Antiochus (Thomas CORNEILLE)

Tragi-comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, le 9 janvier 1666.

 

Personnages

 

SÉLEUCUS, Roi de Syrie

STRATONICE, Fille de Démétrius, Roi de Macédoine

ANTIOCHUS, Fils de Séleucus

ARSINOÉ, Niepce de Séleucus

TIGRANE, Favori de Séleucus

PHÉNICE, Confidente de Stratonice

BARSINE, Confidente d’Arsinoé

SUITE

 

La Scène est dans la Capitale de Syrie.

 

 

AU LECTEUR

 

Il n’y arien de plus connu que le sujet de cette Tragi-Comédie. Valère maxime le propose comme un rare exemple de la tendresse dont un Père est capable pour son Fils, et Appian et Plutarque qui l’entendent un peu davantage, portent plus haut cette dernière action de Séleucus, que tout ce qu’il avait fait auparavant de plus illustre. L’usage de nos mœurs n’a point souffert que j’ai suivi l’exacte vérité de l’Histoire dans le mariage effectif qui était déjà entre lui et Stratonice avant qu’il la cédât à son Fils, mais si je semble avoir affaibli par là ce qu’un si extraordinaire effort lui a fait acquérir de gloire, du moins ceux qui n’ont qu’une médiocre faveur pour le Sacrement, n’auront point à m’opposer que la résolution de se défaire de sa femme n’est pas la matière d’un grand triomphe. Je me suis particulièrement attaché à donner à Antiochus le caractère de ce profond respect qui l’empêcha de recevoir personne dans sa confidence, et le fit résoudre à mourir plutôt de la fièvre lente qui le consumait, qu’à chercher quelque secours par l’aveu d’une passion qu’il voyait trop condamnable pour ne la détester pas lui-même. S’il s’échappe à la découvrir à Stratonice, c’est parce qu’il la sait entièrement intéressée à lui faire voir la nécessité de sa retraite, que par aucune espérance de l’heureux changement qui arrive dans sa fortune. J’en ai tiré cet avantage que l’échange du Portrait ayant fait connaître à Arsinoé tout ce que le Prince s’obstinait à taire, m’a donné lieu de lui faire jouer le personnage du médecin Érasistrate que me fournissait l’Histoire, et d’en concerner ainsi les plus considérables circonstances. C’est à vous à juger si j’ai bien ou mal réussi. La plupart des Auditeurs ont paru assez satisfaits de la représentation de ce Poème, et j’aurais mauvaise grâce de regarder ceux qui s’y sont mal divertis, comme des Censeurs trop sévères, ou des Critiques intéressés. Chacun a son goût pour la Comédie, et quelques belles que puissent être les choses, il suffit qu’elles ne plaisent pas à ceux qui les condamnent pour leur donner droit de le dire. L’Auteur n’acquiert point par là celui de les traiter d’Ennemis. C’est bien souvent sans savoir son nom qu’ils publient ce qu’ils pensent de son Ouvrage, et s’il est quelquefois des suffrages brigués pour attirer plus d’approbation qu’on n’en mérite, je crois que la Censure peut avoir lieu, sans que l’Envie y ait toute la part que l’amour propre nous lui fait donner.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ANTIOCHUS, TIGRANE

 

ANTIOCHUS.

En vain à cet appas vous voulez que je cède,

C’est redoubler mon mal que m’offrir ce remède,

Et le croire l’effet d’un chagrin bien léger,

Si par l’éclat d’un Trône on peut le soulager.

Quoi qu’aux plus vertueux la Couronne soit chère,

J’aime à la voir briller sur la teste d’un Père,

Et l’orgueil de mes vœux ne s’est jamais porté

Jusqu’à ce grand partage où penche sa bonté.

De quel front accepter les droits du Diadème,

Si je n’ai pas appris à régner sur moi-même,

Et par quelle aspre soif du vain titre de Roi

Prendre un Empire ailleurs que je n’ai pas sur moi ?

Non, non, l’avidité de cette indépendance

Ne m’en a point encor laissé voir l’espérance,

Et quoi qu’elle fût juste au rang où je suis né,

Je puis vivre content sans être couronné.

TIGRANE.

Seigneur, chacun connait avec quel avantage

Une entière vertu règle votre courage,

Et trop de grands effets l’exposent à nos yeux

Pour laisser croire en vous un Prince ambitieux ;

Mais le Roi, que poursuit l’impatiente envie

De rendre ce grand jour le plus beau de sa vie,

Languira dans ses vœux, si pour les voir remplis

Épousant Stratonice il ne couronne un Fils ;

L’excès de son amour pour cette belle Reine

Veut tout ce qu’a d’éclat la grandeur Souveraine,

Et croit mal seconder la gloire de son choix

S’il ne la place au Trône au milieu de deux Rois.

Souffrez donc que par là d’un auguste hyménée

Nous voyions avec pompe éclater la journée,

Et que de tans d’apprêts qui marquent sa grandeur,

Votre Couronnement augmente la splendeur.

ANTIOCHUS.

L’éclat qui le suivrait n’a rien qui m’éblouisse,

Je sais que Séleucus adore Stratonice,

Qu’il ne vit que pour elle, et que jamais l’Amour

Ne prit tant d’intérêt aux pompes d’un grand jour ;

Mais lors qu’il lui consacre une ardeur toute pure,

Sa bonté pour un Fils vers elle est une injure,

Puisque par ce partage il la prive des droits

D’étendre jusqu’à moi la gloire de ses lois ;

Ainsi, mon cher Tigrane, à quoi qu’il se prépare,

Il faut que mon refus pour elle se déclare,

Et mette un prompt obstacle à l’injuste projet

Qui pour me couronner lui dérobe un Sujet.

TIGRANE.

Seigneur, quand sous vos lois il met la Phénicie,

Séleucus règne encor sur toute la Syrie,

Et croit que plus d’éclat suit le don de sa foi,

S’il lui soumet en vous les hommages d’un Roi ;

Mais si de ce refus vous vous trouvez capable,

C’est l’effet du chagrin dont l’excès vous accable.

Déjà depuis longtemps une morne langueur

Étale dans vos yeux l’ennuie de votre cœur ;

Rien n’en saurait forcer l’abattement funeste,

La seule solitude est le bien qui vous reste,

Et tout ce que jamais la Cour eut de plus doux

Semble n’être que gêne, et supplice pour vous.

Chacun surpris de voir ce changement extrême...

ANTIOCHUS.

Hélas ! Tigrane, hélas ! j’en suis surpris moi-même,

Et de ce noir chagrin les accès languissants

Accablent ma raison, et confondent mes sens.

En vain tout mon courage à leur trouble s’oppose,

Plus j’en ressent l’effet, moins j’en trouve la cause,

Et pour la découvrir, rien ne s’offre à mes yeux

Que l’Astre qui nous force, ou le courroux des Dieux.

TIGRANE.

Quoi, d’un Astre ennemi la dure violence...

ANTIOCHUS.

Oui, Tigrane, aujourd’hui croyez-en mon silence.

Si quelque ennuie secret me faisait soupirer,

Pourrais-je si longtemps vous le voir ignorer,

À vous dont l’amitié me fut toujours si chère,

Qu’il n’est rien que la mienne ait encor pu vous taire ;

À vous à qui l’État par vos soins conservé

Doit avec moi le jour que vous m’avez sauvé ?

TIGRANE.

C’est trop vous souvenir d’un si faible service

Quand par vous la Princesse à ma flamme est propice,

J’aimais, et ma raison condamnant mes désirs,

Un respect trop sévère étouffait mes soupirs.

Niepce de Séleucus, et Fille de son Frère,

Le rang d’Arsinoé les forçait à se taire.

Vous avez auprès d’elle autorisé mes vœux,

Tiré le doux aveu qui doit me rendre heureux,

Et les plus grands exploits que mon zèle imagine

Sont au dessous du prix que le Roi me destine ;

Mais, Seigneur, si j’osais dans un état si doux,

Lorsque je vous dois tout, me plaindre un peu de vous,

Je dirais qu’en secret cette humeur sombre et noire

Suspendant mon bonheur met obstacle à ma gloire ;

D’un jour grand et fameux les superbes apprêts

Sont pour le reculer des prétextes secrets,

Et la pompe qui manque à l’Hymen d’une Reine,

C’est d’un mal inconnu la guérison certaine.

Le Roi qu’alarme en vous un sort trop rigoureux,

Si vous n’êtes content, refuse d’être heureux,

Et comme un même jour également propice

Doit m’approchant du Trône y placer Stratonice,

Mes vœux les plus pressants en vain l’osent hâter,

Quand votre inquiétude y semble résister.

ANTIOCHUS.

Et c’est aussi par là que mon âme abattue

Se livre toute entière au chagrin qui me tue,

J’en souffre d’autant plus que le bonheur du Roi

Dépend de l’Hymen seul qu’il diffère pour moi.

Puisqu’enfin jusques là sa bonté l’inquiète,

Voyez le pour lui faire agréer ma retraite.

Peut-être un mois ou deux dans un autre séjour

Me rendront le repos que je pers à la Cour,

Sa pompe m’embarrasse, et mon inquiétude

Pour calmer ses transports veut de la solitude,

C’est un bien que vos soins me peuvent obtenir.

TIGRANE.

Moi, Seigneur, de la Cour chercher à vous bannir ?

ANTIOCHUS.

Ce volontaire exil que mon chagrin m’impose

A droit seul de calmer la peine qu’il me cause,

Ici tout m’importune, et le trouble où je suis

Dans le bonheur d’autrui trouve un surcroît d’ennuis ;

Je m’en hais, mais mon cœur, quelques soins que j’emploie,

Repousse malgré moi tous les sujets de joie,

Je languis, je soupire, et je ne sais pourquoi ;

Tigrane, encor un coup allez trouver le Roi,

Et d’une Fête Auguste où seul je mets obstacle,

Par mon éloignement pressez l’heureux spectacle.

TIGRANE.

Mais, Seigneur, ce dessein...

ANTIOCHUS.

Rien ne peut l’ébranler,

C’est me servir enfin que d’oser lui parler,

D’un Roi qui vous chérit craignez-vous la colère ?

TIGRANE.

Mes vœux les plus ardents n’aspirent qu’à vous plaire,

Et votre seul désir servant de règle au mien,

Je parlerai, Seigneur, mais je n’obtiendrai rien.

 

 

Scène II

 

ANTIOCHUS

 

Suis le juste projet où l’honneur te convie,

Fuis de ces tristes lieux, ou plutôt de la vie,

Ingrat Antiochus, et du moins par ta mort

Tâche de racheter la honte de ton sort.

Aussi-bien cet exil, où ton chagrin aspire,

De tes sens révoltés te rendra-t-il l’empire ?

Y crois-tu de ta flamme écouter moins l’ardeur,

Et pour changer de lieux, changeras-tu de cœur ?

Non, non, ce cœur en vain croit vaincre sa faiblesse,

Son destin est d’aimer, il aimera sans cesse,

Et quoi que ta raison offre à le secourir,

Il chérit trop son mal pour en vouloir guérir.

Ah, lâche ! à quel orgueil ta passion t’entraine !

Porter insolemment tes vœux jusqu’à la Reine,

Adorer Stratonice, et violer la foi

Qu’un Fils doit à son Père, un Sujet à son Roi !

La sienne étant déjà l’heureux prix de sa flamme,

Par ce gage reçu n’est-elle pas sa femme,

Et pour bannir un feu que tu nourris en vain,

Faut-il attendre, hélas ! qu’elle ait donné sa main ?

Songe, songe à l’horreur de ce secret murmure

Qu’à tes vœux insensés oppose la Nature,

Et vois de ton amour les transports odieux

Blesser également les hommes et les Dieux.

Par ce fatal Portrait dont la perte t’accable

Ces Dieux semblent t’offrir un secours favorable,

Il nourrissait ta flamme, il en flattait l’ardeur,

Ce qui charmait tes yeux se gravait dans ton cœur,

Et lors qu’à mille soins ce Portrait te convie,

Tu pers en le perdant le seul bien de ta vie.

Mais las ! en d’autres mains que sert qu’il soit passé,

Si de ce triste cœur il n’est pas effacé ?

J’y vois, j’y vois toujours une adorable Reine

Augmenter mon amour, et redoubler ma peine,

J’observe avec plaisir ces merveilleux accords

Des charmes de l’esprit, et des grâces du corps ;

Et sans cesse y trouvant mille sujets d’estime,

Cette même raison qui m’en faisait un crime,

Contrainte de céder à des traits si puissants,

Se range contre moi du party de mes sens.

Aimons-donc, puisqu’enfin c’est un mal nécessaire,

Mais aimons seulement pour souffrir et nous taire,

Et cherchons dans l’exil qui seul est mon recours,

La fin de cet amour par celle de mes jours.

Là mon dernier soupir poussé pour Stratonice

D’un feu si criminel bornera l’injustice,

Et mon secret caché justifiant ma foi

Me rendra... mais ô Dieux ! c’est elle que je vois.

Dans quel trouble me jette une si chère vue !

Ma raison se confond, mon âme en est émue,

Fuyons, ce seul moyen m’épargne le souci...

 

 

Scène III

 

STRATONICE, ANTIOCHUS, PHÉNICE

 

STRATONICE.

Quoi, Prince, c’est donc moi qui vous chasse d’ici ?

ANTIOCHUS.

Si vous fuir blesse en vous l’honneur du Diadème,

On peut le pardonner à qui se fuit soi-même ;

Jugez si de mes maux je puis venir à bout,

Je tâche de me perdre, et me trouve partout.

STRATONICE.

Si vous trouver par tout est pour vous un supplice,

Prince, résolvez-vous à vous rendre justice ;

Et quoi que pour vos sens le chagrin ait d’appas,

Vous vous consolerez de ne vous perdre pas.

ANTIOCHUS.

C’est par où ma raison redouble ses alarmes,

L’habitude au chagrin y fait trouver des charmes,

Et j’appréhende bien de ne guérir jamais

D’un mal où malgré moi je sens que je me plais.

STRATONICE.

Si vous vous y plaisez, vous êtes moins à plaindre

Que ceux à qui pour vous sa rigueur donne à craindre,

Il leur ôte un repos qu’il vous laisse acquérir.

ANTIOCHUS.

Hélas ! est-ce être heureux que se plaire à souffrir ?

Un mal n’est-il plus mal s’il flatte en apparence,

Et pour nous être cher perd-il sa violence ?

Non, non, ses traits pour nous sont d’autant plus perçants

Que pour surprendre l’âme, il abuse les sens ;

Qu’à peine il nous fait prendre un chagrin volontaire

Qu’un Astre impérieux nous le rend nécessaire,

Et force un cœur séduit par cette trahison

Au refus du secours que prête la raison.

STRATONICE.

Du mal pour qui le cœur à la raison s’oppose

Le charme est dans l’effet beaucoup moins qu’en la cause,

Et pour voir quel remède on y peut appliquer,

Qui la connaît si bien la devrait expliquer.

ANTIOCHUS.

Triste, confus, rêveur, si ce mal peut me plaire,

C’est sans savoir pourquoi la peine m’en est chère,

Et quand un pareil trouble embarrasse l’esprit,

Qui sait mal ce qu’il sent sait bien peu ce qu’il dit.

STRATONICE.

Le Roi trop vivement partage votre peine,

Pour ne pas faire efforts...

ANTIOCHUS

C’est-là ce qui me gêne,

Son déplaisir m’accable, et comme un noir destin

Par l’éclat de la Cour redoute mon chagrin,

Je crois pour quelque temps qu’il lui sera moins rude

De souffrir ma retraite en quelque solitude.

Voilà ce qu’aujourd’hui je lui fais demander,

Pour tirer son aveu daignez me seconder,

Madame, et par vos soins...

STRATONICE.

Quoi, Prince, dois-je croire

Qu’en secret ce chagrin porte envie à ma gloire,

Et que dans votre cœur un mouvement jaloux,

Lorsqu’on m’appelle au Trône...

ANTIOCHUS

Ah, que me dites-vous ?

Qu’à l’ardeur de mes vœux le juste Ciel réponde,

Et vous êtes soudain la Maîtresse du Monde ;

Si le Sceptre en est beau, quoi que vous présumiez,

Qu’il le mette en mes mains, je le mets à vos pieds.

Dans ce degré pompeux, loin que l’éclat m’en gêne,

Je ne veux qu’adorer, voir, et servir ma Reine,

Elle seule en est digne, et pour mieux l’élever...

Mais Dieux !

STRATONICE.

Vous avez lieu de ne pas achever,

Et le trouble sur vous peut prendre quelque empire,

Quand la civilité vous engage à trop dire.

ANTIOCHUS.

Pourquoi de ce reproche affecter la rigueur ?

Ma bouche ne dit rien sans l’aveu de mon cœur,

Et ce brillant amas de vertus et de charmes...

Madame, et de mon mal le Roi prend trop d’alarmes,

Proposez ma retraite, et de grâce, obtenez...

STRATONICE.

Prince, je monte au Trône, et vous m’abandonnez !

Fuir d’en être témoin est-ce chérir ma gloire ?

ANTIOCHUS.

Ah, si vous connaissiez tout ce qu’il en faut croire...

Adieu, Madame, adieu, dans le trouble où je suis,

Penser, fuir, et me taire, est tout ce que je puis.

 

 

Scène IV

 

STRATONICE, PHÉNICE

 

PHÉNICE.

Ou j’ai peu de lumière, ou le Prince, Madame,

Cherche à cacher un mal dont la source est dans l’âme.

Tandis qu’il vous parlait, ses timides regards,

S’il rencontrait vos yeux, erraient de toutes parts,

Languissant, interdit, plein d’un désordre extrême,

Si j’osais m’expliquer, je dirais qu’il vous aime,

Et que par tant d’appas s’étant laissé charmer...

STRATONICE.

Quoi, Phénice, tu crois qu’il me pourrait aimer ?

PHÉNICE.

Je crains de dire trop, mais s’il faut ne rien taire,

Je crois qu’il le pourrait, et ne pas vous déplaire ;

De l’air dont vous parlez, c’est sans trop de courroux...

STRATONICE.

Phénice, qu’as tu dit ?

PHÉNICE.

Mais que me dites-vous ?

STRATONICE.

Que te peut dire une âme étonnée, abattue,

Qui dans ce qu’elle doit voit tout ce qui la tue,

Et qui de son devoir redoublant les efforts,

Plutôt que le trahir, souffrira mille morts ?

Oui, Séleucus, Phénice, aura ce qu’il espère,

Il a reçu ma foi dans la Cour de mon Père,

Par là je suis sa Femme, et mon malheur en vain

Fait trembler ma constance à lui donner ma main.

Quand le bien de l’État conclut cet hyménée,

Pourquoi dès lors, hélas ! ne fut-elle donnée ?

Fallait-il pour la pompe en voir le jour remis,

Et me laisser le temps de connaître son Fils ?

Tandis que Séleucus de retour en Syrie

Songe aux apprêts d’un sort qui va m’ôter la vie,

Le Prince Antiochus chez mon Père à son tour

En superbe appareil vient charmer notre cour.

Attendant qu’en ces lieux il doive me conduire,

Mon repos à le voir commence à se détruire,

L’air galant, l’âme noble, un courage élevé,

Tout ce qui marque enfin un Héros achevé,

Aux Courses, aux Tournois, pour lui toute la gloire,

Son adresse par tout sait traîner la victoire,

Et je sens malgré moi que sans cesse vainqueur,

En emportant le prix, il emporte mon cœur.

PHÉNICE.

Antiochus sans doute a tout ce qui doit plaire,

Mais déjà votre main était due à son Père,

Et lorsque votre cœur se sentit enflammer...

STRATONICE.

Hélas ! sait-on qu’on aime en commençant d’aimer,

Et l’Amour qui d’un cœur cherche à se rendre maître,

Tant qu’on peut résister, se laisse-t-il connaître ?

Non, non, et mon malheur aujourd’hui me l’apprend,

C’est en se déguisant que l’Amour nous surprend.

Avant qu’aucun soupçon découvre sa naissance

Dans l’âme qu’il attaque il prend intelligence,

Et de son feu secret l’industrieux pouvoir

S’acquiert des partisans qui l’y font recevoir.

D’un tendre et doux penchant l’appas imperceptible

La dispose d’abord à se rendre sensible ;

Un peu d’émotion qui marque ce qu’elle est

Lui rend en vain suspect un trouble qui lui plaît,

D’un mérite parfait les images pressantes

Lui peignent aussitôt ces douceurs innocentes,

Et des sens éblouis par ce charme trompeur

La vertu qu’elle admire autorise l’erreur,

Le cœur qu’en ont séduit les flatteuses amorces

Pour se vaincre en tout temps se répond de ses forces ;

Sur l’offre du secours que lui fait la raison

Il laisse agir sans crainte un si subtil poison,

Il en aime l’appas, il le goûte, il lui cède,

C’est assez qu’au besoin il en sait le remède ;

Et quand le mal accrue presse d’y recourir,

L’habitude est formée, on n’en peut plus guérir.

C’est ainsi que d’abord mon imprudence extrême

Me laissa consentir à me trahir moi-même,

Dedans Antiochus je ne sais quoi de grand

Exigea de mon cœur le tribut qu’il lui rend.

Ce cœur trop plein pour lui d’une estime empressée

N’en crut ni mon devoir ni ma gloire blessée,

J’admirais sans scrupule un Prince si parfait,

Je voulais estimer, et j’aimais en effet,

Et mon cœur de mes sens négligeant l’artifice

Pensait fuir une erreur dont il était complice.

PHÉNICE.

Mais de ce triste amour quel peut être l’espoir ?

STRATONICE.

Phénice, encor un coup, je ferais mon devoir,

Et quoiqu’Antiochus trouve trop à me plaire,

Ma main suivra ma foi, je suis toute à son Père ;

Mais enfin je voudrais pouvoir croire aujourd’hui

Qu’il ressentît pour moi ce que je sens pour lui ;

Que le même penchant dont la force m’entraîne

Par mon funeste Hymen lui donnât même gêne ;

Que tremblant d’un devoir où je ne puis manquer,

Il voulût me le dire, et n’osât s’expliquer ;

Que sa fière douleur par le respect contrainte

À ses confus soupirs abandonnât sa plainte,

Et l’étouffât d’un air, qui dans ces durs combats

Me laissât deviner ce qu’il ne dirait pas.

 

 

Scène V

 

SÉLEUCUS, STRATONICE, PHÉNICE, SUITE

 

SÉLEUCUS.

Madame, tout est prêt, et la Syrie en peine

De rendre promptement son hommage à sa Reine,

N’attend plus que demain pour voir selon ses vœux,

Et Stratonice au Trône, et Séleucus heureux :

Un seul trouble s’oppose au comble de ma joie,

Toujours à ses chagrins je vois le Prince en proie,

Et ne pouvant les vaincre, il tâche obstinément

À m’arracher l’aveu de son éloignement.

J’ai sans doute à rougir dans l’amour qui m’enflamme,

Que d’autres intérêts puissent trop sur mon âme ;

Mais peut-être ce Fils a-t-il des qualités

A rendre son malheur digne de vos bontés,

J’implore leur secours, empêchez qu’il nous quitte,

Si j’ai trop de tendresse, il a quelque mérite,

Et je vous devrai tout, si rompant son dessein

Vous obtenez qu’au Trône il vous prête la main.

STRATONICE.

Quelque soit votre amour, il me ferait injure,

Seigneur, s’il étouffait la voix de la Nature,

Et vous avait séduit jusqu’à vous détacher

Des soins où vous oblige un intérêt si cher.

Jamais dans un destin à nos vœux si contraire

Pour un Fils plus illustre on n’a vue craindre un Père ;

Mais en vain nos souhaits hâtent la guérison

Des inquiets transports qui troublent sa raison.

Tandis qu’auprès de vous vous voulez qu’on l’arrête,

Il m’emploie à vous faire agréer sa retraite,

Et l’éclat des apprêts qu’étale votre Cour,

Blesse autant son chagrin qu’il flatte votre amour.

SÉLEUCUS.

Qu’espérer donc, Madame, et quel Dieu favorable

Lui rendra le repos dont la perte m’accable ?

Comme sur ses pareils l’ambition peut tout,

Par là de ses ennuis j’ai crû venir à bout :

Quand ma main vous appelle au Trône de Syrie,

J’aime à lui voir remplir celui de Phénicie,

Et pense que sur lui dans un chagrin si noir

La douceur de régner aura quelque pouvoir ;

Mais bien loin qu’à ce charme il se montre sensible,

Tigrane m’en rapporte un refus invincible,

Et ne découvre rien qui puisse m’éclaircir

D’un mal que tous nos soins ne peuvent adoucir.

STRATONICE.

C’est par là que j’en vois la suite plus à craindre,

Quoique souffre le Prince, on ne peut que le plaindre,

Et l’amour paternel vous fait en vain chercher

Par où guérir un mal qu’il se plaît à cacher.

J’ai déjà fait effort pour vaincre son silence,

Mais je l’ai vue s’aigrir par cette violence,

Et craignant d’oser trop...

SÉLEUCUS.

Ah, tout vous est permis,

Et vous seule avez droit de me rendre mon Fils.

Vos soins y peuvent tout, employez-les, de grâce,

À détourner un sort dont l’horreur nous menace,

Et pour lire en son cœur malgré son noir destin,

Contraignez-vous encor à flatter son chagrin.

Quand vous le presserez, peut-être aura-t-il peine

À ne pas expliquer le trouble qui le gêne ;

Surtout, arrachez-lui ce dessein de partir,

Madame, c’est à quoi je ne puis consentir.

Tandis que vos bontés en rompront l’injustice,

J’irai presser le Ciel de nous être propice,

Et par des vœux soumis désarmant son courroux,

Lui demander pour lui ce que j’attends de vous.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ARSINOÉ, BARSINE

 

BARSINE.

Quoi, lorsque sa langueur va jusques à l’extrême,

Le trouble qui la suit fait connaître qu’il aime ?

ARSINOÉ.

Oui, Barsine, et le Prince a beau se déguiser,

L’amour seul à ce trouble a droit de l’exposer,

Dans son cœur malgré lui mes soupçons me font lire.

BARSINE.

Ce peut-être pour vous qu’Antiochus soupire,

Et par là, quoi qu’il cache, il vous serait aisé

De connaître le mal que vous auriez causé.

ARSINOÉ.

Tu crois qu’il m’aimerait, lui dont l’ardent suffrage

À des vœux de Tigrane autorisé l’hommage,

Me l’a fait agréer, et sur l’aveu du Roi

Assure à son amour et mon cœur et ma foi ?

BARSINE.

Peu voudraient d’un Rival favoriser la flamme,

Mais, Madame, il n’est rien que n’ose une grande âme,

Et Tigrane à son Prince ayant sauvé le jour,

Tout me devient suspect quand il sert son amour.

Pour triompher du sien, le forcer au silence,

L’amitié s’est pu joindre à la reconnaissance,

Et quoi qu’il se contraigne à soupirer tout bas,

L’excès de son chagrin ne le trahit-il pas ?

Peut-il mieux expliquer qu’il cède ce qu’il aime ?

ARSINOÉ.

C’est ce cruel effort qui l’arrache à lui-même,

Mais lors qu’il se soumet à cette affreuse loi,

La Reine en ce qu’il souffre a plus de part que moi.

BARSINE.

Stratonice ?

ARSINOÉ.

Elle même.

BARSINE.

Et vous le pouvez croire

Dans le peu d’intérêt qu’il montre pour sa gloire ?

Quand chacun à l’envie s’y fait voir empressé

Du plus faible devoir il se croit dispensé,

Jamais il ne lui parle, et la fuyant sans cesse...

ARSINOÉ.

S’il l’a fuit, ce n’est pas son chagrin qui l’en presse,

Il fuit, il craint des yeux trop savants à charmer,

Et craindre un bel objet, Barsine, c’est l’aimer.

BARSINE.

Quoi, c’est-là de sa flamme une preuve certaine ?

ARSINOÉ.

Non, mais enfin j’en crois ce Portrait de la Reine,

Qui trouvé sur mes pas me laisse peu douter

D’un feu que son respect empêche d’éclater.

Depuis que le hasard m’en fait dépositaire

Sa perte est un malheur dont on aime à se taire,

Et pour le recouvrer, tout autre qu’un Amant,

N’ayant rien à cacher, s’en plaindrait hautement.

Elle tire une boîte de Portrait qu’elle montre à Barsine.

Vois de nouveau, Barsine, avec quel avantage

Ce qui doit l’enfermer étale son ouvrage,

Admire tout autour quels pompeux ornements

Lui fournit à l’envie l’éclat des diamants :

Tant de profusion, comme elle est peu commune,

Marque en qui la peut faire une haute fortune,

Et la Boîte est d’un prix qui ne fait que trop voir

Qu’un Prince à l’enrichir a montré son pouvoir ;

Outre que je la trouve en ce lieu solitaire

Où l’on voit chaque jour Antiochus se plaire,

Sous ces Arbres touffus dont l’agréable frais

Pour qui cherche à rêver a de si doux attraits,

Crois-moi, de mes soupçons la preuve est convaincante.

BARSINE.

S’ils ne vous trompent point, la disgrâce est touchante,

Car c’en est une enfin sous qui trembler d’effroi

D’être Rival ensemble, et d’un Père, et d’un Roi,

Mais d’un Roi qui d’ailleurs adore Stratonice.

ARSINOÉ.

Il faut que cet amour aujourd’hui s’éclaircisse,

Cette Boîte y peut tout, et pour m’en assurer

Aux yeux d’Antiochus je n’ai qu’à m’en parer.

De son trouble à la voir penses-tu qu’il soit maître ?

BARSINE.

Le feu qu’il tient caché par là se peut connaître,

Mais n’oubliez-vous point ce que vous avez fait,

Que par vous cette Boîte a changé de Portrait ?

Pour celui de la Reine elle enferme le votre.

ARSINOÉ.

C’est exprès que le mien tient la place de l’autre.

À moins qu’un tel échange aidât à m’éclaircir,

En vain par cet effraie j’y croirais réussir.

Le Prince aurait sur soi peut-être assez d’empire

Pour ne rien laisser voir de ce qu’il n’ose dire,

Et sur quelque prétexte il pourrait trouver jour

À reprendre un Portrait si cher à son amour ;

Au lieu que par la Boîte ayant un seul indice

Que je garde en mes mains celui de Stratonice,

L’ardeur de retirer ce dépôt précieux

Lui fera découvrir ce qu’il cache le mieux,

Ou s’il peut me laisser en quelque incertitude,

Du moins je jouirai de son inquiétude,

Il parlera par elle, et quand... Mais je le vois,

Pour le contraindre moins, Barsine, éloigne-toi.

 

 

Scène II

 

ANTIOCHUS, ARSINOÉ

 

ARSINOÉ.

Seigneur, est-il possible, et pourra-t-on le croire,

Que vous même ayez mis obstacle à votre gloire,

Et que lorsque le Roi cherche à vous couronner

Votre aveu pour un Trône ait peine à se donner ?

L’éclat du nouveau rang qui d’une pompe insigne...

ANTIOCHUS.

Sa bonté l’a surpris quand il m’en a crû digne,

Mais mon zèle à ses soins aurait mal répondu

Si j’avais accepté ce qui ne m’est pas du,

Je suis né son Sujet, et fais gloire de l’être.

ARSINOÉ.

Dites que de vos sens le chagrin est le maître,

Et que tout votre cœur s’en laissant accabler,

Ce qui doit l’adoucir sert à le redoubler.

ANTIOCHUS.

Il est vrai qu’il m’emporte, et qu’en vain mon adresse

S’efforce de bannir ou cacher ma faiblesse,

Malgré moi je lui cède, et son subtil poison

D’une vapeur maligne infecte ma raison,

Sans cesse s’abîme, et son trouble... de grâce,

Faites...

ARSINOÉ.

Et bien, Seigneur, que faut-il que je fasse ?

Vous ne dites plus rien, et tout à coup vos yeux...

ANTIOCHUS.

J’examine un travail et riche et curieux,

Et trouve en cette Boîte un chef-d’œuvre si rare

Qu’il semble en l’admirant que mon esprit s’égare,

La façon est nouvelle, et j’en estime l’art.

ARSINOÉ.

Toute riche qu’elle est, je la tiens du hasard.

ANTIOCHUS.

Quoi, Madame, en vos mains le hasard l’a remise ?

ARSINOÉ.

Oui, Seigneur, et c’est là ce qui fait ma surprise,

Que qui pour l’enrichir n’a rien fait épargner,

Puisse en souffrir la perte, et n’en rien témoigner.

ANTIOCHUS.

J’admire comme vous qu’on la tienne secrète,

Mais, Madame, attendant qu’on sache qui l’a faite,

Souffrez que j’en jouisse, et tâche à profiter

De ce qu’en ce modèle on peut faire imiter.

Pour un travail charmant dont la garde m’est chère

Un ouvrage pareil me serait nécessaire,

Et je ne saurais mieux en régler le projet...

ARSINOÉ.

J’estimais ce dépôt, et j’en avais sujet,

Mais je vous l’abandonne, et ne veux pour partage

Que reprendre un Portrait...

ANTIOCHUS.

Ah, c’est me faire outrage,

En me le confiant ne craignez rien pour lui,

Et souffrez que sa vue amuse mon ennui,

La Peinture eut toujours de quoi me satisfaire.

ARSINOÉ.

Si j’en crois ce qu’on dit, celle-ci doit vous plaire,

Et comme enfin, Seigneur, vous vous y connaissez,

Dites-moi d’un coup d’œil ce que vous en pensez,

Les traits en sont hardis, et la main...

ANTIOCHUS l’empêchant d’ouvrir la Boîte.

Non, Madame,

Déjà la rêverie occupe trop mon âme,

Et du moins devant vous c’est à moi d’éviter

Tout ce que je prévoie qui pourrait l’augmenter,

Du Peintre en ce Portrait examinant l’adresse

J’oublierais malgré moi...

ARSINOÉ.

Seigneur, je vous le laisse,

Quoique sur ce travail j’aye à vous consulter,

La Reine qui paraît m’oblige à vous quitter.

 

 

Scène III

 

STRATONICE, ANTIOCHUS

 

ANTIOCHUS.

Et bien, Madame, enfin le Roi me fait-il grâce ?

Consent-il au destin dont la rigueur me chasse,

Et que loin de la Cour je tâche à retrouver

La douceur du repos dont je me sens priver ?

STRATONICE.

Seigneur, pour vous le rendre espérez tout d’un Père,

Il n’est rien qu’à son Fils sa tendresse préfère,

Mais c’est trop vous flatter de croire qu’aisément

Il donne son aveu pour votre éloignement.

Ce dessein l’épouvante, en parler c’est un crime.

ANTIOCHUS.

Il faut donc qu’en mes maux sans cesse je m’abîme

Que sans cesse une triste et mortelle langueur...

STRATONICE.

Tout le monde avec vous partage sa rigueur ;

Mais quand pour l’adoucir vous cherchez la retraite,

La Cour n’a-t’elle rien dont l’éclat vous arrête ?

N’y voyez-vous par tout qu’Objets à dédaigner ?

ANTIOCHUS.

Ah, ce n’est pas par là qu’il m’en faut éloigner.

S’il est rien dont l’appas ou me flatte, ou m’attire,

C’est-là que je le vois, c’est là que je l’admire,

Et l’Univers entier n’a rien d’un si haut prix

Qui vaille les douceurs dont je m’y sens surpris ;

Mais dans le trouble obscur de mon âme abattue,

Mon bonheur fait mon mal, ce qui me plaît, me tue,

Et mon chagrin funeste a l’art d’empoisonner

Tous les biens que le Ciel cherche à m’abandonner.

STRATONICE.

Quoi ? toujours ce chagrin sans m’en dire la cause ?

J’avais cru que sur vous je pouvais quelque chose,

Mais...

ANTIOCHUS.

Si dans ce pouvoir vous trouvez quelque appas,

Il ne va que trop loin, ne vous en plaignez pas.

STRATONICE.

Vous me cachez vos maux, et je pourrais vous croire ?

ANTIOCHUS.

Mais, Madame, songez qu’il y va de ma gloire,

Et que je la trahis si j’ose découvrir

Ce qu’en vain ma raison a tâché de guérir.

STRATONICE.

Quoique pour un grand cœur la raison ait d’amorces,

Où la passion règne elle reste sans forces,

Et surtout ses conseils font peu d’impression

Quand le mal naît d’amour, ou vient d’ambition.

ANTIOCHUS.

Ah, pour l’ambition j’en crains peu la surprise,

Plus je suis prés du Trône, et plus je le méprise,

Et lors qu’on vous y place, il me serait moins doux

D’aller donner des lois que d’en prendre de vous.

STRATONICE.

Cet illustre mépris sied bien aux grands courages,

Mais chaque passion excite ses orages,

Et tel qu’un plus haut rang ne peut inquiéter,

Aux troubles de l’amour a peine à résister.

ANTIOCHUS.

Hélas !

STRATONICE.

Vous soupirez !

ANTIOCHUS.

Il est vrai, je soupire,

Et dis peut-être plus que je n’ai crû vous dire ;

Mais si j’explique trop ce qu’en vain je combats,

Songez que c’est à vous à ne m’entendre pas.

STRATONICE.

Quoi, Prince ? il se peut donc que l’amour...

ANTIOCHUS.

Ah, Madame,

Vous avez arraché ce secret de mon âme,

Et quand rien sur ce point ne pouvait m’ébranler,

Vous blâmiez mon silence, il a fallu parler ;

Mais ne prétendez point pour finir mon martyre

Que j’accepte l’oubli que vous m’allez prescrire,

Et que ma passion puisse prendre la loi

Du pouvoir absolu que vous avez sur moi.

Avec toute l’ardeur dont un cœur soit capable

J’aime ce que jamais on vit de plus aimable,

Et trouverai toujours un sort bien moins amer

À mourir en aimant, qu’à vivre sans aimer.

STRATONICE.

Quoique de mes conseils votre amour semble craindre,

J’en crois le feu trop beau pour le vouloir éteindre ;

Mais je ne comprends point quel bizarre pouvoir

Le forçant au silence arme son désespoir.

Outre qu’en vain sans cesse on veut qu’il se contraigne,

Vous n’êtes pas d’un rang qu’aisément on dédaigne,

Ou si rien en aimant ne vous peut secourir,

Du moins on plaint un mal qu’on ne saurait guérir.

ANTIOCHUS.

Non, non, à mon destin le Ciel veut que je cède,

Madame, il faut mourir, mon mal est sans remède ;

Ce n’est pas qu’en effet la douceur d’être plaint

Ne soulageât les maux dont mon cœur est atteint ;

Mais pour flatter le trouble où leur rigueur m’expose,

Il faudrait être plaint de celle qui les cause,

Et dans l’obstacle affreux qui s’offre à respecter,

C’est être criminel que de le souhaiter.

STRATONICE.

J’ignore quel obstacle elle vous montre à craindre ;

Mais pour vous soulager s’il ne faut que vous plaindre,

Quelque austère vertu qui la force d’agir,

C’est un bien qu’elle peut accorder sans rougir.

Pour moi, si sur son cœur, quand elle a tout le votre,

Je puis...

ANTIOCHUS.

Vous y pouvez sans doute plus qu’une autre,

Et si je me souffrais l’espoir d’un bien si doux,

Mon amour ne voudrait l’attendre que de vous,

Mais sitôt que j’aurais... Je sais trop que ma flamme...

STRATONICE.

Et bien Prince, achevez.

ANTIOCHUS.

N’en parlons plus, Madame,

J’oubliais un devoir que mon respect soutient,

Je m’allais égarer, mais ma raison revient,

Et tant qu’un coup fatal borne enfin ma misère,

Je vois qu’il faut languir, soupirer, et me taire.

STRATONICE.

Pour vous en pouvoir croire, il faut qu’auparavant...

ANTIOCHUS.

Madame, au nom des Dieux n’allez pas plus avant.

Tant que j’aime en secret j’aime avec innocence,

Mais enfin je la pers si j’en fais confidence,

Et c’est peut-être assez dans un sort si cruel

De vivre malheureux, sans mourir criminel.

STRATONICE.

Après ce que sur vous je dois avoir d’empire,

Prince, c’est m’outrager que s’en vouloir dédire,

Et soupçonner qu’un zèle aussi faux qu’indiscret...

ANTIOCHUS.

Madame, encor un coup laissez-moi mon secret.

Vous même qui voulez qu’un libre aveu l’exprime,

S’il échappe à mon cœur, vous m’en ferez un crime,

Et sans voir par quel ordre il l’ose révéler,

Vous me demanderez qui m’aura fait parler ;

Ne vous exposez point pour vouloir trop connaître...

STRATONICE.

Vos malheurs sont au point de ne pouvoir s’accroitre,

Et quand je n’agirais qu’afin de vous trahir...

ANTIOCHUS.

Enfin vous le voulez, il faut vous obéir,

Mais j’atteste les Dieux, si je romps le silence,

Que votre ordre à mon feu fait cette violence,

Et que jusqu’au tombeau sans cette dure loi

Ce serait un secret entre mon cœur et moi.

Puisqu’il faut expliquer pour qui ce cœur soupire,

Vous même dites-vous ce que je ne puis dire,

Ce Portrait trop aimable, et trop propre à charmer

Vous montrera l’Objet que je n’ose nommer.

Il lui donne le Portrait qu’il a reçu d’Arsinoé.

STRATONICE.

Cet excès de respect marque une âme incapable...

ANTIOCHUS.

Et bien, qu’ordonnez-vous d’un Amant déplorable ?

À tout son désespoir faut-il l’abandonner,

Ou le plaindre d’un sort qu’il n’a pu détourner ?

Mais votre teint se change, et ce front qui s’altère...

C’en est fait, je le vois, j’ai due, j’ai due me taire,

Et l’amour dont je suis l’indispensable loi,

Quand j’en nomme l’Objet, est un crime pour moi.

STRATONICE.

Votre choix me surprend, et quelque haut mérite

Que cet amour se peigne en l’Objet qui l’excite...

ANTIOCHUS.

Ah ! si par le mérite il pouvait s’excuser,

Qui n’approuverait pas ce qu’il me fait oser ?

À l’orgueil de mes vœux ne faites point de grâce,

Mais épargnez l’objet qui les force à l’audace,

Jamais rien de si beau ne parut sous les Cieux,

Jamais rien de si vif ne sut charmer nos yeux,

De la Divinité c’est l’image visible,

Pour ne l’adorer pas il faut être insensible,

Et quand ce libre aveu presse votre courroux,

Le malheur est pour moi, mais le crime est de vous.

Quoique prêt d’expirer sous l’horreur du silence,

J’ai voulu de mon feu cacher la violence,

J’ai voulu déguiser à quels charmes soumis...

STRATONICE.

Pourquoi ce long silence à qui tout est permis ?

Je dois à ce Portrait l’aveu de votre flamme,

Et sur ce qu’il m’apprend...

ANTIOCHUS

Rendez-le-moi, Madame,

Mon Amour le demande, et dans son désespoir...

STRATONICE.

Ce n’est pas de ma main qu’il doit le recevoir.

ANTIOCHUS

Quoi, me le refuser ! Ô rigueur imprévue !

Et bien, privez mes yeux d’une si chère vue,

Vous n’empêcherez point que gravé dans mon cœur

Du beau feu qui m’embrase il n’augmente l’ardeur.

C’est-là que malgré vous j’adorerai sans cesse

Les traits d’une charmante et divine Princesse,

Qu’un hommage secret lui soumettant ma foi...

STRATONICE.

Prince, adieu, c’en est trop.

ANTIOCHUS.

Madame, écoutez-moi.

Si je ne puis forcer mon amour à se taire,

J’ai du sang à répandre, il peut vous satisfaire

Je vous l’offre, et mon mal deviendra plus léger...

STRATONICE.

Tigrane qui paraît saura le soulager,

Comme il peut tout pour vous, vous lui pouvez tout dire.

 

 

Scène IV

 

ANTIOCHUS, TIGRANE

 

TIGRANE.

Pour adoucir les maux dont votre cœur soupire,

Seigneur, se pourrait-il que mon zèle et mes soins...

ANTIOCHUS.

Mon chagrin pour rêver ne veut point de témoins.

Accordez ce relâche à mon âme abattue.

TIGRANE.

Quoi, vous me déguisez la douleur qui vous tue ?

Et l’amitié, Seigneur, vous y fait consentir ?

ANTIOCHUS.

Je vous l’ai déjà dit, Tigrane, il faut partir,

C’est tout ce que je sais.

TIGRANE.

Je n’ose vous promettre

Que le Roi sur ce point veuille rien vous permettre,

D’un congé si funeste il condamne l’espoir,

Et plein d’impatience il demande à vous voir.

Mais si je m’en rapporte à ce qu’a dit la Reine,

Il semble que je puis soulager votre peine,

Et qu’à me l’expliquer vous faisant quelque effort...

ANTIOCHUS.

Voyons le Roi, Tigrane, et laissons faire au Sort.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

SÉLEUCUS, ANTIOCHUS, SUITE

 

SÉLEUCUS.

Prince, n’espérez point que jamais je consente

À ce cruel départ qui flatte votre attente.

S’il faut de vos ennuis partager le tourment

J’en préfère la peine à votre éloignement,

De votre vue au moins laissez-nous l’avantage ;

Mais enfin se peut-il que rien ne vous soulage,

Et qu’un Roi qui peut tout, et fait cent Rois jaloux,

Avec ce plein pouvoir ne puisse rien pour vous ?

ANTIOCHUS.

Seigneur, je me condamne, et n’ai rien à vous dire,

À l’exil qui m’est dû c’est par là que j’aspire,

Je rougis de troubler par mon fatal chagrin

Le triomphe éclatant de votre heureux destin,

Et pour vous épargner la gêne où vous expose...

SÉLEUCUS.

Vous me l’épargneriez à m’en dire la cause.

 

 

Scène II

 

SÉLEUCUS, STRATONICE, ANTIOCHUS, PHÉNICE, SUITE

 

SÉLEUCUS.

Qu’avez-vous fait pour moi ? Vous avez vue mon Fils,

Madame, et de vos soins je me suis tout promis,

Dans le trouble où l’engage un destin trop contraire

A-t-il pu vous cacher ce qu’il aime à nous taire ?

ANTIOCHUS.

S’il était quelque soin qui le pût adoucir,

Les bontés de la Reine auraient dû réussir,

Mais dans mes sens confus, Seigneur, tel est ce trouble,

Que plus on le combat, plus je sens qu’il redouble,

Et malgré moi sans cesse interdit, étonné...

STRATONICE.

À d’éternels ennuis il se croit destiné,

Mais quel que soit le mal à qui sa raison cède,

Peut-être est-il aisé d’en trouver le remède,

Et l’on n’ignore pas où l’on doit recourir

Quand on n’a dans un cœur que l’amour à guérir.

SÉLEUCUS.

Quoi, mon Fils aimerait ?

ANTIOCHUS.

Qu’avez-vous dit, Madame ?

STRATONICE.

Oui, Seigneur, son chagrin est l’effet de sa flamme,

Son cœur de son secret obstinément jaloux...

ANTIOCHUS.

Ah, Madame, est-ce là ce que j’ai crû de vous ?

SÉLEUCUS.

N’en rougi point, mon Fils ; si l’aveu t’en fait honte,

Vois qu’il n’est point de cœur que l’Amour ne surmonte,

Et pour autoriser celui qui t’a surpris,

Songe que ton Père aime avec des cheveux gris.

Quelques brulants transports où cette ardeur t’entraine,

Puis-je les condamner quand j’adore la Reine,

Et préfère en l’aimant la gloire de ses fers

À celle de me voir Maître de l’Univers ?

Aime donc puisqu’enfin aimer n’est pas un crime,

Mais aime pour te rendre un secours légitime,

Quelque cœur que l’amour te force d’attaquer

Pour voir finir tes maux tu n’as qu’à t’expliquer.

ANTIOCHUS.

Seigneur, trop de bonté pour moi vous intéresse,

J’aime, en vain je voudrais vous cacher ma faiblesse,

On vous en a trop dit, mais enfin c’est du temps

Que dépend dans mes maux le secours que j’attends,

Vaincre ma passion en est le seul remède.

SÉLEUCUS.

À tant d’aveuglement se peut-il qu’elle cède

Que dans ce qu’autorise un absolu pouvoir,

Tu n’oses lui souffrir la douceur de l’espoir ?

Vois dans toute l’Asie, a-t’elle aucune Reine

Qui dédaignât l’honneur d’avoir causé ta peine ?

Ou s’il te plaît d’aimer dans un destin plus bas,

Pour l’élever à toi choisi qui tu voudras

Ma tendresse y consent, et tu n’as rien à taire.

ANTIOCHUS.

Je me vaincrai, Seigneur, c’est tout ce qu’il faut faire.

SÉLEUCUS.

Hâtez la guérison d’un Amant trop discret,

Madame, vous savez le reste du secret ?

STRATONICE.

Oui, Seigneur, et je puis...

ANTIOCHUS.

Ne dites rien, Madame,

Vous n’avez que trop fait d’avoir trahi ma flamme,

Bornez-la des malheurs qu’on ne peut remparer,

Et laissez-moi mourir sans me désespérer.

STRATONICE.

Souffrir que sous l’amour un si grand Prince expire !

Ce Portrait vous dira ce qu’il n’ose vous dire,

Seigneur, voyez pour qui son cœur est prévenu.

ANTIOCHUS, pendant que Séleucus regarde le Portrait.

Enfin, l’on sait mon crime, et tout vous est connu,

L’Astre qui m’en a fait un destin nécessaire

Dérobe à mon respect la gloire de me taire,

Et pour comble d’horreur dans un mal si pressant

Il ne m’est plus permis de mourir innocent ;

C’était par là pourtant que je flattais ma peine,

Et si j’ai découvert mon secret à la Reine,

J’avais quelque sujet de croire qu’à son tour

Elle voudrait m’aider à cacher mon amour.

L’aveu qu’elle en a fait demande mon supplice,

Ordonnez-le, Seigneur, et vous faites justice,

Déjà ce que pour vous j’y prenais d’intérêt

Par l’exil que je presse avait fait mon arrêt.

SÉLEUCUS.

Ô vertu sans exemple ! ô cœur trop magnanime !

Ne parle point, mon Fils, ni d’exil ni de crime,

Quoi qu’oppose à ta flamme un scrupuleux devoir,

C’est trop, c’est trop longtemps lui défendre l’espoir,

Je répons du succès, aime sans plus rien craindre.

ANTIOCHUS.

Que pour moi jusques-là vous veuillez vous contraindre !

Ah, plutôt qu’abuser de vos rares bontés,

Puissent croître ces maux que j’ai trop mérités,

Puissent...

SÉLEUCUS.

Je sais à quoi ton grand cœur te convie,

Tu dois tout à Tigrane, il t’a sauvé la vie,

Mais le trouble où t’abîme un long et dur ennui,

Quoiqu’il ait fait pour toi, te rend quitte vers lui,

Tu n’as que trop payé ce fidèle service.

ANTIOCHUS.

Je crains peu qu’en mon cœur jamais rien l’affaiblisse,

Mais pourquoi m’avertir de ce que je lui dois ?

Tigrane...

SÉLEUCUS.

Le voici, laisse parler ton Roi.

 

 

Scène III

 

SÉLEUCUS, ANTIOCHUS, STRATONICE, TIGRANE, PHÉNICE, SUITE

 

SÉLEUCUS, à Tigrane.

Pour arracher ton Prince au tourment qui l’accable,

D’un grand et rare effort sens-tu ton cœur capable ?

TIGRANE

Au prix de tout mon sang j’aspire à le montrer,

Seigneur...

SÉLEUCUS.

Dans ses ennuis on vient de pénétrer,

Il en cachait la cause avec un soin extrême,

Mais tout est éclairci, te le dirai-je ? Il aime,

Et son feu qu’au silence il a toujours contraint,

A causé tous les maux dont tu le vois atteint,

Puisque d’Arsinoé dépend son seul remède,

Il faut qu’à son amour ton amitié la cède,

Et qu’un heureux hymen commence dès demain

À lui rendre un repos qu’il attend de sa main.

ANTIOCHUS.

Moi, Seigneur ? La Princesse ! Ah Dieux ! Qu’à l’hyménée,

Tigrane...

SÉLEUCUS.

Son malheur tient ton âme étonnée,

Tu crains de lui ravir ce qui plaît à ses yeux,

Mais enfin à l’État tes jours sont précieux.

Quelque atteinte qu’il sente à ce grand coup de foudre,

Pour conserver ta vie il saura s’y résoudre,

Je réponds de son zèle, et connais trop sa foi.

TIGRANE.

Vous le pouvez, Seigneur, je dois tout à mon Roi.

ANTIOCHUS.

On s’abuse, Tigrane, et c’est en vain qu’on pense...

SÉLEUCUS.

Allez et trop longtemps tu t’es fait violence,

Laisse enfin éclater un amour trop discret,

Va voir Arsinoé, je te rends son Portrait,

D’un gage si charmant la garde est toujours chère.

ANTIOCHUS, regardant le Portrait.

Confus, hors de moi-même, et contraint de me taire...

SÉLEUCUS.

Dans l’excès du bonheur les sens sont interdits,

Enfin je n’ai plus rien à craindre pour mon Fils.

Madame, c’est à vous que j’en dois l’avantage,

Mais ne dédaignez pas d’achever votre ouvrage,

Et puisqu’à la Princesse il faut tout déclarer,

Par un premier avis venez l’y préparer.

ANTIOCHUS.

Madame, se peut-il...

STRATONICE.

Oui, perdez vos alarmes,

Vos vœux pour la Princesse auront assez de charmes,

Et si pour la toucher quelque soin m’est permis,

Je vous y servirai comme je l’ai promis.

 

 

Scène IV

 

ANTIOCHUS, TIGRANE

 

TIGRANE.

Je ne demande plus d’où partait le silence

Qui de votre secret m’ôtait la connaissance,

Seigneur, il est donc vrai qu’un revers trop fatal

M’apprêtait la douleur de vous voir mon Rival,

De voir tout ce qu’on craint dans un malheur extrême

Porter sur mon amour...

ANTIOCHUS.

Quoi, Tigrane, et vous-même

Vous croyez que mon cœur pour la Princesse atteint...

TIGRANE.

Ah, ce n’est pas de quoi ma passion se plaint.

Arsinoé sans doute a tous les avantages

Dont l’éclat puisse plaire aux plus nobles courages.

Et comme rien n’échappe à qui peut tout charmer,

Puisque vous la voyiez, vous avez dû l’aimer ;

Je me plains seulement que l’aveu de ma flamme

Ne m’ait pas attiré le secret de votre âme,

Mon respect joint alors à ce que je vous dois

Eût été pour me vaincre une assez forte loi.

Dans ces commencements, quelque ardeur qui nous presse,

Des sens encor soumis la raison est maîtresse,

Et contraint en naissant d’en étouffer l’appas,

Si le cœur en soupire, il soupire tout bas ;

Mais avant qu’éclater vous m’avez laissé prendre

Tout l’espoir qu’un beau feu puisse jamais attendre,

Vous avez consenti que ce cœur amoureux

Touchât le doux moment qui m’allait rendre heureux,

Demain l’Hymen devait couronner ma victoire,

Demain je devais être au faîte de la gloire,

Et par l’affreux revers d’un trop funeste sort,

Le jour de mon triomphe est celui de ma mort.

ANTIOCHUS.

Non, non quoi qu’il arrive, aimez en assurance,

Les maux dont vous tremblez ne sont qu’en apparence,

C’est de mon seul repos que le Sort est jaloux,

Tigrane, croyez m’en, la Princesse est à vous.

TIGRANE.

Elle est à moi, Seigneur ! Et le puis-je prétendre

Quand c’est me l’arracher que me la vouloir rendre,

Et que votre vertu par cet illustre effort

M’expliquant mon devoir fait l’arrêt de ma mort ?

Au péril de vos jours chercher à vous contraindre,

C’est combattre mon feu, c’est m’apprendre à l’éteindre,

Et croître d’autant plus de si sensibles coups

Qu’il ne m’est pas permis de me plaindre de vous.

Encor si vous disiez qu’à l’espoir qu’on me vole

Vous voulez que pour vous ma passion s’immole,

Et qu’un ordre absolu me forçât d’étouffer

Un feu dont votre cœur n’aurait pu triompher,

Je vous demanderais si vous auriez dû croire

Que j’obtinsse plutôt cette triste victoire,

Et si pour renoncer à l’espoir le plus doux

J’aurais ou plus de force, ou moins d’amour que vous.

Je vous demanderais par quelle grandeur d’âme

Je pourrais plus sur moi que vous sur votre flamme,

Et pourquoi jusqu’au jour où j’attends tout mon bien

On m’aurait tout promis pour ne me donner rien ;

Mais plus vous me cédez, moins ce bien me demeure,

Quand vous voulez mourir, l’honneur veut que je meure,

Et meure au désespoir d’être encor vers le Roi

Coupable des ennuis que vous souffrez pour moi.

ANTIOCHUS.

Ils sont grands, je l’avoue, et j’ai lieu de m’en plaindre,

Mais s’il m’était permis de ne me point contraindre,

Et de vous faire voir à quels rudes combats...

TIGRANE.

Parlez, parlez, Seigneur, ne vous contraignez pas,

Dites que la princesse agrée en vain ma flamme,

Qu’elle a tout votre cœur, qu’elle a toute votre âme,

Qu’avant que la céder vous verrez tout périr,

Je mourrai de l’entendre, et je cherche à mourir.

ANTIOCHUS.

Quoi ? vous me réduirez à vous dire sans cesse

Que je ne prétends rien au cœur de la Princesse,

Que loin que mon espoir combatte votre feu,

Je suis prêt...

TIGRANE.

Ah, Seigneur, pourquoi ce désaveu ?

N’avez-vous pas au Roi déclaré quel empire...

ANTIOCHUS.

J’ai parlé sans savoir ce que j’ai voulu dire,

Ou plutôt dans les maux dont je suis attaqué,

On a crû mon silence, il s’est mal expliqué.

TIGRANE.

Et ce Portrait, Seigneur ?

ANTIOCHUS.

En vain on me l’oppose,

S’il semble avoir trop dit n’en cherchez point la cause,

Mon cœur dont ce mystère augmente l’embarras,

Ne vous peut éclaircir ce qu’il ne conçoit pas.

TIGRANE.

Je le conçois, Seigneur, mon désespoir vous gêne,

Vous m’en montrez l’exemple, il faut céder sans peine,

S’applaudir en donnant ce qu’on a de plus cher,

Et démentir l’amour qu’on ne peut s’arracher.

Et bien, quoi que sur nous son pouvoir soit extrême,

Si vous y renoncez, j’y renonce de même.

De quoi que la Princesse ait paru me flatter,

Vous engager son cœur c’est ne me rien ôter.

Si j’eus longtemps l’espoir que le Roi vous assure,

Je le pris sans amour, je le perds sans murmure,

Sa main pour mon bonheur n’avait rien d’important,

En est-ce assez, Seigneur, et vivrez-vous content ?

ANTIOCHUS.

Pour l’espérer jamais ma disgrâce est trop forte.

 

 

Scène V

 

ANTIOCHUS, ARSINOÉ, TIGRANE, BARSINE

 

ANTIOCHUS.

Madame, retenez un Amant qui s’emporte,

Sa mort sera l’effet d’un ordre qu’il reçoit,

Son désespoir la presse, et c’est lui qu’il en croit.

ARSINOÉ.

Quoique de Séleucus le Ciel m’ait fait dépendre,

Tigrane sait de moi ce qu’il a droit d’attendre ;

Mais comme enfin cet ordre a droit de l’étonner,

De grâce, apprenez-moi ce qui l’a fait donner.

Qu’avez-vous dit, Seigneur, dont son âme abattue...

TIGRANE.

Qu’il meurt d’amour pour vous, que cet amour le tue,

Et que pressé d’ennuis, la langueur qui les suit

Est l’effet de l’état où vous l’avez réduit.

ARSINOÉ, à Antiochus.

Sous quelque dur soupçon que Tigrane languisse,

Je me connais, Seigneur, et je vous rends justice,

Ce qui le fait trembler étonne peu ma foi ;

Mais encor une fois qu’avez-vous dit au Roi ?

Lui deviens-je suspecte, et m’avez-vous nommée ?

ANTIOCHUS.

Non, Madame, et sa flamme en vain s’est alarmée,

Le nom d’Arsinoé ne m’est point échappé,

Et si le Roi se trompe, il veut être trompé.

TIGRANE.

Hélas ! pour exprimer tout l’amour qui l’inspire,

Montrer votre Portrait n’est-ce pas assez dire,

Et sur l’heureux dépôt d’un gage si charmant

Peut-il moins avouer que le titre d’Amant ?

ARSINOÉ.

M’a-t-on dit vrai, Seigneur, qu’expliquant votre peine

Vous ayez laissé voir mon Portrait à la Reine,

Et souffert que le Roi...

ANTIOCHUS.

Madame, vous savez

Que plaignant les ennuis qui me sont réservez

Vous-même...

ARSINOÉ.

Et bien, Seigneur ?

TIGRANE.

Que cherchez-vous, Madame ?

Son trouble n’est-il pas le témoin de sa flamme ?

Vous faut-il un témoin plus fort, plus assuré,

Et Tigrane a-t-il tort s’il meurt désespéré ?

ANTIOCHUS.

Ses transports iront loin si votre amour n’arrête

L’injuste désespoir où ce Portrait le jette,

Il est vrai qu’on l’a vue, mais sans trop s’alarmer,

Qu’il attende...

ARSINOÉ.

Je vois ce qu’il faut présumer,

Et pénètre à la fin sous quel secret empire...

ANTIOCHUS.

Ah, Madame, sur tout gardez-vous de ne rien dire,

Ou plutôt du silence où je dois m’obstiner

Gardez-vous malgré moi d’oser rien deviner,

Loin d’adoucir mes maux ce serait les accroitre.

TIGRANE.

Pour ne les guérir pas ils se font trop connaître,

Et d’un amour contraint le dur accablement,

Sans qu’on devine rien, parle assez clairement.

ANTIOCHUS.

Ô devoir, ô respect dont la loi trop sévère

Quand je veux m’expliquer me condamne à me taire !

Je ne vous dis plus rien, mais pour m’en consoler

Les effets parleront si je n’ose parler.

 

 

Scène VI

 

ARSINOÉ, TIGRANE, BARSINE

 

TIGRANE.

Madame, c’est donc là...

ARSINOÉ.

Vous n’êtes pas à plaindre

Autant que votre amour vous engage à le craindre.

Quelque ordre dont l’éclat menace votre espoir,

Il suffit que c’est moi qui dois le recevoir.

TIGRANE.

Contre l’ordre du Roi que peut votre constance ?

ARSINOÉ.

Par lui, par son aveu ma flamme a pris naissance,

Tigrane, et c’est assez pour m’acquérir les droits

D’appuyer hautement la gloire de son choix.

TIGRANE.

À suivre ce projet quand le Prince vous aime,

Songez-vous que déjà sa langueur est extrême,

Qu’on en voit chaque jour redoubler les accès,

Qu’on tremble de la suite ?

ARSINOÉ.

Attendez le succès.

TIGRANE.

Il y va de sa vie, et quand le péril presse,

Vous voulez...

ARSINOÉ.

Sa vertu bannira sa faiblesse,

Ou s’il essaye en vain de contraindre ses vœux,

Le Roi n’a qu’à vouloir, et le Prince est heureux.

TIGRANE.

Et ne le veut-il pas quand son ordre m’arrache...

ARSINOÉ.

Votre heur est toujours sûr, quelque ombre qui le cache,

Ne vous alarmez point.

TIGRANE.

Quoi ? garder quelque espoir ?

Quand pour le rendre heureux le Roi n’a qu’à vouloir ?

ARSINOÉ.

Je vous le dis encor malgré votre surprise,

La guérison du Prince au Roi seul est remise,

Mais il est dangereux en de tels embarras

D’oser trop s’expliquer ce qu’on ne comprend pas.

TIGRANE.

C’est sans m’expliquer rien que je puis vous entendre,

Qu’a mon malheur d’obscur pour ne le point comprendre ?

Ne vois-je pas...

ARSINOÉ.

Adieu, gardez toujours ma foi,

Je vous en dirai plus quand j’aurai vue le Roi.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

STRATONICE

 

Flatteuse illusion que j’ai trop osé croire,

Doux abus de mon cœur par mes désirs trompé,

Cessez pour me punir d’opposer à ma gloire

Le pouvoir que sur lui vous avez usurpé.

D’un vrai mérite en vain j’eus peine à me défendre,

En vain je l’écoutai sur la foi de l’amour,

S’il triompha par là de ce cœur faible et tendre,

Le noble et juste orgueil qui cherche à me le rendre,

En doit triompher à son tour.

 

Oui, pour en arracher cette estime enflammée

Dont mon devoir trop tard se sentit alarmer,

Il suffit de l’affront de n’être point aimée

À qui sur cet espoir s’était permis d’aimer.

Vois donc avec mépris tout ce qu’eut d’estimable

Ce prince qui sur toi prenait trop de pouvoir ;

Mais d’un pareil effort est-on sitôt capable,

Et pour cesser d’aimer ce que l’on trouve aimable,

Hélas ! n’a-t-on qu’à le vouloir ?

 

Je sais que le dépit qu’un autre Objet l’emporte

Semble jusqu’à la haine attirer tous nos soins,

Qu’à nos yeux la plus rude à peine est assez forte ;

Mais pour vouloir haïr on n’en aime pas moins.

L’ardeur de se venger par là de ce qu’on aime

Hausse le prix d’un cœur vainement attaqué,

Et sentir dans ce trouble une colère extrême

C’est moins le dédaigner, que venger sur soi-même

La honte de l’avoir manqué.

 

Ainsi ne prétends point avoir éteint ta flamme

Par ce brûlant courroux qui te défend d’aimer,

Le vif ressentiment qui l’étouffe en ton âme

Ne fait que l’assoupir pour mieux se rallumer.

La seule indifférence est la marque certaine

D’un cœur que la raison ou soulage, ou guérit,

Et loin que les transports de colère et de haine

De ce cœur indigné puissent calmer la peine,

C’est de quoi l’amour se nourrit.

 

Cependant quand l’Hymen étonne ta constance,

Que ta lâche vertu frémit de ton devoir,

T’oseras-tu vanter de cette indifférence

Qui fait seule acquérir ce que tu crois vouloir ?

T’apprend-elle à céder à l’oubli nécessaire

De tans de vœux secrets que tu te crus permis,

Et dans l’instant fatal qu’un destin trop sévère

T’avertit que demain tu dois ton cœur au Père,

Peux-tu ne point songer au Fils ?

 

Dures extrémités où l’âme partagée...

 

 

Scène II

 

STRATONICE, PHÉNICE

 

PHÉNICE.

Madame, savez-vous que vous êtes vengée ?

En vain Antiochus se flattait d’être heureux,

La fière Arsinoé n’en peut souffrir les vœux,

Et si le Roi prétend user de sa puissance,

Elle sait comme il faut signaler sa constance,

C’est assez qu’à Tigrane elle ait donné sa foi,

Voilà ce qui se dit.

STRATONICE.

Et que résout le Roi ?

PHÉNICE.

Pour vaincre ses refus on croit qu’il l’ait mandée,

Mais dans le pur amour dont elle est possédée,

Les ordres violents qu’elle va recevoir

N’en feront dans son cœur qu’affermir le pouvoir.

STRATONICE.

Qu’importe du succès à mon âme alarmée ?

Pour refuser d’aimer n’est-elle point aimée,

Et quoique sa fierté brave l’ordre du Roi,

En vois-je moins ailleurs ce que je crus à moi ?

PHÉNICE.

L’amour d’Antiochus n’a pu trop vous surprendre.

Mais comme à son Hymen vous ne pouviez prétendre,

C’est du moins quelque charme à votre esprit jaloux

De le voir dans ses vœux aussi trompé que vous.

STRATONICE.

Que tu pénètres mal l’ennui qui me surmonte !

Si le Prince est trompé, Phénice, il l’est sans honte,

Et n’a point à rougir de s’être répondu

Du succès qu’à sa flamme il croyait être due.

Il savait qu’à Tigrane Arsinoé fidèle

Verrait avec chagrin qu’il soupirât pour elle,

Et poursuivant un cœur pour un autre enflammé,

Il aimait assuré de n’être point aimé.

Mais qui n’aurait point crû qu’une secrète flamme

M’avait abandonné l’empire de son âme ?

De ses yeux interdits la confuse langueur

Semblait de son destin m’expliquer la rigueur,

À ses souhaits pour moi rien ne pouvait suffire,

Il parlait, s’égarait, et craignait de trop dire.

S’il allait quelquefois jusques à m’admirer,

Se taisant tout à coup je l’oyais soupirer,

Et de son feu secret j’avais pour assurance

Ses regards, ses soupirs, sa crainte, et son silence.

Cependant j’ai trop crû ce silence trompeur.

Ah, si tu connaissais tout ce que souffre un cœur,

Quand au gré de ses vœux se flattant d’être aimée

On croit ouïr son nom, et qu’une autre est nommée !

PHÉNICE.

C’est sans doute un chagrin qu’on ne peut concevoir,

Mais de quoi peut se plaindre un amour sans espoir ?

Que perd-on en perdant ce qu’on n’a pu prétendre ?

STRATONICE.

La gloire d’avoir pris ce qu’on avait crû prendre,

Et de pouvoir du moins ne se point reprocher

Qu’on ne méritait pas ce qu’on n’a su toucher.

Outre que dans le rang où le Ciel m’a fait naître,

Je rougissais d’un feu que je sentais s’accroître,

Et pour en consoler ma sévère fierté

Je voulais m’excuser sur la Fatalité,

Voir le même Ascendant par une égale amorce

Forcer Antiochus de même qu’il me force,

Et pouvoir imputer mes vœux trop enflammés

Au penchant invincible où nous étions formés ;

Mais lorsqu’à mon destin le sien est si contraire

Il semble que ma flamme ait été volontaire,

Et que mon cœur exprès pour mendier le sien

Se soit permis des vœux dont je n’attendais rien.

Peut-être, hélas ! peut-être à m’expliquer trop prompte,

De ces vœux indiscrets j’ai découvert la honte,

J’ai pu lui donner lieu de s’en apercevoir,

De voir toute mon âme, et c’est mon désespoir.

PHÉNICE.

Sur ce scrupule en vain votre fierté s’alarme,

Il aime Arsinoé, cet amour seul le charme,

Son cœur à cette idée entièrement rendu,

Quoique vous ayez dit, n’aura rien entendu,

Et loin de voir pour lui que votre âme enflammée...

STRATONICE.

Ah, pour le remarquer que ne m’a-t-il aimée,

Et quand à s’enhardir mon feu lui donnait jour,

Que ne l’ai-je pu voir éclairé par l’amour ?

N’y pensons plus, Phénice, ou croyons qu’il s’obstine

À braver l’Ascendant qui pour moi le domine,

Et que pour l’en punir, les Dieux l’ont fait pencher

Où d’autres vœux reçus l’empêchent de toucher.

Mais sans doute frappé d’une mortelle atteinte

Tigrane que je vois vient m’adresser sa plainte,

Tandis que sa douleur se soulage avec moi,

Va savoir, s’il se peut, les sentiments du Roi.

 

 

Scène III

 

STRATONICE, TIGRANE

 

STRATONICE.

Un revers trop cruel traverse votre flamme

Pour pouvoir m’étonner du trouble de vôtre âme ;

Mais du moins c’est beaucoup que malgré sa rigueur

D’un triomphe secret vous goûtiez la douceur.

J’apprends que de vos feux la Princesse charmée

Fait vanité d’aimer autant qu’elle est aimée,

Et que sur sa constance on ne saurait gagner

D’en immoler la gloire à celle de régner.

TIGRANE.

Madame, le Destin m’est d’autant plus contraire

Qu’au moment qu’il m’accable il consent que j’espère,

Et par de faux appas éblouissant ma foi

Me force d’appuyer ce qu’il fait contre moi.

Antiochus renonce à m’ôter ce que j’aime,

D’Arsinoé pour moi la constance est extrême,

Et quoiqu’on fasse enfin, si je les crois tous deux,

Rien ne peut mettre obstacle au succès de mes feux.

Du Prince cependant le déplaisir s’augmente,

Son chagrin est plus noir, sa langueur plus traînante,

Et si de sa vertu j’ose me prévaloir,

Sa mort presque certaine étouffe mon espoir.

Jugez si mes ennuis en ont moins d’amertume.

STRATONICE.

Peut-être il n’aime pas autant qu’on le présume,

Et puisqu’à son bonheur il cherche à résister

On peut croire...

TIGRANE.

Ah, Madame, il n’en faut point douter,

La Princesse le charme, il l’adore, et son âme

Peut à peine suffire à l’excès de sa flamme,

Jamais un plus beau feu ne régna sur un cœur,

Mais un faible service en arrête l’ardeur ;

Il ne peut oublier qu’un sort digne d’envie

M’a fait sauver ses jours au péril de ma vie,

Et par reconnaissance il s’obstine à son tour

À donner aujourd’hui la sienne à mon amour.

STRATONICE.

Je vois ce qui vous gêne, une amitié si pure

Vous force à refuser ce qu’elle vous assure ;

Mais au moins votre amour dans ce revers fatal

N’a point à redouter le bonheur d’un Rival,

Puisqu’à vous préférer la Princesse constante

Saura trop...

TIGRANE.

C’est par là que mon malheur s’augmente.

On m’apprend que le Roi de tant d’amour surpris

M’impute pour son choix ce qu’elle a de mépris,

Et que si jusqu’au bout il la trouve obstinée

À refuser l’honneur de ce grand Hyménée,

Comme il m’en croit la cause, il veut que dès demain

Moi-même je choisisse à qui donner ma main.

La Princesse par là de sa foi dégagée

N’aura plus dans ses vœux à rester partagée,

Et voyant mon devoir porter ma flamme ailleurs,

Cèdera sans scrupule à des destins meilleurs.

S’il est vrai qu’on m’apprête un si cruel supplice

J’implore vos bontés contre tant d’injustice,

Par pitié de mes maux détournez-en l’effet,

Il suffit de l’effort que mon devoir s’est fait,

Pourquoi presser l’éclat d’un désespoir funeste ?

Ma douleur le commence, elle répond du reste,

Et n’aura pas besoin, pour terminer mes jours,

De souffrir que mon bras lui prête du secours.

STRATONICE.

Si le Prince...

TIGRANE.

À ses yeux il faut cacher mon trouble,

Et puisque mon malheur par sa vertu redouble ;

Je vous laisse empêcher qu’une vaine pitié

N’immole dans son cœur l’amour à l’amitié.

 

 

Scène IV

 

STRATONICE, ANTIOCHUS

 

STRATONICE.

Prince, enfin il est temps que ce chagrin s’efface,

Tigrane sans murmure accepte sa disgrâce,

Et pour finir vos maux renonçant à l’espoir...

ANTIOCHUS.

Pour les finir ? hélas ! en a-t-il le pouvoir ?

Non, non, ces tristes maux dont ma flamme est suivie

N’auront jamais de fin qu’en celle de ma vie,

Et pour quitter ces lieux je me vois dispensé

D’attendre le congé que vous avez pressé.

Demain le Roi vous place au Trône de Syrie,

J’en serai le témoin, mon devoir m’y convie,

Mais ma fuite suivra la pompe de son choix,

Et je vous parle ici pour la dernière fois.

STRATONICE.

L’hymen d’Arsinoé...

ANTIOCHUS.

Je le vois bien, Madame,

Vous consentez pour elle au beau feu qui m’enflamme,

Mais l’excuseriez-vous si de ce feu charmé

J’avouais que c’est vous qui l’avez allumé ?

STRATONICE.

Moi, Prince ?

ANTIOCHUS.

Il n’est plus temps, Madame, de vous taire

Qu’Arsinoé n’a rien de ce qui peut me plaire.

Ne me demandez point quel fatal contretemps

M’a fait lui donner part aux ennuis que je sens,

Comme un malheur toujours est la source d’un autre,

Vous donnant son Portrait j’ai crû montrer le vôtre,

Et sur le faux rapport de vos yeux abusez

On l’accuse des maux que vous m’avez causez.

STRATONICE.

Et vous ne craignez point d’exciter ma colère ?

ANTIOCHUS.

Qu’elle éclate, Madame, elle m’est nécessaire,

Et quoi que mes ennuis doivent trancher mes jours,

Pour en hâter l’effet il leur faut du secours.

Dure nécessité de mon malheur extrême !

J’aspire à la douleur d’irriter ce que j’aime,

Et pour mourir plutôt, forcé de me trahir,

J’ai besoin de chercher à me faire haïr.

Par là mon désespoir pressant sa violence...

STRATONICE.

Ce transport va trop loin, et dit plus qu’il ne pense,

Mais je dois excuser ce triste excès d’ennuis

Qui vous fait malgré vous oublier qui je suis.

ANTIOCHUS.

N’excusez point mon crime, il n’a rien que j’ignore,

C’est vous qui me charmez, vous que mon cœur adore,

Et ce cœur qu’à vous voir un prompt amour surprit,

En vous l’osant jurer, sait trop bien ce qu’il dit.

STRATONICE.

Si c’est sans votre aveu qu’il s’en est rendu maître,

Vous devriez au moins l’empêcher de paraître,

Et ne me pas réduire à songer à punir

Quand la pitié de moi voudrait tout obtenir.

ANTIOCHUS.

Pour moi dans mes malheurs la votre serait vaine,

D’autres cherchent l’amour, je cherche votre haine.

Pour prix des plus beaux feux à qui l’on pût céder,

Après ce que je souffre, est-ce trop demander ?

STRATONICE.

Quoique votre douleur de cette haine espère,

Ne la méritez point si vous me voulez plaire,

Et me cachant l’amour qui tient vos sens séduits,

Laissez-moi la douceur de plaindre vos ennuis.

ANTIOCHUS.

Plaindre d’un malheureux la disgrâce inhumaine

C’est montrer quelque pente à soulager sa peine,

Et pour flatter la mienne au point qu’elle se voit,

Si c’est moins qu’il ne faut, c’est plus qu’on ne lui doit.

STRATONICE.

Si le Ciel à mon choix... Mais qu’est-il nécessaire...

ANTIOCHUS.

N’achevez point sitôt.

STRATONICE.

C’est à moi de me taire,

Mon destin le demande, il lui faut obéir.

ANTIOCHUS.

Mais enfin si le Ciel vous eût laissé choisir ?

STRATONICE.

Que vous êtes cruel ! Ah !

ANTIOCHUS.

Votre cœur soupire ?

STRATONICE.

Ce soupir échappé...

ANTIOCHUS.

Parlez, que veut-il dire ?

M’apprend-il que mes vœux des vôtres secondez...

STRATONICE.

Que me demandez-vous puisque vous l’entendez ?

ANTIOCHUS.

Quoi ? votre hymen me livre au plus cruel supplice

Sans que de mes malheurs votre cœur soit complice,

Et si votre seul choix avait réglé vos vœux,

J’aurais pu par mes soins mériter d’être heureux ?

STRATONICE.

Prince, n’abusez point d’une pitié trop tendre

Qui m’a fait dire plus qu’on ne devait entendre,

Et sans quelques soupirs n’a pu me laisser voir

L’aspre nécessité de suivre mon devoir.

Il pourra tout sur moi, mais en l’osant promettre

J’avouerai qu’en secret je tremble à m’y soumettre,

Et que l’ordre à mon cœur aurait été plus doux

Si le Ciel m’eût souffert d’en disposer pour vous.

C’est alors qu’on m’eût vue en recevant le votre...

ANTIOCHUS.

Ah, Madame, il en a disposé pour un autre,

Et de quoi que pour moi vous vous sentiez presser,

Votre main est promise, il n’y faut point penser.

STRATONICE.

Je suis due à l’État, il me fait sa victime.

ANTIOCHUS.

C’est à moi cependant à payer pour ce crime,

À soupirer sans cesse, et languir consumé

De l’ennui de pouvoir, et n’oser être aimé.

Pour en cacher l’excès blâmerez-vous ma fuite ?

STRATONICE.

Non, Prince, et dans l’état où mon âme est réduite

J’y consens d’autant plus que sa triste rigueur

Sauvera ma vertu des troubles de mon cœur.

La pitié de vos maux dès l’abord y fit naître

Un chagrin inquiet que je n’osai connaître ;

Mais si le charme en plut à mes sens alarmés

Il se rend plus sensible à voir que vous m’aimez,

Malgré moi je succombe à ce qu’il a d’amorce,

J’aime l’appas flatteur dont le pouvoir m’y force,

Et quand je vous estime, un sentiment confus

M’engage à soupirer de n’oser rien de plus.

Allez, Prince, et daignez m’épargner une vue

Qui me fait oublier à qui ma main est due,

Non qu’enfin ma raison en ait moins de pouvoir,

Mais j’écoute, et c’est trop pour qui sait son devoir.

ANTIOCHUS.

De vos bonté pour moi ce dernier témoignage

Pour ce cruel devoir est sans doute un outrage,

Mais enfin par ma mort s’il peut se réparer,

Consolez-vous, Madame, il n’a guère à durer.

STRATONICE.

Si votre éloignement s’est rendu nécessaire,

Songer que votre vie a lieu de m’être chère,

Et que l’honneur toujours permettant d’estimer...

ANTIOCHUS.

Hélas ! Madame, hélas ! je vivrais pour aimer.

Pourriez-vous à ce prix consentir à ma vie ?

STRATONICE.

Vivez pour n’aimer plus, c’est moi qui vous en prie,

Ou si ce triste effort passe votre pouvoir,

Prince, vivez du moins pour ne le plus vouloir.

ANTIOCHUS.

Ainsi, quelques ennuis que j’aye encor à craindre,

Vous n’aurez qu’à vouloir pour cesser de m’en plaindre ?

Votre cœur aussitôt se rendant tout à soi...

STRATONICE.

Prince, adieu plus j’écoute, et moins je me connais.

ANTIOCHUS.

Et bien, il faut survivre à cet adieu funeste,

Il faut voir votre Hymen, j’ordonnerai du reste ;

Mais au moins si l’honneur après ce triste jour

N’ose plus vous souffrir de plaindre mon amour,

Attendant que ma mort en efface le crime,

Madame, assurez-moi de toute votre estime,

Me la promettez-vous ?

STRATONICE.

Oui, je vous la promets,

Fuyez, et s’il se peut, ne me voyez jamais.

ANTIOCHUS.

Ah, si c’est pour jamais que le Ciel nous sépare,

Madame, soutenez ma raison qui s’égare,

Et qu’un moment encor... elle fuit, et je vois...

 

 

Scène V

 

ANTIOCHUS, ARSINOÉ

 

ARSINOÉ.

Seigneur, le Roi me mande, et vous savez pourquoi.

Avant que lui parler j’ai crû devoir m’instruire

De ce que vous jugez que je lui doive dire,

J’agirai par votre ordre, et viens le recevoir.

ANTIOCHUS.

Qu’ai-je à dire, ou plutôt qu’avez-vous à savoir ?

Rendez Tigrane heureux, vous l’aimez, il vous aime.

ARSINOÉ.

Je sais ce que je dois à son amour extrême,

Mais quand le Roi prétend disposer de ma main,

Est-ce à moi de braver le pouvoir Souverain ?

Mon refus vaincra-t-il, et puis-je, quoi que j’ose,

Soutenir un espoir où le votre s’oppose ?

ANTIOCHUS.

Moi, je m’oppose au feu dont vous êtes charmés ?

ARSINOÉ.

Quoi ? n’avez-vous pas dit au Roi que vous m’aimez,

Que pour moi votre cœur secrètement soupire ?

ANTIOCHUS.

Ah, Madame ! pourquoi me l’avez-vous fait dire ?

Votre Portrait, hélas !

ARSINOÉ.

Seigneur, il me suffit,

Je vois ce que sans vous je m’étais déjà dit,

Vous brûlez pour la Reine, et l’amour...

ANTIOCHUS.

Oui, Madame,

Vous avez malgré moi pénétré dans mon âme,

Et ce qu’obstinément j’aurais toujours caché,

De ce cœur amoureux vous l’avez arraché,

J’adore Stratonice, et l’ardeur qui me presse

M’est un ordre absolu de l’adorer sans cesse.

Cependant par l’erreur de son Portrait changé

À vivre sous vos lois on me croit engagé,

Tigrane me condamne, et telle est ma contrainte

Qu’il faut par mon silence autoriser sa plainte.

C’est à vous qui causez le trouble où je me vois

À rompre l’injustice où s’emporte le Roi,

À montrer pour Tigrane un cœur assez fidèle...

ARSINOÉ.

Je sais vos intérêts, vous connaîtrez mon zèle.

Quelque excès qu’à son feu le Roi semble souffrir,

Son âge...

ANTIOCHUS.

Ah, gardez-vous de lui rien découvrir.

Pour mettre auprès de vous mon crime en évidence

Le Destin par surprise a trahi mon silence ;

Mais si vous m’accusez, il n’est rien que ma foi

Pour se justifier ne tente contre moi.

Pour démentir l’ardeur de mon âme embrasée

J’avouerai que c’est vous qui me l’aurez causée,

Et que l’honneur me force à mourir de langueur

Pour ne pas à Tigrane arracher votre cœur.

ARSINOÉ.

Mais que dirai-je au Roi qui veut que j’obéisse ?

ANTIOCHUS.

Obtenons que demain son Hymen s’accomplisse,

Tandis qu’un peu de temps, malgré vos premiers feux,

Disposera votre âme à couronner mes vœux.

Regardant ce délai comme un bonheur suprême,

Promettez tout alors, je promettrai de même,

Et l’hymen achevé, quoi que veuille le Roi,

Je vous rends à Tigrane en me rendant à moi.

Mais ne refusez point, pour soulager ma peine,

De remettre en mes mains le Portrait de la Reine,

Sa vue adoucira...

ARSINOÉ.

J’ai sujet d’en douter,

Mais ce n’est point à moi, Seigneur, à résister,

Ce Portrait est à vous, je saurai vous le rendre.

Tandis je vais savoir quel conseil je dois prendre,

Voir à quoi l’on aspire, et sur l’ordre du Roi

Régler et ma réponse, et ce que je vous dois.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

SÉLEUCUS, ARSINOÉ

 

SÉLEUCUS.

Princesse, enfin c’est trop vous en vouloir défendre,

Il est temps de céder, il est temps de vous rendre,

Le beau feu dont pour vous mon Fils est consumé

Ne le rend pas peut-être indigne d’être aimé.

Ne dites point qu’ailleurs votre main est promise,

Pour le bien de l’État l’inconstance est permise,

Et Tigrane à son Prince immolant son espoir

Par ce trait de vertu vous en fait un devoir.

ARSINOÉ.

Tigrane de votre ordre a beau voir l’injustice,

Vous parlez, commandez, il faut qu’il obéisse ;

Mais, Seigneur, notre Sexe a souvent le malheur

D’embrasser la révolte avec plus de chaleur.

Comme au rang que je tiens c’est une peine extrême

De pouvoir se résoudre à prononcer qu’on aime ;

Quelques charmes d’ailleurs qui flattent nos souhaits,

Qui l’a dit une fois ne s’en dédit jamais.

Par d’invincibles nœuds, par de secrètes flammes,

Sans nous, sans notre aveu le Ciel unit nos âmes,

Et sur l’heureux rapport qui fait ce doux lien

Tigrane est votre choix, j’y puis régler le mien.

SÉLEUCUS.

Il le fut, je l’avoue, et j’avais lieu de croire

Que votre Hymen pour lui n’était point trop de gloire,

La sienne qu’élevaient mille fameux exploits,

Pour grand que fût ce prix, autorisait mon choix ;

Mais plutôt que céder quand lui-même il vous cède

Verrez-vous tout périr sans secours, sans remède,

Et mon Trône pour vous est-il d’un si bas prix

Qu’il ne mérite pas que vous sauviez mon Fils ?

ARSINOÉ.

S’il est quelque remède où le mal semble extrême

Vous le cherchez en moi quand il l’a dans lui-même,

Et que de ses ennuis il voit la guérison

S’il ose consentir à croire sa raison.

SÉLEUCUS.

C’est en vain qu’il l’écoute, en vain qu’il la veut suivre,

Plutôt que n’aimer plus il cessera de vivre,

Pour étouffer sa flamme il n’est rien qu’il n’ait fait,

La langueur qui le tue en est le triste effet.

Tout à l’heure en mes bras pâmé, plein de faiblesse,

Chacun l’a vue céder à l’ennui qui le presse,

On craint tout pour sa vie, et contre votre Roi...

ARSINOÉ.

Mais pour donner mon cœur, ce cœur est-il à moi ?

SÉLEUCUS.

Si votre amour se plaint d’un effort si funeste,

Accordez votre main, le Ciel fera le reste,

Et le temps au devoir prendra soin de fournir

La force du penchant qui n’a pu vous unir.

D’un Prince infortuné prévenez la disgrâce,

Il y va de ses jours, son destin les menace,

Sauvez-le, sauvez-moi, pour l’obtenir de vous

Faudra-t-il qu’on me voie embrasser vos genoux ?

ARSINOÉ.

Ce serait trop, Seigneur, et ce haut caractère...

SÉLEUCUS.

Si c’est trop pour un Roi, c’est trop peu pour un père,

Qui d’un Fils aux abois plaignant le triste sort

Abandonnerait tout pour empêcher sa mort.

J’en vois le coup certain dans ces dures contraintes

Dont votre ingrat refus redouble les atteintes,

Ce n’est qu’abattement dans ses sens désolés,

Et s’il périt enfin, c’est vous qui l’immolez.

ARSINOÉ.

Cet amour qu’à nos yeux il tâche de contraindre

Mérite la pitié qui vous porte à le plaindre ;

Mais par quel droit, Seigneur, m’exposer aujourd’hui

À l’horreur d’un tourment dont vous tremblez pour lui ?

Même sort est à craindre où règne même flamme,

Ce qui perce son cœur doit déchirer mon âme,

Et dans l’ardeur d’un feu qui n’ose attendre rien,

S’il languit sans repos, qui répondra du mien ?

J’aime, et quand cet amour par votre ordre a su naître,

Je n’ai point à rougir de le laisser paraître,

Tigrane a des vertus dont le secret pouvoir

Par mes vœux les plus doux prévenait mon devoir,

Mon cœur sur un appuy si fort, si légitime,

Se livra sans scrupule à toute son estime,

Et ces je ne sais quoi dont je me vis charmer

Sont des nœuds que vous même eûtes soin de former.

Pour me promettre ailleurs puis-je en rompre la chaîne ?

SÉLEUCUS.

L’effort est grand sans doute, et j’en conçois la peine,

Mais lors qu’Antiochus à la mort se résout,

L’État souffre en sa perte, et vous lui devez tout.

ARSINOÉ.

L’amour qu’on a flatté jusqu’à lui tout promettre

Aux maximes d’État a peine à se soumettre,

Et pour sauver un Fils quoi que tout semble doux,

Je n’en veux point, Seigneur, d’autre juge que vous.

Stratonice vous charme, et vous sentez pour elle

Tout ce qu’un rare Objet attend d’un cœur fidèle,

Dans cet excès d’amour, prêt à la posséder,

Si le Prince l’aimait, la pourriez-vous céder ?

Je répons de me vaincre, assurez-m’en l’exemple.

SÉLEUCUS.

Jamais douleur n’aurait de matière plus ample,

J’oserai l’avouer, mais le Ciel m’est témoin

Que pour sauver mon Fils j’irais encor plus loin,

Je ne réserverais Sceptre ni Diadème.

ARSINOÉ.

C’est promettre en grand cœur le feriez-vous de même ?

SÉLEUCUS.

Me punissent les Dieux s’il m’en fallait presser.

L’exemple vous est sûr, qui vous fait balancer ?

Songez qu’un Fils si cher sans qui je ne puis vivre...

ARSINOÉ.

Si l’exemple est certain vous n’avez qu’à le suivre,

Votre tendresse en vain me l’offre pour époux,

Le Prince aime la Reine, et tout dépend de vous.

SÉLEUCUS.

Il aime...

ARSINOÉ

Et quoi, Seigneur ? vous promettez sans peine,

Et quand il faut agir, l’engagement vous gêne.

SÉLEUCUS.

Votre amour prend le change, et croit m’inquiéter,

Mais sur l’aveu du Prince on n’a point à douter,

Et de votre Portrait l’éclatant témoignage

Fait trop voir qui des deux attire son hommage.

ARSINOÉ.

Ce Portrait me convainc d’avoir touché son cœur,

Mais quand vous le voudrez vous sortirez d’erreur,

De tout ce que je dis j’ai la preuve certaine.

SÉLEUCUS.

Quoi ? dans sa passion a-t-il nommé la Reine ?

ARSINOÉ.

Non, et trop de respect captive ses souhaits

Pour craindre qu’il s’échappe à la nommer jamais.

Son secret étouffé n’en fera rien connaître,

Je le tairai de même, et vous en êtes maître.

C’est à vous seulement à penser, à bien voir

Ce que de cet amour il vous plaît de savoir,

Je vous laisse en résoudre, et pour plus d’assurance

Que le Prince pour moi n’a rien de ce qu’on pense,

Quoi que sur ses ennuis on veuille m’imputer,

J’abandonne ma main s’il la veut accepter.

Promettez-la, Seigneur, c’est sans trahir Tigrane

Qu’à cet effort pour vous mon devoir me condamne ;

Mais si l’offre en déplaît à son esprit confus,

Gardez-vous de douter d’où partent ses refus.

 

 

Scène II

 

SÉLEUCUS

 

Ah, pour ne point douter de son indigne flamme

Il suffit du désordre où se plonge mon âme,

Et la tremblante horreur sous qui mon cœur gémit,

Sans qu’on m’explique rien, ne m’en a que trop dit.

Et bien, Roi malheureux, qu’un excès de tendresse

Dans le sort de ton Fils en aveugle intéresse,

La cause de ses maux te rendait inquiet,

Tu la voulais savoir, te voilà satisfait.

Un feu pareil au tien l’attache à Stratonice,

Ton bonheur fait sa mort, le sien fait ton supplice,

Et quoi que sa vertu triomphe du désir,

Il meurt si tu ne meurs, c’est à toi de choisir.

Quoi ? le flatteur appas de ce feu téméraire

Lui peut-il donner droit d’être Rival d’un Père,

Et voyant à quel point on m’avait su charmer,

N’a-t-il pas dû, l’ingrat, se défendre d’aimer,

De ses vœux par respect arrêter l’injustice ?

Mais si son devoir cède, il cède à Stratonice,

Et quelque effort qu’il fît pour se faire écouter,

Qui la voit et l’admire a-t-il à consulter ?

Non, non, il faut qu’il aime, et si tu tiens à crime

Qu’un Fils n’ait point borné cet amour à l’estime,

Songe à tant de beautés dont les charmes pressants

Pour t’enflammer sur l’heure éblouirent tes sens,

Songe à ce noble amas de vertus et de grâces

Qui sût de tes vieux ans fondre soudain les glaces.

Ce Fils pour adorer ce qui surprit ta foi

N’avait-il pas un cœur et des yeux comme toi ?

Mais pourquoi rappeler dans mon âme insensée

Le pénétrant appas des traits qui l’ont blessée ?

Pour soutenir tes vœux par les siens traversez

Crains-tu, lâche, crains-tu de n’aimer point assez ?

Songe, songe plutôt que sous le poids de l’âge

L’amour ne peut offrir qu’un ridicule hommage,

Et que sous le silence un Fils prêt d’expirer

T’apprend à la raison comme il faut déférer.

Ô combat, dont le trouble oppose dans mon âme

L’Objet de ma tendresse à celui de ma flamme !

De mon cœur l’un et l’autre attire tous les vœux,

Et sans être à pas un il est à tout les deux.

S’il ose consentir que l’Amour s’en assure,

C’est un triomphe amer dont tremble la Nature,

Et quand vers la Nature il a quelque retour,

C’est un triomphe affreux qui fait trembler l’Amour.

Mais d’où vient qu’à l’espoir cet amour se refuse ?

Arsinoé peut-être ou s’abuse ou t’abuse.

Éclaircis-toi d’un mal qu’elle aime à découvrir ;

Mais quand tu l’auras su, le voudras-tu guérir ?

Dure nécessité d’une âme combattue !

Je veux croire ma gloire, et ma gloire me tue,

Et mon cœur que toujours trop de tendresse émeut

Voulant tout ce qu’il doit n’ose voir ce qu’il veut,

Pour conserver mon Fils il faut perdre la Reine,

Il faut... mais le voici que son chagrin amène.

Dieux, qui voyez le trouble où je suis abîmé,

Ne se pourrait-il point qu’il n’eût jamais aimé ?

 

 

Scène III

 

SÉLEUCUS, ANTIOCHUS

 

SÉLEUCUS.

Prince, ôtez-moi d’un doute, il ne faut plus rien taire,

Si ce que l’on m’a dit est un rapport sincère,

Vous nous trahiriez tous à cacher plus longtemps...

ANTIOCHUS.

Seigneur.

SÉLEUCUS.

J’en ai reçu des avis importants,

Et vous seul pouvez tout pour me tirer de peine.

J’apprends qu’au vif éclat des beautés de la Reine...

Ne me déguisez rien, que dit-on à la Cour

Des pompes que pour elle apprête mon amour ?

ANTIOCHUS.

Seigneur, qu’en peut-on dire ? on vous aime et respecte.

SÉLEUCUS.

L’aveugle déférence à ma gloire est suspecte,

Elle en forme un scrupule, et me fait présumer

Qu’avec des cheveux gris il m’est honteux d’aimer,

À moi-même en secret mes vieux ans me font peine

Quand j’ose soupirer pour une jeune Reine,

J’aime à fuir le murmure, et c’est sur vos avis...

ANTIOCHUS.

Seigneur, oubliez-vous...

SÉLEUCUS.

Non, non, parlez, mon Fils,

Je ne demande point que vous flattiez ma flamme,

Ouvrez-moi votre cœur, je vous ouvre mon âme ;

Je puis avoir trop crû ce doux empressement

Qui m’a fait accepter la qualité d’Amant,

Mais si l’âge où je suis répugne à l’Hyménée,

Quels qu’en soient les apprêts, ma main n’est pas donnée,

Et je veux qu’aujourd’hui vous résolviez pour moi

S’il faut que j’abandonne, ou retire ma foi.

ANTIOCHUS.

Comme de ma raison le désordre est extrême,

Vous prendrez mieux, Seigneur, ce conseil de vous-même,

Ou plutôt l’Amour seul a droit de décider

Ce scrupule de gloire où je vous vois céder,

C’est lui qu’il en faut croire, il connait seul votre âme,

Mais après tout l’éclat qu’a cherché votre flamme,

Croirai-je qu’à vos yeux la Reine moins aimable...

SÉLEUCUS.

Douter si Stratonice est toujours adorable !

Elle pour qui le Ciel par de rares efforts

Semble avoir épuisé ses plus riches trésors !

Elle à qui tous les cœurs, gagnez sans résistance...

Et crois ton Père prêt à reprendre sa foi,

S’il faut ce sacrifice à la gloire d’un Roi.

ANTIOCHUS.

Non, non, aimez, Seigneur, je vois trop quel empire

A sur vous cet amour qu’il vous plaît d’en dédire,

En tout âge il est beau de brûler de ses feux,

Vivez pour Stratonice, et rendez-vous heureux.

Aussi bien dans l’accord qu’il vous faudrait enfreindre

Démétrius son Père aurait lieu de se plaindre,

Et la guerre aussitôt...

SÉLEUCUS.

Afin de l’empêcher

Il faudrait...

ANTIOCHUS.

Quoi ? l’affront s’en pourrait-il cacher,

Et manquer de parole où l’on voit que la sienne...

SÉLEUCUS.

Votre main suppléerait au défaut de la mienne,

Et sans rompre l’Accord...

ANTIOCHUS.

Que dites-vous Seigneur ?

SÉLEUCUS.

Je sais quel coup, mon Fils, c’est porter sur ton cœur,

Un changement si dur l’arrache à la Princesse,

Mais...

ANTIOCHUS.

J’ai promis, Seigneur, de vaincre ma faiblesse.

SÉLEUCUS.

Non, si tu souffres trop par ce nouveau projet,

Je consens que ton feu ne change point d’objet,

Et pour t’en épargner le funeste supplice,

Je suis prêt, s’il le faut, d’épouser Stratonice.

J’ai même à t’annoncer le bonheur le plus grand,

Comme Tigrane cède, Arsinoé se rend,

Pour couronner tes vœux sa main est toute prête.

ANTIOCHUS.

Tigrane a de son cœur mérité la conquête,

Et lui voler sa main quand il garde sa foi,

C’est le désespérer sans rien faire pour moi.

SÉLEUCUS.

Quoi, lors que sur tes sens l’amour prend tant d’empire...

ANTIOCHUS.

J’ai dit sur cet amour ce que j’avais à dire,

Quelque éclat qu’il ait fait, laissons Tigrane heureux,

Le temps fera pour moi, c’est tout ce que je veux.

SÉLEUCUS.

Je sais qu’il peut beaucoup, mais quitte l’artifice,

Et m’apprends...

ANTIOCHUS.

Quoi, Seigneur ?

SÉLEUCUS.

Aimes-tu Stratonice ?

ANTIOCHUS.

Si j’aime Stratonice ! ah Dieux, qu’ai-je entendu ?

Mon hommage sans doute à Stratonice est dû,

Je la dois révérer, Stratonice est ma Reine,

Mais que vers Stratonice un fol amour m’entraîne,

Que Stratonice ait pu m’éblouir, m’enflammer !

SÉLEUCUS.

Tu la nommes souvent pour ne la point aimer.

ANTIOCHUS.

Hélas ! pour écouter un feu si téméraire

Oublierais-je, Seigneur, que vous êtes mon Père ?

Ah, plutôt mille morts...

SÉLEUCUS.

Va, c’en est trop, mon Fils,

Je découvre l’abîme où ton respect t’a mis,

Quelques charmes d’abord avaient su me surprendre,

Mais puisque ton amour peut dégager ma foi,

Sans que j’en souffre rien, Stratonice est à toi,

Aime-la j’y renonce, et me souviens à peine

Que mon Hymen conclu te la donnait pour Reine.

D’un cœur aussi content que le sort m’en est doux

Je verrai l’heureux jour qui t’en rendra l’Époux,

J’ai déjà sans effort banni de ma mémoire...

ANTIOCHUS.

Gardez, Seigneur, gardez d’oser trop vous en croire,

Quoi que votre bonté s’offre à sacrifier

Oublier tout sitôt c’est ne rien oublier.

Mais pourquoi m’en promettre une preuve si vaine ?

Vous le savez, Seigneur, je n’aime point la Reine,

Épousez-la, de grâce, et si ce n’est assez...

Mais, ô Dieux !

SÉLEUCUS.

À la voir, Prince, vous rougissez,

Parlons-lui, cette épreuve est encor nécessaire,

Vous savez mieux après ce que vous pourrez faire.

 

 

Scène IV

 

SÉLEUCUS, STRATONICE, ANTIOCHUS, TIGRANE, PHÉNICE, SUITE

 

STRATONICE.

Seigneur, Tigrane a crû devoir encor par moi

Vous donner aujourd’hui des preuves de sa foi,

Et malgré les ennuis dont la rigueur le presse,

Il vient vous assurer que si de la Princesse

Vos souhaits dès l’abord ne peuvent obtenir...

SÉLEUCUS.

Son zèle m’est connu, qu’on la fasse venir.

TIGRANE.

Seigneur...

SÉLEUCUS.

Lorsqu’à Tigrane on voit tout si contraire,

Madame, vous pouvez ordonner qu’il espère,

Quoi que d’Arsinoé le Prince soit charmé

Il saura l’oublier s’il est ailleurs aimé ;

Mais il faut qu’il le soit d’un Objet adorable,

Et cet Objet si rare, et préférable à tous,

S’il faut m’expliquer mieux, ne peut être que vous.

STRATONICE.

Seigneur, dans ma surprise agréez mon silence,

J’ai cédé sans murmure aux lois de ma naissance,

Par elles je vous dois et ma main et ma foi,

L’une est à vous déjà, l’autre est encore a moi,

Et si mon Hyménée est pour vous une gêne,

Je puis...

SÉLEUCUS.

Dans mes États vous devez être Reine,

Et je ne manque à rien si mon Fils couronné

Vous assure le rang qui vous est destiné.

Mon amour s’en émeut, mais je vois qu’à mon âge

L’Hymen où j’aspirais est pour vous un outrage,

Et d’ailleurs il y va d’étouffer tant d’ennuis...

STRATONICE.

Mon devoir a toujours réglé ce que je puis ;

Seigneur, après cela je n’ai rien à vous dire.

ANTIOCHUS.

À ce que veut le Roi gardez-vous de souscrire,

Pour moi de sa tendresse il croit trop les appas,

Madame, il vous adore.

SÉLEUCUS.

Et ne l’aimes-tu pas ?

ANTIOCHUS.

Aimer la Reine ? ô Ciel !

SÉLEUCUS.

Et bien, il t’en faut croire,

Mais si de son Hymen tu rejettes la gloire,

Fais qu’elle-même au moins puisse apprendre de toi

Que ses charmes sont peu pour surprendre ta foi

Qu’un mépris...

ANTIOCHUS.

Moi, j’aurais du mépris pour la Reine !

Serait-il pour ce crime une assez rude peine ?

Jamais tant de beautés n’eurent droit de charmer,

Mais, Seigneur, je ne dois ni ne la veux aimer,

J’en atteste les Dieux, et si de ma faiblesse,

Votre âme...

SÉLEUCUS.

Accepte donc la main de la Princesse,

Je la laisse à ton choix.

 

 

Scène V

 

SÉLEUCUS, STRATONICE, ANTIOCHUS, ARSINOÉ, TIGRANE, PHÉNICE, BARSINE, SUITE

 

ARSINOÉ.

Elle est à lui, Seigneur,

S’il peut pour l’accepter faire suivre le cœur,

Mais la Reine...

ANTIOCHUS.

Ah, Madame ! et vous-même osez dire...

Mais, Seigneur, vous voyez à quoi sa flamme aspire,

Pour épargner Tigrane elle veut m’imputer...

SÉLEUCUS.

Il est temps de résoudre, et non de consulter,

Puisqu’elle offre sa main c’est à toi de la prendre,

Je n’en crois que ce gage.

ANTIOCHUS.

Et bien, il me faut rendre,

Céder à mon destin. Donnez, Princesse, hélas !

Seigneur, c’est de Tigrane assurer le trépas,

Des jours qu’il m’a sauvez est-la récompense ?

ARSINOÉ, donnant au Roi le Portrait de Stratonice.

Ce Portrait confondra son obstiné silence,

L’ayant trouvé, Seigneur, sans qu’il en ait su rien.

Pour lire dans son cœur j’ai supposé le mien,

On m’impute par là ce qu’il sent pour la Reine.

SÉLEUCUS.

Connais-tu ce Portrait.

ANTIOCHUS.

Ordonnez de ma peine,

Il faut punir le crime où l’amour m’a fait choir,

C’est tout ce que je puis et connaître et savoir.

SÉLEUCUS.

Non, mon Fils, contre toi ne crains rien de ma flamme,

La Reine, je l’avoue, avait touché mon âme,

Mais après les efforts que s’est fait ton amour

Il est beau que du mien je triomphe à mon tour,

Je t’en fais possesseur et Roi de Phénicie.

ANTIOCHUS.

Que tout votre heur s’immole à celui de ma vie !

Non, non, plutôt, Seigneur, abandonner un Fils,

Je vaincrai ma faiblesse, et je vous l’ai promis.

SÉLEUCUS.

Cesse d’en vouloir croire un respect qui me tue,

Tu dois vaincre ta flamme, et la mienne est vaincue.

Je vous l’avais bien dit, que pour sauver ses jours

Je n’attendais plus rien que de votre secours,

Madame à son espoir vous rendrez-vous contraire ?

STRATONICE.

Ma réponse, Seigneur, dépend du Roi mon Père,

Ses seules volontés ont droit de m’engager.

SÉLEUCUS.

À donner son aveu nous saurons l’obliger.

ANTIOCHUS.

Seigneur, encor un coup...

SÉLEUCUS.

Obéi sans réplique,

C’est tout ce que je veux que ton devoir m’explique.

ANTIOCHUS.

Ô bonté sans égale, ô vertu dont l’éclat

Loin de punir un Fils récompense un ingrat !

Madame...

SÉLEUCUS.

Après l’ennui des plus rudes alarmes

Tigrane de l’espoir goûtera mieux les charmes,

S’y rendra tout entier ; attendant l’heureux jour

Qui remplissant ses vœux, couronne votre amour.

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