Admète et Alceste (Louis DE BOISSY)

Tragédie en cinq actes et en vers

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 25 janvier 1727.

 

Personnages

 

ADMÈTE, Roi de Thessalie

ALCESTE, Femme d’Admète

POLIDECTE, Grand-Prêtre, Frère d’Admète

HERCULE

CLÉONE, Confidente d’Alceste

LICAS, Confident d’Hercule

ADRASTE, Confident de Polidecte

TIMOCRATE

IRCAS, Esclave

IPHICRATE, autre Esclave

CHŒUR DU PEUPLE

SUITE

 

La Scène est dans la Ville d’Yolcos en Thessalie, dans le Palais d’Admète.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

POLIDECTE, ADRASTE

 

POLIDECTE.

Mon frère va périr. Voici le jour terrible

Qu’il doit être frappé d’une main invisible.

Les feux contagieux n’embrasent plus ce bord,

Le salut de son Peuple est l’Arrêt de sa mort ;

Il doit seul expires pour toute la Patrie.

Au Ciel impunément, on n’offre point sa vie.

ADRASTE.

Seigneur, dès que la Parque aura fermé ses yeux,

Reprenez tous vos droits, commandez en ces lieux.

Ne perdez point de temps, que rien ne vous étonne ;

Et du pied des Autels, osez monter au Trône.

Pour en chasser Alceste, et vous y faire asseoir,

Je suis prêt à combattre, et m’en fais un devoir.

POLIDECTE.

As-tu vu nos guerriers ? et leur troupe fidèle

Est-elle disposée à seconder ton zèle ?

Car, c’est peu de Larisse, et que mes dons secrets

De tous ses Citoyens me fassent des Sujets :

C’est peu que Timocrate y conduise mes brigues,

Si le soldat ici ne soutient mes intrigues.

Puis-je attendre ?...

ADRASTE.

Oui, Seigneur, nos soldats sont tous prêts :

Honteux de s’avilir dans une indigne paix,

Chargés du vil emploi de cultiver la terre,

Ils n’attendent qu’un Chef, et respirent la guerre :

Du soin de les armer, Prince, honorez mon bras,

Et souffrez que, pour vous, ils marchent sur mes pas.

POLIDECTE.

Oui, sois leur Chef, ami ; sur toi je me repose.

ADRASTE.

Après un tel suffrage, il n’est rien que je n’ose.

Avant la fin du jour, vous serez élu Roi,

Et verrez tous nos Grecs fléchir sous votre loi ;

À moins qu’à nos desseins le Ciel ne mette obstacle ;

Que pour sauver Admète, il ne rende l’Oracle,

Et que, trompant nos vœux, cet Oracle aujourd’hui

Ne détourne le trait qui doit tourner sur lui.

POLIDECTE,

Ah ! chasse de ton âme un effroi ridicule :

Se peut-il qu’à ce point un guerrier soit crédule ?

Grâces à mon pouvoir, je ne crains rien des Cieux ;

Réponds-moi des soldats, je te réponds des Dieux,

Si la Reine et le Peuple attendent leur réponse,

Rassure tes esprits ; c’est moi qui la prononce.

ADRASTE.

Mais ces Dieux ont d’Admète entendu les regrets ;

Ils ont chassé la mort du sein de ses Sujets ;

Une seconde fois, ils peuvent faire grâce,

Prince, et ne point frapper le coup qui le menace.

POLIDECTE.

Le lien dont je veux m’attacher à ton sang,

Ta prudence éprouvée, et ton zèle constant,

Veulent qu’à tes regards je dévoile un mystère

Que j’ai su renfermer au fond du Sanctuaire.

Je puis t’ouvrir mon cœur. Ces lieux remplis d’effroi

Ne sont tout occupés que du péril du Roi.

Tu te souviens qu’Alceste, en cette même Ville

Où mon père régnait, vint chercher un asile.

Trop sensible à son sort, faussement ébloui,

Tu sais qu’il déclara, par un ordre inouï,

Que celui de nous deux qu’elle voudrait élire,

Et nommer son époux, posséderait l’Empire,

La perfide trahit mon espoir orgueilleux,

Elle fit choix d’Admète, et couronna ses feux.

Ce qui redouble encor ma fureur vengeresse,

Le Sceptre m’échappa, malgré le droit d’aînesse.

Ce droit sacré, par moi, fut en vain attesté ;

Mon père, par ce frein, ne fut point arrêté ;

Ce titre ne servit qu’à combler ma misère.

Le jour que sur le Trône il fit asseoir mon frère,

Ce jour, sans consulter mon cœur ambitieux,

Il consacra ma vie au culte de nos Dieux.

Il craignait le dépit que je faisais paraître,

Et, proscrit de la Cour, je sus élu Grand-Prêtre,

Ce n’était pas assez : à tout ce que j’aimais,

Son barbare pouvoir m’arracha pour jamais :

Il bannit de ces lieux ta fille que j’adore,

Et pour qui j’entreprends un projet qu’on ignore.

Pères dénaturés ! Parents pleins de rigueurs !

Qui disposez de nous sans l’aveu de nos cœurs,

Votre main nous conduit au bord des précipices,

Et de tous nos forfaits vous êtes les complices.

Je suis né pour l’éclat, non pour l’obscurité,

Et j’exerce à regret ma triste dignité.

Je n’ai point oublié l’injure qu’on m’a faite :

Méditant chaque jour ma vengeance secrète,

À l’ombre des Autels, au centre de la paix,

J’ai mis mes plus grands soins à bien choisir mes traits.

Pour Alceste, toujours ma haine s’est accrue ;

Sur mon malheureux frère elle s’est étendue ;

Et, déguisant le piège où j’ai su l’engager,

J’ai, des Dieux que je sers, appris à me venger :

Eux-mêmes ont fourni des armes à ma rage,

Et, pour cacher mon bras, mont prêté leur nuage.

J’ai longtemps attendu, deux ans se sont passés,

Sans pouvoir satisfaire à mes vœux offensés.

La Thessalie heureuse, et trop bien gouvernée,

Ne laissait aucun jour à ma haine obstinée.

Admète pacifique, et borné dans ses vœux,

Tendre envers ses Sujets, et zélé pour les Dieux ;

Portant même souvent jusques à la faiblesse,

Son zèle trop timide et sa folle tendresse,

Se voyait adoré d’un Peuple qu’il aimait.

Contraint de dévorer l’ardeur qui m’enflammait,

Craignant à découvert de commettre le crime,

De hasarder le prix de l’orgueil qui m’anime,

Par des détours cachés, par des sentiers secrets,

J’ai voulu parvenir à d’utiles forfaits.

J’ai paru détaché d’une Cour que j’adore,

Et me suis renfermé dans des lieux que j’abhorre.

De mon cœur, en publie, cachant l’ambition,

J’ai saisi, pour frapper, l’heure et l’occasion.

La fortune se livre à qui la sait attendre.

Un feu contagieux et prompt à se répandre,

Dans ces tristes climats, vient d’apporter la mort :

Je lui devrai le Sceptre, et j’en rends grâce au Sort.

Le Roi, pour arrêter ces ravages funestes,

Est venu conjurer les Puissances célestes,

D’entendre ses soupirs ; d’épargner ses Sujets,

Et de lancer sur lui leurs redoutables traits.

Des Cieux, heureusement, la colère épuisée,

S’est, peu de jours après, d’elle-même apaisée ;

Et, selon mes désirs, chacun a, comme toi,

Cru devoir son salut à l’amour de son Roi.

ADRASTE.

Mais, Seigneur, je l’ai cru sur la foi du Ciel même.

Adraste a pour garant sa parole suprême,

Et dans le Temple, hier, aux Peuples d’Yolcos,

Sa redoutable voix fit entendre ces mots :

« Peuple, rends à ton Roi grâce de la lumière.

« Et toi, Prince ; demain, quand l’Astre qui t’éclaire,

« Aura fait la moitié de son rapide cours,

« Ma fureur te prendra pour victime dernière ;

«  Un invisible trait doit terminer tes jours. »

POLIDECTE.

Ton esprit trop crédule a, dans son trouble extrême,

Pris la voix d’un mortel pour la voix des Dieux même.

Apprends qu’elle a parlé par un trait de mon art,

Et que j’ai profité des bienfaits du hasard.

Le Sort a le premier commencé le prodige,

Et je dois l’achever.

ADRASTE.

Vous, Seigneur ?

POLIDECTE.

Moi, te dis-je.

Avant que le soleil, qui luit sur ces États,

Ait amené l’instant marqué pour son trépas,

Dans le Temple des Dieux Admète doit se rendre,

Pour bénir leur bonté du coup qu’il vient attendre,

Et leur renouveler son serment solennel.

Conduit par mes conseils, comme il doit à l’Autel

Venir seul, dépouillé de la grandeur suprême,

J’ai d’un venin subtil, plus prompt que le fer même,

Empoisonné l’encens que sa main va brûler :

C’est l’invisible trait qui le doit immoler.

Avec l’odeur fatale, il va, dans son offrande,

Respirer à longs traits la mort qu’il leur demande.

Sous mes coups, par ce piège, il tombera frappé,

Et mon crime sera dans l’ombre enveloppé.

Je veux qu’il soit couvert d’un voile qu’on adore,

Que du nom de prodige un Peuple entier l’honore,

Et qu’une heureuse erreur fasse croire en tous lieux,

Que l’œuvre de ma main est l’ouvrage des Dieux.

ADRASTE.

Mon cœur est partagé, par cette confidence,

Entre l’étonnement et la reconnaissance.

Des mêmes intérêts à votre sort lié,

Puis-je trop signaler pour vous mon amitié ?

Tout mon sang répandu ne saurait reconnaître

Les bontés qu’aujourd’hui vous me faites paraître.

POLIDECTE.

Amour, dépit, orgueil, que je sers à la fois,

Heureux si mon cœur peut vous contenter tous trois ;

Si je puis me venger, rappeler ce que j’aime,

Régner, et, comme moi, l’orner du diadème !

ADRASTE.

Ah ! Seigneur...

POLIDECTE.

Qu’à toi seul ce secret confié,

Demeure entre nous deux, et soit comme oublié.

 

 

Scène II

 

POLIDECTE, ADRASTE, TIMOCRATE

 

POLIDECTE.

Timocrate, est-ce toi ? Ciel ! Que viens-tu m’apprendre ?

Ton retour en ces lieux a droit de me surprendre.

TIMOCRATE.

Du prix de tous vos soins le Sort vous a privé,

Et dans nos murs, Seigneur, Hercule est arrivé,

Comme il a vu pour vous Larisse déclarée,

La mort de votre frère étant presque assurée,

Il a blâmé ce choix, et ses discours vainqueurs,

Du côté de la Reine, ont tourné tous les cœurs.

Bientôt, dans Yolcos, il doit venir lui-même,

Affermir sur son front le sacré Diadème.

Le crime, à son aspect, s’épouvante et s’ensuit ;

La terreur l’environne, et la gloire le suit.

POLIDECTE.

Hercule est dans Larisse ? Ah ! que viens-je d’entendre ?

Timocrate, il suffit, on pourrait nous surprendre.

Sortez.

 

 

Scène III

 

POLIDECTE, ADRASTE

 

POLIDECTE.

Devant toi seul, que je m’épanche, ami,

Il n’est, de mes secrets, informé qu’à demi.

Hercule arrive enfin, et ma fureur s’arrête :

Il enchaîne ma main à frapper toute prête.

ADRASTE.

Oui, ce revers, Seigneur, est d’autant plus affreux,

Que deux ans n’auront point sans doute éteint ses feux.

Si vous privez le Roi de la clarté céleste,

Hercule, dans l’espoir de posséder Alceste,

Contre tous vos desseins armera son amour,

Et lui-même viendra régner dans ce séjour.

Ce Guerrier sans États, sans Cour, sans Diadème,

Est Souverain partout, et commande aux Rois même.

Au seul bruit de son nom, nos Peuples éperdus,

Recevront, à genoux, ses ordres absolus.

POLIDECTE.

C’est ce nom que je crains, non sa force indomptable ;

Et de mes ennemis, c’est le plus redoutable.

Je sens que je ne puis le combattre aujourd’hui,

Si le Ciel ne me sert de rempart contre lui.

L’Oracle qu’on attend, et qu’Alceste demande,

M’offre un nouveau moyen... Il faut que je le rende ;

Il faut que dans le Temple, elle perde le jour.

ADRASTE.

Et qui vous répondra de sa mort ?

POLIDECTE.

Son amour.

Suis-moi. Pour achever de résoudre mon âme,

Viens prêter tes conseils au dépit qui m’enflamme.

Je la vois qui paraît : je la veux éviter.

Ses plaintes, ses soupirs, ne font que m’irriter.

 

 

Scène IV

 

ALCESTE, POLIDECTE, ADRASTE

 

ALCESTE, arrêtant Polidecte.

Ah ! sauvez mon époux, secourez votre frère :

À mes larmes, Seigneur, joignez votre prière ;

Courez vous prosterner au pied de nos Autels ;

Faites, dans ce péril, parler les Immortels ;

Que pour eux, sans délai, votre bouche prononce :

J’enverrai dans le Temple, apprendre leur réponse.

POLIDECTE.

Madame, de ce soin reposez-vous sur nous ;

J’y suis intéressé, sans doute, autant que vous.

Il sort avec Adraste.

 

 

Scène V

 

ALCESTE, seule

 

Ton monarque bientôt va sortir de la vie :

Remplis l’air de ces cris, Peuple de Thessalie ;

Joins tes soupirs aux miens, tu le dois aujourd’hui.

Si je perds un époux, tu perds un père en lui :

Mais un père si tendre, un Roi si magnanime,

Que, pour toi, de la Parque il devient la victime.

Tu descendais en foule au ténébreux séjour ;

Il s’est offert aux Dieux pour te sauver le jour.

Ces Dieux l’ont exaucé dans toute sa prière :

Mon époux va périr, et tu vois la lumière !

Toi, qui dois amener l’heure de son trépas,

Soleil, arrête-toi, retourne sur tes pas ;

Crains d’éclairer la mort du plus grand Roi du monde,

Et plonge ses États dans une nuit profonde.

 

 

Scène VI

 

ALCESTE, IRCAS

 

IRCAS.

Madame, votre Époux, couronnant ce grand jour,

Veut parler à son Peuple, et combler son amour.

Il doit se rendre ici, paré du Diadème :

Mais avant de paraître, il vous mande vous-même.

Ce Roi veut partager, mourant avec éclat,

Tous ses derniers instants entre vous et l’État.

ALCESTE.

Je ne puis soutenir cette image terrible :

À force de douleur, je demeure insensible.

IRCAS.

Rappelez vos esprits.

ALCESTE.

Non ; je veux aujourd’hui,

Accompagner ses pas, et mourir après lui.

IRCAS.

Calmez le désespoir dont votre âme est saisie ;

Vivez pour votre Fils, vivez pour la Patrie :

Vous êtes à tous deux comptable de vos jours.

ALCESTE.

Polidecte à mon fils prêtera son secours ;

Il régira pour lui cet Empire paisible :

Le Trône avec l’Autel n’est pas incompatible.

IRCAS.

Si ce Prince, exerçant le pouvoir souverain,

De l’État une fois prend les rênes en main,

Il pourra des Autels sentir la servitude,

Se faire de régner une douce habitude,

Et retenir un bien qui lui semblera dû,

Et dont, par votre choix, il fut jadis exclu.

ALCESTE.

Le Peuple d’un tel joug vengerait l’esclavage.

IRCAS.

Ne vous reposez point sur un Peuple volage,

Qui court avec fureur après la nouveauté,

Et des grands chargements est toujours enchanté ;

Insensible aux bienfaits, qu’aussitôt il oublie :

Eh ! du Thessalien c’est surtout le génie.

ALCESTE.

Dieux ! j’ai recours à vous ; décidez de mon sort :

J’attends de votre Oracle, ou la vie, ou la mort.

Cours parler au Grand-Prêtre, et quoi qu’il nous annonce,

À ta Reine expirante apporte sa réponse.

Le danger est pressant, hâte-toi d’obéir :

Sois ardent à prier, et prompt à revenir.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ADMÈTE, ALCESTE, CLÉONE, CHOEUR DU PEUPLE

 

ADMÈTE.

Ô ! Qu’il m’est doux de voir mon Peuple qui respire !

Qu’il m’est doux de le voir tel que je le désire,

Trembler uniquement pour les jours de son Roi,

Jouir de la lumière, et la tenir de moi !

J’aime à voir de vos cœurs l’empressement fidèle ;

Mon sang est trop payé par ces marques de zèle.

Je goûte, avant ma mort, témoin de vos regrets,

Le prix le plus flatteur de mes heureux bienfaits.

Mériter vos soupirs, vivre en votre mémoire,

Quel plus beau monument peut assurer ma gloire ?

Avant qu’aux Immortels j’aille offrir mon trépas,

Et me soumettre au coup d’un invisible bras,

Écoutez, chers Sujets, un Prince qui vous aime

Comme ses propres fils, et bien plus que lui-même ;

Il est juste qu’un Roi, mourant le Sceptre en main,

Rende compte à son Peuple, et règle son destin.

Depuis près de deux ans que je suis sur le Trône,

J’ai toujours dépouillé l’orgueil qui l’environne ;

Sensible à tous vos maux, prévenant vos besoins,

À régner sur vos cœurs j’ai consacré mes soins ;

J’ai préféré la paix aux horreurs de la guerre,

Et jamais votre sang n’a rougi cette terre :

Ce sang, pour l’exposer, m’était trop précieux ;

J’ai beaucoup mieux aimé vous rendre tous heureux,

Renfermant mes désirs dans les bornes prescrites,

Que de cette contrée étendre les limites :

Ce qui doit encor plus me flatter aujourd’hui,

J’ai vécu pour mon Peuple, et j’expire pour lui.

Vous voyez devant vous votre Reine éperdue,

Qui vous cache ses pleurs, et détourne la vue ;

Qui va perdre un Époux aimé si tendrement,

Et qui n’a pour support, qu’un fils encore enfant.

Vous êtes trop instruits combien elle m’est chère,

Qu’elle eut toujours pour vous des entrailles de mère,

Et qu’enfin sa tendresse égale mon amour.

Je vous la recommande, et j’exige en ce jour,

Que pour prix de ma mort, et par reconnaissance

Vous lui juriez ici la même obéissance

Que, jusqu’à ce moment, vous me rendez à moi

Et que, mes jours remplis, tout respecte sa loi,

Vous ne rougirez point d’être sous sa puissance :

Aux charmes de son sexe, elle joint la prudence ;

Elle vous est connue ; et pour dire encor plus,

Alceste d’un grand Roi possède les vertus.

ALCESTE.

Révoque, juste Ciel, sa sentence inhumaine.

UN CHEF DU PEUPLE.

Nous jurons tous, Seigneur, d’obéir à la Reine ;

Puisse éprouver soudain un châtiment cruel,

Le premier, qui rompra ce serment solennel.

ADMÈTE.

Et toi qui de mon fils dois conduire l’enfance,

Veille pour conserver cette unique espérance ;

Élève son esprit aux grandes actions,

Et sur l’humanité donne-lui des leçons :

Dès qu’il pourra marcher au chemin de la gloire,

Du Fils de Jupiter raconte-lui l’Histoire ;

À bien combattre, à vaincre, elle doit l’enseigner,

Et que de mon Épouse il apprenne à régner.

Parle-lui de ma mort, qu’elle soit son modèle ;

Que, Père de son Peuple, il imite mon zèle ;

Qu’il s’applique surtout, redoutant les plaisirs,

À vaincre sa jeunesse, à dompter ses désirs ;

Car ce n’est point assez pour lui, pour ses semblables,

D’affronter, d’enchaîner des monstres formidables ;

Il faut d’autres vertus à qui doit être Roi,

Et pour bien gouverner, être maître de soi.

Se tournant vers Alceste.

Madame, en attendant, que ce fils vous succède,

Ou puisse vous prêter, et son bras, et son aide,

Occupez tout mon Trône, augmentez-en l’éclat,

Et faites le bonheur de ce paisible État.

ALCESTE.

Je ne puis renfermer la douleur qui me tue ;

Je la voulais en vain cacher à votre vue :

Au nom de votre épouse, au nom de votre fils,

Au nom de tout ce Peuple à vos ordres soumis,

Par les feux mutuels de l’amour le plus tendre,

Et par les pleurs qu’ici vous me voyez répandre,

Osez tout espérer de l’équité des Dieux ;

Votre frère, au plutôt, va prononcer pour eux.

J’entends au fond du cœur une voix qui me crie,

Que la Parque prolonge une si belle vie,

Et que le Ciel enfin, favorable à nos vœux,

Vous accorde des jours plus longs et plus heureux,

Dignes de vos vertus.

ADMÈTE.

Non ; il faut que je meure.

Le Soleil, à grands pas, presse ma dernière heure.

Recevant mes adieux, en des instants si doux,

Pour la dernière fois, embrassez votre Époux,

Et soumettant votre âme...

ALCESTE.

Ah ! si le Ciel sévère

Exécute sur vous son arrêt sanguinaire,

Je ne survivrai point d’un moment à mon Roi :

La lumière, sans vous, est affreuse pour moi.

Dans le même tombeau, je veux être enfermée ;

Et, pour nous séparer, vous m’avez trop aimée.

ADMÈTE.

Non ; je vous le défends, et par tout le pouvoir...

ALCESTE.

Cher Admète, le puis-je ? Et dans mon désespoir...

ADMÈTE, en regardant son Peuple et la Reine.

Je ne puis résister à leurs pleurs, à ses plaintes :

Ils portent à mon cœur de nouvelles atteintes.

Ôtons-nous de leurs yeux.

Le Roi sort suivi de son Peuple.

 

 

Scène II

 

ALCESTE, CLÉONE

 

ALCESTE.

Cher Prince, cher Époux,

Je veux partout vous suivre, et mourir avec vous.

Mais hélas ! malgré moi, mes genoux me trahissent :

Cléone, soutiens-moi, mes esprits s’affaiblissent ;

Du poids de mes douleurs je me sens accabler.

CLÉONE.

Madame, en ce moment, si j’osais vous parler

ALCESTE.

Ne me console point. Alceste, en ses alarmes,

Ne veut plus se nourrir que de plaintes, de larmes.

Mais Ircas à mes yeux ne se présente pas :

Le temps presse, cours, vole au-devant de ses pas.

 

 

Scène III

 

ALCESTE, seule

 

L’attente accroît l’horreur où mon âme est plongée :

Par la crainte et l’espoir, je me sens partagée :

Et si près de savoir l’Oracle prononcé,

Mon cœur... Je vois Ircas. Son front embarrassé,

Et ses yeux incertains sont d’un funeste augure.

Ah ! le Ciel, de nos maux a comblé la mesure.

 

 

Scène IV

 

ALCESTE, IRCAS

 

ALCESTE.

Qu’ont répondu les Dieux ?

IRCAS.

Suspendez votre effroi ;

Leur réponse, Madame, est favorable au Roi.

ALCESTE.

Quoi ! le Ciel est sensible ? Il me rendrait Admète ?

Satisfais au plutôt ma tendresse inquiète :

Parle, achève un récit qui flatte mes souhaits.

IRCAS.

Par votre ordre, Madame, en quittant ce Palais,

Je vole vers le Temple, où je vois tous nos Prêtres,

Implorant, pour le Roi, les Dieux nos premiers Maîtres,

Présenter de concert, leur encens et leurs vœux,

Et des Vieillards plus loin, qui priaient avec eux.

D’un pas respectueux, perçant le Sanctuaire,

J’approche de l’Autel, j’interromps leur prière.

Le Grand. Prêtre me voit, et lisant dans mes yeux,

Se prosterne, se tait, et consulte les Cieux ;

Tandis qu’avec ardeur, à genoux, je les prie

De sauver votre Époux aux dépens de ma vie.

Cependant d’un feu saint le Pontife est pressé ;

Il se lève, et voici ce qu’il a prononcé :

« S’il se trouve un ami fidèle,

« Qui, né dans ces climats, et poussé d’un beau zèle,

« À mourir sur l’Autel ose engager sa soi,

« Des Dieux la puissance immortelle

« Va consoler Alceste, et délivrer le Roi. »

ALCESTE.

Je respire, Grands Dieux ! et sur votre parole,

Déjà pleine d’espoir, Alceste se console.

IRCAS.

Je voudrais être né dans la Grèce aujourd’hui,

Et Sujet de mon Roi, pour expirer pour lui.

Le privilège heureux de lui sauver la vie,

Madame, à votre Peuple est tout ce que j’envie.

ALCESTE.

Mille se sont déjà sans doute présentés ?

IRCAS.

Ils l’auraient dû, Madame, après tant de bontés ;

Mais ils ont gardé tous un coupable silence,

Et de ceux que j’ai vus, le plus ferme balance ;

Il craint de se résoudre, et ne mérite pas

Le bonheur de subir un si noble trépas.

ALCESTE.

Ai-je bien entendu ? Quelle reconnaissance !

Ô Ciel ! de tant d’amour est-ce la récompense ?

Un Peuple si cruel, si plein de lâcheté,

Qu’un Esclave surmonte en générosité,

Au jour qu’il craint de perdre indigne de paraître,

Avec la liberté méritait-il de naître ?

IRCAS.

Reine, tel est souvent le destin des États :

Pour Sujets, un Roi juste a des Peuples ingrats ;

Et des Peuples zélés ont un Tyran pour Maître.

Quant au Thessalien, vous devez le connaître :

Il n’est pas sans valeur, mais il manque de foi :

Son intérêt le touche, et non celui du Roi.

Mais Cléone revient. Dieux ! quel trouble l’inspire !

 

 

Scène V

 

ALCESTE, IRCAS, CLÉONE

 

CLÉONE.

Une terreur soudaine...

ALCESTE.

Ah ! mon Époux expire !

CLÉONE.

Non ; mais tout suit sa vue, en ce moment fatal,

Et je ne sais d’où naît cet effroi général.

Surpris et consterné, le Courtisan s’écoule ;

Et chaque instant, Madame, en éclaircit la foule.

Les cœurs et les esprits sont changés en ce jour,

Et vos Esclaves seuls vont remplir votre Cour.

On lit dans tous les yeux, l’effroi, l’incertitude ;

Et bientôt ce Palais n’est qu’une solitude.

ALCESTE.

Les lâches, les ingrats, qui craignent de s’offrir,

Abandonnent leur Maître, et le laissent périr.

L’Oracle les effraye, et la mort les étonne.

Voilà, voilà quel est le faux éclat du Trône.

Tant que du Sort riant nous avons la faveur,

Nous sommes assiégés du Courtisan flatteur :

Mais quand le destin change, et qu’il nous est funeste,

Notre Cour disparaît, le Sceptre seul nous reste.

Laissez-moi ; ma douleur ne veut plus de témoins ;

Alceste désormais vous quitte de vos soins.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ADMÈTE, IPHICRATE

 

ADMÈTE.

Ah ! j’ai beau parcourir ce Palais solitaire,

Je ne vois devant moi, qu’une troupe étrangère

D’Esclaves effrayés, errants de toutes parts :

Tout, jusqu’à mon Épouse, évite mes regards.

Mon frère, en même temps, retarde mon offrande ;

Au lieu d’aller au Temple, il veut qu’ici j’attende.

Le Soleil de son cours a rempli la moitié,

Et vers moi, de sa part, aucun n’est envoyé.

L’heure de mon trépas, par les Dieux annoncée,

Cette heure que j’attends, est maintenant passée.

Toutefois, je respire, et le trait suspendu...

Ah ! c’est le prompt effet de l’Oracle rendu ;

Il n’en faut pas douter : un Sujet se signale,

Et désarme la main de la Parque fatale.

Ircas va m’éclaircir bientôt par son retour.

IPHICRATE.

Tout semble conspirer à signaler ce jour :

Seigneur, en ce moment, le grand Hercule arrive ;

Moi-même je l’ai vu descendre sur la rive.

ADMÈTE.

Le fils de Jupiter !

IPHICRATE.

Lui-même, et ce Héros,

Qu’un heureux sort conduit dans les murs d’Yolcos,

M’a bien plus étonné que le bruit de sa gloire.

Ce n’est point un vainqueur enflé par la victoire,

Qui d’un œil dédaigneux regarde les mortels ;

Mais un guerrier modeste et digne des Autels ;

Par sa seule vertu, formidable à la terre :

Tout montre en lui le fils du Maître du tonnerre,

Et son aspect auguste annonce à tous les yeux,

Le protecteur des Rois et le rival des Dieux.

ADMÈTE.

Son retour met le comble à mon bonheur suprême,

Et je vais de ce pas le recevoir moi-même.

 

 

Scène II

 

ADMÈTE, IRCAS, IPHICRATE

 

ADMÈTE.

Je te revois, Ircas. Que j’apprenne de toi

Quel fidèle Sujet vient de s’offrir pour moi.

Je brûle... Tu pâlis et tu baisses la vue.

Moi-même, en te voyant, je sens mon âme émue.

Parle, éclaircis mon doute, et, sans plus différer,

Nomme-moi...

IRCAS.

Seigneur, c’est... Puis-je le proférer ?

ADMÈTE.

Ta lenteur met le comble à mon trouble funeste.

Achève, je le veux...

IRCAS.

C’est votre Épouse.

ADMÈTE.

Alceste !

IRCAS.

Prompt à vous obéir, j’abandonnais ces lieux,

Quand Cléone m’arrête, et, les larmes aux yeux,

M’informe que la Reine... Elle vient elle-même.

 

 

Scène III

 

ADMÈTE, ALCESTE

 

ADMÈTE.

Ah ! Madame.

ALCESTE.

Ah ! Seigneur, que ma joie est extrême !

Et quel ravissement succède à mon effroi,

De voir hors de péril mon Époux et mon Roi !

De mes justes transports je ne suis point maîtresse.

ADMÈTE.

Votre funeste joie augmente ma tristesse,

Et me rend plus affreux le jour dont je jouis.

Je sais que votre sang doit en être le prix.

ALCESTE.

Ce discours me surprend...

ADMÈTE.

Il n’est plus temps de feindre

Ce que de votre amour j’avais trop lieu de craindre.

Vous vous êtes offerte, et Cléone a tout dit.

Par la bouche d’Ircas, je viens d’en être instruit.

ALCESTE.

Cléone a révélé ce qu’elle aurait dû taire :

Seigneur, vous lui devez l’aveu que je vais faire.

Voyant que vos Sujets, aussi lâches qu’ingrats,

Restaient dans le silence et craignaient le trépas,

Pour vos jours en péril, votre Épouse tremblante,

Court au premier Autel que ce lieu lui présente,

Et pour vous à la mort vient de se dévouer.

Heureuse que le Ciel ait daigné m’avouer,

Et qu’il ait révoqué l’arrêt de sa colère,

Sur la foi du serment qu’Alceste vient de faire !

Je ne pouvais le croire, et, dans mes tendres soins,

J’ai voulu que mes yeux en fussent les témoins.

Vous vivez, il suffit ; me voilà consolée :

Il ne me reste plus qu’à me voir immolée.

D’Alceste, de son nom, souvenez-vous toujours,

Qu’il vive en votre cœur, qu’il règne en vos discours.

Adieu, Prince.

ADMÈTE.

Arrêtez ; quel esprit vous anime !

Faut-il que de mon sort vous soyez la victime ?

En générosité vous m’auriez donc vaincu ?

Non, non, votre courage offense ma vertu.

Je ne permettrai point, que dans cette journée,

De festons odieux vous soyez couronnée ;

Ni, pour sauver mes jours, que, sous un fer cruel,

Votre sang généreux coule sur un Autel.

Que ton premier Arrêt, juste Ciel ! s’accomplisse :

Frappe ; la mort d’Alceste est mon plus grand supplice.

ALCESTE.

Seigneur...

ADMÈTE.

Obéissez, rendez-vous à mes vœux.

ALCESTE.

Je ne suis plus à vous, Prince, je suis aux Dieux :

Ils tiennent leur parole, et je tiendrai la mienne.

ADMÈTE.

Non, vous ne mourrez point, la résistance est vaine.

ALCESTE.

J’en ai fait la promesse.

ADMÈTE.

Et j’en fais le serment.

ALCESTE.

Ah ! mon devoir le veut.

ADMÈTE.

Le mien vous le défend.

ALCESTE.

Ma mort fera ma gloire.

ADMÈTE.

Elle ferait ma honte.

Il n’est point de périls que plutôt je n’affronte ;

Et si vous ne quittez ce dessein odieux,

Je serai la victime et le Prêtre, à vos yeux.

ALCESTE.

Où s’emporte, Seigneur, votre douleur extrême ?

ADMÈTE.

Hercule va paraître. Ah ! le voici lui-même.

Il saura, malgré vous, vous ravir à la mort.

 

 

Scène IV

 

HERCULE, ADMÈTE, ALCESTE, SUITE

 

HERCULE.

Prince, je vous revois, et dans mon doux transport

Mais, quoi ! vous soupirez et vous versez des larmes !

ADMÈTE.

Pardonnez cet accueil à mes justes alarmes.

Mon Épouse, pour moi, s’est offerte au trépas ;

On la doit immoler : j’implore votre bras,

Ne souffrez point, Seigneur, qu’elle me soit ravie ;

Mes jours, qu’elle a sauvés, dépendent de sa vie.

Combattez la rigueur d’un oracle odieux :

Hercule peut lui seul lutter contre les Dieux.

HERCULE.

Quel discours ! juste Ciel ! et quel abord funeste !

Le sang qu’on doit verser, est donc le sang d’Alceste ?

Se peut-il que le Ciel proscrive tant d’appas ?

Mais non, pour la sauver, il guide ici mes pas.

Je défendrai sa vie, il y va de ma gloire :

Son trépas à jamais flétrirait ma mémoire.

Il ne sera point dit, Seigneur, qu’en votre Cour,

Le sang de votre Épouse ait marqué mon retour.

ALCESTE.

N’allez pas sur le Roi, par votre résistance,

Attirer de nouveau la céleste vengeance ;

Redoutez-la vous-même, et respectez ses jours.

HERCULE.

En vous laissant périr, j’en trancherais le cours.

Si vous mouriez pour lui, pourroit.il vous survivre ?

Son amour lui ferait un devoir de vous suivre.

Je dois parer le trait qui nous menacé tous ;

Je suis inébranlable, et je l’apprends de vous.

Pardonnez-moi, Grands Dieux ! en un jour si funeste,

Si je ne puis souscrire au supplice d’Alceste :

Mais je ne saurais voir, sans opposer mon bras,

L’Innocence éprouver un barbare trépas.

Et si je le souffrais, je me croirais coupable,

Et de ma lâche crainte à vous-mêmes comptable.

Pour prix de mes travaux, accordez-moi ses jours ;

Que l’on n’ait pas en vain imploré mon secours.

C’est l’unique faveur qu’Hercule vous demande :

Il n’envisage point une gloire plus grande ;

Et sauver la vertu, m’est un bien aussi doux

Que l’honneur immortel d’être assis parmi vous.

ADMÈTE.

Puisse, dans ce moment, votre auguste prière,

Pénétrer jusqu’aux Cieux, et fléchir leur colère.

HERCULE.

L’Olympe cependant, en cette extrémité,

Une seconde fois doit être consulté.

Mais ce soin, par malheur, regarde Polidecte ;

Il préside aux Autels, et sa voix m’est suspecte.

ADMÈTE.

Vous redoutez mon frère ?

HERCULE.

Oui, je crains, entre nous,

Que s’il forme des vœux, ils ne soient contre vous.

Ce n’est pas sans raison que mon cœur le soupçonne :

Larisse, d’où je viens, le plaçait sur le Trône.

ADMÈTE.

Le plaçait sur le Trône ?

ALCESTE.

Ah ! quel affreux projet !

HERCULE.

Je ne puis, en ce jour, le convaincre, en effet ;

Mais ce coup part, Seigneur, d’une brigue ennemie

Et je suis sûr qu’il trempe en cette perfidie.

Je saurai de si près l’observer aujourd’hui...

Il vient. Daignez tous deux me laisser avec lui.

ADMÈTE.

Pour dévoiler le crime et sauver l’innocence,

Je vous arme, Seigneur, de toute ma puissance.

 

 

Scène V

 

HERCULE, POLIDECTE, ADRASTE, LICAS

 

POLIDECTE.

Comme frère du Roi, Polidecte à vos yeux...

HERCULE.

Arrêtez, parlez-moi. Comme organe des Dieux,

Comme frère du Roi, vous pourriez faire naître

Des soupçons qui seraient trop bien fondés peut-être.

POLIDECTE.

Moi !

HERCULE.

Larisse aujourd’hui vous avait élu Roi,

Et ce choix au soupçon me porte malgré moi.

POLIDECTE.

Qu’osez-vous m’avouer ? Ma vertu s’en offense.

HERCULE.

À vous croire, Seigneur, souffrez que je balance ;

Le temps dévoilera l’obscure vérité,

Et d’un soin plus pressant mon cœur est agité.

La Reine voit la mort qui pour elle s’apprête,

Et je ne dois songer qu’à garantir sa tête.

Puisqu’Admète jouit de la clarté des Cieux,

Je crois que votre Oracle est inspiré par eux :

Polidecte les sert, mais si je le soupçonne,

C’est d’être ambitieux et d’aspirer au Trône,

Non d’oser abuser du pouvoir des Autels,

Jusqu’à faire à son gré parler les Immortels.

Au sang dont vous sortez je serais trop d’injure,

Et votre âme, est sans doute, exempte d’imposture.

Prince, je sais d’ailleurs la force de vos droits,

Et qu’il n’est point permis d’emprunter d’autre voix.

Remplissez les devoirs de votre ministère ;

Le défenseur des Lois ne veut point s’y soustraire :

Mais du sentier prescrit ne vous écartez pas,

Et que le zèle seul dirige tous vos pas.

Pour y porter nos vœux, retournez dans le Temple ;

D’une douleur sincère allez donner l’exemple :

Pressez, n’oubliez rien pour faire rendre aux Dieux

Un oracle plus juste, et qui soit digne d’eux.

Aux jours de votre Reine Hercule s’intéresse ;

Il dévoile les cœurs, pensez-y : je vous laisse.

 

 

Scène VI

 

POLIDECTE, ADRASTE

 

POLIDECTE.

Je n’ai pas cru sitôt qu’il dût être en ces lieux ;

Mais qu’ai-je à redouter, quand j’ai pour moi les Cieux ?

Je vois, selon mes vœux, réussir mon audace,

Et ce coup de mon art répare ma disgrâce.

L’oracle a son effet, mon piège a réussi ;

Je tiens en mon pouvoir ce que j’ai tant haï :

Il ne peut éviter la mort qui l’environne,

Et je vais me venger, pour arriver au Trône.

J’ai changé de victime ainsi que de projet,

Mais pour mieux assurer le prix de mon forfait.

ADRASTE.

Mais, Seigneur, (excusez le zèle qui m’entraîne ;)

Pourquoi, dans ce péril, ne pas nommer la Reine ?

Et pourquoi hasarder...

POLIDECTE.

Pour bannir tout soupçon,

Et d’une sombre nuit voiler ma trahison.

Les attentats grossiers, les crimes ordinaires,

Ne sont que les exploits des assassins vulgaires.

S’ils ne sont déguisés, j’abhorre les forfaits ;

Je veux qu’ils soient cachés sous des voiles épais,

L’objet n’excuse point, sans l’art de les conduire.

Et de couvrir l’horreur que leur noirceur inspire.

Il faut, ami, qu’un crime ait l’éclat des vertus,

Ou qu’à jamais ses traits demeurent inconnus.

ADRASTE.

Mais un Sujet pouvait braver la mort sévère.

POLIDECTE.

Ah ! connais mieux du Grec quel est le caractère.

Au milieu des combats, et le fer à la main,

Il affronte en aveugle un trépas incertain :

Mais voyant la mort sûre, il manque de courage ;

Son appareil l’étonne, il tremble à cette image ;

L’extrême amour lui seul, lorsqu’il en est épris,

À vaincre cette horreur, peut porter ses esprits.

Il n’est crainte, péril, qu’un tel amour n’efface ;

Au sexe né timide il donne de l’audace.

Quand la religion, excitant sa ferveur,

Dans son âme surtout se mêle à cette ardeur,

Il brave tout alors, dans sa pieuse ivresse,

Et l’on le voit courir au trépas par faiblesse.

De l’étude des cœurs mon esprit occupé,

En fit toujours sa règle, et ne s’est point trompé.

Admète aime la Reine, et la Reine l’adore.

J’ai prévu dans ce jour ce que tout autre ignore,

Que si quelqu’un pour lui se livrait à la mort,

Elle seule oserait tenter un tel effort.

Il est vrai qu’un esclave a fait trembler mon âme ;

J’ai lu dans ses regards, le zèle qui l’enflamme :

Il brûlait de s’offrir. J’ai connu le danger,

Et j’ai du sacrifice exclu tout étranger.

Le Roi croit qu’elle meurt pour lui, pour la Patrie,

Et c’est à ma fureur que je la sacrifie.

Pour hâter ma vengeance, abandonnons ce lieu,

Et soyons, à la fois, le Ministre et le Dieu.

Mais non ; jusques au bout, je veux remplir ma haine.

Hercule prend en main l’intérêt de la Reine ;

Son âme brûle encor de sa première ardeur,

Et la simple amitié montre moins de chaleur.

Il prétend l’arracher au trépas que j’ordonne ;

Je saurai l’en punir, et quoiqu’il me soupçonne,

Je lui prépare un coup qui le doit accabler,

Et j’aurai trouvé l’art de le faire trembler.

Orgueilleux de sa force, enivré de sa gloire,

En vain à l’Univers il ose faire croire

Que du Dieu du Tonnerre il a reçu le jour,

Et qu’il doit être admis au céleste séjour ;

Il peut, par ce discours, séduire le Vulgaire :

Mais Hercule, à mes yeux, est un homme ordinaire,

Dépendant du Destin, et sujet à ses coups ;

Soumis à la Nature, et mortel comme nous.

Il a cent fois des Cieux éprouvé le colère ;

Et si, comme on le dit, Jupiter est son père,

Il recevra son ordre avec soumission,

Quand je lui parlerai de sa part, en son nom.

S’il est né d’un mortel, affectant plus de crainte,

Le fourbe obéira, pour mieux voiler sa feinte.

ADRASTE.

S’il résiste ?

POLIDECTE.

Ah ! mon cœur le souhaite aujourd’hui.

Je mettrai tout le Peuple et le Ciel contre lui ;

Son amour servira de prétexte à ma haine ;

Je le rendrai suspect à mon frère, à la Reine :

Des vengeances du Ciel le déclarant auteur,

Je veux que tous nos Grecs accusent son ardeur,

Et que ce demi-Dieu, quelque feu qui l’anime,

Succombe sous le nombre, et meure ma victime.

Malgré tous ses efforts, Alceste, tu mourras ;

Et toi, crédule Époux, tu vas suivre ses pas.

Je saurai t’affranchir d’une trop longue vie,

Et t’aider à rejoindre une ombre si chérie :

Un esclave gagné, secondant mon dessein,

Doit plonger, cette nuit, ton épée en ton sein.

Ton trouble, ta douleur, les ombres, la surprise,

Tout doit cacher le bras, et servir l’entreprise.

La conjecture enfin, qu’appuieront mes regrets

Fera croire demain et dire à tes Sujets,

Que, dans ton désespoir, tu t’es percé toi-même,

Et qu’Admète n’a pu survivre à ce qu’il aime.

Ainsi, ma main frappant tous ces coups à la fois,

Au lieu d’une victime, en immolera trois ;

Et d’un crime ignoré, ma politique prompte

Cueillera tout le fruit, sans en avoir la honte.

ADRASTE.

Songez...

POLIDECTE.

Rien désormais ne peut m’intimider :

Dans l’état où je suis, je dois tout hasarder.

Pardonne, cher objet de l’amour qui m’anime ;

Mais on ne m’a laissé que le chemin du crime.

Je ne puis t’élever que par un coup affreux,

Et te perds pour jamais, si je suis vertueux.

ADRASTE.

Prévenez donc Hercule, et que sa résistance...

POLIDECTE.

Écoute ; à ses efforts opposons la prudence.

Tandis que de ces lieux je sors plein de fureur,

Pour revenir bientôt y porter la terreur,

Assemble nos amis, fais-leur prendre les armes ;

Peins-leur pour les Autels mon zèle et mes alarmes ;

Sous le voile sacré de la Religion,

Va semer l’épouvante et la rébellion,

Et fais, si l’on se porte à quelque violence,

Qu’un Peuple tout entier s’arme pour ma défense.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

HERCULE, LICAS

 

HERCULE.

Ah ! de mon cœur, ami, j’ai su mal triompher ;

Ma tendresse renaît, je n’ai pu l’étouffer.

Mon feu s’était caché sous le nom de l’estime,

Je le croyais éteint, le péril le ranime.

D’une simple pitié je ne suis point ému :

Je tremble, je frémis en amant éperdu.

Hercule défend moins, dans l’ardeur qui le presse

L’épouse d’un ami, que sa propre maîtresse.

Nul monstre jusqu’ici ne m’a feu résister,

Et l’amour est le seul que je n’ai pu dompter.

Je rougis de moi-même et du trait qui me blesse ;

Je voudrais me cacher ma honteuse faiblesse.

Depuis mon arrivée, agité, furieux,

C’est peu que je poursuive un Pontife odieux,

Ma flamme sacrilège attaque les Dieux même ;

Elle ose soupçonner leur justice suprême ;

Elle allume en mon sein mille projets cruels,

Immole leur Ministre et brise leurs Autels.

Elle seule combat, balançant la victoire,

Ma vertu, ma raison, mon devoir et ma gloire.

LICAS.

Je reconnais Hercule à ces nobles transports,

Et tout est grand en lui, jusques à ses remords.

Il juge son amour avec un œil sévère,

Et s’accuse d’un feu qui n’est qu’involontaire.

HERCULE.

Loin de m’empoisonner par tes discours flatteurs,

Peints-moi plutôt ce feu des plus noires couleurs.

Je ne suis point de ceux dont le front téméraire

S’applaudit de montrer une flamme adultère,

Qui mettent lâchement leur bonheur souverain

À séduire un objet dont un autre a la main ;

Et prompts à publier leur indigne victoire,

Du déshonneur d’autrui, s’osent faire une gloire.

D’un triomphe si bas mon cœur n’est point flatté,

Et le crime jamais ne fie ma vanité.

LICAS.

Mais, quoi ! laisserez-vous immoler l’innocence ?

HERCULE.

Non ; mon devoir m’oblige à prendre sa défense,

Et je dois protéger deux époux malheureux

Qui s’aiment tendrement, et rassemblent en eux,

Tout ce que la vertu peut avoir d’estimable.

Dans Alceste, je vois une épouse adorable,

Dont l’amour, le courage, égalent les attraits :

Dans Admète, un grand Roi, père de ses Sujets.

De quelque part ici que mon œil se promène,

Tout condamne l’Oracle, et parle pour la Reine.

LICAS.

Si quelqu’un doit calmer le céleste courroux,

Fils du Maître des Dieux, qui le peut mieux que vous ?

Vous qui devant, Seigneur, dans le Ciel prendre place,

Entre ces Dieux et vous, voyez si peu d’espace.

HERCULE.

Viens, suis-moi dans le Temple où je vais les prier ;

Je connais Polidecte, et dois m’en défier.

 

 

Scène II

 

HERCULE, ADMÈTE, LICAS

 

HERCULE.

Où courez-vous, Seigneur, plein d’un trouble funeste ?

ADMÈTE.

Expirer sur l’Autel, et prévenir Alceste.

Je viens de la quitter, percé de ses douleurs.

Cessez, m’a-t-elle dit, me baignant de ses pleurs,

Cessez de disputer à ma tendresse extrême,

La gloire de sauver le jour à ce que j’aime ;

Et ne me forcez pas, par de plus longs délais,

À répandre mon sang moi-même en ce Palais.

Je ne puis plus tenir contre de telles armes ;

Il faut, par mon trépas, terminer tant d’alarmes,

Et, sans lasser le Ciel par d’inutiles vœux,

Je cours...

HERCULE.

Prince, arrêtez, ne quittez point ces lieux :

Que, par votre vertu, votre âme rassurée

Calme le désespoir où je la vois livrée :

Attendant que par moi le Ciel soit consulté,

Et que j’aie aux Autels, percé la vérité.

Souvenez-vous qu’en tout, les Dieux justes et sages

N’ont fait les grands revers que pour les grands courages.

Notre vertu languit dans la prospérité,

Et ne brille jamais que par l’adversité.

Les traverses toujours nous font ce que nous sommes,

Et sans elles, Seigneur, il n’est plus de grands hommes

Et ma force, en un mot, puisqu’il faut me citer,

C’est, grâce à leur secours, qu’elle vient d’éclater.

Sans les ordres cruels du tyran Eurysthée,

Sans l’effort redoublé de Junon irritée,

Je n’aurais point livré tant de combats divers,

Et serais inconnu peut-être à l’Univers.

Mais vous-même, Seigneur, en des temps si funestes,

Sans les traits rigoureux des vengeances célestes,

Pour vos Peuples mourants vous seriez-vous offert ?

Et d’un honneur nouveau vous feriez-vous couvert ?

ADMÈTE.

Seigneur, quelle vertu serait inébranlable,

Et pourrait résister au revers qui m’accable ?

Mon Épouse, pour moi, veut courir au trépas,

Et moi je le verrai, sans prévenir ses pas !

Non, vous allez au Temple, et je prétends vous suivre,

Fléchir les Dieux pour elle, ou bien cesser de vivre.

HERCULE.

Ah ! Prince, autant que vous je me sens attendrir,

Et moi-même je veux la sauver ou périr.

Je sors sans plus attendre, et d’une voix pressante...

ADMÈTE.

Mon frère nous prévient, et son front m’épouvante.

 

 

Scène III

 

HERCULE, ADMÈTE, POLIDECTE, SUITE, LICAS

 

HERCULE.

Que vient nous annoncer ce regard plein d’effroi ?

Qui vous ramène ici ? Parlez, répondez-moi.

POLIDECTE.

Que ne puis-je garder un éternel silence ?

Tous les Dieux ont fermé l’oreille à la clémence :

De vous le déclarer ils m’ont prescrit la loi.

Prince, pour prix du jour qu’ils accordent au Roi,

Ils veulent qu’en leur Temple on sacrifie Alceste :

Tout autre sang déplaît à la fureur céleste.

Admète, s’il s’offrait, se verrait refusé.

Tel est l’ordre du Ciel.

ADMÈTE.

A-t-il tout épuisé ?

POLIDECTE.

Rien n’a pu le calmer, encens, larmes, prière.

ADMÈTE.

Si j’étais criminel, serait-il plus sévère ?

À Hercule.

Seigneur, je vous implore une seconde fois :

Qu’Hercule soit l’arbitre et des Dieux et des Rois.

Pour ne plus la quitter, je vole vers la Reine,

Et j’attends qu’aux Autels vous désarmiez leur haine.

Satisfaits de ma mort, qu’ils se laissent fléchir,

Ou je jure par eux de leur désobéir.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

POLIDECTE, HERCULE, SUITE

 

POLIDECTE.

Je frémis du serment qu’Admète vient de faire.

Malheureux ! Il ne fait qu’enflammer leur colère :

Il a recours à vous, mais vos efforts sont vains.

Que peut contre les Dieux la force des Humains ?

HERCULE.

Autant que leur rigueur, votre retour m’étonne.

Avez-vous oublié qu’Hercule vous soupçonne ?

Songez-vous que le Ciel, quand il est irrité,

Avec mesure et poids, doit être consulté ?

Soyez prompt, quand il faut annoncer sa clémence ;

Mais lent, quand vous devez confirmer sa vengeance.

Je ne sais quel motif vous règle et vous conduit ;

Mais mon soupçon sur vous s’accroît et s’affermit.

POLIDECTE.

L’intérêt des Autels est le seul qui m’attire,

Et j’obéis au Ciel qui me presse et m’inspire.

Vous ne devez, Seigneur, vous en prendre qu’à lui.

Mais que dis-je ? Plutôt, se montrant notre appui,

Le Fils de Jupiter devrait donner l’exemple,

Et respecter en nous la majesté du Temple,

Les Dieux que nous servons, et dont il est sorti.

HERCULE.

Je connais mon devoir sans en être averti,

Et loin de m’effrayer de vos regards sinistres,

Je sais d’avec les Dieux distinguer leurs Ministres.

J’adore les premiers, sans rien examiner ;

Quant aux autres, j’attends pour me déterminer.

S’ils font voir les vertus de leurs Maîtres suprêmes,

S’ils en ont la clémence, ils font des Dieux eux-mêmes.

Osent-ils s’écarter de cet étroit chemin :

Ils semblent dépouillés de ce titre divin.

Un Prêtre, en les servant, alors les déshonore :

Il vante leur pouvoir, sa bouche les implore ;

Mais son cœur la dément, et par ses actions,

Plus qu’aux Dieux qu’il invoque, immole aux passions.

Votre âme ambitieuse usurpe leur puissance,

Partage leur encens, fait taire leur clémence ;

Et vous osez vous rendre, abusant de vos droits,

Les idoles du Peuple et les tyrans des Rois.

Polidecte m’oblige à tenir ce langage,

Et force ma raison à percer le nuage.

Son reproche est injuste, il mérite le mien ;

Je suis dans mon devoir, il est sorti du sien.

POLIDECTE.

Quelque soit le soupçon que vous faites paraître,

Polidecte, à ces traits, doit peu se reconnaître ;

Et quoi que contre moi vous puissiez publier,

Ma conduite suffit pour me justifier.

À décider des cœurs, votre âme est un peu prompte.

Non que je veuille ici, Seigneur, vous rendre compte.

Le Ciel est mon seul maître ; il serait offensé,

Si jusques à ce point je m’étais abaissé.

Je soutiens mieux ses droits : ainsi vous devez croire

Que, si je vous réponds, ce n’est que pour sa gloire.

Eh ! sur quels fondements, et par quelles raisons

Formez-vous contre moi ces indignes soupçons ?

Eh ! que m’importe à moi le trépas de la Reine ?

Si j’écoutais l’orgueil, si je suivais la haine,

De la soif de régner si j’étais embrasé,

À voir périr le Roi me serais-je opposé ?

N’aurais-je pas plutôt, pour occuper sa place,

Laissé tomber sur lui le coup qui le menace ?

HERCULE.

Je ne puis démêler vos détours captieux ;

Votre main sait cacher la lumière à mes yeux :

Mais quoiqu’un art profond voile votre conduite,

J’ai vu que, par vos dons une troupe séduite,

Dans Larisse aujourd’hui, vous avait élu Roi :

Pour former des soupçons, c’en est assez pour moi.

POLIDECTE.

Ah ! ce n’est pas, Seigneur, sur une conjecture

Qu’on fait à mes pareils cette mortelle injure.

Mais parlez : est-ce à vous de soupçonner mon cœur,

Vous, malheureux, brûlant d’une coupable ardeur ;

Et de qui les désirs allument le tonnerre

Qui, tout prêt d’éclater, gronde sur cette terre ;

Vous, que l’intérêt seul d’un adultère amour

Pour l’Épouse d’Admète anime dans ce jour ?

N’accusez que vous seul de son sort déplorable ;

Vous en êtes la cause, et la cause coupable.

Le Ciel vous en punit dans toute sa rigueur,

Et ce n’est pas ma main qui doit percer son cœur.

Pour cet emploi funeste, il a fait choix d’une autre.

HERCULE.

Eh ! quel bras l’osera sacrifier ?

POLIDECTE.

Le vôtre.

HERCULE.

Mon bras ! Ah ! malheureux ! qu’osez-vous m’annoncer ?

POLIDECTE.

Ce que les Immortels viennent de prononcer.

Ils parlent par ma voix.

HERCULE.

Non, je ne saurais croire

Que le Ciel, à ce point, veuille flétrir ma gloire ;

Que sur la Vertu même il veuille se venger.

Grands Dieux ! de tant d’horreurs je n’ose vous charger.

Votre organe, sans doute, en est lui seul coupable,

Et grossit à mes yeux votre haine implacable.

Il se remet sur moi du soin de la servir,

Et ma juste fureur ne peut se contenir.

Je ne verse du sang que pour punir le crime :

Si je suis le Ministre, il sera la victime.

Malgré la dignité dont il est revêtu,

On verra sur l’Autel tout son sang répandu :

Il servira d’exemple à tout Prêtre perfide,

Qui de meurtre et de sang montre son cœur avide,

Et qui la foudre en main peignant toujours les Dieux,

Rend leur pouvoir injuste et leur culte odieux.

POLIDECTE.

Dussiez-vous m’immoler, sans plus longtemps attendre,

Au nom de Jupiter, je dois vous faire entendre

Que votre résistance allume son courroux,

Et j’étends ma pitié jusqu’à trembler pour vous.

Une sainte fureur s’empare de mon âme :

Votre père lui-même et m’agite et m’enflamme.

D’attendre si longtemps, le Ciel est indigné.

Avant que par la nuit le jour soit terminé,

Si la Reine n’expire, et par la main d’Hercule,

S’il n’éteint dans son sang la flamme dont il brûle,

Tremblez. Le Ciel vengeur, sur ces funestes lieux,

Fera bientôt pleuvoir un déluge de feux ;

Et les mers, franchissant leurs digues inutiles,

Inonderont nos champs, submergeront nos villes.

Quel spectacle ! Je vois, sous ce mur embrasé,

Le Fils de Jupiter par la foudre écrasé.

Il est exclu des Cieux, privé de sépulture,

Jouet des Immortels, rebut de la Nature.

Admète, alors, Admète aura beau les prier,

Il verra notre perte, et mourra le dernier.

Il sort avec sa suite.

HERCULE.

Retenez le Grand-Prêtre ; il peut, dans sa furie,

Soulever contre nous toute la Thessalie.

 

 

Scène V

 

HERCULE, seul

 

Quel coup il m’a porté ! Par quels secrets avis

A-t-il pu de mon cœur pénétrer les replis ?

Dieux ! Auriez-vous parlé par sa voix redoutable ?

Et serais-je l’auteur... Ah ! ce doute m’accable.

Quand il est criminel, malgré tous ses efforts,

Qu’un cœur né vertueux éprouve de remords !

Mais quoi ! le Ciel est juste ; il sait, fuyant la Reine,

Que j’ai tout fait pour rompre une funeste chaîne.

Le jour même où l’hymen me l’ôta sans retour,

Sans pouvoir le dompter, j’enchaînai mon amour.

Je soumis au devoir mon âme trop sensible,

Et de tous mes travaux, ce fut le plus pénible.

Ah ! la raison m’éclaire et chaise ma terreur :

J’ai défendu la Reine avec trop de chaleur ;

Et m’ayant soupçonné, le fourbe, avec adresse,

A su, par ses discours, pénétrer ma tendresse.

Mon trouble, mes regards, l’ont sans doute éclairé,

Et ce sont là les Dieux qui l’auront inspiré.

Oui, c’est trop m’effrayer des menaces d’un traître.

Par une impression dont on n’est pas le maître,

Leur voix, au fond des cœurs, porte un frémissement

Qui naît de la surprise, et que l’esprit dément.

 

 

Scène VI

 

HERCULE, IRCAS

 

IRCAS.

Tous les Thessaliens, Seigneur, ont pris les armes.

Adraste est à leur tête, il accroît leurs alarmes ;

Leur peint, dans ce Palais, le Grand-Prêtre enchaîné,

Les Dieux désobéis, leur culte abandonné,

Et, pour les écraser, la foudre toute prête,

Si, mourant sur l’Autel, Alceste ne l’arrête.

Il vous nomme l’auteur des vengeances des Cieux ;

Et le Peuple qui croit ce Chef séditieux,

Veut, la force à la main, dans l’effroi qui l’entraîne,

Arracher de ces lieux le Pontife et la Reine.

HERCULE.

Les traîtres méritaient un Tyran, non un Roi :

Mais je cours les combattre, et je ne veux que moi.

Peuple lâche et trop prompt à se laisser séduire

Qui punit les Tyrans, saura bien te réduire.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

POLIDECTE, ALCESTE

 

ALCESTE.

Quel spectacle, Seigneur, offre-t-on à mes yeux ?

On vous retient captif dans ces profanes lieux !

De douleur et d’effroi vous m’en voyez saisie.

Vous seriez libre, hélas ! si j’étais obéie,

Et mon sang, par vos mains, répandu sur l’Autel,

Laverait au plutôt cet outrage mortel.

Du plus sanglant trépas l’appareil redoutable

N’a rien qui m’épouvante, et qui soit comparable

À l’horreur d’une vie exécrable à mes yeux,

Que poursuit tout l’État et qu’attendent les Dieux,

Que je dois aux efforts d’un attentat impie,

Et qui, contre son Prince, arme la Thessalie,

POLIDECTE.

Madame, je vous plains. Si je suis outragé,

Avant la fin du jour, je serai trop vengé :

Déjà le bras des Dieux à frapper se dispose.

ALCESTE.

Ah ! de tant de malheurs, c’est moi qui suis la cause :

J’irrite leur colère, et le jour que je vois

Remplit le Ciel d’horreur, et la Terre d’effroi.

Je dois seule assouvir sa vengeance suprême,

Et je sens qu’il me porte à m’immoler moi-même.

Le Fils de Jupiter résiste, mais en vain ;

Au défaut de son bras, je puis armer ma main.

Pour me rendre aux Autels, l’instant me favorise ;

Ou voit régner partout le trouble, la surprise ;

Et repoussant l’effort du Peuple furieux,

Hercule et mon Époux sont absents de ces lieux.

Je cours exécuter ce que mon cœur projette,

Vous mettre en liberté, sauver les jours d’Admète ;

Terminer, par ma mort, un combat odieux,

Et calmer, d’un seul coup, nos Peuples et nos Dieux.

Elle sort.

 

 

Scène II

 

POLIDECTE, seul

 

Dans le piège fatal, au gré de mon envie,

Je vois courir enfin ma mortelle ennemie.

Seconde mes projets, Fortune ! exauce-moi.

Mon sort est dans tes mains, je n’implore que toi ;

Fais qu’Hercule accablé succombe sous le nombre,

Qu’Admète, en combattant, accompagne son ombre ;

Qu’il me soit immolé par ses propres Sujets,

Et que l’évènement couronne mes forfaits.

Mais dussé-je éprouver ta fatale inconstance,

Dût Hercule des Grecs vaincre la résistance,

Dût mon frère avec lui, désarmant leur fureur,

Échapper à leurs coups, et revenir vainqueur,

En cet instant propice, Alceste qui s’immole,

Répare ma disgrâce, et de tout me console.

Au Trône désiré sa mort m’ouvre un chemin,

Et la nuit que j’attends, sert mon premier dessein.

Opposons mon courage au péril qui me presse,

Et chassons les remords enfants de la faiblesse.

Forcé par mon malheur ; j’ai fait ce que j’ai dû ;

Le crime a ses héros ainsi que la vertu.

Je saurais... Mais on vient : Justes Dieux ! c’est mon frère :

Ah ! je lis dans ses yeux, que le sort m’est contraire.

 

 

Scène III

 

ADMÈTE, POLIDECTE, GARDES

 

ADMÈTE, sans voir Polidecte.

La paix règne partout, et succède à l’effroi,

Mon lâche Peuple a fui devant Hercule et moi.

POLIDECTE, à part.

Qu’entends-je ? Mais cachons ma douleur à sa vue.

ADMÈTE.

Rassurons au plutôt mon épouse éperdue.

POLIDECTE.

Eh ! bien, avez-vous mis le comble à vos forfaits ?

Revenez-vous couvert du sang de vos Sujets ?

Armé contre les Dieux et contre la Patrie,

Vous applaudissez-vous d’une victoire impie ?

Il ne vous reste plus qu’à briser leurs Autels,

Qu’à livrer leur Ministre à des tourments cruels,

Qu’à renverser leur Temple, attendant que leur foudre

Embrase ce Palais et vous réduise en poudre.

À force d’attentats, méritez leur courroux,

Et par votre fureur, justifiez leurs coups.

ADMÈTE.

Quel est donc ce discours ? M’osez-vous faire un crime

D’avoir su me servir d’un pouvoir légitime ?

Et d’avoir repoussé d’infidèles Sujets

Qui venaient m’attaquer jusques dans mon Palais ?

Je me suis vu par eux contraint de me défendre,

Et, sans blesser les Dieux, mon bras eût pu répandre

Le sang d’un Peuple ingrat qui méconnaît son Roi,

Et qui voulait m’ôter le jour qu’il tient de moi.

Mais je n’ai consulté que ma seule clémence ;

Content de mettre un frein à sa lâche insolence,

Sans répandre son sang, j’ai désarmé sa main.

Qui s’immole pour lui, n’est pas son assassin.

POLIDECTE.

Le Peuple est désarmé ; mais du Ciel invincible

Avez-vous enchaîné la colère terrible ?

Hercule, signalant ses efforts criminels,

Croit-il avoir en eux dompté les Immortels ?

Vous n’avez fait tous deux que grossir sa vengeance,

Et vous avez manqué vous seul d’obéissance.

N’accusez point les Grecs d’être séditieux,

Nos premiers Souverains, sont les maîtres des Cieux.

Ce Peuple a dû s’armer pour leur cause immortelle ;

Vous, qui l’avez vaincu, vous êtes le rebelle.

Les Rois sont, comme nous, soumis à leurs décrets,

Et vous n’êtes, des Dieux, que les premiers Sujets.

Ces Dieux veulent qu’en vous l’Univers les contemple,

Et s’ils vous font régner, c’est pour donner l’exemple.

ADMÈTE.

Ah ! c’est trop m’éblouir par de fausses couleurs,

Et trop m’épouvanter des célestes fureurs :

J’ai longtemps combattu, mais vous forcez mon âme

À soupçonner enfin l’ardeur qui vous enflamme.

Quiconque est innocent, quiconque est vertueux,

Dans le fond de son cœur, peut consulter les Cieux.

Je le suis, et leur voix me dit que leur vengeance

Poursuit toujours le crime, et jamais l’innocence.

J’ai lieu d’appréhender que, sous le nom des Dieux,

Vous n’ayez pour vous-même armé les factieux.

Vous prenez leur défense avec trop d’artifice,

Et peut-être leur Chef n’est que votre complice.

Quoi qu’il en soit, le traître est puni maintenant,

Et sous le bras d’Hercule, expire en ce moment.

Ce Héros doit, au Temple, interroger son père,

Et pénétrer l’horreur de ce sombre mystère.

J’attends de voir par lui le voile déchiré,

Et je tremble, sur vous, d’être trop éclairé.

 

 

Scène IV

 

ADMÈTE, POLIDECTE, IRCAS

 

IRCAS.

Ah ! pardonnez, Seigneur, à mon désordre extrême ;

Mais la Reine est au Temple, et s’immole elle-même.

ADMÈTE.

Ah ! Ciel !

IRCAS.

J’ai vu courir Hercule à son secours ;

Mais je crains qu’elle n’aie déjà tranché ses jours.

POLIDECTE.

Rendez grâce à sa mort.

ADMÈTE.

Je suivrai son exemple ;

Mon sang, après le sien, va couler dans le Temple.

Vous n’avez aujourd’hui demandé, justes Dieux !

Qu’une seule victime, et vous en aurez deux.

IRCAS.

On vient. Ah ! c’est Hercule ; il a sauvé la Reine :

Je la vois qui le suit.

POLIDECTE, à part.

Ô Fortune inhumaine !

 

 

Scène V

 

HERCULE, ADMÈTE, ALCESTE, POLIDECTE, SUITE

 

HERCULE, à Admète.

J’ai, pour sauver ses jours, heureusement volé,

Et le crime, Seigneur, est enfin dévoilé.

Son âme est détrompée.

ADMÈTE.

En croirai-je ma vue ?

Alceste !...

ALCESTE.

Cher Époux !...

ADMÈTE.

Vous m’êtes donc rendue !

HERCULE, apercevant Polidecte.

Perfide ! oses-tu bien te montrer à mes yeux ?

Et peux-tu soutenir la lumière des Cieux ?

Adraste n’a rien fait qu’inspiré par ta rage,

Et de tant de fureurs, ton oracle est l’ouvrage.

Expirant sous mes coups, le perfide a parlé,

Et pressé de remords, il m’a tout révélé.

Ton crime est découvert par ton propre complice.

Malheureux ! de ton Roi redoute la justice.

POLIDECTE.

Il suffit ; je n’attends ni grâce, ni pitié,

Et je suis convaincu, mais non pas effrayé.

Prévoyant mort Arrêt, sans qu’on me le prononce,

Il se tue.

J’en brave la rigueur, et voilà ma réponse.

Au Trône paternel je n’ai pu parvenir ;

C’est-là mon plus grand crime, et je sais m’en punir.

ALCESTE.

Quelle fureur !

On emporte Polidecte.

ADMÈTE.

Après une action si noire,

Périsse avec son nom, son affreuse mémoire.

HERCULE.

Dieux ! avec tant de force et d’intrépidité,

Que n’avait-il un cœur à la vertu porté ?

PDF