L’Amant indiscret (Philippe QUINAULT)

Comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1654.

 

Personnages

 

CLÉANDRE, amant de Lucrèce

PHILIPIN, valet de Cléandre

CARPALIN, hôte de la Tête-Noire

COURCAILLET, hôte de l’Épée royale

LISIPE, autre amant de Lucrèce

LUCRÈCE, maîtresse de Cléandre et de Lisipe

ROSETTE, servante de Lucrèce

LIDAME, mère de Lucrèce

 

La scène est à Paris.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

CLÉANDRE, PHILIPIN

 

CLÉANDRE.

Dis-moi mon espérance est-elle bien fondée ?

As-tu vu leur bateau ?

PHILIPIN.

La coche est abordée :

On avait mis la planche ; au bord on l’arrêtait,

Et, quand je suis venu, tout le monde en sortait.

CLÉANDRE.

Mais as-tu remarqué cette Beauté si chère ?

PHILIPIN.

J’ai vu distinctement Lucrèce avec sa mère.

CLÉANDRE.

Ne me flattes-tu point ? De grâce dis-le moi,

As-tu vu cet objet ?

PHILIPIN.

Tout comme je vous voi.

CLÉANDRE.

Possible as-tu cru voir.

PHILIPIN.

Ha ! je ne suis pas dupe ;

J’ai fort bien remarqué la couleur de sa jupe,

J’ai fort bien discerné sa façon de marcher,

Et j’ai connu sa mère à l’entendre cracher.

De plus, j’ai, dès l’abord, observé, dans la presse,

Qu’un certain fanfaron conduit votre maîtresse.

CLÉANDRE.

C’est peut-être un parent.

PHILIPIN.

Ou quelqu’amant transi ;

Mais bientôt sur ce point vous serez éclairci.

CLÉANDRE.

Je vais donc les attendre en cette hôtellerie,

Ainsi que tu m’as dit.

PHILIPIN.

Dépêchez, je vous prie.

Sur ce qu’on vous écrit vous pouvez bien juger

Qu’en cette hôtellerie elles viendront loger :

Je vais entretenir Rosette leur servante

Qui comme vous savez, n’est pas désobligeante ;

Tandis, préparez l’hôte, et donnez ordre à tout :

Nous les amènerons ; nous en viendrons à bout.

Surtout gardez, Monsieur, de faire aucune faute.

CLÉANDRE.

Je n’y manquerai pas ; va, va : mais voici l’hôte.

 

 

Scène II

 

CARPALIN, COURCAILLET, CLÉANDRE

 

CARPALIN.

Pour boire du meilleur, Monsieur, entrez céans ;

Nous ne débitons point de gros vin d’Orléans ;

Nous avons du Chablis, de l’Arbois et du Beaune,

Et du bon Coindrieux qui croît au bord du Rhône.

COURCAILLET.

Monsieur, l’on boit ici, mais du plus délicat,

Du vin de Malaguet, Contepordrix, Muscat ;

Du vin de la Ciotat et de la Malvoisie

Plus douce que nectar, plus douce qu’ambroisie.

CARPALIN.

Il a de ces boissons comme j’en ai dans l’œil :

C’est du vin de Nanterre, ou du vin d’Argenteuil.

Qu’on ferait bien traité chez ce vilain chat maigre !

Pour les évanouis il a de bon vinaigre.

COURCAILLET.

De meilleur que le tien.

CARPALIN.

Tu n’es qu’un gargotier :

Qu’un frelateur de vin, qui gâte le métier.

COURCAILLET.

Ô le gros fricasseur !

CARPALIN.

Ô l’impertinent drille !

C’est un palefrenier qui fait danser l’étrille.

COURCAILLET.

Monsieur, venez chez moi ; c’est un écorche-veau.

CARPALIN.

Si tu ne sors d’ici, je frotte ton museau.

CLÉANDRE.

Messieurs accordez-vous.

CARPALIN.

Rentre, ou je te bouchonne.

COURCAILLET.

Toi, si tu l’avais fait, il t’en coûterait bonne.

CLÉANDRE.

En me tirant ainsi, vous ne m’obligez point ;

Vous avez, en trois lieux, déchiré mon pourpoint.

CARPALIN.

Si je prends un bâton...

COURCAILLET.

C’est ce que je demande.

CLÉANDRE.

Ne faites point ici de querelle plus grande ;

Ce tumulte et ce bruit détourne les passants.

Allez ; j’entre en ce lieu.

 

 

Scène III

 

CARPALIN, CLÉANDRE

 

CARPALIN.

C’est parler de bon sens,

Monsieur, assurément c’est à la Tête-noire

Que les honnêtes gens s’arrêteront pour boire.

CLÉANDRE.

Ce n’est pas pour le vin que je m’arrête ici.

Avez-vous à manger ?

CARPALIN.

Nous en avons aussi.

Nous fournirons des mets, et des plus délectables,

Qui se peuvent servir sur les meilleures tables ;

Des potages bien faits et bien assaisonnés.

CLÉANDRE.

Il en faudra quelqu’un.

CARPALIN.

Et des mieux mitonnés,

De pigeonneaux farcis, de volailles bien faites,

Avec des champignons, béatils, andouillettes,

Cardes, marrons, pignons, et fins palais de bœuf,

Couronnez de citron, grenade et jaunes d’œuf.

CLÉANDRE.

C’est assez.

CARPALIN.

S’il vous plaît, nous aurons bien l’adresse

D’en faire au riz de veau, d’en faire à la Princesse ;

Bisque et potage ensemble, avec des pigeonneaux,

Avec poulets de grain, cailles et cailleteaux.

CLÉANDRE.

Il n’en faut qu’un fort bon.

CARPALIN.

Si vous en voulez quatre,

Ce n’est rien que du prix dont il se faut débattre :

Vous serez bien servi, jamais l’Écu d’argent

N’a vu de potager qui soit plus diligent,

Qui sache assaisonner d’une meilleure sorte.

J’ai des bras, Dieu merci, qui n’ont pas la main morte.

CLÉANDRE.

Vous aurez quelque entrée ?

CARPALIN.

On l’entend bien ainsi :

Hachis, langues de bœuf, et boudins blancs aussi ;

Des poulets fricassés, avec la sauce blanche ;

Quelques pieds de mouton, de jambon mis en tranche ;

Une capilotade avec croute de pain.

CLÉANDRE.

C’est trop.

CARPALIN.

Ce n’est pas trop pour éveiller la faim :

Pour rôti nous aurons chapons gras et poulardes,

Gelinottes, faisans, tourtres, perdrix, outardes,

Grives, canards, vanneaux, cercelles et ramiers,

Bécassines, courlis, halebrans et pluviers.

CLÉANDRE.

Finissez ce récit mon maître, je vous prie.

CARPALIN.

L’on ne manque de rien dans cette hôtellerie :

S’il faut des entremets ; un hachis de chapon,

En raisin de Corinthe, avec jus de mouton ;

Un bassin d’ortolans, quelque autre de gelée ;

La pistache en ragoût, l’amende rissolée.

CLÉANDRE.

Il n’en faudra pas tant.

CARPALIN.

Si vous voulez du fruit,

J’ai tout ce que de bon la Touraine produit.

CLÉANDRE.

C’est assez, c’est assez, ce long babil me tue :

Je ne demande point de chère superflue.

CARPALIN.

Si vous vouliez traiter, en un jour, de poisson,

Nous en accommodons de plus d’une façon.

Nous pourrions vous donner pour le premier service,

Potage de santé, potage d’écrevisse,

Potage de pois-verts, d’éperlans, de navets,

D’oignons, de tailladins, de riz et de panets ;

Saumon, brochet, turbot, alose, truite, et sole,

Soit fris, au court-bouillon, en ragoût, en casserole,

Saumonés ou rôtis.

CLÉANDRE.

C’est pour un autre jour.

CARPALIN.

Nous y pourrions mêler quelques pièces de four :

Œufs filés, œufs mignons, champignons à la crème,

Laitances en ragoûts.

CLÉANDRE.

Sa longueur est extrême.

CARPALIN.

Ramequins et bignets, artichauts fricassés,

Gelée et blanc-manger.

CLÉANDRE.

C’est assez, c’est assez ;

Parlons pour le présent.

CARPALIN.

Monsieur, c’est pour vous dire

Qu’entre les cabarets le mien n’est pas le pire.

CLÉANDRE.

Une troupe modeste, en ce lieu, doit venir,

Et de fort peu de mets sa table on peut fournir :

Surtout vous payant bien, pourrez-vous bien vous taire

De...

CARPALIN.

De quoi ? dites donc.

CLÉANDRE.

D’un amoureux mystère.

CARPALIN.

D’un mystère amoureux ! me faire cet affront !

Ha ! Monsieur, la rougeur déjà m’en vient au front !

J’ai très sué dahan, oyant cette parole.

CLÉANDRE.

Sechez cette sueur avec cette pistole ;

Et croyez que chez vous si j’ai quelque bonheur,

J’y saurai conserver tout bien et tout honneur.

CARPALIN.

C’est ce que je demande, et j’abhorre le blâme ;

Vous pourriez bien ici conduire quelque dame ?

CLÉANDRE.

Oui.

CARPALIN.

C’est tout un : j’apprends avecque les savants

Que l’on peut aujourd’hui vivre avec les vivants ;

Des affaires d’autrui je ne m’enquête guère.

CLÉANDRE.

Écoutez ; nous aurons une fille et sa mère,

Quelques valets encore.

CARPALIN.

Ha ! je vous entends bien ;

Ce sont en bon Français, gens qui ne valent rien.

CLÉANDRE.

Nullement, nullement ; votre discours m’irrite :

Je vous parle de gens d’honneur et de mérite.

CARPALIN.

Qui méritent l’honneur d’avoir la fleur-de-lys.

CLÉANDRE.

Insolent ! parlez mieux.

CARPALIN.

Si ce n’est rien de pis.

CLÉANDRE.

Ne vous imprimez point une peur ridicule.

CARPALIN.

Ma maison jusqu’ici se trouve sans macule.

Lorsque j’y suis entré, je l’ai fait reblanchir ;

Je veux m’y conserver plutôt que m’enrichir :

Mais quand on est instruit, on pêche sans scandale.

CLÉANDRE.

Tout beau dans mes desseins il n’est rien qui soit sale ;

C’est un honnête amour qui règle mon désir.

CARPALIN.

Vivant en tout honneur, vous me ferez plaisir.

CLÉANDRE.

La marmite est au feu ?

CARPALIN.

Non ; mais il l’y faut mettre.

CLÉANDRE.

Mais le temps est pressé, qui ne le peut permettre.

Avez-vous un chapon bien gras et bien refait ?

CARPALIN.

Il m’en viendra du Mans qui seront à souhait :

S’ils ne sont d’une chair et délicate et tendre,

Fussent-ils en morceaux, je les veux bien reprendre.

CLÉANDRE.

Mais vous n’en avez point ?

CARPALIN.

Non pas pour le présent.

CLÉANDRE.

Ô qu’ici je rencontre un hôte mal plaisant !

Avez-vous des poulets pour mettre en fricassée ?

CARPALIN.

La porte de Paris n’est pas bien loin placée ;

On ira promptement.

CLÉANDRE.

N’avez-vous rien ici ?

Quoi ni bœuf, ni mouton ?

CARPALIN.

Il m’en vient de Poissy.

CLÉANDRE.

N’avez-vous rien de cuit ? n’avez-vous rien pour cuire ?

CARPALIN.

J’aurais un pigeonneau qui pourrait bien vous duire.

CLÉANDRE.

C’est trop peu qu’un pigeon.

CARPALIN.

Aussi bien cet oiseau

Se noya, hier au soir, buvant dans notre seau :

Hélas ! la pauvre bête elle est morte enragée ;

Et nonobstant cela, ma femme l’a mangée.

CLÉANDRE.

Avez-vous des pâtés ?... Où me suis je embourbé ?

CARPALIN.

Monsieur, pour des pâtés ; notre four est tombé :

Mais j’attends le Maçon qui s’en va le refaire.

CLÉANDRE.

Est-ce ainsi que chez vous on fait si bonne chère ?

CARPALIN.

Pour cette heure, Monsieur, vous m’avez pris sans vert :

S’il vous plaît, toutefois, une sauce Robert,

Nous avons, du porc frais, de fines côtelettes,

Grasses, de bonne chair, tendres et bien douillettes.

CLÉANDRE.

Cela ne suffit pas... où m’a-t-on adressé ?

CARPALIN.

Donnez-moi de l’argent ; si le cas est pressé,

J’irai prendre un chapon à la rôtisserie.

CLÉANDRE.

Il est fort à propos : faites donc, je vous prie,

Et que l’on ait encore la couple de poulets :

Tenez, envoyez donc ; avez vous des valets ?

CARPALIN.

Trouve-t-on des valets sans vice et sans reproche ?

Non : mais j’ai mon barbet qui tourne bien la broche ;

Il sera dans sa roue avant qu’il soit longtemps.

Je reviendrai bientôt.

CLÉANDRE.

Allez ; je vous attends ;

Courez, je vous supplie, et ne demeurez guère...

Ma maîtresse, en ce lieu, fera mauvaise chère ;

Mais je la ferai bonne, en voyant ses beaux yeux,

Dont l’azur est plus clair que n’est celui des Cieux.

Quel homme vient ici ? Sa présence importune

S’en va servir d’obstacle à ma bonne fortune.

 

 

Scène IV

 

CLÉANDRE, LISIPE

 

CLÉANDRE.

Est-ce vous cher Lisipe ? est-ce vous que je voi ?

Ne m’abusé-je point ?

LISIPE.

Non Cléandre ; c’est moi.

CLÉANDRE.

Quelle heureuse rencontre ! Eh quoi ! dans cette ville ?

LISIPE.

J’ai fait assez longtemps un métier inutile,

Où je n’ai rien gagné, si ce n’est quelques coups.

Il est temps que chez moi je cherche un sort plus doux.

Je me sens tout usé d’avoir porté les armes,

Et pour moi désormais le repos a des charmes.

Je suis prêt d’épouser une rare Beauté,

Où je borne mes vœux et ma félicité ;

Et j’ai fait de Paris le voyage avec elle,

Pour vider un procès qui dans ce lieu l’appelle.

CLÉANDRE.

Depuis trois ans passés vous êtes hors d’ici,

Sans nous avoir écrit !

LISIPE.

Cléandre, il est ainsi :

Mais les mains qu’on emploie à servir aux armées,

D’écrire, bien souvent, sont désaccoutumées ;

Puis on a de la peine à les faire tenir.

CLÉANDRE.

Et puis de ses amis on perd le souvenir.

LISIPE.

Point du tout ; j’eus toujours Cléandre en ma mémoire.

CLÉANDRE.

C’est m’obliger beaucoup que me le faire croire.

LISIPE.

Hé bien ? l’on m’a conté que vous jouez toujours ;

Comment va la fortune ?

CLÉANDRE.

Elle est dans le décours :

Ma maison de Paris, depuis un mois vendue

En beaux deniers comptants, dans mes mains s’est fondue.

LISIPE.

Lorsque le malheur dure, il est bien affligeant.

CLÉANDRE.

Quand je jette les dés, je jette mon argent ;

Et si je m’émancipe à dire tope ou masse,

Le malheur, qui me suit, ne me fait point de grâce.

Si je joue au piquet avec quelqu’Ostrogot,

Il me fera vingt fois pic, repic et capot ;

En dernier il aura deux quintes assorties,

Et vingt fois, pour un point, je perdrai des parties.

LISIPE.

Le jeu n’est pas plaisant, lors que l’on perd ainsi.

CLÉANDRE.

J’ai perdu le désir de plus jouer aussi,

Et j’en ai fait serment, au moins, pour six semaines.

LISIPE.

Les serments d’un joueur sont des promesses vaines ;

Je suis fort assuré que vous n’en ferez rien.

CLÉANDRE.

Je prétends ménager le reste de mon bien,

Et n’irai plus tenter un hasard si nuisible.

LISIPE.

Ha ! cette retenue est du tout impossible.

Votre âme pour le jeu sent trop d’émotion.

CLÉANDRE.

Elle est pleine aujourd’hui d’une autre passion.

LISIPE.

D’ambition ? d’amour ?

CLÉANDRE.

C’est d’amour, cher Lisipe.

LISIPE.

Dans ce jeu bien souvent, comme aux autres on pipe,

Et, parfois, tel amant s’embarque avec chaleur,

Qui perd souvent son fait et joue avec malheur.

Est-ce pour une veuve, ou bien pour une fille ?

CLÉANDRE.

C’est pour l’unique enfant d’une bonne famille ;

Pour une fille riche et belle au dernier point.

LISIPE.

Et qui souffre vos soins ?

CLÉANDRE.

Et qui ne me hait point.

 

 

Scène V

 

LISIPE, PHILIPIN, CLÉANDRE

 

LISIPE.

Est-elle de Paris ?

PHILIPIN, à part.

Ha !

CLÉANDRE.

Non ; elle est d’Auxerre.

PHILIPIN, à part.

C’est son rival.

LISIPE.

C’est-là que j’ai certaine terre,

M’apprendrez-vous comment se forma cet amour ?

CLÉANDRE.

J’étais dedans Auxerre, et dans un Temple un jour...

PHILIPIN, à Cléandre.

Monsieur que pensez-vous d’en user de la sorte ?

CLÉANDRE.

C’est un de mes amis.

PHILIPIN.

Il n’importe.

CLÉANDRE.

Il n’importe !...

Quand je vis cet objet si charmant et si beau,

Que je dois l’adorer jusques dans le tombeau.

LISIPE.

Son nom ?

PHILIPIN, à Cléandre.

Gardez-vous bien.

CLÉANDRE.

On la nomme Lucrèce.

PHILIPIN.

Hé, Monsieur !

LISIPE à part.

C’est aussi le nom de ma maîtresse.

CLÉANDRE.

Un de ses gants tomba, j’allai lui présenter,

Et lui fis compliment.

PHILIPIN, à part.

Il va tout lui conter.

CLÉANDRE.

À ce premier abord nos deux cœurs tressaillirent ;

Nos âmes doucement dans nos yeux se perdirent,

Et mutuellement apprirent en ce jour

Quelle est l’émotion d’une première amour.

Je la suivis vingt pas ; mais redoutant sa mère...

PHILIPIN.

Arrêtez.

CLÉANDRE.

Ôte-toi... qui paraît fort sévère.

Elle me conjura de n’aller pas plus loin ;

Mais j’appris sa demeure avec beaucoup de soin,

Et depuis dans Auxerre en différents voyages,

J’obtins de ses bontés d’assez grands témoignages.

PHILIPIN.

Que dira-t-il encor ?

CLÉANDRE.

Mon valet, par hasard,

Connaissait sa servante.

PHILIPIN.

Ha ! le diable y a part.

CLÉANDRE.

Et cette fille adroite, et bien sollicitée,

Avec beaucoup d’ardeur à m’aimer l’a portée,

Jusque à me protester et me donner sa foi

De n’accepter jamais d’autre mari que moi.

PHILIPIN.

Bon ! c’est bien débuté ! la plaisance ouverture !

LISIPE.

Ami, voilà, sans doute, une belle aventure :

Mais quelle occasion vous fait venir ici ?

CLÉANDRE.

Ma maîtresse bientôt s’y doit trouver aussi ;

Car sa mère d’Auxerre avec elle l’amène.

PHILIPIN.

Que dites-vous ?

CLÉANDRE.

Tais-toi.

PHILIPIN.

Votre fièvre quartaine !

CLÉANDRE.

Dans cette hôtellerie elles viendront loger :

L’hôte est un homme adroit, que j’ai su ménager ;

Chez lui...

PHILIPIN.

Vous parlez mal.

CLÉANDRE.

Maraud te veux-tu taire ?

Je verrai librement cette beauté si chère.

PHILIPIN.

J’enrage !

LISIPE.

Avec sa mère il vous faudra traiter.

CLÉANDRE.

En parlant à Lidame on pourrait tout gâter.

PHILIPIN.

Ha, voilà tout perdu !

LISIPE.

Sa mère est donc Lidame ?

CLÉANDRE.

Vous la connaissez donc ?

LISIPE.

Oui, oui pour une femme

Qui prend de bons conseils, qui sait en bien user,

Et que mal aisément vous pourrez abuser.

Je sais qu’homme vivant n’épousera sa fille,

Qu’il ne soit de fort noble et fort riche famille ;

Et malgré tous vos soins, je vous donne ma foi

Qu’elle n’aura jamais autre gendre que moi.

PHILIPIN.

Monsieur, en tenez-vous ?

LISIPE.

Surtout, je vous proteste

Qu’elle hait un joueur comme elle hait la peste :

Avant qu’il soit longtemps, vous le pourrez savoir.

CLÉANDRE.

Lisipe, encor un mot.

LISIPE.

Adieu jusque au revoir.

 

 

Scène VI

 

PHILIPIN, CLÉANDRE

 

PHILIPIN.

Ma foi le trait est drôle : ô Dieu ! quelle imprudence !

Faire à votre rival entière confidence !

CLÉANDRE.

Que dis-tu, Philipin ? Lisipe est mon rival ?

PHILIPIN.

Rosette me l’a dit.

CLÉANDRE.

Ô malheur sans égal !

PHILIPIN.

Moi, j’appelle cela sottise sans exemple.

Il a laissé Lucrèce et sa mère en un Temple,

Cependant qu’en ces lieux il a voulu venir

Pour voir l’hôtellerie et pour la retenir ;

Et, sans votre rencontre et votre peu d’adresse,

Vous eussiez pu loger avec votre maîtresse.

Vous étiez bien pressé de conter vos amours ;

Lorsque je vous tirais, vous poursuiviez toujours :

En découvrant ainsi tout ce qui vous regarde,

Vous avez contenté votre humeur babillarde.

Vous pourrez désormais vous adresser ailleurs :

Mes desseins sont rompus, faites en de meilleurs :

Votre indiscrétion n’eut jamais de semblable.

CLÉANDRE.

N’insulte point au sort d’un amant misérable ;

Le désespoir qui suit mon indiscrétion,

Ne suffira que trop pour ma punition :

Crois que bientôt ma mort finira ma misère.

PHILIPIN.

Ha ! gardez-vous en bien ! vous ne sauriez pis faire.

Entrons ; pour vous servir, je veux faire un effort :

On remédie à tout ; mais non pas à la mort.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LISIPE, LUCRÈCE, ROSETTE

 

LISIPE.

Voici l’appartement, belle et chère Lucrèce,

Que suivant mes désirs, votre mère vous laisse.

LUCRÈCE.

Il y faut demeurer : mais par quelle raison

Nous faites vous loger dedans cette maison ?

Cette chambre est petite, et de plus mal garnie ;

Je serais beaucoup mieux dans l’autre hôtellerie.

LISIPE.

Oui vous y seriez mieux ; mais j’y serais plus mal :

Vous verriez votre amant, je verrais mon rival.

LUCRÈCE.

Quel rival ? Ha ! Lisipe, expliquez-vous de grâce.

LISIPE.

Je m’explique assez-bien ; je sais ce qui se passe.

Un galant dans ce lieu n’avait pas rendez-vous ?

LUCRÈCE.

Êtes-vous insensé ?

LISIPE.

Non ; mais je suis jaloux

Vous ne m’aimez pas fort.

LUCRÈCE.

Cela pourrait bien être.

LISIPE.

Vous connaissez Cléandre ?

LUCRÈCE.

Hé bien ? pour le connaître,

Un motif si léger vous peut-il alarmer ?

Est-ce un crime si grand ?

LISIPE.

C’en est un de l’aimer.

LUCRÈCE, à part.

Il sait tout, quel malheur !

LISIPE.

Vous rougissez, Lucrèce !

LUCRÈCE.

Si l’on me voit rougir c’est de votre faiblesse,

De vos soupçons fâcheux injustement conçus.

LISIPE.

Ne vous emportez pas, répondez là-dessus :

Pouvez-vous dénier que vous aimez Cléandre ;

Qu’en l’autre hôtellerie il vous devait attendre ?

Cléandre librement m’a tout dit aujourd’hui.

LUCRÈCE.

Cléandre !

LISIPE.

Oui, Cléandre, oui ; j’ai tout su de lui ;

De votre affection il fait si peu de conte,

Qu’il s’en vante déjà par tout à votre honte.

LUCRÈCE.

Dieu, que me dites-vous ?

LISIPE.

Je dis la vérité.

LUCRÈCE.

Ha, quelle perfidie ! ha, quelle lâcheté !

LISIPE.

C’est avecque raison que ce dépit éclate :

Pour punir cet ingrat cessez de m’être ingrate ;

Faites justice à tous, et payez en ce jour

Le mépris par la haine, et l’amour par l’amour ;

Changez en un feu pur une ardeur criminelle.

Lisipe tout au moins, vaut bien un infidèle.

Votre mère m’attend, adieu pensez y bien :

Je suis assez discret pour ne lui dire rien.

Ce n’est pas sans regret qu’ainsi je me retire :

Mais chez son Procureur je dois l’aller conduire.

 

 

Scène II

 

LUCRÈCE, ROSETTE

 

LUCRÈCE.

J’ai fait, sur l’apparence, un jugement bien faux.

Ha ! qu’un homme bien fait a souvent de défaut !

Que ce cruel mépris sensiblement me fâche !

Que je suis malheureuse, et que Cléandre est lâche !

ROSETTE.

Mais...

LUCRÈCE.

Ha ! ne me dis rien pour cet ingrat amant,

Et ne t’oppose point à mon ressentiment.

Je ne suis que trop faible encor contre ce traître :

Mais que veut le valet de ce perfide maître ?

 

 

Scène III

 

PHILIPIN, LUCRÈCE, ROSETTE

 

PHILIPIN, bas.

Rosette, Dieu te gard !

ROSETTE, bas.

Où viens-tu malheureux ?

Si Lidame ou Lisipe...

PHILIPIN, bas.

Ils sont sortis tous deux.

ROSETTE, bas.

Chez notre Procureur ils vont pour quelque affaire ;

Il loge ici tout proche, ils ne tarderont guère.

PHILIPIN, bas.

Je ne tarderai guère à m’en aller aussi.

LUCRÈCE.

Que vous dit Philipin ? que cherche-t-il ici ?

PHILIPIN.

Je viens vous y chercher de la part de Cléandre.

Écoutez.

LUCRÈCE.

De sa part je ne veux rien entendre.

PHILIPIN.

La fierté vous sied bien ; mais puis-je me flatter

Que de ma part, au moins, vous vouliez m’écouter ?

LUCRÈCE.

Non ; sortez.

PHILIPIN, bas.

D’où lui vient cette humeur dédaigneuse ?

Je ne la vis jamais si triste et si grondeuse.

ROSETTE.

Elle en a bien raison ; ton maître...

PHILIPIN.

Qu’a-t-il fait ?

ROSETTE.

Ton maître, n’est ma foi, qu’un insolent parfait ;

Il sait fort mal couvrir l’honneur d’une maîtresse ;

Lisipe a su de lui les secrets de Lucrèce.

LUCRÈCE.

Mes bontés l’ont rendu trop vain et trop hardi.

PHILIPIN.

À dire vrai, mon maître est assez étourdi ;

Mais sa franchise seule, et non pas sa malice,

Lui rend souvent ainsi quelque mauvais office.

Lisipe est son ami ; mais je puis protester

Qu’il n’a rien su de lui qui vous doive irriter.

LUCRÈCE.

Ce qu’il a dit pourtant n’est pas fort à ma gloire.

PHILIPIN.

Lisipe est son rival, on ne le doit pas croire.

LUCRÈCE.

Son rapport par le tien n’est que trop confirmé ;

Commençant d’être ingrat, il cesse d’être aimé.

PHILIPIN.

Ma foi si vous saviez comment de cette offense

Déjà mon pauvre maître a fait la pénitence,

Comme il se désespère, et jure en son transport,

Que pour perdre Lisipe il diffère sa mort ;

D’une fière tigresse eussiez-vous la furie,

Je gage qu’à l’instant vous seriez attendrie ;

Vous en auriez pitié.

LUCRÈCE.

Je n’en dois point avoir.

Va dis lui que jamais il n’espère me voir :

Mon amour fut moins grand que ma colère est forte.

PHILIPIN.

C’est dont fait de sa vie ?

LUCRÈCE.

Il n’importe, il n’importe.

PHILIPIN, à part.

Peste, qu’elle est cruelle !

LUCRÈCE.

Oui : sors sans raisonner ;

Dis-lui que je ne puis jamais lui pardonner.

PHILIPIN.

Vous voulez donc qu’il meure ?

LUCRÈCE.

Après un tel outrage,

Qu’il meure ; il ne saurait m’obliger davantage.

Va, va l’en avertir ; va donc : mais quoi ? revien.

PHILIPIN.

Que lui dirai-je enfin ?

LUCRÈCE.

Dis-lui... ne lui dis rien.

PHILIPIN, à part.

Voilà bien des façons pour n’avoir rien à dire.

LUCRÈCE.

À ce juste courroux mon cœur ne peut souscrire.

Tout criminel qu’il est, je ne le puis haïr.

Je ne puis me venger, quoi qu’il m’ait pu trahir ;

Et s’il avait pour moi, quelque tendresse encore,

Je lui pardonnerais.

PHILIPIN.

Madame, il vous adore ;

Et s’il n’a pas l’honneur de vous voir aujourd’hui,

Je le tiens assez sot pour en mourir d’ennui.

LUCRÈCE.

Hélas ! comment le voir ?

PHILIPIN.

La chose est fort aisée.

Pour peu qu’à le souffrir vous soyez disposée,

Vous pouvez quelque-part lui donner rendez-vous. 

ROSETTE.

Quelqu’un heurte à la porte : ha ! Dieu que ferons-nous ?

C’est votre amant bourru ; je tremble en chaque membre.

LUCRÈCE.

J’ouvrirai, fais le entrer dedans cette antichambre.

 

 

Scène IV

 

LISIPE, LUCRÈCE, PHILIPIN, ROSETTE

 

LUCRÈCE.

Vous revenez bientôt ?

LISIPE.

Ce n’est pas sans raison.

LUCRÈCE.

Comment ?...

LISIPE.

Le Procureur n’est pas à la maison.

LUCRÈCE.

Ma mère pour l’attendre est elle demeurée ?

LISIPE.

Nullement ; dans sa chambre elle s’est retirée ;

Et je vais, cependant, chercher quelques papiers,

Qu’il faut dans le procès produire les premiers.

LUCRÈCE.

Où voulez-vous aller ?

LISIPE.

Prendre notre valise,

Dedans cette antichambre où notre hôte l’a mise.

LUCRÈCE.

De grâce, demeurez.

PHILIPIN, à part.

S’il me voit, je suis mort.

LISIPE.

D’où vient qu’en m’arrêtant vous vous troublez si fort ?

PHILIPIN, à part.

Ma foi, c’est à ce coup.

LUCRÈCE.

Je vais vous en instruire :

Écoutez seulement, j’ai beaucoup à vous dire :

Je veux vous découvrir un important complot ;

Philipin est ici.

PHILIPIN, à part.

Me voilà pris pour sot.

LISIPE.

Quel est ce Philipin ?

LUCRÈCE.

Le valet de Cléandre.

PHILIPIN, à part.

Je suis gâté sans doute ; on lui va tout apprendre.

LUCRÈCE.

Philipin est ici venu me conjurer

De donner rendez-vous.

PHILIPIN, à part.

Où dois-je me fourrer ?

LUCRÈCE.

De ce discours encor je suis toute interdite.

PHILIPIN, à part.

Pour un bras disloqué j’en voudrais être quitte.

LISIPE.

Ha ! que ne tien-je ici ce maudit Philipin !

PHILIPIN, à part.

Je ne me vis jamais si proche de ma fin.

LISIPE.

Qu’avez-vous répondu belle et chère Lucrèce ?

LUCRÈCE.

J’ai trompé ce valet.

PHILIPIN, à part.

Ha ! la bonne traîtresse !

LUCRÈCE.

À tout ce qu’il a dit j’ai feint d’y consentir,

À dessein seulement de vous en avertir,

Et de me plaindre après de votre défiance.

PHILIPIN, à part.

Ha ! pauvre Philipin, songe à ta conscience.

LISIPE.

Le dessein de Cléandre est de vous enlever :

Mais, Madame, en quel lieu le devez-vous trouver ?

LUCRÈCE.

Dans la place Royale.

PHILIPIN, à part.

Elle donne le change.

LISIPE.

De ce lâche rival il faut que je me venge.

LUCRÈCE.

Où courez-vous, Lisipe ?

LISIPE.

Ha ! ne m’arrêtez-pas !

Je vais au rendez-vous le trouver de ce pas.

 

 

Scène V

 

LUCRÈCE, ROSETTE, PHILIPIN

 

LUCRÈCE.

Fais venir Philipin.

ROSETTE, à Philipin.

Sors, sors en diligence.

PHILIPIN.

Vous venez d’exercer assez ma patience.

D’une fièvre quartaine un importun frisson

Ne m’eût pas fait trembler de meilleure façon.

Mais pour revoir mon maître, il est temps que je sorte ;

Ne vous verra-t-il point quelques-fois à la porte ?

LUCRÈCE.

Oui ; dis-lui qu’il pourra me parler un moment,

Quand il verra sortir ma mère et mon amant.

PHILIPIN.

Pour votre amant jaloux dans peu de temps j’espère,

Qu’il n’obsédera plus ni vous ni votre mère.

LUCRÈCE.

Parles-tu tout de bon ?

PHILIPIN.

C’est un coup assuré.

Pour cet effet notre hôte est déjà préparé ;

Il doit se déguiser et c’est pour un mystère,

Qu’à mon maître indiscret j’ai même voulu taire,

De crainte qu’il ne vienne encor nous tourmenter,

Et qu’en pensant bien faire, il n’aille tout gâter :

Mais comme je connais que vous êtes discrète,

Cette affaire pour vous ne sera pas secrète.

ROSETTE.

Dieu ! la porte est ouverte et voici le jaloux.

 

 

Scène VI

 

LISIPE, LUCRÈCE, PHILIPIN, ROSETTE

 

LISIPE.

Vous ne m’avez pas dit l’heure du rendez-vous.

Mais que veut ce maraud ?

PHILIPIN.

C’est vous que je demande,

Pour vous dire deux mots d’importance fort grande.

LISIPE.

Parle...

PHILIPIN.

C’est en secret que je vous dois parler.

ROSETTE, à part.

Je le tiens fort subtil, s’il peut s’en démêler.

PHILIPIN, à Lisipe.

Par l’ordre de Cléandre, avec beaucoup d’adresse,

Je suis venu sonder la vertu de Lucrèce ;

Et j’ai par mes discours si bien su l’émouvoir,

Que mon maître a reçu rendez-vous pour la voir :

Mais sachant votre amour, loin de vous faire outrage,

Il renonce pour vous à ce grand avantage,

Et veut vous faire voir par ce prompt changement,

Qu’il est meilleur ami, qu’il n’est discret amant.

Il ne prétend plus rien au cœur de cette Belle,

Et vous fait avertir d’avoir l’œil dessus elle.

LISIPE.

Pour un si bon avis reçois ce diamant.

Que ton maître m’oblige !

PHILIPIN, à part.

Ô Dieu, quel changement !

LISIPE.

Madame, Philipin de la part de Cléandre,

Touchant le rendez-vous, vient de me tout apprendre ;

Le croyant mon ami, je n’étais pas trompé.

LUCRÈCE, à part.

La défaite est fort bonne, et Lisipe est dupé.

 

 

Scène VII

 

LISIPE, CARPALIN, déguisé en Paysan, PHILIPIN, LUCRÈCE, ROSETTE

 

LISIPE.

Mais que nous veut cet homme ?

PHILIPIN, bas.

Il paraît sans malice...

C’est notre hôte, Madame ; aidez à l’artifice.

CARPALIN.

Monsieur ne vous déplaise : on m’avait dit qu’ici

Je trouverais Lisipe.

LISIPE.

Oui, l’on m’appelle ainsi :

Voulez-vous me parler ?

CARPALIN.

Je veux plutôt me taire :

Je suis un des Fermiers de Monsieur votre père ;

Le pauvre homme ! ha ! Monsieur ! songeant à ses malheurs,

Je n’ai pas le pouvoir de retenir mes pleurs.

LISIPE.

Quel malheur, quoi mon père a-t-il fait quelque perte ?

CARPALIN.

La plus grande en effet qu’il ait jamais soufferte.

LISIPE.

Quelle ?

CARPALIN.

Vous l’apprendrez trop tôt à vos dépens.

LISIPE.

Dites-moi tout ; c’est trop me tenir en suspends.

CARPALIN.

J’ai le cœur trop serré pour le pouvoir permettre :

Mais votre oncle Albiran m’a chargé d’une lettre,

Qui vous fera savoir pourquoi je pleure tant.

LISIPE.

Donnez-donc ; dépêchez.

CARPALIN.

Vous l’aurez à l’instant ;

Elle n’est point ici.

LISIPE.

Je meurs d’impatience ;

Cherchez dans l’autre poche avecque diligence.

CARPALIN.

Oui, nous la trouverons, Monsieur, assurément.

Je crois que je la tiens.

LISIPE.

Voyez donc promptement.

CARPALIN.

Je ne lis pas fort bien des lettres si mal faites ;

Il faut que, pour cela, je prenne mes lunettes.

LISIPE.

C’est trop perdre de temps, donnez-moi ce papier :

Il lit.

À Monsieur Paul Grimaud, Apprenti Savetier.

CARPALIN.

Ce n’est donc pas pour vous : c’est pour le fils du frère

Du neveu du cousin de défunt mon compère.

LISIPE.

Dépêchez de trouver celle qui m’appartient.

CARPALIN.

Çà cherchons.

LISIPE.

Savez-vous tout ce qu’elle contient ?

CARPALIN.

Oui, Monsieur ; mais il faut pourtant qu’elle se treuve.

LISIPE.

C’est pour ma patience une trop longue épreuve.

CARPALIN.

Monsieur, assurément, je l’aurai laissé choir,

Tirant dans le bateau ma bourse et mon mouchoir,

Alors qu’il a fallu payer mon batelage.

LISIPE.

Ne me retenez plus en suspend davantage :

Dites-moi promptement ce qu’on m’a pu mander.

CARPALIN.

Le dirai-je, Monsieur ?

LISIPE.

Dites sans plus tarder.

CARPALIN.

Feu votre père est mort ; c’est tout ce qu’on vous mande.

LISIPE.

Que ma douleur est vive et que ma perte est grande !

Mais il me vit partir, en fort bonne santé.

CARPALIN.

Il fut surpris du mal, dès qu’il vous eut quitté ;

Quelques heures après, il se trouva sans vie.

Ce mal, à ce qu’on dit, s’appelle punaisie.

PHILIPIN.

Ou plutôt pleurésie.

CARPALIN.

Oui, Monsieur, justement ;

Nous autres bonnes gens parlons grossièrement.

LISIPE.

Madame pour mettre ordre au bien de feu mon père,

Ma présence au pays sera fort nécessaire.

LUCRÈCE.

Ma mère aurait grand tort d’empêcher ce départ.

Quand donc partirez-vous ?

LISIPE.

Dans une heure au plus tard.

De cet éloignement je ne puis me défendre ;

Mais près de vous bientôt j’espère de me rendre.

CARPALIN.

Je vais vous dire adieu, Monsieur.

LISIPE.

Non, demeurez ;

Vous dînerez céans, et puis vous partirez.

 

 

Scène VIII

 

CLÉANDRE, LISIPE, CARPALIN, PHILIPIN, ROSETTE, LUCRÈCE

 

LISIPE.

Mais j’aperçois Cléandre ; ami, que je t’embrasse.

LUCRÈCE, à part.

Il reçoit cet accueil de fort mauvaise grâce.

PHILIPIN, à part.

Sans doute il n’est venu que pour le quereller.

CLÉANDRE.

Je voudrais bien, Lisipe, en secret vous parler.

LISIPE.

Il n’en est pas besoin, je sais ce qui t’amène,

Et déjà de ta part l’on m’a tiré de peine :

Que ne te dois-je point pour un si grand effort !

CLÉANDRE.

Qu’avez-vous donc appris ? vous me surprenez fort.

ROSETTE, bas.

Il va tout découvrir.

PHILIPIN, bas.

Cela pourrait bien être.

LISIPE.

Philipin m’a tout dit.

CLÉANDRE.

Et qu’a-t-il dit, le traître ?

LISIPE.

Votre dessein secret touchant le rendez-vous.

PHILIPIN.

Monsieur...

CLÉANDRE.

Tu sentiras ce que pèsent mes coups.

LISIPE.

À quoi bon vous servir d’une vaine finesse,

Puisque vous renoncez à l’amour de Lucrèce ?

CLÉANDRE.

Moi, j’y renoncerais.

PHILIPIN.

Oui ; vous me l’avez dit.

CLÉANDRE.

Ha ! fripon !

PHILIPIN.

Ha ! Monsieur ! soyez moins interdit.

CLÉANDRE, bas.

Je respecte ce lieu, maraud ! mais je te jure

Que cents coups puniront tantôt ton imposture.

PHILIPIN, à Lisipe.

Mon maître maintenant m’a dit tout le secret :

S’il est fort généreux, il n’est pas moins discret ;

Et vous cédant Lucrèce, il croit qu’en sa présence

Il ne peut l’avouer avecque bienséance.

Il est plus circonspect que l’on ne peut penser.

LISIPE.

Il a raison, et moi j’ai tort de le presser.

LUCRÈCE.

Je ne vous ferai plus de contrainte plus grande.

Je sors ; près de ma mère il faut que je me rende.

Elle parle à Cléandre.

Dissimule, aime, espère, et tu seras aimé.

LISIPE.

Ami, qu’a-t’elle dit ? que j’en sois informé.

PHILIPIN.

J’ai bien tout entendu ; j’étais d’elle assez proche ;

Elle vient de lui faire un signalé reproche.

À Cléandre.

Dites oui.

CLÉANDRE.

Oui, Lisipe.

LISIPE.

Ha ! je m’en doutais bien ;

Je n’ai point vu d’esprit aussi fier que le tien.

CLÉANDRE, regardant Carpalin.

Mais voilà Carpalin vêtu pour faire rire ;

D’où vient ce changement ?

CARPALIN, à part.

Monsieur, qu’allez-vous dire ?

LISIPE.

Connaissez-vous cet homme ?

CLÉANDRE.

Oui, je le connais fort.

LISIPE.

Il est venu me faire un funeste rapport.

Du trépas de mon père il m’a dit la nouvelle.

PHILIPIN, à Carpalin.

Je vous l’avais bien dit qu’il a peu de cervelle.

CLÉANDRE.

Comment plutôt que vous a-t’il su ce trépas ?

PHILIPIN.

C’est...

CLÉANDRE.

Laisse-moi parler ; ne m’importune pas :

Cet homme est de Paris.

LISIPE.

Ton erreur est extrême :

C’est un de mes fermiers.

CLÉANDRE.

Vous vous trompez vous même.

Je le dois bien savoir, je loge en son logis.

CARPALIN.

Je vais être bientôt payé de mes avis.

LISIPE.

Quoi ! fourbe ! quoi ! méchant ! tu dis donc que mon père...

CARPALIN.

Il se porte fort bien, n’entrez point en colère.

CLÉANDRE.

Pour avoir ton pardon dis nous la vérité.

LISIPE.

Apprends-nous qui t’envoie ?

PHILIPIN, à part.

Ha ! voilà tout gâté !

CLÉANDRE.

Parle donc.

CARPALIN, à Cléandre.

C’est pour vous qu’on m’a mis en besogne.

PHILIPIN.

Vous en avez menti, sot, imposteur, ivrogne !

LISIPE.

Assomme ce maraud.

PHILIPIN.

Je n’y vais pas manquer.

CARPALIN.

Quoi ! traître ! Philipin !

PHILIPIN.

Sors, sors sans répliquer.

 

 

Scène IX

 

CLÉANDRE, LISIPE

 

CLÉANDRE.

De cette lâcheté me croyez-vous capable ?

LISIPE.

Je sais trop à quel point je te suis redevable ;

Tu m’as cédé Lucrèce, et tu m’as déchargé

Du soin d’un long voyage, où j’étais engagé.

Je sais que ta franchise est trop noble et trop pure,

Pour pouvoir consentir à la moindre imposture ;

Je serais insensé si j’avais ce soupçon.

 

 

Scène X

 

CLÉANDRE, PHILIPIN, LISIPE, COURCAILLET

 

PHILIPIN.

Je viens de l’ajuster de la bonne façon.

Il est estropié pour plus d’une semaine.

COURCAILLET.

Monsieur, on vous attend dans la chambre prochaine.

Le dîner est servi.

LISIPE.

Je vais suivre vos pas.

Ami, viens avec nous prendre un mauvais repas.

CLÉANDRE.

Je sors de table ; allez ; vous vous faites attendre.

C’est pour une autre fois.

LISIPE.

Adieu donc, cher Cléandre :

Je ne suis point ingrat ; crois que de tout mon bien

Tu me feras plaisir d’user comme du tien.

CLÉANDRE, à Philipin.

Hé bien ? est-ce l’entendre ? Après ce tour d’adresse,

Ne puis-je pas souvent visiter ma maîtresse ?

Lisipe est pris pour dupe, et je suis le plus fin :

Il me croit son ami ; qu’en dis-tu, Philipin ?

PHILIPIN.

Moi, je dis que j’enrage, et comme à l’ordinaire,

Que vous détruisez tout, quand vous pensez bien faire.

Vous étiez bien tenté par l’indiscrétion,

De découvrir notre hôte en cette occasion !

CLÉANDRE.

C’est par là que Lisipe a connu ma franchise.

PHILIPIN.

C’est par là que mon maître a fait voir sa sottise :

Notre hôte n’a parlé que pour vos intérêts ;

Il s’est pour vous servir déguisé tout exprès ;

Et déjà par sa feinte à votre amour utile,

Lisipe allait quitter Lucrèce et cette ville,

Et devant son retour vous eussiez aisément

Fait consentir la belle à son enlèvement.

CLÉANDRE.

Qu’ai-je dit ! qu’ai-je fait ! que je suis misérable !

PHILIPIN.

Ma foi, votre imprudence est un mal incurable.

CLÉANDRE.

Ha ! ne m’accuse point, accuse mon malheur,

Et ne condamne point ma plainte et ma douleur.

PHILIPIN.

Apprenez que des sots la plainte est le partage ;

Parlons de mettre encor quelque ruse en usage.

CLÉANDRE.

Quoi sais-tu quelque ruse ?

PHILIPIN.

Il faut en inventer ;

Mais sortons de ce lieu ; l’on nous peut écouter.

CLÉANDRE.

Que crains-tu ?

PHILIPIN.

Je crains tout en affaires pareilles.

Les murailles, Monsieur, ont souvent des oreilles.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ROSETTE, PHILIPIN

 

ROSETTE.

Maudits soient mille fois les hommes sans cervelle !

Avec ses sots discours il nous l’a donné belle,

Ce Cléandre indiscret de qui l’esprit léger

Semble prendre plaisir à nous faire enrager.

PHILIPIN.

Vois-tu que ta colère à ton intérêt cède ?

Ne parlons plus du mal, et songeons au remède.

En générosité mon maître est sans égal :

Qu’importe qu’il soit sot, puis qu’il est libéral ?

Tu te dois assurer que de tes assistantes

Tu recevras de lui de bonnes récompenses :

Pour t’en donner déjà quelque signe évident,

Tiens, prend ces deux louis toujours en attendant.

ROSETTE.

J’en aurai donc encor ?

PHILIPIN.

N’en doute point, Rosette :

Si mon maître est heureux, notre fortune est faite.

ROSETTE.

Cet or n’a point d’éclat qui me puisse toucher ;

Je le prend toutefois de peur de te fâcher.

Je suis fort généreuse, et si je sers Cléandre,

L’amitié seulement me le fait entreprendre.

Quel dommage de voir qu’un amant si loyal,

Avec le cœur d’un Prince, ait l’esprit d’un cheval !

Ma foi, j’en ai pitié.

PHILIPIN.

Trêve de raillerie.

Et sur notre dessein raisonnons, je te prie :

Il nous faut éloigner Lisipe de ces lieux.

ROSETTE.

Jamais homme pour moi ne fut plus odieux :

Que je hais son humeur défiante et sévère !

Pour le chasser d’ici, je suis prête à tout faire.

PHILIPIN.

Tâchons pour cet effet d’agir avec succès.

Ne sais-tu point où sont les papiers du procès ?

ROSETTE.

Ils sont dans notre chambre, et dans notre valise

Enfermés dans trois sacs de grosse toile grise ;

Et dans un autre sac de velours noir et vieux,

Sont les plus importants et les plus précieux.

J’en ai fait le paquet.

PHILIPIN.

Bon : cache en diligence

Le sac où sont serrez les papiers d’importance ;

Quand on t’en parlera, d’un air humilié,

Pleure, et dis que tu crains de l’avoir oublié.

ROSETTE.

Mais quel est ton dessein ?

PHILIPIN.

Ne le peux-tu comprendre ?

Lisipe partira d’abord pour l’aller prendre ;

Et nous serons défaits de cet amant jaloux.

ROSETTE.

S’il ne tient qu’à cela, va, la vache est à nous :

Mais ne connais-tu point quelque valet fidèle ?

Lidame en a besoin.

PHILIPIN.

Ha, l’heureuse nouvelle !

Peux-tu pas m’introduire à titre de valet ?

ROSETTE.

La chose est fort aisée : oui, tu seras son fait.

Cléandre vient ; de peur qu’il ne nous puisse nuire,

De nos desseins secrets garde de lui rien dire.

Ton maître, tu le sais, n’est rien qu’un maître sot.

PHILIPIN.

Va, rentre et ne crains rien.

 

 

Scène II

 

CLÉANDRE, ROSETTE, PHILIPIN

 

CLÉANDRE.

Rosette écoute un mot.

ROSETTE.

C’est pour une autre fois.

PHILIPIN.

Monsieur le temps la presse ;

Il faut qu’elle se rende auprès de sa maîtresse.

CLÉANDRE.

Demeure ; je ne veux t’arrêter qu’un instant.

ROSETTE.

Je n’ai pas le loisir, ma maîtresse m’attend.

CLÉANDRE.

Mais je souhaiterais te dire quelque chose.

ROSETTE.

Mais je serais grondée et vous en seriez cause :

Adieu.

CLÉANDRE.

De cet accueil, je suis peu satisfait,

Et mes quatre louis ne font pas grand effet :

Mais les as-tu donnés ?

PHILIPIN.

Voilà belle demande !

J’ai toujours eu, Monsieur, la conscience grande.

CLÉANDRE.

Quoi ! tous quatre ?

PHILIPIN.

Oui, tous quatre ; et qu’avez vous pensé ?

De vos soupçons, Monsieur, je me tiens offensé.

Pour un homme d’honneur vous me devez connaître,

Sinon, cherchez valet, j’irai chercher un maître.

CLÉANDRE.

Ha ! mon cher Philipin, de grâce excuse-moi.

En effet, j’ai grand tort de soupçonner ta foi.

Ne m’abandonne point, je sais ton innocence ;

Je perdrais avec toi toute mon espérance.

PHILIPIN.

Oui, sachez qu’en effet je vaux mon pesant d’or,

Et qu’un valet habile est un rare trésor.

CLÉANDRE.

Ta fortune doit être à la mienne enchainée ;

Mais ne me quitte point de toute la journée.

Je me sens de jouer une démangeaison,

Dont je crains le succès avec grande raison ;

Si ton soin ne s’oppose au démon qui me tente,

Ma bource pourrait bien devenir moins pesante.

PHILIPIN.

Ha ! c’est de quoi surtout il vous faut bien garder.

CLÉANDRE.

Lucrèce est à la porte ; il la faut aborder.

 

 

Scène III

 

CLÉANDRE, PHILIPIN, LUCRÈCE

 

CLÉANDRE.

Par quel excès de grâce, ô merveille adorable !

Vous daignez vous montrer aux yeux d’un misérable ?

Le bien que je reçois de vous entretenir,

De mes ennuis passez m’ôte le souvenir :

Mais quoi, votre beauté dont l’éclat me console,

En excitant ma joie, interdit ma parole ;

Et vous n’ignorez pas qu’entre les vrais amants,

Le silence en dit plus que les raisonnements.

LUCRÈCE.

Hélas !...

CLÉANDRE.

Vous soupirez, ô ma chère maîtresse !

LUCRÈCE.

Ce soupir, malgré moi, vous fait voir ma faiblesse ;

Et mon cœur, où l’amour triomphe du courroux,

Soupire du regret de soupirer pour vous.

Il se plaint en secret du charme inconcevable

Qui, malgré vos défauts, vous rend encor aimable ;

Et, par un ascendant, qu’on ne peut exprimer,

Quand je veux vous haïr, me force à vous aimer.

CLÉANDRE.

Je souffre tout de vous : une injure cruelle

S’adoucit en sortant d’une bouche si belle,

Et de qui même encor je ne me plaindrais pas,

Quand elle aurait dicté l’arrêt de mon trépas.

Oui, vous me pouvez dire, adorable merveille !

Qu’il n’est point d’imprudence à la mienne pareille :

Mais, avec vérité, je puis dire à mon tour

Qu’on ne voit point d’ardeur pareille à mon amour.

Je brûle...

LUCRÈCE.

Je le crois ; mais cependant je tremble

De crainte que quelqu’un ne nous surprenne ensemble.

CLÉANDRE.

Si Lisipe, en effet, me rencontre avec vous,

Nous devons craindre tout de son esprit jaloux :

J’ai bien manqué de sens de mettre en évidence

L’intrigue de mon hôte avec tant d’imprudence.

Je meurs de déplaisir d’avoir été l’auteur

Du séjour important de ce persécuteur.

LUCRÈCE.

Dans cet événement je suis la plus à plaindre ;

Il croit se faire aimer, alors qu’il se fait craindre :

Un reproche eternel fait tout son compliment ;

Il s’érige plutôt en maître qu’en amant ;

Et sachant que pour lui ma mère s’intéresse,

Il me traite en esclave, et non pas en maîtresse.

CLÉANDRE.

Je vous saurai venger de cette indignité :

Qu’il craigne la valeur d’un rival irrité !

Son audace sera de sa perte suivie ;

Il recevra la mort, ou je perdrai la vie.

LUCRÈCE.

Si j’ai dessus votre âme encor quelque pouvoir,

En perdant ces désirs vous me le ferez voir.

Il n’est rien d’assuré dans le succès des armes ;

Votre sang en danger ferait couler mes larmes ;

Mon esprit incertain serait trop alarmé ;

Lisipe est moins haï que vous n’êtes aimé.

PHILIPIN.

Lisipe sort, Madame.

LUCRÈCE.

Ô Ciel ! je suis perdue !

CLÉANDRE.

J’ai peine à retenir ma colère à sa vue.

 

 

Scène IV

 

LISIPE, CLÉANDRE, LUCRÈCE, PHILIPIN

 

LISIPE.

Cléandre tient fort mal ce qu’il m’avait promis :

Ce n’est pas le moyen d’être longtemps amis.

Quoi ! cajoler Lucrèce et seule et dans la rue !

Sa passion bannie est bientôt revenue.

S’il devient mon rival, il se doit assurer

Qu’entre nous l’amitié ne saurait plus durer.

CLÉANDRE.

Perdant votre amitié, je perdrai peu de chose.

LISIPE.

D’un mépris si nouveau je devine la cause :

Ne vous contraignez point ; faites un libre aveu.

CLÉANDRE.

Pour un ami pareil, je me contrains fort peu.

LISIPE.

Lucrèce vous plaît fort ?

CLÉANDRE.

Cela pourrait bien être.

LISIPE.

Vous lui parliez d’amour, n’est-il pas vrai ?

CLÉANDRE.

Peut-être.

PHILIPIN.

Hé bien ! peut-on jamais parler plus sottement ?

Il a beaucoup de cœur ; mais peu de jugement.

LISIPE.

Je vois qu’il faut qu’enfin nous soyons mal ensemble.

CLÉANDRE.

Oui ; vous devez me craindre, et plus qu’il ne vous semble.

LISIPE.

Ha ! vous m’en dites trop.

CLÉANDRE.

Je n’en dis pas assez :

Vous n’êtes pas, Lisipe, encore où vous pensez.

LISIPE.

C’est trop vous emporter.

LUCRÈCE.

C’est avecque justice.

Qui pourrait supporter un semblable caprice ?

Quoi ! quand Cléandre vient me dire ingénument,

Qu’il est plus votre ami qu’il n’était mon amant ;

Quand, en votre faveur avec soin il s’emploie,

Jure que vos plaisirs feront toute sa joie,

Que son repos dépend du bonheur de vos feux,

Et qu’il sera content, quand vous serez heureux,

Vous usez avec lui d’orgueil et de menace,

Et l’osez quereller, loin de lui rendre grâce !

Ce procédé l’étonne, et c’est fort justement

Qu’il ne l’a pu souffrir, sans quelque emportement

LISIPE, à Cléandre.

Quoi tu parlais de moi près de l’objet que j’aime !

PHILIPIN, à part.

Monsieur, il faut mentir.

CLÉANDRE.

C’est la vérité même.

PHILIPIN.

Bon : c’est fort bien parler.

LISIPE.

Ami, pardonne moi ;

J’ai grand tort, en effet, de douter de ta foi.

Excuse d’un amant l’humeur trop défiante,

Qui de rien ne s’assure et de tout s’épouvante :

Je sorts de mon erreur ; je jure et te promets,

En de pareils soupçons de ne tomber jamais.

Pour t’en donner enfin une preuve évidente,

Je laisse, entre tes mains, cette Beauté charmante ;

Pressé de m’éloigner et d’elle et de ces lieux,

Je te veux confier ce dépôt précieux.

LUCRÈCE.

Quoi vous est-il chez vous arrivé quelque affaire ?

LISIPE.

Non ; je pars seulement pour servir votre mère.

Je retourne chez elle, et vais prendre, avec soin,

Des papiers oubliés, dont elle a grand besoin.

Adieu, fidèle ami : vois souvent ma maîtresse ;

Parle-lui quelquefois du cœur que je lui laisse.

Et vous, chère Beauté, dans mon éloignement,

Souffrez, en ma faveur, l’ami de votre amant.

PHILIPIN.

Cela ne va pas mal ; cette intrigue est bien faite :

Mais, pour commencer l’autre, allons trouver Rosette.

 

 

Scène V

 

LUCRÈCE, CLÉANDRE

 

LUCRÈCE.

Hé bien ? que dites-vous de cet événement ?

Lisipe a pris le change assez grossièrement.

CLÉANDRE.

Vous l’avez su donner avecque tant d’adresse,

Que tout autre en sa place, eût eu même faiblesse ;

C’est encor un succès que me doit informer,

Que votre belle bouche a l’art de tout charmer.

LUCRÈCE.

Je vais, grâces au Ciel, cesser d’être réduite

À voir un importun à toute heure à ma suite ;

Et jusqu’à son retour, sans me faire trembler,

Vous pourrez quelquefois me voir, et me parler :

Nous n’avons plus à craindre à présent que ma mère,

Qui n’est pas défiante autant qu’elle est sévère.

CLÉANDRE.

Ce bien n’est pas si grand encor que vous pensez.

Ces moments bienheureux seront bientôt passés :

D’un rival diligent la présence importune

Reviendra promptement traverser ma fortune ;

Et dans trois jours, au plus, son funeste retour

Détruira mon bonheur, et non pas mon amour.

LUCRÈCE.

Philipin peut ici vous rendre un bon office,

En retardant Lisipe avec quelqu’artifice ;

Il ne manquera pas au besoin d’inventer

Quelque adresse nouvelle afin de l’arrêter.

CLÉANDRE.

Retarder son retour, c’est prolonger ma joie :

Mais il faudra toujours qu’enfin il vous revoie.

Il faudra tôt ou tard que mon espoir soit vain ;

Il viendra vous forcer de lui donner la main,

Et de hâter, enfin, la fatale journée

Du trépas de Cléandre et de votre hyménée.

LUCRÈCE.

Ne souffrons point un mal qui n’est pas avenu :

Le secret de mon cœur vous est assez connu.

Notre procès jugé, cet hymen se doit faire :

Mais si devant ce temps je ne fléchis ma mère,

Je saurai me jeter, malgré tout son effort,

Dans les bras de Cléandre, ou dans ceux de la mort.

 

 

Scène VI

 

LIDAME, LUCRÈCE, CLÉANDRE

 

LIDAME, sortant de l’hôtellerie.

Ma fille avec un homme ! ha ! quelle est son audace !

CLÉANDRE, lui voulant baiser les mains.

Comment de ces bontés vous puis-je rendre grâce ?

Mon cœur qui sur vos mains s’efforce de passer...

LIDAME, le surprenant.

En vous baissant si bas, gardez de vous blesser.

LUCRÈCE.

C’est ma mère : ô malheur !...

CLÉANDRE.

Ma peine est infinie !

Si j’ai...

LIDAME.

Retirez-vous et sans cérémonie.

CLÉANDRE.

Souffrez que je vous parle.

LIDAME.

Il n’en est pas besoin :

Vous êtes trop civil ; vous prenez trop de soin.

CLÉANDRE.

Mais, Madame, je suis...

LIDAME.

Mais vous serez peu sage,

Si vous osez revoir ma fille davantage.

Ne venez plus ici faire tant l’empêché,

Ou vous n’en serez pas quitte à si bon marché.

CLÉANDRE.

Retirons nous. Mais, quoi ! Philipin se promène :

Allons nous mettre au jeu, pour divertir ma peine.

 

 

Scène VII

 

LIDAME, LUCRÈCE

 

LIDAME.

Ho, ho ! petite sotte ! on prend des libertés

Jusqu’à baiser vos mains, et vous le permettez !

LUCRÈCE.

Jusqu’à baiser mes mains ! votre soupçon m’outrage.

Vous me faites grand tort.

LIDAME.

Vraiment, c’est grand dommage !

Vous faites l’hypocrite, et démentez mes yeux ;

Dites la vérité, vous ferez beaucoup mieux.

Quel est ce beau galant ? il faut qu’on vous confonde.

LUCRÈCE.

C’est le meilleur ami que Lisipe ait au monde,

Et qu’il a conjuré, devant que de partir,

De me rendre des soins, et moi d’y consentir.

Vous le traitez fort mal, et j’ai de justes craintes

Que Lisipe, au retour, vous en fera des plaintes.

LIDAME.

Mais Lisipe, en partant, avait-il le dessein

Qu’il prît la liberté de vous baiser la main ?

LUCRÈCE.

Il n’en a jamais eu seulement la pensée.

LIDAME.

J’ai portant sur vos mains vu sa tête baissée.

LUCRÈCE.

Ce n’était qu’à dessein de voir de près l’anneau

Que m’a donné Lisipe, et qu’il trouve fort beau.

LIDAME.

Si vous me dites vrai, la faute n’est pas grande ;

On croit facilement tout ce qu’on appréhende.

LUCRÈCE.

Cet ami, cependant, a lieu d’être irrité.

LIDAME.

Ma fille, une autre fois il sera mieux traité.

 

 

Scène VIII

 

ROSETTE, LIDAME, LUCRÈCE

 

ROSETTE.

Ha, Madame ! apprenez une bonne nouvelle !

On nous offre un valet, sage, jeune, fidèle,

Qui cajole à ravir, qui sait lire par cœur,

Et qui fut autrefois Clerc chez un Procureur.

C’est un diable en procès, de plus, l’habit qu’il porte

Est fait, à mon avis, d’étoffe neuve et forte ;

Et, près d’un an entier, vous le ferez driller,

Sans débourser un sol, pour le faire habiller.

LIDAME.

Voilà ce qu’il nous faut ; qu’il vienne en diligence.

LUCRÈCE, à part.

Comment ! c’est Philipin !

ROSETTE.

Le voici qui s’avance...

Vous voyez ma maîtresse, allez la saluer.

À Lucrèce.

Madame, en ce complot daignez contribuer.

LUCRÈCE.

Si cet homme est niais, il n’en a pas la mine.

Il pourra réussir à quoi qu’on le destine.

ROSETTE.

C’est notre fait, Madame ; un jonc n’est pas plus droit.

LIDAME.

Je pense, comme vous, qu’il n’est pas maladroit.

PHILIPIN.

Je n’ai pas mérité d’avoir l’heur de vous plaire :

Vous ignorez encor tout ce que je sais faire ;

L’apparence souvent trompe l’œil le plus fin ;

Par fois un corps bien fait cache un esprit malin :

Mais si j’ai le bonheur d’être de votre suite,

De mon adresse un jour vous serez mieux instruite.

LIDAME.

Ce garçon n’est pas sot, à ce que je connoi.

LUCRÈCE.

On ne peut mieux parler.

ROSETTE.

Il dit d’or, par ma foi.

LIDAME.

Je veux que vous trouviez chez moi vos avantages :

Il faut premièrement convenir de vos gages.

PHILIPIN.

Vous êtes raisonnable, et je ne doute point

Que nous n’aurons jamais différend sur ce point.

J’espère, en vous servant ainsi que je le pense,

Que mes soins recevront honnête récompense.

Vous saurez, s’il vous plaît chez vous de m’employer,

Que je suis un valet que l’on ne peut payer.

ROSETTE.

Mais il faut répondant.

PHILIPIN.

N’en soyez point en peine :

J’en pourrai, si l’on veut, fournir une douzaine.

Irai-je en quérir un ?

LIDAME.

Cela n’est pas pressé,

Entrons...

PHILIPIN.

Ma foi je rêve, ou c’est bien commencé.

 

 

Scène IX

 

CLÉANDRE, PHILIPIN, LIDAME

 

CLÉANDRE, arrêtant Philipin.

Te voilà, te voilà fripon, sot, volontaire !

Tu te promènes donc, quand tu m’es nécessaire ?

Que ne m’as-tu suivi ?

LIDAME.

Quel bruit ai-je entendu ?

CLÉANDRE.

Je n’aurais pas joué l’argent que j’ai perdu ;

J’ai perdu vingt louis.

PHILIPIN.

Je n’en suis pas la cause.

CLÉANDRE.

Si je t’avais trouvé, j’aurais fait autre chose.

PHILIPIN.

Pouvait-il mieux venir pour gâter le complot ?

CLÉANDRE.

Traître ! il faut t’assommer.

PHILIPIN.

Ne soyez pas si sot.

CLÉANDRE, le frappant.

Tu fais le railleur.

PHILIPIN.

Peste ! il n’a pas la main morte.

LIDAME.

Pourquoi donc battez-vous mon valet de la sorte ?

CLÉANDRE.

Il est à moi, Madame !

PHILIPIN.

Au diable, l’indiscret !

Voici de sa sottise encore un nouveau trait.

CLÉANDRE.

Vous prenez ce maraud, sans doute, pour quelqu’autre.

LIDAME.

Non, non ; c’est mon valet ; allez frapper le vôtre.

CLÉANDRE.

Vous vous trompez vous-même ; il n’est que trop certain

Que, depuis plus d’un an, il mange de mon pain :

Si toutefois, Madame, il vous est nécessaire,

Pour vous faire plaisir, je veux bien m’en défaire.

Encore que tantôt vous m’ayez maltraité,

Je n’aurai pas pour vous moins de civilité.

LIDAME.

Je sais votre innocence, et vous demande excuse :

D’un procédé si franc, je suis toute confuse.

De ce valet, Monsieur, vous pouvez disposer ;

De qui me l’offre ainsi, je le dois refuser :

Je ne suis pas toujours d’humeur désobligeante ;

Je vous rends grâce : adieu ; je suis votre servante.

 

 

Scène X

 

CLÉANDRE, PHILIPIN

 

CLÉANDRE.

Voici qui va fort bien ; n’ai-je pas réussi ?

De Lidame pour moi l’esprit est adouci :

Que t’en semble ?...

PHILIPIN.

Ha, l’épaule !

CLÉANDRE.

Excuse ma colère.

PHILIPIN.

Laissez-là ce fripon, ce sot, ce volontaire.

Si vous m’estimez tel, vous êtes bien trompé ;

Vous m’avez chanté pouille, et vous m’avez frappé :

Mais vous le payerez, et je vous le proteste.

CLÉANDRE.

Tiens, prends pour payement ce louis qui me reste :

Tes yeux, à cet objet, sont déjà réjouis.

PHILIPIN.

Les coups que j’ai reçus valent plus d’un louis.

CLÉANDRE.

Je t’en promets un autre en notre hôtellerie.

Ne suis-je pas adroit ? parle sans flatterie.

PHILIPIN.

Non ; c’est fort sottement, quand vous m’avez battu ;

Vous avez, par vos coups, votre espoir abattu :

Je m’allais introduire au logis de Lidame,

Où j’eusse eu cent moyens de servir votre flamme,

De ménager pour vous son esprit rigoureux,

De supplanter Lisipe et de vous rendre heureux.

CLÉANDRE.

Ha ! que j’ai de malheur !

PHILIPIN.

Bien moins que d’imprudence :

Excusez s’il vous plaît, je dis ce que je pense.

CLÉANDRE.

Quelle disgrâce ! ha, Ciel ! je suis désespéré.

PHILIPIN.

Ce mal, pour grand qu’il soit, peut être réparé ;

Et je promets encor d’achever l’entreprise,

Dés que j’aurai touché la pistole promise.

CLÉANDRE.

Mais de quelle façon ?

PHILIPIN.

Ne vous mêlez de rien :

Donnez-moi la pistole ; après, tout ira bien.

CLÉANDRE.

Viens donc la prendre ; entrons.

PHILIPIN.

C’est ce que je demande :

Les battus quelquefois ne payent pas l’amende.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ROSETTE, PHILIPIN, sortant de deux endroits différents

 

ROSETTE.

Il faut aller chercher Philipin dès ce soir.

PHILIPIN.

J’ai besoin de Rosette, il la faut aller voir.

ROSETTE.

Bon ; mon voyage est fait.

PHILIPIN.

Ma course est achevée.

ROSETTE.

Sois le bien rencontré.

PHILIPIN.

Toi, sois la bien trouvée.

ROSETTE.

J’allais en ton logis...

PHILIPIN.

Et moi j’allais au tien.

ROSETTE.

Je t’en dirai beaucoup.

PHILIPIN.

Je t’en conterai bien.

ROSETTE.

Tu sauras...

PHILIPIN.

Je t’apprends...

ROSETTE.

Que je crois...

PHILIPIN.

Qu’il me semble...

ROSETTE.

Nous nous entendrons mal, si nous parlons ensemble ;

Écoute-moi...

PHILIPIN.

Bien donc : dépêche de parler ;

Les femmes, de tout temps, aiment à babiller.

ROSETTE.

Tu sauras que je crois qu’avec un peu d’adresse

Tu peux te rétablir près de notre maîtresse ;

J’ai ménagé si bien son esprit peu rusé,

Qu’elle a bien du regret de t’avoir refusé.

Dis que l’on t’a chassé, peste contre Cléandre ;

Tu la feras bientôt résoudre à te reprendre.

Par la petite porte elle vient de sortir,

Et j’ai du même temps, voulu t’en avertir :

C’est chez son Procureur qu’elle est sans doute allée ;

Tiens ton compliment prêt et ta langue affilée ;

Lidame est fort crédule.

PHILIPIN.

Oui, c’est bien raisonner ;

Mais écoute l’avis que je te veux donner.

Je t’apprend qu’il me semble avoir trouvé la voie

De mettre nos amants au comble de la joie.

Cette maison prochaine est un logis garni,

Qui de meubles fort beaux est assez bien muni ;

Personne, par bonheur, ne l’occupe à cette heure ;

Le maître est un parent de l’hôte où je demeure,

Qui, par certains biais, nous a donné l’espoir

D’y conduire Lidame, et même dès ce soir.

ROSETTE.

Lidame ! tu te ris ! comment pourrait-il faire ?

PHILIPIN.

Tu m’as dit que souvent elle regrette un frère,

Qui, dans une querelle ayant l’épée en main,

Fit à son ennemi perdre le goût du pain ;

Des parents du défunt redoutant la puissance,

Enfila la venelle avecque diligence ;

Et que, depuis, de lui n’ayant rien pu savoir,

Elle n’espère plus de jamais le revoir.

ROSETTE.

Il est vrai que souvent elle pleure ce frère ;

Mais cela, Philipin, ne nous importe guère.

PHILIPIN.

Point, point. M’as-tu pas dit, qu’il n’avait que seize ans,

Lorsqu’il sortit d’Auxerre et quitta ses parents ?

Trente ans, qui sont passez depuis cette disgrâce,

Sont, pour changer un homme, un assez long espace.

Lidame est un peu sotte, et notre hôte aujourd’hui

Dira qu’il est son frère, et passera pour lui.

Couvert d’un bel habit pris à la friperie,

Il prétend l’attirer dans son hôtellerie,

Et la mettre avec lui dedans ce logement,

Dont mon maître pourra disposer librement.

ROSETTE.

C’est fort bien avisé : mais ton hôte s’avance,

N’a-t-il pas la façon d’un homme d’importance ?

 

 

Scène II

 

PHILIPIN, ROSETTE, CARPALIN, vêtu en Marchand

 

CARPALIN.

Me voilà, par ma foi, brave comme un lapin !

PHILIPIN.

Tu sens ton gros Monsieur.

CARPALIN.

Tu dis vrai, Philipin :

Ô que j’ai bien maudit la graisse qui me charge !

Je n’ai point vu d’habit qui me fût assez large.

ROSETTE.

On dirait, à le voir si bien mis et si fier,

D’un gros monopoleur ou de quelque usurier.

CARPALIN.

Plût à Dieu qu’il fût vrai ! je ferais belle chère ;

Mais il faut raisonner un peu sur notre affaire :

Dis-moi ce que tu sais de plus particulier

Sur le rôle important qu’on me veut confier.

Des mœurs du frère absent il me faut bien instruire ;

Dis tout ce que de lui Lidame t’a pu dire.

ROSETTE.

Si je te disais tout, j’en aurais pour huit jours.

Elle parle de lui presque en tous ses discours.

CARPALIN.

Tant mieux ; dessus ce point je n’en puis trop apprendre.

PHILIPIN.

Éloignez-vous ; je vois Lidame avec Cléandre.

 

 

Scène III

 

LIDAME, CLÉANDRE, PHILIPIN

 

LIDAME.

Je suis fort obligée aux soins que vous prenez,

Et ferai mon profit de vos avis donnés :

Lisipe à son retour apprendra de ma bouche

Quelle part vous prenez à tout ce qui le touche.

Adieu : j’entre au logis ; le jour s’en va finir ;

Demain, si vous voulez, vous y pourrez venir.

CLÉANDRE.

Dans votre appartement souffrez que je vous mène.

LIDAME.

Non, Monsieur ! il est tard ; n’en prenez pas la peine.

CLÉANDRE.

Bon : voici mon valet : tout va bien, tout va bien.

Crois que j’ai de l’esprit.

PHILIPIN.

Ma foi, je n’en crois rien.

CLÉANDRE.

Je viens de faire un trait qu’il faut que l’on admire.

PHILIPIN.

Quel trait ?

CLÉANDRE.

Écoute-bien, je m’en vais te le dire.

Me promenant tout seul, j’ai trouvé par bonheur,

Lidame qui sortait de chez son Procureur ;

Et, lui donnant la main, j’ai pris la hardiesse

De lui parler de toi, mais avec grande adresse.

PHILIPIN.

J’en doute fort...

CLÉANDRE.

J’ai dit qu’enfin je t’ai chassé,

Que tu m’as bien servi.

PHILIPIN.

C’est fort bien commencé.

CLÉANDRE.

Que l’on voit peu d’adresse à la tienne pareille ;

Que tu sers à ravir, sais causer à merveille :

Enfin, j’ai dit de toi du bien infiniment.

PHILIPIN.

Bon cela : c’est parler avec grand jugement.

CLÉANDRE.

Mais...

PHILIPIN.

De ce chien de mais j’appréhende la suite.

CLÉANDRE.

Point : tu vas t’étonner de ma rare conduite.

Pour n’être pas suspect, et lever tout soupçon

Que je susse l’intrigue en aucune façon,

J’ai fait de tes défauts une peinture étrange,

Et joint adroitement le blâme à la louange :

J’ai dit que je t’avais toujours connu menteur,

Subtil, sournois, malin, bigot, fourbe, imposteur ;

Que tu t’étais rendu paresseux volontaire,

Et que, pour de l’argent on te faisait tout faire.

PHILIPIN.

Vous avez dit cela ?

CLÉANDRE.

Ce n’est pas encor tout.

Tu me vas admirer, écoute jusqu’au bout.

J’ai dit qu’elle eût grand soin, entrant dans sa famille,

Qu’on ne te laissât pas souvent avec sa fille ;

Que possible, gagné par quelque homme amoureux,

Tu lui pourrais donner des conseils dangereux ;

Qu’elle fût défiante, ou que bientôt peut-être

Elle serait trompée, et ne croirait pas l’être.

PHILIPIN.

C’est donc là ce beau trait de votre grand esprit ?

CLÉANDRE.

La bonne femme en tient, et croit ce que j’ai dit.

Elle me prend déjà pour la franchise même ;

Croit que mon amitié pour Lisipe est extrême ;

Et, de mes bons avis m’ayant remercié,

De l’aller voir souvent elle m’a fort prié.

PHILIPIN.

C’est fort bien travailler !

CLÉANDRE.

Ton aveu me console.

Tu dis que j’ai bien fait ?

PHILIPIN.

Oui, par-dessus l’épaule.

Vous êtes un grand fat ; vous venez de prêter

Des verges à Lidame afin de vous fouetter :

Sachez que votre langue est une impertinente :

Elle trouble l’effet d’une intrigue importante.

Votre caquet maudit est bien pernicieux.

Si vous étiez muet, vous en vaudriez mieux.

CLÉANDRE.

Conte-moi cette intrigue.

PHILIPIN.

Ha ! vraiment je n’ai garde,

Je crains trop votre humeur niaise et babillarde :

Vous en feriez encor quelque admirable trait ;

Un secret divulgué cesse d’être secret.

CLÉANDRE.

Quoi ! je n’en saurai rien ?

PHILIPIN.

Non ; entrez, je vous prie ;

Allez voir si je suis dans notre hôtellerie.

 

 

Scène IV

 

CARPALIN, ROSETTE, PHILIPIN, LIDAME

 

CARPALIN.

Rosette, il me suffit de cette instruction ;

Je saurai m’en servir en bonne occasion :

Mais qu’a donc Philipin ?

PHILIPIN.

Dieu nous puisse être en aide !

Mon étourdi de maître est un fat sans remède :

Il a trouvé Lidame, et, faisant l’esprit fort,

De son sot entretien il m’a fait le rapport.

LIDAME, à la porte de son hôtellerie.

Rosette !

ROSETTE.

Éloignez-vous ; ma maîtresse m’appelle.

Toi, viens, sans raisonner, te montrer devant elle,

Où va-t-elle si tard ?

LIDAME.

Rosette !

ROSETTE.

La voici.

LIDAME.

Pourquoi tardez-vous tant à revenir ici ?

ROSETTE.

Ce malheureux garçon, rencontré dans la rue,

Me contait ici près sa disgrâce advenue ;

Et, chassé par son maître, il vient s’offrir à vous.

LIDAME.

Quoi ! son maître le chasse ?

PHILIPIN.

Il m’a roué de coups ;

Et, m’ayant fait souffrir mille injustes outrages,

M’a donné mon congé, sans me payer mes gages.

C’est un bourreau, Madame ! et sa cruelle main

M’a plus donné de coups que de morceaux de pain :

Et c’est pourquoi tantôt avec grande justice,

Pour me donner à vous, je quittais son service.

ROSETTE.

Madame vous prendra ; n’appréhendez plus rien.

LIDAME.

Non : j’ai changé d’avis, je m’en garderai bien.

PHILIPIN.

Je n’attendais pas mieux qu’une telle disgrâce :

Mon maître en me chassant m’en a fait la menace ;

M’a juré qu’il viendrait vous voir et vous conter

Tous les maux, contre moi, qu’il pourrait inventer ;

Que si vous me vouliez prendre en votre famille,

Il vous avertirait d’observer votre fille,

De crainte que, gagné par quelque homme amoureux,

Je n’inspire en son cœur des conseils dangereux ;

D’être fort défiante, ou que bientôt peut-être

Vous seriez abusée, et ne croiriez pas l’être.

LIDAME.

Ce sont ses propres mots.

PHILIPIN.

Le dangereux esprit !

Voyez le méchant homme ! il me l’avait bien dit.

ROSETTE.

Madame a l’esprit bon, et saura bien connaître

Que l’animosité fait parler votre maître.

LIDAME.

En effet, en effet, votre ingénuité

Fait voir que ses avis ont peu de vérité.

Je ne le croirai point ; et malgré sa malice,

Je veux, dès ce moment, vous prendre à mon service :

Par cet événement, Cléandre va savoir

Que Lidame n’est pas aisée à décevoir.

CARPALIN, s’approchant.

Lidame ! ha ! qu’ai-je ouï ? grand Dieu que je réclame ?

Que ce mot agréable a consolé mon âme !

Excusez, s’il vous plaît, si je m’ose approcher :

Je viens ici d’entendre un nom qui m’est bien cher.

L’on a nommé Lidame, est-elle pas d’Auxerre ?

LIDAME.

Vous ne vous trompez pas ; c’est sa natale terre.

CARPALIN.

Se porte-t-elle bien ?

LIDAME.

Oui, Monsieur, Dieu merci.

CARPALIN.

Est-elle en son pays ?

LIDAME.

Non, non ; elle est ici.

CARPALIN.

Ici ! que dites-vous ? ha, Ciel ! que j’ai de joie !

Ha, Madame ! pour Dieu, faites que je la voie.

LIDAME.

Vous la voyez ; c’est moi.

CARPALIN.

Parlez-vous tout de bon ?

Quoi ! vous seriez Lidame ?

LIDAME.

Oui, Monsieur, c’est mon nom.

CARPALIN.

Ha, Lidame ! ha, ma sœur ! ma sœur, qui m’es si chère !

Reconnais Célidan.

LIDAME.

Quoi ! Célidan mon frère !

Après trente ans d’absence, enfin je le revoi !

CARPALIN.

Oui, oui ; viens m’embrasser ; n’en doute point, c’est moi.

Tu m’as toujours aimé dès ma tendre jeunesse.

LIDAME.

Chacun vous croyait mort, et je pleurais sans cesse.

CARPALIN.

J’ai de ton amitié gardé le souvenir,

Et c’est ce qui m’a fait en ces lieux revenir.

Lors qu’il fallut sortir du logis de mon père,

Ayant, dans un duel, tué mon adversaire,

Après avoir été recevoir tes adieux,

Les sanglots à la bouche, et les larmes aux yeux,

Et prendre dix louis, que, pour cette disgrâce,

Tu retiras pour moi du fond de ta paillasse,

Je marchai vers Dieppe, où je fus m’embarquer,

Pour voir le Nouveau-Monde, et pour y trafiquer.

Là, par de longs travaux, après bien des misères,

Je n’ai pas, grâce à Dieu, fait trop mal mes affaires ;

Et pressé du désir de voir encor les miens,

J’ai fait jusqu’en ces lieux transporter tous mes biens.

LIDAME.

Vraiement cette aventure est tout à fait étrange.

CARPALIN.

J’attends le payement d’une lettre de change :

Me proposant d’aller après, avec douceur,

Passer mes derniers jours près de ma chère sœur.

Que je bénis le Ciel, qui dans ce lieu t’envoie !

J’en suis transporté d’aise, et j’en pleure de joie :

Je veux mettre mes biens en ta possession.

LIDAME.

Je ne doutai jamais de votre affection.

CARPALIN.

Je prétends chaque jour t’en donner quelque preuve.

N’as-tu pas un mari ?

LIDAME.

Hélas ! non, je suis veuve.

CARPALIN.

Tant pis ; mais ce mari, qui t’a duré si peu,

Ne m’a t’il pas laissé quelque petit neveu ?

LIDAME.

Non ; je n’ai qu’une fille assez jeune et fort belle.

CARPALIN.

Il lui faudra choisir un parti digne d’elle,

Tout ce que j’ai de bien lui sera destiné.

PHILIPIN, à part.

Si quelqu’un l’entend mieux, je veux être berné.

LIDAME.

Souhaitez-vous la voir ?

CARPALIN.

Oui ma sœur, je t’en prie.

LIDAME.

Elle loge avec moi dans cette hôtellerie.

CARPALIN.

Qu’on la fasse venir ; ce n’est pas la raison

Que vous logiez tous deux ailleurs qu’en ma maison.

Je vous y veux conduire ; elle est fort bien garnie,

Et je ne prétends plus quitter ta compagnie :

Jamais rien que la mort ne nous séparera.

LIDAME.

Mon frère, nous ferons tout ce qu’il vous plaira.

ROSETTE.

Cela ne va pas mal ; Carpalin n’est pas bête.

 

 

Scène V

 

COURCAILLET, LIDAME, CARPALIN, ROSETTE, PHILIPIN

 

COURCAILLET.

Madame pour souper que faut-il que j’apprête ?

Vous n’avez qu’à parler ; je ferai mon devoir.

LIDAME.

Je m’en vais chez mon frère : il ne faut rien ce soir.

COURCAILLET.

Ho, ho ! que vois-je ici ? c’est une étrange chose ;

Carpalin grand Seigneur, quelle métamorphose !

ROSETTE.

Vous vous trompez ; Monsieur ne vous est pas connu ;

Il est tout fraîchement des Indes revenu.

COURCAILLET.

Point ; c’est un Tavernier, et j’ai fort bonne vue.

ROSETTE.

Vous rêvez, vous rêvez ; vous avez la berlue.

CARPALIN.

Quel est cet insolent ?

PHILIPIN, à part.

C’est fort bien répondu.

COURCAILLET.

Avec ton bel habit tu fais bien l’entendu !

ROSETTE.

Parlez avec respect au frère de Lidame.

COURCAILLET.

Ha ! si c’est votre frère, excusez moi, Madame ;

Pour un de mes voisins je l’avais pris d’abord,

Et je gagerais bien qu’il lui ressemble fort ;

Mais deux hommes, par fois, ont de la ressemblance.

LIDAME.

Mon frère, de mon hôte excusez l’ignorance.

COURCAILLET.

Ha ! Monseigneur pardon ! j’avais les yeux troublés ;

Je rentre en mon devoir.

CARPALIN.

Je vous pardonne, allez :

Entrons en mon logis, ma sœur, l’heure nous presse.

LIDAME.

Rosette, Philipin, faites venir Lucrèce.

CARPALIN.

Je loge au Lion d’or.

PHILIPIN.

Bien : Monsieur, s’il vous plaît,

Allez toujours devant ; je sais fort bien où c’est.

 

 

Scène VI

 

LUCRÈCE, PHILIPIN, ROSETTE

 

LUCRÈCE.

Que peut faire si tard ma mère dans la rue ?

PHILIPIN.

Voici Lucrèce : bon ; soyez la bienvenue.

Je vais quérir mon maître ; il brûle de vous voir ;

Il pourra maintenant vous donner le bon soir.

ROSETTE.

Hâte-toi ; nous allons t’attendre sur la porte.

LUCRÈCE.

Mais il est déjà nuit.

ROSETTE.

Hé bien ! que vous importe ?

La nuit est un temps propre aux complots des amants ;

Avecque moins de honte on dit ces sentiments.

LUCRÈCE.

Mais où me conduits-tu ? j’ai peine à le comprendre.

ROSETTE.

Je vous mène au logis de l’hôte de Cléandre :

Il passe pour votre oncle, et dessous ce faux nom,

Votre mère avec lui loge en cette maison.

Ha, Madame ! elle vient, et je l’entend descendre.

 

 

Scène VII

 

LIDAME, ROSETTE, LUCRÈCE

 

LIDAME.

Pourquoi n’entrez-vous pas ? que pouvez vous attendre ?

LUCRÈCE.

Moi ! Je n’attend personne.

LIDAME.

Ha ! vous feignez en vain !

Qui vous peut obliger à souffrir le serein ?

Ma fille, à dire vrai, votre humeur m’inquiète ;

Je reconnais trop bien que vous êtes coquette.

Vos gestes, vos discours, et toutes vos façons,

Ont, dans ce même jour, confirmé mes soupçons.

Je vous ai vue aller vingt fois à la fenêtre

Voir si quelques galants ne viendront point paraître ;

S’ils seront bien vêtus, s’ils seront bien poudrés ;

S’ils auront leurs rabats bien faits et bien tirés ;

Si ce seront des gens à petites moustaches,

Qui portent des canons par dessus des rondaches :

C’est-là tout le plaisir qu’en ce lieu vous prenez.

LUCRÈCE.

Quel plaisir y prendrais-je ?

LIDAME.

À montrer votre nez ;

À faire la bien mise ; à donner dans la vue

De quelque jeune sot qui passe par la rue,

Qui fasse les doux yeux, qui vous vienne accoster,

Et, quand je n’y suis pas, vous en vienne conter :

Allez ; montez là-haut, votre oncle vous demande.

LUCRÈCE.

Quoi ! sans vous ?...

LIDAME.

Oui, n’importe ; entrez, je le commande.

LUCRÈCE.

Si...

LIDAME.

Ne répliquez point, allez l’entretenir :

Je veux voir si quelqu’un ici devait venir.

LUCRÈCE.

Mais...

LIDAME.

Mais entrez vous dis-je.

LUCRÈCE, à part.

Elle verra Cléandre.

 

 

Scène VIII

 

LIDAME, CLÉANDRE, PHILIPIN

 

PHILIPIN.

C’est dessus cette porte où l’on vous doit attendre.

CLÉANDRE.

D’où vient ce changement ? tu ne m’en as rien dit.

PHILIPIN.

Allez, c’est un succès qui passe votre esprit.

CLÉANDRE.

Tiens-toi donc à l’écart.

PHILIPIN.

C’est ce que je désire ;

Auprès de deux amants un tiers ne fait que nuire.

CLÉANDRE.

Beau sujet de ma peine, avec quels compliments

Puis-je exprimer mes feux et mes ravissements ?

Mon aimable Lucrèce !

LIDAME, à part.

Il se trompe sans doute :

Il en va bien conter ; il faut que je l’écoute.

CLÉANDRE.

Qu’on m’a donné de joie en me faisant savoir

Que je pourrais ici vous donner le bon soir !

Quand je viens près de vous, l’amour fait que je vole.

LIDAME, à part.

Je m’en suis bien doutée ; elle attendait ce drôle.

CLÉANDRE.

Ha ! que Lucrèce est juste et Cléandre amoureux !

Cette dernière grâce a comblé tous mes vœux.

C’est peu pour mon amour et trop pour mon mérite.

LIDAME, à part.

Comment donc ! c’est Cléandre ! ha, voyez l’hypocrite !

CLÉANDRE.

Quoi ! m’envoyer chercher jusque dans ma maison !

Ces marques de bonté sont sans comparaison ;

Mon bonheur est visible.

LIDAME, à part.

Et ma honte évidente.

Ma fille l’a mandé ! Dieux ! qu’elle est impudente !

CLÉANDRE.

Mes soins sont trop payés, et mon esprit charmé

Ne saurait plus douter que je ne sois aimé.

Je connais clairement que cette vive flamme,

Qui brille en vos beaux yeux, passe jusqu’à votre âme ;

D’un espoir si charmant j’ai lieu de me flatter.

LIDAME, à part.

Ma fille est débauchée ; il n’en faut plus douter.

CLÉANDRE.

Qui vous peut si longtemps obliger à vous taire ?

Vous ne me dites rien ? craignez-vous votre mère ?

Je la tiens assez simple, et suis assez adroit

Pour l’apaiser, quand même elle nous surprendrait.

Admirez ma conduite, et son peu de prudence :

Je suis dans son estime et dans sa confidence.

Elle est si disposée à se fier à moi,

Qu’elle croit mes discours comme article de foi :

Pour tout dire, en un mot, elle est provinciale,

C’est à dire grossière, étourdie, inégale ;

Qui se laisse duper, sans s’en apercevoir ;

Qui prend le vrai pour faux, et le blanc pour le noir,

Et qui croit raffiner, quand elle prend le change.

LIDAME, à part.

Fort bien, fort bien ! voilà des vers à ma louange.

CLÉANDRE.

Nous n’avons rien à craindre à présent de sa part ;

Si tantôt elle a su m’empêcher par hasard,

D’exprimer mes transports sur cette main d’ivoire,

Je puis en dépit d’elle obtenir cette gloire :

Oui, le soin qu’elle prend, ne peut être que vain ;

J’aurai l’heur de baiser une si belle main.

LIDAME, lui donnant un soufflet.

Oui, vous la baiserez.

CLÉANDRE.

Ha ! j’ai les dents cassées.

LIDAME.

Vos douceurs doivent être ainsi récompensées.

CLÉANDRE.

C’est la mère : ha, Madame !

LIDAME.

Ha, Monsieur l’insolent !

Tu viens donc faire ici le transi, le galant ?

Ma fille a donc pour toi des passions secrètes ?

Tu viens la débaucher et lui conter fleurettes ?

Tu sauras à quel point l’honneur m’est précieux ;

Je m’en vais t’arracher la prunelle des yeux.

CLÉANDRE.

Fuyons...

LIDAME.

Tu fuis, trompeur ! ma colère t’étonne ?

Va, tu n’y perdras rien, je te la garde bonne.

 

 

Scène IX

 

PHILIPIN, CLÉANDRE

 

CLÉANDRE.

Philipin ! Philipin !

PHILIPIN.

Hé bien ? qu’avez vous fait ?

Revenez-vous joyeux ? êtes-vous satisfait ?

Êtes-vous assuré de l’amour de la Belle ?

En avez vous reçu quelque preuve nouvelle,

Cependant qu’ici près je gardais le mulet ?

CLÉANDRE.

Non ; je n’ai rien reçu qu’un fort vilain soufflet.

PHILIPIN.

Dieu me veille garder de semblable caresse !

CLÉANDRE.

J’ai rencontré Lidame, au lieu de ma maîtresse.

PHILIPIN.

Et vous n’avez eu garde aussitôt de manquer

De conter votre chance et de vous expliquer ?

CLÉANDRE.

Oui ; j’ai marqué les feux dont mon âme est éprise :

Et j’ai tout découvert.

PHILIPIN.

Bon, bon ! autre sottise !

CLÉANDRE.

Quiconque a de l’amour, a de l’aveuglement.

PHILIPIN.

Vous étiez indiscret avant que d’être amant.

Ce défaut est en vous un mal héréditaire :

Il vient assurément de Monsieur votre père.

Suivez-moi toutefois.

CLÉANDRE.

Où me veux-tu mener ?

PHILIPIN.

Suivez-moi sans rien craindre, et sans questionner.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

CLÉANDRE, PHILIPIN, dans une chambre

 

CLÉANDRE.

Où suis-je ? apprend le moi ?

PHILIPIN.

Dans une chambre obscure.

Sortons, fermons la porte avecque la serrure.

CLÉANDRE, seul.

Par cette instruction je suis mal informé :

Mais, comment il me quitte et je suis enfermé !

Je ne puis plus sortir ; il a fermé la porte.

Dieu que prétend ce traître, en usant de la sorte ?

Que veut dire ceci ? je suis seul retenu

Dans un lieu sans lumière, et qui m’est inconnu !

Pour quel dessein ici m’a-t’il voulu conduire ?

Est-ce pour me servir ? serait-ce pour me nuire ?

À quel événement me dois-je préparer ?

Enfin, que dois-je craindre ou que dois-je espérer ?

Ce succès qui m’étonne, est tout à fait bizarre :

C’est un nouveau Dédale, où ma raison s’égare ;

Et les obscurités qui règnent dans ces lieux,

Enveloppent mon âme aussi bien que mes yeux :

Je ne sais qu’en juger, quoi que je me propose.

J’ouïs du bruit ; quelqu’un vient, j’en saurai quelque chose.

 

 

Scène II

 

PHILIPIN, CLÉANDRE

 

PHILIPIN.

Ha Monsieur ! tôt, tôt, tôt, cachez-vous promptement.

CLÉANDRE.

Moi !...

PHILIPIN.

Ne raisonnez point, suivez-moi seulement.

CLÉANDRE.

Et pourquoi me cacher ? ha ! vraiement je n’ai garde.

PHILIPIN.

Mais, Monsieur, votre vie en ce lieu se hasarde.

CLÉANDRE.

N’importe ; ne crois pas qu’on l’ait à bon marché.

On me croirait coupable, en me trouvant caché.

PHILIPIN.

La lumière paraît, et l’on va vous surprendre ;

Songez, à vous cacher.

CLÉANDRE, tirant l’épée.

Je songe à me défendre.

 

 

Scène III

 

ROSETTE, LUCRÈCE, CLÉANDRE, PHILIPIN

 

ROSETTE.

Ha, Madame ! fuyons, j’aperçois un voleur.

LUCRÈCE.

C’est Cléandre...

CLÉANDRE.

Ha, Lucrèce !

LUCRÈCE.

Ha ! quel est mon malheur !

Je suis montée ici par l’ordre de ma mère ;

Elle me veut parler ; elle est fort en colère.

CLÉANDRE.

Mais, comment ! en ce lieu ?

PHILIPIN.

Ne haranguez pas tant.

Sa mère va venir ; cachez vous à l’instant.

LUCRÈCE.

De grâce dépêchez ! je crois déjà l’entendre.

Allez...

CLÉANDRE, entrant dans un cabinet.

Je veux mourir, si j’y puis rien comprendre.

 

 

Scène IV

 

LIDAME, LUCRÈCE, ROSETTE, CLÉANDRE, PHILIPIN

 

CLÉANDRE, à Philipin.

Qui l’oblige à fermer cette porte sur nous ?

LUCRÈCE.

Je tremble à son abord ! Madame, qu’avez-vous ?

LIDAME.

L’osez-vous demander ingrate, et lâche fille,

Dont l’amour déshonore une illustre famille ?

LUCRÈCE.

Moi, Madame ! et comment ? daignez vous expliquer.

LIDAME.

Ha ! voyez l’effrontée ! elle ose répliquer :

Vous demandez comment, Madame l’impudente !

Vous pensez m’abuser, vous faites l’ignorante !

La feinte est inutile, à présent je sais tout.

LUCRÈCE.

Et quoi ?...

LIDAME.

Votre complot de l’un à l’autre bout ;

Vos rendez-vous secrets, votre amour pour Cléandre,

Et tout ce que pour vous ce traître ose entreprendre.

Je l’ai pris sur le fait, ce lâche, ce trompeur !

PHILIPIN, dans le cabinet.

Nous sommes découverts, Monsieur ; je meurs de peur !

LIDAME.

Répondez, il est temps.

LUCRÈCE.

Je ne sais que répondre.

Ce que vous avez dit, suffit pour me confondre :

Oui, sachez que Cléandre est venu pour me voir.

LIDAME.

Je sais dessus ce point tout ce qu’on peut savoir.

Je ne laisserai pas son audace impunie ;

Attaquer mon honneur, c’est exposer ma vie.

PHILIPIN.

Il faut nous consoler ; j’ai fort mal réussi :

Mais si je suis battu, vous le serez aussi.

LIDAME.

Un poignard que je porte, en ma trop juste rage,

Montrera de quel air je repousse un outrage,

Et lui fera connaître, en lui perçant le cœur,

Qu’on doit tout redouter d’une femme en fureur.

Il mourra de ma main.

PHILIPIN, à part.

Qu’elle est sanguinolente !

Fi ! cela ne vaut rien ; mon tremblement augmente.

LUCRÈCE.

Ha, Madame ! calmez ce dessein furieux ;

Il est vrai que Cléandre est caché dans ces lieux,

Et que de vous dépend son salut ou sa perte.

LIDAME.

Ô Ciel ! quelle disgrâce ai-je encor découverte !

LUCRÈCE.

Je n’ose dénier ce que vous savez bien.

LIDAME.

Je le sais maintenant ; mais je n’en savais rien.

Il n’échappera pas ce perfide, ce traître !

PHILIPIN.

L’honneur vous appartient ; passez devant, mon maître.

LIDAME.

Où s’est-il peu cacher ? Cherchons avecque soin.

LUCRÈCE.

Je puis vous l’enseigner, et sans aller plus loin.

LIDAME.

Parlez donc promptement.

LUCRÈCE.

Puisqu’il faut vous l’apprendre,

C’est au fond de mon cœur que s’est caché Cléandre.

Oui, c’est là qu’il triomphe et qu’il est enfermé,

Cet amant qui me charme, autant qu’il est charmé :

Frappez-le donc ici, s’il vous en prend envie ;

L’Amour a confondu son sort avec ma vie ;

Et cet objet si cher qui vous déplaît si fort,

Ne saurait à présent mourir que par ma mort.

LIDAME.

Hélas ! qu’ai-je entendu ? comment donc, malheureuse !

Vous avez un galant ? vous êtes amoureuse ?

Cléandre en votre cœur triomphe, dites-vous ?

Parlez-vous bien ainsi sans craindre mon courroux ?

Je me doutais ici de quelque autre mystère.

LUCRÈCE.

Si je suis criminelle, au moins je suis sincère.

Oui, Cléandre préside en mon cœur aujourd’hui ;

Et je veux bien mourir, si je ne vis pour lui.

LIDAME.

Ce que vous m’apprenez, n’a rien qui me console ;

Votre raison s’égare, et vous parlez en folle.

Ce mal vous est venu d’avoir leu les Romans ;

Vous apprenez, par cœur, tous les beaux sentiments,

Les doux propos d’amour, les rencontres gentilles ;

Enfin, tout le bel art qui fait perdre les filles :

Changez, changez de vie, ou je vous promets bien

Que vous n’aurez jamais un écu de mon bien.

Ne voyez plus Cléandre, ou l’affaire est vidée.

LUCRÈCE.

Mais sa famille est noble et fort accommodée :

Il prétend m’épouser.

LIDAME.

Croyez qu’auparavant

Je vous ferais plutôt épouser un Couvent :

Je saurai vous ranger, petite impertinente !

Mais comme cette affaire est assez importante,

Je m’en vais consulter mon frère promptement,

Et n’entreprendrai rien sans son consentement.

PHILIPIN.

Elle s’en va sortir : tout va le mieux du monde.

CLÉANDRE éternue.

Atschit...

PHILIPIN.

Qu’avez-vous donc, Monsieur ? Dieu vous confonde ?

LIDAME.

Quel bruit viens-je d’entendre ?

CLÉANDRE.

Ô malheur ! qu’ai-je fait ?

LIDAME.

Qui vient d’éternuer dedans ce cabinet ?

LUCRÈCE.

Je n’ai rien entendu ; qui serait-ce ? personne.

LIDAME.

La défaite est mauvaise, et j’ai l’oreille bonne ;

Avec de la clarté, moi-même j’irai voir.

LUCRÈCE, à part.

Cléandre est découvert : je suis au désespoir.

Haut.

Ha, Madame ! arrêtez ; donnez cette chandelle :

Rosette la tiendra.

LIDAME.

Je n’ai pas besoin d’elle.

PHILIPIN, sortant du cabinet.

Il faut que je la dupe encor malgré ses dents.

LIDAME.

Ho ! ho ! c’est Philipin ! Qu’as-tu fait là-dedans ?

PHILIPIN.

Cette grande clarté me blesse la paupière ;

J’ai les yeux éblouis, ôtez cette lumière.

LIDAME.

Que peux-tu dans ce lieu faire à l’heure qu’il est ?

PHILIPIN.

Madame, c’est donc vous ? excusez s’il vous plaît :

Je ne sais ce que c’est que d’user d’artifice ;

Dormir, comme un sabot, était mon exercice.

Pendant votre souper, me trouvant un peu las,

Je me suis assoupi sur une chaire à bras,

Où, sans perdre de temps, comme c’est ma coutume,

J’ai ronflé tout ainsi que sur un lit de plume ;

Et j’avais un quart d’heure, à peine, sommeillé,

Qu’en sursaut, malgré moi, je me suis éveillé.

Si l’on en croit Albert, jadis grand personnage,

S’éveiller de la sorte est un mauvais présage ;

Et pour ne pas celer aussi la vérité,

Ce sot éternuement m’a fort inquiété.

LIDAME.

Oserez-vous encor démentir votre mère ?

On n’éternuait point, c’était une chimère.

Je n’ai pas grâce à Dieu, faute de jugement,

Et ne me laisse point duper facilement.

Toutes vos actions doivent fort me déplaire,

Et je vais tout à l’heure en avertir mon frère.

CLÉANDRE tombe et fait tomber des escabelles.

Elle s’en va ; sortons. Ha, Ciel ! quel contretemps !

Que je suis malheureux !

LIDAME.

Qu’est-ce encor que j’entends ?

ROSETTE.

Ton maître, Philipin, manque bien de cervelle.

PHILIPIN.

S’en faut-il étonner ? est-ce chose nouvelle ?

LIDAME.

Qui dans ce cabinet peut faire un si grand bruit ?

PHILIPIN.

Quelqu’un, quand je dormais, s’y peut être introduit ;

Je veux m’en éclaircir avecque diligence,

Et sur le champ moi même en prendre la vengeance.

On en veut à vos biens.

LIDAME.

Dis, dis à mon honneur.

C’est Cléandre, oui c’est lui, ce lâche suborneur

Qui veut déshonorer une famille honnête.

PHILIPIN.

Madame, si c’est lui, par la mort, par la tête !

Il se repentira de ce qu’il entreprend ;

Si j’ai le corps petit, j’ai le courage grand.

Donnez-moi ce poignard avec cette lumière,

Et de peur d’accident, avancez la dernière :

Il payera l’amende, et plus cher qu’au marché ;

Et si je ne le trouve, il sera bien caché.

LIDAME.

Va ; ta fidélité sera récompensée.

PHILIPIN, tombant et soufflant la chandelle.

À l’aide !...

LIDAME.

Qu’as-tu donc ?

PHILIPIN.

J’ai la tête cassée.

Dès que j’y suis entré, j’ai vu, non sans effroi,

Un horrible géant paraître devant moi,

Qui, d’un bras redoutable à l’égal du tonnerre,

M’a fait, du premier coup, donner du nez en terre ;

A soufflé ma chandelle, et m’aurait accablé,

Si par un second coup, il avait redoublé.

Ce doit être un Esprit, et, si vous êtes sage,

Vous ne resterez pas en ce lieu davantage.

LUCRÈCE.

Je crains fort les Esprits, Madame ! éloignons-nous.

LIDAME.

Celui-ci ne doit pas être à craindre pour vous :

Dans votre empressement je connais votre ruse.

Ce doit être Cléandre, et Philipin s’abuse.

PHILIPIN.

Je ne dis pas que non ; je puis bien me tromper :

Mais si c’est lui, Madame, il ne peut échapper.

LIDAME.

Ne me quitte donc point.

PHILIPIN.

Je serai fort fidèle.

LIDAME.

Rosette ! allez là-bas quérir de la chandelle.

LUCRÈCE.

Pendant l’obscurité Cléandre peut sortir ;

N’y va pas...

ROSETTE.

C’est bien dit ; je vais l’en avertir.

Sauvez-vous ; il est temps.

CLÉANDRE.

C’est ce que je veux faire.

LIDAME, attrapant Cléandre.

Il est pris, le galant !

CLÉANDRE.

Que le sort m’est contraire !

PHILIPIN.

Vous tenez Philipin ; ne vous abusez pas :

Peste ! que rudement vous me serrez le bras !

LIDAME.

Quoi ! c’est toi ; Philipin : ce succès m’embarrasse ?

Je croyais avoir pris notre fourbe en ta place.

PHILIPIN.

Plût à Dieu qu’il fût vrai que le Ciel, par bonheur,

Eût en vos mains livré ce lâche suborneur !

LIDAME, prenant la main de Cléandre une seconde fois.

Ha ! c’est donc à ce coup ; je le tiens, que je pense.

CLÉANDRE.

Vous tenez Philipin.

PHILIPIN.

Dieu ! quelle impertinence !

LIDAME.

L’artifice est grossier ; je connais bien sa voix.

PHILIPIN.

Oui, vous tenez Cléandre ; il est pris cette fois.

LIDAME.

Au voleur ! au voleur ! vite de la chandelle.

LUCRÈCE.

Tout est perdu, Rosette ! ha ! fortune cruelle !

LIDAME.

Il me veut échapper.

PHILIPIN.

Non, non ; ne craignez rien.

Je le tiens par le bras, et l’arrêterai bien.

LIDAME.

De peur que de nos mains par force il ne s’arrache,

Il faut le retenir pas sa longue moustache.

PHILIPIN.

C’est fort bien avisé. Vous êtes trop heureux ;

Sortez, et laissez-nous votre tour de cheveux.

CLÉANDRE, laissant son tour de cheveux entre les mains de Lidame et de Philipin.

Me voilà délivré d’une étrange manière !

LIDAME.

Holà ! mon frère, amis, quelqu’un, de la lumière !

Enfin, te voilà pris, infâme et lâche amant !

Ne crois pas m’accabler de honte impunément :

Il n’est point de pouvoir qui te puisse soustraire

Au cours impétueux de ma juste colère ;

Tu mourras, fourbe, traître ! et ton sang répandu

Joindra bientôt ta perte à mon honneur perdu.

CLÉANDRE.

Ô Dieu ! que j’ai de peine à rencontrer la porte !

Cachons nous ; j’aperçois la clarté qu’on apporte.

 

 

Scène V

 

CARPALIN, LIDAME, LUCRÈCE, ROSETTE, CLÉANDRE, PHILIPIN

 

CARPALIN.

Où s’est-il donc caché ce filou, ce voleur ?

LIDAME.

Ciel ! que tiens-je et que vois-je ? ha ! je meurs de douleur !

PHILIPIN.

Je n’ai jamais rien vu de plus drôle en ma vie.

LUCRÈCE.

Cléandre s’est sauvé ! Dieu ! que j’en suis ravie !

CARPALIN.

Quelle terreur panique a votre esprit frappé ?

Je ne vois rien.

LIDAME.

Hélas ! le traître est échappé !

CARPALIN.

Qui donc ?

LIDAME.

Un suborneur qui se nomme Cléandre,

Qui séduit votre nièce.

CARPALIN.

Ha ! je le ferai pendre.

PHILIPIN.

Nous le tenions au poil : mais tous nos soins sont vains ;

Il ne nous a laissé qu’un tour entre nos mains.

CARPALIN.

Que n’est-il demeuré ! ventre, tête ! je jure

Que sa mort à l’instant, eût réparé l’injure.

Que ne le tiens-je ici, ce perfide imposteur !

J’aurais eu le plaisir de lui manger le cœur :

Je l’aurais dévoré ; cet insolent, ce traître !

Il faut chercher partout ; il se cache peut-être.

LIDAME.

Avant votre arrivée, il sera descendu.

PHILIPIN.

Si je le puis trouver, croyez qu’il est perdu.

CLÉANDRE, dans le cabinet.

Il faut tenir l’épée au besoin toute nue.

Comment ! c’est Carpalin ! me trompez-vous, ma vue ?

CARPALIN.

Il n’est point en ce lieu.

Bas.

Monsieur ne dite mot ;

Je travaille pour vous ; ne faites pas le sot.

Haut.

Devant que la chandelle ici fût apportée,

Il doit s’être sauvé.

LIDAME.

Je m’en suis bien doutée.

Fille lâche, esprit bas qui chéris ton erreur,

C’est sur toi qu’à présent doit tomber ma fureur.

N’espère plus de moi ni bonté, ni tendresse ;

Je ne veux point de fille avec tant de faiblesse.

Des plus doux sentiments mon cœur est dépouillé ;

Je ne reconnais plus mon sang qui s’est souillé.

Va je te désavoue, et, dès demain, j’espère

De te voir enfermée en un Couvent austère.

CARPALIN.

J’estime qu’il serait pourtant plus à propos,

Pour couvrir son honneur et vous mettre en repos,

Puisqu’elle est amoureuse, et qu’elle en est dans l’âge,

De lui faire goûter des fruits du mariage.

C’est prévenir les maux qui pourraient arriver.

Souvent l’honneur se perd à le trop conserver.

LIDAME.

Ce moyen serait bon, s’il n’était impossible.

Qui voudra d’elle après un affront si visible ?

Lisipe l’aime fort ; mais, étant de retour,

Il saura sa faiblesse, et perdra son amour.

Qui voudra prendre un corps, dont un autre aura l’âme ?

Qui voudra l’épouser ?

CLÉANDRE, sortant du cabinet.

Ce sera moi, Madame ;

Daignez me l’accorder.

PHILIPIN.

Ô le plaisant biais !

Hé bien ? fut il jamais un amant plus niais ?

LIDAME.

Ha ! voici l’imposteur, dont l’amour nous offense :

Qu’il meure ; c’est de vous que j’attends ma vengeance.

CLÉANDRE.

Mais prenant votre fille...

LIDAME.

Ha ! vraiement, c’est pour vous !

Notre fille n’est pas un gibier de filous.

CARPALIN.

Sachons quelle est sa race et son bien tout à l’heure ;

Puis nous verrons s’il faut qu’il l’épouse ou qu’il meure.

LIDAME.

Ce n’est pas trop mal fait d’essayer la douceur.

Mon frère...

CLÉANDRE.

Votre frère !

LIDAME.

Oui, oui je suis sa sœur.

CLÉANDRE.

Vous pouviez vous passer d’une ruse semblable ;

Je ne refuse point cette fille adorable.

Pour me faire accepter ce parti proposé,

Il n’était pas besoin d’un frère supposé.

LIDAME.

Il est mon propre frère.

CLÉANDRE.

Ha ! c’est une imposture ;

Excusez ma franchise ; elle fut toujours pure.

CARPALIN, à Philipin.

Ton maître perd l’esprit.

PHILIPIN.

L’esprit ? te moques-tu ?

Comment le perdrait-il, il n’en a jamais eu.

LIDAME.

Mais le connaissez-vous ?

CLÉANDRE.

Je le dois bien connaître.

CARPALIN.

Ne vous arrêtez pas aux paroles d’un traître.

CLÉANDRE.

Ha ! le dissimulé ! qui ne le connaîtrait ?

Je ne suis pas si sot que tout le monde croit.

LIDAME.

Qu’entend-je ? d’un grand mal je retombe en un pire.

PHILIPIN.

Votre langue nous perd.

CLÉANDRE.

Je ne me puis dédire ;

Tous ces déguisements ne serviront de rien.

Je ne me trompe point ; je le connais fort bien.

CARPALIN.

Quoi ! vous me connaissez ? Ha ! quelle extravagance !

Où m’avez-vous pu voir ? Dans la nouvelle-France ?

CLÉANDRE.

Nullement, nullement.

CARPALIN.

Je ne sais donc pas où,

Dans la Californie, au Brésil, au Pérou,

Dans Portopotossy, dans Lima, dans Cumane,

Dans Chica, dans Cusco, dans Tolme en Caribane ?

CLÉANDRE.

Faut-il avecque moi faire tant de façons ?

Penses-tu m’étonner par ces barbares noms ?

CARPALIN.

Ce sont tous les endroits où j’ai passé ma vie.

CLÉANDRE.

Tu n’es jamais sorti de ton hôtellerie.

CARPALIN.

Parlez mieux, indiscret !

CLÉANDRE.

C’est trop faire le fin :

Ce n’est qu’un hôtelier, appelé Carpalin ;

C’est chez lui que je loge, et vous devez me croire.

LIDAME.

Quoi ! vous logez chez lui ?

CLÉANDRE.

C’est à la Tête-Noire.

LIDAME.

Comment ? fourbe ! imposteur !

CARPALIN.

Ha ! Madame, arrêtez :

Je vais vous dire encor bien d’autres vérités.

Rosette, Philipin et votre fille même,

Sont mêlés avec moi dedans ce stratagème.

LIDAME.

Ma fille !...

CARPALIN.

Ce n’était qu’à bonne intention.

LUCRÈCE.

Je vous ai, pour Cléandre, appris ma passion ;

Et je ne permettais qu’il fît ce personnage,

Que pour vous disposer à notre mariage.

CARPALIN.

Madame croyez-moi, vous pourriez faire pis :

Du Bailli de Nogent il est unique fils.

LIDAME.

Je te pardonne tout, s’il est fils d’un tel père.

Feu mon pauvre mari l’aima toujours en frère.

CLÉANDRE.

Il n’a pas de grands biens.

LIDAME.

Il a beaucoup d’honneur :

Dans un malheur pareil c’est encor un bonheur.

Lucrèce désormais vous peut aimer sans crime ;

Mon aveu rend pour vous son amour légitime.

Ma fille, aimez Cléandre à présent comme époux.

LUCRÈCE.

Jamais commandement ne se trouva plus doux.

CLÉANDRE.

Pour rendre notre joie encore plus parfaite,

Marions, tout d’un temps, Philipin et Rosette.

CARPALIN.

Que deviendrai-je, moi ?

CLÉANDRE.

Nous sommes généreux ;

Vous nous rendez contents, nous vous rendrons heureux.

ROSETTE.

Philipin, qu’en dis-tu ?

PHILIPIN.

Que veux-tu que je die ?

Je crois voir une fin de quelque Comédie.

ROSETTE.

Je crains encor ton maître, et je tremble en secret.

PHILIPIN.

La Comédie est faite ; il n’est plus indiscret.

PDF