

Il est vrai ; mais l’horreur de mes yeux,

Quand vous seriez du sang, ou des Rois, ou des Dieux.

ARMINIUS.

Ne vous souvient-il plus, que la foi m’est donnée ?

Que vous m’avez promis cet illustre Hyménée ?

Que vous m’avez promis une sainte amitié ?

Jetez, jetez sur nous, un regard de pitié.

SEGESTE.

Ne vous souvient-il plus, perdez-vous la mémoire,

Qu’en enlevant ma fille, on enleva ma gloire ?

Qu’on me ravit l’honneur, en osant la ravir,

Et qu’un faible remords, ne peut de rien servir ?

HERCINIE.

Ne vous souvient-il plus, que cette même gloire,

Souffre en rompant l’Hymen, une tâche plus noire ?

Et que si votre cœur, ne veut me secourir,

C’est perdre cette gloire, et me faire mourir ?

SEGESTE.

Mourez, mourez ingrate, et mourez dans la honte ;

Allez suivre le Char de celui qui vous dompte ;

Allez, allez cacher vos sentiments ingrats,

Fuyez, fuyez mes yeux, et plus encor mon bras.

ARMINIUS.

Écoutez la Raison, écoutez la Nature.

SEGESTE.

L’une et l’autre est muette, en pareille aventure.

HERCINIE.

Écoutez la pitié, plutôt que ce courroux.

SEGESTE.

Ni pitié, ni Raison, ni Nature, pour vous.

ARMINIUS.

Ciel, n’avez-vous point d’yeux, pour de si justes larmes ?

SEGESTE.

Ne versons point de pleurs, courons plutôt aux armes.

HERCINIE.

Dieux, qu’en voulez-vous faire, après tant de rigueur ?

SEGESTE.

T’en arracher la vie, et lui percer le cœur.

 

 

Scène VIII

 

ARMINIUS, HERCINIE

 

ARMINIUS.

Hélas chère Hercinie, enfin votre espérance,

Demeure sans effet, comme sans apparence !

Ce Père inexorable, a méprisé nos cris,

Et joint cruellement, la rigueur au mépris.

Hélas qu’ordonnez-vous ?

HERCINIE.

La raison m’abandonne ;

Hélas en cet état, que veut on que j’ordonne ?

Je ne sais que vouloir, en ces funestes lieux ;

Je ne sais, je ne sais, que demander aux Dieux.

La Nature et l’Amour, égaux en violence,

Lorsque je veux parler, m’obligent au silence ;

L’amour et le respect, le respect et l’amour,

Règnent l’un après l’autre, et cèdent à leur tour ;

Et l’un et l’autre enfin, se mêlant à ma flamme,

Me déchire le cœur, et tourmente mon âme.

ARMINIUS.

Que je suis malheureux !

HERCINIE.

Que je la suis aussi !

ARMINIUS.

Ha c’est trop consulter !

HERCINIE.

Où courez-vous ainsi ?

ARMINIUS.

Je vais du Camp Romain, attaquer la Muraille ;

Je vais vous délivrer, et lui livrer Bataille ;

Oui, je vais terrasser, d’une invincible main,

L’Ennemi domestique, et l’Ennemi Romain.

C’est trop faire le faible, et trop faire l’Esclave ;

De mon humilité, vient l’orgueil qui me brave ;

Mais avant que le Ciel ait son premier matin,

Vous saurez, je saurai, quel sera mon destin.

HERCINIE.

Ha Seigneur arrêtez !

ARMINIUS.

C’est par là que j’espère.

HERCINIE.

Mais entre les Romains, songez qu’on voit mon Père :

Et ne me forcez point, en vous sachant aux coups,

De faire contre lui, des vœux poussés pour vous.

ARMINIUS.

Hélas que puis-je donc, ô trop sage Princesse ?

HERCINIE.

Faire que votre peine, et que la mienne cesse.

Voyez...

ARMINIUS.

Qui ?

HERCINIE.

Flavian.

ARMINIUS.

Ce frère sans pitié !

Ce frère sans raison, comme sans amitié !

Quoi, je pourrais toucher le cœur de ce Barbare !

HERCINIE.

Oui, peut-être Seigneur, que le Ciel l’y prépare.

ARMINIUS.

Soit ; joignons pour vous plaire, en ce dernier effort,

L’infamie au supplice, et la honte à la mort.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

GERMANICUS, CÉCINA, TROUPE DE SOLDATS ROMAINS

 

GERMANICUS.

Segeste est un cruel, ne m’en parlez jamais :

Pour moi j’ai fait la guerre, afin d’avoir la paix ;

C’est dans mes grands desseins, le seul but où j’aspire ;

Je cherche en mes travaux, le repos de l’Empire ;

Oui, pour y parvenir, j’ai fait mille combats,

Et pour finir la guerre, on la fit ici bas.

Que si par les décrets des fières Destinées,

L’on voit avant sa fin, celle de mes années,

Rome, contente-toi, de mes intentions ;

Et si tu sais le prix, des grandes actions,

Fais-en voler le bruit, (si tu n’es point ingrate,)

Du Tibre à l’Océan, et du Gange à l’Euphrate,

Et conserve en ton cœur, (sans qu’il puisse y finir,)

De tout ce que j’ai fait, l’éternel souvenir.

CÉCINA.

Mais comme il croit avoir un sujet de se plaindre,

Cet esprit violent, est un Esprit à craindre :

Oui, Segeste Seigneur, est homme à redouter ;

Ceux de sa Nation, le peuvent écouter ;

Il est Prince, il est brave, et les Troupes qu’il mène,

Le suivent bien plutôt, que notre Aigle Romaine :

Il a grossi le Camp, il le désertera ;

Et sans doute les siens feront ce qu’il fera.

GERMANICUS.

Lorsque nos Légions, ne seront plus mêlées,

Aux Troupes du Barbare, à notre aide appelées,

Elles agiront mieux, qu’avec cet Étranger,

Et n’auront ni butin ni gloire à partager.

Voyez-le toutefois ; afin (s’il est possible,)

D’amener dans mon sens, cet Esprit insensible ;

Agissez fortement, tâchez de l’adoucir.

CÉCINA.

Je souhaite Seigneur, y pouvoir réussir.

GERMANICUS.

Le voilà qui paraît ; allez, je me retire,

Pour ne commettre plus la gloire de l’Empire.

 

 

Scène II

 

SEGESTE, CÉCINA

 

SEGESTE.

Et quoi donc Cécina, le Grand Germanicus,

Vient de se laisser vaincre, à ceux qu’il a vaincus !

Une indigne pitié, le surprend par ses charmes !

Lui dérobe l’honneur ! lui fait tomber les armes !

L’artifice Ennemi, par une trahison,

Lui fait perdre à la fois, la gloire et la raison !

Quoi, le Soldat Romain, et le voit, et l’endure !

Quel est son sentiment ? quelle est sa procédure ?

Me va-t-on déclarer, les armes à la main,

Ennemi du Sénat, et du Peuple Romain ?

Me prend-on pour celui qui fit pleurer Octave ?

Suis-je votre Allié ? serai-je votre Esclave ?

Que veut-on ajouter, aux maux que j’ai soufferts ?

Ai-je encor une Épée, ou dois-je avoir des fers ?

Suis-je libre ou Captif ? qu’est-ce qu’on délibère ?

Est-ce un ordre absolu, qui vienne de Tibère ?

La voix de Seianus, au rivage Latin,

A-t-elle prononcé l’arrêt de mon destin ?

Doit-on voir préférer, dedans cette aventure,

Les Lois de votre Empire, aux Lois de la Nature ?

Un père malheureux, doit il perdre ses droits ?

Qui fait cette injustice, ou des Dieux, ou des Rois ?

Enfin apprenez-moi, dans l’état où nous sommes,

De qui je me dois plaindre, ou des Cieux, ou des hommes ?

Qui l’on est ? qui je suis ? et quelle autorité,

Aux Princes Souverains, ôte la liberté ?

Parlez-donc Cécina.

CÉCINA.

Quoique vous puissiez dire,

Et contre l’Empereur, et contre notre Empire,

Le Grand Germanicus a cru vous obliger.

SEGESTE.

Dites, plutôt, qu’il a cru m’affliger.

Quoi, soumettre mon cœur, à cette ignominie !

Écouter l’ennemi ! vouloir rendre Hercinie !

Souffrir qu’Arminius vienne en ses Pavillons !

Le souffrir, et le voir, entre nos Bataillons !

Endurer qu’il me brave ! endurer qu’il m’outrage !

Mépriser mes conseils ! estimer son courage !

Le voir ! le caresser ! loin de me secourir !

Ô Ciel ! dans mon dépit, c’est assez pour mourir !

CÉCINA.

Le désir de la paix...

SEGESTE.

Ô l’apparence vaine !

Le désir de la paix, dans une âme Romaine !

Au désir de la paix, vos cœurs seraient ouverts,

Vous qui portez la guerre, au bout de l’Univers !

Vous dont l’ambition, sans borne et sans limite,

Trouve pour s’assouvir, la terre trop petite !

Vous qui plus loin qu’Hercule, avez porté vos pas,

Jusqu’au delà des mers qu’il ne traversa pas !

Et dont l’Aigle superbe, en cherchant des Couronnes,

Vola malgré ce dieu, par-dessus ses Colonnes !

Non, si l’on voit à Rome, un Temple de la Paix,

Ce Temple est inutile, on n’y pria jamais ;

Ne vous déguisez point, vous aimez trop la guerre ;

Et mon pays le sent, comme toute la Terre.

CÉCINA.

Ha Segeste c’est trop ! et vous vous oubliez.

SEGESTE.

Mon exemple instruira les Princes Alliés.

CÉCINA.

Rome est fort équitable, et n’est jamais changeante.

SEGESTE.

Que l’ennemi réponde, il la trouve obligeante.

CÉCINA.

Où voit-on sa rigueur, après tant de hasards ?

SEGESTE.

Partout où vous portez vos fameux Étendards.

CÉCINA.

Vous les suivez pourtant.

SEGESTE.

Je cesse de les suivre ;

Et je voudrais encor, avoir cessé de vivre.

CÉCINA.

Mais votre désespoir, n’a point de fondement.

SEGESTE.

Mais ici ma fureur, vient de mon jugement.

CÉCINA.

Quoi, vous voulez quitter...

SEGESTE.

Un Peuple tyrannique,

Qui tâche d’opprimer la liberté Publique ;

Oui, oui, je pars du Camp, pour n’y plus revenir.

CÉCINA.

Et quoi donc, le respect ne peut vous retenir ?

SEGESTE.

Ni respect ni raison, je pars sans allégeance.

CÉCINA.

Et qu’allez-vous chercher ?

SEGESTE.

La mort ou la vengeance.

Qu’espérez-vous trouver, si vous allez ailleurs ?

SEGESTE.

Une amitié plus ferme, et les Destins meilleurs.

 

 

Scène III

 

CÉCINA

 

Partez, partez Barbare, indigne du nom d’homme,

Et portez vos défauts, loin des vertus de Rome :

J’avais tort de défendre, une injuste fureur ;

Mais sur un tel dessein, revoyons l’Empereur.

 

 

Scène IV

 

ARMINIUS, FLAVIAN

 

ARMINIUS.

Arrêtez, arrêtez.

FLAVIAN.

Dieux que ma peine est grande !

ARMINIUS.

Car je suis votre Prince, et je vous le commande.

Et quoi, me fuyez-vous, en cette occasion,

Par haine, par frayeur, ou par confusion ?

Un juste repentir, suivrait-il votre crime ?

Auriez-vous dans le cœur, un remords légitime ?

Mon frère, (mais ce nom m’est-il encore permis,

Et puis-je avoir un frère, entre mes ennemis ?)

Mon frère, au nom des Dieux, si vous oyez ma plainte,

Répondez à ma voix, mais répondez sans feinte :

Quel sujet aviez-vous, de me vouloir haïr,

Et qui vous obligeait à me vouloir trahir ?

FLAVIAN.

L’Amour ; c’est ma raison ; je n’en cherche point d’autre :

Pour juger de mon cœur, examinez le vôtre :

Vous aimez ce que j’aime, et vous n’ignorez pas,

L’inévitable effet de ses divins appas.

Je pêche par contrainte, et si je suis rebelle,

La cause de mon crime, à vos yeux même est belle ;

Et comme votre Esprit se trouve au même point,

Plaignez-vous du Destin, ou ne vous plaignez point.

ARMINIUS.

Je me plaindrai plutôt d’un traitement si rude ;

Je me plaindrai plutôt de votre ingratitude ;

Je me plaindrai plutôt d’un manquement de foi,

Et de la cruauté que vous avez pour moi.

Soit que je me regarde, ou bien notre Province,

Vous m’offensez en frère, et plus encore en Prince ;

Et soit que je m’attache, à l’un ou l’autre objet,

Je vous vois mauvais frère, et plus mauvais Sujet.

FLAVIAN.

Dans un mal violent, je ne me saurais taire :

L’amour est un effet, qui n’est pas volontaire ;

L’heure, l’occasion, la cause, le moment,

L’objet, la volonté, rien n’agit librement.

C’est un ordre secret de choses enchaînées,

Qui suivent seulement la Loi des Destinées ;

Qu’on ne peut empêcher ; et qui malgré nos soins,

Arrivent à leur fin, lorsqu’on le croit le moins.

ARMINIUS.

C’est ainsi que chacun déguise sa faiblesse ;

C’est ainsi que s’excuse, un ennemi qui blesse ;

Et qu’il va jusqu’au Ciel, rendre par sa fureur,

Les Astres innocents, complices d’une erreur.

Non, ne nous flattons point, en parlant de ces choses ;

L’heure, l’occasion, le moment, et les Causes,

L’objet, la volonté, tout agit librement ;

Et ce que nous faisons, nous plaît assurément.

FLAVIAN.

Il est vrai, je l’avoue, elle plaît à ma vue,

Cette rare beauté, de tant d’attraits pourvue :

Il est vrai, je l’avoue, elle plaît à mes yeux,

Plus que toute la Terre, et même que les Cieux.

À qui ne plairait-elle, une beauté si rare ?

Elle pourrait toucher l’âme la plus barbare ;

Pour ne la point aimer, il faut ne la point voir ;

Et vous savez assez, jusqu’où va son pouvoir.

ARMINIUS.

Mais lorsque cet amour, outrage la Nature,

Mais lorsque cet amour creuse la Sépulture,

D’un Ami, d’un Parent, d’un Frère malheureux,

Cet amour est injuste, autant que rigoureux :

Et quelques grands attraits qu’ait la personne aimée,

Un perfide est blâmable, et sa flamme est blâmée.

FLAVIAN.

La blâme qui voudra, cette éclatante ardeur,

Où je fais consister ma gloire et ma grandeur ;

Le sentiment d’autrui, ne règle point ma vie ;

Si je vois sa raison, je la vois sans envie ;

Chacun formant ses mœurs, selon son intérêt,

Je sais, non ce qu’on veut, mais bien ce qui me plaît.

ARMINIUS.

Et bien, n’écoutez plus la Nature offensée ;

Chassez-là de votre âme, et de votre pensée ;

Mettez à l’outrager votre dernier bonheur ;

N’écoutez plus sa voix, mais écoutez l’honneur.

FLAVIAN.

L’honneur de posséder un objet plein de gloire,

Me vaut plus qu’un Triomphe, et plus qu’une Victoire :

Et pour y parvenir, on m’entend publier,

Que jusques à l’honneur, je veux tout oublier.

ARMINIUS.

Soit ; oubliez l’honneur, et la Nature encore ;

Lui qu’aiment les grands cœurs, elle que tout adore ;

Mais surmontez au moins, en ce funeste jour,

Un amour criminel, par le premier amour.

La foi vous engageait.

FLAVIAN.

Hélas je le confesse ;

Je sens pour Ségimire, un remords qui me presse :

Elle fait en mon âme, un rude et grand effort ;

Mais un autre l’emporte, et règne sur mon sort.

ARMINIUS.

Puisque vous méprisez en votre erreur extrême,

La Nature, le sang, l’honneur, et l’amour même ;

Écoutez la Patrie, et dans votre rigueur,

Endurez que sa voix, arrive à votre cœur.

Elle vous y dira, que vous perdez la gloire ;

Que tout vous est honteux, jusques à la victoire ;

Qu’elle ne sait encor, si l’on voit en vos mains,

Les Armes, le salaire, ou les fers des Romains ;

Que par cette action, votre gloire est flétrie ;

Que vous abandonnez les Dieux de la Patrie ;

Qu’au lieu de la servir, qu’au lieu de la venger,

Votre injuste fureur, la livre à l’Étranger ;

Et que vous ajoutez, (pour perdre cette Terre,)

Au flambeau de l’Amour, les flambeaux de la guerre,

Aux fers que vous portez, ceux qu’elle portera,

Et que vous périrez, lorsqu’elle périra,

Mon frère au nom des Dieux, au nom des Dieux mon frère,

Cessez de l’affliger, et de m’être contraire ;

Cessez d’être coupable, il est encore temps ;

C’est ce que vous devez, et c’est ce que j’attends.

FLAVIAN.

Le Sort en est jeté ; dans mon idolâtrie

Mon amour me tient lieu, de frère et de Patrie.

ARMINIUS.

C’est trop, que de trahir son frère et son pays.

FLAVIAN.

C’est trop peu, pour l’Amour qui seul les a trahis.

ARMINIUS.

En cessant d’être Prince, et quasi d’être un homme,

Êtes-vous le Bourgeois, ou l’Esclave de Rome ?

Suivrez-vous le Triomphe, et l’orgueil des Césars ?

FLAVIAN.

Je suivrai leurs Drapeaux, et vous suivrez leurs Chars.

ARMINIUS.

Je les suivrai sans doute, et vous suivrai vous-même,

Quand le remords en l’âme, et le visage blême,

Sous l’effort de mon bras, vous tremblerez d’effroi,

Manquerez de courage, et fuirez devant moi.

FLAVIAN.

Ha c’est trop m’irriter, innocent ou coupable,

Il met l’Épée à la main.

ARMINIUS.

Tu parais fratricide, et je t’en crus capable.

Il met aussi l’épée à la main.

 

 

Scène V

 

HERCINIE, FLAVIAN, ARMINIUS

 

Hercinie se jette au milieu d’eux.

HERCINIE.

Arrête sacrilège, ennemi de mon bien,

Pour aller à son cœur, il faut percer le mien.

Quoi, veux-tu renverser, l’appui de la Province ?

Quoi, ne trembles-tu point, à l’aspect de ton Prince ?

Songe, songe inhumain, à ton crime odieux,

Et que les Souverains, sont l’image des Dieux.

Considère Méchant, ta fureur criminelle,

Qui va noircir ton nom, d’une tâche éternelle ;

Tremble, tremble te dis-je, Esprit trop inhumain,

Et qu’un injuste fer, te tombe de la main.

Fais que le repentir, succède à ton audace ;

Mais parais à genoux, pour obtenir ta grâce ;

Fais que l’humilité, succède à ton orgueil ;

Et trouve ton salut, au bord de ton Cercueil.

Quoi, ce perfide cœur, à peine à s’y résoudre ?

Crains, crains également, et ce fer, et la foudre :

C’est pour toi que je prie, en priant aujourd’hui ;

Car s’il veut te punir, que peux-tu contre lui ?

Barbare, c’est en vain que tu suis ta manie ;

Le cœur d’Arminius, est celui d’Hercinie ;

C’est à moi que s’adresse, et ta haine, et tes coups ;

Et tu veux me blesser, en blessant mon Époux.

Oui, si ta cruauté désormais continue,

Plonge, plonge ce fer, dedans ma gorge nue :

Efface de ce cœur, en daignant le percer,

Ce que la seule mort, à pouvoir d’effacer.

C’est là que mon Époux, triomphe de ton crime ;

C’est là qu’il établit un règne légitime ;

C’est là qu’il a son Trône, et tu n’avances rien,

Si pour frapper son cœur, tu ne frappes le mien.

Je te l’offre cruel, je te l’offre barbare ;

L’amour nous rejoindra, si la Mort nous sépare ;

Et malgré ta colère, et malgré ta rigueur,

Un illustre Mari, règnera dans mon cœur.

FLAVIAN.

Après tant de mépris, pour une âme trompée,

Faites encore mieux, portez-lui mon Épée.

ARMINIUS.

Quoi, tu n’écoutes plus, ni raison, ni pitié ?

FLAVIAN.

Ma haine à son aspect, s’accroit de la moitié ;

Mourons.

Il va contre son frère.

ARMINIUS.

Ô justes Dieux qui voyez sa furie,

Il passe sur Flavian et le désarme.

Sans perdre ce coupable, ayez soin de ma vie.

HERCINIE.

Le voilà désarmé.

 

 

Scène VI

 

SÉGIMIRE, ARMINIUS, FLAVIAN, ÉMILE

 

SÉGIMIRE.

Grâce, grâce, Seigneur,

Épargnez votre sang, songez à votre honneur ;

Et sans considérer son crime ni sa haine,

Si l’un est infini, si l’autre est inhumaine,

Maintenant qu’à vos pieds on le voit abattu,

N’en triomphez Seigneur, qu’avec la vertu.

Écoutez la Clémence, écoutez la Nature ;

L’une et l’autre vous parle, en pareille aventure ;

Puisque son crime est grand, puisqu’il vous fait horreur ;

N’imitez pas ce crime, en suivant son erreur :

Et ne permettez pas que le Vainqueur d’Auguste,

Cède à sa passion, encor qu’elle soit juste.

Ha Seigneur, triomphez, mais triomphez de vous ;

Écoutez la pitié, plutôt que le courroux ;

Faites voir en votre âme, aux yeux même de Rome,

La clémence d’un dieu, non la rigueur d’un homme.

Ici tout l’Univers, sur vous tourne les yeux ;

Punir est aux Bourreaux, et pardonner aux Dieux.

Suivez, et le plus doux, et le plus grand exemple ;

Soyez comme les Dieux, pour mériter un Temple ;

Et bien qu’à l’infini, son crime soit monté,

Veuillez le surpasser, mais par votre bonté.

Enfin sauvez un frère, ou perdez Ségimire ;

Suivez absolument, ou la clémence, ou l’ire ;

Son sort et mon Destin, tout est en votre main ;

Mais le Ciel vous regarde, et tout le Camp Romain :

Sauvez, sauvez sa vie, ou que la mienne cesse.

ARMINIUS.

Je vous donne sa vie, adorable Princesse.

Il lui rend son épée.

SÉGIMIRE.

Que je baise vos pas !

FLAVIAN, à demi-bas.

Ô suprême bonté,

Tu changes ma fortune, avec ma volonté !

ÉMILE.

L’Empereur sort.

 

 

Scène VII

 

GERMANICUS, AGRIPPINE, TROUPE DE SOLDATS ROMAINS, TROUPE DE SOLDATS ALLEMANDS, ARMINIUS, HERCINIE, SÉGIMIRE, FLAVIAN, CÉCINA, ÉMILE

 

GERMANICUS.

Quel bruit et quelle violence

Vient jusqu’à ma Tente ? ô Ciel, quelle insolence !

Les armes à la main contre un frère ! ha bons Dieux !

Qui sur la foi Publique, est venu dans ces lieux !

Contre le droit des Gens, ces fureurs inhumaines !

Dans le Camp ! et devant les Enseignes Romaines !

Il parle à Flavian.

Vous m’avez outragé, Segeste s’est banni,

Sa fuite l’a sauvé, mais vous serez puni ;

Qu’on le prenne Soldats, c’est en vain qu’il soupire ;

Il a trop offensé la gloire de l’Empire.

ARMINIUS.

Songez pour l’excuser dans son aveuglement,

Que toute passion, ôte le jugement :

Pour moi, bien que son cœur me soit toujours contraire,

Je ne puis oublier qu’il est encor mon frère.

Comme je suis sans haine, il est sans amitié,

Mais c’est aux criminels, qu’on doit de la pitié ;

Ayez-en donc Seigneur.

FLAVIAN, à demi-bas.

Ingrat, rougis de honte !

SÉGIMIRE.

Surmontez-vous Seigneur, vous que rien ne surmonte :

Je n’ai point offensé, ne me punissez pas ;

Et songez que sa mort, causerait mon trépas.

Oui Seigneur, mon destin, dépend de ses années ;

Nous aurons même Tombe, et mêmes destinées ;

Et si votre justice, écoute la rigueur,

En attaquant sa vie, on attaque mon cœur.

Soyez, soyez clément, de crainte d’être injuste ;

Imitez, imitez, la Clémence d’Auguste.

Par là, vous paraîtrez de son illustre Sang ;

Ayez en la douceur, aussi bien que le Rang ;

Elle montre Flavian de la main.

Et pour mieux maintenir l’autorité qu’il blesse,

N’ayez pas sa fureur, ou plutôt sa faiblesse ;

Faites qu’une pitié vous désarme la main,

Digne de la grandeur d’un Empereur Romain.

FLAVIAN, à demi-bas.

Ô bonté sans exemple !

CÉCINA, à Germanicus.

Ici votre clémence

Peut enfin achever, ce que le Ciel commence.

AGRIPPINE.

Invincible Empereur, vous pouvez aujourd’hui,

Elle montre Arminius et Hercinie, après Ségimire, Flavian en dernier.

Satisfaire l’Empire, eux, elle, vous, et lui ;

La fuite de Segeste, étant un nouveau crime,

Tout ce que vous ferez, paraîtra légitime ;

Rome en sera contente, et quand on le saura,

Tibère assurément, vous autorisera :

Oui, malgré la frayeur que l’on m’avait donnée,

Par la vôtre Vertu doit être couronnée.

GERMANICUS.

Et bien, vous le voulez, et je le veux aussi ;

Qu’il vive et se repente, et qu’il triomphe ici.

Il montre Flavian.

Pour vous, vous êtes libre,

Il parle à Hercinie.

et c’est pourquoi Madame,

Comme telle aujourd’hui disposez de votre âme ;

Vous avez tout pouvoir.

HERCINIE.

Ayant donné ma foi

Je suis à mon Époux, je ne suis plus à moi.

FLAVIAN.

C’est trop Grande Princesse, et vous m’ôtez la gloire,

De gagner en cédant, une illustre victoire :

Car je sens dans mon âme, en suite d’une erreur,

Un juste repentir, d’une injuste fureur.

Mais pourrai-je espérer que mon Prince et mon frère,

Perde le souvenir que je lui fus contraire ?

Mais pourrai-je espérer qu’après ma trahison,

Disant cela, il regarde Ségimire.

On veuille me rouvrir ma première prison ?

ARMINIUS.

Oui, servez les Romains contre toute la Terre ;

Et que je vous embrasse, à la fin de la guerre.

SÉGIMIRE.

Oui, qui sait bien aimer, n’aime point à punir ;

Et je mets le passé, hors de mon souvenir.

ARMINIUS.

Recevez de ma main, Prince clément et brave,

Une illustre rançon, pour une illustre Esclave.

Il lui montre les Enseignes Romaines et la pierre sans que sortent les Soldats Allemands.

GERMANICUS.

Quand aux Aigles ma main ne les refuse pas,

Mais gardez vos trésors.

ARMINIUS.

Qu’on les donne aux soldats.

Germanicus prend les Enseignes qu’il remet aux siens et les Soldats Romains prennent le vase plein de pierreries.

Après une bonté qui vous comble de gloire

C’est pour m’en acquitter, que je veux la Victoire :

Il dit ceci en souriant et comme par galanterie              

J’espère que le Ciel, favorable aux Germains,

Me va mettre en état d’obliger les Romains.

GERMANICUS, lui répondant de même.

J’espère, (et l’espérance, en mon cœur n’est pas vaine,)

Et vous faire voir Rome, et la voir à Ravenne.

ARMINIUS.

Si vous y triomphez, je l’apprendrai de loin ;

Mais ne prétendez pas que j’en sois le témoin :

La Fortune, Seigneur, inconstante et volage,

Pourrait bien l’obliger à ce fâcheux voyage ;

Mais pour moi dont le bras est Maître de son sort,

L’Allemagne verra ma victoire ou ma mort.

GERMANICUS.

Veuillent les Immortels empêcher l’une et l’autre ;

Et plutôt empêcher mon Triomphe et le vôtre.

Mais rendons grâce aux Dieux, d’avoir enfin permis,

Que la paix ait rejoint, LES FRÈRES ENNEMIS.

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