Arlequin Mahomet (Jean-François CAILHAVA DE L’ESTANDOUX) ou le cabriolet volant

Drame philosophi-comi-tragiqu’estravagant en quatre actes.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 13 mars 1770.

 

Personnages

 

ARLEQUIN, ancien directeur de Comédie

PIERROT, valet d’Arlequin

PANTALON

SCAPIN

MUSCO, mécanicien

BAHAMAN, roi

CASSEM, roi voisin des États de Bahaman

IBRSAHIM, confident de Cassem

LA PRINCESSE, fille de Bahaman

ARGENTINE, suivante de la Princesse

UN GUERRIER des Troupes de Bahaman

TROUPES de Bahaman

TROUPES de Cassem

LES FEMMES de la Princesse, danseuses

PLUSIEURS CRÉANCIERS d’Arlequin

PEUPLE des États de Bahaman

 

La Scène se passe d’abord à Paris, et ensuite dans les États de Bahaman.

 

 

PRÉFACE

 

Vivent les Drames ! Hors les Drames, point de salut pour les gens du bel air et les personnes de goût.

Je n’ai pas toujours eu pour les Drames la vénération qu’ils méritent ; j’en demande mille pardons à mon siècle éclairé. Je trouvais la manière des Comiques qui font rire, préférable à celle des Comiques qui font pleurer : il me paraissait même ridicule qu’on osât soutenir le contraire ; et d’après Voltaire, je regardais les Drames comme des monstres nés de la satiété du Public, et de l’impuissance des Auteurs.

Profane que j’étais ! Mes yeux fermés à la lumière n’apercevaient pas la sublimité du Comique larmoyant. Heureux et mille fois heureux le jour où le Génie qui préside à ce genre eut pitié de mon aveuglement ! Il a laissé tomber sur moi une étincelle de son divin flambeau ; lui-même a daigné me dicter les règles de son art ; je me suis pénétré de l’excellence de ses leçons : j’ai amené, tant bien que mal, un grand nombre de tableaux, et surtout, beaucoup de reconnaissances.

Aimez-vous la muscade : on en a mis partout.

J’ai marié le pathétique au bouffon ; pour peindre les petites choses, j’ai employé de grands mots ; les choses gigantesques, je les ai mesquinement rendues ; j’ai mis du niais à la place du naturel ; j’ai fait contraster les plus grands personnages avec des gredins ; et, comme le prescrit fort judicieusement Scarron, notre maître dans l’Art Tragi-comique, j’ai mêlé la crème à la moutarde.

Que n’ai-je pas tenté pour me rendre digne da lutter avec les fameux Dramaturges de ce siècle : J’ai tâché d’imiter les génies de tous les siècles et de toutes les Nations.

Comme Aristophane, chez les Grecs, j’ai appelé à mon secours la Muse de la Parodie : mais en lui défendant les personnalités, et en lui ordonnant de parodier des choses et non des mots.

Comme Plaute et Térence, chez les Latins, j’ai ménagé l’amour-propre de mes Compatriotes ; et j’ai souvent mis sur le compte des Nations étrangères, les ridicules, les travers, les vices de ma patrie.

Comme Lopez de Vega et Calderon de la Barca, chez les Espagnols, j’ai fait ma grande affaire de la pompe théâtrale ; j’ai couvert la Scène de Tours, de Forts, de Cicadelles, de Trônes, qui, semblables à nos Pièces de théâtre, tombent au coup de sifflet. Si je n’ai mis en présence que deux armées, il faut s’en prendre à nos malheureux Théâtres, bien moins vastes que la plaine de Pharsale, ou celle des Sablons.

Comme Shakespeare, chez les Anglais, j’ai compris que la magie produisait toujours un effet merveilleux. Si des Magiciennes, en dansant autour de Macbeth, lui disent sa bonne et sa mauvaise fortune, mon Arlequin s’est fait tirer les cartes ; et les cartes, en France, valent, bien les sorcières Britanniques pour jeter un intérêt pressant sur le sort d’un principal personnage.

Comme les Italiens, j’ai réjoui la vue des Spectateurs, en donnant à mon Héros un habit de plusieurs couleurs. Le costume est une partie aussi essentielle dans la Comédie que dans la Tragédie ; et c’est avec raison que les Auteurs modernes en font leur principal ressort.

Enfin, comme les Comiques larmoyants de mon pays, je me suis bien gardé d’imaginer une fable ; les Arabes m’ont fourni le fond de celle-ci[1].

Hélas ! le croirait-on ? malgré tant de soins, tant de recherches, tant d’imitations qui ont valu à mon Drame plus de quatre-vingts représentations, je n’ai pas eu le plaisir de voir répandre une seule larme : mais il faut en accuser Arlequin ; ce diable de Carlin a toujours pris son rôle à gauche. Ne perdra-t-il jamais la malheureuse habitude de faire rire ?

 

 

ACTE I

 

Le Théâtre représente un jardin avec deux pavillons ; d’un côté est un gazon couvert d’un feuillage.

 

 

Scène première

 

ARLEQUIN, seul

 

Il paraît, en soupirant, la tête baissée, et d’un air fort rêveur ; il a des assignations à chacune de ses boutonnières, autour de son ceinturon, sur son chapeau et aux boucles de ses souliers.

Ouf ! ouf ! je soupire, et ce n’est pas sans raison. J’ai la louable coutume de dormir jusqu’à dix heures, afin de conserver la fraîcheur de mon teint : on est venu m’éveiller à sept ; et pourquoi ? Pour me remettre une assignation. Je me suis rendormi : on m’a réveillé ; pourquoi encore ? Pour me prier de recevoir une autre assignation : enfin, je n’ai fait autre chose toute la journée ; je les ai arrangées ainsi, parce que j’ai oui dire qu’un galant homme doit être continuellement vis-à-vis de ses affaires : me voilà en règle.

Il examine toutes ces assignations.

La belle bibliothèque ! J’ai reçu à moi seul plus de papier timbré que toute la Garonne : un Gascon se consolerait, en faisant accroire que ce sont des billets-doux, ou des titres de noblesse ; mais je n’ai pas l’esprit tourné à la bagatelle : mes créanciers ont tous obtenu sentence contre moi, et je n’ai pas un fou pour les payer. Que faire ? Il faut commencer par soulager mon cœur, en ra contant mes chagrins à quelqu’un : cela est bien imaginé. Mais à qui ? Au propriétaire de la maison ? Oui... Non... Depuis quelques jours il est renfermé dans son atelier, et ne répond à personne. Parbleu, me voilà bien embarrassé ; je n’ai qu’à prendre mon valet Pierrot pour mon confident. Il est bête ; justement c’est ce qu’il faut, il sera fort bien le confident. Eh ! Pierrot !

Il appelle.

 

 

Scène II

 

PIERROT, ARLEQUIN

 

PIERROT, en bâillant et se rendormant sur la Coulisse.

Qui m’appelle ?

ARLEQUIN.

Eh bien ! ne s’est-il rendormi ? Pierrot ! Oh là, Pierrot !

PIERROT quitte la coulisse, et s’endors ensuite sur l’épaule de son maître.

Me voilà, me voilà.

ARLEQUIN.

Ce drôle-là s’attache à moi comme une assignation.

PIERROT fait des efforts pour ouvrir les yeux.

Parlez, parlez.

ARLEQUIN.

Tu peux te dispenser d’ouvrir les yeux, je n’ai besoin que des oreilles.

PIERROT.

Les voilà ouvertes.

ARLEQUIN.

Je te fais mon confident : en conséquence, je vais te raconter mes malheurs, afin de devenir plus intéressant.

PIERROT.

Oh ! je sais votre histoire par cœur ; vous me l’avez racontée si souvent.

ARLEQUIN.

Eh bien ! si tu la fais, d’autres ne la savent pas ; fais comme si tu l’ignorais.

PIERROT bâille.

Ah !...

ARLEQUIN.

Bâille, ne te gêne pas : ce sont les menus plaisirs du confident. D’ailleurs les bâillements lui font venir la larme à l’œil, et il a l’air plus touché.

PIERROT bâille plus fort.

Ah... Ah !...

ARLEQUIN, bâillant.

Ce confident bâille de si bon appétit, qu’il en donne envie au héros ; c’est ce qu’il ne faut pas.

PIERROT.

Commencez donc votre histoire.

ARLEQUIN.

Je suis du pays où l’on fait les tapisseries de Bergame ; je n’ai ni ma mère, mon père.

PIERROT.

Comme bien d’autres.

ARLEQUIN.

Oui, comme toi, par exemple. J’ai été élevé par mon parrain, qui avait un fils, un petit polisson de mon âge. Un jour... non, c’était une nuit... un jour, ou une nuit, n’importe, nous trouvâmes de la poudre à canon : nous fîmes des pétards, des fusées ; nous mîmes le feu aux rideaux du lit : la flamme gagna les matelas, la paillasse, la tapisserie, le plancher. Nous eûmes peur d’être brûlés, et d’avoir ensuite les étrivières. Nous prîmes la fuite chacun de notre côté, et nous ne nous sommes pas revus.

PIERROT rit.

Ah, que cela est drôle ! Ah ! ah !

ARLEQUIN.

Non : cela est triste.

PIERROT.

Oui ! Eh bien, attendez

Il pleure.

que je m’arrange pour pleurer.

ARLEQUIN.

Voilà le ton.

PIERROT.

Dites-moi...

ARLEQUIN.

Tout beau, mon confident, je vous devine i vous allez me demander le nom de mes parents, de mon parrain, de son fils : c’est une indiscrétion de votre part, je ne veux m’en ressouvenir qu’après avoir filé des reconnaissances bien touchantes, si nous nous retrouvons.

PIERROT, pleurant.

Des reconnaissances ! Ah !

ARLEQUIN.

Je vins en France, où, pour vivre, je jouai la comédie. Malheureusement je ne savais que copier la nature ; on ne voulut pas m’écouter. On m’accorda pourtant une direction ; mais les Auteurs les Acteurs et les Actrices s’étaient, je crois, donné le mot pour me ruiner.

PIERROT, bêtement.

Ba !...

ARLEQUIN.

Les auteurs ne firent que des Tragédies où il fallait plus de décorations qu’à dix Opéra, et plus de soldats qu’à une revue.

PIERROT.

Ba !

ARLEQUIN.

Les Acteurs, à force de crier et de s’éloigner du naturel, devinrent tous pulmoniques.

PIERROT.

Ba ! Et les Actrices ?

ARLEQUIN.

On s’aperçut qu’elles avaient toutes la taille rondelette, apparemment pour suivre le costume ; parce qu’il y a des pièces où une taille ronde est nécessaire : mais à mesure que les tailles et les voix grossissaient, la recette diminuait. Je fus obligé d’avoir recours aux usuriers : pour eux, ils ont très bien fait leur métier, témoin ce recueil d’assignations. Il ne me reste qu’un parti à prendre.

PIERROT.

Quel ?

ARLEQUIN.

De payer tous mes Créanciers, en leur souhaitant le bonsoir. Va vite faire notre paquet.

PIERROT.

Allons... Mais que mettrai-je dans notre paquet ? Nous n’avons rien.

ARLEQUIN.

Il nous reste un peu de fromage de Parmesan, des macaronis, quelques bouteilles de vin, des choux, des carottes, une marmite. Va tôt.

 

 

Scène ΙΙΙ

 

ARLEQUIN, seul

 

Partons... doucement. L’usage veut que je fasse des adieux touchants à tout ce qui m’environ ne : n’y manquons point. Adieu cuisine, où la broche a si souvent tourné pour moi : adieu, cave si fraîche l’été, et si chaude l’hiver : adieu, allée sombre, sous laquelle je suis venu ronfler si souvent, en pet-en-l’air : adieu, petits oiseaux, qui avez charmé mes ennuis par votre mélodieux pirlichichi :

Il imite le chant des oiseaux.

adieu, il faut nous séparer. Quelle séparation ! ô Dieux ! ô Cieux ! ô Terre ! ô Mer ! elle est plus cruelle que celle de Dindon et d’Énée, de Titus et de Berlénice : il n’était question entr’eux que d’amour, et il s’agit ici de cave, de cuisine, d’allée, de pirlichichi !... Adieu.

Il fait les beaux bras, soupire, regarde le ciel, et s’arrache avec effort de sa place.

 

 

Scène IV

 

PIERROT, ARLEQUIN

 

PIERROT accourt tout troublé.

Ah, mon maître !

ARLEQUIN.

Qu’est-ce ?

PIERROT.

J’ai vu...

ARLEQUIN.

Qui ? le diable ?

PIERROT.

Pis que le diable... vos créanciers qui viennent avec des soldats.

ARLEQUIN.

Ah, malheureux adieux ! vous me coûterez ma liberté. Pourquoi me suis-je amusé à bavarder dans un temps où il fallait agir ? Va vite.

PIERROT.

Où ?

ARLEQUIN.

Fermer...

PIERROT.

Quoi ?

ARLEQUIN.

Les portes, les fenêtres ; bouche les chatières, les trous des serrures :

PIERROT.

Mais...

ARLEQUIN.

Vous verrez que je serai obligé de donner des coups de pied dans le derrière de mon confident, pour le faire marcher. Eh ! pars donc, bourreau dépêche-toi, et reviens vite me faire compagnie, je suis las de faire des moinologues.

 

 

Scène V

 

ARLEQUIN, seul

 

Ah ! pauvre Arlequin ! pauvre Arlequin ! te voilà dans une cruelle situation : sans bien, sans argent, sans ressource, assiégé par des créanciers qui vont te traîner dans une prison où tu mourras... Mourir en prison ! non, avec du courage, on peut... oui ; mais tu es un poltron... N’importe, faisons parler de nous dans l’histoire Romaine de Bergame ; et qu’on dise : Arlequin, l’illustre, le brave Arlequin a privé la Justice du plaisir de le faire mourir, en s’expédiant lui-même. Ah ! quelle gloire ! Allons...

Il tremble.

dé... pê...chons... nous... Mais comment me tuer ? d’un coup de canon, sangoidimi... Eh ! je n’ai point de canon. – Il faut se jeter dans la rivière ; oui, dans la ri... Eh ! je ne puis sortir, D’ailleurs, je fais trop bien nager ; je ne pourrais jamais prendre sur moi d’aller au fond. – Il faut donc s’empoisonner : tirons mon flacon, mourons d’une mort à la mode.

Il prend le flacon, le porte à sa bouche en tremblant, fait des grimaces, comme si ce qu’il boit était mauvais.

Quoi ! tu trembles, poltron ! n’as-tu pas pris ton parti ? Allons, avale. Eh ! avale donc. Voilà qui est fait... Fi ! voilà une mort bien dégoûtante.

Il fait des lazzis, pour marquer qu’il sent l’effet du poison, et qu’il meurt en détail.

Ahi, ahi ! je sens le ravage du poison : il est bien subtil, il attaque les boyaux, je les entends qui jouent du flageolet. – Voilà un bras mort ; votre serviteur ce bras. – Voilà un autre bras paralytique ; votre serviteur cet autre bras. – Mes deux jambes s’affaiblissent, votre serviteur mes deux jambes. – La parole s’embarrasse dans mon gosier. – Mes deux yeux ont tiré les rideaux. – Si j’avais au moins un fauteuil pour faire des contorsions à mon aise !

Il fait des pirouettes.

Ahi ! ahi ! voilà les grandes douleurs – ouf ! qu’il est pénible de mourir ! oh ! cela ne m’arrivera plus. – Eh ! allons donc, meurs :

Il se donne de petits coups sur le derrière.

dépêche-toi, Suis-je mort ? pas encore. Vous verrez que ce poison s’entend avec mes créanciers.

Il se tâte, il essaye ses forces, il porte souvent la main à sa bouche, et ensuite à son nez, pour sentir l’odeur du poison qu’il a pris.

Que veut dire ceci ? Je ne me suis jamais senti si vigoureux ; sangoidimi ! je le crois bien : je ne devinais pas que je dusse m’empoisonner, et je n’avais mis dans mon flacon que de l’eau de mélisse.  – Quoi ! serai-je assez malheureux, pour ne pouvoir pas réussir à mourir ? Il le faut pourtant. – Eh ! n’ai-je pas ici mon sabre, ce sabre qui a remporté tant de victoires ?

Il fait mine de vouloir se jeter sur le bout de sa batte.

Allons, perce l’habit, la doublure, la veste, la chemise, la... l’essentiel est de percer la peau, et voilà le difficile... N’importe.

Il va se percer, il voit quelque chose sur un gazon, fait des lazzis, fait tomber avec le bout de sa batte quelques feuilles, et voit son chat qui dort.

Mais que vois-je là ? Hélas ! c’est mon ami Minet, je ne songeais pas à lui, et j’avais l’indignité de le laisser en proie aux chagrins que je veux éviter. Qui le nourrira, quand je ne serai plus ? Il mourra quatre fois par jour, parce qu’il est accoutumé à faire quatre repas ; il vaut mieux qu’il ne meure qu’une seule fois. Je lui ai des obligations, il a garanti des souris mes saucissons de Boulogne, mon fromage de Parmesan ; prouvons lui ma reconnaissance, en le tuant bravement, tandis qu’il dort. Il sera surpris en se réveillant de se trouver mort ! n’importe.

Il lève le bras, il imite le cri plaintif d’un chat, il recule, et son bras reste suspendu.

Miaou... Voilà le cri de la nature ! Il me perce le cœur, il me désarme. – N’importe, frappons ; mais avant de te tuer, mon cher minet, je veux te donner la satisfaction de t’embrasser : viens dans mes bras.

Il va pour l’embrasser, il imite le cri d’un chat en colère, on tire le chat, et il feint d’avoir été égratigné.

Rrrniau, pfou ! pfou ! – Ahi ! ahi ! comme il m’a égratigné ! le perfide ! l’ingrat ! le... non : toute réflexion faite, il n’a pas tort ; je voulais lui rendre un très mauvais service.

 

 

Scène VI

 

ARLEQUIN, PIERROT

 

PIERROT court, se jette à terre, et s’approche de son maître en roulant.

Holà !

ARLEQUIN.

Qu’est-ce ?

PIERROT.

Les créanciers travaillent à enfoncer les portes.

ARLEQUIN.

Le bourreau m’assassine depuis deux heures, dans toutes les règles de la gradation !

PIERROT.

Les verrous tremblent déjà de peur.

ARLEQUIN.

Eh ! messager de malheur, fois du moins bon à quelque chose. Détermine-moi sur le genre de mort que je dois choisir.

PIERROT, alarmé.

Aucun.

ARLEQUIN.

Je veux mourir absolument. –

Il rêve.

Ah, la bonne idée ! va chercher le reste des provisions que nous voulions mettre dans le paquet, et apporte tout ici : je veux mourir d’une indigestion.

PIERROT.

D’une indigestion ?

Tendrement.

Ah, mon cher maître, je vous ai toujours donné des preuves de ma fidélité, de mon zèle, de mon attachement, je veux continuer jusqu’à ma dernière heure ; et puisque vous voulez mourir d’une indigestion, je veux mourir avec vous de deux indigestions, s’il le faut.

ARLEQUIN, gravement.

Je te reconnais là : embrassons-nous : tu es digne de moi.

PIERROT.

Ah, mon cher maître !

Ils s’embrassent comiquement.

ARLEQUIN.

C’est assez nous attendrir ; va chercher les instruments de notre mort.

PIERROT apporte une table.

Les voilà sur une table, où je les avais mis pour les empaqueter.

ARLEQUIN.

Allons, dépêchons-nous, j’ai appétit de mourir.

PIERROT.

Prenez cette serviette blanche, afin de mourir plus proprement.

Pierre porte la main sur un plat de macaronis.

ARLEQUIN, l’arrêtant gravement.

Attends... c’est à moi à te donner l’exemple.

PIERROT.

Non, c’est à moi, je suis le valet.

ARLEQUIN.

Et moi je suis le maître.

PIERROT.

Eh bien ! mourons tous deux ensemble.

ARLEQUIN.

Je t’accorde cette faveur.

Ils se jettent goulument sur le plat, s’arrachent les morceaux.

Ne te dépêche pas tant ; tu mourras avant moi.

PIERROT.

Êtes-vous mort, mon cher maître ?

ARLEQUIN.

Pas encore.

PIERROT.

Buvons un coup, pour nous expédier plus vite. 

 

 

Scène VII

 

ARLEQUIN, PIERROT, MUSCO

 

MUSCO se met entr’eux.

Courage, mes amis, je suis charmé de vous voir en si bonne disposition.

ARLEQUIN, effrayé.

Qui va là ? les créanciers ?

PIERROT, se rassurant.

C’est Monsieur Musco, le propriétaire de la maison.

ARLEQUIN.

Viens-tu me demander les termes ? Attends, et tu seras payé comme les autres. Pierrot, remettons-nous bien vite à la besogne.

MUSCO.

Tu t’étrangles, mon ami.

ARLEQUIN.

Tant mieux, ne vois-tu pas que je cherche a mourir ?

MUSCO.

Pourquoi cela ?

ARLEQUIN.

Je te le dirai quand je serai mort.

MUSCO.

Je veux le savoir présentement ; as-tu des secrets pour ton ami ?

ARLEQUIN.

Mes créanciers sont à la porte, pour me traîner en prison.

MUSCO.

Je viens te donner de nouvelles preuves de ma tendre amitié, en te dérobant à leurs persécutions ; et c’est pour te rendre ce service enfermé pendant huit jours dans ce pavillon.

ARLEQUIN.

Ah, le bon ami ! voyons ; que veux-tu faire que je me suis pour moi ?

MUSCO.

Tu sais bien que je suis un fameux mécanicien ?

ARLEQUIN.

Oui, j’ai vu ta Sirène, ta pendule de sympathie.

MUSCO.

J’ai imaginé un cabriolet singulier, qui me fera le plus grand honneur, et qui te délivrera de tes créanciers.

ARLEQUIN.

Ils m’arrêteront au passage.

MUSCO.

Je les en défie, ta voiture ira comme le vente.

ARLEQUIN.

Où prendre des chevaux ?

MUSCO.

Toi seul la conduiras tu n’auras pas besoin d’autre animal ; en un mot, mon cabriolet vole et fend les airs avec une vitesse extraordinaire, par le moyen de quelques ressorts très faciles à mouvoir.

ARLEQUIN.

Ah, la belle invention !

PIERROT.

Pourrai-je suivre mon maître ?

MUSCO.

Oui, il y a place pour toi.

ARLEQUIN.

Tu monteras en croupe. Où est-il ce divin cabriolet ?

MUSCO.

Le voilà sous cet arbre.

On voit le bout du cabriolet.

ARLEQUIN.

Pierrot, dépêche-toi : va porter dans le cabriolet le reste de nos provisions. N’oublie pas, surtout, le pot aux macaronis.

MUSCO.

Fort bien ; pendant ce temps-là, je vais t’apprendre à conduire ta voiture, sans risquer de te casser le cou.

Ils vont vers le cabriolet.

En baissant ce ressort, tu t’élèveras ; en le haussant, tu descendras ; et tu gagneras la droite ou la gauche, en le dirigeant vers l’endroit où tu voudras aller.

On voit Pierrot voiturer les provisions.

ARLEQUIN.

Ah ! la bonne voiture ! la bonne voiture ! Viens, que je t’embrasse.

MUSCO.

J’espère que mon présent ne te servira pas seulement à fuir tes créanciers : mais qu’il te procurera encore une fortune des plus brillantes.

ARLEQUIN.

Je l’espère aussi, mon cher ami. Écoute ; il faut que je te confie un secret...

D’un ton bien mystérieux.

Tu sais que les cartes sont sorcières dans ce pays-ci.

MUSCO.

Oui : bien des personnes ajoutent foi à leurs prédictions.

ARLEQUIN.

On m’a tiré les cartes : on m’a prédit que je voyagerais en l’air, et que j’épouserais une grande Princesse : je n’osais pas m’en vanter, parce que la première partie de l’oracle m’alarmait ; je craignais de voyager en l’air dans une place publique, les pieds à la hauteur de la tête des assistants.

MUSCO.

J’entends.

ARLEQUIN.

Mais à présent je compte sur la Princesse : adieu, mon cher ami ; quand je l’aurai trouvée, je te ferai grand Seigneur.

MUSCO.

Je te souhaite un bon voyage ; porte-toi bien.

 

 

Scène VIII

 

ARLEQUIN, PIERROT

 

ARLEQUIN.

Pierrot, fais entrer mes Créanciers.

PIERROT.

Pourquoi faire ?

ARLEQUIN.

Pour les payer.

PIERROT.

Avec quelle monnaie ?

ARLEQUIN.

Que cela ne t’embarrasse pas ; fais entrer.

 

 

Scène IX

 

ARLEQUIN, PIERROT, TROUPE DE CRÉANCIERS

 

PIERROT.

Entrez, Messieurs, entrez : on va vous payer.

PREMIER CRÉANCIER.

On a bien de la peine à vous parler, Monsieur ; vous ne vous êtes pas fait celer, quand nous vous avons apporté notre argent.

ARLEQUIN.

Ne faites pas tant de bruit ; je vais vous payer. Ah ! voilà mon honnête maquignon : il m’a vendu cent chevaux de fiacre à deux louis la pièce ; j’ai été obligé de les donner à douze francs, encore ai-je été heureux de trouver de vieux Gentilshommes campagnards, qui remontaient leur équipage pour aller figurer dans leurs terres, et de jeunes petits-maîtres qui voulaient paraître revenir de l’armée.

SECOND CRÉANCIER.

De quoi vous plaignez-vous ? Nos jeunes gens seraient bien contents s’ils faisaient tous d’aussi bonnes affaires.

ARLEQUIN.

Elle est excellente, en effet, pour vous. Autre faiseur de bonnes affaires, qui, en me prêtant cent louis, m’a forcé de prendre pour cent pistoles d’éventails, de rouge, de rubans ; j’en ai vendu une partie à de jeunes Robins : mais j’ai été obligé de donner l’autre.

TROISIÈME CRÉANCIER.

Tant pis pour vous : il fallait vous adresser à des Abbés, vous auriez tout débité.

ARLEQUIN.

Enfin, Messieurs, vous êtes tous des gens d’une probité reconnue, et vous méritez bien que je vous paie comme je vais faire.

LES CRÉANCIERS.

À la bonne heure : il est temps.

ARLEQUIN.

Pierrot, viens m’aider à ouvrir mon coffre-fort. Attendez-là un moment, je suis à vous dans la minute.

Arlequin monte dans le cabriolet ; Pierrot, ou un faux Pierrot, est derrière, un parasol à la main ; le cabriolet s’élève. : les Créanciers veulent l’arrêter ; Arlequin les rosse, en leur disant.

Vous êtes tous des fripons ; vous m’avez volé en me prêtant ; je vous paie, en volant.

Il s’envole : les Créanciers courent après en criant.

 

 

ACTE II

 

Le Théâtre représente un Bois.

 

 

Scène première

 

ARLEQUIN, PIERROT, une paire de pigeons à la main

 

ARLEQUIN.

As-tu bien caché le cabrioler dans le bois ?

PIERROT.

Oh, que oui !

ARLEQUIN.

Personne ne peut le voir ?

PIERROT.

Oh, que non !

ARLEQUIN.

Parbleu, il est bien commode de voyager en l’air : on ne rencontre aucune ornière, aucune pierre, aucun étourdi qui se fasse un plaisir de vous accrocher.

PIERROT, montrant ses pigeons.

Comptez-vous pour rien le droit de chasse ?

ARLEQUIN.

Diable, c’est un grand privilège ! on prend le gibier à la volée. Qu’as-tu là ?

PIERROT.

Ce sont deux Faisans ; ils sont gras, voyez.

ARLEQUIN.

Oui, je vois bien que ce sont des Faisans bizets. Il faut vite en faire une compote. J’entends quelqu’un, je crois ?

PIERROT, effrayé.

Holà ! si c’étaient vos créanciers ?

ARLEQUIN.

Imbécile ! nous avons traversé tant de terres et tant de mers ! Ce sont deux habitants de ce pays.

PIERROT.

Oh ! comme ils sont habillés ! ils sont en robe de chambre.

ARLEQUIN.

J’en vois un qui porte une barbe de chèvre ; cachons-nous, ils parlent, nous apprendrons peut être dans quel pays nous sommes.

 

 

Scène II

 

ARLEQUIN, PIERROT, qui écoutent, à part, PANTALON, SCAPIN, avec un paquet qu’il met à terre

 

PANTALON.

Puis-je vous demander, Seigneur Scapin, pour : quoi vous m’avez fait venir dans ces lieux écartés ?

SCAPIN.

Pour vous y confier un secret de la dernière importance, Seigneur Pantalon, une affaire d’état.

PANTALON.

Une affaire d’état ! Parlez vite, vous m’intriguez.

SCAPIN.

Du moment que je vous vis, du moment que je vous sus de mon pays, je conçus pour vous l’estime la plus grande : votre barbe me donna dans l’œil.

PANTALON.

Je me ressouviendrai toujours que je vous dois le gouvernement de la Tour, où le Roi tient la Princesse, sa fille, enfermée. Puis-je sans indiscrétion, vous demander pourquoi cette sévérité ?

Scapin regarde de tous côtés. Lazzis d’Arlequin et de Pierrot, pour n’être pas surpris.

SCAPIN.

Le Roi Cassem, dont les États sont voisins de ceux de Bahaman, voyageant l’année dernière, s’arrêta quelque temps dans cette Cour ; il fut frappé des charmes de la Princesse, il la demanda en mariage : mais la Princesse le refusa avec le dernier mépris. Cassem partit, la rage, le désespoir dans le cœur, et en jurant de se venger. Il a rassemblé une armée formidable, il marche vers notre Capitale. Le Roi, qui craint moins pour lui que pour sa fille, l’a fait enfermer dans cette Tour. Savez-vous maintenant quels sont les grands projets que j’ai formés ?

PANTALON.

Je les ignore encore.

SCAPIN.

Les voici : je veux apaiser Cassem, et faire la paix entre les deux Rois.

PANTALON.

Vous rendrez un grand service à l’État : mais la chose me paraît bien difficile.

SCAPIN.

Dans tout ce pays, on tremble au nom de Mahomet : on se le figure avec un grand turban, une barbe vénérable, une robe parsemée d’étoiles.

PANTALON.

Eh bien ! que prouve tout cela ?

SCAPIN.

Chut. J’entends quelqu’un.

Il regarde. Lazzis de Pierrot et d’Arlequin.

PANTALON.

Non : parlez ; vous redoublez ma curiosité.

SCAPIN.

Voyez-vous ce paquet ? Il renferme un trésor.

Lazzis d’Arlequin, en entendant parler du trésor.

PANTALON.

Un trésor ?

SCAPIN.

Mieux que cela, Mahomet est là-dedans.

PANTALON.

Vous voulez rire, Seigneur Scapin.

SCAPIN.

Point du tout : j’ai mis dans ce paquet tout ce qui est nécessaire pour jouer le personnage de Mahomet : il faut qu’un homme adroit s’en revêtisse ;

Arlequin et Pierrot emportent le paquet.

qu’il aille ordonner à la Princesse d’épouser le Roi Cassem ; elle obéira : le Roi Cassem sera content, et la paix se fera.

PANTALON.

C’est fort bien imaginé : mais qui jouera le personnage de Mahomet ?

SCAPIN.

Moi.

PANTALON.

Vous ?

SCAPIN.

Moi, vous dis-je : vous avez les clefs de la Tour : vous m’introduirez dans le donjon où est l’appartement de la Princesse, je me charge du reste.

Arlequin a mis la robe, la barbe, le turban. Il a entouré le croissant de petites bougies ; il paraît entre Pantalon et Scapin, et leur fait peur.

SCAPIN.

Miséricorde !

PANTALON.

Au secours : c’est le diable.

Ils prennent la suite.

 

 

Scène III

 

ARLEQUIN, PIERROT, qui rient

 

ARLEQUIN.

Voilà de mes esprits forts ; ils se moquent des gens qui croient à Mahomet ; et ils m’ont pris pour le diable.

PIERROT.

Oh, oh ! comme ils courent !

ARLEQUIN.

Allons, Pierrot, ne nous amusons pas ici à la bagatelle, gagnons vite la Tour.

PIERROT.

Pourquoi faire ?

ARLEQUIN.

Ne vois-tu pas que les cartes continuent d’être sorcières ? Voilà la Princesse toute trouvée, allons vite lui faire une visite, nous laisserons le cabriolet sur le toit : zeste, nous passerons par la fenêtre du donjon.

PIERROT.

Oui, mais si on nous jette par la même fenêtre, sans nous donner le temps de rejoindre notre voiture ?

ARLEQUIN.

Ne crains rien ; et puis, pour épouser une Princesse, ne faut-il pas risquer quelque chose ? Viens, la Princesse aura sûrement une confidente qui te reviendra.

PIERROT.

Allons, et que le ciel nous préserve du faut.

 

 

Scène IV

 

LA PRINCESSE, ARGENTINE

 

Chambre de la Princesse.

ARGENTINE.

Hélas ! partager votre esclavage est tout ce que je puis ; mais, Madame, permettez-moi de vous dire que vous pouvez le faire cesser. Donnez la main au Roi Cassem, et d’abord...

LA PRINCESSE.

Moi ! que j’épouse un Roi barbare, qui ravage les États de mon père, et qui est cause de ma captivité !

ARGENTINE.

Songez que sa tendresse seule la rendu coupable.

LA PRINCESSE.

Je l’abhorre. Son nom seul me fait horreur ; et je mourrai avant... mais quel éclat !...

 

 

Scène V

 

LA PRINCESSE, ARGENTINE, ARLEQUIN, PIERROT sur la fenêtre, imite les éclairs avec de la poudre

 

ARGENTINE.

J’ai cru voir des éclairs...

Arlequin saute parla fenêtre.

LA PRINCESSE, voyant Arlequin, se jette dans les bras d’Argentine.

Ah ! Mahomet !

ARLEQUIN.

Princesse, vous êtes étonnée de me voir entrer par la fenêtre ; j’ai une bonne raison pour cela, c’est que la porte est fermée, mais ne vous troublez pas : vous venez de me nommer dans votre exclamation, je suis Mahomet.

LA PRINCESSE.

Vous, Mahomet ?

ARGENTINE.

Vous, notre grand Prophète ?

ARLEQUIN.

Lui-même : ne soyez pas surprise de voir votre grand Prophète un peu brun, c’est qu’il voyage souvent dans le soleil, et son teint s’en ressent.

PIERROT, à part.

Mahomet, la confidente est jolie.

ARLEQUIN.

Paix : arrange-toi de ton mieux avec elle ; c’est le lot du confident.

Argentine et Pierrot se font des. Révérences.

LA PRINCESSE.

Ah, grand Mahomet ! quel est mon bonheur ? Et comment ai-je pu mériter l’honneur que vous me faites ?

ARLEQUIN.

J’ai entendu parler de votre beauté dans le firmament ; les houris en ont pâli ; j’ai ouvert la trappe des Cieux, j’ai pris ma lorgnette, et tour en vous lorgnant de loin, j’ai reconnu que vous méritiez d’être lorgnée de près ; je suis vite monté à califourchon sur un rayon du soleil, je lui ai ordonné d’aller à toute bride et ventre à terre ; je viens pour vous offrir ma main matrimoniale, si elle vous plaît.

LA PRINCESSE.

Grand Mahomet ! n’est-ce pas une illusion ?

ARLEQUIN.

Non, la peste m’étouffe ; vous n’avez qu’à parler, et je répudie toutes les houris

LA PRINCESSE.

Ah ! père des croyants, excusez-moi, si je ne puis vous peindre l’excès de ma joie ; mais vous lisez dans mon cœur.

ARLEQUIN.

Tout couramment ; c’est un très joli livre, j’en aime jusqu’à la reliure.

ARGENTINE.

Pardonnez-moi aussi, si j’ose vous faire une question sur votre suivant ; il refuse de me dire ce qu’il est.

PIERROT lui fait des signes.

Euh !

ARLEQUIN.

Que le diable t’emporte avec tes questions.

PIERROT.

Que va-t-il répondre ?

ARLEQUIN.

Il est fort aisé de vous dire quel est ce personnage.

LA PRINCESSE.

Eh ! nous vous en prions.

ARLEQUIN.

Eh bien ! vous voyez...

ARGENTINE.

Nous voyons...

ARLEQUIN.

Un Génie. 

PIERROT, fièrement.

Oui, un Génie...

ARLEQUIN.

Le Génie de l’innocence ; aussi est-il vêtu de blanc. Mais revenons à notre amour, belle Princesse : oui, le grand Mahomet grille pour vos appas.

On entend une fanfare très bruyante, et Arlequin tremble : Pierrot veut se cacher sous sa robe, à part.

Attendez ; le grand Mahomet a peur... Qu’est ce que c’est que cela ? D’où vient ce bruit.

LA PRINCESSE.

Ah, quel bonheur ! ces instruments m’annoncent l’arrivée du Roi mon père.

ARGENTINE.

Qu’il arrive à propos !

ARLEQUIN.

Au contraire, il prend très mal son temps.

PIERROT, bas.

Mahomet, gare la fenêtre.

ARLEQUIN, tâchant de se rassurer.

C’est donc votre cher papa qui vient vous voir ?

LA PRINCESSE.

Oui, tous les jours il a cette complaisance.

ARLEQUIN, tremblant.

J’en suis bien aise, en vérité ; souhaitez-lui bien le bonjour de ma part.

LA PRINCESSE, l’arrêtant.

Quoi ! vous me fuyez déjà ?

PIERROT, entraînant Arlequin, bas.

La fenêtre est élevée de cent toises.

ARGENTINE, arrêtant Pierrot.

Le Génie de l’innocence veut aussi me quitter ?

LA PRINCESSE, attendrie.

Le grand Mahomet dit qu’il m’aime ; et il m’abandonne !

ARLEQUIN.

Non, Princesse de mon âme, arc-en-ciel de mon cœur... Mais le Roi serait surpris de me voir ici... et dans le premier moment de sa surprise... il ne voudrait pas croire que je suis Mahomet : je serais obligé de punir mon beau-père futur ; et il, ne serait pas galant de commencer la fête par-là.

PIERROT.

Voilà une bonne raison ; partons donc.

ARLEQUIN.

Dites à votre cher père ce qui m’a amené : préparez-le à me bien recevoir, quand je reviendrai. Je serai de retour dans un instant : je vais seulement prendre une tasse de chocolat chez Jupiter.

ARGENTINEE.

Et le Génie de l’innocence reviendra aussi ?

PIERROT.

Oui, oui. Marchez donc vte.

ARLEQUIN, sur la fenêtre.

Mes compliments au papa.

 

 

Scène VI

 

ARGENTINE, LA PRINCESSE

 

LA PRINCESSE.

Eh bien, Argentine ! me blâmeras-tu présentement d’avoir refusé ma main et mon cœur au Roi Cassem ?

ARGENTINE.

Je m’en garderai bien. Je vous félicite, au contraire, d’avoir conservé l’un et l’autre pour un Prophète, et pour un Prophète encore qui vous prouve la sincérité de ses veux, en se faisant accompagner par le Génie de l’innocence. Voici le Roi.

 

 

Scène VII

 

LA PRINCESSE, ARGENTINE, LE ROI, PANTALON, SCAPIN

 

LE ROI.

Embrassez-moi, ma chère fille.

LA PRINCESSE.

Ah, mon père ! prenez part à ma félicité. Mahomet a eu pitié de mes maux ; il est venu me consoler lui-même.

SCAPIN.

Mahomet !

PANTALON.

Que veut dire ceci ?

LE ROI, surpris.

Ma fille ! êtes-vous bien éveillée ? Songez à ce que vous dites ; et ne me rapportez pas un songe pour une vérité...

LA PRINCESSE.

Non, Seigneur : mon bonheur est réel ; j’ai vu Mahomet : il m’a parlé de la façon la plus tendre : il m’a offert sa main.

ARGENTINE.

Je l’ai vu aussi ; il était accompagné du Génie de l’innocence, un Génie charmant.

LE ROI.

Pantalon, vous ne dites rien. D’où naît l’erreur de la Princesse ? Quel est le fourbe qui la séduite ?

PANTALON.

Je l’ignore, Seigneur ; vous me voyez dans le plus grand étonnement.

LE ROI, furieux.

Tu l’ignores, traître ; ne crois pas échapper à ma vengeance. Je t’ai confié la garde de ma fille : je t’ai confié mon honneur et le sien ; j’ai remis en tes mains ce que j’ai de plus cher au monde, et tu abuses de ma confiance pour ouvrir les portes de la tour à un scélérat qui me déshonore ? Tremble : je sacrifierai à ma juste vengeance, et toi et celui qui m’a conseillé de laisser tomber mon choix sur le plus indigne des mortels. Malheureux ! vous étiez donc d’accord pour me percer le cœur ?

SCAPIN.

Seigneur, je vous jure...

LE ROI.

Tais-toi.

PANTALON.

Je proteste que je n’ai ouvert les portes à personne.

LA PRINCESSE.

Eh ! Seigneur ! Mahomet a-t-il besoin qu’on lui ouvre les portes ? Il est venu par les airs ; il est entré par la fenêtre ; et vous allez le voir revenir par la même route.

LE ROI.

Ah ! fille trop crédule ! que je te plains ! Mais ce cimeterre saura me venger de l’infâme qui me déshonore ; il a beau se cacher, il ne m’échappera pas, et je laverai mon affront dans son sang.

SCAPIN met le sabre à la main.

Seigneur, notre bras est à vous.

PANTALON.

Périsse l’indigne mortel qui vous offense, et qui me fait paraître coupable à vos yeux.

Pierrot fait des éclairs à la fenêtre.

LA PRINCESSE.

Voyez-vous ces éclairs ? Ce sont les portes du Ciel qui s’ouvrent pour laisser sortir Mahomet.

LE ROI.

Qu’il paroisse, le fourbe ; et sa mort... Ciel ! que vois-je ?

 

 

Scène VIII

 

LA PRINCESSE, ARGENTINE, LE ROI, PANTALON, SCAPIN, ARLEQUIN, PIERROT

 

Arlequin saute, Pierrot se campe sur la fenêtre ; Scapin, Pantalon et le Roi, sont étonnés. Ce dernier laisse tomber le sabre de sa main, et se prosterne. Arlequin, qui a d’abord eu peur, prend un air imposant.

SCAPIN, à part à Pantalon.

Ma robe ! et ma barbe !

PANTALON.

Comment cet imposteur peut-il passer par la fenêtre ?

LA PRINCESSE.

Eh bien ! mon père, doutez à présent de mon bonheur !

ARLEQUIN.

Quoi ! Prince, vous osiez tourner votre épée contre votre Prophète, et vous n’avez pas peur d’être changé en cornichon ?

LE ROI.

Grand Mahomet ! l’honneur que vous nous faites est si grand que je n’osais m’en flatter. J’ai cru ma fille la dupe d’un fourbe ; mais je vois bien présentement qu’à moins d’être notre Prophète, on ne peut franchir l’immensité des airs.

ARLEQUIN.

Cet aveu me fait plaisir. Et vous, ma divine Princesse, mon cher petit morceau de sucre, vous avez dit à votre papa, que je voulais vous épouser : que répond-il ?

LE ROI.

Que je suis pénétré de vos bontés, et que vous êtes le maître d’ordonner.

SCAPIN, à part à Pantalon.

Quoi, le fourbe aurai l’insolence d’épouser la Princesse !

PANTALON, bas à Scapin.

Il faut absolument rompre ce mariage.

ARLEQUIN, au Roi.

Je suis content de vous : mais vous avez là deux suivants qui sont incrédules ; demandez-leur ce qu’ils pensent de moi ? ils vous diront, je parie, que je suis un imposteur.

LE ROI.

Ah ! Seigneur, cela n’est pas possible.

ARLEQUIN.

Oh, que si. Je connais les pèlerins. Questionnez-les un peu ; vous verrez que je fais lire dans les cœurs.

LE ROI.

Vous l’ordonnez, j’obéis.

À Pantalon et Scapin.

Que pensez-vous tous les deux de Mahomet, et de l’honneur qu’il me fait ?

PANTALON.

Seigneur, ce n’est pas Mahomet.

SCAPIN.

C’est un fourbe, un scélérat.

LE ROI.

Quoi ! n’avez-vous pas vu avec quelle agilité il a traversé les airs ?

PANTALON.

N’importe, Seigneur : je ne puis concevoir comment il a fait ; il me surprend à la vérité, mais je ne le regarde pas moins comme un imposteur, digne du dernier supplice, et...

LE ROI.

Arrêtez : vos blasphèmes me font frémir. Seigneur, ils osent douter ; mais je vous demande grâce pour eux, ne les punissez pas de leur aveuglement

ARLEQUIN.

Par rapport à vous et à ma chère Princesse, je veux bien leur pardonner ; mais d’un seul mot, je vais les éclairer et les faire changer d’avis.

LE ROI.

Ah ! je vous en supplie.

ARLEQUIN.

Vous allez voir, vous allez voir...

À Scapin et Pantalon, il se met entr’eux.

Avancez ici...

Bas.

Vous êtes deux imposteurs, vous le savez bien : cette robe et cette barbe le prouvent.

PANTALON, bas.

Impertinent !

SCAPIN, bas.

C’est toi qui es un imposteur.

ARLEQUIN, bas.

Eh bien, oui, nous sommes trois ; qui vous le dispute ? Mais je suis un imposteur plus adroit et plus heureux que vous ; je veux en profiter.

PANTALON, bas.

Nous t’en empêcherons bien.

ARLEQUIN, bas.

Tout doucement : on me regarde ici comme le père des croyants ; j’ai la puissance en main : si vous ne faites pas semblant de me croire Mahomet, je dis au Roi les complots que vous aviez formés, et je vous fais empaler.

SCAPIN, bas.

Empaler !

PANTALON, bas.

Oh ciel, empaler !

ARLEQUIN, bas.

Oui, empaler. À mes pieds, tour à l’heure : ou gare l’empalement.

SCAPIN, à genoux, haut.

Ah, grand Mahomet ! pardon et mille fois pardon.

PANTALON, à genoux.

Oui, nous ne pouvons douter présentement que vous ne soyez notre grand Prophète.

ARLEQUIN, fièrement au Roi.

Eh bien, vous voyez...

À Pantalon.

baise ma main,

À Scapin.

et toi, mon pied.

SCAPIN, à part.

Le fripon, comme il triomphe !

PANTALON, à part.

Patience ! si nous pouvons nous venger !

ARGENTINE.

Princesse, la fête est prête.

ARLEQUIN.

Quelle est cette fête ?

LA PRINCESSE.

C’est une danse que mes femmes exécutent devant mon père, toutes les fois qu’il vient me voir. Vous daignerez, j’espère, l’honorer de votre présence.

ARLEQUIN.

Très volontiers.

Les Nègres portent des carreaux sur lesquels se placent, le Roi, la Princesse et Mahomet : ce dernier roule en s’asseyant, on le relève. Les Danseuses viennent présenter des bouquets, et dansent. Tout-à-coup elles sont interrompues par un guerrier.

 

 

Scène IX

 

LA PRINCESSE, ARGENTINE, LE ROI, PANTALON, SCAPIN, ARLEQUIN, PIERROT, UN GUERRIER entrant brusquement, et avec la gauche emphase d’un faiseur de récits

 

LE GUERRIER, au Roi.

Seigneur, si vous aimez la danse, l’ennemi vous en prépare une qui ne sera pas de paille. Il s’avance et répand partout le désordre. Ah, quel désordre ! Des hommes qui vont se cacher, des femmes qui courent après, des chevaux qui galopent, tout cela qui prend le mords aux dents et tombe pêle-mêle. Ces femmes... ces chevaux... ces hommes... Ah, Seigneur !

Tout ce désordre affreux est encor dans mon cœur !

Ouf !

Il veut tout peindre, comme cela se pratique parmi les faiseurs de récits, et s’applique deux grands coups de poing dans l’estomac.

ARLEQUIN.

Bon ! voilà le faiseur de récirtitatif, poussif.

LE GUERRIER.

Tant y a... Ouf... Seigneur, que... ouf !... l’ennemi... Ouf...

Il ramasse ses forces ; et dit fort vite.

est aux pieds de la tour, et qu’il va donner l’assaut.

Lazzis de peur, d’Arlequin et de Pierrot.

ARLEQUIN.

En voici bien d’une autre.

PIERROT.

Mahomet, détalons bien vite.

LE ROI, au Guerrier.

Je vais dans l’instant donner mes ordres.

LA PRINCESSE, à Arlequin.

Seigneur, avec votre secours, nous n’avons rien à craindre.

ARLEQUIN, tremblant.

Non sans doute, pas plus que moi.

LE ROI.

Nous serons protégés par votre bras invincible.

ARLEQUIN.

Je vous le promets ; ne laissez pourtant pas de vous battre de votre mieux.

LE ROI.

Seigneur, je serai digne de mon protecteur : Pantalon, Scapin, suivez-moi.

PANTALON.

Que je le plains de compter sur un pareil secours !

ARLEQUIN, à part.

Allons nous fourrer dans quelque coin où il n’y ait rien à risquer. Oh ! les cartes ne m’avaient pas prédit cette batterie-là, et c’est fort mal à elles...

 

 

ACTE III

 

Chambre de la Princesse.

 

 

Scène première

 

ARLEQUIN, seul

 

Ahi ! ahi ! je crains bien de ne pas épouser la Princesse ; ces diables de cartes ne seraient-elles pas aussi sorcières qu’on le dit ?... Asseyons-nous pour faire plus commodément nos petites réflexions ; aussi bien, suis-je fatigué du voyage. Voyons, raisonnons. Il peut se faire que Cassem fuira... Oh oui, il fuira ; oui, il fuira...

Il bâille.

Il peut se faire encore qu’il ne fuira pas... car... mais qu’est-ce que c’est ! voilà les réflexions qui font leur effet : elles m’endorment... Oui, il fuira, ou il ne fuira pas, l’un ou l’autre... Oh ! par ma foi, je ne puis plus résister au sommeil. Eh bien, il n’y a qu’à faire comme les héros des romans ou de l’opéra, qui s’endorment quand ils se trouvent dans une situation trop embarrassante. D’ailleurs, je rêverai peut-être, et un songe n’est pas indifférent.

Il glisse au bas du carreau, s’endort, et dit, en rêvant.

Oh oui, le Roi Cassem fuira... oui... il fuira pour me faire plaisir... il fuira.

 

 

Scène II

 

ARLEQUIN endormi, LA PRINCESSE troublée

 

LA PRINCESSE.

Ah, puissant Mahomet, l’incrédule Cassem a ri des ordres que mon père lui a donnés en votre nom. Si vous ne volez à notre secours, tout est perdu... Il dort... Cette sécurité devrait me rassurer... mais je tremble pour mon père, pour ses États... Mahomet !... Je n’ose troubler son sommeil... il le faut cependant. Grand Prophète !

ARLEQUIN, rêvant.

Cassem fuira.

LA PRINCESSE.

Au contraire, il avance à grands pas vers la Tour. Tout cède à ses coups, tout disparaît devant lui.

ARLEQUIN, rêvant.

Ah ! Princesse succulente ! succulentissime !

LA PRINCESSE.

Quel bonheur ! il s’occupe de moi !

ARLEQUIN.

Elle est à croquer.

LA PRINCESSE.

Ah ! grand Mahomet !

ARLEQUIN.

C’est la plus jolie petite voiture, la plus douce, la plus commode...

LA PRINCESSE, surprise.

Que dit-il ?

ARLEQUIN, rêvant toujours.

Oui, mon cabrioler... la Princesse... Musco... le Roi Cassem ; oh ! il fuira. Poursuivez-le donc ; vous voyez bien qu’il prend la fuite. Ah, ah ! comme il détale.

Il rit.

 

 

Scène III

 

ARLEQUIN LA PRINCESSE, PIERROT se jette sur Arlequin

 

PIERROT.

Mahomet, l’ennemi ! l’ennemi !

ARLEQUIN, troublé.

Qui va là ?

PIERROT.

L’ennemi.

ARLEQUIN.

Où est-il ?

PIERROT.

Il est victorieux au pied de la Tour.

LA PRINCESSE.

Oui, grand Prophète, tout est perdu, si vous ne nous secourez au plutôt.

ARLEQUIN, dans le plus grand désordre, parlant tantôt à la Princesse, tantôt à Pierrot.

Le cabriolet... ne tremblez pas, belle Princesse... est-il prêt ?... Comptez sur moi... Suis-moi vite... Ah ! Monsieur Cassem, on vous apprendra ! Je pars ; mais soyez tranquille, vous aurez de mes nouvelles. Adieu ; adieu.

 

 

Scène IV

 

LA PRINCESSE, ARGENTINE, entrant toute effarée et toute échevelée

 

LA PRINCESSE.

Qu’est-ce, Argentine ? te voilà bien en désordre.

ARGENTINE.

Ah ! Madame, que ne suis-je aussi bavarde que mes camarades les confidentes ! j’aurais un beau récit à vous faire ; mais comme j’ai perdu assez de temps à ôter mon rouge et à déranger mes boucles, et que vous n’auriez peut-être pas la patience de m’écouter, je vous dirai tout uniment que nous allons tomber dans les mains de votre ennemi, Votre amant vous abandonnera-t-il à son rival ?

LA PRINCESSE.

Ah ! chère Argentine, j’ignore le sort qu’il me prépare : quel qu’il soit, allons le partager avec mon père.

 

 

Scène V

 

CASSEM, IBRAHIM

 

Une toile se lève : on voit la Tour ; des soldats font sur le rempart ; l’armée ennemie défile ; ensuite Cassem paraît avec son Confident.

CASSEM.

Ibrahim, me voilà enfin parvenu aux pieds de cette Tour qui dérobe à mes yeux la plus ingrate des Princesses ; mais bientôt, guidé par ma colère, je vais la punir de les injustes caprices. – La punir ! que dis-je ? à présent que je suis auprès d’elle, je sens mon courroux s’évanouir et faire place à l’amour le plus tendre.

IBRAHIM.

Quoi, Prince ! vous feriez assez faible ?

CASSEM, d’un ton bien doucereux.

Ah ! Ibrahim, la Princesse est si belle !

IBRAHIM.

N’importe : oubliez sa beauté, pour ne vous souvenir que du mépris qu’elle a fait voir pour vous.

CASSEM.

Du mépris !

IBRAHIM.

Oui, Seigneur, du mépris. Vous chercheriez en vain à vous le déguiser : vous ne le sentez que trop dans le fond de votre cœur ; et votre honneur offensé vous demande vengeance.

CASSEM.

Tu as raison. Soldats, préparez-vous à escalader cette Tour ; souvenez-vous que votre maître remet entre vos mains sa gloire et sa vengeance ; périssent les soldats de Bahaman : que rien de ce qui vous résistera n’échappe à votre fer ; mais respectez les jours de la Princesse et de son père.

IBRAHIM.

Quoi, Seigneur ! ne sauriez-vous triompher de votre faiblesse, et quitter cet air doucereux que vous reprenez toujours ? Fi ! que le ton français sied mal sous un turban. 

CASSEM.

Ibrahim, ne crains plus pour la gloire de ton Maître, je hais présentement la Princesse autant que je l’ai aimée.

IBRAHIM.

Pourquoi donc ordonner qu’on épargne ses jours, et ceux de son père ?

CASSEM.

Pour me ménager le plaisir de les voir à mes pieds ; pour y contempler mon ingrate, essayer de me fléchir, et le tenter en vain. Allons, braves soldats, encore une victoire vous n’avez plus d’ennemis.

Il met le sabre à la main, il donne le signal, on porte des échelles, on escalade la Tour, au bruit d’une musique guerrière. Les troupes de Cassem triomphent, jettent quelques morts, entrent dans la Tour, baissent le pont-levis, et conduisent enchainés, la Princesse, Pantalon, Scapin et le Roi Bahaman. Les soldats triomphants sont d’un côté ; les autres sont du côté opposé ; et désarmés.

 

 

Scène VI

 

CASSEM, IBRAHIM, BAHAMAN, ARGENTINE, LA PRINCESSE, PANTALON, SCAPIN

 

CASSEM.

Eh bien ! trop ingrate Princesse, vous voyez que le ciel est juste : il vous jette dans les fers de ce même Roi, dont vous avez dédaigné la main et le trône. Craignez que je ne vous rende tous les maux que vous m’avez fait souffrir ; tremblez que, guidé par la vengeance et par l’amour outragé...

LA PRINCESSE, se jetant sur le sein de son père.

Ah, mon père !

CASSEM, à part.

Ibrahim ! elle soupire !

IBRAHIM.

Oui, Seigneur ; mais c’est de dépit de ne plus vous voir à ses pieds, et de ne pouvoir vous y accabler de ses dédains.

BAHAMAN.

Barbare ! qu’attends-tu pour assouvir ton injuste vengeance ? Délivre-nous bien vite de l’horreur de voir un monstre qui abandonne ses États, pour usurper les miens, qui veut m’avilir et me traiter en esclave, dans cette même Cour où je l’ai reçu en Roi. Frappe, et couronne tes forfaits.

CASSEM.

Vieillard téméraire, tu mérites en effet la mort que tu demandes avec tant d’audace ; mais rends grâce à la malheureuse passion qui m’enchaîne au destin de ta fille. Oui, belle Princesse, votre vainqueur embrasse vos genoux, et vous demande grâce. Prononcez un seul mot, je rends à votre père ses États, je mets les miens à vos pieds.

LA PRINCESSE.

Prince, relevez-vous, et n’augmentez pas en vain la liste des héros pusillanimes. Ma main et mon cœur ne peuvent être à vous : Mahomet, notre grand Prophète m’a demandé la préférence, il la mérite ; gémissez tout bas, mais n’en murmurez point, ou craignez son bras vengeur.

CASSEM, se relevant furieux.

Mahomet a demandé votre main ! Ah ! l’imposture est trop grossière, et me rend toute ma rage.

BAHAMAN.

Embrasse-moi, ma fille : j’appréhendais que la crainte ne t’arrachât une faiblesse, mais non, te montres digne de la protection du grand Prophète, qui sans doute veut t’éprouver en ce tu moment.

PANTALON, à part à Scapin.

Hélas ! le fourbe a pris la fuite, après nous avoir précipité dans le plus grand des malheurs.

IBRAHIM.

Seigneur, jusques à quand voulez-vous vous laisser outrager ?

CASSEM.

Ibrahim, c’en est fait, tu ne rougiras plus pour ton maître ; il triomphe de lui-même.

À la Princesse.

Et toi, qui, pour excuser tes caprices, oses profaner le nom de Mahomet, dis-lui d’arrêter mon bras qui va plonger ce fer dans le sein de ton père.

LA PRINCESSE se jette entre les deux Rois, lève les yeux vers le ciel, et s’écrie en tremblant.

Arrête ! ah, Mahomet !

 

 

Scène VII

 

CASSEM, IBRAHIM, BAHAMAN, ARGENTINE, LA PRINCESSE, PANTALON, SCAPIN, ARLEQUIN dans son cabriolet, PIERROT qui examine de loin ce qui se passe

 

ARLEQUIN, en l’air.

Le voici : halte-là ; j’arrive à propos, à ce qu’il me paraît. Barbare, tu n’es pas attendri par une Princesse qui fait les beaux bras ?

Le parti de Cassem est étonné, l’espoir renaît dans celui de Bahaman. Cassem a le bras suspendu quelque temps ; mais il se jette enfin tout éperdu sur l’épaule de son confident.

CASSEM.

Dieux ! que vois-je ?

LA PRINCESSE, avec un air de joie.

Nous triomphons, mon père.

PANTALON, bas à Scapin.

Cet imposteur augmente sans cesse ma surprise.

SCAPIN, bas.

Paix : il nous est utile dans ce moment.

ARLEQUIN.

J’ai fait un petit somme exprès, pour donner le temps à la situation de devenir intéressante ; mais tremble, incrédule Cassem : comment ! tu te donnes les airs de ne pas fuir, lorsque je te l’envoie dire ? Non content de cela, tu veux épouser ma Princesse, ou percer le cœur de son père ? Attends, je vais te faire voir que tu ne perceras rien. Je dispose du tonnerre, et je pourrais faire pleuvoir sur toi un quarteron de foudres ; mais non, je veux prouver ma puissance, en te punissant avec les armes les plus viles. Meurs ; n’y manque pas au moins.

Il prend son pot à macaronis, et lui en calle la tête.

CASSEM, en tombant dans les bras de son Confident.

Seigneur, voilà qui est fait. Ibrahim, emporte-moi, pour qu’on ne me voie pas faire la grimace.

IBRAHIM, entraînant Cassem.

Dieu ! faut-il, pour marquer votre pouvoir, qu’un Héros meure d’un coup de marmite !

 

 

Scène VIII

 

BAHAMAN, LA PRINCESSE, ARGENTINE, PANTALON, SCAPIN, PIERROT, TROUPES, ARLEQUIN

 

ARLEQUIN.

Soldats, vous avez vu comme j’ai puni votre Roi ; mettez tous les armes aux pieds de la Princesse ; rangez-vous du parti de mon beau-père futur ; conduisez-les en triomphe dans leur palais, ou je vous réduits en poussière avec ce foudre potager.

Il leur fait voir un chou.

On met les drapeaux aux pieds de la Princesse ; on ôte ses fers ; on se prosterne devant Mahomet ; les vaincus se mêlent aux vainqueurs.

LA PRINCESSE.

Ah ! grand Mahomet ! que ne vous dois-je point ?

ARLEQUIN.

Vous me devez votre cœur et votre main : dépêchez-vous d’acquitter la dette.

BAHAMAN.

Grand Prophète ! ordonnez.

ARLEQUIN.

Eh bien ! j’ordonne que vous alliez faire les apprêts de mon mariage ; je vais, en attendant, le communiquer dans le Zodiaque, et je ferai signer mon contrat par le Capricorne.

SCAPIN, bas, à Pantalon.

Suivez-moi : j’empêcherai bien que ce mariage ne s’achève.

Les Troupes conduisent en triomphe et au son des instruments, la Princesse vers la ville. Arlequin continue sa course dans les airs.

 

 

ACTE IV

 

La Scène représente un Bois.

 

 

Scène première

 

ARLEQUIN, PIERROT

 

ARLEQUIN.

Eh bien ! Pierrot, n’a-t-on pas raison de dire, nul n’est Prophète en son pays ? si j’avais resté dans le mien, je ne passerais pas pour le grand Mahomet, et toi pour le Génie de l’innocence. Ah ! ah ! le plaisant Génie.

PIERROT.

Eh, parbleu ! pas plus plaisant que Mahomet,

ARLEQUIN.

Le bon de l’affaire est, que j’épouserai une belle Princesse.

PIERROT.

Moi, une Argentine qui est douce comme une petite chate sans griffes.

ARLEQUIN.

En vérité, nous avons bien de l’obligation à ce pauvre Musco : dès que je serai Roi, je lui écrirai de venir me joindre, et je le ferai Maltôtier. Il escamote si bien, qu’il aura bientôt fait sa fortune, s’il le veut.

PIERROT.

Oh ça, notre maître, longez que le peuple vous attend, et qu’il espère de voir arriver Mahomet dans tout son éclat. Comment ferez-vous ?

ARLEQUIN.

N’as-tu pas encore des bouts de bougie, et un reste de poudre ?

PIERROT.

Je vous entends. Je vais préparer tout ce qu’il faut pour vous faire paraître avec pompe.

ARLEQUIN.

Où vas-tu ? Ne m’as-tu pas dit que le cabriolet était de ce côté ?

PIERROT.

Oui : mais j’ai laissé notre pacotille ici, dans un buisson où le cabriolet était ce matin.

ARLEQUIN.

Dépêche-toi : songe à faire quelque chose de beau, et qui soit digne du Père des Croyants ; entends-tu ? quelque chose qui en impose.

PIERROT.

Comptez sur moi.

 

 

Scène II

 

ARLEQUIN, seul

 

Il est fort singulier que la poudre, les pétards, les fusées, qui, dans mon enfance, ont été la cause de mon malheur, servent ici à me faire passer pour un grand Prophète ; rien n’est plus drôle, en vérité.

Il rit.

Allons, Mahomet, mon ami : tu as le vent en poupe, il faut en profiter, et faire une Madame Mahomet, avec des petits Mahometillons. Vite, au cabriolet ! vite, en bonne fortune !

 

 

Scène III

 

ARLEQUIN, SCAPIN, PANTALON

 

SCAPIN, arrêtant Arlequin.

Halte-là !

PANTALON.

Où allez-vous comme cela, Monsieur le drôle ?

ARLEQUIN.

Drôle toi-même : te voilà bien familier avec un grand Prophète comme moi. Euh ! gare l’empalage !

SCAPIN.

Il n’est plus temps de trancher de l’important ; ton règne est passé, mon ami.

PANTALON.

Nous sommes maîtres de ton cabriolet.

ARLEQUIN.

Tout de bon !

SCAPIN.

Oh ! tout de bon. Regarde, le voilà en notre pouvoir.

On voit le cabriolet sur le bord de la coulisse.

ARLEQUIN.

Eh bien, mes chers amis, vous allez me le rendre, parce que je suis pressé d’aller joindre la Princesse, et que je ne puis y aller à pied.

PANTALON.

Plus de cabriolet pour toi, Monsieur le faquin.

SCAPIN.

Plus de Princesse.

PANTALON.

Plus de trône.

ARLEQUIN.

Ah ! je suis en trop beau chemin, et il y aurai de la cruauté à m’arrêter.

SCAPIN.

Ne voilà-t-il pas un joli Mahomet ?

ARLEQUIN.

Aussi joli que toi, qui voulais te mahométiser.

PANTALON.

Scélérat !

SCAPIN.

Imposteur !

ARLEQUIN.

Tout doucement, je n’ai fait que vous gagner de vitesse.

PANTALON.

Oui ; mais nous agissions pour le bien de l’État.

ARLEQUIN.

Et moi j’agissais pour mon bien.

PANTALON.

Tu voulais nous faire empaler ! nous allons te faire jeter dans le ganchou.

ARLEQUIN.

Dans le ganchou ! quelle bête est cela ?

SCAPIN.

C’est une espèce de puits tapissé avec des lames de rasoirs, de sabres, et avec des crochets bien pointus.

ARLEQUIN, tremblant.

Ah ! quelle invention diabolique ! celui qui a imaginé ce ganchou aurai dû y être jeté le premier.

PANTALON.

Tu n’auras pas l’avantage d’arriver au fond, parce que tu resteras en détail sur la route.

ARLEQUIN.

Oh Dieux ! quelle différence de ce ganchou avec le trône et le lit de la Princesse qui m’attendaient ?

SCAPIN.

En effet, il y a quelque différence.

ARLEQUIN.

Ne me perdez pas, je vous prie ; je vous demande grâce, et je me jette à vos genoux.

PANTALON.

Ah, ah ! te voilà à nos pieds ! chacun a son tour.

SCAPIN.

Voyez comme Mahomet a bonne grâce dans cette posture.

PANTALON.

Rappelle-toi que tu m’as forcé à baiser ta main.

SCAPIN.

Et moi, ton pied.

ARLEQUIN.

Eh, mes amis ! je vous baiserai... tout ce que vous voudrez, qu’à cela ne tienne.

PANTALON.

Non, Monsieur Mahomet, Monsieur le grand Prophète, vous ne baiserez rien ; mais vous serez jeté dans le ganchou.

ARLEQUIN.

Ah, maudit cabriolet ; où m’as-tu conduit ?

SCAPIN.

Allons vite avertir le Roi.

ARLEQUIN.

Miséricorde ! eh ! Monseigneur Scapin, Mon seigneur Pantalon, ayez pitié de moi.

PANTALON.

Point de quartier : tu seras jeté dans le ganchou.

ARLEQUIN.

Quoi, toujours ce malheureux ganchou ! faisons nos conventions : rendez-moi mon cabriolet ; laissez-moi épouser la Princesse, et monter sur le trône, je vous fais Gouverneurs de cinq à six Provinces.

SCAPIN.

Bon, bon ! nous crois-tu assez simples pour nous fier à un fourbe ?

ARLEQUIN.

J’en jure... foi de Bergamasque.

PANTALON, surpris.

Foi de Bergamasque !

SCAPIN, surpris.

Eh ! comment as tu dit ?

ARLEQUIN.

Foi de Bergamasque, parce que Bergame est précisément tout le contraire de la Normandie ; on n’y manque jamais de parole.

SCAPIN.

Et tu es de Bergame ?

ARLEQUIN.

Sans doute.

SCAPIN.

À d’autres. Tu as découvert que j’étais de Bergame, moi, et pour me fléchir, tu te dis de mon pays.

ARLEQUIN.

Non, le diable m’emporte ; je suis vrai Bergamasque.

PANTALON, à part, affecté.

Écoutons ; ceci peut devenir fort intéressant pour moi.

ARLEQUIN.

Voyons : parle.

SCAPIN.

Soit : pourquoi cela ?

ARLEQUIN.

Je cherche à renouer connaissance avec ta voix ; parle encore plus haut.

SCAPIN.

Eh bien ! la reconnais-tu ?

ARLEQUIN.

Je crois que oui. Depuis quand as-tu quitté ta patrie ?

SCAPIN.

Depuis vingt ans.

ARLEQUIN.

Et moi aussi. Quelle aventure t’en a chassé ?

SCAPIN.

Une espièglerie d’enfant.

ARLEQUIN.

Poursuis.

PANTALON, à part.

Ô ciel ! se pourrait-il !

SCAPIN.

Je m’amusais avec un petit polisson de mon âge, à faire des pétards, des fusées ; le feu gagna les rideaux, les matelas...

ARLEQUIN.

Ensuite la tapisserie, le plancher ?

SCAPIN.

Oui. Je pris la fuite d’un côté, mon camarade de l’autre.

ARLEQUIN.

Voilà précisément mon histoire : embrasse-moi, mon cher ami.

SCAPIN.

Quoi ! tu es le petit polisson en question ? Ah ! quel bonheur ! quelle joie !

Il faute de joie.

PANTALON, à part.

Ah, ciel ! que mon cœur partage bien leur satisfaction !

ARLEQUIN, gravement à Scapin qui saute toujours.

Doucement, doucement : où as-tu vu faire une reconnaissance en fautant, en dansant ? Il faut la rendre d’une façon pathétique.

SCAPIN.

J’ai tort ; je me suis laissé entraîner par le premier mouvement de la nature.

ARLEQUIN.

Eh bien, apprends à être moins naturel. Faisons les choses dans les règles.

Ils se campent vis-à-vis l’un de l’autre.

Vous êtes de Bergame ?

SCAPIN.

Oui, Seigneur.

ARLEQUIN.

Eh, depuis quand, Seigneur, avez-vous abandonné votre patrie ?

SCAPIN.

Depuis vingt ans, Seigneur.

ARLEQUIN.

Et moi aussi, Seigneur.

SCAPIN.

Et par quelle raison votre Seigneurie a-t-elle été obligée ?...

ARLEQUIN.

Ah ! ma Seigneurie frémit en y pensant, et ne pourra s’exprimer que par des mots entrecoupés... N’importe, ce que je dirai deviendra plus touchant... Poudre...

SCAPIN.

Pétards...

ARLEQUIN.

Fusées...

SCAPIN.

Feu...

ARLEQUIN.

Lit...

SCAPIN.

Paillasse...

ARLEQUIN.

Matelas...

SCAPIN.

Tapisserie...

ARLEQUIN.

Plancher...

SCAPIN.

Fumée...

ARLEQUIN.

Fuite...

SCAPIN.

À droite...

ARLEQUIN.

À gauche...

SCAPIN.

Ah ! mon ami !

Ils se précipitent l’un sur l’autre.

ARLEQUIN.

Mon cher ami !

PANTALON, attendri, se jette entr’eux.

Doucement.

ARLEQUIN, en colère.

Doucement vous-même. On n’a jamais interrompu une reconnaissance ; c’est couper le fil de l’intérêt.

PANTALON.

Je prévois que je vais faire une reconnaissance beaucoup plus pathétique.

ARLEQUIN.

Oh, peste ! ceci fait une différence ! Voyons.

PANTALON.

Apprenez que je suis aussi de Bergame.

SCAPIN.

Est-il possible ? Ô ciel !

PANTALON.

Sachez encore que votre histoire a beaucoup de rapport avec une aventure qui m’intéresse infiniment.

ARLEQUIN.

Est-il bien vrai ?

PANTALON.

Comment vous appelez-vous ?

SCAPIN.

On me nomme ici Scapin ; mais à Bergame, j’étais connu sous le nom de Briguello.

PANTALON.

Mon cœur ne peut suffire à toute sa joie. Il est pénétré de... ah, quel bonheur !

ARLEQUIN, bas.

Vous verrez qu’ils vont se trouver fils et père ; père et fils ; je sens cela. C’est à présent que je devrais pleurer, mais non, il faut attendre le signal.

SCAPIN, à Pantalon.

Vous paraissez ému, Seigneur.

PANTALON.

Ah ! ce n’est pas sans raison, sachez...

SCAPIN.

Quoi ?

PANTALON.

Que l’on m’appelle ici Pantalon.

SCAPIN.

Je le sais bien.

PANTALON.

Mais qu’à Bergame on me nomme Stephanello.

SCAPIN.

Ah ! mon père !

PANTALON.

Ah ! mon fils !

ARLEQUIN.

Par conséquent vous êtes mon parrain : ah ! mon parrain !

PANTALON.

Ah ! mon filleul !

ARLEQUIN.

Attendez, attendez : il faut faire les choses dans les règles. Tirons les mouchoirs : Oh, diable ! j’oublie que je n’en use point.

SCAPIN, lui donnant un petit chiffon.

Tiens, je te prête celui-là.

PANTALON.

Nous voilà prêts.

ARLEQUIN.

Pleurons tous ensemble sur un ton musical, en nous embrassant. Un, deux, trois, quatre ; partez. Ah ! ah ! ah !

Ils sanglotent.

 

 

Scène IV

 

ARLEQUIN, SCAPIN, PANTALON, ARGENTINE

 

ARGENTINE.

Que vois-je ? Le grand Mahomet qui fond en larmes, avec le Seigneur Pantalon et le Seigneur Scapin !

SCAPIN.

Ah ! Mademoiselle, pleurez aussi.

ARGENTINE.

Moi, pleurer ? je n’en ferai rien. Ah, qu’ils sont drôles !

Elle rit aux éclats.

PANTALON.

Ah ! vous n’y tiendrez pas, quand vous saurez que nous faisons une reconnaissance.

ARGENTINE, attendrie.

Une reconnaissance ! Ah ! que cela est touchant !

SCAPIN.

Vous voyez un père ! un fils !

PANTALON.

Un parrain ! un filleul !

SCAPIN.

Nous sommes tous de Bergame.

ARLEQUIN, à part.

Chut : il ne faut pas l’instruire.

ARGENTINE.

Oh, vous pouvez parler : je suis de Bergame aussi, moi.

PANTALON.

De Bergame ?

ARLEQUIN.

Paix : il y a ici quelque chose de nouveau. Et de quelle famille êtes-vous ?

ARGENTINE.

De la famille de Battochio.

ARLEQUIN.

Que me dites-vous-là ?

ARGENTINE.

Je suis Argentine Battochio.

ARLEQUIN.

Commencez à tendre les bras. 

ARGENTINE.

Pourquoi cela ?

ARLEQUIN.

Pour m’embrasser.

ARGENTINE.

La raison ?

ARLEQUIN.

Parce que je suis Arlequin Battochio.

ARGENTINE se précipite dans ses bras, en courant.

Ah ! mon frère !

ARLEQUIN, l’arrête.

Tout beau : vous n’avez pas filé cette reconnaissance ; il faut y mettre des pauses, des temps ; il doit y avoir des points ici.

ARGENTINE.

Eh bien ! recommençons.

ARLEQUIN.

Oui : faisons une reconnaissance à quatre.

À Scapin et Pantalon.

À vous.

SCAPIN, d’un côté du Théâtre avec Pantalon.

Oh ! tendresse !

PANTALON.

Oh ! nature !

ARGENTINE, d’un autre côté avec Arlequin.

Ah ! mon frère !

ARLEQUIN.

A... ah... ah !... ah !... ma sœur !

 

 

Scène V

 

ARLEQUIN, SCAPIN, PANTALON, ARGENTINE, PIERROT

 

PIERROT, en colère.

Quoi ! mon maître embrasse ma maîtresse !... 

Il s’apaise tout d’un coup, en examinant le tableau.

N’importe, ils font un beau tableau.

Bas à Arlequin.

Apprenez...

ARLEQUIN.

Tu peux parler haut : nous sommes tous amis.

PANTALON.

Tous parents.

SCAPIN.

Tous compatriotes.

ARGENTINE.

Tous de Bergame.

PIERROT.

Oh ! oh ! Eh mais, je suis de Bergame aussi

ARLEQUIN.

Tant mieux. Arrange-toi avec Argentine, pour te trouver son oncle ou son neveu.

PIERROT.

Oh, que non ! je ne suis pas si niais : je ne pourrais plus être son mari.

PANTALON.

Il a raison.

ARLEQUIN.

Décampez bien vite :

À Pierrot.

toi, pour pré parer mon cabriolet ;

À Argentine.

toi, pour entretenir la Princesse dans l’idée où elle est sur mon compte, et dans l’amour qu’elle a pour moi.

 

 

Scène VI

 

PANTALON, ARLEQUIN, SCAPIN

 

ARLEQUIN, gravement.

Et nous, renouvelons la fameuse journée du Tirlonvirat ; premièrement, je me fais Roi : mon parrain, qui a un air vénérable, imposant, sera Vizir.

SCAPIN.

Et moi ?

ARLEQUIN.

Toi ? voyons. Tu m’as l’air de cacher un coquin sous une mine hypocrite ; je te fais Muphti. Êtes-vous contents ?

PANTALON.

Je le suis beaucoup

SCAPIN.

Et moi aussi : j’ai mon vrai lot.

 

 

Scène VII

 

SCAPIN, PANTALON, PIERROT

 

Une toile se lève : on voit un Trône élevé dans les cours du Palais. Le peuple est assemblé pour attendre Mahomet ; le Roi, la Princesse, Argentine, sont aux pieds du Trône ; Mahomet s’annonce de loin par des éclairs.

PANTALON.

Seigneur, nous vous annonçons le grand Mahomet : nous l’avons vu dans son char tout éclatant de lumière.

Ici Mahomet paraît dans les airs ; Son cabriolet est entouré de petites bougies ; un cercle de lumière entoure sa tête ; on peut y joindre quelques pétards et quelques fusées.

CHŒUR DU PEUPLE.

Cent fois honneur au puissant Mahomet,
À son Génie, à son cabriolet.

LA PRINCESSE.

Je le vois ce grand Prophète
Qui se balance dans les airs ;
Il est précédé des éclairs.
Qu’avec moi chacun répète.

LE CHŒUR.

Cent fois honneur au puissant Mahomet,
À son Génie, à son Cabriolet.

ARGENTINE.

Pour faire éclater sa gloire,
Il n’a pas besoin de canon ;
Armé d’un pot à macaron,
Son bras commande à la victoire.

LE CHŒUR.

Cent fois honneur au puissant Mahomet,
À son Génie, à son Cabriolet.

Arlequin descend de son cabriolet ; Pierrot monte dedans, et part.

ARLEQUIN.

Eh bien ! tout est-il prêt pour la cérémonie matrimoniale ? La Princesse est si belle, qu’il est permis à Mahomet d’être impatient.

BAHAMAN.

Seigneur, ne pouvant exprimer combien nous sommes sensibles à l’honneur que nous recevons, permettez que nous fassions du moins éclater notre joie par des fêtes dignes de vous. En attendant, daignez monter, avec ma fille, sur mon Trône, et recevoir les premiers hommages de mon Peuple.

Le Peuple danse, et vient, au son des cymbales, tomber aux pieds de Mahomet.


[1] Voyez les mille et une Nuits.

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