L'Autre Tartuffe (BEAUMARCHAIS)

Sous-titre : la mère coupable

Drame en cinq actes et en prose.

Représenté pour la première fois, sur le Théâtre du Marais, le 6 juin 1792. Remis au Théâtre de la rue Feydeau, avec des changements, et joué le 16 floréal an 5 (5 mai 1797) par les anciens Acteurs du Théâtre Français.

 

Personnages

 

LE COMTE ALMAVIVA, grand seigneur espagnol, d’une fierté noble, et sans orgueil

LA COMTESSE ALMAVIVA, très malheureuse, et d’une angélique piété

LE CHEVALIER LÉON, leur fils ; jeune homme épris de la liberté, comme toutes les âmes ardentes et neuves

FLORESTINE, pupille et filleule du comte Almaviva : jeune personne d’une grande sensibilité

M. BÉGEARSS, Irlandais, major d’infanterie espagnole, ancien secrétaire des ambassades du comte ; homme très profond, et grand machinateur d’intrigues, fomentant le trouble avec art

FIGARO, valet de chambre, chirurgien et homme de confiance du comte ; homme formé par l’expérience du monde et des événements

SUZANNE, première camariste de la comtesse ; épouse de Figaro ; excellente femme, attachée à sa maîtresse, et revenue des illusions du jeune âge

M. FAL, notaire du comte, homme exact et très honnête

GUILLAUME, valet allemand de M. Bégearss, homme trop simple pour un tel maître

 

La Scène est à Paris, dans l’hôtel occupé par la famille du comte, et se passe à la fin de 1790.

 

 

UN MOT SUR LA MÈRE COUPABLE

 

Pendant ma longue proscription, quelques amis zélés avaient imprimé cette pièce, uniquement pour prévenir l’abus d’une contrefaçon infidèle, furtive, et prise à la volée pendant les représentations. Mais ces amis eux-mêmes, pour éviter d’être froissés par les agents de la terreur, s’ils eussent laissé leurs vrais titres aux personnages espagnols, (car alors tout était péril) se crurent obliges de les défigurer, d’altérer même leur langage, et de mutiler plusieurs scènes.

Honorablement rappelé dans ma patrie, après quatre années d’infortunes, et la pièce étant désirée par les anciens acteurs du Théâtre Français, dont on connaît les grands talents ; je la restitue en entier dans son premier état. Cette édition est celle que j’avoue.

Parmi les vues de ces artistes, j’approuve celle de présenter, en trois séances consécutives, tout le roman de la famille Almaviva, dont les deux premières époques ne semblent pas, dans leur gaîté légère, offrir des rapports bien sensibles avec la profonde et touchante moralité de la dernière ; mais elles ont, dans le plan de l’auteur, une connexion intime, propre à verser le plus vif intérêt sur les représentations de la Mère coupable.

J’ai donc pensé avec les comédiens, que nous pouvions dire au public : Après avoir bien ri, le premier jour, au Barbier de Séville, de la turbulente jeunesse du Comte Almaviva, laquelle est à peu près celle de tous les hommes :

Après avoir, le second jour, gaîment considéré, dans la Folle journée, les fautes de son âge viril, et qui sont trop souvent les nôtres :

Venez vous convaincre avec nous, par le tableau de sa vieillesse, en voyant la Mère coupable, que tout homme qui n’est pas né un épouvantable méchant, finit toujours par être bon, quand l’âge des passions s’éloigne, et surtout quand il a goûté le bonheur si doux d’être père ! c’est le but moral de la pièce. Elle en renferme plusieurs autres que ses détails feront ressortir.

Et moi, l’Auteur, j’ajoute ici : Venez juger la Mère coupable, avec le bon esprit qui l’a fait composer pour vous. Si vous trouvez quelque plaisir à mêler vos larmes aux douleurs, au pieux repentir de cette femme infortunée : si ses pleurs commandent les vôtres, laissez-les couler librement. Les larmes qu’on verse au théâtre, sur des maux simulés qui ne font pas le mal de la réalité cruelle, sont bien douces. Ou est meilleur quand on se sent pleurer. On se trouve si bon après la compassion !

Auprès de ce tableau touchant, si j’ai mis sous vos yeux le machinateur, l’homme affreux qui tourmente aujourd’hui cette malheureuse famille. Ah ! je vous jure que je l’ai vu agir ; je n’aurais pas pu l’inventer. Le Tartuffe de Molière était celui de la religion : aussi de toute la famille d’Orgon, ne trompa-t-il que le chef imbécile ! Celui-ci, bien plus dangereux, Tartuffe de la probité, possède l’art profond de s’attirer la respectueuse confiance de la famille entière qu’il dépouille. C’est celui-là qu’il fallait démasquer. C’est pour vous garantir des pièges de ces monstres (et il en existe partout) que j’ai traduit sévèrement celui-ci sur la scène française. Pardonnez-le moi, en faveur de sa punition, qui fait la clôture de la pièce. Ce cinquième acte m’a coûté ; mais je me serais cru plus méchant que Bégearss, si je l’avais laissé jouir du moindre fruit de ses atrocités ; si je ne vous eusse calmés après des alarmes si vives.

Peut être ai-je attendu trop tard pour achever cet ouvrage terrible qui nie consumait la poitrine, et devait être écrit dans la force de l’âge. Il m’a tourmenté bien longtemps ! Mes deux comédies espagnoles ne furent faites que pour le préparer. Depuis, en vieillissant, j’hésitais de m’en occuper : je craignais de manquer de force ; et peut-être n’en avais-je plus à l’époque où je l’ai tenté ! mais enfin, je l’ai composé dans une intention droite et pure : avec la tête froide d’un homme, et le cœur brûlant d’une femme, comme on a dit que J.-J. Rousseau écrivait. J’ai remarqué que cet ensemble, cet hermaphrodisme moral, est moins rare qu’on ne le croit.

Au reste, sans tenir à nul parti, à nulle secte, la Mère coupable est un tableau des peines intérieures qui divisent bien des familles ; peines auxquelles malheureusement le divorce, très bon d’ailleurs, ne remédie point. Quoi qu’on fasse, il déchire ces plaies secrètes, au lieu de les cicatriser. Le sentiment de la paternité, la bonté du cœur, l’indulgence, en sont les uniques remèdes. Voilà ce que j’ai voulu peindre et graver dans tous les esprits.

Les hommes de lettres qui se sont voués au théâtre, en examinant cette pièce, pourront y démêler une intrigue de comédie, fondue dans le pathétique d’un drame. Ce dernier genre, trop dédaigné de quelques juges prévenus, ne leur paraissait pas de force à comporter ces deux éléments réunis. L’intrigue, disaient-ils, est le propre des sujets gais, c’est le nerf de la comédie : on adapte le pathétique à la marche simple du drame, pour en soutenir la faiblesse. Mais ces principes hasardés s’évanouissent à l’application, comme on peut s’en convaincre en s’exerçant dans les deux genres. L’exécution plus ou moins bonne assigne à chacun son mérite ; et le mélange heureux de ces deux moyens dramatiques employés avec art, peut produire un très grand effet ; voici comment je l’ai tenté.

Sur des événements antécédents connus (et c’est un fort grand avantage) j’ai fait en sorte qu’un drame intéressant existât aujourd’hui entre le Comte Almaviva, la Comtesse et les deux enfants. Si j’avais reporté la pièce à l’âge inconsistant où les fautes se sont commises, voici ce qui fût arrivé.

D’abord le drame eût dû s’appeler, non la Mère coupable, mais l’Épouse infidèle, ou les Époux coupables : ce n’était déjà plus le même genre d’intérêt ; il eût fallu y faire entrer des intrigues d’amour, des jalousies, du désordre, que sais-je ? de tout autres événements : et la moralité que je voulais faire sortir d’un manquement si grave aux devoirs de l’épouse honnête ; cette moralité, perdue, enveloppée dans les fougues de l’âge, n’aurait pas été aperçue.

Mais, ici, c’est vingt ans après que les fautes sont consommées ; c’est quand les passions sont usées ; c’est quand leurs objets n’existent plus, que les conséquences d’un désordre presque oublié viennent peser sur l’établissement, et sur le sort de deux enfants malheureux qui les ont toutes ignorées, et qui n’en sont pas moins les victimes. C’est de ces circonstances graves que la moralité tire toute sa force, et devient le préservatif des jeunes personnes bien nées qui, lisant peu dans l’avenir, sont beaucoup plus près du danger de se voir égarées, que de celui d’être vicieuses. Voilà sur quoi porte mon drame.

Puis, opposant au scélérat, notre pénétrant Figaro, vieux serviteur très attaché, le seul être que le fripon n’a pu tromper dans la maison : l’intrigue qui se noue entr’eux, s’établit sous cet autre aspect.

Le scélérat inquiet, se dit : En vain j’ai le secret de tout le monde ici ; en vain je me vois près de le tourner à mon profit ; si je ne parviens pas à faire chasser ce valet, il pourra m’arriver malheur !

D’autre côté, j’entends le Figaro se dire : Si je ne réussis à dépister ce monstre, à lui faire tomber le masque ; la fortune, l’honneur, le bonheur de cette maison ; tout est perdu. La Suzanne, jetée entre ces deux lutteurs, n’est ici qu’un souple instrument dont chacun entend se servir pour hâter la chute de l’autre.

Ainsi, la Comédie d’intrigue, soutenant la curiosité, marche tout au travers du Drame, dont elle renforce l’action, sans en diviser l’intérêt qui se porte tout entier sur la Mère. Les deux enfants, aux yeux du spectateur, ne courent aucun danger réel. On voit bien qu’ils s’épouseront, si le scélérat est chassé ; car, ce qu’il y a de mieux établi dans l’ouvrage, c’est qu’ils ne sont parents à nul degré ; qu’ils sont étrangers l’un à l’autre : ce que savent fort bien, dans le secret du cœur, le Comte, la Comtesse, le scélérat, Suzanne et Figaro, tous instruits des événements ; sans compter le public qui assiste à la pièce, et à qui nous n’avons rien caché.

Tout l’art de l’hypocrite, en déchirant le cœur du père et de la mère, consiste à effrayer les jeunes gens, à les arracher l’un à l’autre, en leur faisant croire à chacun qu’ils sont enfants du même père ! c’est là le fond de son intrigue. Ainsi marche le double plan que l’on peut appeler complexe.

Une telle action dramatique peut s’appliquer à tous les temps, à tous les lieux où les grands traits de la nature, et tous ceux qui caractérisent le cœur de l’homme et ses secrets, ne seront pas trop méconnus.

Diderot comparant les ouvrages de Richardson avec tous ces romans que nous nommons l’Histoire, s’écrie, dans son enthousiasme pour cet auteur juste et profond : Peintre du cœur humain ! c’est toi seul qui ne mens jamais ! Quel mot sublime ! Et moi aussi j’essaye encore d’être peintre du cœur humain : mais ma palette est desséchée par l’âge et les contradictions. La Mère coupable a dû s’en ressentir !

Que si ma faible exécution nuit à l’intérêt de mon plan ; le principe que j’ai posé n’en a pas moins toute sa justesse ! Un tel essai peut inspirer le dessein d’en offrir déplus fortement concertés. Qu’un homme de feu l’entreprenne, en y mêlant, d’un crayon hardi, l’intrigue avec le pathétique ! Qu’il broyé et fonde savamment les vives couleurs de chacun ! Qu’il nous peigne à grands traits l’homme vivant en société, son état, ses passions, ses vices, ses vertus, ses fautes et ses malheurs, avec la vérité frappante que l’exagération même, qui fait briller les autres genres, ne permet pas toujours de rendre aussi fidèlement ! Touchés, intéressés, instruits, nous ne dirons plus que le Drame est un genre décoloré, né de l’impuissance de produire une tragédie ou une comédie. L’art aura pris un noble essor ; il aura fait encore un pas.

Ô mes concitoyens, vous à qui j’offre cet essai ! s’il vous paraît faible ou manqué ; critiquez-le, mais sans m’injurier. Lorsque je fis mes autres pièces, on m’outragea longtemps pour avoir osé mettre au théâtre ce jeune Figaro, que vous avez aimé depuis. J’étais jeune aussi, j’en riais. En vieillissant l’esprit s’attriste ; le caractère se rembrunit. J’ai beau faire, je ne ris plus quand un méchant ou un fripon insulte à ma personne, à l’occasion de mes ouvrages : on n’est pas maître de cela.

Critiquez la pièce : fort bien. Si l’Auteur est trop vieux pour en tirer du fruit, votre leçon peut profiter à d’autres. L’injure ne profite à personne, et même elle n’est pas de bon goût. On peut offrir cette remarque à une nation renommée par son ancienne politesse, qui la faisait servir de modèle en ce point, comme elle est encore aujourd’hui celui de la haute vaillance.

 

 

ACTE I

 

Le Théâtre représente un salon fort orné.

 

 

Scène première

 

SUZANNE, seule, tenant des fleurs obscures, dont elle fait un bouquet

 

Que Madame s’éveille et sonne ; mon triste ouvrage est achevé.

Elle s’assied avec abandon.

À peine il est neuf heures, et je me sens déjà d’une fatigue... Son dernier ordre, en la couchant, m’a gâté ma nuit toute entière... Demain, Suzanne, au point du jour, fais apporter beaucoup de fleurs, et garnis-en mes cabinets. – Au portier : Que, de la journée, il n’entre personne pour moi. – Tu me formeras un bouquet de fleurs noires et rouge foncé, un seul œillet blanc au milieu... Le voilà. – Pauvre maîtresse ! elle pleurait !... Pour qui ce mélange d’apprêts ?... Eeeh ! si nous étions en Espagne, ce serait aujourd’hui la fête de son fils Léon...

Avec mystère.

et d’un autre homme qui n’est plus !

Elle regarde les fleurs.

Les couleurs du sang et du deuil !

Elle soupire.

Ce cœur blessé ne guérira jamais ! – Attachons-le d’un crêpe noir, puisque c’est-là sa triste fantaisie.

Elle attache le bouquet.

 

 

Scène II

 

SUZANNE, FIGARO regardant avec mystère

 

Cette scène doit marcher chaudement.

SUZANNE.

Entre donc Figaro ! Tu prends l’air d’un amant en bonne fortune chez ta femme !

FIGARO.

Peut-on vous parler librement ?

SUZANNE.

Oui, si la porte reste ouverte.

FIGARO.

Et pourquoi cette précaution ?

SUZANNE.

C’est que l’homme dont il s’agit peut entrer d’un moment à l’autre.

FIGARO, l’appuyant.

Honoré-Tartuffe. – Bégearss ?

SUZANNE.

Et c’est un rendez-vous donné. – Ne t’accoutume donc pas à charger son nom d’épithètes ; cela peut se redire et nuire à tes projets.

FIGARO.

Il s’appelle Honoré !

SUZANNE.

Mais non pas Tartuffe.

FIGARO.

Morbleu !

SUZANNE.

Tu as le ton bien soucieux !

FIGARO.

Furieux.

Elle se lève.

Est-ce là notre convention ? M’aidez-vous franchement, Suzanne, à prévenir un grand désordre ? Serais-tu dupe encore de ce très méchant homme ?

SUZANNE.

Non, mais je crois qu’il se méfie de moi ; il ne me dit plus rien. J’ai peur, en vérité, qu’il ne nous croie raccommodés.

FIGARO.

Feignons toujours d’être brouillés.

SUZANNE.

Mais qu’as-tu donc appris qui te donne une telle humeur ?

FIGARO.

Recordons-nous d’abord sur les principes. Depuis que nous sommes à Paris, et que M. Almaviva... (Il faut bien lui donner son nom, puisqu’il ne souffre plus qu’on l’appelle Monseigneur...)

SUZANNE, avec humeur.

C’est beau ! et Madame sort sans livrée ! nous avons l’air de tout le monde !

FIGARO.

Depuis, dis-je, qu’il a perdu, pour une querelle du jeu, son libertin de fils aîné, tu sais comment tout a changé pour nous ! Comme l’humeur du comte est devenue sombre et terrible !

SUZANNE.

Tu n’es pas mal bourru non plus !

FIGARO.

Comme son autre fils paraît lui devenir odieux !

SUZANNE.

Que trop !

FIGARO.

Comme Madame est malheureuse !

SUZANNE.

C’est un grand crime qu’il commet !

FIGARO.

Comme il redouble de tendresse pour sa pupille Florestine ! Comme il fait, surtout, des efforts pour dénaturer sa fortune !

SUZANNE.

Sais-tu, mou pauvre Figaro ! que tu commences à radoter ? Si je sais tout cela, qu’est-il besoin de me le dire ?

FIGARO.

Encore faut-il bien s’expliquer pour s’assurer que l’on s’entend ! n’est-il pas avéré pour nous que cet astucieux Irlandais, le fléau de cette famille, après avoir chiffré, comme secrétaire, quelques ambassades auprès du Comte, s’est emparé de leurs secrets à tous ? que ce profond machinateur a su les entraîner, de l’indolente Espagne, en ce pays, remué de fond en comble, espérant y mieux profiter de la désunion où ils vivent, pour séparer le mari de la femme, épouser la pupille, et envahir les biens d’une maison qui se délabre ?

SUZANNE.

Enfin, moi ! que puis-je à cela ?

FIGARO.

Ne jamais le perdre de vue ; me mettre au cours de ses démarches...

SUZANNE.

Mais je te rends tout ce qu’il dit.

FIGARO.

Oh ! ce qu’il dit... n’est que ce qu’il veut dire ! Mais saisir, en parlant, les mots qui lui échappent, le moindre geste, un mouvement ; c’est-là qu’est le secret de l’âme ! il se trame ici quelque horreur ! Il faut qu’il s’en croie assuré ; car je lui trouve un air... plus faux, plus perfide et plus fat ; cet air des sots de ce pays, triomphant avant le succès ! Ne peux-tu être aussi perfide que lui ? l’amadouer, le bercer d’espoir ? quoi qu’il demande, ne pas le refuser ?...

SUZANNE.

C’est beaucoup !

FIGARO.

Tout est bien, et tout marche au but ; si j’en suis promptement instruit.

SUZANNE.

...Et si j’en instruis ma maîtresse ?

FIGARO.

Il n’est pas temps encore ; ils sont tous subjugués par lui. On ne te croirait pas : tu nous perdrais, sans les sauver. Suis-le partout, comme son ombre... et moi, je l’épie au-dehors...

SUZANNE.

Mon ami, je t’ai dit qu’il se défie de moi, et s’il nous surprenait ensemble... Le voilà qui descend... Ferme !... ayons l’air de quereller bien fort.

Elle pose le bouquet sur la table.

FIGARO, élevant la voix.

Moi, je ne le veux pas. Que je t’y prenne une autre fois !...

SUZANNE, élevant la voix.

Certes !... oui, jeté crains, beaucoup !

FIGARO, feignant de lui donner un soufflet.

Ah ! tu me crains !... Tiens, insolente !

SUZANNE, feignant de l’avoir reçu.

Des coups à moi... chez ma maîtresse ?

 

 

Scène III

 

LE MAJOR BÉGEARSS, FIGARO, SUZANNE

 

BÉGEARSS, en uniforme, un crêpe noir au bras.

Eh mais, quel bruit ! Depuis une heure j’entends disputer de chez moi...

FIGARO, à part.

Depuis une heure !

BÉGEARSS.

Je sors, je trouve une femme éplorée...

SUZANNE, feignant de pleurer.

Le malheureux lève la main sur moi !

BÉGEARSS.

Ah l’horreur ! monsieur Figaro ! Un galant homme a-t-il jamais frappé une personne de l’autre sexe ?

FIGARO, brusquement.

Eh morbleu ! Monsieur, laissez-nous ! Je ne suis point un galant homme ; et cette femme n’est point une personne de l’autre sexe : elle est ma femme ; une insolente, qui se mêle dans des intrigues, et qui croit pouvoir me braver, parce qu’elle a ici des gens qui la soutiennent. Ah ! j’entends la morigéner...

BÉGEARSS.

Est-on brutal à cet excès !

FIGARO.

Monsieur, si je prends un arbitre de mes procédés envers elle, ce sera moins vous que tout autre ; et vous savez trop bien pourquoi !

BÉGEARSS.

Vous me manquez, Monsieur, je vais m’en plaindre à votre maître.

FIGARO, raillant.

Vous manquer ! moi ? c’est impossible.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

BÉGEARSS, SUZANNE

 

BÉGEARSS.

Mon enfant, je n’en reviens point. Quel est donc le sujet de son emportement ?

SUZANNE.

Il m’est venu chercher querelle ; il m’a dit cent horreurs de vous. Il me défendait de vous voir, de jamais oser vous parler. J’ai pris votre parti ; la dispute s’est échauffée ; elle a fini par un soufflet... Voilà le premier de sa vie ; mais moi, je veux me séparer ; vous l’avez vu...

BÉGEARSS.

Laissons cela. – Quelque léger nuage altérait ma confiance en toi ; mais ce débat l’a dissipé.

SUZANNE.

Sont-ce là vos consolations ?

BÉGEARSS.

Vas ! c’est moi qui t’en vengerai ! il est bien temps que je m’acquitte envers toi, ma pauvre Suzanne ! Pour commencer, apprends un grand secret... Mais sommes-nous bien sûrs que la porte est fermée ?

Suzanne y va voir. Il dit à part.

Ah ! si je puis avoir seulement trois minutes l’écrin au double fond que j’ai fait faire à la comtesse, où sont ces importantes lettres...

SUZANNE revient.

Eh bien ! ce grand secret ?

BÉGEARSS.

Sers ton ami ; ton sort devient superbe. – J’épouse Florestine ; c’est un point arrêté ; son père le veut absolument.

SUZANNE.

Qui, son père ?

BÉGEARSS, en riant.

Et d’où sors-tu donc ? Règle certaine, mon enfant ; lorsque telle orpheline arrive chez quelqu’un, comme pupille, ou bien comme filleule, elle est toujours la fille du mari.

D’un ton sérieux.

Bref, je puis l’épouser... si tu me la rends favorable.

SUZANNE.

Oh ! mais Léon en est très amoureux.

BÉGEARSS.

Leur fils ?

Froidement.

je l’en détacherai.

SUZANNE, étonnée.

Ha !... Elle aussi, elle est fort éprise !

BÉGEARSS.

De lui ?...

SUZANNE.

Oui.

BÉGEARSS, froidement.

Je l’en guérirai.

SUZANNE, plus surprise.

Ha ha !... Madame qui le sait, donne les mains à leur union !

BÉGEARSS, froidement.

Nous la ferons changer d’avis.

SUZANNE, stupéfaite.

Aussi ?... Mais Figaro, si je vois bien, est le confident du jeune homme !

BÉGEARSS.

C’est le moindre de mes soucis. Ne serais-tu pas aise d’en être délivrée ?

SUZANNE.

S’il ne lui arrive aucun mal ?...

BÉGEARSS.

Fi donc ! la seule idée flétrit l’austère probité. Mieux instruits sur leurs intérêts, ce sont eux-mêmes qui changeront d’avis.

SUZANNE, incrédule.

Si vous faites cela, Monsieur...

BÉGEARSS, appuyant.

Je le ferai. – Tu sens que l’amour n’est pour rien dans un pareil arrangement.

L’air caressant.

Je n’ai jamais vraiment aimé que toi.

SUZANNE, incrédule.

Ah ! si Madame avait voulu...

BÉGEARSS.

Je l’aurais consolée sans doute ; mais elle a dédaigné mes vœux !... Suivant le plan que le comte a formé, la comtesse va au couvent.

SUZANNE, vivement.

Je ne me prête à rien contre elle.

BÉGEARSS.

Que diable ! il la sert dans ses goûts ! Je t’entends toujours dire : ah ! c’est un ange sur la terre !

SUZANNE, en colère.

Eh bien ! faut-il la tourmenter ?

BÉGEARSS, riant.

Non ; mais du moins la rapprocher de ce ciel, la patrie des anges, dont elle est un moment tombée !... Et puisque dans ces nouvelles et merveilleuses lois, le divorce s’est établi....

SUZANNE, vivement.

Le comte veut s’en séparer ?

BÉGEARSS.

S’il peut.

SUZANNE, en colère.

Ah ! les scélérats d’hommes ! quand on les étranglerait tous !...

BÉGEARSS.

J’aime à croire que tu m’en exceptes.

SUZANNE.

Ma foi !... pas trop.

BÉGEARSS, riant.

J’adore ta franche colère : elle met à jour ton bon cœur ! Quant à l’amoureux chevalier, il le destine à voyager... longtemps. –  Le Figaro, homme expérimenté, sera son discret conducteur.

Il lui prend la main.

Et voici ce qui nous concerne : Le comte, Florestine et moi, habiterons le même hôtel : et là chère Suzanne à nous, chargée de toute la confiance, sera notre surintendant, commandera la domesticité, aura la grande main sur tout. Plus de mari, plus de soufflets, plus de brutal contradicteur ; des jours filés d’or et de soie, et la vie la plus fortunée !...

SUZANNE.

À vos cajoleries, je vois que vous voulez que je vous serve auprès de Florestine ?

BÉGEARSS, caressant.

À dire vrai, j’ai compté sur tes soins. Tu fus toujours une excellente femme ! J’ai tout le reste dans ma main ; ce point seul est entre les tiennes.

Vivement.

Par exemple, aujourd’hui tu peux nous rendre un signalé...

Suzanne l’examine.

BÉGEARSS, se reprend.

Je dis un signalé, par l’importance qu’il y met.

Froidement.

Car, ma foi ! c’est bien peu de chose ! Le comte aurait la fantaisie... de donner à sa fille, en signant le contrat, une parure absolument semblable aux diamants de la comtesse. Il ne voudrait pas qu’on le sût.

SUZANNE, surprise.

Ha ha!...

BÉGEARSS.

Ce n’est pas trop mal vu ! De beaux diamants terminent bien des choses ! Peut-être il va te demander d’apporter l’écrin de sa femme, pour en confronter les dessins avec ceux de son joaillier...

SUZANNE.

Pourquoi comme ceux de Madame ? C’est une idée assez bizarre !

BÉGEARSS.

Il prétend qu’ils soient aussi beaux... Tu sens, pour moi, combien c’était égal ! Tiens, vois-tu ? le voici qui vient.

 

 

Scène V

 

LE COMTE, SUZANNE, BÉGEARSS

 

LE COMTE.

Monsieur Bégearss, je vous cherchais.

BÉGEARSS.

Avant d’entrer chez vous, Monsieur, je venais prévenir Suzanne que vous avez dessein de lui demander cet écrin...

SUZANNE.

Au moins, Monseigneur, vous sentez...

LE COMTE.

Eh ! laisse-là ton Monseigneur ! N’ai-je pas ordonné, en passant dans ce pays-ci ?...

SUZANNE.

Je trouve, Monseigneur, que cela nous amoindrit.

LE COMTE.

C’est que tu t’entends mieux en vanité qu’en vraie fierté. Quand on veut vivre dans un pays, il n’en faut point heurter les préjugés.

SUZANNE.

Eh bien ! Monsieur, du moins vous me donnez votre parole...

LE COMTE, fièrement.

Depuis quand suis-je méconnu ?

SUZANNE.

Je vais donc vous l’aller chercher.

À part.

Dame ! Figaro m’a dit de ne rien refuser !...

 

 

Scène VI

 

LE COMTE, BEGEARSS

 

LE COMTE.

J’ai tranché sur le point qui paraissait l’inquiéter.

BÉGEARSS.

Il en est un, Monsieur, qui m’inquiète beaucoup plus ; je vous trouve un air accablé.

LE COMTE.

Te le dirai-je, ami ! la perte de mon fils me semblait le plus grand malheur. Un chagrin plus poignant fait saigner ma blessure, et rend ma vie insupportable.

BÉGEARSS.

Si vous ne m’aviez pas interdit de vous contrarier là-dessus, je vous dirais que votre second fils...

LE COMTE, vivement.

Mon second fils ! je n’en ai point !

BÉGEARSS.

Calmez-vous, Monsieur ; raisonnons. La perte d’un enfant chéri peut vous rendre injuste envers l’autre, envers votre épouse, envers vous. Est-ce donc sur des conjectures qu’il faut juger de pareils faits ?

LE COMTE.

Des conjectures ? Ah ! j’en suis trop certain ! Mon grand chagrin est de manquer de preuves. Tant que mon pauvre fils vécut, j’y mettais fort peu d’importance. Héritier de mon nom, de mes places, de ma fortune que me faisait cet autre individu ? Mon froid dédain, un nom de terre, une croix de Malte, une pension, m’auraient vengé de sa mère et de lui ! Mais conçois-tu mon désespoir, en perdant un fils adoré, de voir un étranger succéder à ce rang, à ces titres ; et, pour irriter ma douleur, venir tous les jours me donner le nom odieux de son père ?

BÉGEARSS.

Monsieur, je crains de vous aigrir, en cherchant à vous apaiser ; mais la vertu de votre épouse...

LE COMTE, avec colère.

Ah ! ce n’est qu’un crime de plus. Couvrir d’une vie exemplaire un affront tel que celui-là ! Commander vingt ans par ses mœurs et la piété la plus sévère, l’estime et le respect du monde ; et verser sur moi seul, par cette conduite affectée, tous les torts qu’entraîne après soi ma prétendue bizarrerie !... Ma haine pour eux s’en augmente.

BÉGEARSS.

Que vouliez-vous donc qu’elle fit ? Même en la supposant coupable, est-il au monde quelque faute qu’un repentir de vingt années ne doive effacer à la fin ? Fûtes-vous sans reproche vous-même ? Et cette jeune Florestine, que vous nommez votre pupille, et qui vous touche de plus près...

LE COMTE.

Qu’elle assure donc ma vengeance ! Je dénaturerai mes biens, et les lui ferai tous passer. Déjà trois millions d’or, arrives de la Vera-Crux, vont lui servir de dot ; et c’est à toi que je les donne. Aide-moi seulement à jeter sur ce don un voile impénétrable. En acceptant mon portefeuille, et te présentant comme époux, suppose un héritage, un legs de quelque parent éloigné.

BÉGEARSS, montrant le crêpe de son bras.

Voyez que, pour vous obéir, je me suis déjà mis en deuil.

LE COMTE.

Quand j’aurai l’agrément du roi pour l’échange entamé de toutes mes terres d’Espagne contre des biens dans ce pays, je trouverai moyen de vous en assurer la possession à tous deux.

BÉGEARSS, vivement.

Et moi, je n’en veux point. Croyez-vous que, sur des soupçons... peut-être encore très peu fondés, j’irai me rendre le complice de la spoliation entière de l’héritier de votre nom ? d’un jeune homme plein de mérite ; car il faut avouer qu’il en a...

LE COMTE, impatienté.

Plus que mon fils, voulez-vous dire ? Chacun le pense comme vous ; cela m’irrite contre lui !...

BÉGEARSS.

Si votre pupille m’accepte ; et si, sur vos grands biens, vous prélevez, pour la doter, ces trois millions d’or, du Mexique ; je ne supporte point l’idée d’en devenir propriétaire, et ne les recevrai qu’autant que le contrat en contiendra la donation que mon amour sera censé lui faire.

LE COMTE le serre dans ses bras.

Loyal et franc ami ! quel époux je donne à ma fille !...

 

 

Scène VII

 

SUZANNE, LE COMTE, BÉGEARSS

 

SUZANNE.

Monsieur, voilà le coffre aux diamants ; ne le gardez pas trop longtemps ; que je puisse le remettre eu place avant qu’il soit jour chez Madame !

LE COMTE.

Suzanne, en t’en allant, défends qu’on entre, à moins que je ne sonne.

SUZANNE, à part.

Avertissons Figaro de ceci.

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

LE COMTE, BÉGEARSS

 

BÉGEARSS.

Quel est votre projet sur l’examen de cet écrin ?

LE COMTE tire de sa poche un bracelet entouré de brillants.

Je ne veux plus te déguiser tous les détails de mon affront ; écoute. Un certain Léon d’Astorga, qui fut jadis mon page, et que l’on nommait Chérubin...

BÉGEARSS.

Je l’ai connu ; nous servions dans le régiment dont je vous dois d’être major. Mais il y a vingt ans qu’il n’est plus.

LE COMTE.

C’est ce qui fonde mon soupçon. Il eut l’audace de l’aimer. Je la crus éprise de lui ; je l’éloignai d’Andalousie, par un emploi dans ma légion. – Un an après la naissance du fils... qu’un combat détesté m’enlève

Il met la main à ses yeux.

lorsque je m’embarquai vice-roi du Mexique ; au lieu de rester à Madrid, ou dans mon palais à Séville, ou d’habiter Aguas frescas, qui est un superbe séjour ; quelle retraite, ami, crois-tu que ma femme choisit ? Le vilain château d’Astorga, chef-lieu d’une méchante terre, que j’avais achetée des parents de ce page. C’est-là qu’elle a voulu passer les trois années de mon absence ; qu’elle y a mis au monde... (après neuf ou dix mois, que sais-je ?) ce misérable enfant, qui porte les traits d’un perfide ! Jadis, lorsqu’on m’avait peint pour le bracelet de la comtesse, le peintre ayant trouvé ce page fort joli, désira d’en faire une étude ; c’est un des beaux tableaux de mon cabinet.

BÉGEARSS.

Oui...

Il baisse les yeux.

à telles enseignes que votre épouse...

LE COMTE, vivement.

Ne veut jamais le regarder ? Eh bien ! sur ce portrait, j’ai fait faire celui-ci, dans ce bracelet, pareil en tout au sien, fait par le même joaillier qui monta tous ses diamants ; je vais le substituer à la place du mien. Si elle en garde le silence, vous sentez que ma preuve est faite. Sous quelque forme qu’elle en parle, une explication sévère éclaircit ma honte à l’instant.

BÉGEARSS.

Si vous demandez mon avis, Monsieur, je blâme un tel projet.

LE COMTE.

Pourquoi ?

BÉGEARSS.

L’honneur répugne à de pareils moyens. Si quelque hasard, heureux ou malheureux, vous eût présenté certains faits, je vous excuserais de les approfondir. Mais tendre un piège ! des surprises ! Eh ! quel homme, un peu délicat, voudrait prendre un tel avantage sur son plus mortel ennemi ?

LE COMTE.

Il est trop tard pour reculer ; le bracelet est fait, le portrait du page est dedans...

BÉGEARSS prend l’écrin.

Monsieur, au nom du véritable honneur...

LE COMTE a enlevé le bracelet de l’écrin.

Ah ! mon cher portrait, je te tiens ! J’aurai du moins la joie d’en orner le bras de ma fille, cent fois plus digue de le porter !...

Il y substitue l’autre.

BÉGEARSS feint de s’y opposer. Ils tirent chacun l’écrin de leur côté ; Bégearss fait ouvrir adroitement le double fond, et dit avec colère.

Ah ! voilà la boîte brisée !

LE COMTE regarde.

Non ; ce n’est qu’un secret que le débat a fait ouvrir. Ce double fond renferme des papiers !

BÉGEARSS, s’y opposant.

Je me flatte, Monsieur, que vous n’abuserez point.

LE COMTE, impatient.

« Si quelque heureux hasard vous eût présente certains faits, me disais-tu dans le moment, je vous excuserais de les approfondir... » Le hasard me les offre, et je vais suivre ton conseil.

Il arrache les papiers.

BÉGEARSS, avec chaleur.

Pour l’espoir de ma vie entière, je ne voudrais pas devenir complice d’un tel attentat ! Remettez ces papiers, Monsieur, ou souffrez que je me retire.

Il s’éloigne.

Le Comte tient des papiers et lit.

Bégearss le regarde en dessous, et s’applaudit secrètement.

LE COMTE, avec fureur.

Je n’en veux pas apprendre davantage ; renferme tous les autres, et moi je garde celui-ci.

BÉGEARSS.

Non ; quel qu’il soit, vous avez trop d’honneur pour commettre une...

LE COMTE, fièrement.

Une ?... Achevez ; tranchez le mot ; je puis l’entendre.

BÉGEARSS, se courbant.

Pardon, Monsieur, mon bienfaiteur ! et n’imputez qu’à ma douleur l’indécence de mon reproche.

LE COMTE.

Loin de t’en savoir mauvais gré, je t’en estime davantage.

Il se jette sur un fauteuil.

Ah perfide Rosine !... Car, malgré mes légèretés, elle est la seule pour qui j’aye éprouvé... J’ai subjugué les autres femmes ! Ah ! je sens à ma rage combien cette indigne passion !... Je me déteste de l’aimer !

BÉGEARSS.

Au nom de Dieu, Monsieur, remettez ce fatal papier.

 

 

Scène IX

 

FIGARO, LE COMTE, BÉGEARSS

 

LE COMTE se lève.

Homme importun ! que voulez-vous ?

FIGARO.

J’entre, parce qu’on a sonné.

LE COMTE, en colère.

J’ai sonné ? Valet curieux !...

FIGARO.

Interrogez le joaillier, qui l’a entendu comme moi ?

LE COMTE.

Mon joaillier ? que me veut-il ?

FIGARO.

Il dit qu’il a un rendez-vous pour un bracelet qu’il a fait.

Bégearss, s’apercevant qu’il cherche à voir l’écrin qui est sur la table, fait ce qu’il peut pour le masquer.

LE COMTE.

Ah !... qu’il revienne un autre jour.

FIGARO, avec malice.

Mais pendant que Monsieur a l’écrin de Madame ouvert, il serait peut-être à propos...

LE COMTE, en colère.

Monsieur l’inquisiteur ! partez ; et s’il vous échappe un seul mot...

FIGARO.

Un seul mot ? J’aurais trop à dire ; je ne veux rien faire à demi.

Il examine l’écrin, le papier que tient le Comte, lance un fier coup d’œil à Bégearss et sort.

 

 

Scène X

 

LE COMTE, BÉGEARSS

 

LE COMTE.

Refermons ce perfide écrin. J’ai la preuve que je cherchais. Je la tiens, j’en suis désolé ; pourquoi l’ai-je trouvée ? Ah Dieu ! lisez, lisez, M. Bégearss.

BÉGEARSS, repoussant le papier.

Entrer dans de pareils secrets ! Dieu préserve qu’on m’en accuse !

LE COMTE.

Quelle est donc la sèche amitié qui repousse mes confidences ? Je vois qu’on n’est compatissant que pour les maux qu’on éprouva soi-même.

BÉGEARSS.

Quoi ? pour refuser ce papier !...

Vivement.

Serrez-le donc ; voici Suzanne.

Il referme vite le secret de l’écrin.

Le comte met la lettre dans sa veste, sur sa poitrine.

 

 

Scène XI

 

SUZANNE, LE COMTE, BÉGEARSS

 

Le Comte est accablé.

SUZANNE accourt.

L’écrin, l’écrin : Madame sonne.

BÉGEARSS le lui donne.

Suzanne, vous voyez que tout y est en bon état.

SUZANNE.

Qu’a donc Monsieur ? il est troublé !

BÉGEARSS.

Ce n’est rien qu’un peu de colère contre votre indiscret mari, qui est entré malgré ses ordres.

SUZANNE, finement.

Je l’avais dit pourtant de manière à être entendue.

Elle sort.

 

 

Scène XII

 

LÉON, LE COMTE, BÉGEARSS

 

LE COMTE veut sortir, il voit entrer Léon.

Voici l’autre !

LÉON, timidement, veut embrasser le Comte.

Mon père, agréez mon respect, avez-vous bien passé la nuit ?

LE COMTE, sèchement, le repousse.

Où fûtes-vous, Monsieur, hier au soir ?

LÉON.

Mon père, on me mena dans une assemblée estimable...

LE COMTE.

Où vous fîtes une lecture ?

LÉON.

On m’invita d’y lire un essai que j’ai fait sur l’abus des vœux monastiques, et le droit de s’en relever.

LE COMTE, amèrement.

Les vœux des chevaliers en sont ?

BÉGEARSS.

Qui fut, dit-on, très applaudi ?

LÉON.

Monsieur, on a montré quelque indulgence pour mon âge.

LE COMTE.

Donc, au lieu de vous préparer à partir pour vos caravanes ; à bien mériter de votre ordre, vous vous faites des ennemis ? Vous allez composant, écrivant sur le ton du jour ?... Bientôt on ne distinguera plus un gentilhomme d’un savant !

LÉON, timidement.

Mon père, on en distinguera mieux un ignorant d’un homme instruit, et l’homme libre de l’esclave.

LE COMTE.

Discours d’enthousiaste ! On voit où vous en voulez venir.

Il veut sortir.

LÉON.

Mon père !...

LE COMTE, dédaigneux.

Laissez à l’artisan des villes ces locutions triviales. Les gens de notre état ont un langage plus élevé. Qui est-ce qui dit mon père, à la cour, Monsieur ? appelez-moi monsieur ! vous sentez l’homme du commun ! Son père !...

Il sort ; Léon le suit en regardant Bégearss qui lui fait un geste de compassion.

Allons, monsieur Bégearss, allons !

 

 

ACTE II

 

Le Théâtre représente la bibliothèque du Comte.

 

 

Scène première

 

LE COMTE

 

Puisqu’enfin je suis seul, lisons cet étonnant écrit, qu’un hasard presque inconcevable à fait tomber entre mes mains.

Il tire de son sein la lettre de l’écrin, et la lit en pesant sur tous les mots.

« Malheureux insensé ! notre sort est rempli. La surprise nocturne que vous avez osé me faire, dans un château où vous fûtes élevé, dont vous connaissiez les détours ; la violence qui s’en est suivie ; enfin votre crime, – le mien...

Il s’arrête.

le mien reçoit sa juste punition. Aujourd’hui, jour de Saint-Léon, patron de ce lieu et le vôtre, je viens de mettre au monde un fils, mon opprobre et mon désespoir. Grâce à de tristes précautions, l’honneur est sauf ; mais la vertu n’est plus. – Condamnée désormais à des larmes intarissables, je sens qu’elles n’effaceront point un crime... dont l’effet reste subsistant. Ne me voyez jamais : c’est l’ordre irrévocable de la misérable Rosine... qui n’ose plus signer un autre nom. »

Il porte ses mains avec la lettre à son front, et se promène.

...Qui n’ose plus signer un autre nom !... Ah ! Rosine ! où est le temps ?... Mais tu t’es avilie !...

Il s’agite.

Ce n’est point là l’écrit d’une méchante femme ! Un misérable corrupteur... Mais voyons la réponse écrite sur la même lettre.

Il lit.

« Puisque je ne dois plus vous voir, la vie m’est odieuse, et je vais la perdre avec joie dans la vive attaque d’un fort où je ne suis point commandé.

Je vous renvoie tous vos reproches ; le portrait que j’ai fait de vous, et la boucle de cheveux que je vous dérobai. L’ami qui vous rendra ceci quand je ne serai plus, est sûr. Il a vu tout mon désespoir. Si la mort d’un infortuné vous inspirait un reste de pitié ; parmi les noms qu’on va donner à l’héritier... d’un autre plus heureux ! puis-je espérer que le nom de Léon vous rappellera quelquefois le souvenir du malheureux qui expire en vous adorant, et signe pour la dernière fois, CHÉRUBIN LÉON, d’Astorga. »

...Puis, en caractères sanglants !... « Blessé à mort, je rouvre cette lettre, et vous écris avec mon sang, ce douloureux, cet éternel adieu. Souvenez-vous... »

Le reste est effacé par des larmes...

Il s’agite.

Ce n’est point-là non plus l’écrit d’un méchant homme ! Un malheureux égarement...

Il s’assied et reste absorbé.

Je me sens déchiré !

 

 

Scène II

 

BÉGEARSS, LE COMTE

 

Bégearss, en entrant s’arrête, le regarde et se mord le doigt avec mystère.

LE COMTE.

Ah ! mon cher ami, venez donc !... vous me voyez dans un accablement...

BÉGEARSS.

Très effrayant, Monsieur, je n’osais avancer.

LE COMTE.

Je viens de lire cet écrit. Non ! ce n’étaient point là des ingrats ni des monstres, mais de malheureux insensés, comme ils se le disent eux-mêmes...

BÉGEARSS.

Je l’ai présumé comme vous.

LE COMTE se lève et se promène.

Les misérables femmes ! en se laissant séduire ne savent guères les maux qu’elles apprêtent... Elles vont, elles vont... les affronts s’accumulent... et le monde injuste et léger accuse un père qui se tait, qui dévore en secret ses peines !... On le taxe de dureté, pour les sentiments qu’il refuse au fruit d’un coupable adultère !... Nos désordres à nous, ne leur enlèvent presque rien ; ne peuvent du moins leur ravir la certitude d’être mères, ce bien inestimable de la maternité ! tandis que leur moindre caprice, un goût, une étourderie légère, détruit dans l’homme le bonheur... le bonheur de toute sa vie, la sécurité d’être père. – Ah ! ce n’est point légèrement qu’on a donné tant d’importance à la fidélité des femmes ! Le bien, le mal de la société, sont attachés à leur conduite ; le paradis ou l’enfer des familles dépend à tout jamais de l’opinion qu’elles ont donnée d’elles.

BÉGEARSS.

Calmez-vous ; voici votre fille.

 

 

Scène III

 

FLORESTINE, LE COMTE, BÉGEARSS

 

FLORESTINE, un bouquet au côté.

On vous disait, Monsieur, si occupé, que je n’ai pas osé vous fatiguer de mon respect.

LE COMTE.

Occupé de toi, mon enfant ! ma fille ! Ah ! je me plais à te donner ce nom ; car j’ai pris soin de ton enfance. Le mari de ta mère était fort dérangé : en mourant il ne laissa rien. Elle-même, en quittant la vie, t’a recommandée à mes soins. Je lui engageai ma parole ; je la tiendrai, ma fille, en te donnant un noble époux. Je te parle avec liberté devant cet ami qui nous aime. Regarde autour de toi ; choisie ! ne trouves-tu personne ici, digne de posséder ton cœur !

FLORESTINE, lui baisant la main.

Vous l’avez tout entier, Monsieur, et si je me vois consultée, je répondrai que mon bonheur est de ne point changer d’état. – Monsieur votre fils en se mariant... (car, sans doute, il ne restera plus dans l’ordre de Malte aujourd’hui) ; Monsieur votre fils, en se mariant, peut se séparer de son père. Ah ! permettez que ce soit moi qui prenne soin de vos vieux jours ! c’est un devoir, Monsieur, que je remplirai avec joie.

LE COMTE.

Laisse, laisse Monsieur réservé pour l’indifférence ; on ne sera point étonné qu’une enfant si reconnaissante me donne un nom plus doux ! appelle-moi ton père.

BÉGEARSS.

Elle est digne, en honneur, de votre confidence entière... Mademoiselle, embrassez ce bon, ce tendre protecteur. Vous lui devez plus que vous ne pensez. Sa tutelle n’est qu’un devoir. Il fut l’ami... l’ami secret de votre mère... et, pour tout dire en un seul mot...

 

 

Scène IV

 

FIGARO, LA COMTESSE, en robe à peigner, LE COMTE, FLORESTINE, BÉGEARSS

 

FIGARO, annonçant.

Madame la Comtesse.

BÉGEARSS, jette un regard furieux sur Figaro. À part.

Au diable le faquin !

LA COMTESSE, au Comte.

Figaro m’avait dit que vous vous trouviez mal ; effrayée, j’accours, et je vois...

LE COMTE.

...Que cet homme officieux vous a fait encore un mensonge.

FIGARO.

Monsieur, quand vous êtes passé, vous aviez un air si défait... heureusement il n’en est rien.

Bégearss l’examine.

LA COMTESSE.

Bonjour, M. Bégearss... Te voilà, Florestine ; je te trouve radieuse... Mais voyez donc comme elle est fraîche et belle ! Si le ciel m’eût donné une fille, je l’aurais voulue comme toi, de figure et de caractère. Il faudra bien que tu m’en tiennes lieu. Le veux-tu, Florestine ?

FLORESTINE, lui baisant la main.

Ah ! Madame !

LA COMTESSE.

Qui t’a donc fleurie si matin ?

FLORESTINE, avec joie.

Madame, on ne m’a point fleurie ; c’est moi qui ai fait des bouquets. N’est-ce pas aujourd’hui Saint-Léon ?

LA COMTESE.

Charmante enfant, qui n’oublie rien !

Elle la baise au front.

Le Comte fait un geste terrible. Bégearss le retient.

LA COMTESSE, à Figaro.

Puisque nous voilà rassemblés, avertissez mon fils que nous prendrons ici le chocolat.

FLORESTINE.

Pendant qu’ils vont le préparer, mon parrain, faites-nous donc voir ce beau buste de Washington, que vous avez, dit-on, chez vous.

LE COMTE.

J’ignore qui me l’envoie ; je ne l’ai demandé à personne ; et, sans doute, il est pour Léon. Il est beau ; je l’ai là dans mon cabinet : venez tous.

Bégearss, en sortant le dernier, se retourne deux fois pour examiner Figaro qui le regarde de même. Ils ont l’air de se menacer sans parler.

 

 

Scène V

 

FIGARO, seul, rangeant la table et les tasses pour le déjeuné

 

Serpent, ou basilic ! tu peux me mesurer, me lancer des regards affreux ! Ce sont les miens qui te tueront !... Mais, où reçoit-il ses paquets ? Il ne vient rien pour lui, de la poste à l’hôtel ! Est-il monté seul de l’enfer ?... Quelqu’autre diable correspond !... et moi, je ne puis découvrir...

 

 

Scène VI

 

FIGARO, SUZANNE

 

SUZANNE accourt, regarde, et dit très vivement à l’oreille de Figaro.

C’est lui que la pupille épouse. – Il a la promesse du Comte. – Il guérira Léon de son amour. – Il détachera Florestine. – Il fera consentir madame. – Il te chasse de la maison. – Il cloître ma maîtresse en attendant que l’on divorce. – Fait déshériter le jeune homme, et me rend maîtresse de tout. Voilà les nouvelles du jour.

 Elle s’enfuit.

 

 

Scène VII

 

FIGARO, seul

 

Non, s’il vous plaît, Monsieur le major ! nous compterons ensemble auparavant. Vous apprendrez de moi, qu’il n’y a que les sots qui triomphent. Grâce à l’Ariane Suzon, je tiens le fil du Labyrinthe, et le Minotaure est cerné... Je t’envelopperai dans tes pièges et te démasquerai si bien !... Mais quel intérêt assez pressant lui fait faire une telle école, desserre les dents d’un tel homme ? S’en croirait-il assez sûr pour... La sottise et la vanité sont compagnes inséparables ! Mon politique babille et se confie ! Il a perdu le coup. Y a faute.

 

 

Scène VIII

 

GUILLAUME, FIGARO

 

GUILLAUME, avec une lettre.

Meissieïr Bégearss ! Ché vois qu’il est pas pour ici ?

FIGARO, rangeant le déjeuné.

Tu peux l’attendre, il va rentrer.

GUILLAUME, reculant.

Meingoth c’hattendrai pas Meissieïr en gombagnie té vout ! Mon maître il voudrait point, jé chure.

FIGARO.

Il te le défend ? eh bien ! donne la lettre ; je vais la lui remettre en rentrant.

GUILLAUME, reculant.

Pas plis à vous té lettres ! Ô tiable ! il voudra pientôt me jasser.

FIGARO, à part.

Il faut pomper le sot. – Tu... viens de la poste, je crois ?

GUILLAUME.

Tiable ! non, ché viens pas.

FIGARO.

C’est sans doute quelque missive du Gentlemen... du parent irlandais dont il vient d’hériter ? Tu sais cela, toi, bon Guillaume ?

GUILLAUME, riant niaisement.

Lettre d’un qu’il est mort, Meissieïr ! non, ché vous prie ! celui-là, ché crois pas, partié ! ce sera pieu plitôt d’un autre. Peut-être il viendrait d’un qu’ils sont là... pas contents, dehors.

FIGARO.

D’un de nos mécontents, dis-tu ?

GUILLAUME.

Oui, mais ch’assure pas...

FIGARO, à part.

Cela se peut ; il est fourré dans tout.

À Guillaume.

On pourrait voir au timbre, et s’assurer...

GUILLAUME.

Ch’assure pas ; pourquoi ? les lettres il vient chez M. O-Connor ; et puis, je sais pas quoi c’est timpré, moi.

FIGARO, vivement.

O-Connor, banquier irlandais ?

GUILLAUME.

Mon foi !

FIGARO revient à lui, froidement.

Ici près, derrière l’hôtel ?

GUILLAUME.

Ein fort choli maison, partie ! tes chens très... beaucoup gracieux, si j’osse dire.

Il se retire à l’écart.

FIGARO, à lui-même.

Ô fortune ! Ô bonheur !

GUILLAUME, revenant.

Parle pas, fous, de s’té banquier, pour personne ; entende-fous ? ch’aurais pas du... Tertaïfle !

Il frappe du pied.

FIGARO.

Vas ! je n’ai garde ; ne crains rien.

GUILLAUME.

Mon maître, il dit, Meissieïr, vous âfre tout l’esprit, et moi pas... Alors c’est chuste... Mais, peut-être ché suis mécontent d’avoir dit à fous...

FIGARO.

Et pourquoi ?

GUILLAUME.

Ché sais pas. – La valet trahir, voye-fous... L’être un péché qu’il est parpare, vil, et même... puéril.

FIGARO.

Il est vrai ; mais tu n’as rien dit.

GUILLAUME, désolé.

Mon Thié ! mon Thié ! ché sais pas, là... quoi tire... ou non...

Il se retire en soupirant.

Ah !

Il regarde niaisement les livres de la bibliothèque.

FIGARO, à part.

Quelle découverte ! Hasard ! je te salue.

Il cherche ses tablettes.

Il faut pourtant que je démêle comment un homme si caverneux s’arrange d’un tel imbécile... De même que les brigands redoutent les réverbères... Oui, mais un sot est un fallot ; la lumière passe à travers.

Il dit en écrivant sur ses tablettes.

O-Connor, banquier irlandais. C’est là qu’il faut que j’établisse mon noir comité de recherches. Ce moyen là n’est pas trop constitutionnel ; ma ! perdio ! l’utilité ! Et puis, j’ai mes exemples !

Il écrit.

Quatre ou cinq louis d’or au valet chargé du détail de la poste, pour ouvrir dans un cabaret chaque lettre de l’écriture d’Honoré-Tartuffe Bégearss... Monsieur le tartuffe honoré ! vous cesserez enfin de l’être ! Un dieu m’a mis sur votre piste.

Il serre ses tablettes.

Hasard ! Dieu méconnu ! les anciens t’appelaient Destin ! nos gens te donnent un autre nom...

 

 

Scène IX

 

LA COMTESSE, LE COMTE, FLORESTINE, BÉGEARSS, FIGARO, GUILLAUME

 

BÉGEARSS aperçoit Guillaume, et lui dit avec humeur, en prenant la lettre.

Ne peux-tu pas me les garder chez moi ?

GUILLAUME.

Ché crois, celui-ci, c’est tout comme...

Il sort.

LA COMTESSE, au Comte.

Monsieur, ce buste est un très beau morceau : votre fils l’a-t-il vu ?

BÉGEARSS, la lettre ouverte.

Ah ! Lettre de Madrid ! du secrétaire du Ministre ! Il y a un mot qui vous regarde.

Il lit.

« Dites au Comte Almaviva, que le courrier qui part demain, lui porte l’agrément du Roi pour l’échange de toutes ses terres. »

Figaro écoute, et se fait, sans parler, un signe d’intelligence.

 

LA COMTESSE.

Figaro ? dis donc à mon fils que nous déjeunons tous ici.

FIGARO.

Madame, je vais l’avertir.

Il sort.

 

 

Scène X

 

LA COMTESSE, LE COMTE, FLORESTINE, BÉGEARSS

 

LE COMTE, à Bégearss.

J’en veux donner avis sur-le-champ à mon acquéreur. Envoyez-moi du thé dans mon arrière-cabinet.

FLORESTINE.

Bon papa, c’est moi qui vous le porterai.

LE COMTE, bas, à Florestine.

Pense beaucoup au peu que je t’ai dit.

Il la baise au front et sort.

 

 

Scène XI

 

LÉON, LA COMTESSE, FLORESTINE, BÉGEARSS

 

LÉON, avec chagrin.

Mon père s’en va quand j’arrive ! il m’a traité avec une rigueur...

LA COMTESSE, sévèrement.

Mon fils, quels discours tenez-vous ? dois-je me voir toujours froissée par l’injustice de chacun ? Votre père a besoin d’écrire à la personne qui échange ses terres.

FLORESTINE, gaîment.

Vous regrettez votre papa ? nous aussi nous le regrettons. Cependant, comme il sait que c’est aujourd’hui votre fête, il m’a chargée, Monsieur, de vous présenter ce bouquet.

Elle lui fait une grande révérence.

LÉON, pendant qu’elle l’ajuste à sa boutonnière.

Il n’en pouvait prier quelqu’un qui me rendît ses bontés aussi chères...

Il l’embrasse.

FLORESTINE, se débattant.

Voyez, Madame, si on peut jamais badiner avec lui, sans qu’il abuse au même instant...

LA COMTESSE, souriant.

Mon enfant, le jour de sa fête, on peut lui passer quelque chose.

FLORESTINE, baissant les yeux.

Pour l’en punir, Madame, faites-lui lire le discours qui fut, dit-on, tant applaudi hier à l’assemblée.

LÉON.

Si maman juge que j’ai tort, j’irai chercher ma pénitence.

FLORESTINE.

Ah ! Madame, ordonnez-le lui.

LA COMTESSE.

Apportez-nous, mon fils, votre discours : moi, je vais prendre quelque ouvrage, pour l’écouter avec plus d’attention.

FLORESTINE, gaîment.

Obstiné ! c’est bien fait ; et je l’entendrai malgré vous.

LÉON, tendrement.

Malgré moi, quand vous l’ordonnez ? Ah ! Florestine, j’en défie !

La Comtesse et Léon sortent chacun de leur côté.

 

 

Scène XII

 

FLORESTINE, BÉGEARSS

 

BÉGEARSS, bas.

Eh bien ! Mademoiselle, avez-vous deviné l’époux qu’on vous destine ?

FLORESTINE, avec joie.

Mon cher monsieur Bégearss ! vous êtes à tel point notre ami, que je me permettrai de penser tout haut avec vous. Sur qui puis-je porter les yeux ? Mon parrain m’a bien dit : Regarde autour de toi ; choisis. Je vois l’excès de sa bonté : ce ne peut être que Léon. Mais moi, sans biens, dois-je abuser...

BÉGEARSS, d’un ton terrible.

Qui ? Léon ! son fils ? votre frère ?

FLORESTINE, avec un cri douloureux.

Ah ! Monsieur !...

BÉGEARSS.

Ne vous a-t-il pas dit : Appelle-moi ton père ? Réveillez-vous, ma chère enfant ! écartez un songe trompeur, qui pouvait devenir funeste.

FLORESTINE.

Ah ! oui ; funeste pour tous deux !

BÉGEARSS.

Vous sentez qu’un pareil secret doit rester caché dans votre âme.

Il sort en la regardant.

 

 

Scène XIII

 

FLORESTINE, seule et pleurant

 

Ô Ciel ! il est mon frère, et j’ose avoir pour lui... Quel coup d’une lumière affreuse ! et dans un tel sommeil, qu’il est cruel de s’éveiller !

Elle tombe accablée sur un siège.

 

 

Scène XIV

 

LÉON, un papier à la main, FLORESTINE

 

LÉON, joyeux, à part.

Maman n’est pas rentrée, et M. Bégearss est sorti : profitons d’un moment heureux. – Florestine ! vous êtes ce matin, et toujours, d’une beauté parfaite ; mais vous avez un air de joie, un ton aimable de gaîté, qui ranime mes espérances.

FLORESTINE, au désespoir.

Ah Léon !

Elle retombe.

LÉON.

Ciel ! vos yeux noyés de larmes, et votre visage défait m’annoncent quelque grand malheur !

FLORESTINE.

Des malheurs ? Ah ! Léon, il n’y en a plus que pour moi.

LÉON.

Floresta, ne m’aimez-vous plus ? lorsque mes sentiments pour vous...

FLORESTINE, d’un ton absolu.

Vos sentiments ? ne m’en parlez jamais.

LÉON.

Quoi ? l’amour le plus pur !...

FLORESTINE, au désespoir.

Finissez ces cruels discours, ou je vais vous fuir à l’instant.

LÉON.

Grand Dieu ! qu’est-il donc arrivé ? M. Bégearss vous a parlé, Mademoiselle, je veux savoir ce que vous a dit ce Bégearss ?

 

 

Scène XV

 

LA COMTESSE, FLORESTINE, LÉON

 

LÉON continue.

Maman, venez à mon secours. Vous me voyez au désespoir ; Florestine ne m’aime plus.

FLORESTINE, pleurant.

Moi, Madame, ne plus l’aimer ! Mon parrain, vous et lui, c’est le cri de ma vie entière.

LA COMTESSE.

Mon enfant, je n’en doute pas. Ton cœur excellent m’en répond. Mais de quoi donc s’afflige-t-il ?

LÉON.

Maman, vous approuvez l’ardent amour que j’ai pour elle ?

FLORESTINE, se jetant dans les bras de la Comtesse.

Ordonnez-lui donc de se taire !

En pleurant.

Il me fait mourir de douleur !

LA COMTESSE.

Mon enfant, je ne t’entends point. Ma surprise égaie la sienne... Elle frissonne entre mes bras ! Qu’a-t-il donc fait qui puisse te déplaire ?

FLORESTINE, se renversant sur elle.

Madame, il ne me déplaît point. Je l’aime et le respecte à l’égal de mon frère ; mais qu’il n’exige rien de plus.

LÉON.

Vous l’entendez, maman ! Cruelle fille ! expliquez-vous.

FLORESTINE.

Laissez-moi, laissez-moi, ou vous me causerez la mort.

 

 

Scène XVI

 

LA COMTESSE, FLORESTINE, LÉON, FIGARO, arrivant avec l’équipage du thé, SUZANNE, de l’autre côté, avec un métier de tapisserie

 

LA COMTESSE.

Remporte tout, Suzanne : il n’est pas plus question de déjeuné que de lecture. Vous, Figaro, servez du thé à votre maître ; il écrit dans son cabinet. Et toi, ma Florestine, viens dans le mien rassurer ton amie. Mes chers enfants, je vous porte en mon cœur ! – Pourquoi l’affligez-vous l’un après l’autre sans pitié ? Il y a ici des choses qu’il m’est important d’éclaircir.

Elles sortent.

 

 

Scène XVII

 

SUZANNE, FIGARO, LÉON

 

SUZANNE, à Figaro.

Je ne sais pas de quoi il est question ; mais je parierais bien que c’est là du Bégearss tout pur. Je veux absolument prémunir ma maîtresse.

FIGARO.

Attends que je sois plus instruit : nous nous concerterons ce soir. Oh ! j’ai fait une découverte...

SUZANNE.

Et tu me la diras ?

Elle sort.

 

 

Scène XVIII

 

FIGARO, LÉON

 

LÉON, désolé.

Ah ! Dieux !

FIGARO.

De quoi s’agit-il donc, Monsieur ?

LÉON.

Hélas ! je l’ignore moi-même. Jamais je n’avais vu Floresta de si belle humeur, et je savais qu’elle avait eu un entretien avec mon père. Je la laisse un instant avec M. Bégearss ; je la trouve seule, en rentrant, les yeux remplis de larmes, et m’ordonnant de la fuir pour toujours. Que peut-il donc lui avoir dit ?

FIGARO.

Si je ne craignais pas votre vivacité, je vous instruirais sur des points qu’il vous importe de savoir. Mais lorsque nous avons besoin d’une grande prudence, il ne faudrait qu’un mot de vous, trop vif, pour me faire perdre le fruit de dix années d’observations.

LÉON.

Ah ! s’il ne faut qu’être prudent... Que crois-tu donc qu’il lui ait dit ?

FIGARO.

Qu’elle doit accepter Honoré Bégearss pour époux ; que c’est une affaire arrangée entre M. votre père et lui.

LÉON.

Entre mon père et lui ? le traître aura ma vie.

FIGARO.

Avec ces façons là, Monsieur, le traître n’aura pas votre vie ; mais il aura votre maîtresse, et votre fortune avec elle.

LÉON.

Eh bien ! ami, pardon : apprends-moi ce que je dois faire ?

FIGARO.

Deviner l’énigme du Sphinx, ou bien en être dévoré. En d’autres termes, il faut vous modérer, le laisser dire, et dissimuler avec lui.

LÉON, avec fureur.

Me modérer !... Oui, je me modérerai. Mais j’ai la rage dans le cœur ! – M’enlever Florestine ! Ah ! le voici qui vient : je vais m’expliquer... froidement.

FIGARO.

Tout est perdu si vous vous échappez.

 

 

Scène XIX

 

BÉGEARSS, FIGARO, LÉON

 

LÉON, se contenant mal.

Monsieur, monsieur, un mot. Il importe à votre repos que vous répondiez sans détour. – Florestine est au désespoir ; qu’avez-vous dit à Florestine ?

BÉGEARSS, d’un ton glacé.

Et qui vous dit que je lui ai parlé ? Ne peut-elle avoir des chagrins, sans que j’y sois pour quelque chose ?

LÉON, vivement.

Point d’évasions, Monsieur. Elle était d’une humeur charmante : en sortant d’avec vous, on la voit fondre en larmes. De quelque part qu’elle en reçoive, mon cœur partage ses chagrins. Vous m’en direz la cause, ou bien vous m’en ferez raison.

BÉGEARSS.

Avec un ton moins absolu, on peut tout obtenir de moi ; je ne sais point céder à des menaces.

LÉON, furieux.

Eh bien ! perfide, défends-toi. J’aurai ta vie, ou tu auras la mienne !

Il met la main à son épée.

FIGARO les arrête.

Monsieur Bégearss ! au fils de votre ami ? dans sa maison ? où vous logez ?

BÉGEARSS, se contenant.

Je sais trop ce que je me dois... Je vais m’expliquer avec lui ; mais je n’y veux point de témoins. Sortez, et laissez-nous ensemble.

LÉON.

Vas, mon cher Figaro : tu vois qu’il ne peut m’échapper. Ne lui laissons aucune excuse.

FIGARO, à part.

Moi, je cours avertir son père.

Il sort.

 

 

Scène XX

 

LÉON, BÉGEARSS

 

LÉON, lui barrant la porte.

Il vous convient peut-être mieux de vous battre que de parler. Vous êtes le maître du choix ; mais je n’admettrai rien d’étranger à ces deux moyens.

BÉGEARSS, froidement.

Léon ! un homme d’honneur n’égorge pas le fils de son ami. Devais-je m’expliquer devant un malheureux valet, insolent d’être parvenu à presque gouverner son maître ?

LÉON, s’asseyant.

Au fait, Monsieur, je vous attends...

BÉGEARSS.

Oh ! que vous allez regretter une fureur déraisonnable !

LÉON.

C’est ce que nous verrons bientôt.

BÉGEARSS, affectant une dignité froide.

Léon ! vous aimez Florestine ; il y a longtemps que je le vois... Tant que votre frère a vécu, je n’ai pas cru devoir servir un amour malheureux qui ne vous conduisait à rien. Mais depuis qu’un funeste duel, disposant de sa vie, vous a mis en sa place, j’ai eu l’orgueil de croire mon influence capable de disposer M. votre père à vous unir à celle que vous aimez. Je l’attaquais de toutes les manières ; une résistance invincible a repoussé tous mes efforts. Désolé de le voir rejeter un projet qui me paraissait fait pour le bonheur de tous... Pardon, mon jeune ami, je vais vous affliger ; mais il le faut en ce moment, pour vous sauver d’un malheur éternel. Rappelez bien votre raison, vous allez en avoir besoin. – J’ai forcé votre père à rompre le silence ; à me confier son secret. Ô mon ami ! m’a dit enfin le comte : je connais l’amour de mon fils ; mais puis-je lui donner Florestine pour femme ? Celle que l’on croit ma pupille... elle est ma fille ; elle est sa sœur.

LÉON, reculant vivement.

Florestine ?... ma sœur ?...

BÉGEARSS.

Voilà le mot qu’un sévère devoir... Ah ! je vous le dois à tous deux : mon silence pouvait vous perdre. Eh bien ! Léon, voulez-vous vous battre avec moi ?

LÉON.

Mon généreux ami ! je ne suis qu’un ingrat, un monstre ! oubliez ma rage insensée...

BÉGEARSS, bien tartuffe.

Mais c’est à condition que ce fatal secret ne sortira jamais... Dévoiler la honte d’un père, ce serait un crime...

LÉON, se jetant dans ses bras.

Ah ! jamais.

 

 

Scène XXI

 

LE COMTE, FIGARO, LÉON, BÉGEARSS

 

FIGARO, accourant.

Les voilà, les voilà.

LE COMTE.

Dans les bras l’un de l’autre ! Eh ! vous perdez l’esprit !

FIGARO, stupéfait.

Ma foi ! Monsieur... on le perdrait à moins.

LE COMTE, à Figaro.

M’expliquerez-vous cette énigme ?

LÉON, tremblant.

Ah ! c’est à moi, mon père, à l’expliquer. Pardon ! je dois mourir de honte ! Sur un sujet assez frivole, je m’étais... beaucoup oublié. Son caractère généreux, non seulement me rend à la raison ; mais il a la bonté d’excuser ma folie en me la pardonnant. Je lui en rendais grâce lorsque vous nous avez surpris.

LE COMTE.

Ce n’est pas la centième fois que vous lui devez de la reconnaissance. Au fait, nous lui en devons tous.

Figaro, sans parler, se donne un coup de poing au front.

Bégearss l’examine et sourit.

LE COMTE, à son fils.

Retirez-vous, Monsieur. Votre aveu seul enchaîne ma colère.

BÉGEARSS.

Ah ! Monsieur, tout est oublié.

LE COMTE, à Léon.

Allez-vous repentir d’avoir manqué à mon ami, au vôtre, à l’homme le plus vertueux...

LÉON, s’en allant.

Je suis au désespoir !

FIGARO, à part, avec colère.

C’est une légion de diables enfermés dans un seul pourpoint.

 

 

Scène XXII

 

LE COMTE, BÉGEARSS, FIGARO

 

LE COMTE, à Bégearss, à part.

Mon ami, finissons ce que nous avons commencé.

À Figaro.

Vous, monsieur l’étourdi, avec vos belles conjectures, donnez-moi les trois millions d’or que vous m’avez vous-même apportés de Cadix, en soixante effets au porteur. Je vous avais chargé de les numéroter.

FIGARO.

Je l’ai fait.

LE COMTE.

Remettez-m’en le portefeuille.

FIGARO.

De quoi ? de ces trois millions d’or ?

LE COMTE.

Sans doute. Eh bien ! qui vous arrête ?

FIGARO, humblement.

Moi, Monsieur ? Je ne les ai plus.

BÉGEARSS.

Comment, vous ne les avez plus ?

FIGARO, fièrement.

Non, Monsieur.

BÉGEARSS, vivement.

Qu’en avez-vous fait ?

FIGARO.

Lorsque mon maître m’interroge, je lui dois compte de mes actions ; mais à vous ? je ne vous dois rien.

LE COMTE, en colère.

Insolent ! qu’en avez-vous fait ?

FIGARO, froidement.

Je les ai portés en dépôt chez M. Fal, votre notaire.

BÉGEARSS.

Mais de l’avis de qui ?

FIGARO, fièrement.

Du mien ; et j’avoue que j’en suis toujours.

BÉGEARSS.

Je vais gager qu’il n’en est rien.

FIGARO.

Comme j’ai sa reconnaissance, vous courez risque de perdre la gageure.

BÉGEARSS.

Ou s’il les a reçus, c’est pour agioter. Ces gens là partagent ensemble.

FIGARO.

Vous pourriez un peu mieux parler d’un homme qui vous a obligé.

BÉGEARSS.

Je ne lui dois rien.

FIGARO.

Je le crois ; quand on a hérité de quarante mille doublons de huit...

LE COMTE, se fâchant.

Avez-vous donc quelque remarque à nous faire aussi là-dessus ?

FIGARO.

Qui, moi, Monsieur ? J’en doute d’autant moins, que j’ai beaucoup connu le parent dont Monsieur hérite. Un jeune homme assez libertin ; joueur, prodigue et querelleur ; sans frein, sans mœurs, sans caractère, et n’ayant rien à lui, pas même les vices qui l’ont tué ; qu’un combat des plus malheureux...

Le Comte frappé du pied.

BÉGEARSS, en colère.

Enfin, nous direz-vous, pourquoi vous avez déposé cet or ?

FIGARO.

Ma foi, Monsieur, c’est pour n’en être plus chargé. Ne pouvait-on pas le voler ? que sait-on ? il s’introduit souvent de grands fripons dans les maisons...

BÉGEARSS, en colère.

Pourtant Monsieur veut qu’on le rende.

FIGARO.

Monsieur peut l’envoyer chercher.

BÉGEARSS.

Mais ce notaire s’en dessaisira-t-il, s’il ne voit son récépissé ?

FIGARO.

Je vais le remettre à Monsieur ; et quand j’aurai fait mon devoir, s’il en arrive quelque mal, il ne pourra s’en prendre à moi.

LE COMTE.

Je l’attends dans mon cabinet.

FIGARO, au Comte.

Je vous préviens que M, Fal, ne les rendra que sur votre reçu ; je le lui ai recommandé.

Il sort.

 

 

Scène XXIII

 

LE COMTE, BÉGEARSS

 

BÉGEARSS, en colère.

Comblez cette canaille, et voyez ce qu’elle devient ! En vérité, Monsieur, mon amitié me force à vous le dire : vous devenez trop confiant ; il a deviné nos secrets. De valet, barbier, chirurgien, vous l’avez établi trésorier, secrétaire ; une espèce de factotum. Il est notoire que ce monsieur fait bien ses affaires avec vous.

LE COMTE.

Sur la fidélité, je n’ai rien à lui reprocher ; mais il est vrai qu’il est d’une arrogance...

BÉGEARSS.

Vous avez un moyen de vous en délivrer en le récompensant.

LE COMTE.

Je le voudrais souvent.

BÉGEARSS, confidentiellement.

En envoyant le chevalier à Malte, sans doute vous voulez qu’un homme affidé le surveille ? Celui-ci, trop flatté d’un aussi honorable emploi, ne peut manquer de l’accepter : vous en voilà défait pour bien du temps.

LE COMTE.

Vous avez raison, mon ami. Aussi bien, m’a-t-on dit, qu’il vit très mal avec sa femme.

Il sort.

 

 

 

Scène XXIV

 

BÉGEARSS, seul

 

Encore un pas de fait !... Ah ! noble espion, la fleur des drôles ! qui faites ici le bon valet, et voulez nous souffler la dot, en nous donnant des noms de comédie ! Grâce aux soins d’Honoré-Tartuffe, vous irez partager le malaise des caravanes, et finirez vos inspections sur nous.

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente le cabinet de la Comtesse, orné de fleurs de toutes parts.

 

 

Scène première

 

LA COMTESSE, SUZANNE

 

LA COMTESSE.

Je n’ai pu rien tirer de cette enfant. – Ce sont des pleurs, des étouffements !... Elle se croit des torts envers moi, m’a demandé cent fois pardon ; elle veut aller au couvent. Si je rapproche tout ceci de sa conduite envers mon fils, je présume qu’elle se reproche d’avoir écouté son amour, entretenu ses espérances, ne se croyant pas un parti assez considérable pour lui. – Charmante délicatesse ! excès d’une aimable vertu ! M. Bégearss apparemment lui en a touché quelques mots qui l’auront amenée à s’affliger sur elle ! car c’est un homme si scrupuleux, et si délicat sur l’honneur, qu’il s’exagère quelquefois, et se fait des fantômes où les autres ne voient rien.

SUZANNE.

J’ignore d’où provient le mal ; mais il se passe ici des choses bien étranges ! Quelque démon y souffle un feu secret. Notre maître est sombre à périr ; il nous éloigne tous de lui. Vous êtes sans cesse à pleurer. Mademoiselle est suffoquée. Monsieur votre fils désolé !... M. Bégearss, lui seul, imperturbable comme un dieu ! semble n’être affecté de rien ; voit tous vos chagrins d’un œil sec...

LA COMTESSE.

Mon enfant, son cœur les partage. Hélas ! sans ce consolateur, qui verse un baume sur nos plaies, dont la sagesse nous soutient, adoucit toutes les aigreurs, calme mon irascible époux, nous serions bien plus malheureux !

SUZANNE.

Je souhaite, Madame, que vous ne vous abusiez pas !

LA COMTESSE.

Je t’ai vue autrefois lui rendre plus de justice !

Suzanne baisse les yeux.

Au reste, il peut seul me tirer du trouble où cette enfant m’a mise. Fais-le prier de descendre chez moi.

SUZANNE.

Le voici qui vient à propos ; vous vous ferez coiffer plus tard.

Elle sort.

 

 

Scène II

 

LA COMTESSE, BÉGEARSS

 

LA COMTESSE, douloureusement.

Ah ! mon pauvre major ; que se passe-t-il donc ici ? Touchons-nous enfin à la crise que j’ai si longtemps redoutée, que j’ai vue de loin se former ? L’éloignement du Comte pour mon malheureux fils semble augmenter de jour en jour. Quelque lumière fatale aura pénétré jusqu’à lui !

BÉGEARSS.

Madame, je ne le crois pas.

LA COMTESSE.

Depuis que le ciel m’a punie par la mort de mon fils aîné, je vois le Comte absolument changé : au lieu de travailler avec l’ambassadeur à Rome, pour rompre les vœux de Léon, je le vois s’obstiner à l’envoyer à Malte. – Je sais de plus, M. Bégearss, qu’il dénature sa fortune, et veut abandonner l’Espagne pour s’établir dans ce pays. – L’autre jour à dîner, devant trente personnes, il raisonna sur le divorce d’une façon à me faire frémir.

BÉGEARSS.

J’y étais ; je m’en souviens trop !

LA COMTESSE, en larmes.

Pardon, mon digne ami ; je ne puis pleurer qu’avec vous !

BÉGEARSS.

Déposez vos douleurs dans le sein d’un homme sensible.

LA COMTESSE.

Enfin, est-ce lui, est-ce vous, qui avez déchiré le cœur de Florestine ? Je la destinais à mon fils. – Née sans biens, il est vrai, mais noble, belle et vertueuse ; élevée au milieu de nous : mon fils devenu héritier, n’en a-t-il pas assez pour deux ?

BÉGEARSS.

Que trop, peut-être ; et c’est d’où vient le mal !

LA COMTESSE.

Mais, comme si le ciel n’eût attendu aussi longtemps que pour me mieux punir d’une imprudence tant pleurée, tout semble s’unir à-la-fois pour renverser mes espérances. Mon époux déteste mon fils... Florestine renonce à lui. Aigrie par ne sais quel motif, elle veut le fuir pour toujours. Il en mourra, le malheureux ! voilà ce qui est bien certain.

Elle joint les mains.

Ciel vengeur ! après vingt années de larmes et de repentir, me réservez-vous à l’horreur de voir ma faute découverte ? Ah ! que je sois seule misérable ! mon Dieu, je ne m’en plaindrai pas ! mais que mon fils ne porte point la peine d’un crime qu’il n’a pas commis ! Connaissez-vous, M. Bégearss, quelque remède à tant de maux ?

BÉGEARSS.

Oui, femme respectable ! et je venais exprès dissiper vos terreurs. Quand on craint une chose, tous nos regards se portent vers cet objet trop alarmant : quoi qu’on dise ou qu’on fasse, la frayeur empoisonne tout ! enfin, je tiens la clef de ces énigmes. Vous pouvez encore être heureuse.

LA COMTESSE.

L’est-on avec une âme déchirée de remords ?

BÉGEARSS.

Votre époux ne fuit point Léon ; il ne soupçonne rien sur le secret de sa naissance.

LA COMTESSE, vivement.

Monsieur Bégearss !

BÉGEARSS.

Et tous ces mouvements que vous prenez pour de la haine, ne sont que l’effet d’un scrupule. Oh ! que je vais vous soulager !

LA COMTESSE, ardemment.

Mon cher M. Bégearss !

BÉGEARSS.

Mais enterrez dans ce cœur allégé, le grand mot que je vais vous dire. Votre secret à vous, c’est la naissance de Léon ! le sien est celle de Florestine ;

Plus bas.

il est son tuteur... et son père.

LA COMTESSE, joignant les mains.

Dieu tout-puissant qui me prends en pitié !

BÉGEARSS.

Jugez de sa frayeur en voyant ces enfants amoureux l’un de l’autre ! ne pouvant dire son secret, ni supporter qu’un tel attachement devînt le fruit de son silence, il est resté sombre, bizarre ; et s’il veut éloigner son fils, c’est pour éteindre, s’il se peut, par cette absence et par ces vœux, un malheureux amour qu’il croit ne pouvoir tolérer.

LA COMTESSE, priant avec ardeur.

Source éternelle des bienfaits ! ô mon Dieu ! tu permets qu’en partie je répare la faute involontaire qu’un insensé me fit commettre ; que j’aie, de mon côté, quelque chose à remettre à cet époux que j’offensai ! Ô comte Almaviva ! mon cœur flétri, fermé par vingt années de peines, va se rouvrir enfin pour toi ! Florestine est ta fille ; elle me devient chère comme si mon sein l’eût portée. Faisons, sans nous parler, l’échange de notre indulgence ! Ô M. Bégearss ! achevez.

BÉGEARSS.

Mon amie, je n’arrête point ces premiers élans d’un bon cœur : les émotions de la joie ne sont point dangereuses comme celles de la tristesse ; mais, au nom de votre repos, écoutez-moi jusqu’à la fin.

LA COMTESSE.

Parlez, mon généreux ami : vous à qui je dois tout, parlez.

BÉGEARSS.

Votre époux cherchant un moyen de garantir sa Florestine de cet amour qu’il croit incestueux, m’a proposé de l’épouser ; mais, indépendamment du sentiment profond et malheureux que mon respect pour vos douleurs...

LA COMTESSE, douloureusement.

Ah ! mon ami ! par compassion pour moi...

BÉGEARSS.

N’en parlons plus. Quelques mots d’établissement, tournés d’une forme équivoque, ont fait penser à Florestine qu’il était question de Léon. Son jeune cœur s’en épanouissait, quand un valet vous annonça. Sans m’expliquer depuis sur les vues de son père ; un mot de moi, la ramenant aux sévères idées de la fraternité, a produit cet orage, et la religieuse horreur dont votre fils ni vous ne pénétriez le motif.

LA COMTESSE.

Il en était bien loin, le pauvre enfant !

BÉGEARSS.

Maintenant qu’il vous est connu, devons-nous suivre ce projet d’une union qui répare tout ?...

LA COMTESSE, vivement.

Il faut s’y tenir, mon ami ; mon cœur et mon esprit sont d’accord sur ce point, et c’est à moi de la déterminer. Par là, nos secrets sont couverts ; nul étranger ne les pénétrera. Après vingt années de souffrances nous passerons des jours heureux, et c’est à vous, mon digne ami, que ma famille les devra.

BÉGEARSS, élevant la voix.

Pour que rien ne les trouble plus, il faut encore un sacrifice, et mon amie est digne de le faire.

LA COMTESSE.

Hélas ! je veux les faire tous.

BÉGEARSS, l’air imposant.

Ces lettres, ces papiers d’un infortuné qui n’est plus, il faudra les réduire en cendres.

LA COMTESSE, avec douleur.

Ah ! Dieu !

BÉGEARSS.

Quand cet ami mourant me chargea de vous les remettre, son dernier ordre fut qu’il fallait sauver votre honneur, en ne laissant aucune trace de ce qui pourrait l’altérer.

LA COMTESSE.

Dieu ! Dieu !

BÉGEARSS.

Vingt ans se sont passés sans que j’aye pu obtenir que ce triste aliment de votre éternelle douleur s’éloignât de vos yeux. Mais indépendamment du mal que tout cela vous fait ; voyez quel danger vous courez.

LA COMTESSE.

Eh ! que peut-on avoir à craindre !

BÉGEARSS, regardant si on peut l’entendre. Parlant bas.

Je ne soupçonne point Suzanne ; mais une femme de chambre instruite que vous conservez ces papiers, ne pourrait-elle pas un jour s’en faire un moyen de fortune ? un seul remis à votre époux, que peut-être il paierait bien cher, vous plongerait dans des malheurs...

LA COMTESSE.

Non, Suzanne a le cœur trop bon...

BÉGEARSS, d’un ton plus élevé, très ferme.

Ma respectable amie ! vous avez payé votre dette à la tendresse, à la douleur, à vos devoirs de tous les genres ; et si vous êtes satisfaite de la conduite d’un ami, j’en veux avoir la récompense. Il faut brûler tous ces papiers, éteindre tous ces souvenirs d’une faute autant expiée ! mais, pour ne jamais revenir sur un sujet si douloureux, j’exige que le sacrifice en soit fait dans ce même instant.

LA COMTESSE, tremblante.

Je crois entendre Dieu qui parle ! il m’ordonne de l’oublier ; de déchirer le crêpe obscur dont sa mort a couvert ma vie. Oui, mon Dieu ! je vais obéir à cet ami que vous m’avez donné.

Elle sonne.

Ce qu’il exige en votre nom, mon repentir le conseillait ; mais ma faiblesse a combattu.

 

 

Scène III

 

SUZANNE, LA COMTESSE, BÉGEARSS

 

LA COMTESSE.

Suzanne ! apporte-moi le coffret de mes diamants. – Non, je vais le prendre moi-même, il le faudrait chercher la clef...

 

 

Scène IV

 

SUZANNE, BEGEARSS

 

SUZANNE, un peu troublée.

Monsieur Bégearss, de quoi s’agit-il donc ? Toutes les têtes sont renversées ! Cette maison ressemble à l’hôpital des fous ! Madame pleure ; Mademoiselle étouffe. Le chevalier Léon parle de se noyer ; Monsieur est enfermé et ne veut voir personne. Pourquoi ce coffre aux diamants inspire-t-il en ce moment tant d’intérêt à tout le monde ?

BÉGEARSS, mettant son doigt sur sa bouche, en signe de mystère.

Chut ! Ne montre ici nulle curiosité ! Tu le sauras dans peu... Tout va bien ; tout est bien... Cette journée vaut... Chut...

 

 

Scène V

 

LA COMTESSE, BÉGEARSS, SUZANNE

 

LA COMTESSE, tenant le coffre aux diamants.

Suzanne, apporte-nous du feu dans le braséro du boudoir.

SUZANNE.

Si c’est pour brûler des papiers, la lampe de nuit allumée, est encore là dans l’athénienne.

Elle l’avance.

LA COMTESSE.

Veille à la porte, et que personne n’entre.

SUZANNE, en sortant, à part.

Courons avant, avertir Figaro.

 

 

Scène VI

 

LA COMTESSE, BEGEARSS

 

BÉGEARSS.

Combien j’ai souhaité pour vous le moment auquel nous touchons !

LA COMTESSE, étouffée.

Ô mon ami ! quel jour nous choisissons pour consommer ce sacrifice ! celui de la naissance de mon malheureux fils ! À cette époque, tous les ans, leur consacrant cette journée, je demandais pardon au ciel, et je m’abreuvais de mes larmes en relisant ces tristes lettres. Je me rendais au moins le témoignage qu’il y eut entre nous plus d’erreur que de crime. Ah ! faut-il donc brûler tout ce qui me reste de lui ?

BÉGEARSS.

Quoi, Madame ? détruisez-vous ce fils qui vous le représente ? ne lui devez-vous pas un sacrifice qui le préserve de mille affreux dangers ? vous vous le devez à vous-même ! et la sécurité de votre vie entière est attachée peut-être à cet acte imposant !

Il ouvre le secret de l’écrin et en tire les lettres.

LA COMTESSE, surprise.

Monsieur Bégearss, vous l’ouvrez mieux que moi ! que je les lise encore !

BÉGEARSS, sévèrement.

Non, je ne le permettrai pas.

LA COMTESSE.

Seulement la dernière où, traçant ses tristes adieux, du sang qu’il répandit pour moi, il m’a donné la leçon du courage dont j’ai tant besoin aujourd’hui.

BÉGEARSS, s’y opposant.

Si vous lisez un mot, nous ne brûlerons rien. Offrez au ciel un sacrifice entier, courageux, volontaire, exempt des faiblesses humaines ! ou si vous n’osez l’accomplir ; c’est à moi d’être fort pour vous. Les voilà toutes dans le feu.

Il y jette le paquet.

LA COMTESSE, vivement.

Monsieur Bégearss ! Cruel ami ! c’est ma vie que vous consumez ! qu’il m’en reste au moins un lambeau.

Elle veut se précipiter sur les lettres enflammées. Bégearss la retient à bras le corps.

BÉGEARSS.

J’en jetterai la cendre au vent.

 

 

Scène VII

 

SUZANNE, LE COMTE, FIGARO, LA COMTESSE, BÉGEARSS

 

SUZANNE accourt.

C’est Monsieur, il me suit ; mais amené par Figaro.

LE COMTE, les surprenant en cette posture.

Qu’est-ce donc que je vois, Madame ! d’où vient ce désordre ? quel est ce feu, ce coffre, ces papiers ? pourquoi ce débat et ces pleurs ?

Bégearss et la Comtesse restent confondus.

LE COMTE.

Vous ne répondez point ?

BÉGEARSS se remet, et dit d’un ton pénible.

J’espère, Monsieur, que vous n’exigez pas qu’on s’explique devant vos gens. J’ignore quel dessein vous fait surprendre ainsi Madame ! quant à moi, je suis résolu de soutenir mon caractère en rendant un hommage pur à la vérité, quelle qu’elle soit.

LE COMTE, à Figaro et à Suzanne.

Sortez tous deux.

FIGARO.

Mais, Monsieur, rendez-moi du moins la justice de déclarer que je vous ai remis le récépissé du notaire, sur le grand objet de tantôt !

LE COMTE.

Je le fais volontiers, puisque c’est réparer un tort.

À Bégearss.

Soyez certain, Monsieur, que voilà le récépissé.

Il le remet dans sa poche. Figaro et Suzanne sortent chacun de leur côté.

FIGARO, bas à Suzanne, en s’en allant.

S’il échappe à l’explication !

SUZANNE, bas.

Il est bien subtil !

FIGARO, bas.

Je l’ai tué !

 

 

Scène VIII

 

LA COMTESSE, LE COMTE, BEGEARSS

 

LE COMTE, d’un ton sérieux.

Madame, nous sommes seuls.

BÉGEARSS, encore ému.

C’est moi qui parlerai. Je subirai cet interrogatoire. M’avez-vous vu, Monsieur, trahir la vérité dans quelque occasion que ce fût ?

LE COMTE, sèchement.

Monsieur... Je ne dis pas cela.

BÉGEARSS, tout-à-fait remis.

Quoique je sois loin d’approuver cette inquisition peu décente ; l’honneur m’oblige à répéter ce que je disais à Madame, en répondant à sa consultation :

« Tout dépositaire de secret ne doit jamais conserver de papiers s’ils peuvent compromettre un ami qui n’est plus, et qui les mit sous notre garde. Quelque chagrin qu’on ait à s’en défaire, et quelque intérêt même qu’on eût à les garder ; le saint respect des morts doit avoir le pas devant tout. »

Il montre le Comte.

Un accident inopiné, ne peut-il pas en rendre un adversaire possesseur ?

Le Comte le tire par la manche pour qu’il ne pousse pas l’explication plus loin.

BÉGEARSS.

Auriez-vous dit, Monsieur, autre chose en ma position ? Qui cherche des conseils timides, ou le soutien d’une faiblesse honteuse, ne doit point s’adresser à moi ! vous en avez des preuves l’un et l’autre, et vous surtout, monsieur le comte !

Le Comte lui fait un signe.

Voilà sur la demande que m’a faite Madame, et sans chercher à pénétrer ce que contenaient ces papiers, ce qui m’a fait lui donner un conseil pour la sévère exécution duquel je l’ai vue manquer de courage ; je n’ai pas hésité d’y substituer le mien, en combattant ses délais imprudents. Voilà quels étaient nos débats ; mais, quelque chose qu’on en pense, je ne regretterai point ce que j’ai dit, ce que j’ai fait.

Il lève les bras.

Sainte amitié ! tu n’es rien qu’un vain titre, si l’on ne remplit pas tes austères devoirs. – Permettez que je me retire.

LE COMTE, exalté.

Ô le meilleur des hommes ! Non, vous ne nous quitterez pas. – Madame, il va nous appartenir de plus près ; je lui donne ma Florestine.

LA COMTESSE, avec vivacité.

Monsieur, vous ne pouviez pas faire un plus digne emploi du pouvoir que la loi vous donne sur elle. Ce choix a mon assentiment si vous le jugez nécessaire, et le plus tôt vaudra le mieux.

LE COMTE, hésitant.

Eh bien !... ce soir... sans bruit... votre aumônier...

LA COMTESSE, avec ardeur.

Eh bien ! moi qui lui sers de mère, je vais la préparer à l’auguste cérémonie : mais laisserez-vous votre ami, seul généreux envers ce digne enfant ? J’ai du plaisir à penser le contraire.

LE COMTE, embarrassé.

Ah ! Madame croyez

LA COMTESSE, avec joie.

Oui, Monsieur, je le crois. C’est aujourd’hui la fête de mon fils ; ces deux événements réunis me rendent cette journée bien chère.

Elle sort.

 

 

Scène IX

 

LE COMTE, BÉGEARSS

 

LE COMTE, la regardant aller.

Je ne reviens pas de mon étonnement. Je m’attendais à des débats, à des objections sans nombre ; et je la trouve juste, bonne, généreuse envers mon enfant ! moi qui lui sers de mère, dit-elle... Non, ce n’est point une méchante femme ! elle a dans ses actions une dignité qui m’impose ; un ton qui brise les reproches, quand on voudrait l’en accabler. Mais, mon ami, je m’en dois à moi-même, pour la surprise que j’ai montrée en voyant brûler ces papiers.

BÉGEARSS.

Quant à moi, je n’en ai point eu, voyant avec qui vous veniez. Ce reptile vous a sifflé que j’étais là pour trahir vos secrets ? de si basses imputations n’atteignent point un homme de ma hauteur ; je les vois ramper loin de moi. Mais après tout Monsieur, que vous importaient ces papiers ? n’aviez-vous pas pris malgré moi tous ceux que vous vouliez garder ? Ah ! plût au ciel qu’elle m’eût consulté plus tôt ! vous n’auriez pas contre elle des preuves sans réplique !

LE COMTE, avec douleur.

Oui, sans réplique !

Avec ardeur.

Ôtons-les de mon sein : elles me brûlent la poitrine.

Il tire la lettre de son sein, et la met dans sa poche.

BÉGEARSS continue avec douceur.

Je combattrais avec plus d’avantage en faveur du fils de la loi ! car enfin il n’est pas comptable du triste sort qui l’a mis dans vos bras !

LE COMTE reprend sa fureur.

Lui, dans mes bras ? jamais.

BÉGEARSS.

Il n’est point coupable non plus dans son amour pour Florestine ; et cependant, tant qu’il reste près d’elle, puis-je m’unir à cet enfant qui, peut-être éprise elle-même, ne cédera qu’à son respect pour vous ? La délicatesse blessée...

LE COMTE.

Mon ami, je t’entends ! et ta réflexion me décide à le faire partir sur-le-champ. Oui, je serai moins malheureux, quand ce fatal objet ne blessera plus mes regards : mais comment entamer ce sujet avec-elle ? voudra-t-elle s’en séparer ? il faudra donc faire un éclat ?

BÉGEARSS.

Un éclat !... non... mais le divorce accrédité chez cette nation hasardeuse, vous permettra d’user de ce moyen.

LE COMTE.

Moi, publier ma honte ! quelques lâches l’ont fait ! c’est le dernier degré de l’avilissement du siècle. Que l’opprobre soit le partage de qui donne un pareil scandale, et des fripons qui le provoquent.

BÉGEARSS.

J’ai fait envers elle, envers vous, ce que l’honneur me prescrivait. Je ne suis point pour les moyens violents ; surtout quand il s’agit d’un fils...

LE COMTE.

Dites d’un étranger, dont je vais hâter le départ.

BÉGEARSS.

N’oubliez pas cet insolent valet.

LE COMTE.

J’en suis trop las pour le garder. Toi, cours ami, chez mon notaire ; retire, avec mon reçu que voilà, mes trois millions d’or déposés. Alors tu peux à juste titre être généreux au contrat qu’il nous faut brusquer aujourd’hui... car te voilà bien possesseur...

Il lui remet, le reçu, le prend sous le bras, et ils sortent.

Et ce soir à minuit, sans bruit, dans la chapelle de Madame...

On n’entend pas le reste.

 

 

ACTE IV

 

Le théâtre représente le même cabinet de la Comtesse.

 

 

Scène première

 

FIGARO, seul, agité, regardant de côté et d’autre

 

Elle me dit : « viens à six heures au cabinet ; c’est le plus sûr pour nous parler... » Je brusque tout dehors, et je rentre en sueur ! Où est-elle ?

Il se promène en s’essuyant.

Ah ! parbleu, je ne suis pas fou ! je les ai vus sortir d’ici, Monsieur le tenant sous le bras !... Eh bien ! pour un échec, abandonnons-nous la partie ?... Un orateur fuit-il lâchement la tribune, pour un argument tué sous lui ? Mais, quel détestable endormeur !

Vivement.

Parvenir à brûler les lettres de Madame, pour qu’elle ne voye pas qu’il en manque ; et se tirer d’un éclaircissement !... C’est l’enfer concentré, tel que Milton nous l’a dépeint !

D’un ton badin.

J’avais raison tantôt, dans ma colère : Honoré Bégearss est le diable que les Hébreux nommaient Légion ; et, si l’on y regardait bien, on verrait le lutin avoir le pied fourchu, seule partie, disait ma mère, que les démons ne peuvent déguiser.

Il rit.

Ah ! ah ! ah ! ma gaîté me revient ; d’abord, parce que j’ai mis l’or du Mexique en sureté chez Fal ; ce qui nous donnera du temps ;

Il frappe d’un billet sur sa main.

et puis... Docteur en toute hypocrisie ! Vrai major d’infernal Tartuffe ! grâce au hasard qui régit tout, à ma tactique, à quelques louis semés ; voici qui me promet une lettre de toi, où, dit-on, tu poses le masque, à ne rien laisser désirer !

Il ouvre le billet et dit.

Le coquin qui l’a lue en veut cinquante louis ?... eh bien ! il les aura, si la lettre les vaut ; une année de mes gages sera bien employée, si je parviens à détromper un maître à qui nous devons tant... Mais où es-tu, Suzanne, pour en rire ? Ô che piacere !... À demain donc ! car je ne vois pas que rien périclite ce soir... Et pourquoi perdre un temps ? Je m’en suis toujours repenti...

Très vivement.

Point de délai ; courons attacher le pétard ; dormons dessus ; la nuit porte conseil, et demain matin nous verrons qui des deux fera sauter l’autre.

 

 

Scène II

 

BÉGEARSS, FIGARO

 

BÉGEARSS, raillant.

Eeeh ! c’est mons Figaro ! la place est agréable, puisqu’on y retrouve Monsieur.

FIGARO, du même ton.

Ne fût-ce que pour avoir la joie de l’en chasser une autre fois.

BÉGEARSS.

De la rancune pour si peu ? vous êtes bien bon d’y songer ! chacun n’a-t-il pas sa manie ?

FIGARO.

Et celle de Monsieur est de ne plaider qu’à huis-clos ?

BÉGEARSS, lui frappant sur l’épaule.

Il n’est pas essentiel qu’un sage entende tout, quand il sait si bien deviner.

FIGARO.

Chacun se sert des petits talents que le ciel lui a départis.

BÉGEARSS.

Et l’Intrigant compte-t-il gagner beaucoup avec ceux qu’il nous montre ici ?

FIGARO.

Ne mettant rien à la partie, j’ai tout gagné... si je fais perdre l’autre.

BÉGEARSS, piqué.

On verra le jeu de Monsieur.

FIGARO.

Ce n’est pas de ces coups brillants qui éblouissent la galerie.

Il prend un air niais.

Mais chacun pour soi ; Dieu pour tous, comme a dit le roi Salomon.

BÉGEARSS, souriant.

Belle sentence ! N’a-t-il pas dit aussi : Le soleil luit pour tout le monde ?

FIGARO, fièrement.

Oui, en dardant sur le serpent prêt à mordre la main de son imprudent bienfaiteur !

Il sort.

 

 

Scène III

 

BÉGEARSS, seul, le regardant aller

 

Il ne farde plus ses desseins ! Notre homme est fier ? bon signe, il ne sait rien des miens ; il aurait la mine bien longue s’il était instruit qu’à minuit.

Il cherche dans ses poches vivement.

Eh bien ! qu’ai-je fait du papier ? Le voici.

Il lit.

Reçu de M. Fal, notaire, les trois millions d’or spécifiés dans le bordereau ci-dessus. À Paris, le... ALMAVIVA. – C’est bon ; je tiens la pupille et l’argent ! Mais ce n’est point assez, cet homme est faible, il ne finira rien pour le reste de sa fortune. La Comtesse lui impose ; il la craint, l’aime encore... Elle n’ira point au couvent, si je ne les mets aux prises, et ne le force à s’expliquer... brutalement.

Il se promène.

– Diable ! ne risquons pas ce soir un dénouement aussi scabreux ! En précipitant trop les choses, on se précipite avec elles ! Il sera temps demain, quand j’aurai bien serré le doux lien sacramentel qui va les enchaîner à moi ?

Il appuie ses deux mains sur sa poitrine.

Eh bien ! maudite joie, qui me gonfles le cœur ! ne peux-tu donc te contenir ?... Elle m’étouffera, la fougueuse, ou me livrera comme un sot, si je ne la laisse un peu s’évaporer, pendant que je suis seul ici. Sainte et douce crédulité ! l’époux te doit la magnifique dot ! Pâle déesse de la nuit, il te devra bientôt sa froide épouse.

Il frotte ses mains de joie.

Bégearss ! heureux Bégearss !... Pourquoi l’appelez-vous Bégearss ? n’est-il donc pas plus d’à moitié le seigneur comte Almaviva ?

D’un ton terrible.

Encore un pas, Bégearss ! et tu l’es tout-à-fait. – Mais il te faut auparavant... Ce Figaro pèse sur ma poitrine ! car c’est lui qui l’a fait venir !... Le moindre trouble me perdait... Ce valet là me portera malheur... c’est le plus clairvoyant coquin !... Allons, allons, qu’il parte avec son chevalier errant !

 

 

Scène IV

 

BÉGEARSS, SUZANNE

 

SUZANNE, accourant, fait un cri d’étonnement, de voir un autre que Figaro.

Ah !

À part.

Ce n’est pas lui !

BÉGEARSS.

Quelle surprise ! Et qu’attendais-tu donc ?

SUZANNE, se remettant.

Personne. On se croit seule ici...

BÉGEARSS.

Puisque je t’y rencontre, un mot avant le comité.

SUZANNE.

Que parlez-vous de comité ? réellement depuis deux ans on n’entend plus du tout la langue de ce pays !

BÉGEARSS, riant sardoniquement.

Hé ! hé !...

Il pétrit dans sa boîte une prise de tabac, d’un air content de lui.

Ce comité, ma chère, est une conférence entre la comtesse, son fils, notre jeune pupille et moi, sur le grand objet que tu sais.

SUZANNE.

Après la scène que j’ai vue, osez-vous encore l’espérer ?

BÉGEARSS, bien fat.

Oser l’espérer !... Non. Mais seulement... Je l’épouse ce soir.

SUZANNE, vivement.

Malgré son amour pour Léon ?

BÉGEARSS.

Bonne femme ! qui me disais : Si vous faites cela, Monsieur...

SUZANNE.

Eh ! qui eût pu l’imaginer ?

BÉGEARSS, prenant son tabac en plusieurs fois.

Enfin, que dit-on ? parle-t-on ? Toi qui vis dans l’intérieur, qui as l’honneur des confidences ; y pense-t-on du bien de moi ? car c’est-là le point important.

SUZANNE.

L’important serait de savoir quel talisman vous employez pour dominer tous les esprits ? Monsieur ne parle de vous qu’avec enthousiasme ! ma maîtresse vous porte aux nues ! son fils n’a d’espoir qu’en vous seul ! notre pupille vous révère !...

BÉGEARSS, d’un ton bien fat, secouant le tabac de son jabot.

Et toi, Suzanne, qu’en dis-tu ?

SUZANNE.

Ma foi, Monsieur, je vous admire ! Au milieu du désordre affreux que vous entretenez ici, vous seul êtes calme et tranquille ; il me semble entendre un génie qui fait tout mouvoir à son gré.

BÉGEARSS, bien fat.

Mon enfant, rien n’est plus aisé. D’abord il n’est que deux pivots sur qui roule tout dans le monde, la morale et la politique. La morale, tant soit peu mesquine, consiste à être juste et vrai ; elle est, dit-on, la clef de quelques vertus routinières.

SUZANNE.

Quant à la politique ?...

BÉGEARSS, avec chaleur.

Ah ! c’est l’art de créer des faits, de dominer, en se jouant, les événements et les hommes ; l’intérêt est son but ; l’intrigue son moyen toujours sobre de vérités, ses vastes et riches conceptions sont un prisme qui éblouit. Aussi profonde que l’Etna, elle brûle et gronde longtemps avant d’éclater au-dehors ; mais alors rien ne lui résiste : elle exige de hauts talents : le scrupule seul peut lui nuire ;

En riant.

c’est le secret des négociateurs.

SUZANNE.

Si la morale ne vous échauffe pas, l’autre, en revanche, excite en vous un assez vif enthousiasme !

BÉGEARSS, averti, revient à lui.

Eh !... ce n’est pas elle ; c’est toi ! – Ta comparaison d’un génie... – Le chevalier vient ; laisse-nous.

 

 

Scène V

 

LÉON, BÉGEARSS

 

LÉON.

Monsieur Bégearss, je suis au désespoir !

BÉGEARSS, d’un ton protecteur.

Qu’est-il arrivé, jeune ami ?

LÉON.

Mon père vient de me signifier, avec une dureté !... que j’eusse à faire, sous deux jours, tous les apprêts de mon départ pour Malte : point d’autre train, dit-il, que Figaro, qui m’accompagne, et un valet qui courra devant nous.

BÉGEARSS.

Cette conduite est en effet bizarre, pour qui ne sait pas son secret ; mais nous qui l’avons pénétré, notre devoir est de le plaindre. Ce voyage est le fruit d’une frayeur bien excusable ! Malte et vos vœux ne sont que le prétexte ; un amour qu’il redoute, est son véritable motif.

LÉON, avec douleur.

Mais, mon ami, puisque vous l’épousez ?

BÉGEARSS, confidentiellement.

Si son frère le croit utile à suspendre un fâcheux départ !... Je ne verrais qu’un seul moyen...

LÉON.

Ô mon ami ! dites-le moi ?

BÉGEARSS.

Ce serait que Madame votre mère vainquît cette timidité qui l’empêche, avec lui, d’avoir une opinion à elle ; car sa douceur vous nuit bien plus que ne ferait un caractère trop ferme. – Supposons qu’on lui ait donné quelque prévention injuste ; qui a le droit, comme une mère, de rappeler un père à la raison ? Engagez-la à le tenter... non pas aujourd’hui, mais... demain, et sans y mettre de faiblesse.

LÉON.

Mon ami, vous avez raison : cette crainte est son vrai motif. Sans doute il n’y a que ma mère qui puisse le faire changer. La voici qui vient avec celle... que je n’ose plus adorer.

Avec douleur.

Ô mon ami ! rendez-la bien heureuse.

BÉGEARSS, caressant.

En lui parlant tous les jours de son frère.

 

 

Scène VI

 

LA COMTESSE, FLORESTINE, BÉGEARSS, SUZANNE, LÉON

 

LA COMTESSE, coiffée, parée, portant une robe rouge et noire, et son bouquet de même couleur.

Suzanne, donne mes diamants ?

Suzanne va les chercher.

BÉGEARSS, affectant de la dignité.

Madame, et vous Mademoiselle, je vous laisse avec cet ami ; je confirme d’avance tout ce qu’il va vous dire. Hélas ! ne pensez point au bonheur que j’aurais de vous appartenir à tous ; votre repos doit seul vous occuper. Je n’y veux concourir que sous la forme que vous adopterez : mais, soit que Mademoiselle accepte ou non mes offres, recevez ma déclaration, que toute la fortune dont je viens d’hériter lui est destinée de ma part, dans un contrat, ou par un testament ; je vais en faire dresser les actes : Mademoiselle choisira. Après ce que je viens de dire, il ne conviendrait pas que ma présence ici gênât un parti qu’elle doit prendre en toute liberté : mais, quel qu’il soit, ô mes amis, sachez qu’il est sacré pour moi : je l’adopte sans restriction.

Il salue profondément et sort.

 

 

Scène VII

 

LA COMTESSE, LÉON, FLORESTINE

 

LA COMTESSE le regarde aller.

C’est un ange envoyé du ciel pour réparer tous nos malheurs.

LÉON, avec une douleur ardente.

Ô Florestine ! il faut céder : ne pouvant être l’un à l’autre, nos premiers élans de douleur nous avaient fait jurer de n’être jamais à personne ; j’accomplirai ce serment pour nous deux. Ce n’est pas tout-à-fait vous perdre, puisque je retrouve une sœur où j’espérais posséder une épouse. Nous pourrons encore nous aimer.

 

 

Scène VIII

 

LA COMTESSE, LÉON, FLORESTINE, SUZANNE

 

Suzanne apporte l’écrin.

LA COMTESSE, en parlant, met ses boucles d’oreilles, ses bagues, son bracelet, sans rien regarder.

Florestine ! épouse Bégearss ; ses procédés l’en rendent digne ; et puisque cet hymen fait le bonheur de ton parrain, il faut l’achever aujourd’hui.

Suzanne sort et emporte l’écrin.

 

 

Scène IX

 

LA COMTESSE, LÉON, FLORESTINE

 

LA COMTESSE, à Léon.

Nous, mon fils, ne sachons jamais ce que nous devons ignorer. Tu pleures, Florestine !

FLORESTINE, pleurant.

Ayez pitié de moi, Madame ! Eh ! comment soutenir autant d’assauts dans un seul jour ? À peine j’apprends qui je suis, qu’il faut renoncer à moi-même, et me livrer... Je meurs de douleur et d’effroi. Dénuée d’objections contre M. Bégearss, je sens mon cœur à l’agonie, en pensant qu’il peut devenir... Cependant il le faut ; il faut me sacrifier au bien de ce frère chéri ; à son bonheur, que je ne puis plus faire. Vous dites que je pleure ! Ah ! je fais plus pour lui que si je lui donnais ma vie ! Maman, ayez pitié de nous ! bénissez vos enfants ! ils sont bien malheureux !

Elle se jette à genoux ; Léon en fait autant.

LA COMTESSE, leur imposant les mains.

Je vous bénis, mes chers enfants. Ma Florestine, je t’adopte. Si tu savais à quel point tu m’es chère ! Tu seras heureuse, ma fille, et du bonheur de la vertu ; celui-là peut dédommager des autres.

Ils se relèvent.

FLORESTINE.

Mais croyez-vous, Madame, que mon dévouement le ramène à Léon, à son fils ? car il ne faut pas se flatter : son injuste prévention va quelquefois jusqu’à la haine.

LA COMTESSE.

Chère fille, j’en ai l’espoir.

LÉON.

C’est l’avis de M. Bégearss : il me l’a dit ; mais il m’a dit aussi qu’il n’y a que maman qui puisse opérer ce miracle ; aurez-vous donc la force de lui parler en ma faveur ?

LA COMTESSE.

Je l’ai tenté souvent, mon fils, mais sans aucun fruit apparent.

LÉON.

Ô ma digne mère ! c’est votre douceur qui m’a nui. La crainte de le contrarier vous a trop empêchée d’user de la juste influence que vous donnent votre vertu et le respect profond dont vous êtes entourée. Si vous lui parliez avec force, il ne vous résisterait pas.

LA COMTESSE.

Vous le croyez, mon fils ? je vais l’essayer devant vous. Vos reproches m’affligent presqu’autant que son injustice. Mais, pour que vous ne gêniez pas le bien que je dirai de vous, mettez-vous dans mon cabinet ; vous m’entendrez, de là, plaider une cause si juste : vous n’accuserez plus une mère de manquer d’énergie, quand il faut défendre son fils !

Elle sonne.

Florestine, la décence ne te permet pas de rester : vas t’enfermer ; demande au ciel qu’il m’accorde quelque succès, et rende enfin la paix à ma famille désolée.

Florestine sort.

 

 

Scène X

 

SUZANNE, LA COMTESSE, LÉON

 

SUZANNE.

Que veut Madame ? elle a sonné.

LA COMTESSE.

Prie Monsieur, de ma part, de passer un moment ici.

SUZANNE, effrayée.

Madame ! vous me faites trembler ! Ciel ! que va-t-il donc se passer ? Quoi ! Monsieur, qui ne vient jamais... sans...

LA COMTESSE.

Fais ce que je te dis, Suzanne, et ne prends nul souci du reste.

Suzanne sort, en levant les bras au ciel, de terreur.

 

 

Scène XI

 

LA COMTESSE, LÉON

 

LA COMTESSE.

Vous allez voir, mon fils, si votre mère est faible en défendant vos intérêts ! Mais laissez-moi me recueillir, me préparer, par la prière, à cet important plaidoyer.

Léon entre au cabinet de sa mère.

 

 

Scène XII

 

LA COMTESSE, seule, un genou sur son fauteuil

 

Ce moment me semble terrible, comme le jugement dernier ! Mon sang est prêt à s’arrêter... Ô mon Dieu ! donnez-moi la force de frapper au cœur d’un époux ?

Plus bas.

Vous seul connaissez les motifs qui m’ont toujours fermé la bouche ! Ah ! s’il ne s’agissait du bonheur de mon fils ; vous savez, ô mon Dieu ! si j’oserais dire un seul mot pour moi ! Mais enfin, s’il est vrai qu’une faute pleurée vingt ans, ait obtenu de vous un pardon généreux, comme un sage ami m’en assure : ô mon Dieu ! donnez-moi la force de frapper au cœur d’un époux !

 

 

Scène XIII

 

LA COMTESSE, LE COMTE, LÉON caché

 

LE COMTE, sèchement.

Madame, on dit que vous me demandez ?

LA COMTESSE, timidement.

J’ai cru, Monsieur, que nous serions plus libres dans ce cabinet que chez vous.

LE COMTE.

M’y voilà, Madame, parlez.

LA COMTESSE, tremblante.

Asseyons-nous, Monsieur, je vous conjure, et prêtez-moi votre attention.

LE COMTE, impatient.

Non, j’entendrai debout ; vous savez qu’en parlant je ne saurais tenir en place.

LA COMTESSE, s’asseyant, avec un soupir, et parlant bas.

Il s’agit de mon fils... Monsieur.

LE COMTE, brusquement.

De votre fils, Madame ?

LA COMTESSE.

Et quel autre intérêt pourrait vaincre ma répugnance à engager un entretien que vous ne recherchez jamais ? Mais je viens de le voir dans un état à faire compassion : l’esprit troublé, le cœur serré de l’ordre que vous lui donnez de partir sur-le-champ ; surtout du ton de dureté qui accompagne cet exil. Eh ! comment a-t-il encouru la disgrâce d’un p... d’un homme si juste ? Depuis qu’un exécrable duel nous a ravi notre autre fils...

LE COMTE, les mains sur le visage, avec un air de douleur.

Ah !...

LA COMTESSE.

Celui-ci, qui jamais ne dut connaître le chagrin, a redoublé de soins et d’attentions pour adoucir l’amertume des nôtres !

LE COMTE, se promenant doucement.

Ah !...

LA COMTESSE.

Le caractère emporté de son frère, son désordre, ses goûts et sa conduite déréglée nous en donnaient souvent de bien cruels. Le ciel sévère, mais sage en ses décrets, en nous privant de cet enfant, nous en a peut-être épargné de plus cuisants pour l’avenir.

LE COMTE, avec douleur.

Ah !... ah !...

LA COMTESSE.

Mais, enfin, celui qui nous reste a-t-il jamais manqué à ses devoirs ? Jamais le plus léger reproche fut-il mérité de sa part ? Exemple des hommes de son âge, il a l’estime universelle : il est aimé, recherché, consulté. Son p... protecteur naturel, mon époux seul, paraît avoir les yeux fermés sur un mérite transcendant, dont l’éclat frappe tout le monde.

Le Comte se promène plus vite sans parler.

LA COMTESSE,
prenant courage de son silence, continue d’un ton plus ferme, et l’élève par degrés.

En tout autre sujet, Monsieur, je tiendrais à fort grand honneur de vous soumettre mon avis, de modeler mes sentiments, ma faible opinion sur la vôtre ; mais il s’agit... d’un fils...

Le Comte s’agite en marchant.

LA COMTESSE.

Quand il avait un frère aîné, l’orgueil d’un très grand nom le condamnant au célibat, l’ordre de Malte était son sort. Le préjugé semblait alors couvrir l’injustice de ce partage entre deux fils

Timidement.

égaux en droits.

LE COMTE s’agite plus fort. À part, d’un ton étouffé.

Égaux en droits !...

LA COMTESSE, un peu plus fort.

Mais depuis deux années qu’un accident affreux... les lui a tous transmis, n’est-il pas étonnant que vous n’ayez rien entrepris pour le relever de ses vœux ? Il est de notoriété que vous n’avez quitté l’Espagne que pour dénaturer vos biens, par la vente, ou par des échanges. Si c’est pour l’en priver, Monsieur, la haine ne va pas plus loin ! Puis, vous le chassez de chez vous, et semblez lui fermer la maison p... par vous habitée ! Permettez-moi de vous le dire ; un traitement aussi étrange est sans excuse aux yeux de la raison. Qu’a-t-il fait pour le mériter ?

LE COMTE s’arrête, d’un ton terrible.

Ce qu’il a fait !

LA COMTESSE, effrayée.

Je voudrais bien, Monsieur, ne pas vous offenser !

LE COMTE, plus fort.

Ce qu’il a fait, Madame ! Et c’est vous qui le demandez ?

LA COMTESSE, en désordre.

Monsieur, Monsieur ! vous m’effrayez beaucoup !

LE COMTE, avec fureur.

Puisque vous avez provoqué l’explosion du ressentiment qu’un respect humain enchaînait, vous entendrez son arrêt et le vôtre.

LA COMTESSE, plus troublée.

Ah, Monsieur ! Ah, Monsieur !...

LE COMTE.

Vous demandez ce qu’il a fait ?

LA COMTESSE, levant les bras.

Non, Monsieur, ne me dites rien !

LE COMTE, hors de lui.

Rappelez-vous, femme perfide, ce que vous avez fait vous-même ! et comment, recevant un adultère dans vos bras, vous avez mis dans ma maison cet enfant étranger, que vous osez nommer mon fils.

LA COMTESSE, au désespoir, veut se lever.

Laissez-moi m’enfuir, je vous prie.

LE COMTE, la clouant sur son fauteuil.

Non, vous ne fuirez pas ; vous n’échapperez point à la conviction qui vous presse.

Lui montrant sa lettre.

Connaissez-vous cette écriture ? Elle est tracée de votre main coupable ! Et ces caractères sanglants qui lui servent de réponse...

LA COMTESSE, anéantie.

Je vais mourir ! je vais mourir !

LE COMTE, avec force.

Non, non ; vous entendrez les traits que j’en ai soulignés !

Il lit avec égarement.

« Malheureux insensé ! notre sort est rempli, votre crime, le mien reçoit sa punition. Aujourd’hui, jour de Saint-Léon, patron de ce lieu, et le vôtre, je viens de mettre au monde un fils, mon opprobre et mon désespoir... »

Il parle.

Et cet enfant est né le jour de Saint-Léon, plus de dix mois après mon départ pour la Vera Crux !

Pendant qu’il lit très fort, on entend la Comtesse, égarée, dire des mots coupés qui partent du délire.

LA COMTESSE, priant les mains jointes.

Grand Dieu ! tu ne permets donc pas que le crime le plus caché demeure toujours impuni !

LE COMTE.

...Et de la main du corrupteur.

Il lit.

« L’ami qui vous rendra ceci quand je ne serai plus, est sûr. »

LA COMTESSE, priant.

Frappe, mon Dieu ! car je l’ai mérité !

LE COMTE lit.

« Si la mort d’un infortuné vous inspirait un reste de pitié, parmi les noms qu’on va donner à ce fils, héritier d’un autre... »

LA COMTESSE, priant.

Accepte l’horreur que j’éprouve, en expiation de ma faute !

LE COMTE lit.

« Puis-je espérer que le nom de Léon... »

Il parle.

Et ce fils s’appelle Léon !

LA COMTESSE, égarée, les yeux fermés.

Ô Dieu ! mon crime fut bien grand, s’il égala ma punition ! Que ta volonté s’accomplisse !

LE COMTE, plus fort.

Et, couverte de cet opprobre, vous osez me demander compte de mon éloignement pour lui !

LA COMTESSE, priant toujours.

Qui suis-je, pour m’y opposer, lorsque ton bras s’appesantit ?

LE COMTE.

Et, lorsque vous plaidez pour l’enfant de ce malheureux, vous avez au bras mon portrait !

LA COMTESSE, en le détachant, le regarde.

Monsieur, Monsieur, je le rendrai ; je sais que je n’en suis pas digne.

Dans le plus grand égarement.

Ciel ! que m’arrive-t-il ? Ah ! je perds la raison ! Ma conscience troublée fait naître des fantômes ! – Réprobation anticipée ! – Je vois ce qui n’existe pas... Ce n’est plus vous ; c’est lui qui me fait signe de le suivre, d’aller le rejoindre au tombeau !

LE COMTE, effrayé.

Comment ? Eh bien ! Non, ce n’est pas...

LA COMTESSE, en délire.

Ombre terrible ! éloigne toi !

LE COMTE crie avec douleur.

Ce n’est pas ce que vous croyez !

LA COMTESSE jette le bracelet par terre.

Attends... Oui, je t’obéirai...

LE COMTE, plus troublé.

Madame, écoutez-moi...

LA COMTESSE.

J’irai... Je t’obéis... Je meurs...

Elle reste évanouie.

LE COMTE, effrayé, ramasse le bracelet.

J’ai passé la mesure... Elle se trouve mal... Ah ! Dieu ! Courons lui chercher du secours.

Il sort, il s’enfuit. Les convulsions de la douleur font glisser la Comtesse à terre.

 

 

Scène XIV

 

LÉON, accourant, LA COMTESSE, évanouie

 

LÉON, avec force.

Ô ma mère !... ma mère ! c’est moi qui te donne la mort !

Il l’enlève et la remet sur son fauteuil, évanouie.

Que ne suis-je parti sans rien exiger de personne ! J’aurais prévenu ces horreurs !

 

 

Scène XV

 

LE COMTE, SUZANNE, LÉON, LA COMTESSE, évanouie

 

LE COMTE, en rentrant, s’écrie.

Et son fils !

LÉON, égaré.

Elle est morte ! Ah ! je ne lui survivrai pas !

Il l’embrasse en criant.

LE COMTE, effrayé.

Des sels ! des sels ! Suzanne ! Un million si vous la sauvez !

LÉON.

Ô malheureuse mère !

SUZANNE.

Madame, aspirez ce flacon. Soutenez-la, Monsieur ; je vais tâcher de la desserrer.

LE COMTE, égaré.

Romps tout, arrache tout ! Ah ! j’aurais dû la ménager !

LÉON, criant avec délire.

Elle est morte ! elle est morte !

 

 

Scène XVI

 

LE COMTE, SUZANNE, LÉON, LA COMTESSE, évanouie, FIGARO, accourant

FIGARO.

Et qui morte ? Madame ? Apaisez donc ces cris ! c’est vous qui la ferez mourir !

Il lui prend le bras.

Non, elle ne l’est pas ; ce n’est qu’une suffocation ; le sang qui monte avec violence. Sans perdre de temps, il faut la soulager. Je vais chercher ce qu’il lui faut.

LE COMTE, hors de lui.

Des ailes, Figaro ! ma fortune est à toi.

FIGARO, vivement.

J’ai bien besoin de vos promesses lorsque Madame est en péril !

Il sort en courant.

 

 

Scène XVII

 

LE COMTE, LÉON, SUZANNE, LA COMTESSE, évanouie

 

LÉON, lui tenant le flacon sous le nez.

Si l’on pouvait la faire respirer ! Ô Dieu ! rends-moi ma malheureuse mère !... La voici qui revient...

SUZANNE, pleurant.

Madame ! allons, Madame !...

LA COMTESSE, revenant à elle.

Ah ! qu’on a de peine à mourir !

LÉON, égaré.

Non maman, vous ne mourrez pas !

LA COMTESSE, égarée.

Ô ciel ! entre mes juges ! entre mon époux et mon fils ! Tout est connu... et criminelle envers tous deux...

Elle se jette à terre et se prosterne.

Vengez-vous l’un et l’autre ! Il n’est plus de pardon pour moi !

Avec horreur.

Mère coupable ! épouse indigne ! un instant nous a tous perdus. J’ai mis l’horreur dans ma famille ! J’allumai la guerre intestine entre le père et les enfants ! Ciel juste ! il fallait bien que ce crime fût découvert ! Puisse ma mort expier mon forfait !

LE COMTE, au désespoir.

Non, revenez à vous ! votre douleur a déchiré mon âme ! Asseyons-la. Léon !... Mon fils !

Léon fait un grand mouvement.

Suzanne, asseyons-la.

Ils la remettent sur le fauteuil.

 

 

Scène XVIII

 

LE COMTE, LÉON, SUZANNE, LA COMTESSE, FIGARO

 

FIGARO, accourant.

Elle a repris, sa connaissance ?

SUZANNE.

Ah Dieu ! j’étouffe aussi.

Elle se desserre.

LE COMTE crie.

Figaro ! vos secours !

FIGARO, étouffé.

Un moment, calmez-vous. Son état n’est plus si pressant. Moi qui étais dehors, grand Dieu ! Je suis rentré bien à propos ! Elle m’avait fort effrayé ! Allons, Madame, du courage !

LA COMTESSE, priant, renversée.

Dieu de bonté ! fais que je meure !

LÉON, en l’asseyant mieux.

Non, maman, vous ne mourrez pas, et nous réparerons nos torts. Monsieur ! vous que je n’outragerai plus en vous donnant un autre nom, reprenez vos titres, vos biens ; je n’y avais nul droit : hélas ! je l’ignorais. Mais, par pitié, n’écrasez point d’un déshonneur public cette infortunée qui fut votre... Une erreur expiée par vingt années de larmes, est-elle encore un crime, alors qu’on fait justice ? Ma mère et moi, nous nous bannissons de chez vous.

LE COMTE, exalté.

Jamais ! Vous n’en sortirez point.

LÉON.

Un couvent sera sa retraite ; et moi, sous mon nom de Léon, sous le simple habit d’un soldat, je défendrai la liberté de notre nouvelle patrie. Inconnu, je mourrai pour elle, ou je la servirai en zélé citoyen.

Suzanne pleure dans un coin ; Figaro est absorbé dans l’autre.

LA COMTESSE, péniblement.

Léon ! mon cher enfant ! ton courage me rend la vie ! Je puis encore la supporter, puisque mon fils a la vertu de ne pas détester sa mère. Cette fierté dans le malheur sera ton noble patrimoine. Il m’épousa sans biens ; n’exigeons rien de lui. Le travail de mes mains soutiendra ma faible existence ; et toi, tu serviras l’État.

LE COMTE, avec désespoir.

Non, Rosine ! jamais. C’est moi qui suis le vrai coupable ! De combien de vertus je privais ma triste vieillesse !...

LA COMTESSE.

Vous en serez enveloppé. – Florestine et Bégearss vous restent. Floresta, votre fille, l’enfant chéri de votre cœur !

LE COMTE, étonné.

Comment ?... d’où savez-vous ?... qui vous l’a dit ?...

LA COMTESSE.

Monsieur, donnez-lui tous vos biens ; mon fils et moi n’y mettons point d’obstacle ; son bonheur nous consolera. Mais, avant de nous séparer, que j’obtienne au moins une grâce ! Apprenez-moi comment vous êtes possesseur d’une terrible lettre que je croyais brûlée avec les autres ? Quelqu’un m’a-t-il trahie ?

FIGARO, s’écriant.

Oui ! l’infâme Bégearss : je l’ai surpris tantôt qui la remettait à Monsieur.

LE COMTE, parlant vite.

Non, je la dois au seul hasard. Ce matin, lui et moi, pour un tout autre objet, nous examinions votre écrin, sans nous douter qu’il eût un double fond. Dans le débat, et sous ses doigts, le secret s’est ouvert soudain, à son très grand étonnement. Il a cru le coffre brisé !

FIGARO, criant plus fort.

Son étonnement d’un secret ? Monstre ! C’est lui qui l’a fait faire !

LE COMTE.

Est-il possible ?

LA COMTESSE.

Il est trop vrai !

LE COMTE.

Des papiers frappent nos regards ; il en ignorait l’existence ; et, quand j’ai voulu les lui lire, il a refusé de les voir.

SUZANNE, s’écriant.

Il les a lus cent fois avec Madame !

LE COMTE.

Est-il vrai ? Les connaissait-il ?

LA COMTESSE.

Ce fut lui qui me les remit, qui les apporta de l’armée, lorsqu’un infortuné mourut.

LE COMTE.

Cet ami sûr, instruit de tout ?

FIGARO, LA COMTESSE, SUZANNE, ensemble, criant.

C’est lui !

LE COMTE.

Ô scélératesse infernale ! Avec quel art il m’avait engagé ! À présent je sais tout.

FIGARO.

Vous le croyez !

LE COMTE.

Je connais son affreux projet. Mais, pour en être plus certain, déchirons le voile en entier. Par qui savez-vous donc ce qui touche ma Florestine ?

LA COMTESSE, vite.

Lui seul m’en a fait confidence.

LÉON, vite.

Il me l’a dit sous le secret.

SUZANNE, vite.

Il me l’a dit aussi.

LE COMTE, avec horreur.

Ô monstre ! Et moi j’allais la lui donner ! mettre ma fortune en ses mains !

FIGARO, vivement.

Plus d’un tiers y serait déjà, si je n’avais porté, sans vous le dire, vos trois millions d’or en dépôt chez M. Fal : vous alliez l’en rendre le maître, heureusement je m’en suis douté. Je vous ai donné son reçu...

LE COMTE, vivement.

Le scélérat vient de me l’enlever pour en aller toucher la somme.

FIGARO, désolé.

Ô proscription sur moi ! Si l’argent est remis, tout ce que j’ai fait est perdu ! Je cours chez M. Fal. Dieu veuille qu’il ne soit pas trop tard !

LE COMTE, à Figaro.

Le traître n’y peut être encore.

FIGARO.

S’il a perdu un temps, nous le tenons. J’y cours.

Il veut sortir.

LE COMTE, vivement, l’arrête.

Mais, Figaro ! que le fatal secret dont ce moment vient de t’instruire, reste enseveli dans ton sein ?

FIGARO, avec une grande sensibilité.

Mon maître ! il y a vingt ans qu’il est dans ce sein-là, et dix que je travaille à empêcher qu’un monstre n’en abuse ! Attendez surtout mon retour, avant de prendre aucun parti.

LE COMTE, vivement.

Penserait-il se disculper ?

FIGARO.

Il fera tout pour le tenter ;

Il tire une lettre de sa poche.

mais voici le préservatif. Lisez le contenu de cette épouvantable lettre ; le secret de l’enfer est là. Vous me saurez bon gré d’avoir tout fait pour me la procurer.

Il lui remet la lettre de Bégearss.

Suzanne ! des gouttes à ta maîtresse. Tu sais comment je les prépare !  

Il lui donne un flacon.

Passez-la sur sa chaise longue ; et le plus grand calme autour d’elle. Monsieur, au moins, ne recommencez pas ; elle s’éteindrait dans nos mains !

LE COMTE, exalté.

Recommencer ! Je me ferais horreur !

FIGARO, à la Comtesse.

Vous l’entendez, Madame ? Le voilà dans son caractère ! et c’est mon maître que j’entends. Ah ! je l’ai toujours dit de lui : la colère, chez les bons cœurs, n’est qu’un besoin pressant de pardonner !

Il sort précipitamment. Le Comte et Léon la prennent sous les bras ; ils sortent tous.

 

 

ACTE V

 

Le Théâtre représente le grand salon du premier Acte.

 

 

Scène première

 

LE COMTE, LA COMTESSE, LÉON, SUZANNE

 

La Comtesse, sans rouge, dans le plus grand désordre de parure.

LÉON, soutenant sa mère.

Il fait trop chaud, maman, dans l’appartement intérieur. Suzanne, avance une bergère.

On l’assied.

LE COMTE, attendri, arrangeant les coussins.

Êtes-vous bien assise ? Eh quoi ! pleurer encore ?

LA COMTESSE, accablée.

Ah ! laissez-moi verser des larmes de soulagement ! Ces récits affreux m’ont brisée ! cette infâme lettre, surtout...

LE COMTE, délirant.

Marié en Irlande, il épousait ma fille ! Et tout mon bien placé sur la banque de Londres, eût fait vivre un repaire affreux, jusqu’à la mort du dernier de nous tous !... Et qui sait, grand Dieu ! quels moyens ?...

LA COMTESSE.

Homme infortuné ! calmez-vous ! Mais il est temps de faire descendre Florestine ; elle avait le cœur si serré de ce qui devait lui arriver ! Vas la chercher, Suzanne ; et ne l’instruis de rien.

LE COMTE, avec dignité.

Ce que j’ai dit à Figaro, Suzanne, était pour vous comme pour lui.

SUZANNE.

Monsieur, celle qui vit Madame pleurer, prier pendant vingt ans, a trop gémi de ses douleurs, pour rien faire qui les accroisse !

Elle sort.

 

 

Scène II

 

LE COMTE, LA COMTESSE, LÉON

 

LE COMTE, avec un vif sentiment.

Ah ! Rosine ! séchez vos pleurs ; et maudit soit qui vous affligera !

LA COMTESSE.

Mon fils ! embrasse les genoux de ton généreux protecteur ; et rends-lui grâce pour ta mère.

Il veut se mettre à genoux.

LE COMTE le relève.

Oublions le passé, Léon. Gardons-en le silence, et n’émouvons plus votre mère. Figaro demande un grand calme. Ah ! respectons surtout la jeunesse de Florestine, en lui cachant soigneusement les causes de cet accident.

 

 

Scène III

 

FLORESTINE, SUZANNE, LE COMTE, LA COMTESSE, LÉON

 

FLORESTINE, accourant.

Mon Dieu ! maman, qu’avez-vous donc ?

LA COMTESSE.

Rien que d’agréable à t’apprendre ; et ton parrain va t’en instruire.

LE COMTE.

Hélas ! ma Florestine ! je frémis du péril où j’allais plonger ta jeunesse. Grâce au ciel, qui dévoile tout, tu n’épouseras point Bégearss ! Non, tu ne seras point la femme du plus épouvantable ingrat !...

FLORESTINE.

Ah ! ciel ! Léon !...

LÉON.

Ma sœur, il nous a tous joués !

FLORESTINE, au Comte.

Sa sœur !

LE COMTE.

Il nous trompait. Il trompait les uns par les autres ; et tu étais le prix de ses horribles perfidies. Je vais le chasser de chez moi.

LA COMTESSE.

L’instinct de ta frayeur te servait mieux que nos lumières. Aimable enfant ! rends grâces au ciel qui te sauve d’un tel danger.

LÉON.

Ma sœur, il nous a tous joués !

FLORESTINE, au Comte.

Monsieur, il m’appelle sa sœur !

LA COMTESSE, exaltée.

Oui, Floresta, tu es à nous. C’est là notre secret chéri. Voilà ton père ; voilà ton frère ; et moi, je suis ta mère pour la vie. Ah ! garde-toi de l’oublier jamais !

Elle tend la main au Comte.

Almaviva ! pas vrai qu’elle est ma fille ?

LE COMTE, exalté.

Et lui, mon fils ; voilà nos deux enfants.

Tous se serrent dans les bras l’un de l’autre.

 

 

Scène IV

 

FIGARO, M. FAL, notaire, FLORESTINE, SUZANNE, LE COMTE, LA COMTESSE, LÉON

 

FIGARO, accourant et jetant son manteau.

Malédiction ! Il a le portefeuille. J’ai vu le traître l’emporter, quand je suis entré chez Monsieur.

LE COMTE.

Ô monsieur Fal ! vous vous êtes pressé !

M. FAL, vivement.

Non, monsieur, au contraire. Il est resté plus d’une heure avec moi, m’a fait achever le contrat, y insérer la donation qu’il fait. Puis il m’a remis mon reçu, au bas duquel était le vôtre, en me disant que la somme est à lui, qu’elle est un fruit d’hérédité, qu’il vous l’a remise en confiance...

LE COMTE.

Ô scélérat ! Il n’oublie rien !

FIGARO.

Que de trembler sur l’avenir !

M. FAL.

Avec ces éclaircissements, ai-je pu refuser le portefeuille qu’il exigeait ? Ce sont trois millions au porteur. Si vous rompez le mariage, et qu’il veuille garder l’argent, c’est un mal presque sans remède.

LE COMTE, avec véhémence.

Que tout l’or du monde périsse, et que je sois débarrassé de lui !

FIGARO, jetant son chapeau sur un fauteuil.

Dussé-je être pendu, il n’en gardera pas une obole !

À Suzanne.

Veille au dehors, Suzanne.

Elle sort.

M. FAL.

Avez-vous un moyen de lui faire avouer devant de bons témoins, qu’il tient ce trésor de Monsieur ? Sans cela, je défie qu’on puisse le lui arracher.

FIGARO.

S’il apprend par son allemand ce qui se passe dans l’hôtel, il n’y rentrera plus.

LE COMTE, vivement.

Tant mieux ! c’est tout ce que je veux. Ah ! qu’il garde le reste.

FIGARO, vivement.

Lui laisser par dépit l’héritage de vos enfants ? ce n’est pas vertu, c’est faiblesse.

LÉON, fâché.

Figaro !

FIGARO, plus fort.

Je ne m’en dédis point.

Au Comte.

Qu’obtiendra donc de vous l’attachement, si vous payez ainsi la perfidie ?

LE COMTE, se fâchant.

Mais, l’entreprendre sans succès ; c’est lui ménager un triomphe...

 

 

Scène V

 

FIGARO, M. FAL, FLORESTINE, LE COMTE, LA COMTESSE, LÉON, SUZANNE

 

SUZANNE, à la porte et criant.

Monsieur Bégearss qui rentre !

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

FIGARO, M. FAL, FLORESTINE, LE COMTE, LA COMTESSE, LÉON

 

Ils font tous un grand mouvement.

LE COMTE, hors de lui.

Oh ! traître !

FIGARO, très vite.

On ne peut plus se concerter ; mais si vous m’écoutez et me secondez tous pour lui donner une sécurité profonde, j’engage ma tête au succès.

M. FAL.

Vous allez lui parler du portefeuille et du contrat ?

FIGARO, très vite.

Non pas ; il en sait trop pour l’entamer si brusquement ! Il faut l’amener de plus loin à faire un aveu volontaire.

Au Comte.

Feignez de vouloir me chasser.

LE COMTE, troublé.

Mais, mais, sur quoi ?

 

 

Scène VII

 

FIGARO, M. FAL, FLORESTINE, LE COMTE, LA COMTESSE, LÉON, SUZANNE, BÉGEARSS

 

SUZANNE, accourant.

Monsieur Bégeaaaaaaarss !

Elle se range près de la Comtesse. Bégearss montre une grande surprise.

FIGARO, s’écrie en le voyant.

Monsieur Bégearss !

Humblement.

Eh bien ! ce n’est qu’une humiliation de plus. Puisque vous attachez à l’aveu de mes torts le pardon que je sollicite, j’espère que Monsieur ne sera pas moins généreux.

BÉGEARSS, étonné.

Qu’y a-t-il donc ? Je vous trouve assemblés !

LE COMTE, brusquement.

Pour chasser un sujet indigne.

BÉGEARSS, plus surpris encore, voyant le Notaire.

Et Monsieur Fal ?

M. FAL, lui montrant le contrat.

Voyez qu’on ne perd point de temps, tout ici concourt avec vous.

BÉGEARSS, surpris.

Ha ! Ha !...

LE COMTE, impatient, à Figaro.

Pressez-vous ; ceci me fatigue.

Pendant cette scène, Bégearss les examine l’un après l’autre avec la plus grande attention.

FIGARO, l’air suppliant, adressant la parole au Comte.

Puisque la feinte est inutile, achevons mes tristes aveux. Oui, pour nuire à monsieur Bégearss, je répète avec confusion, que je me suis mis à l’épier, le suivre et le troubler partout :

Au Comte.

car Monsieur n’avait pas sonné, lorsque je suis entré chez lui, pour savoir ce qu’on y faisait du coffre aux brillants de Madame, que j’ai trouvé là tout ouvert.

BÉGEARSS.

Certes ! ouvert à mon grand regret !

LE COMTE fait un mouvement inquiétant. À part.

Quelle audace !

FIGARO, se courbant, le tire par l’habit pour l’avertir.

Ah ! mon maître !

M. FAL, effrayé.

Monsieur !

BÉGEARSS, au Comte, à part.

Modérez-vous, ou nous ne saurons rien.

Le Comte frappe du pied. Bégearss l’examine.

FIGARO, soupirant, dit au Comte.

C’est ainsi que sachant Madame enfermée avec lui, pour brûler de certains papiers dont je connaissais l’importance, je vous ai fait venir subitement.

BÉGEARSS, au Comte.

Vous l’ai-je dit ?

Le Comte mord son mouchoir, de fureur.

SUZANNE, bas, à Figaro, par derrière.

Achève, achève !

FIGARO.

Enfin, vous voyant tous d’accord, j’avoue que j’ai fait l’impossible pour provoquer entre Madame et vous la vive explication qui n’a pas eu la fin que j’espérais...

LE COMTE, à Figaro, avec colère.

Finissez-vous ce plaidoyer ?

FIGARO, bien humble.

Hélas ! je n’ai plus rien à dire, puisque c’est cette explication qui a fait chercher monsieur Fal, pour finir ici le contrat. L’heureuse étoile de Monsieur a triomphé de tous mes artifices... Mon maître ! en faveur de trente ans...

LE COMTE, avec humeur.

Ce n’est pas à moi de juger.

Il marche vite.

FIGARO.

Monsieur Bégearss !

BÉGEARSS, qui a repris sa sécurité, dit ironiquement.

Qui ! moi ? cher ami, je ne comptais guère vous avoir tant d’obligations !

Élevant son ton.

Voir mon bonheur accéléré par le coupable effort destiné à me le ravir !

À Léon et Florestine.

Ô jeunes gens ! quelle leçon ! Marchons avec candeur dans le sentier de la vertu. Voyez que tôt ou tard l’intrigue est la perte de son auteur.

FIGARO, prosterné.

Ah ! oui !

BÉGEARSS, au Comte.

Monsieur, pour cette fois encore, et qu’il parte !

LE COMTE, à Bégearss, durement.

C’est là votre arrêt ?... j’y souscris.

FIGARO, ardemment.

Monsieur Bégearss ! je vous le dois. Mais je vois M. Fal pressé d’achever un contrat...

LE COMTE, brusquement.

Les articles m’en sont connus.

M. FAL.

Hors celui-ci. Je vais vous lire la donation que Monsieur fait...

Cherchant l’endroit.

M., M., M., messire James-Honoré Bégearss. Ah !

Il lit.

« et pour donner à la demoiselle future épouse, une preuve non équivoque de son attachement pour elle, ledit Seigneur futur époux lui fait donation entière de tous les grands biens qu’il possède ; consistant aujourd’hui,

Il appuie en lisant.

(ainsi qu’il le déclare, et les a exhibés à nous notaires soussignés) en trois millions d’or ici joints, en très bons effets au porteur. »

Il tend la main en lisant.

BÉGEARSS.

Les voilà dans ce portefeuille.

Il donne le portefeuille à Fal.

Il manque deux milliers de louis, que je viens d’en ôter pour fournir aux apprêts des noces.

FIGARO, montrant le Comte, et vivement.

Monsieur a décidé qu’il paierait tout ; j’ai l’ordre.

BÉGEARSS, tirant les effets de sa poche et les remettant au notaire.

En ce cas enregistrez-les ; que la donation soit entière !

Figaro, retourné, se tient la bouche pour ne pas rire. M. Fal ouvre le portefeuille, y remet les effets.

M. FAL, montrant Figaro.

Monsieur va tout additionner, pendant que nous achèverons.

Il donne le portefeuille ouvert à Figaro, qui, voyant les effets, dit.

FIGARO, l’air exalté.

Et moi j’éprouve qu’un bon repentir est comme toute bonne action ; qu’il porte aussi sa récompense.

BÉGEARSS.

En quoi ?

FIGARO.

J’ai le bonheur de m’assurer qu’il est ici plus d’un généreux homme. Oh ! que le ciel comble les vœux de deux amis aussi parfaits ! Nous n’avons nul besoin d’écrire.

Au Comte.

Ce sont vos effets au porteur : oui, Monsieur, je les reconnais. Entre M. Bégearss et vous, c’est un combat de générosité ; l’un donne ses biens à l’époux ; l’autre les rend à sa future !

Aux jeunes gens.

Monsieur, Mademoiselle ! Ah ! quel bienfaisant protecteur, et que vous allez le chérir !... Mais, que dis-je ? l’enthousiasme m’aurait-il fait commettre une indiscrétion offensante ?

Tout le monde garde le silence.

BÉGEARSS, un peu surpris, se remet, prend son parti, et dit.

Elle ne peut l’être pour personne, si mon ami ne la désavoue pas ; s’il met mon âme à l’aise, en me permettant d’avouer que je tiens de lui ces effets. Celui-là n’a pas un bon cœur, que la gratitude fatigue ; et cet aveu manquait à ma satisfaction.

Montrant le Comte.

Je lui dois bonheur et fortune ; et quand je les partage avec sa digne fille, je ne fais que lui rendre ce qui lui appartient de droit. Remettez-moi le portefeuille ; je ne veux avoir que l’honneur de le mettre à ses pieds moi-même, en signant notre heureux contrat.

Il veut le reprendre.

FIGARO, sautant de joie.

Messieurs, vous l’avez entendu ? vous témoignerez s’il le faut. Mon maître, voilà vos effets ; donnez-les à leur détenteur, si votre cœur l’en juge digne.

Il lui remet le portefeuille.

LE COMTE, se levant, à Bégearss.

Grand Dieu ! les lui donner ! homme cruel, sortez de ma maison ; l’enfer n’est pas aussi profond que vous ! grâce à ce bon vieux serviteur, mon imprudence est réparée : sortez à l’instant de chez moi.

BÉGEARSS.

Ô mon ami ! vous êtes encore trompé !

LE COMTE, hors de lui, le bride de sa lettre ouverte.

Et cette lettre, monstre ! m’abuse-t-elle aussi ?

BÉGEARSS la voit ; furieux, il arrache au Comte la lettre, et se montre tel qu’il est.

Ah !... Je suis joué ! mais j’en aurai raison.

LÉON.

Laissez en paix une famille que vous avez remplie d’horreur.

BÉGEARSS, furieux.

Jeune insensé ! c’est toi qui vas payer pour tous ; je t’appelle au combat.

LÉON, vite.

J’y cours.

LE COMTE, vite.

Léon !

LA COMTESSE, vite.

Mon fils !

FLORESTINE, vite.

Mon frère !

LE COMTE.

Léon ! Je vous défends...

À Bégearss.

Vous vous êtes rendu indigne de l’honneur que vous demandez : ce n’est point par cette voie-là qu’un homme comme vous doit terminer sa vie.

Bégearss fait un geste affreux, sans parler.

FIGARO, arrêtant Léon, vivement.

Non, jeune homme ! vous n’irez point ; Monsieur votre père a raison, et l’opinion est réformée sur cette horrible frénésie ; on ne combattra plus ici que les ennemis de l’État. Laissez-le en proie à sa fureur ; et s’il ose vous attaquer, défendez-vous, comme d’un assassin ; personne ne trouve mauvais qu’on tue une bête enragée ! mais il se gardera de l’oser : l’homme capable de tant d’horreurs doit être aussi lâche que vil !

BÉGEARSS, hors de lui.

Malheureux !

LE COMTE, frappant du pied.

Nous laissez-vous enfin ? c’est un supplice de vous voir.

La Comtesse est effrayée sur son siège ; Florestine et Suzanne la soutiennent ; Léon se réunit à elles.

BÉGEARSS, les dents serrées.

Oui morbleu ! je vous laisse ; mais j’ai la preuve en main de votre infâme trahison ! vous n’avez demandé l’agrément de Sa Majesté, pour échanger vos biens d’Espagne, que pour être à portée de troubler sans péril l’autre côté des Pyrénées.

LE COMTE.

Ô monstre ! que dit-il ?

BÉGEARSS.

Ce que je vais dénoncer à Madrid. N’y eût-il que le buste en grand d’un Washington, dans votre cabinet ; j’y fais confisquer tous vos biens.

FIGARO, criant.

Certainement ; le tiers au dénonciateur.

BÉGEARSS.

Mais pour que vous n’échangiez rien, je cours chez notre ambassadeur arrêter dans ses mains l’agrément de Sa Majesté, que l’on attend par ce courrier.

FIGARO, tirant un paquet de sa poche, s’écrie vivement.

L’agrément du roi ? le voici ; j’avais prévu le coup ; je viens, de votre part, d’enlever le paquet au secrétariat d’ambassade ; le courrier d’Espagne arrivait !

Le Comte, avec vivacité, prend le paquet.

BÉGEARSS, furieux, frappe sur son front, fait deux pas pour sortir et se retourne.

Adieu, famille abandonnée ! maison sans mœurs et sans honneur ! Vous aurez l’impudeur de conclure un mariage abominable, en unissant le frère avec la sœur : mais l’univers saura votre infamie !

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

FIGARO, M. FAL, FLORESTINE, LE COMTE, LA COMTESSE, LÉON, SUZANNE, BÉGEARSS

 

FIGARO, follement.

Qu’il fasse des libelles ! dernière ressource des lâches ! il n’est plus dangereux ; bien démasqué, à bout de voie, et pas vingt-cinq louis dans le monde ! Ah M. Fal ! je me serais poignardé s’il eût gardé les deux mille louis, qu’il avait soustraits du paquet !

Il reprend un ton grave.

D’ailleurs, nul ne sait mieux que lui, que par la nature et la loi, ces jeunes gens ne se sont rien ; qu’ils sont étrangers l’un à l’autre.

LE COMTE l’embrasse et crie.

Ô Figaro !... Madame, il a raison.

LÉON, très vite.

Dieux ! maman ! quel espoir !

FLORESTINE, au Comte.

Eh quoi ! Monsieur, n’êtes-vous plus...

LE COMTE, ivre de joie.

Mes enfants, nous y reviendrons ; et nous consulterons, sous des noms supposés, des gens de loi, discrets, éclairés, pleins d’honneur. Ô mes enfants ! il vient un âge où les honnêtes gens se pardonnent leurs torts, leurs anciennes faiblesses ! font succéder un doux attachement aux passions orageuses qui les avaient trop désunis. Rosine ! (c’est le nom que votre époux vous rend) allons nous reposer des fatigues de la journée. Monsieur Fal ! restez avec nous. Venez, mes deux enfants ! Suzanne, embrasse ton mari ! et que nos sujets de querelles soient ensevelis pour toujours !

À Figaro.

Les deux mille louis qu’il avait soustraits, je te les donne, en attendant la récompense qui t’est bien due !

FIGARO, vivement.

À moi, Monsieur ? Non s’il, vous plaît ; moi, gâter par un vil salaire le bon service que j’ai fait ! ma récompense est de mourir chez vous. Jeune, si j’ai failli souvent, que ce jour acquitte ma vie ! Ô ma vieillesse ! pardonne à ma jeunesse, elle s’honorera de toi. Un jour a changé notre état ! plus d’oppresseur, d’hypocrite insolent ! Chacun a bien fait son devoir : ne plaignons point quelques moments de trouble ; on gagne assez dans les familles quand on en expulse un méchant.

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