L'Aventurier (Alfred CAPUS)

Comédie en quatre actes.

Représentée pour la première fois au théâtre de la Porte-Saint-Martin, le 4 novembre 1910.

 

Personnages

 

ÉTIENNE RANSON, 42 ans

GUÉROY, 60 ans

JACQUES, 40 ans

ANDRÉ VARÈZE, 28 ans

FRAMIÉ, 50 ans

LE PRÉFET, 42 ans

COURTRAY, personnage muet

DAMRLEUR

SABLIER

GENEVIÈVE, 24 ans

MARTHE, 30 ans

LA BARONNE, 45 ans

LUCIENNE, 18 ans

MADAME SABLIER

JULIETTE SABLIER

SUZANNE SABLIER

INVITÉS

INVITÉES

 

De nos jours.

 

 

ACTE I

 

Une terrasse avec des entrées à droite et à gauche. Vue, d’un côté, sur l’usine ; de l’autre, sur la montagne. Environs de Grenoble.

 

 

Scène première

 

GUÉROY, FRAMIÉ, puis ANDRÉ

 

FRAMIÉ.

Je ne me permettrais pas de vous donner des conseils, monsieur Guéroy, mais moi, à votre place, je ne laisserais pas visiter l’usine par le premier venu.

GUÉROY.

Comment ! ne pas laisser visiter l’usine, par exemple ! Il faut en ouvrir les portes à tout le monde, au contraire, afin que tout le monde puisse constater sa prospérité. C’est de la réclame, mon bon ami !

FRAMIÉ, hochant la tête.

Hum !

GUÉROY.

Par conséquent, laissez pénétrer ces deux messieurs où bon leur semblera, dans les ateliers comme ailleurs.

FRAMIÉ.

Il y en a un qui parle étranger.

GUÉROY.

Eh bien, qu’est-ce que ça fait ?

FRAMIÉ.

Les étrangers s’installent beaucoup dans le Dauphiné depuis quelque temps et ils commencent à accaparer nos chutes d’eau.

GUÉROY.

Ils n’auront pas la nôtre, c’est moi qui vous le dis.

Voyant entrer André.

Va ! va ! n’aie pas peur.

Sort Framié.

 

 

Scène II

 

GUÉROY, ANDRÉ, puis GENEVIÈVE

 

GUÉROY.

De si bonne heure, mon cher député ?

ANDRÉ.

Je viens vous prévenir que je ne déjeune pas avec vous.

GUÉROY.

Qu’est-ce qui vous arrive donc ?

ANDRÉ.

Il faut que je sois à Paris ce soir, de toute nécessité. Nous avons une réunion de notre groupe demain matin. Le gouvernement va être interpellé ces jours-ci d’une façon assez dangereuse. Il s’agit de le soutenir.

GUÉROY.

Bien. Très bien. Et à propos de quoi cette interpellation subite ?

ANDRÉ.

Vous n’avez pas lu les journaux ?

GUÉROY.

Pas encore.

ANDRÉ.

Une histoire coloniale sans l’ombre de gravité en temps ordinaire... Un Français, je ne sais qui, une espèce d’aventurier qui a livré, avec quelques-uns de ses compagnons, un véritable combat sur une de nos frontières du Sénégal...

GUÉROY.

Un combat, contre qui ?

ANDRÉ.

Contre des tribus indigènes avec qui nous sommes actuellement en paix.

GUÉROY.

Nous sommes en paix avec tous les peuples, heureusement.

ANDRÉ.

Mais pas avec l’opposition parlementaire.

GUÉROY.

Oh ! l’opposition...

ANDRÉ.

Elle s’est emparée de l’incident... Vous voyez ça d’ici. Elle a pris parti pour notre compatriote, si on peut appeler ces gens-là des compatriotes... Enfin ! je ne vous raconte pas les détails, vous les lirez dans les feuilles... De fil en aiguille, il en est résulté la grosse demande d’interpellation sur la politique coloniale.

GUÉROY.

Rien à craindre pour le cabinet, j’espère ?

ANDRÉ.

Je ne pense pas... Les pièges habituels... les manœuvres sournoises... Nous tâcherons de les déjouer.

GUÉROY.

Soyez ferme. Vous êtes jeune, c’est le moment de prendre vigoureusement parti. Voyez-vous, mon cher, le temps de l’opposition est passé en France. Il faut être avec le gouvernement. On ne peut plus rien contre lui, on ne peut plus rien sans fui, mais, avec lui, on peut tout.

ANDRÉ.

Très juste.

GUÉROY.

J’ai eu autrefois, à votre âge, des velléités d’indépendance. Je raillais les pouvoirs établis, je discutais nos institutions et je me donnais des airs de mécontent. J’ai vite compris la naïveté et la duperie de cette attitude. Et, aujourd’hui, je suis toujours dans toutes les circonstances, et quoiqu’ils fassent, avec les hommes qui nous dirigent. Et je vous donne ma parole qu’il y a des jours où il faut pour cela une grande force de caractère.

ANDRÉ.

Aussi avez-vous une énorme influence dans la région.

GUÉROY.

Je ne me plains pas. On m’a décoré jadis, je ne l’avais même pas demandé.

ANDRÉ.

À ce propos, je verrai le ministre. Vous êtes chevalier. C’est parfait... Mais il serait temps...

GUÉROY.

Oh ! ça, ça m’est égal ; l’essentiel est d’avoir la décoration : le grade ne signifie rien.

ANDRÉ.

N’importe. Je ferai cette démarche. J’insisterai.

GUÉROY, avec force, tout à coup.

Faites remarquer que si c’est mon fils qui dirige l’usine, c’est moi qui l’ai fondée ! Insistez sur mon rôle pendant les dernières élections. N’oubliez pas l’appui que le pouvoir a toujours trouvé en moi dans cet arrondissement.

ANDRÉ.

On vous doit la rosette, on vous la doit.

GUÉROY.

Oui. Il faut être officier. Après, on peut se tenir tranquille. Les autres grades ne signifient rien.

ANDRÉ.

Vous pouvez compter sur moi.

GUÉROY.

Merci, cher ami. Je ne vois plus rien de particulier à vous dire... Alors, bon voyage... de l’énergie, hein ? Je vais faire un tour à l’usine et jeter un coup d’œil sur le journal.

ANDRÉ.

Et moi, si vous le voulez bien, je vais attendre ces dames pour leur faire mes adieux.

GUÉROY.

Elles doivent être dans le jardin.

ANDRÉ.

Je me suis permis de m’annoncer.

Guéroy serre la main d’André et sort en emportant le journal, dont la bande n’est pas défaite.

 

 

Scène III

 

ANDRÉ, GENEVIÈVE, puis MARTHE

 

GENEVIÈVE.

Bonjour, monsieur !

ANDRÉ.

Monsieur ?

GENEVIÈVE.

Bonjour, André.

ANDRÉ.

Figurez-vous, Geneviève, que je suis forcé d’assister demain à la séance de la Chambre, ce qui fait que je pars a l’instant.

GENEVIÈVE.

Nous allons nous-mêmes rentrer à Paris dans une huitaine de jours.

ANDRÉ.

Alors, c’est à Paris que j’accomplirai la petite formalité en question.

GENEVIÈVE.

Qui est ?

ANDRÉ.

Qui est de demander votre main à qui de droit, c’est-à-dire à votre sœur aînée et à votre beau-frère.

GENEVIÈVE.

Ah !

ANDRÉ.

Vous leur avez dit que je vous aimais de tout mon cœur, Geneviève ?

GENEVIÈVE.

Non, je ne le leur ai pas dit, surtout dans ces termes-là. J’attendais d’ailleurs d’en être bien sure moi-même.

ANDRÉ.

Et maintenant ?

GENEVIÈVE.

J’en suis sûre.

ANDRÉ.

Eh bien, comme vous êtes libre, moi aussi, et que ça ne regarde que nous deux, fixons la date de notre mariage, voulez-vous ?

GENEVIÈVE.

C’est bien grave de fixer une date.

ANDRÉ.

Disons toujours que nous nous marions cet hiver.

GENEVIÈVE, lui tendant la main.

Disons-le.

ANDRÉ.

Je suis très heureux. Je ne trouve pas d’autre mot : je suis infiniment heureux. Et mon bonheur a été si rapide que j’en suis encore émerveillé. Je vous ai vue, je vous ai aimée ; dans quelques semaines nous serons l’un à l’autre, c’est magnifique.

GENEVIÈVE.

Vous avez un côté enfant qui est très gentil.

ANDRÉ.

Geneviève, dites-moi, d’une façon un peu sérieuse, que vous m’aimez !

Il l’attire à lui.

GENEVIÈVE, d’une voix chaude et grave.

André, je désire ardemment être votre femme et, si jamais vous en aimiez une autre que moi, je deviendrais folle !

Changeant de ton.

Vous êtes content comme ça ?

ANDRÉ.

Oui. Je suis sûr, Geneviève, de vous faire une belle existence. Avec vous à mon côté, j’arriverai très loin, je le sens. Avant de vous connaître, je n’avais qu’une conscience assez vague de mon ambition. Maintenant, ce que je veux, je le sais... Je veux que l’on vous envie et que l’on vous admire. Je veux que vous ayez une vie éblouissante ; plus de joie et plus de puissance que n’importe quelle autre femme, et je veux que ce soit moi qui vous donne tout cela. Vous voyez, je suis très ambitieux ?

GENEVIÈVE.

Eh bien ! Vous ne l’êtes pas encore assez. Car vous ne parlez que de joie et de puissance, et vous ne rêvez que de devenir ministre. Tandis que ce qui est bien, André, quand on est ce que vous êtes, ce n’est pas d’avoir une ambition et de la satisfaire, c’est d’avoir une idée et de l’imposer. C’est d’être un homme qui ne ressemble pas aux autres hommes, c’est d’avoir une volonté, une pensée à soi. Le jour où, dans un coin d’une tribune, je songerai en vous écoutant parler : « Comme c’est bien, ce qu’il dit là, André, comme c’est juste ! » Ce jour-là, oui, je serai fière ! Vous voyez, je suis encore plus ambitieuse que vous !

ANDRÉ, riant.

C’est vrai...

GENEVIÈVE.

Au revoir, André. À bientôt...

À Marthe qui entre.

Combien de temps restons-nous encore ici ?

MARTHE, serrant la main d’André.

Quelques jours seulement.

ANDRÉ.

Je disais à mademoiselle Geneviève que j’étais obligé de partir subitement. Et je venais vous faire toutes mes excuses... J’irai, si vous m’y autorisez, vous faire une visite dès votre rentrée.

MARTHE.

Vous serez le bienvenu, cher monsieur, à Paris comme ici.

ANDRÉ.

Mesdames...

Il s’incline et sort.

 

 

Scène IV

 

GENEVIÈVE, MARTHE, puis JACQUES

 

MARTHE.

Ma chérie ?

GENEVIÈVE.

Quoi ?

MARTHE.

Monsieur Varèze est charmant, je ne dis pas le contraire... Mais nous ne le connaissons pas depuis bien longtemps.

GENEVIÈVE.

Ce qui signifie ?

MARTHE.

Ce qui signifie qu’un mariage, c’est tout de même plus important que ne le croient les jeunes filles !

GENEVIÈVE.

Oui, je me doute que ça vous engage à un tas de petites choses.

MARTHE.

Qu’il est bon de ne pas prendre en plaisantant.

GENEVIÈVE.

Je ne plaisante pas autant que j’en ai l’air, ma grande sœur.

Elle l’embrasse.

MARTHE.

C’est curieux ! Je n’ai que six ou sept ans de plus que toi, nous ne nous sommes jamais quittées, nous nous aimons tendrement, et il me semble qu’il y a entre nos deux caractères, entre nos deux façons d’envisager la vie, un abîme !

GENEVIÈVE, riant.

Un abîme !

MARTHE.

Tu vas au mariage avec une audace, avec une insouciance extraordinaire, avec le même sourire que si tu partais pour une excursion dans la montagne... Moi, je me rappelle... j’étais émue, palpitante... et parfois très triste. Il est vrai que j’avais encore notre mère près de nous et que la présence d’une mère, ça rend les choses plus graves... Enfin ! ma chérie, réfléchis encore un tout petit peu.

GENEVIÈVE, riant.

Et alors, j’aurai ton consentement ?

MARTHE.

Quelle enfant ! Tu n’en as pas besoin.

GENEVIÈVE.

J’y tiens beaucoup plus que si je ne pouvais pas m’en passer... Ce serait si joli d’être heureuses toutes les deux, l’une près de l’autre...

Entre Jacques.

JACQUES, entrant.

Vous n’avez pas vu mon père ?

GENEVIÈVE.

Il doit être plongé dans la lecture des journaux... Bonjour, mon beau-frère, comment vas-tu, ce matin ?

JACQUES.

Je ne vais pas aussi bien que toi, mais enfin, je ne vais pas mal.

Il l’embrasse.

GENEVIÈVE.

Faut-il prévenir ton père, si je le rencontre ?

JACQUES.

Je t’en prie.

Sort Geneviève.

 

 

Scène V

 

JACQUES, MARTHE

 

MARTHE.

Je viens d’avoir une petite conversation avec Geneviève au sujet de monsieur Varèze...

JACQUES.

Oui, j’ai remarqué aussi... Mais il n’y a rien de décidé entre eux ?

MARTHE.

Hum ! En tout cas, habituons-nous à la pensée de ce mariage.

JACQUES.

Nous avons le temps... J’ai besoin de prendre certains renseignements sur la situation de fortune des Varèze, que je crois bonne d’ailleurs...

MARTHE.

Moi aussi... et, avec la dot de Geneviève, ces jeunes gens seraient très à leur aise... Dis-moi ? Ça ne... ça ne te gênerait pas de retirer de l’usine les trois cent raille francs de la dot de Geneviève ?

JACQUES.

Ça ne me générait pas du tout. Quelle question !

MARTHE.

Ah ! tant mieux !

JACQUES.

Je ne comprends même pas que tu me poses une question pareille ?

MARTHE.

Comme les affaires sont assez difficiles en ce moment, je craignais...

JACQUES.

Les affaires difficiles ! Où prends-tu ça ?

MARTHE.

Je l’avais entendu dire.

JACQUES.

Par qui ?

MARTHE.

Par Framié.

JACQUES, haussant les épaules.

Framié est très intelligent, il nous est très utile... c’est un administrateur parfait, mais c’est un homme d’un pessimisme affreux. Je te prie de ne jamais causer de nos affaires avec lui.

MARTHE, allant à lui.

Pourquoi me caches-tu tes soucis, Jacques ?

JACQUES.

Mais je ne te cache rien... Je n’ai pas de soucis... J’ai des préoccupations, comme tous les industriels...

MARTHE.

Non, tu ne me dis pas la vérité... Je sais que nous avons perdu beaucoup d’argent cette année-ci... Je suis la seule à le savoir, heureusement. Ton père lui-même ne s’en doute pas... Et ce qui me navre le plus, c’est que tu n’oses rien me dire, à moi non plus, c’est que tu n’as pas confiance en moi... Je comprends... je comprends... tu as peur de m’inquiéter... mais, ce qui m’inquiète justement, c’est ton silence... c’est ta fausse tranquillité... Qu’est-ce qu’il y a, Jacques ? Avoue-le-moi, je t’en supplie... n’attends pas le dernier moment...

JACQUES.

Mais je ne peux pourtant pas t’avouer des catastrophes sous prétexte de te rassurer.

MARTHE.

Tu cherches de l’argent ! J’en suis sûre.

JACQUES, gaiement.

Mais oui ! je cherche de l’argent pour agrandir notre maison, pour lui permettre de résister à la concurrence étrangère dont nous sommes menacés... Mais il n’y a rien de plus normal et toutes les industries françaises en sont là... C’est la lutte... Et mon père est parfaitement au courant de mes projets...

Entre Guéroy, précipitamment, le journal à la main.

 

 

Scène VI

 

JACQUES, MARTHE, GUÉROY

 

GUÉROY.

Inouï ! fantastique ! J’ai des nouvelles de ton cousin !

JACQUES.

D’Étienne ?

GUÉROY.

D’Étienne ! de mon neveu... de ce fléau ! de ce fléau ! Il y a dix ans qu’on n’en avait pas entendu parler, c’était trop beau !

JACQUES.

Qu’est-ce qu’il a encore fait ?

MARTHE.

Oui ?...

GUÉROY, tapant sur le journal.

C’est lui qui a causé cet incident en Afrique, ce gros incident à propos duquel on va interpeller le Cabinet. Lis ça... lis ça... Tiens ! « Nouvelles de la Chambre... La prochaine interpellation... » Continue... continue... Vous pouvez lire aussi, Marthe... En Guinée... « Massacre d’une tribu alliée de la France... Ce guet-apens semble avoir été l’œuvre d’un compatriote, Étienne Ranson. »

JACQUES.

Il n’y a pas d’erreur, c’est lui.

GUÉROY.

Ainsi, non content d’avoir failli autrefois déshonorer la famille, ce monsieur est en train d’attirer aujourd’hui un scandale sur notre tête, de nous compromettre !

JACQUES.

Nous ne portons pas le même nom !... On n’est pas obligé de savoir...

GUÉROY.

Ah ! tu es naïf ! Comment veux-tu que le ministre ne finisse pas par apprendre que c’est mon neveu ? Il le sait probablement déjà... Et alors, quand Varèze va lui demander la rosette pour moi, il sera bien reçu ! Sans compter le retentissement dune histoire pareille sur notre honorabilité, sur nos affaires...

MARTHE, qui parcourt le journal.

D’après ce que dit le journal, la complicité d’Étienne n’est pas démontrée ni son rôle bien établi...

JACQUES.

Mais oui... n’exagérons rien !...

GUÉROY.

On voit que vous ne connaissez pas ce gaillard ! Ne vous faites donc pas d’illusions. Je l’ai vu de près, je sais de quoi il est capable... Mais rappelle-toi de quels mauvais pas il m’a fallu le tirer deux ou trois fois !... J’ai payé pour lui plus de trente mille francs dont je ne reverrai pas le premier sou... Sous prétexte que j’étais son oncle, les créanciers me relançaient... J’ai eu des scènes jusque sur cette terrasse, tu entends ?... J’en ai eu jusque dans les rues de Grenoble. Mais, s’il m’avait fallu tout payer, ma fortune y aurait passé ! Allez ! Allez ! il est incorrigible... c’est le membre gangrené qu’il y a dans toutes les familles et qui finit, si on ne l’ampute pas, par communiquer la gangrène à tout le corps...

MARTHE.

C’est curieux, il ne m’avait pas laissé le souvenir d’un mauvais homme.

GUÉROY.

Comment donc ! Excellent garçon... très généreux... le cœur sur la main... Vous autres femmes, vous appelez ces êtres-là des mauvais sujets et vous les trouvez très sympathiques. Sa mère le traitait comme un petit dieu. J’avais beau lui dire : « Tu élèves mal ton fils, tu ne le tiens pas assez ! » tout ce qu’il faisait était admirable et portait le signe du génie... Il ratait l’École centrale, tandis que tu entrais le quatrième à Polytechnique ? Tout de suite on lui payait un voyage en Italie pour le consoler... Pendant des années sa mère l’a entretenu à Paris, où il a essayé de tous les métiers... Et la pauvre femme me répétait du matin au soir : « Il arrivera, il est si intelligent ! » Je me félicite qu’elle n’ait pas pu assister aux conséquences de sa faiblesse... Et, avec ça, il fallait le voir ! prétentieux, ironique, dédaigneux de l’expérience des gens comme moi, et me traitant à part lui de vieille bête quand je lui donnais des conseils !... Que dis-je ? Il voulait même me montrer comment on dirige une usine, à moi ! c’est colossal, n’est-ce pas ? Un garçon refusé à Centrale !... Tiens ! tout ça me remonte à la mémoire en ce moment... Ah ! quand il est parti, je m’en croyais bien débarrassé !

JACQUES.

Mais, au fond, nous en sommes débarrassés, car il n’osera jamais revenir en France, ni surtout ici !

GUÉROY.

Ça, je l’en défie ! N’empêche que dans le pays tout le monde l’a connu et tu entends les commentaires quand on va lire ses exploits dans le journal ! Et un jour où j’ai le préfet à déjeuner !...

À la terrasse.

Tiens ! regarde la baronne qui arrive avec sa fille ! Regarde sa bonne figure souriante. Tu peux être tranquille, elle a lu le journal !

Entrent la baronne et Lucienne.

 

 

Scène VII

 

JACQUES, MARTHE, GUÉROY, LA BARONNE, LUCIENNE

 

LA BARONNE.

Eh bien, Guéroy... En voilà une histoire !...

GUÉROY.

À qui le dites-vous, chère amie !

MARTHE.

Bonjour, Lucienne.

LUCIENNE.

Bonjour, madame... Bonjour, monsieur Jacquet.

LA BARONNE.

Est-ce que votre neveu vous a envoyé des détails ?

GUÉROY.

Non, Dieu merci ! Je ne suis plus en relations avec lui.

LA BARONNE.

Dites-moi ?... Vous êtes bien sûr qu’il est resté en Afrique ?

GUÉROY.

Oh ! oui... d’ailleurs, le journal l’affirme.

LA BARONNE.

Alors, il faut que j’aie eu la berlue !

GUÉROY.

Comment ça ?

LA BARONNE.

Figurez-vous que j’ai cru le rencontrer hier soir !

GUÉROY.

Lui ! Où ça ?

LA BARONNE.

Sur la route qui longe mon parc... Je venais de faire une promenade avec ma fille et je descendais de voiture quand je me vois saluée par un individu d’assez mauvaise mine, dépenaillé, en grosses bottes, avec un bâton à la main...

LUCIENNE.

Effrayant !... Une balafre tout le long de la joue... Je commençais à avoir très peur... Heureusement que nous étions près de la maison.

LA BARONNE.

Je le regarde attentivement et je me dis tout à coup : « Mais c’est Ranson ! » Il a changé, mais c’est lui.

GUÉROY.

C’est impossible ! Ah ! il ne manquerait plus que ça ! Vous avez dû vous tromper.

JACQUES.

Tu devrais t’assurer !...

GUÉROY.

Comment ? Mais, comment ?...

À la baronne.

Quand vous l’avez rencontré, dans quelle direction allait-il ?

LA BARONNE.

Vers le Bourg-d’Oisans, où sa famille avait une propriété autrefois.

GUÉROY.

Le Bourg-d’Oisans, c’est à dix minutes d’ici... Je vais écrire à son ancien fermier... Et puis je vais écrire aussi à Grenoble.

Il va à son bureau.

Il faut prendre les devants... à tout hasard...

À son fils.

Toi, tu devrais envoyer quelqu’un dans le village... s’informer.

JACQUES.

Oui... à l’instant.

Il sort.

LUCIENNE.

Est-ce que je peux aller embrasser Geneviève ?

GUÉROY.

Vous la trouverez au jardin.

Elle sort avec Marthe.

LA BARONNE, à Guéroy.

Vous savez, je crois bien que c’est lui.

Elle sort à son tour par la droite ainsi que les autres.

 

 

Scène VIII

 

GUÉROY, seul, puis RANSON

 

Guéroy, tournant le des à la porte, écrit. Entre à gauche Ranson. Veston de velours usé. Bottes. Une balafre au front.

GUÉROY, se retournant au bruit que fait la porte.

Toi !

RANSON.

Mais oui, mon oncle, c’est moi. Et comment allez-vous ?

Il s’avance.

Voyons ! donnez-moi donc la main... Je suis votre neveu, après tout, que diable ! Je ne suis pas un va-nu-pieds... Allons ! allons, un petit effort, mon oncle, ne soyez pas méchant.

Guéroy tend la main après une hésitation. Ranson la serre rigoureusement.

Eh ! ça me fait plaisir... quoique vous n’y mettiez pas de bonne volonté. Maintenant, laissez-moi vous regarder... Il y a dix ans que je ne vous ai pas vu... Vous avez très peu changé.

GUÉROY, revenu de sa stupeur.

Oh ! je t’en prie, Étienne, pas de phrases, hein ? Tu es mon neveu, je veux bien ne pas l’oublier, mais je n’admets pas que tu restes dix ans sans donner signe de vie et que tu reviennes à l’improviste jeter le désordre dans la famille et nous compromettre tous...

RANSON.

Moi !

GUÉROY.

Oui, toi...

Le dévisageant.

Ah ! tu es dans un joli état !... et il faut même que tu aies un rude aplomb pour revenir en France après ce que tu as fait !... Qu’est-ce que c’est que cette histoire abominable que je viens de lire ?

RANSON.

Mais, mon cher oncle, ce n’est rien, cette histoire !... Et les journaux n’en auraient jamais su un mot si cet imbécile de gouverneur du Sénégal...

GUÉROY.

Je te prie de ne pas parler en ces termes du gouverneur du Sénégal.

RANSON.

C’est un de vos amis ?

GUÉROY.

Je ne le connais pas. Mais c’est un haut fonctionnaire de la République. Ça me suffit pour que je ne veuille pas qu’on lui manque de respect devant moi. D’abord, tout ça m’est égal, je ne vois qu’une chose : tu es la cause d’un scandale qui rejaillit sur nous.

RANSON.

Il n’y aura pas l’ombre d’un scandale, cher oncle, n’ayez donc pas peur. S’il le faut, j’irai à Paris, je verrai le ministre et je lui donnerai la preuve que nous n’avons fait, mes camarades et moi, qu’user du droit strict de défense. Et je ne lui dirai pas que je suis votre neveu, je vous le promets.

GUÉROY.

Et c’est pour ça que tu es rentré en France ?

RANSON.

Pour ça... et puis aussi pour vous revoir... et puis encore pour autre chose.

GUÉROY, l’interrompant.

Oui, je m’en doutais. Mais ça, c’est fini !

RANSON.

Mais...

GUÉROY.

C’est fini ! C’est fini ! Tout ce qu’il m’était matériellement possible de faire pour toi, je l’ai fait ! Je me suis mis dans de véritables embarras à cause de toi... Je ne recommencerai jamais... N’y compte pas.

RANSON.

Voyons, mon oncle... attendez... attendez.

GUÉROY.

Comment oses-tu même te montrer dans ce pays-ci où s’est déroulée toute ta jeunesse, où tu as vagabondé, où tu dois de l’argent à tout le monde ? Mais, malheureux, tes créanciers ne sont pas morts... Quand on saura que tu es rentré, tu vas être assailli... harcelé... pourchassé...

RANSON.

Je l’ai déjà été hier... Figurez-vous que Branchin, en m’apercevant, a fait un haut-le-corps comme s’il voyait un fantôme !...

GUÉROY.

Branchin ! Ton ancien fermier ! Tu lui dois au moins deux mille francs !

RANSON.

Deux mille cinq.

GUÉROY.

Et qu’est-ce qu’il t’a dit, Branchin ?

RANSON.

Il a été enchanté. Il est vrai que je les lui ai rendus tout de suite...

GUÉROY.

Les deux mille cinq ?

RANSON.

Avec les intérêts. Je devais aussi quatre mille francs à Pellegrain, le bijoutier de Grenoble.

GUÉROY.

Comment donc ! Il a eu l’aplomb de me les réclamer dans la rue...

Narquois.

Et tu les a remboursés aussi les quatre mille francs de Pellegrain ?

RANSON.

Parfaitement.

GUÉROY.

Qu’est-ce que tu me chantes ?

RANSON.

Oh ! Pendant que j’y étais, j’ai payé toutes mes petites dettes.

GUÉROY.

Et Lidot ? Et Poivret ?

RANSON.

Remboursés aussi... À moins d’erreur, je ne dois plus rien à personne.

GUÉROY.

Vraiment ?

RANSON.

Il me semble.

GUÉROY.

Il te semble ! Eh bien, à moi, mon garçon, il me semble, au contraire, que tu oublies le plus important de tes créanciers.

RANSON.

Vous m’étonnez ! Qui ça ?

GUÉROY.

Eh bien, moi !

RANSON.

Mais, je ne vous ai pas oublié du tout, mon oncle. Que croyez-vous que je vienne faire ici ?

GUÉROY.

Tu viens me rembourser, peut-être ?

RANSON.

Mais oui.

GUÉROY.

Tu viens me rembourser ce que tu me dois ?

RANSON.

N’en doutez pas.

GUÉROY.

Sais-tu seulement ce que tu me dois ?

RANSON.

Trente et un mille francs, soit, avec les intérêts, quarante mille six cents francs environ.

GUÉROY.

Et alors, tu prétends que tu vas me donner ?...

RANSON.

Quarante mille six cents francs... tenez, les voici...

Il tire d’une sacoche une liasse de billets.

Comptez donc.

GUÉROY, ahuri.

C’est inutile...

RANSON.

Ça ne fait rien... Comptez.

GUÉROY.

Je m’en rapporte à toi...

RANSON.

Il ne me reste plus qu’à vous remercier d’avoir bien voulu autrefois me prêter cet argent, et a m’excuser d’avoir mis si longtemps à vous le rendre... Et maintenant, mon oncle, je vous quitte... je ne veux pas vous déranger plus longtemps. Enchanté de vous avoir vu en bonne santé. Mes amitiés à toute la famille.

Il s’éloigne.

GUÉROY.

Eh là ! Eh là ! attends un peu... laisse-moi te dire, à mon tour, que je te sais gré...

RANSON, protestant.

Oh ! mon oncle...

GUÉROY.

Si ! Si ! C’est une agréable surprise.

RANSON.

Je suis heureux de vous l’avoir procurée.

GUÉROY.

Il y a un quart d’heure, j’aurais traité de fou celui qui m’aurait prédit que je reverrais un jour cet argent... que je ne me fais d’ailleurs aucun scrupule d’accepter.

RANSON.

Je l’espère bien.

GUÉROY.

Tu te figurais peut-être que j’allais le refuser !

RANSON.

Je ne me suis jamais fait cette illusion.

GUÉROY.

Alors, tu es riche ?

RANSON.

Moi ? pas du tout... J’ai quelques affaires en train qui ne sont pas mauvaises... J’ai un certain maniement de fonds... Enfin ! ça ne va pas mal, je suis content !

GUÉROY, allant lui taper sur l’épaule.

Allons ! allons ! mon garçon, ne fais donc pas le finaud avec moi... Je connais ces façons-là... Veux-tu que je te dise ? Tu as plus d’argent que tu n’en as l’air.

RANSON.

Bah !

GUÉROY.

On ne rend pas quarante mille francs à son oncle sans posséder un joli magot... Mais cela ne me regarde pas. Tant mieux pour toi, mon ami, tant mieux pour toi... Seulement, comme tu es parti avec cent écus dans ta poche, je ne serais pas fâché de savoir par quels moyens tu as gagné une pareille fortune ?

RANSON.

Eh ! eh ! ça a été assez dur ! surtout pour commencer.

GUÉROY.

Et où es-tu débarqué d’abord avec tes trois cents francs ?

RANSON.

En Australie.

GUÉROY.

Et qu’est-ce que tu y as fait, en Australie ?

Geste vague de Ranson.

Bon... bon... je comprends.

RANSON.

Mais non... non... mon oncle, vous ne comprenez pas du tout. Vous vous imaginez que j’ai fait des tas de canailleries, n’est-ce pas ? En bien, ne croyez pas cela. Je ne vous donne pas de détails parce que ça nous entraînerait trop loin, mais je n’ai commis aucune canaillerie, je vous assure. Vous vous figurez encore qu’on ne peut vivre hors de France qu’en pillant et en massacrant... Erreur ! mon oncle, erreur ! Les autres parties du monde sont beaucoup mieux organisées que vous ne pensez. Oh ! je ne vous dirai pas que je me suis conduit comme un petit saint, mais je vais vous avouer une chose. Quand on a fait trois ou quatre fois le tour de la terre et qu’on s’est heurté à toutes les espèces d’hommes ; quand on a lutté et reçu des coups ; quand on a traversé des tempêtes et des désastres, eh bien, mon oncle, ou ne fait plus le malin. On se sent devenir au contraire très simple, très obéissant aux lois de la nature, et ce n’est pas des leçons d’anarchie qu’on a prises, mais des leçons d’ordre.

GUÉROY.

Tu n’as pourtant pas gagné une pareille fortune en te croisant les bras !

RANSON.

Vous en revenez toujours là, c’est une idée fixe... Non, je ne me suis pas croisé les bras ! Mais, dans les affaires coloniales, voyez-vous, le difficile c’est de gagner les premiers cent mille francs. Après, ça va tout seul.

GUÉROY.

Et comment les as-tu gagnés les premiers cent mille francs ?

RANSON.

Avec une idée qui m’est venue un jour, à la Côte d’Ivoire, comme je remontais un fleuve dans une pirogue...

GUÉROY.

Ah ! Dans une pirogue ?

RANSON.

Imaginez-vous qu’en remontant ce fleuve j’aperçus sur les rives des indigènes qui lavaient de la terre et qui en extrayaient de la poudre d’or et même des pépites... Cette terre, ils allaient la chercher dans des puits creusés à quelques mètres à peine de profondeur. Je ne vous cache pas que ce spectacle m’a intéressé prodigieusement.

GUÉROY.

Continue.

RANSON.

Je descends, suivi de quelques camarades qui voyageaient avec moi... nous étions bien armés...

GUÉROY.

Vous massacrez tout.

RANSON.

Mais non ! quelle manie vous avez ! Nous ne massacrons personne... Au contraire, nous échangeons nos armes contre de la poudre d’or... Ensuite, nous repartons, et, quelque temps après, je reviens avec une équipe de vingt indigènes. Je m’installe, nous creusons des puits et je me mets à mon tour à extraire de l’or... Tout ça ne va pas, bien entendu, sans quelques difficultés avec les tribus voisines... Nous négocions, on nous envoie des ambassadeurs... Nous les corrompons, nous nous battons un peu... Enfin ! nous faisons tout ce qu’il faut pour être tranquilles... Pendant ce temps-là, j’extrayais une moyenne de trente grammes d’or par jour, et la première année j’en sortis pour trente mille francs sur lesquels il y avait quinze mille francs de bénéfice. Je multipliai les puits, j’augmentai les équipes, et au bout de trois ans la concession donnait un rendement de plus de cent mille francs par an.

GUÉROY.

De bénéfices nets ?

RANSON.

Absolument. Alors, comme le bruit s’en était répandu et que la concurrence commençait à me gêner, j’ai vendu la concession un très joli prix et j’ai acheté une forêt un peu plus loin. Que voulez-vous, aux colonies, il faut changer de métier de temps en temps... Cette foret produisait du caoutchouc, de l’huile de palme, des ananas, du miel, de la cire... Sans compter les singes. J’ai organisé de vastes chantiers pour ces exploitations diverses et j’ai eu la chance de profiter de la première voie ferrée qui s’est établie dans le pays. Voilà, cher oncle, ma petite histoire. Il y en a de plus édifiantes, je ne dis pas le contraire. Mais il fallait vivre. Vivre, c’est se défendre. Je n’ai jamais attaqué personne, mais ça, je me suis toujours très bien défendu. Quant à une saleté, quant à un de ces actes auxquels on n’ose pas penser sans avoir le sang qui vous chatouille la peau, regardez-moi en face, sur ma vie, je ne l’ai pas fait. Une fois, oui... une seule... j’ai été sur le point de faire le geste qui déshonore... Il y a quelqu’un qui s’est dressé tout à coup – en moi – et qui m’a retenu le poignet. Je ne sais pas qui... Peut-être mon père. Enfin ! aujourd’hui, le plus rude est passé. Miracle, hasard ou volonté, je n’ai pas failli et je n’ai pas été vaincu... Et, autant qu’on peut répondre de soi, il me semble que je vais rester honnête homme toute ma vie !

GUÉROY.

Je l’espère.

RANSON.

À propos, j’oublie de vous demander des nouvelles de mon cousin. Il va bien ? Sa femme aussi ? Bon ! Ont-ils des enfants ?

GUÉROY.

Un garçon.

RANSON.

Il faut que je fasse sa connaissance à ce gamin. Pour le moment c’est mon héritier. Et cette gentille petite fille ? la sœur de Marthe ?

GUÉROY.

Geneviève ?

RANSON.

C’est ça, Geneviève.

GUÉROY.

Elle a vingt-trois ans. Elle est charmante.

RANSON.

Pas encore mariée ?

GUÉROY.

Pas encore.

RANSON.

Allons ! je vois que la famille s’est très bien comportée pendant mon absence... Quant aux affaires, j’ai jeté un coup d’œil en arrivant sur l’usine, elle a l’air en pleine prospérité. C’est toujours vous qui la dirigez ?

GUÉROY.

Non. C’est Jacques... je la lui laisse. Je me contente de la surveiller en général.

RANSON.

Je m’en rapporte à vous. Bref, tout va bien. Je suis enchanté.

GUÉROY.

Il n’y a pas que toi qui aies fait fortune.

RANSON.

Ce serait dommage.

GUÉROY.

Ton cousin a aujourd’hui la très grosse situation, non seulement industrielle, mais mondaine. Il passe l’hiver à Paris... moi aussi... Nous allons même y acheter un hôtel.

RANSON.

Mes compliments, mon oncle. Mes compliments. Ah ! Jacques a fait son chemin, ça ne m’étonne pas... Il est très intelligent... un peu nonchalant, un peu faible, mais vous avez de l’énergie pour deux... Et puis, il a une très bonne femme... J’en ai gardé un excellent souvenir.

GUÉROY.

Veux-tu leur serrer la main ?

RANSON.

Ce n’est pas de refus.

GUÉROY.

Je pense que tu nous feras l’amitié de venir déjeuner avec nous un de ces jours.

RANSON.

Trop aimable. J’accepte.

GUÉROY.

Restes-tu quelques jours ici ?

RANSON.

Probablement. Je vais racheter d’abord la petite propriété que mon père possédait à Vilensel et que j’avais laissé vendre pour diverses raisons... dont la principale est que je ne pouvais pas faire autrement.

GUÉROY.

C’est à Vilensel que tu es logé ?

RANSON.

Oui, mon oncle.

GUÉROY.

Je t’inviterais bien à déjeuner aujourd’hui. Mais il n’y a pas moyen à cause de tes rapports avec le gouvernement... Nous avons le préfet...

Insistant.

le préfet.

RANSON.

J’entends bien. Mais ça se trouve à merveille. Je ne tiens pas du tout à déjeuner avec des préfets.

GUÉROY.

Alors, à demain...

RANSON.

Soit, demain.

Entre un domestique.

LE DOMESTIQUE, à Guéroy.

Une lettre pour monsieur.

GUÉROY.

Donnez... Tu permets ?...

Regardant.

Le timbre de la préfecture !...

Au domestique qui sort.

Priez monsieur Jacques de vouloir bien venir ici.

Lisant la lettre.

Ah çà ! tu connais donc le préfet ?

RANSON.

Comment s’appelle-t-il ?

QUÉROY.

Moutier... Théodore Moutier.

RANSON.

Moutier ?... Ce doit être un de mes camarades de collège.

GUÉROY.

C’est prodigieux ! Il sait déjà que tu es ici.

RANSON.

Chez vous ?

GUÉROY.

Oui.

RANSON.

Ce n’est pas moi qui le lui ai dit...

GUÉROY.

Il a à te parler. Il me prie de te garder à déjeuner, ce matin.

RANSON.

Il est bien gentil.

GUÉROY.

Ah ! je suis curieux de savoir ce qu’il a à te dire ?

RANSON.

Des enfantillages, n’en doutez pas.

GUÉROY.

Es-tu libre ?

RANSON.

Je suis libre.

GUÉROY.

Seulement, tu n’as pas la prétention de rester sous cet accoutrement ? As-tu une redingote.

RANSON.

Je vais m’en faire faire une... Non, mon oncle, non... rassurez-vous. Je serai convenable.

GUÉROY.

Dépêche-toi. Le préfet arrive de Grenoble en auto. Il sera ici dans un instant.

Apercevant Jacques.

Ah !

 

 

Scène IX

 

GUÉROY, RANSON, JACQUES, MARTHE

 

RANSON, allant au-devant de Jacquet et lui tendant la main.

Bonjour, Jacques.

JACQUES, étonné d’abord, puis s’avançant d’un pas.

Bonjour, Étienne.

MARTHE, allant à Ranson.

Mon cousin, je suis très heureuse de vous revoir.

Elle lui tend le front.

RANSON, l’embrassant sur le front.

Et moi donc !... Vous êtes jolie et fraîche, chère cousine... C’est un miracle.

MARTHE, souriant.

Merci du compliment.

Un instant de silence. Jacques et Guéroy échangent des coups d’œil.

RANSON, après un temps.

Oui... oui... mon oncle va vous raconter ça... À tout de suite.

Il sort.

 

 

Scène X

 

GUÉROY, JACQUES, MARTHE

 

GUÉROY.

Oui... Il vient de se passer une chose incroyable... Il m’a rendu mon argent !

JACQUES.

Étienne ?... Qu’est-ce que tu me dis ?

GUÉROY.

Il m’a rendu quarante mille francs. Je suis bien obligé de le croire, puisque les voici.

JACQUES.

Il aurait donc fait fortune ?

MARTHE.

Oh ! tant mieux ?

GUÉROY.

Il doit y avoir un mystère là-dessous.

MARTHE.

Pourquoi ? On peut très bien s’enrichir aux colonies... surtout un homme intelligent, entreprenant comme Étienne.

GUÉROY.

Je ne sais pas s’il est devenu entreprenant, c’est possible... mais il est resté aussi prétentieux et aussi hâbleur... Il fallait l’entendre me raconter tout à l’heure comment il avait gagné ses premiers cent mille francs. On aurait dit qu’il était le seul homme sur la terre qui eût jamais gagné de l’argent... Il m’a parlé de notre usine avec des petits airs protecteurs... Nous saurons un jour si sa fortune est aussi solide que la nôtre.

JACQUES.

Quoi qu’il en soit, nous devons nous féliciter, il me semble, qu’un membre de notre famille, notre cousin germain, ait réussi. Tu ne trouves pas ?

GUÉROY.

Oui... Oh ! moi, je veux bien.

MARTHE.

C’est un événement très heureux.

JACQUES.

Rappelle-toi ce que tu craignais tout à l’heure... J’aime mieux voir arriver chez nous un bonhomme riche, bien établi, qu’un parent besogneux...

GUÉROY.

Penses-tu que je l’aurais reçu ?

JACQUES.

C’eût été, en tout cas, un gros ennui pour nous.

GUÉROY.

Que veux-tu ? Cet être-là m’agace par son assurance... Il m’a toujours agacé.

JACQUES.

Mon avis est qu’au lieu de le heurter, nous devrions, au contraire, l’attirer chez nous, le ramener à l’idée du foyer, de la solidarité familiale... essayer d’effacer de son esprit les mauvais souvenirs... Enfin, c’est notre plus proche parent, n’oublions pas ça. Et nous vivons en un temps où les familles n’ont que trop de tendance à s’éparpiller... N’est-ce pas, Marthe ?

MARTHE.

Oui, certes.

JACQUES, à son père.

Voilà ce que tu devrais entreprendre, avec l’autorité que tu as sur lui... et le respect que tu lui inspires.

GUÉROY.

Oh ! je dois dire que sous ce rapport, il a été convenable... il a compris le ton qu’il fallait prendre avec moi.

JACQUES.

J’ai l’impression que Ce garçon-là, seul depuis si longtemps, ne demande qu’à se rapprocher de nous... et à suivre tes conseils.

GUÉROY.

Étienne ?... j’en ferais ce que je voudrais, tu entends ? Il se croit très fort, c’est un enfant que je mènerai comme ça !...

JACQUES.

C’est absolument mon opinion.

GUÉROY, allant à la porte.

Ah ! voici le préfet.

 

 

Scène XI

 

GUÉROY, JACQUES, MARTHE, LE PRÉFET

 

LE PRÉFET, s’avançant.

Mon cher Guéroy...

Baisant la main de Marthe.

Madame, mes hommages.

À Jacques.

Cher ami...

À Guéroy.

Vous avez reçu mon petit mot ?

GUÉROY.

Qui a été un ordre, mon cher préfet.

LE PRÉFET.

Trop aimable.

GUÉROY.

Vous allez revoir mon neveu... qui s’est montré très honoré de votre souvenir.

LE PRÉFET.

Nous sommes des condisciples. Nous nous tutoyons.

GUÉROY.

Vous déjeunez avec la baronne de Lussan et sa fille. Je crois que vous les connaissez ?

LE PRÉFET.

Je connais la baronne seulement. Je l’ai rencontrée autrefois, du temps de sa splendeur.

GUÉROY.

Ah ! cette pauvre baronne !... Le fait est qu’elle est un peu... comment dirais-je ? démolie...

LE PRÉFET.

C’était du vivant du baron... Elle était alors... Mon Dieu, ce n’est pas une calomnie de le rappeler...

GUÉROY.

Elle ne s’en cachait même pas assez.

LE PRÉFET.

La maîtresse de Courtray.

GUÉROY.

Elle est encore, sinon sa maîtresse, du moins son amie, et elle attend avec impatience qu’il revienne au pouvoir, ce qui ne me paraît pas prochain.

LE PRÉFET.

Eh ! eh ! sait-on jamais ? Il est de nouveau député... il se remue... il écrit... il parle... Son dernier discours était une sorte de programme. Il a des partisans à la Chambre. Il faut avoir l’œil de ce côté-là.

Apercevant la baronne qui entre avec sa fille.

Madame.

 

 

Scène XII

 

GUÉROY, JACQUES, MARTHE, LE PRÉFET, LA BARONNE, LUCIENNE

 

LA BARONNE, au préfet.

Enchantée de vous revoir, cher monsieur... Il y a bien des années que je n’avais eu ce plaisir. Ah ! c’était le bon temps, quoique vous ne fussiez encore que sous-préfet.

LE PREFET.

J’ai été charmé d’apprendre, madame, que vous étiez une de mes administrées.

LA BARONNE.

Eh ! oui, je me suis installée dans ce pays, en attendant... en attendant quoi ? je n’en sais rien... Ah ! vous faites une drôle de politique ! Enfin, ça finira comme ça pourra... Voulez-vous me permettre de vous présenter ma fille ?

Elle se retourne vers Lucienne qui cause avec Marthe.

Lucienne ?

LUCIENNE.

Maman ?

LA BARONNE.

Ma fille, monsieur le préfet...

Bas, à Lucienne.

Redresse-toi donc, tu as l’air d’une pensionnaire.

LE PRÉFET, à Lucienne, très galamment.

Mademoiselle...

LA BARONNE, au préfet.

Excusez-la... Elle est très timide.

LE PRÉFET, à Guéroy.

Je vais vous demander, si nous ne déjeunons pas tout de suite, de faire le tour de l’usine... Je ne l’ai pas visitée depuis les agrandissements que vous y avez apportés...

GUÉROY.

Et que nous allons y apporter encore... Venez, mon cher préfet, je vous conduirai.

Sortent Marthe et le préfet, après Guéroy. Jacques les suit. La baronne retient sa fille par la main.

LA BARONNE, à Jacquet, qui veut les laisser passer.

Je vous rejoins... je vous rejoins.

 

 

Scène XIII

 

LA BARONNE, LUCIENNE, puis GENEVIÈVE

 

LA BARONNE.

Tu es incorrigible ! Combien de fois faudra-t-il te le répéter ! Quand on te présente un monsieur, tiens-toi droite, regarde-le en face, souris ! Aie l’air d’une jeune fille et non d’une enfant boudeuse.

LUCIENNE.

Pense au mariage !

LA BARONNE.

Mais oui, petite malheureuse ! Tu n’as donc pas envie de rentrer à Paris ? d’y briller ? d’y vivre, enfin ! comme j’y ai vécu autrefois, dans le luxe et dans le succès. Quand je me rappelle ce que j’étais à ton âge ! Ah ! ah !

LUCIENNE.

Nous avons tout le temps la même discussion, si tu crois que c’est agréable !

LA BARONNE.

Tu ne veux donc pas te marier ?

LUCIENNE.

Si ! Mais pas avec le premier venu. Je ne veux épouser qu’un homme que j’aime.

LA BARONNE.

Qu’est-ce que c’est que ces phrases ? Je te prie de mesurer la portée de tes paroles !

LUCIENNE.

Il n’y a pas moyen de causer sérieusement avec toi. Tu m’arrêtes toujours. Je ne te dirai rien, c’est bon.

LA BARONNE.

Ah çà ! est-ce que tu aurais déjà remarqué quelqu’un ?

Silence de Lucienne.

Tu as remarqué quelqu’un ?

LUCIENNE.

Oui.

LA BARONNE.

Qui ?

LUCIENNE.

Un jeune homme.

LA BARONNE.

Je le connais ?

LUCIENNE

Oui.

LA BARONNE.

Comment s’appelle-t-il ?

LUCIENNE.

Je ne peux pas te dire son nom.

LA BARONNE.

Tu as remarqué un jeune homme et tu ne peux pas dire son nom à ta mère ?

LUCIENNE.

Je te le dirai plus tard, quand il m’aimera. Pour le moment, il ne m’aime pas.

LA BARONNE.

Tu es folle ?

LUCIENNE.

Non.

LA BARONNE.

Est-ce un jeune homme digne de nous ?...riche ? dans une jolie situation ? Dis-moi au moins ça.

LUCIENNE.

Il a une situation superbe. Il est très beau, très élégant. C’est le rêve !

LA BARONNE, réfléchissant.

Le petit député ? André Varèze ?

LUCIENNE, se jetant tout à coup dans les bras de sa mère.

Oui, maman, oui... Je ne peux pas garder mon secret plus longtemps.

LA BARONNE.

Et depuis combien de temps l’aimes-tu !

LUCIENNE.

Je ne sais pas... Je l’ai rencontré hier. Il était à cheval, et il m’a saluée en souriant. J’ai pensé à lui toute la journée. Je l’aime.

LA BARONNE.

Tu es absurde !

LUCIENNE.

Mais non, maman... Seulement, j’ai une volonté, et toi tu n’en as pas.

LA BARONNE, après un temps.

Évidemment, ce serait le rêve.

Baissant la voix.

Mais tu ne sais donc pas qu’il fait la cour à Geneviève ?

LUCIENNE.

Ça, c’est ton affaire. Tant qu’il ne l’a pas épousée, il y a de l’espoir. Alors, remue-toi, intrigue, invite-le chez nous. Aie de l’énergie, au lieu de vouloir des choses vagues, comme de me marier au premier venu.

LA BARONNE.

Laisse-moi réfléchir. En attendant, tais-toi et viens !

Entre Geneviève pendant qu’elles sont à la porte.

GENEVIÈVE.

Notre préfet n’est pas arrivé ?

LA BARONNE.

Si ! Il fait le tour de l’usine.

GENEVIÈVE.

Alors, nous n’attendons plus personne... Je vais faire servir. Revenez vite.

Sortent la baronne et Lucienne.

 

 

Scène XIV

 

GENEVIÈVE, seule, puis RANSON

 

GENEVIÈVE, regardant par la balustrade.

Un monsieur...

Elle se penche.

Mais...il me semble que je le connais...

Elle le suit des yeux.

Mais oui... c’est...

Elle attend, entre Ranson.

RANSON, s’inclinant.

Madame...

GENEVIÈVE.

Monsieur Ranson !... Il ne me reconnaît pas !... Il ne me reconnaîtra que si je l’appelle Étienne... Bonjour, mon ami Étienne...

RANSON.

Mais c’est cette gentille petite Geneviève !

GENEVIÈVE.

Elle-même... Embrassez-moi immédiatement !

RANSON.

Et avec quel plaisir !...

Il l’embrasse sur les deux joues.

Maintenant, laissez-moi vous regarder... Mais c’est admirable !...

GENEVIÈVE.

J’ai changé, hein ? depuis le jour où vous êtes parti et où vous m’avez enlevée à bout de bras, tenez, là, au coin de cette allée... Et vous m’avez embrassée sur tes deux joues exactement comme vous venez de le faire.

RANSON.

C’est vrai. Je me le rappelle.

GENEVIÈVE.

Et vous rappelez-vous ce que vous m’avez dit en m’embrassant ?... Non. Mais moi, je ne l’ai pas oublié, parce que ça m’a fait rire pendant au moins un an, chaque fois que j’y ai pensé... Et puis après, dame ! je n’ai plus trouvé ça aussi drôle.

RANSON.

Et qu’est-ce que je vous ai dit ?

GENEVIÈVE.

Vous m’avez dit en me reposant à terre : « Il n’y a que toi de bien dans la maison ! »

RANSON.

Et c’est encore mon opinion, figurez-vous !

GENEVIÈVE.

Voulez-vous vous faire... Ah ! que je vous regarde à mon tour...

RANSON, riant.

C’est moi qui ai changé ?

GENEVIÈVE.

Ça oui...

RANSON.

Dites-moi que je parais le double de mon âge.

GENEVIÈVE.

Ça dépend de l’âge que vous avez.

RANSON.

Je n’ai que quarante-deux ans, croyez-vous !

GENEVIÈVE, riant.

Alors, le double, c’est beaucoup... D’ailleurs, vous n’avez pas positivement vieilli... Vous avez surtout... élargi. Vous étiez mince.

RANSON.

J’étais mince, moi ?

GENEVIÈVE.

Je vous assure.

RANSON.

Taisez-vous. C’est horrible de me dire ça.

GENEVIÈVE.

Mais qu’est-ce que vous avez là, à la figure, mon Dieu !

RANSON.

C’est un coup de sagaie... La sagaie est une espèce d’arme qui tient de la lance et du javelot et quand on en reçoit un coup, voilà ce que ça donne à peu près.

GENEVIÈVE.

Il a dû vous en arriver, pendant tout ce temps-là... Vous me raconterez vos voyages ?

RANSON.

Si vous voulez... Mais c’est vous qui en avez fait des belles choses...

GENEVIÈVE.

Moi ?

RANSON.

Oui... Vous avez grandi, vous êtes devenue jolie, souple, fine...

GENEVIÈVE.

Oh ! assez ! assez ! Mais alors, puisque vous êtes ici, vous êtes réconcilié avec votre oncle ?

RANSON.

J’étais donc brouillé ?

GENEVIÈVE.

Il paraît.

RANSON.

Eh bien, je déjeune avec vous.

GENEVIÈVE.

Quelle chance ! Nous allons nous voir très souvent... Nous rentrons à Paris dans huit jours... Vous aussi, bien entendu...

RANSON.

Geneviève, vous allez me faire un grand plaisir.

GENEVIÈVE.

Je crois bien ! Lequel ?

RANSON.

Vous allez m’affirmer que vous êtes très heureuse.

GENEVIÈVE.

Ça vous fera vraiment plaisir ?

RANSON.

Vraiment.

GENEVIÈVE.

Eh bien, je suis très heureuse... Et je vous ferai des confidences petit à petit.

RANSON.

Commencez.

GENEVIÈVE.

Oh ! non... plus tard... quand je me serai de nouveau habituée à vous... et à votre balafre... Je sens que je finirai par vous dire des choses que je ne peux dire à personne... Ici, n’est-ce pas... je ne peux guère...

RANSON.

Oui... ce sont tous des égoïstes... et encore, pas de ce bel égoïsme qui est une des formes du courage.

GENEVIÈVE.

Je vous défends de vous exprimer en ces termes sur votre famille.

RANSON.

Vous avez raison... Je suis un ingrat.

GENEVIÈVE, riant.

Mais oui ! Mais oui !

 

 

Scène XV

 

GENEVIÈVE, RANSON, LA BARONNE, LUCIENNE, puis successivement LE PRÉFET, avec GUÉROY, MARTHE, JACQUES et FRAMIÉ

 

LA BARONNE, s’avançant.

Cher Ranson... Je suis bien contente de ce que j’ai appris.

Elle lui tend la main.

RANSON.

Trop aimable, baronne...

LA BARONNE, présentant.

Ma fille... Mais où est-elle donc...

Elle va la chercher un peu en arrière, bas, à Lucienne.

Veux-tu te tenir ?

LUCIENNE.

Encore !

LA BARONNE.

C’est un principe.

La prenant par la main.

Ma fille.

RANSON.

Mademoiselle...

LE PRÉFET, entrant.

Ah ! le voici...

S’avançant.

Comment vas-tu, Ranson ?

RANSON.

Très bien. Et toi ?

LE PRÉFET.

Ah ! tu peux te vanter de me donner du mal, depuis ton arrivée !

RANSON.

Et en quoi ?

LE PRÉFET.

Il m’a fallu te surveiller et te faire suivre... Tu ne t’es pas aperçu que tu étais suivi depuis quelques jours ?

RANSON.

Pas du tout.

LE PRÉFET.

Je suis au courant de tous tes faits et gestes. Je dois dire qu’ils n’ont rien de répréhensibles. Mais, si je n’avais pas été ton camarade de collège, je t’aurais peut-être arrêté à l’heure qu’il est, au lieu de déjeuner avec toi.

RANSON.

Je te remercie... Mais qui me vaut cet honneur ? Les stupidités qu’il y a dans les journaux à mon sujet ?

LE PRÉFET.

Tu appelles ça des stupidités ? Tu ns créé au gouvernement des ennuis terribles. On l’interpelle : l’opposition se sert de toi pour taxer le ministère de faiblesse et de lâcheté dans notre politique coloniale. On l’accuse de reculer devant les menaces d’un roi nègre...

GUÉROY.

Ah ! le jour où il n’y aura plus d’opposition !...

LE PRÉFET, à Ranson.

Au fait, tu as l’intention de rentrer à Paris ?

RANSON.

Je ne suis pas pressé, je t’assure... Ça m’est prodigieusement indifférent.

LE PRÉFET.

Comme tu y vas ! Mais, mon bon ami, il faut que tu sois demain à la disposition du ministre au moment de la séance de la Chambre.

RANSON.

Moi !

LE PRÉFET.

Et c’est pour te le dire de vive voix que j’ai tenu à me trouver avec toi ce matin.

RANSON.

Et au cas où, pour une raison ou pour une autre, je refuserais de partir ?...

LE PRÉFET.

Je serais obligé de te faire arrêter immédiatement après déjeuner, et de t’expédier sur Paris par les moyens usités en pareil cas.

RANSON.

C’est ce que je voulais savoir... Sois tranquille, je serai demain à Paris.

LE PRÉFET.

Tu ne t’étonneras pas de voyager avec un garçon très gentil... J’ai choisi ce que j’avais de mieux.

RANSON.

Je lui ferai porter mes bagages.

LE PRÉFET.

Ah çà ! voyons... J’admets bien que les journaux se trompent ou qu’ils exagèrent... Mais qu’est-ce que c’est, en réalité, que cette affaire d’Afrique ?... Tu peux bien nous la raconter, à nous !

GUÉROY.

Oui !... oui... Étienne, raconte.

LA BARONNE.

C’est ça !

RANSON.

Je veux bien, mais je suis honteux de vous raconter une histoire si peu intéressante. J’ai un grand chantier là-bas pour l’exploitation d’une forêt. Les nègres des tribus environnantes viennent à chaque instant piller et marauder : on les éloigne à coups de trique et ils ne s’en formalisent pas outre mesure. Un jour, ils sont revenus en grand nombre : ils ont envahi le chantier et essayé d’y mettre le feu. Nous nous sommes armés tout en parlementant. Quelques-uns de mes hommes sont mariés : les femmes commençaient à s’affoler. Il y en avait une, entre autres, la femme de mon chef de chantier, une petite Parisienne blonde, avec les joues roses, très gaie, très amusante, une vraie grisette, qui ne voulait pas quitter son mari. Tout à coup, un grand nègre lève sa sagaie sur elle. Ma foi ? nous n’avons pas voulu qu’on lui abimât la figure et les revolvers sont partis...

LUCIENNE.

Vous avez joliment bien fait, par exemple !

RANSON.

On a tué ou blessé une douzaine d’agresseurs, les autres ont disparu et leur roi a envoyé une ambassade au gouverneur de la colonie pour se plaindre de nos procédés. Voilà.

GENEVIÈVE.

Et la grisette ? Elle n’a pas reçu le coup ?

RANSON.

Non, c’est moi. Il me revenait de droit, j’étais le patron.

Au préfet.

J’ai toutes les attestations, toutes les preuves. Tu peux l’écrire à ton ministre.

LE PRÉFET.

Tu les lui montreras toi-même... Mais ça me paraît très clair.

GUÉROY.

Il n’en est pas moins vrai...

MARTHE, à qui un domestique est venu parler.

Messieurs, nous sommes servis...

RANSON, au préfet.

Dis donc à mon oncle que je ne suis pas un malfaiteur. Si ce n’est pas toi qui le lui dis, jamais il ne voudra le croire.

MARTHE.

Je prends votre bras, monsieur le préfet.

GUÉROY, à Ranson, pendant que les invités sortent.

Mais, par exemple, pas de malentendu entre nous. Ne vas pas t’imaginer que je t’invite parce que tu es revenu riche !

RANSON.

Qu’est-ce que vous allez chercher là !

GUÉROY.

Je t’invite parce que tu es mon neveu.

RANSON.

Mais oui, mon oncle, mais oui... Avec moi, d’ailleurs, ces choses-là n’ont aucune espèce d’importance... Vous m’invitez pour des tas de raisons que vous ne démêlez pas très bien vous-même... parce que je suis votre neveu, parce que vous êtes content de me revoir... parce que vous avez failli me flanquer à la porte tout à l’heure et que vous avez un petit remords... parce que vous m’avez donné de bons conseils autrefois et que je ne les ai pas suivis... et, enfin, parce que ça se trouve !

 

 

ACTE II

 

Chez les Guéroy, à Paris. Un salon.

 

 

Scène première

 

MARTHE, FRAMIÉ

 

MARTHE.

Vous n’exagérez pas, monsieur Framié ? Vous êtes sur de ce que vous dites ?

FRAMIÉ.

Pensez donc, madame, il y a trente ans que je suis dans la maison. Je connais tous les détails de la situation. Je ne crois pas avoir trahi mon patron en vous les dévoilant ; je crois au contraire avoir fait mon devoir, mon vrai devoir.

MARTHE.

Oui, monsieur Framié, oui...

FRAMIÉ.

Votre mari, madame, a ce dangereux tempérament qui vous fait jouer, dans la vie et dans les affaires, ce qu’on appelle la martingale. Savez-vous ce que c’est que la martingale ?

MARTHE.

Non.

FRAMIÉ.

C’est le système qui consiste à doubler indéfiniment sa mise, jusqu’à ce qu’on gagne. Par exemple, vous jouez mille francs ; vous les perdez. Vous en jouez deux mille et ainsi de suite...

MARTHE.

Oui, je comprends. C’est terrible.

FRAMIÉ.

Monsieur Jacques, après les médiocres bénéfices réalisés à l’usine, il y a trois ans, vous vous rappelez ? s’est engagé dans des spéculations à coté. C’était une faute énorme. L’année n’avait pas été fameuse, il n’y avait qu’à en attendre patiemment une meilleure. Le feu n’était pas à la maison. Malheureusement, quand cette bonne année est arrivée elle était dévorée d’avance. Vous sentez l’engrenage. C’est ce qui vous explique en même temps pourquoi monsieur Guéroy, voyant l’usine prospérer, ne s’est jamais douté que son fils spéculait en dehors pour son propre compte. Ça, c’est le plus grave, parce que monsieur Guéroy est de la vaille école, de l’école de la patience, il aurait arrêté les frais.

MARTHE.

Et aujourd’hui ?

FRAMIÉ.

Aujourd’hui, si monsieur Jacques vous a ramenée à Paris plus tôt que d’habitude, c’est pour tenir tête à l’orage. Vous êtes au courant, madame, ayez du sang-froid, ne cassez rien, et intervenez au bon moment. D’ailleurs, vous dites qu’on a l’intention de s’adresser au cousin, c’est une idée excellente. Monsieur Étienne est brillamment sorti de ses ennuis personnels ; il doit être de bonne humeur. Qui a eu cette idée-là ?

MARTHE.

Mon beau-père.

FRAMIÉ.

Oui, mais c’est votre mari qui a du la lui suggérer.

Entre un domestique.

 

 

Scène II

 

MARTHE, FRAMIÉ, RANSON, puis GENEVIÈVE

 

MARTHE, répondant au domestique.

Bon... qu’il entre...

À Framié.

Oh ! restez, c’est lui.

Entre Ranson.

RANSON.

Chère cousine... Mon cher monsieur Framié.

FRAMIÉ.

Eh bien ! monsieur Étienne, vous venez d’avoir une existence mouvementée ! Toutes mes félicitations.

RANSON.

Trop aimable, mon cher monsieur Framié.

À Marthe.

J’ai trouvé à l’hôtel un mot charmant de Geneviève m’invitant à prendre une tasse de thé, cet après-midi. Je viens m’excuser... mais j’ai tellement de rendez-vous et d’occupations de toutes sortes qu’il m’est impossible... !

Entre Geneviève sur ces derniers mots.

Vous allez vous expliquer avec elle.

GENEVIÈVE.

Bonjour, Étienne.

MARTHE.

En tout cas, on vous verra ce soir ?

RANSON.

Oui, chère cousine. Après dîner, je dine chez des amis.

MARTHE.

Alors, à ce soir... J’ai encore quelques mots à dire à monsieur Framié, je vous abandonne.

FRAMIÉ.

Je vous verrai ce soir aussi, monsieur Étienne, madame a eu la bonté de m’inviter.

Il sort avec Marthe.

 

 

Scène III

 

RANSON, GENEVIÈVE

 

GENEVIÈVE.

Tout ça est très bien, seulement, moi, j’ai absolument besoin de vous cet après-midi... Allez faire vos courses et revenez.

RANSON.

Et pourquoi avez-vous besoin de moi ?

GENEVIÈVE.

Pour vous montrer à mes petites amies.

RANSON.

Hein ?

GENEVIÈVE.

Et à un monsieur qui désire faire votre connaissance. Vous êtes très à la mode, vous n’avez pas l’air de vous en douter... On ne parle que de vous dans les journaux. Pensez un peu à ce qui vous est arrivé depuis un mois ! C’est le rêve !... Vous avez été traité d’aventurier en pleine Chambre des députés... On a demandé votre arrestation immédiate ! Vous êtes resté quinze jours dans une prison, où je suis même allée vous voir, et vous avez fini par en sortir triomphant ! Eh bien, mon ami Étienne, à Paris, quand il vous arrive de ces choses-là, on n’a pas le droit de se dérober à l’admiration des jeunes filles.

RANSON.

J’ai bien envie de retourner en Afrique !

GENEVIÈVE.

Pas de plaisanterie, n’est-ce pas ? Mais en voilà un sauvage... Vous marchez de succès en succès et vous prenez un visage d’enterrement. Vous ne vous amusez donc pas à Paris ?

RANSON.

Non.

GENEVIÈVE.

Qu’est-ce qu’il vous faut ?

RANSON.

Et non seulement je ne m’amuse pas, mais j’ai encore l’impression désagréable que tout le monde s’y amuse excepté moi. Quand je suis parti, il y a dix ans, j’étais un vagabond indigne de vivre au milieu de gens sérieux et rangés et parmi des familles honorables. Et aujourd’hui, c’est le contraire. Il me semble que c’est moi, l’ancien bohème, qui suis un individu normal, et que Paris n’est peuplé que de vagabonds. Je ne sais plus parler ni aux hommes, ni aux femmes. Je trouve stupides les gens que l’on trouve les plus spirituels, ignobles les actions qui paraissent toutes naturelles... Et, quand je suis en présence d’une délicieuse jeune fille comme vous, je me sens maladroit et banal... Tenez ! je voudrais vous dire quelque chose de délicat... de... difficile... je voudrais vous émouvoir... je ne saurais pas... Je vous assure, je ne saurais pas... Il vaut mieux que je m’en aille.

GENEVIÈVE.

Je vous guérirai... Car ce que vous avez là, ça s’appelle la misanthropie ; et je n’aime pas les misanthropes.

RANSON.

Quelle enfant ! Savez-vous ce que c’est qu’un misanthrope ?

GENEVIÈVE.

C’est un homme qui vous force à réfléchir, ce qui est très ennuyeux.

Entre Guéroy.

 

 

Scène IV

 

RANSON, GENEVIÈVE, GUÉROY, puis JACQUES

 

GENEVIÈVE.

N’est-ce pas, monsieur Guéroy, qu’il faut qu’il revienne tout à l’heure pour le thé ?

GUÉROY.

Certainement. D’autant plus que j’ai à lui parler.

RANSON.

À moi, mon oncle ?

GUÉROY.

Oui, mon garçon. Nous avons à t’entretenir, Jacques et moi, d’une idée qui te concerne et qui m’est venue il y a déjà quelque temps... Je pense que tu en seras très content.

Voyant entrer Jacques.

Je l’ai communiquée à ton cousin qui l’approuve.

JACQUES.

Entièrement.

GUÉROY.

Je ne voulais pas t’en parler avant de savoir comment tourneraient tes affaires qui étaient assez compliquées, avoue-le.

RANSON.

Est-ce que vous m’avez jamais vu bien inquiet ?

GUÉROY.

Nous l’étions pour toi... N’importe, maintenant, je t’ai vu à l’œuvre. J’ai pu étudier ton caractère... Tu as beaucoup changé, c’est une justice à te rendre. Tu as pris du sérieux. On peut vraiment s’intéresser à toi.

RANSON.

Merci de ce bon mouvement... et, de mon côté, si je peux vous être agréable, je ne demande pas mieux.

GUÉROY.

Il n’est pas question de m’être agréable à moi... Il s’agit de toi, de ta position, de tes intérêts...

RANSON.

De mes intérêts ?

GUÉROY.

Uniquement.

RANSON.

Vous m’intriguez...

GUÉROY.

Je t’expliquerai ça tout à l’heure. En ce moment-ci, je n’ai pas le temps... J’attends des nouvelles de la Chambre... J’attends la baronne.

À Geneviève.

On ne l’a pas encore vue, la baronne ? Non ? C’est inouï !...

RANSON.

Je vous laisse, mon oncle, je vois que vous êtes très préoccupé.

GUÉROY.

Oui... à tantôt... n’oublie pas.

GENEVIÈVE.

Tâchez d’être ici à cinq heures, Étienne... Dépêchez-vous.

Elle le reconduit à la porte et revient.

 

 

Scène V

 

GUÉROY, JACQUES, GENEVIÈVE

 

GUÉROY.

Et Varèze, on ne l’a pas vu non plus ?

GENEVIÈVE.

Non, monsieur Guéroy.

GUÉROY.

Mais qu’est-ce qu’ils font donc ? Qu’est-ce qu’ils font ? Je les avais priés de me tenir au courant heure par heure... Nous sommes depuis trois jours en pleine crise ministérielle. Ça ne peut pas se prolonger. Comment ne se rendent-ils pas compte en haut lieu du malaise général qui en résulte ?...

À Jacques.

As-tu passé à la Chambre, toi ?

JACQUES.

À la Chambre ? Pour quoi faire ?

GUÉROY.

Mais pour avoir des renseignements... des tuyaux !... Il est inouï qu’il n’y ait que moi ici qui aperçoive l’importance des événements !...

JACQUES.

Ce n’est jamais que de la politique. En quoi cela nous regarde-t-il ?

GUÉROY.

Tu es prodigieux ! Comment a été renversé le ministère ? Par l’interpellation sur la politique coloniale ! Qui a motivé cette interpellation ? Un membre de notre famille, mon neveu, ton cousin ! On l’a mis dans les journaux. Nous sommes donc solidaires. Et nous devons être forcément très bien avec le Cabinet prochain puisque nous aurons contribué à renverser le précédent.

JACQUES.

En effet.

GUÉROY.

Alors, tu comprends que j’attends les nouvelles avec une certaine impatience.

Entre André.

 

 

Scène VI

 

GUÉROY, JACQUES, GENEVIÈVE, ANDRÉ

 

GUÉROY.

Eh bien ?

ANDRÉ, serrant ta main de Jacques et de Guéroy.

Eh bien, le bruit se confirme que c’est Courtray qui sera chargé de constituer le ministère.

GUÉROY.

Courtray ! Fantastique ! La baronne avait raison... Elle s’était précipitée à Paris dès l’ouverture de la crise... Au fond, tant mieux... Nous connaissons Courtray... La baronne nous l’a amené autrefois. Et qu’en dit-on à la Chambre ?

ANDRÉ.

On attend.

GUÉROY.

Et vous, quel est votre sentiment personnel ?

ANDRÉ.

Je n’en ai pas, ayant soutenu l’ancien Cabinet.

GUÉROY.

Il s’agit de soutenir le suivant.

ANDRÉ.

Ça ne dépend que de lui, il n’a qu’à durer.

Allant à Geneviève, à mi-voix.

Chère Geneviève...

GENEVIÈVE, même jeu.

Bonjour, André... On vous voit, ce n’est pas trop tôt... Qu’est-ce que vous avez fait, tous ces jours-ci ?

ANDRÉ.

Je n’ai pas eu une minute. J’ai fait deux discours : vous deviez même venir les entendre. Les avez-vous lus, au moins ?

GENEVIÈVE.

Oui, je les ai lus.

ANDRÉ.

Et comment les avez-vous trouvés ?

GUÉROY.

Excellents : moi, je les ai trouvés excellents.

ANDRÉ, se retournant, à Guéroy.

Merci... Mais, à propos de discours, vous allez me présenter à monsieur Ranson. Il faut dissiper ce malentendu qu’il y a entre nous... Quand j’ai quitté Grenoble, j’ignorais qu’il fût votre parent. Le lendemain, il y a eu une séance à la Chambre et l’on a parlé de l’incident. Un membre de l’opposition a reproché au gouvernement de ne jamais soutenir nos compatriotes à l’étranger... C’est toujours le même refrain. J’ai bondi à la tribune et j’ai flétri ces aventuriers qui compromettent le nom français et vont porter le désordre dans nos colonies. J’ai eu du succès, je me suis emballé et j’ai demandé l’arrestation d’Étienne Ranson. Je ne savais pas un mot de l’affaire ; mais, que voulez-vous, la politique est la politique. J’ai appris alors que c’était votre cousin. Malheureusement, il était trop tard.

GENEVIÈVE.

Et ce pauvre Étienne était en prison.

ANDRÉ.

Enfin ! le mal est réparé. Devant la commission, il a fourni les preuves qu’il se trouvait dans l’exercice absolu de son droit. Cela a été unanimement reconnu : monsieur Ranson a été relâché. Il ne peut pas m’en vouloir.

GUÉROY.

Il n’y songe pas.

GENEVIÈVE.

D’ailleurs, je m’en charge.

Entrent la baronne et Lucienne.

 

 

Scène VII

 

GUÉROY, JACQUES, GENEVIÈVE, ANDRÉ, LA BARONNE, LUCIENNE, puis RANSON

 

LA BARONNE.

J’arrive en retard... Quelle journée !...

Elle serre la main des hommes puis de Geneviève.

Bonjour, mes amis... bonjour, ma chérie...

Lucienne et Geneviève s’embrassent.

LUCIENNE.

Bonjour, Geneviève... Bonjour, monsieur André... Nous vous avons entendu l’autre jour...

ANDRÉ.

Vous êtes mille fois trop bonne, mademoiselle.

LUCIENNE.

C’est très bien, ce que vous avez dit... Vous avez une véritable éloquence, n’est-ce pas, maman ?

LA BARONNE.

Il y a longtemps que je le sais, que monsieur Varèze est éloquent.

LUCIENNE.

Moi aussi, je le savais... Mais je trouve que, cette fois-ci, il s’est surpassé.

ANDRÉ.

Je suis confus, mademoiselle.

LUCIENNE.

Oh ! je dis ce que je pense.

GUÉROY, à la baronne.

Vous avez vu Courtray, naturellement ?

LA BARONNE.

Oui, je le quitte. Nous le quittons, la petite et moi.

LUCIENNE.

Il est rudement content, mon parrain !

LA BARONNE.

Elle a des façons de parler... Non, il n’est pas content. Il est prêt à faire son devoir.

GUÉROY.

Bref ?

LA BARONNE.

Bref, Courtray est en ce moment à la Présidence. Je n’ai pas besoin de vous dire dans quel état je suis...

ANDRÉ.

Vous triompherez, chère baronne, n’en doutez pas.

LA BARONNE.

Je l’espère. Mais tant que rien n’est fait... Ah ! combien y a-t-il d’années que j’attends ? J’étais à bout de patience. Je me voyais condamnée à garder Lucienne en province et à y rester moi-même. Courtray est notre protecteur, notre vieil ami et le parrain de ma fille, je n’ai pas à m’en cacher.

GUÉROY.

Pourquoi vous en cacheriez-vous ?

LA BARONNE.

Je le rappelle en ce moment parce que je sais ce que l’on a dit et les calomnies qui ont couru sur mon compte.

GUÉROY.

Tout cela est bien oublié, baronne.

LA BARONNE.

N’importe, je me tiens sur mes gardes : je n’ai pas que des amis, hélas !

ANDRÉ.

Quand saurez-vous le résultat définitif ?

LA BARONNE.

Pas avant ce soir.

À Guéroy.

Ah ! que je n’oublie pas de vous prévenir, cher ami. Vous allez me trouver bien indiscrète. J’ai dit à Courtray que je passais la soirée chez vous avec quelques amis et comme je le priais de m’envoyer un mot pour me tenir au courant, il m’a répondu qu’il serait enchanté de vous revoir, et il viendra.

GUÉROY.

Comment donc !... Chère baronne, vous êtes ici chez vous et nous sommes très flattés !

JACQUES.

Certes, oui.

GENEVIÈVE, à la baronne.

Vous prenez une tasse de thé, chère madame ?

LA BARONNE.

Avec plaisir.

GENEVIÈVE.

Nous allons le préparer dans le hall... Venez m’aider, monsieur Varèze. Venez-vous, Lucienne ?

LUCIENNE.

Oui, Geneviève, oui...

Geneviève sort avec André. Bas à sa mère.

Ils m’agacent, tous les deux, ils m’horripilent !

LA BARONNE.

Tais-toi, je te prie.

LUCIENNE, même jeu.

Si tu tes laisses se marier, je te préviens que je fais un coup de tête... Ah ! maman, quand je regarde André, si tu savais ce qui se passe en moi !... J’ai envie de courir à lui et de l’embrasser ?

LA BARONNE, se levant.

Tais-toi ! Tu es en train de manquer de respect à ta mère à un degré qui n’est pas permis, même dans notre monde... En voilà assez ! Embrasse-moi... Viens !

À Ranson qui entre.

Ah ! Ranson, enchantée de vous voir...

RANSON.

Chère baronne, mademoiselle... Y a-t-il longtemps que vous êtes à Paris ?

LA BARONNE.

Nous sommes arrivées presque en même temps que vous...

LUCIENNE.

Nous étions à la Chambre le jour où l’on vous a flétri. Vous n’y étiez pas, vous ?

RANSON.

Ma foi, non, mademoiselle. Et ça a-t-il été joli ?

LUCIENNE.

Oh ! très dramatique. Et à vous, quel effet ça vous a-t-il fait d’être flétri ?

RANSON.

Je ne m’en suis pour ainsi dire pas aperçu.

LUCIENNE.

Et quand on a enlevé la flétrissure, quand on vous a réhabilité complètement, vous avez dû être content ?

RANSON.

J’en ai ri comme un fou...

LA BARONNE.

Au revoir, Guéroy.

GUÉROY.

Je vous retrouve, j’espère ?

LA BARONNE.

Non, cher ami... Je vais prendre une tasse de thé. Et puis, c’est effrayant ce que j’ai à faire cet après-midi !... Au revoir, chers amis.

RANSON, à Lucienne.

Mademoiselle...

Sortent la baronne et Lucienne.

 

 

Scène VIII

 

RANSON, JACQUES, GUÉROY

 

JACQUES, répondant à Ranson.

Père va t’expliquer ça mieux que moi.

RANSON.

Mon oncle, vous m’avez terriblement intrigué tout à l’heure, je vous écoute.

GUÉROY.

Eh ! eh ! je crois que tu seras assez satisfait de ce que je vais te proposer.

RANSON.

Je le crois aussi, à première vue.

GUÉROY.

Ah ! d’abord, qu’il n’y ait pas de malentendu... Assieds-toi... Je commence donc par te dire qu’il m’est complètement indifférent, et je suppose que c’est indifférent aussi à Jacques, que tu acceptes ou que tu n’acceptes pas ce que je vais te proposer... Tu es libre... Je ne veux pas t’influencer... Je te propose une chose : tu n’as qu’à répondre par oui ou par non.

RANSON.

J’adore cette façon de répondre.

JACQUES.

Pourtant, mon père...

GUÉROY.

Non... non. Je ne veux pas avoir l’air de forcer la main à Étienne et qu’il puisse un jour nous faire des reproches.

JACQUES.

Il faut au moins lui dire le mobile qui nous a guidés.

GUÉROY.

Ça, bien entendu.

JACQUES.

Nous avons voulu effacer les dissentiments de jadis, resserrer nos liens de famille.

GUÉROY.

Voilà...

JACQUES.

Et rendre à Étienne une situation mondaine qu’il a toujours dédaignée, mais qui lui est indispensable, aujourd’hui qu’il va habiter Paris.

GUÉROY.

Très bien parlé...

Tapant amicalement sur l’épaule de Ranson.

Tu es trop intelligent pour ne pas comprendre que là est ton point faible... Pour une raison ou pour une autre, il y a encore des préjugés contre toi. Ton nom a été mêlé à un scandale, tu as été incarcéré. Oh ! je ne dis pas que ce soit déshonorant, surtout quand on est innocent.

RANSON.

Comment donc ! Je suis aussi populaire que si j’avais commis un véritable crime !...

GUÉROY.

La popularité est une chose, la considération en est une autre... Et c’est cela que je veux pour toi, maintenant. Nous sommes destinés à nous fréquenter davantage. Je te présenterai ce soir à Courtray, le futur président du Conseil. On sait partout que tu es mon neveu ; la respectabilité t’est donc devenue indispensable... Or, la respectabilité, à Paris, comme ailleurs, c’est un milieu, une famille, des gens qui répondent pour vous.

RANSON.

Tout cela est parfaitement raisonné. Et alors.

GUÉROY.

Alors, voici. Tu connais notre usine de Grenoble ?

RANSON.

Oui.

GUÉROY.

C’est une des plus anciennes de France, des plus solides. C’est moi qui l’ai fondée. Elle est en pleine prospérité.

RANSON.

Sauf un peu de nonchalance et de désordre dans l’exploitation, que j’ai remarqués en passant.

GUÉROY.

Du désordre !... Où as-tu vu du désordre ?... Tu ne vas pas recommencer à me donner des conseils, hein ?

RANSON, riant.

Non, mon oncle.

GUÉROY.

Quand je te dis que notre usine est en pleine prospérité, tu peux me croire.

RANSON.

Et je vous crois.

GUÉROY.

Eh bien, cette usine, nous voulons, Jacques et moi, l’agrandir encore, comme tu sais, et, pour cela, y verser de gros capitaux qu’on nous propose de plusieurs côté. J’ai cru comprendre que tu avais rapporté un petit million...

RANSON.

Mon Dieu, oui, à peu près.

GUÉROY.

Eh bien, je t’offre, nous t’offrons, de faire une partie et même, si tu le peux, la plus grande partie de ces capitaux.

RANSON.

À moi, mon oncle ?

GUÉROY.

Oui, mon ami, à toi, et, sans me vanter, c’est un véritable cadeau que je te fais. Mais, de cette façon, lorsqu’on m’interrogera avec des sourires plus ou moins bienveillants sur la source de ta fortune, je n’aurai qu’un mot à répondre : « Mon neveu a de gros capitaux chez moi. » Ça suffira, je t’en donne ma parole, et tu pourras te présenter partout. Hein ! je pense que tu es content ?

RANSON.

Je suis mieux que content, mon oncle, je suis touché... parce que ça me prouve que vous n’avez plus de moi une aussi mauvaise opinion que par le passé.

GUÉROY.

Je l’avoue.

RANSON.

Mais je vais être aussi net et aussi carré que vous... Je vous remercie de tout mon cœur, mais je n’accepte pas.

GUÉROY.

Qu’est-ce que tu me chantes ?

JACQUES.

Et pourquoi n’acceptes-tu pas ?

RANSON.

Pour deux raisons.

GUÉROY.

Eh bien, je t’en prie, ne me les donne pas, je ne tiens pas à les connaître... Qu’est-ce que ça peut me faire, à moi ? J’essaie de te tirer de la position équivoque où tu patauges. Tu ne veux pas ! Ça te regarde. Bonsoir !

RANSON.

Ne vous énervez pas, mon oncle.

JACQUES.

En effet... ce n’est pas la peine... On peut bien...

GUÉROY.

Pas d’histoires ! pas d’histoires ! Il ne faut pas qu’Étienne s’imagine que nous avons besoin de son argent. Je m’en moque de ton argent, tu entends ? Par exemple !

JACQUES.

Mais...

GUÉROY.

Assez ! assez !

JACQUES.

Enfin, si Étienne a des raisons pour refuser, il peut bien nous les dire, quel mal y a-t-il ?

Allant à Ranson.

Voyons, Étienne, quelles sont tes raisons... Elles doivent être excellentes, mais on peut les discuter. Il y en a deux, dis-tu... Lesquelles ?

RANSON.

La première, c’est que je n’engagerais pas de capitaux importants dans une affaire dont je ne serais pas absolument le maître.

GUÉROY.

Ça, jamais ! Le maître, c’est moi ! Est-ce que tu as la prétention de dicter tes conditions ?

RANSON.

Je n’ai aucune prétention, mon oncle.

JACQUES.

Père, pourquoi se fâcher ?

À Ranson.

Continue... Parce que, on pourrait toujours s’entendre. La seconde raison ?

RANSON.

La seconde, c’est que j’ai l’intention de quitter la France.

GUÉROY.

Bon voyage !

RANSON, changeant de ton tout à coup.

Et puis, Il y en a une troisième... C’est qu’il y a là-dessous quelque chose que je ne comprends pas. Vous n’avez pas l’air d’être d’accord tous les deux... Ma parole ! on dirait qu’il y en a un de vous qui me joue une comédie !...

GUÉROY.

Plaît-il ?

RANSON.

Non ! vous ne me dites pas franchement, l’œil dans l’œil, ce que vous voulez de moi. Voyons, mon oncle, vous ne me ferez pas croire qu’il vous est venu tout à coup pour moi une affection profonde.

À Jacques.

Et toi, tu ne t’es pas mis en quelques jours à m’aimer comme un frère !... Alors, quoi ? vous avez une arrière-pensée, l’un ou l’autre... Ce n’est pas possible autrement. Eh bien, allez-y, parlez, ne craignez pas d’étaler vos petites histoires devant moi. Je suis de la famille, quoi !

GUÉROY.

Nous n’avons aucune histoire à étaler, sache-le. En voilà assez. Arrêtons cette conversation.

RANSON, allant à Jacques, qui est très nerveux.

Alors, c’est toi qui as quelque chose à me dire ? Oui, ce doit être toi ! Ah ! si tu savais la passion que j’ai pour la franchise, pour la clarté en affaires et dans la vie, tu n’hésiterais pas, et tu ne regarderais pas ton père de côté comme si tu en avais peur...

GUÉROY, s’approchant d’eux.

Qu’est-ce que ça signifie ? Jacques n’a pas plus de secret ni d’arrière-pensée que moi.

RANSON, éloignant un peu Guéroy et à Jacques.

Tu ne veux rien me dire ?

GUÉROY.

Il n’a rien à te dire.

RANSON, même jeu, l’œil dans celui de Jacques.

Non ? Eh bien, je m’en vais. Adieu !

GUÉROY.

Adieu !

JACQUES, avec un mouvement vers Ranson.

Étienne !

RANSON, s’arrêtant.

Quoi ?

Ils se regardent tous les deux.

GUÉROY, surprenant ce regard et, tout à coup, avec violence.

Ah çà ! est-ce qu’on me cacherait quelque chose, à moi aussi ?

JACQUES.

Non, mon père, non... rien... rien... Vous vous trompez !

Entre Marthe.

 

 

Scène IX

 

RANSON, JACQUES, GUÉROY, MARTHE

 

MARTHE, qui a entendu les deux dernières répliques.

Étienne, ne partez pas !... Si, mon père, on vous cache la vérité... on vous cache tout...

GUÉROY.

Oh !

JACQUES, affolé.

Marthe ! Je te défends !... Qu’est-ce que tu sais ! tu ne sais rien... je te défends.

MARTHE.

Nous sommes perdus si nous n’avons pas le courage de tout avouer à ton père et à Étienne... Il le faut... Laisse-moi... J’en ai assez de vivre dans le mensonge et dans l’angoisse continuelle... Je n’en puis plus...

Elle se débat entre les bras de Jacques.

RANSON, allant à Jacques.

Mais, laisse-la donc parler !... Si tu as un abcès, crève-le, au lieu de grelotter de peur et de fièvre.

Prenant les mains de Marthe.

Allons !... ma petite Marthe, parlez ! Ne vous gênez pas... Vous êtes une bonne femme, vous !... Et c’est là qu’on les retrouve, les femmes, dans les grandes circonstances... quand il faut de la crânerie, de la bravoure !... Et c’est comme ça qu’elles vous sauvent... Allez donc, Marthe, allez !

GUÉROY, allant à son fils et le secouant.

Non, c’est de toi que je veux apprendre la vérité, toute la vérité !...

MARTHE, à Jacques.

Dis-la, je t’en supplie !

GUÉROY, lui saisissant le bras.

Tu as perdu de l’argent ? À la Bourse ?

JACQUES.

Mon père !

GUÉROY.

Beaucoup ? tout ?... Mais quand ?

JACQUES.

Écoutez !...

GUÉROY, le prenant par les épaules.

Et je n’en ai jamais rien su ! Tu es un criminel de m’avoir caché une situation pareille !

RANSON, les séparant.

Mais, nom d’un chien, mon oncle, ne le bousculez donc pas comme ça.

À Jacques.

As-tu sauté, oui ou non ?

JACQUES, se dégageant et allant à lui.

Eh bien ! je suis sur le point de sauter !... J’ai perdu depuis deux ans des sommes énormes !... Aujourd’hui, je suis étranglé par des créanciers pour huit cent mille francs environ... L’usine va être saisie. Impossible de trouver de l’argent nulle part. Il n’y a que toi qui puisse empêcher le désastre !...

MARTHE, à Guéroy.

Je vous en conjure, mon père, laissons-les s’expliquer.

RANSON, à Jacques.

Oui, ce que tu me demandes est possible à la rigueur... Ça dépendra.

GUÉROY.

Il faut d’abord que nous causions tous les deux, Jacques et moi.

JACQUES, à Ranson.

Dis ce que tu exiges ?... Je suis prêt à tout.

RANSON.

Oh ! je peux vous remettre sur pied... Ce sera très dur... mais je le peux... Seulement, il n’y a pas d’erreur. Si je me substitue à tes créanciers, je n’ai plus que l’usine pour me rembourser. Et, avant qu’elle me rende huit cent mille francs, il faudra un effort terrible. C’est donc toute ma vie à engager là dedans. C’est le risque de tout ce que je possède, de tout ce que j’ai gagné en dix ans ! Enfin ! c’est très grave... Et ce n’est pas par simple amitié pour toi que je peux me lancer dans une histoire pareille... J’ai beaucoup de sympathie aussi pour ta femme, mais on ne change pas sa vie de fond en comble par sympathie pour quelqu’un. Il faut des raisons plus puissantes... plus profondes... Eh bien !

Il hésite.

JACQUES.

Dis ! parle !

RANSON, brusquement.

Laisse-moi seul avec Marthe... Je ne peux pas te le dire, ni à toi, ni à ton père... Oui... laisse-moi... va !

GUÉROY, entraînant son fils.

Allons ! viens !... que je sache tout ! Viens !

Il sort avec Jacques.

 

 

Scène X

 

RANSON, MARTHE, puis FRAMIÉ, puis GENEVIÈVE et ANDRÉ

 

MARTHE.

Oh ! je vous écoute, Étienne, je vous écoute.

RANSON, se promenant pendant que Marthe le suit des yeux avec anxiété.

Je suis très troublé, Marthe... Je ne sais pas trop comment vous expliquer... Il le faut pourtant... il faut que je vous dise ce qui s’est passé en moi depuis mon retour en France... autrement, j’aurais l’air d’un fou. Vous ne comprenez pas ? Voyez-vous, Marthe... dans les existences comme celle que j’ai menée, sans cesse dans le hasard et dans l’aventure, le corps s’endurcit, le caractère devient plus amer, tout l’être se bouleverse et se refond, mais on dirait au contraire que, parmi toutes ces ruines, le cœur seul n’est pas atteint. Il est comme l’enfant qui a échappé au massacre... Et alors... vous allez comprendre... J’aime Geneviève.

MARTHE.

Vous, Étienne ?... Vous aimez ?... Oh !

RANSON.

Oui... oui... En la retrouvant si éclatante, elle que j’avais quittée si frêle et si petite, j’ai senti tout à coup devant elle disparaître ma rudesse, mon âpreté, ce désir même de revanche qui m’avait entraîné si loin. J’avais souffert bien des fois, mais d’une façon grossière et simple, comme un animal souffre de la faim et du froid... Maintenant, je m’aperçois que je suis encore capable de souffrir comme un homme civilisé... Je l’aime, Marthe, je l’aime... Alors, ce que je vais vous dire est peut-être bien dur, bien cruel pour vous... mais nous sommes dans une de ces heures où on ne doit ni se mentir ni se tricher... Avec la franchise, on crée quelquefois de la douleur, mais avec le mensonge on crée des désastres. Eh bien, voici. Je n’ai pas à vous demander Geneviève, parce que vous ne pouvez pas plus me la donner que je ne peux la prendre de force, mais si je vois que je peux l’épouser un jour, vous aurez, pour vous tirer d’affaire, jusqu’à mon dernier sou et jusqu’à ma dernière nuit de travail ! Sinon, non !

MARTHE.

Ah ! quel bonheur ce serait pour nous tous !... Mais c’est possible... j’ai l’impression, le pressentiment... oui... oui... Geneviève peut être un jour votre femme.

RANSON.

J’ai vaguement compris... elle m’a laissé entendre à diverses reprises... qu’elle... avait remarqué quelqu’un... Êtes-vous au courant ? Est-ce un vrai amour de femme, contre quoi tout se brise, ou un simple amour de jeune fille, indécis et léger ? un trouble, plutôt qu’un amour ?

MARTHE.

C’est cela, oui, Étienne... c’est cela, un trouble.

RANSON.

Et lui, qui est-ce ? Est-il jeune ? très jeune ?

MARTHE.

Il doit avoir une trentaine d’années... mais... non... elle ne l’aime pas, elle ne doit pas l’aimer... Si elle le croit, elle n’est pas sincère avec elle-même... Geneviève est une jeune fille d’aujourd’hui, ironique et lucide... Espérons, Étienne... Espérons.

RANSON.

D’ailleurs, est-ce que je suis victime de quelque illusion prodigieuse ?... Mais il me semble que je ne suis pas pour elle un être banal... quelconque... Elle me regarde avec des yeux qui se moquent... oui... oui... qui se moquent, mais aussi qui brillent. Je vous jure, Marthe, qu’elle ne me regarde pas comme un vieux bonhomme... Elle semble avoir conscience de l’espèce de fascination qu’elle exerce sur moi... et je la sens parfois qui s’amuse à me faire palpiter avec un sourire... e ne peux pas me tromper là-dessus... je ne peux pas.

MARTHE, lui serrant la main.

Non... vous ne devez pas vous tromper... Ah ! Étienne, il y a longtemps que je n’ai pas eu le cœur aussi libre !... Maintenant, laissez-moi faire... je l’interrogerai bientôt, ce soir, si j’en ai l’occasion.

Entre Framié.

FRAMIÉ, entrant et bas à Marthe.

Venez, madame, je vous en prie. M. Guéroy est en train de faire une scène à son fils. Ce n’est pas ça qui arrangera les choses.

MARTHE.

J’y vais... j’y vais...

À Ranson.

Attendez-moi, Jacques m’appelle... mais je reviens, vous m’attentiez ?

RANSON.

Oui.

Entrent Geneviève et André pendant que Marthe sort.

GENEVIÈVE.

Ah ! Étienne, il faut que je vous présente monsieur André Varèze.

ANDRÉ.

Monsieur, je suis charmé de vous rencontrer... Je disais tout à l’heure le regret que j’éprouvais des incidents, purement politiques d’ailleurs, qui nous ont séparés un instant.

RANSON, étonné.

Quels incidents, monsieur ?

GENEVIÈVE.

Comment ? vous ne vous rappelez pas ? Monsieur Varèze, député... et même député de Grenoble. C’est lui qui a demandé votre arrestation.

RANSON.

Ah ! En effet... monsieur... charmé...

Il lui tend la main.

ANDRÉ.

Croyez bien que je regrette.

RANSON.

Le regret est pour moi.

ANDRÉ.

La France a besoin, au contraire, d’hommes audacieux comme vous. J’espère que nos relations ne vont pas en rester là.

RANSON.

Trop aimable, monsieur.

ANDRÉ.

Aux colonies comme ailleurs, c’est l’initiative qui manque le plus... Au revoir, monsieur, à tantôt. Je suis heureux d’être d’accord avec vous.

Il lui tend la main.

GENEVIÈVE, le reconduisant.

À ce soir.

ANDRÉ.

À ce soir.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

RANSON, GENEVIÈVE

 

GENEVIÈVE.

À présent que nous sommes seuls, vous allez me donner votre opinion sur lui.

RANSON.

Lui... ? Qui ?

GENEVIÈVE.

André... André Varèze.

RANSON, la regardant.

Ah !

GENEVIÈVE.

Je ne vais pas jusqu’à dire que s’il ne vous plaisait pas, je le refuserais... Mais, vraiment, ça me ferait beaucoup de peine. Je veux qu’il vous plaise, que vous deveniez de bons amis... Répondez. Comment le trouvez-vous ?

RANSON.

Très bien... tout à fait bien.

GENEVIÈVE.

N’est-ce pas ?

RANSON.

Il est même... beau.

GENEVIÈVE.

Oui... et je vous assure qu’il a de la finesse aussi... qu’il n’est pas bête ! Oh ! que je suis contente de votre approbation, Étienne !... Vous ne vous imaginez pas à quel point j’aurais été navrée s’il vous avait fait une mauvaise impression.

RANSON.

Votre sœur connaît-elle vos projets ?

GENEVIÈVE.

Elle s’en doute... mais vaguement. Vous êtes le premier à qui je les annonce... Je suis gentille ?

RANSON.

Vous êtes délicieuse, Geneviève... Dites-moi ? Au fait, non... pourquoi vous demander cela ? Une jeune fille de votre valeur ne prend pas une résolution pareille sans avoir regardé jusqu’au fond de son âme... sans être bien sûre d’aimer.

GENEVIÈVE, gravement.

Oui, Étienne, je l’aime...

RANSON.

Ah ! En effet, il est beau. Vous le connaissez depuis longtemps ?

GENEVIÈVE.

Depuis le printemps à peine... M. Guéroy était un ami de son père qui est mort. Sa mère est morte aussi... Il est seul, comme moi... Je ne sais pas pourquoi je suis un peu émue de vous faire toutes ces confidences.

RANSON.

Vous avez raison de me les faire, Geneviève.

GENEVIÈVE.

Je suis sûre que vous avez de l’affection pour moi.

RANSON.

Une grande affection, oui, Geneviève...

GENEVIÈVE.

C’est bizarre tout de même ! Quand je vous ai annoncé mon mariage je m’attendais à ce que vous m’embrassiez sur les deux joues... comme vous m’avez embrassée lorsque vous m’avez revue... Et, au contraire, vous avez pris un air grave, un air de grand frère sérieux.

RANSON.

J’ai eu tort...

GENEVIÈVE.

Pourquoi n’êtes-vous plus aussi gai qu’à votre arrivée de là-bas ?

RANSON.

Ça reviendra.

GENEVIÈVE.

Alors, embrassez-moi sur les deux joues.

RANSON, l’embrassant.

Voilà, Geneviève.

Entre Marthe.

MARTHE.

Étienne, Jacques veut vous parler.

GENEVIÈVE.

À ce soir.

Elle sort en lui adressant un sourire.

 

 

Scène XII

 

RANSON, MARTHE

 

MARTHE.

Il vous attend dans son bureau.

RANSON.

Non, Marthe. C’est fini. Je regrette de vous avoir donné de l’espoir, tout à l’heure. Je m’en vais... Vous ne me reverrez plus.

MARTHE.

Mais, que s’est-il passé ?

RANSON.

J’ai vu Geneviève. Elle aime. Sa vie est engagée... Et, elle m’a fait cet aveu avec cette franchise souriante qu’elle a et comme à un frère très vieux, sans se douter de ma torture, sans voir mon écroulement !... Et je ne peux pas lutter... Non ! non ! que voulez-vous que je fasse avec mon corps abîmé, avec mon esprit sans illusion contre la jeunesse, contre la beauté... Et puis, elle a raison de se donner à un être jeune ! Tant pis pour moi... Quand on a quitté son pays, sa famille, quand on a renié jusqu’à ses souvenirs d’enfance, comme moi, on ne devrait jamais revenir... Oh ! le retour, l’affreux retour ! Adieu, Marthe, adieu !

MARTHE, suppliant.

Attendez ! Étienne... attendez !... Vous vous êtes trompé peut-être. Laissez-moi agir... interroger Geneviève... Elle ne connaît pas encore la situation... Pauvre petite ! pauvre petite ! Elle ne sait pas qu’elle est entraînée elle-même dans notre ruine !

RANSON.

Oh ! ne me parlez pas de ça !... Pas de combinaison de ce genre ! Me voyez-vous me présentant devant Geneviève, avec ma force et mon argent, et lui disant : « Épousez-moi, ou c’est la ruine et la misère ! » Allons donc ! Est-ce que je saurais faire ça ? Ce serait un crime de donner à cette enfant cette image brutale de la vie !...

MARTHE.

Pourquoi refusez-vous de voir Jacques ? Causez au moins avec lui...

RANSON.

Non ! assez de calculs ! assez d’affaires ! assez de conversations sur l’argent ! Si Jacques est vaincu plus tard, s’il tombe trop bas, je n’oublierai pas que nous sommes du même sang et je lui tendrai la main... Mais lui donner aujourd’hui, pour rien, ma vie et ma fortune, je ne le peux pas. Il n’y a pas entre nous les grands souvenirs, les liens sacrés qui exigent ces sacrifices.

MARTHE, la tête dans ses mains et sanglotant.

Alors, nous sommes perdus ! nous sommes perdus !...

RANSON.

Tenez, nous étions si peu des parents, des amis, des intimes, que nous sommes déjà loin l’un de l’autre. Vous ne pensez plus qu’à vous et moi je ne pense plus qu’à moi... Adieu, Marthe, montez votre calvaire... Je vais monter le mien.

Il sort.

 

 

ACTE III

 

Un coin de hall. Un autre salon en pan coupé. Au lever du rideau, plusieurs groupes composés de : Guéroy, la baronne, Lucienne ; les deux demoiselles Sablier, leur père, madame Sablier ; Marthe, madame Dambleur ; deux autres dames ; un monsieur ; André, Geneviève, Framié entre deux invités. Courtray est un personnage muet qui joue au bridge avec deux messieurs et une dame, dans le salon en pan coupé. Guéroy et les autres joueurs dans le salon en pan coupé. Groupes dans le hall.

 

 

Scène première

 

GUÉROY, dans le salon en pan coupé.

Admirablement joué, monsieur le président !

SARLIER, dans le hall.

Ce que je trouve très beau, c’est que monsieur Courtray, à la veille de prendre le pouvoir et d’être pour ainsi dire le maître de la France, vienne tranquillement passer la soirée chez des amis.

LA BARONNE.

C’est son caractère. On ne le connaît pas dans le grand public. C’est un homme beaucoup plus simple qu’on ne croit.

DAMBLEUR.

Enfin ! tout le monde attend le Cabinet Courtray...

LA BARONNE.

Je ne serais pas surprise que vous l’ayez demain soir. On n’a pas perdu son temps, cet après-midi... quelle journée !

DAMBLEUR.

Il me paraît très facile à constituer, d’ailleurs, ce Cabinet...

LA BARONNE.

Pas tant que cela. Autrefois, quand les ministères duraient quelques semaines, on prenait n’importe qui, on le mettait n’importe où et ça allait toujours. Aujourd’hui, on est exposé à rester trop longtemps au pouvoir : il faut des gens solides.

GUÉROY, revenant du hall.

Le fait est que, nous autres industriels, par exemple, nous avons soif de stabilité ministérielle... si j’ose me permettre cette métaphore un peu hardie.

LA BARONNE

Vous venez de parler comme à la Chambre. Il n’y a pas de mal.

LUCIENNE, dans un groupe composé des deux demoiselles Sablier et d’une autre femme, à Juliette Sablier.

Comment, Juliette, vous ne connaissez pas mon parrain ?

JULIETTE.

Je le connais de nom, bien entendu.

LUCIENNE.

Je pense !

JULIETTE.

Mais je ne suis jamais allée à une séance de la Chambre, figurez-vous !

SUZANNE.

Présentez-nous à monsieur Courtray, dites, Lucienne ?

LUCIENNE.

Ça vous fera plaisir ?

JULIETTE.

Je crois bien ! Le président du Conseil !...

LUCIENNE.

Venez, alors, venez...

Elle les emmène vers le salon du fond.

GUÉROY, faisant signe à Framié, resté à l’écart.

Framié ?...

FRAMIÉ.

Monsieur Guéroy ?

GUÉROY.

Où est donc mon fils ? Je le cherche partout.

FRAMIÉ.

Je crois qu’il est monté dans son bureau pour téléphoner.

GUÉROY.

Va lui dire que Courtray est arrivé depuis un quart d’heure et prie-le de descendre immédiatement. Il est inouï qu’il ne soit pas ici pour recevoir ses invités et surtout celui-là !

FRAMIÉ.

Oui, monsieur Guéroy.

Il sort.

LA BARONNE, à Varèze, au centre d’un petit groupe.

Nous pouvons compter sur vous ?

ANDRÉ.

Vous n’en doutez pas, j’espère...

DAMBLEUR.

Alors, baronne, les noms ?

LA BARONNE, à Dambleur.

Impossible, cher ami... Je ne sais rien.

DAMBLEUR.

Dites-nous qui aux Finances ? Car c’est le gros morceau.

LA BARONNE.

Oh ! je ne peux guère... D’ailleurs, je l’ignore, vraiment.

MADAME SABLIER.

Mais non, chère amie, mais non, vous ne pouvez pas l’ignorer.

LA BARONNE, cessant de se faire prier.

Saperbois.

UN AUTRE MONSIEUR.

Excellent ! parfait !

LA BARONNE, continuant.

À la Justice, Malmier...

UN AUTRE MONSIEUR.

De premier ordre !

LA BARONNE.

Aux Affaires étrangères, Laponce... Le général Bramel à la Guerre... Cabasse à l’Instruction publique... Je ne vous donne que les certitudes. Et encore tout ça peut changer d’une minute à l’autre.

MARTHE, à Guéroy, dans un coin du salon, un peu loin des divers groupes.

Il doit téléphoner à un de ses amis... Mais, je vous en supplie, mon père, je vous en conjure, ne parlez plus à Jacques comme vous l’avez fait avant dîner... Il était désespéré... Oh ! c’est affreux !...

GUÉROY.

Il est impardonnable !... Il m’a trompé, moi, qui ai la responsabilité, sinon matérielle, du moins morale, de notre maison... Il m’a humilié devant Ranson, devant mon neveu !... J’ai eu l’air de lui jouer une comédie, de vouloir le rouler !...

MARTHE.

Jacques est assez puni, allez !

GUÉROY.

Oh ! ce n’est pas l’heure de s’apitoyer ni de tenir compte de telle ou telle considération. Il nous faut éviter un désastre sans nom... Comment faire ? Je ne le sais pas encore et ce n’est pas ce soir que je peux m’en occuper. Mais, demain matin, j’aurai avec Jacques un entretien définitif... Ah ! le voici...

JACQUES.

Courtray est arrivé ?

GUÉROY.

Il fait son bridge.

JACQUES, l’apercevant.

Ah !

Il s’avance vers lui, Courtray se lève et lui tend la main.

MARTHE, à Guéroy.

Venez, mon père.

Elle se dirige avec lui vers Courtray.

 

 

Scène II

 

FRAMIÉ, GENEVIÈVE

 

Les autres invités se sont retirés un peu à l’écart, dans le salon et dans le fond du hall.

FRAMIÉ, agité, à Geneviève, vers qui il va.

Mademoiselle Geneviève... est-ce que je peux vous dire un mot ?... tout de suite ?

GENEVIÈVE.

Certainement...

Le regardant.

Qu’est-ce qui se passe ?

FRAMIÉ.

Je crois que vous êtes au courant de...

Il hésite.

GENEVIÈVE, vivement.

Mais oui, monsieur Framié, je suis au courant... Je connais la vérité tout entière... et je ne m’affole pas.

FRAMIÉ.

Oui, vous êtes une personne énergique et de sang-froid... Il y a longtemps que je vous ai jugée. C’est pour cela que je m’adresse à vous. Faites bien attention à ce que je vous dis. Tantôt, après le départ de son cousin, monsieur Jacques a fait une démarche chez un banquier, démarche qui a été inutile, je le sais. En rentrant, il a eu une nouvelle scène avec son père... puis nous avons causé ensemble quelques minutes. Il avait la sueur au front, les lèvres sèches, et ces frissons brusques sur le visage qui indiquent qu’on n’est plus maître de ses nerfs... Et, tout à l’heure, dans son bureau, quand je suis entré, il venait d’écrire à sa femme, j’en ai la certitude absolue.

GENEVIÈVE, murmurant.

D’écrire à sa femme, maintenant ? Comment le savez-vous ?

FRAMIÉ.

Il avait la main sur une enveloppe, comme pour la cacher ; puis, en apprenant que son père le réclamait, il s’est levé précipitamment et a placé la lettre à droite, parmi d’autres papiers. Mais je le regardais du coin de l’œil et j’avais eu le temps de lire le nom de madame Guéroy. Eh bien, mademoiselle, je vous jure qu’il y a un intérêt vital à ce que votre sœur ne reçoive pas cette lettre... trop tard... et à ce qu’elle en connaisse le contenu, quel qu’il soit, avant la fin de la soirée...

GENEVIÈVE.

Oh ! je comprends !... Mais, que faut-il faire ?

FRAMIÉ.

Ce qu’il faut faire ?... Il faut aller prendre la lettre dans le bureau de monsieur Jacques et la remettre à sa femme, puisqu’elle lui est adressée... Et il n’y a que vous, mademoiselle Geneviève, qui puissiez vous en charger...

GENEVIÈVE.

Moi ! Oh ! monsieur Framié !... Aller fouiller dans les papiers de Jacques !

FRAMIÉ.

Oui. Et je vous donne ma parole que vous ne devez pas hésiter. Ah ! mademoiselle... si vous saviez la marche foudroyante de ces drames de l’argent ! J’en ai vu plusieurs : ils sont tous pareils. Ils s’annoncent tous par les mêmes signes, comme les orages par les mêmes éclairs. Il s’en joue un dans cette maison. Tâchons, si c’est possible, qu’il n’y ait pas un dénouement tragique.

GENEVIÈVE.

Vous avez raison... J’y vais. Vous restez ici ?

FRAMIÉ.

Vous n’avez plus besoin de moi. Dès que madame Guéroy aura lu la lettre, elle verra bien ce qu’elle aura à faire. N’importe, vous me trouverez dans l’autre salon.

Il s’éloigne, tandis que Geneviève se faufile vers la gauche et monte l’escalier.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES PERSONNAGES qu’à la scène première, moins GENEVIÈVE, mais disposés différemment

 

LUCIENNE, à André.

Vous avez entendu ce qu’a dit mon parrain. J’aime à croire que vous allez le soutenir énergiquement.

ANDRÉ, riant.

Je le lui ai promis et je vous le promets encore à vous, mademoiselle.

LUCIENNE.

C’est un homme merveilleux.

ANDRÉ.

Certainement, mademoiselle, un homme de la plus grande valeur.

LUCIENNE.

Il n’a qu’un défaut, et ce n’est pas à moi de le lui reprocher : il fait tout ce que je veux.

ANDRÉ.

Je suis convaincu, mademoiselle, que vous ne lui donnez que de bons conseils.

LUCIENNE.

Oh ! nous n’avons pas l’intention de nous mêler de politique, ni maman ni moi. Nous nous contenterons de recommander nos amis, de leur procurer de bonnes places, de nous occuper de leur avenir.

ANDRÉ.

Mais c’est ça la politique.

LUCIENNE, un temps.

Maman s’intéresse beaucoup à vous...

ANDRÉ.

Madame votre mère me fait l’honneur !...

LUCIENNE.

Oui, monsieur. Elle m’a dit, l’autre jour, après avoir entendu votre discours à la Chambre : « Ce garçon-là a l’étoffe d’un ministre. »

ANDRÉ.

Elle est infiniment trop indulgente.

LUCIENNE.

Pourquoi ne seriez-vous pas ministre un jour ou l’autre ?

ANDRÉ.

On ne sait jamais pourquoi.

LUCIENNE.

J’espère que maintenant que nous habiterons Paris, on vous verra plus souvent.

ANDRÉ.

Je suis confus de votre amabilité mademoiselle.

LUCIENNE.

Elle est toute naturelle... D’abord, le bruit court que vous allez épouser une de mes bonnes amies, ma meilleure amie peut-être, et cela suffit pour que nous ayons, ma mère et moi, le plus vif désir de vous compter parmi nos intimes. Car vous allez épouser Geneviève, n’est-ce pas ?

ANDRÉ.

Ce n’est pas encore tout à fait officiel, mademoiselle. Vous comprenez donc le sentiment qui m’empêche de vous répondre d’une façon très précise...

LUCIENNE.

Excusez-moi... Je ne vous demandais pas vos secrets.

ANDRÉ.

Ce n’est pas un secret.

LUCIENNE.

C’est un mystère, alors ?

ANDRÉ.

Un bien petit mystère, mademoiselle, et pas pour longtemps.

LUCIENNE.

Enfin, monsieur, je me permets toujours de vous féliciter... Voulez-vous nous faire l’amitié, à maman et à moi, de venir diner dimanche chez mon parrain ?

ANDRÉ.

Chez monsieur Courtray ?... Mais...

LUCIENNE.

Mais il ne vous a pas invité ! C’est ce que vous voulez dire... Eh bien, il vous invitera, et je crois qu’en attendant je peux le faire de sa part, sans crainte de lui être désagréable. Alors, à dimanche, monsieur.

ANDRÉ.

À dimanche, mademoiselle.

LUCIENNE.

Je vais prévenir maman...

Elle se dirige vers sa mère après avoir adressé un gracieux sourire à André.

LA BARONNE.

Lucienne ?

LUCIENNE, s’avançant.

Maman ?

LA BARONNE.

Voilà un quart d’heure que tu causes avec un jeune homme dans un coin !... Est-ce que c’est une tenue ?

LUCIENNE.

Je l’ai invité à diner dimanche.

LA BARONNE.

Toi ! Tu as eu l’aplomb ! C’est trop fort !...

LUCIENNE.

Qui veut la fin veut les moyens. D’ailleurs, qu’est-ce que ça a d’extraordinaire ? Ce qui est extraordinaire, c’est que tu ne l’aies pas déjà fait, depuis le temps que je t’en prie.

LA BARONNE, l’entraînant.

Toi, tu vas me faire le plaisir de ne plus me quitter de toute la soirée.

Geneviève entre et s’approche de Marthe.

 

 

Scène IV

 

GENEVIÈVE, MARTHE, puis JACQUES

 

Invités au fond et à droite.

GENEVIÈVE.

Éloignons-nous... viens par ici.

MARTHE.

Quoi ?

GENEVIÈVE.

Soyons calmes, tu sais que nous nous sommes promis d’être calmes et courageuses... de bien nous défendre, toutes les deux... d’être unies... Alors, il faut regarder le danger en face... Jacques t’a écrit une lettre tout à l’heure...

MARTHE.

Jacques m’a écrit ?... à moi... quand ? C’est ça ? Donne... donne... Où as-tu trouvé cette lettre ?

GENEVIÈVE.

Dans son bureau, où je suis allée la chercher sur les conseils de monsieur Framié... Va, j’ai bien fait, j’en suis sûre... Ne tremble pas comme ça... Veux-tu que je la décachette ?

MARTHE.

Merci... Mais j’ai les yeux brouillés... Je n’y vois plus... Pourquoi Jacques m’a-t-il écrit ?...

Tout en décachetant.

Où est-il, Jacques, en ce moment ? Je ne le vois pas.

GENEVIÈVE.

Il est avec son père... tiens, là... assis à côté de monsieur Courtray...

MARTHE.

Ah ! bien !... Qu’est-ce qu’il me dit ?... Voyons... qu’est-ce qu’il a à me dire ?

Elle décachette la lettre en tremblant et la lit.

Ma chérie, ma pauvre Marthe... je vais me tuer...

Elle chancelle.

GENEVIÈVE, lisant.

Oh !

MARTHE, voulant s’éloigner.

Laisse-moi... laisse-moi !...

GENEVIÈVE, la faisant asseoir.

Tais-toi, Marthe... tais-toi... Que personne ne soupçonne... Voyons, ma chérie... nous savons ce qu’il voulait faire, maintenant... Nous l’en empêcherons bien...

MARTHE.

Oh ! quelle horreur !

GENEVIÈVE.

On nous regarde, faisons semblant de causer... Tu es toute pâle... Marthe, au nom du ciel, tâche de te reprendre... Cachons cette lettré... Donne-la-moi...

Elle la prend et la met dans sa poche.

MARTHE.

Quand je pense qu’il allait... quelle vision affreuse !

GENEVIÈVE.

Ce n’est pas la peine de te la représenter ni de souffrir encore par l’imagination, puisque ça n’aura pas lieu...

MARTHE.

Ce soir ! non ! Mais demain... mais plus tard !... Pour avoir songé au suicide, à quel degré de désespoir, d’exaltation dans le désespoir, ce malheureux en était-il arrivé ? Comprends donc qu’il doit être à la dernière extrémité, avoir épuisé toutes les combinaisons ! Son cousin était la ressource suprême. Ah ! nous sommes perdus !

GENEVIÈVE.

Quel cousin ? Étienne ?

MARTHE.

Oui... Jacques lui a demandé de le secourir... il a refusé...

GENEVIÈVE.

Il le pouvait ?

MARTHE.

Oh ! certes...

GENEVIÈVE.

Tu en es sûre ?

MARTHE.

Sûre.

GENEVIÈVE.

Pourquoi a-t-il refusé ?

MARTHE.

Parce que...

S’arrêtant.

Il n’a pas donné de raisons.

GENEVIÈVE.

Vous n’avez pas su vous y prendre... Ce n’est pas possible... Attends !

MARTHE.

Quoi ?

GENEVIÈVE.

Je vais lui envoyer un mot.

MARTHE.

À qui ?

GENEVIÈVE.

À Étienne.

MARTHE.

Toi ?

GENEVIÈVE.

Oui, moi... Je n’ai pas eu de discussion d’intérêt avec lui, moi... Nous sommes très bons amis. Je peux bien lui écrire de passer ici ce soir, que j’ai à lui parler...

MARTHE.

Non... non... ne fais pas ça... toi ! Oh ! non... pas toi ! Comprends donc... une jeune fille... D’abord, il ne viendra pas.

GENEVIÈVE.

Vous êtes donc fâchés ?

MARTHE.

Non.

GENEVIÈVE.

Alors, il viendra... En tout cas, il n’y a pas autre chose à tenter, et, par conséquent, il faut le tenter.

MARTHE, murmurant, comme à elle-même.

Peut-être... Mais s’il vient, par hasard, que lui diras-tu ?

GENEVIÈVE.

Ah ! je n’en sais rien encore... je trouverai... j’inventerai... Bah ! il faut de l’audace... Ce n’est pas le moment d’être timide. Quelle heure est-il ? Dix heures et demie... il doit être encore chez ses amis. Je vais lui faire porter un mot par l’auto. En attendant, reste avec Jacques, empêche-le de remonter chez lui. S’il s’apercevait que la lettre a disparu, ça embrouillerait tout... Ah ! le voici qui te cherche.

La regardant.

Ta figure est calme, ça va bien.

Elle sort.

JACQUES, apercevant Marthe.

La baronne te réclame.

MARTHE, s’arrêtant.

Est-ce que tu as causé avec ton père depuis le diner ?

JACQUES.

Non, et toi ?

MARTHE.

Oui, un instant... Il m’a annoncé que vous auriez une grande conversation demain matin.

JACQUES.

Tant mieux ! D’ailleurs, j’ai trouvé un moyen... père.

MARTHE.

Ah !

JACQUES.

En outre, j’ai bien examiné la situation. Elle n’est pas aussi grave... que je le croyais. Ne t’inquiète pas.

MARTHE.

Oh ! je ne m’inquiète pas.

JACQUES.

Où est donc allée Geneviève ?

MARTHE.

Je l’ai priée de monter jusque dans la chambre d’Édouard... qui s’était éveillé.

JACQUES.

Il n’est pas souffrant ?

MARTHE.

Non, mais, ce soir, il m’a semblé un peu agité. Alors, j’ai demandé à Geneviève de...

Elle s’arrête comme suffoquée.

JACQUES.

Oh ! ce ne sera rien.

MARTHE, se reprenant.

Je l’espère.

JACQUES, l’entraînant vert le fond.

Viens-tu ?

Il fait quelques pas, Marthe reste en arrière et aperçoit Geneviève qui entre par la droite.

GENEVIÈVE, bas à Marthe.

C’est fait. L’auto est partie.

 

 

Scène V

 

ANDRÉ, GENEVIÈVE

 

ANDRÉ, se détachant d’un groupe en riant.

Elle est très drôle, votre petite amie.

GENEVIÈVE.

Qui ?

ANDRÉ.

Mademoiselle de Lussan.

GENEVIÈVE.

Oui, elle est assez drôle... Elle vous plaît ?

ANDRÉ.

Quelle folie !... Comment voulez-vous qu’une femme me plaise ?

GENEVIÈVE.

Et que vous a-t-elle dit de si drôle, Lucienne ?

ANDRÉ.

Je ne me le rappelle plus. C’est le ton dont elle le dit... Entre nous, je ne la crois pas très bien équilibrée... C’est la jeune fille intermédiaire entre aujourd’hui et demain.

GENEVIÈVE.

Et alors, moi, je suis la jeune fille d’hier ?

ANDRÉ.

Non, Geneviève, non, vous êtes la jeune fille sans date... la jeune fille comme il y en avait hier, comme il y en a aujourd’hui et comme il y en aura aussi demain, espérons-le. Vous réalisez ce miracle délicieux de rester en équilibre avec un caractère ardent et un esprit original... Ce n’est pas pour cela que je vous aime, mais c’est pour cela que je vous confie ma vie avec une telle sécurité.

GENEVIÈVE.

Je vous aime beaucoup, André, quand vous me dites ces choses-là... Et il me semble que, ce soir, je vous aime plus que d’habitude, d’une façon plus sérieuse, plus profonde...

ANDRÉ.

Moi, Geneviève, c’est toujours ainsi que je vous aime.

GENEVIÈVE.

Oui... dites-le-moi bien... et regardez-moi avec ces yeux tendres que vous avez quelquefois... Je suis triste, ce soir.

ANDRÉ.

Vous... Geneviève... triste !

GENEVIÈVE.

Ce n’est rien... ne cherchez pas... demain, quand vous reviendrez, ce sera passé... Mais, ce soir, c’est vrai, je suis infiniment triste... Je me sens environnée de menaces et de malheurs... Laissez-moi vous le dire, André, et ne m’en demandez pas la raison... Plus tard... oui... plus tard, je vous l’apprendrai. Mais, de ne pas être obligée de me contraindre devant vous, cela me soulage... Tout à l’heure, j’avais l’impression que j’étais seule dans la vie, que personne ne s’intéressait à moi... oui, prenez-moi les mains.

ANDRÉ.

Elles sont brûlantes, qu’est-ce que vous avez ? Confiez-vous à moi. Vous allez être ma femme...

GENEVIÈVE.

Rien ne peut empêcher que je sois votre femme, n’est-ce pas, André ?

ANDRÉ.

Mais non. Aucune volonté, aucun événement.

GENEVIÈVE.

Vous me le jurez ?

ANDRÉ.

Je vous le jure... Alors, racontez-moi votre chagrin.

GENEVIÈVE.

Non... non... d’ailleurs, ce n’est pas un chagrin... c’était plutôt un pressentiment. Mais il s’efface de mon esprit à mesure que je cause avec vous, et que je devine que vous m’aimez... Vous allez me trouver aussi déséquilibrée que Lucienne !... Mais c’est fini... je reprends confiance. Vous verrez, André, je serai une vraie femme pour vous.

ANDRÉ.

Vous serez celle avec qui on traverse en souriant les mauvaises heures, avec qui l’effort est toujours joyeux et récompensé.

GENEVIÈVE.

Oui, André, c’est cela. Il faut être courageux et rempli d’espérance... Ah ! que je suis heureuse de ce que nous venons de nous dire !... Maintenant, laissez-moi. Venez me voir demain, dans l’après-midi.

LA BARONNE, se détachant d’un groupe, suivie de Lucienne, à Guéroy.

Nous vous quittons.

GUÉROY.

Déjà, baronne !

LA BARONNE.

Courtray est un peu fatigué, je devine ça. Alors, je l’emmène. Si on le laissait faire, il jouerait au bridge jusqu’à deux heures du matin et demain il serait éreinté.

GUÉROY.

Dites-lui, baronne, combien je suis touché qu’il se soit souvenu d’un vieil ami... Je sais ce que je vous dois dans cette circonstance.

LA BARONNE.

Je veux que vous soyez chez vous au ministère.

GENEVIÈVE, à Lucienne.

À bientôt, Lucienne.

LUCIENNE.

À bientôt... Geneviève... Car, maintenant que nous habitons Paris, on va se voir tout le temps.

LA BARONNE.

Et tâcher de mener une existence un peu agréable.

LUCIENNE.

Il ne sera pas trop tôt !

Elle embrasse Geneviève.

LA BARONNE, à André.

Monsieur Varèze, je crois que Courtray veut vous faire une recommandation avant de partir.

ANDRÉ.

J’y vais...

À Geneviève.

Mademoiselle...

Il s’incline et sort.

UNE DEMOISELLE DAMBLEUR, s’avançant.

Bonjour Geneviève.

GENEVIÈVE.

Vous partez déjà ?

Elle va vers le fond où les autres invités se sont réunis autour de Courtray et se disposent à sortir avec lui.

GUÉROY, à Courtray qui s’est levé, dans le salon.

Très reconnaissant, monsieur le président.

DAMBLEUR.

Chère baronne...

SABLIER.

Chère baronne...

MADAME SABLIER.

Chère amie... Ma bonne petite Lucienne...

JULIETTE SABLIER.

Au revoir, Lucienne.

LA BARONNE, très entourée, et serrant la main de tout le monde, embrassant let jeunes filles.

Chers amis...

À Sablier.

Venez demain à trois heures...

À madame Sablier.

Oui... chère amie... comment donc !... Je ne bougerai pas de l’après-midi.

À un jeune homme.

Je vous ai dit tout ce que je savais, mais n’allez pas le colporter, ce soir, dans les journaux !

Elle sort dans un tourbillon. Les invités s’éloignent en même temps, tandis qu’un valet de pied entre par la droite. Geneviève, en se retournant, l’aperçoit et va vivement à lui.

LE VALET DE PIED.

C’est monsieur Ranson, mademoiselle. Je l’ai introduit dans le petit salon, comme mademoiselle me l’avait recommandé.

GENEVIÈVE, se retournant vers les invités qui disparaissent.

Bien. Faites-le entrer.

À Marthe, qui est visible au fond, et qui s’approche sur un geste d’elle.

C’est lui, ne quitte pas Jacques.

Marthe s’éloigne. Entre Ranson.

 

 

Scène VI

 

RANSON, GENEVIÈVE

 

RANSON.

Me voici, Geneviève. Que désirez-vous ?

GENEVIÈVE.

Merci, Étienne, d’être venu. Ah ! je suis très troublée, très émue... Tout à l’heure, en vous écrivant, j’étais décidée... j’étais pleine d’audace... et maintenant...

Prenant tout à coup la lettre qu’elle a dans sa poche.

Tenez, lisez...

RANSON, prenant la lettre.

Cette lettre ?

GENEVIÈVE.

Elle est de Jacques à sa femme... il la lui a écrite ce soir... lisez !... Étienne, lisez !

RANSON, la lit sans un mouvement.

Oui...

Se tournant vers Geneviève, après un temps.

De quel droit mettez-vous ce drame devant ma conscience ? De quel droit me choisissez-vous pour décider de la vie ou de la mort de cet homme ? Pourquoi moi plutôt qu’un autre ? Je suis un étranger. Ça ne me regarde pas... J’ai dit tantôt à votre sœur les raisons qui m’empêchaient de m’intéresser aux affaires de son mari. Il est inutile que je vous les répète.

GENEVIÈVE.

Oh ! Étienne !... c’est abominable... Comment ! c’est vous qui êtes devenu tout à coup implacable et glacé ? Vous me demandez pourquoi je m’adresse à vous ? Mais parce que vous êtes mon ami... et aussi parce que vous êtes le plus fort, le plus intelligent... l’ainé... le chef... Je ne sais pas, moi... Vous avez le sang-froid, l’énergie... Vous avez réussi dans la vie... après bien des luttes... c’est vrai, bien des dangers... mais qu’est-ce que ça fait ? Vous n’en êtes que plus puissant. Alors, il est bien naturel que dans le malheur, nous nous mettions sous votre protection.

RANSON.

Et voilà les raisons que vous invoquez pour exiger de moi toute ma fortune, un effort prodigieux !... le risque de tout ce que j’ai gagné !... pour me jeter dans le hasard et dans l’aventure avec ma propre ruine en perspective ! Et la chance de sauver qui ? Une famille à qui je suis indifférent et que je ne connais plus ! Ah çà ! Geneviève, quelle idée romanesque vous faites-vous de l’existence ? Est-ce que vous en avez vu souvent, autour de vous, dans votre monde, de ces actions sublimes et désintéressées que vous me demandez à moi, simplement comme s’il s’agissait d’un devoir à accomplir ou d’un joli geste à faire ?

GENEVIÈVE.

Mais je n’ai pas réfléchi à tout cela, Étienne... Je suis allée à vous, d’instinct... Cela me semblait si digne de vous, si conforme à ce que j’avais découvert de votre caractère, à tout ce que j’y sentais de généreux, de noble... à toute la pitié cachée et discrète de votre cœur, que je n’ai pas hésité... Et c’est justement parce que votre famille vous avait autrefois humilié et presque chassé que je trouvais très beau de la relever quand elle est à terre et que vous êtes victorieux !

RANSON.

Oui, ce serait beau. Il est toujours très beau de sauver n’importe qui. Mais, votre sauveur à tous, je m’étonne que vous n’y pensiez pas, votre sauveur naturel et désigné, ce n’est pas moi. C’est celui que vous aimez et qui vous aime. Il est jeune, il est riche, c’est un des maîtres du jour. Pourquoi ne vous adressez-vous pas à lui ?

GENEVIÈVE.

Je ne sais pas, moi... je ne sais pas... je n’y ai pas songé... Il y a des confidences que l’on n’ose pas faire à son fiancé... et qu’on fait tout naturellement à un frère, à un ami...

RANSON.

Ce n’est pas à l’amitié qu’on peut demander certains dévouements et certains sacrifices, Geneviève, ils sont trop grands pour elle. C’est à l’amour, car il n’y a que l’amour qui en soit capable. Allez trouver votre fiancé. Dites-lui : « Je suis pauvre, ma famille est ruinée. Je n’ai plus que vous. » Vous verrez ce qu’il vous répondra.

GENEVIÈVE.

Étienne, c’est à moi que vous parlez, à moi ! Oh ! je sens bien l’ironie mauvaise qu’il y a sous vos paroles... Vous m’accusez presque d’un calcul personnel, moi que vous connaissez pourtant... moi qui ai passé avec vous tant d’heures intimes où je me suis montrée telle que j’étais... Et puis, pourquoi cherchez-vous à m’inspirer des soupçons sur le désintéressement, sur la noblesse de celui que j’aime ? C’est ça qui est cruel, Étienne, c’est ça qui m’étonne de votre part et qui me cause un chagrin infini... J’ai tant d’affection pour vous, une si vive tendresse !... et voilà que tout à coup vous vous montrez dur et sans générosité ! vous, Étienne, vous ! Non, ce n’est pas possible !... Je ne me suis pas trompée sur vous à ce point...

Le retenant par te bras.

Vous partez, Étienne ? vous partez sans me répondre ? Vous allez laisser ce malheureux se tuer ?...

Se plaçant devant lui.

Non !... non !... il y a quelque chose que vous me cachez et que je veux savoir ! Vous ne partirez pas sans me le dire !...Étienne !... Étienne !... pourquoi ?... pourquoi partez-vous ?

RANSON, brusquement allant à elle.

Parce que je vous aime !... Ah ! vous n’avez pas compris... Vous n’avez pas deviné ?... Oh ! l’aveuglement ! le tragique égoïsme des femmes dans leurs passions... Et vous parlez de cruauté ! vous ! qui ne vous êtes pas aperçu de mon amour, de mon amour fou... qui n’avez même pas prévu que je pouvais vous aimer un jour !... et qui m’infligez à chaque heure, avec une cruauté raffinée et naïve, le supplice de votre sourire léger, de votre regard indifférent et gentil, de votre tendresse dédaigneuse ! Oh ! ce supplice, j’en ai assez ! j’en ai assez ! Je veux le fuir... Je ne veux plus entendre votre voix qui me remue le cœur et qui me déchire les nerfs !

GENEVIÈVE.

Taisez-vous, Étienne, taisez-vous ! Je suis votre sœur, une sœur dévouée et fidèle !

RANSON.

Une sœur, vous ! Oh ! non, Geneviève... gardez votre dévouement, votre amitié, je n’en veux pas... Car je vous aime de toute mon âme et de tout mon sang... Cet amour m’a envahi... Tous les autres événements de ma vie disparaissent devant lui... Il me semble que, jusqu’à présent, je n’ai ni vécu ni agi, et que je n’ai rencontré que des fantômes... Vous êtes la seule créature qui me paraisse vivante !

GENEVIÈVE.

Oh ! quel malheur !... Jamais je n’ai été si bouleversée... Ah ! je vois maintenant ce qui s’est passé, ce que vous avez dû souffrir...

RANSON.

Et vous voulez encore que j’aille vous livrer de mes propres mains à celui que vous aimez ! Car jamais il ne vous épouserait dans ce désastre, vous le savez bien ! Vous me demandez, à moi qui vous adore, de vous jeter dans ses bras ! Mais quel est l’homme capable de commettre cette folie !

GENEVIÈVE.

Oui, je comprends, que vous m’abandonniez, moi... Oui... c’est juste ! et je ne vous demande rien pour moi... Tant pis ! je m’en tirerai comme je pourrai... mais les autres, mais Marthe et son fils !... Mais...

RANSON.

Geneviève, je vous jure que pour faire ce que vous me demandez il faudrait être un héros ! Eh bien, je ne suis pas un héros ! Reprenez cette lettre, je ne l’ai pas lue, je ne sais pas ce qu’il y a dedans.

Apparaissent dans le second salon, en pan coupé, visibles pour les spectateurs, Marthe et Jacques qui traversent vivement. Marthe le retient par le bras, au moment où il monte l’escalier. Ils ne voient ni Geneviève ni Ranson sur la scène.

 

 

Scène VII

 

RANSON, GENEVIÈVE, JACQUES, MARTHE, dans le second salon

 

MARTHE, tenant Jacques dans ses bras.

Tu ne monteras pas chez toi !... Non !

JACQUES.

Ah çà ! qu’est-ce que ça signifie ?

MARTHE.

Je sais ce que tu vas faire, je le sais... Je t’en empêcherai bien.

Elle se cramponne à lui.

JACQUES.

Tu es folle !

MARTHE.

J’ai lu... j’ai lu !...

JACQUES.

Tu as lu... quoi ?

MARTHE.

Ce que tu m’écrivais... Est-ce que tu penses que je vais te laisser seul !... Ah ! c’est toi qui es fou... Jacques ! mon chéri... je t’en conjure !... Jacques !

JACQUES, furieux.

Qui s’est permis de prendre cette lettre ? Ce n’est pas toi, tu n’es pas montée !... Qui est-ce ? qui est-ce ?

Il se retourne, aperçoit Geneviève et Ranson.

Geneviève ?... qu’est-ce qu’elle fait là ?

Il s’avance et aperçoit la lettre qu’elle tient à la main.

Ah !

Il la lui arrache.

Ah ! c’est toi ?... C’est toi qui as osé fouiller dans mes papiers !...

MARTHE, se précipitant entre eux deux.

Oh ! Jacques !...

RANSON.

Laisse donc cette enfant !

Il l’éloigne de Geneviève.

MARTHE, à Ranson.

Oh ! vous êtes venu... quel bonheur ! vous l’empêcherez, dites ?...

Passant la main sur son front et chancelant.

Ah ! qu’est-ce que j’ai ?

GENEVIÈVE, accourant vers elle.

Marthe ! Marthe !...

MARTHE.

Ce n’est rien... mais je... je...

Elle tombe sur un fauteuil.

GENEVIÈVE, se jetant à ses genoux.

Attends !... attends !... tiens, respire ça...

MARTHE.

Oui... ça va mieux... ça va mieux...

RANSON, prenant Jacques par le bras et l’emmenant un peu loin du groupe des femmes.

Tu as la figure décomposée... Alors, tu allais te tuer... Vraiment, c’est pitoyable !

MARTHE, les mains jointes, balbutiant.

Étienne ! Étienne !

RANSON fait un pas vers Marthe, la regarde, puis revient à Jacques tout à coup et changeant de ton, avec force.

Tu sais, si je te sors de là, je veux être le maître !

JACQUES.

Oh ! tu consens, Étienne... tu consens !... Oh ! merci... Oui... tu seras le maître.

RANSON.

Je veux diriger et administrer l’usine à moi tout seul ! Je ne veux pas que personne s’en mêle !

JACQUES.

Je te le promets... je te le promets.

RANSON.

Tu me diras demain dans quel état sont tes affaires. Je réglerai tout... Nous rédigerons l’acte d’association, puis je m’attellerai à la besogne... Seulement, je te préviens tout de suite, loyalement... Vois-tu ? Il ne faut pas discuter ! Il faut me laisser faire ! Il faut m’obéir !

JACQUES.

Ah ! dispose de moi... je t’abandonnerai tout... je suis las... je suis écœuré... je n’ai plus de force.

Il tombe sur un fauteuil.

RANSON.

Oui, la vie t’a été trop facile. Tout le monde a travaillé pour toi... Ce qu’on a acquis si vite, on ne le garde pas longtemps.

JACQUES.

Quoi que tu fasses, Étienne, je serai ton ami, éternellement ton ami. Tu m’as sauvé...

MARTHE, se levant et allant à Ranson.

Oh ! Étienne... oui... Merci... merci !... Quel bonheur !

RANSON, à Marthe et à Jacques qui s’est levé en sanglotant et qui s’avance vers lui les bras tendus.

Oh ! ne me remerciez pas, il n’y a pas de quoi... Car, ce que je fais, je ne le fais ni par générosité ni par pitié... et encore moins par calcul. Je le fais... je ne sais pas pourquoi.

Moitié à lui, moitié à Jacques.

Mais, ce qui est sûr, c’est que les sentiments qui m’ont guidé ne sont pas beaux... C’est la colère, la jalousie, peut-être le désir de la vengeance... Ah ! je n’en sais rien... je n’en sais rien... enfin, tu vois, ce n’est pas la peine de me remercier... Tiens ! il n’y a peut-être qu’une chose propre dans tout ça, c’est qu’en te voyant là, devant moi, je me rappelle tout à coup le temps où nous étions petits et où nous jouions ensemble sur le sable aux pieds de nos mamans qui nous regardaient !... Et tant mieux si c’est pour ça que je te sauve !

Il prend Jacques brusquement dans ses bras, puis, se retournant.

Au revoir, Geneviève !

Il sort.

 

 

ACTE IV

 

Le même décor qu’au premier acte. Mais les cimes des montagnes qu’on aperçoit au fond sont couvertes de neige.

 

 

Scène première

 

GUÉROY, FRAMIÉ

 

Au lever du rideau, Guéroy, seul, se promène. Entre Framié.

FRAMIÉ.

Ce sont deux messieurs qui désirent visiter l’usine.

GUÉROY.

Inutile. Je ne veux pas. Qu’on ne laisse visiter l’usine à personne.

FRAMIÉ.

Mais monsieur Ranson a dit...

GUÉROY.

Qui commande ? Moi ou monsieur Ranson ?... Monsieur Ranson n’est rien ici, tu entends ?

FRAMIÉ.

Bien, monsieur Guéroy, bien.

GUÉROY.

Combien de fois faudrait-il te le répéter ? Tant que l’acte d’association ne sera pas signé, tu n’as qu’un avis à prendre : le mien !

FRAMIÉ.

C’est aujourd’hui qu’on doit le signer, l’acte ?

GUÉROY.

C’est aujourd’hui qu’on doit le lire, ce qui est tout différent, comme on s’en apercevra...

FRAMIÉ.

C’est pourtant la meilleure solution, monsieur Guéroy.

GUÉROY.

Nous trouverons l’argent autre part.

FRAMIÉ.

Je ne crois pas. Et les créanciers n’ont consenti à attendre un mois que dans l’espoir de cet arrangement.

GUÉROY.

Il est stupéfiant tout de même que je n’aie jamais su à la suite de quelles circonstances Jacques s’était entendu avec son cousin !... Toi et lui vous m’avez raconté là-dessus des choses très vagues... Je suis convaincu qu’on ne m’a pas dit toute la vérité.

FRAMIÉ.

Monsieur Étienne a compris qu’il ne faisait pas une mauvaise affaire, voilà tout.

GUÉROY.

N’importe. Il y a là-dessous quelque chose de mystérieux et de soudain qui ne me dispose pas en faveur de cette combinaison.

Voyant entrer la baronne.

Laisse-moi... et pour ces deux messieurs, fais ce que je te dis.

Framié sort après avoir salué.

 

 

Scène II

 

GUÉROY, LA BARONNE

 

GUÉROY.

Chère baronne... j’ai reçu votre petit mot.

LA BARONNE.

Voici, cher ami. J’ai un renseignement assez délicat à vous demander.

GUÉROY.

Je suis à vos ordres.

LA BARONNE.

La durée du séjour que je dois faire ici et un voyage que j’ai projeté en Italie avec ma fille dépendent de ce que vous me répondrez.

GUÉROY.

Je vous écoute.

LA BARONNE.

Il s’agit du mariage de Geneviève et de Varèze... Excusez mon indiscrétion, mais j’ai des raisons particulières que je vais vous dire, pour souhaiter d’être fixée. Que se passe-t-il ici ?... Est-ce que ce voyage de Geneviève... cache quelque rupture ou quelque possibilité de rupture ?

GUÉROY.

Mais pas du tout !... Le mariage est décidé, et il aura lieu bientôt. Geneviève a profité d’une invitation de sa marraine qui habite le midi. Elle en revient même aujourd’hui, Jacques et sa femme sont allés l’attendre à la gare.

LA BARONNE.

Rien !

GUÉROY.

Les deux jeunes gens se plaisent, je crois même qu’ils s’aiment. C’est une union parfaite sous tous les rapports. Ce n’est pas votre avis ?

LA BARONNE.

Oh ! tout à fait. Et d’ailleurs, ça simplifie ma situation vis-à-vis de ma fille... Au fait, vous ne comprenez pas ? Dites-moi, Guéroy ? L’avez-vous quelquefois observée, ma fille ?

GUÉROY.

Souvent.

LA BARONNE.

Et comment la trouvez-vous ?

GUÉROY.

Délicieuse. C’est une enfant délicieuse... Il n’y a pas d’autre mot.

LA BARONNE.

Vous n’avez jamais remarqué en elle quelque chose comme de l’incohérence ?

GUÉROY.

Vous plaisantez ! Jamais !

LA BARONNE.

Enfin ! elle vous paraît une jeune fille comme toutes les jeunes filles ?

GUÉROY.

Elle est adorable, je vous le répète.

LA BARONNE.

Vous me rassurez un peu, car, à moi, elle me fait l’effet d’une toquée !

GUÉROY.

Que me chantez-vous là, baronne ?

LA BARONNE.

Figurez-vous – et voilà où tendent toutes mes questions –figurez-vous qu’elle s’est amourachée de Varèze ?

GUÉROY.

D’André Varèze ?

LA BARONNE.

Oui, cher ami. Elle en est folle, c’est épouvantable !

GUÉROY.

Ah ! bah !

LA BARONNE.

Je ne sais même pas comment il ne s’en est pas déjà aperçu. Elle me menace d’un scandale si elle ne l’épouse pas. Les jeunes filles d’aujourd’hui sont incroyables. Que seront leurs enfants ? Je me le demande. C’est encore heureux qu’elles n’en aient pas beaucoup. Mais vous voyez ma situation ? Je commençais à être tranquille. Il faut qu’il m’arrive cette histoire ! La vie n’est pas drôle...

Entre Lucienne.

 

 

Scène III

 

GUÉROY, LA BARONNE, LUCIENNE, puis FRAMIÉ

 

LA BARONNE.

Qu’est-ce que tu viens faire ici ? C’est à peine convenable ! Tu nous déranges.

LUCIENNE.

Je ne fais pas de mal... Je viens féliciter monsieur Guéroy.

GUÉROY, étonné.

Me féliciter ?

LUCIENNE, touchant la boutonnière de Guéroy.

Mon parrain m’a dit que ce serait probablement pour janvier.

GUÉROY.

Vraiment, baronne ?

LA BARONNE.

Ma fille est une bavarde. Je voulais vous en faire la surprise. D’ailleurs, tant que ce n’est pas terminé...

LUCIENNE, avec importance.

J’en fais mon affaire.

GUÉROY.

Merci, baronne... Merci, ma petite Lucienne...

Bas, à la baronne.

Que me racontiez-vous ? Elle est pleine de bon sens, cette enfant.

Entre Framié. À Framié.

Quoi encore, quoi ?

FRAMIÉ.

C’est Merlin, le contremaître, qui désire vous parler tout de suite.

GUÉROY.

On n’a pas une minute à soi !... Vous permettez, baronne ?

LA BARONNE.

Ne vous gênez pas, Guéroy.

Guéroy et Framié sortent.

 

 

Scène IV

 

LA BARONNE, LUCIENNE

 

LUCIENNE.

As-tu parlé à monsieur Guéroy, comme je t’en avais priée ?

LA BARONNE.

Oui.

LUCIENNE.

Eh bien ?

LA BARONNE, l’embrassant.

Ne pense plus à monsieur Varèze.

LUCIENNE.

Alors, ce mariage ?...

LA BARONNE.

Oui.

Lucienne tombe en sanglotant sur une chaise. Lui prenant les mains et la calmant.

Ne te désole pas, petite bête... Ne te désole pas, ma chérie... Aujourd’hui, dans notre situation, tu épouseras ce qu’il y a de mieux à Paris...

LUCIENNE, en larmes.

J’ai fait ce que j’ai pu, pourtant !

LA BARONNE.

Je crois bien !

LUCIENNE, même jeu.

Il n’a pas deviné que je l’aimais ! C’est ça qui est le plus humiliant, vois-tu ?

LA BARONNE.

Il est stupide !

LUCIENNE, même jeu.

J’aurais peut-être dû le lui dire carrément.

LA BARONNE.

Il n’aurait plus manqué que ça !

LUCIENNE.

Maman, je suis très malheureuse !

LA BARONNE.

Mais non, tu n’es pas malheureuse ! Tu es énervée, ce n’est pas la même chose.

LUCIENNE, se levant.

Est-ce bête, les hommes ? Est-ce bête !

LA BARONNE.

À qui le dis-tu ?

LUCIENNE.

Voilà un garçon qui va épouser Geneviève... Je ne lui en veux pas à Geneviève... c’est mon amie... Mais enfin, soyons juste. Elle est froide... froide... et elle n’a même pas une grande fortune. À quoi peut-elle lui servir dans la vie ? À rien !

LA BARONNE.

Ce n’est pas comme ça qu’il faut raisonner.

LUCIENNE.

Pardon ! c’est comme ça... Si encore elle l’aimait avec passion, je comprendrais... Mais elle l’aime comme une jeune fille bien élevée aime un jeune homme... Ce n’est pas de l’amour, ça ! Je les ai vus souvent tous les deux ensemble... Ils ne se regardent même pas dans les yeux... Ils n’ont pas l’air d’avoir envie de s’embrasser... Ah ! si j’étais fiancée avec lui, moi, ce serait autre chose, je te le garantis ! Enfin ! n’en parlons plus ! Il faut s’incliner, c’est rageant !

Entre André.

 

 

Scène V

 

LA BARONNE, LUCIENNE, ANDRÉ

 

ANDRÉ.

Mes hommages, baronne... Bonjour, mademoiselle Lucienne. Votre santé est bonne ?

LUCIENNE.

Oui, monsieur, elle est bonne.

ANDRÉ, à la baronne.

J’ai appris que vous étiez là... D’ailleurs, je n’aurais pas manqué de passer au château cet après-midi, j’ai des tas d’histoires à vous raconter.

LUCIENNE.

Si je suis de trop, je peux m’en aller.

ANDRÉ.

Mais non, mademoiselle, vous n’êtes pas de trop, au contraire. Je me rappelle que vous m’avez toujours donné des conseils précieux... Vous connaissez très bien la politique.

LA BARONNE.

Alors ?

ANDRÉ.

Alors, baronne, voici, en un mot. Le bruit court dans le pays que monsieur Ranson va devenir l’associé de monsieur Guéroy. Je ne vous cache pas que cela me mettrait dans une position très délicate... Pour une raison ou pour une autre, monsieur Ranson est mon ennemi... Je nous croyais réconciliés, et pas du tout. J’ai acquis la certitude qu’il s’exprimait sur mon compte, je ne dis pas grossièrement, je ne le souffrirais pas, mais légèrement, ce qui est pire, et cela chaque fois qu’il en trouve l’occasion. À Paris, je n’y ferais même pas attention, on en voit bien d’autres dans notre métier. Mais en province, c’est différent. Tout prend de la gravité. J’aime mieux être traité de vendu et de lâche à Paris où on sait ce que ça veut dire, que d’imbécile devant mes électeurs... C’est avec ces petites blagues-là qu’on compromet une réélection... J’ai dîné hier à la préfecture et j’ai vu tout de suite la campagne qui se dessinait... Il y avait là deux ou trois journalistes du pays qui sont d’habitude très respectueux avec moi et que j’ai trouvés un peu trop familiers, pour ne pas dire ironiques. Ils me parlaient comme à un de leurs confrères. Le préfet était plein de réticences sur les prochaines élections et sur l’esprit du département... J’ai surpris des sourires de la préfète... Des plaisanteries courent sur mon compte. Nous sommes donc en présence d’une véritable campagne et cette campagne est menée par Ranson... C’est incroyable ! Un arrondissement de tout repos, où je n’avais jamais eu ni concurrent ni opposition sérieuse... Enfin ! baronne, j’ai besoin de vous et de Courtray. Il ne faut pas m’abandonner.

LA BARONNE.

Certes non, cher ami... Vous pouvez compter sur moi.

ANDRÉ.

Et sur vous, mademoiselle Lucienne ?

LUCIENNE.

Oh ! moi, monsieur, je vais être franche. Et je pense que mon parrain a autre chose à faire qu’à se mêler de ces petites questions-là.

ANDRÉ.

Ma réélection de député ? Vous appelez ça une petite question ?

LUCIENNE.

Mais oui... mais oui... C’est insignifiant. Un président du Conseil a d’autres soucis, croyez-le bien.

ANDRÉ, allant à Lucienne.

Mais pas du tout, mademoiselle, pas du tout. Le rôle du président du Conseil est précisément d’assurer la réélection des députés qui lui sont dévoués.

LUCIENNE.

Quelle preuve de dévouement lui avez-vous donc donnée ?

ANDRÉ.

J’ai toujours voté pour lui.

LUCIENNE.

Vous n’êtes pas le seul.

ANDRÉ, se tournant vers la baronne.

Mais qu’est-ce qu’elle a, mademoiselle Lucienne, qu’est-ce qu’elle a donc ? Elle me traite aujourd’hui avec une sévérité ?

LA BARONNE.

Ne faites pas attention, elle est un peu nerveuse.

LUCIENNE.

Je ne suis pas nerveuse. Et je sais ce que je dis.

ANDRÉ.

Mais c’est abominable ! Vous vous mettez du côté de mes ennemis !

Allant à baronne.

Je veux avoir une explication ! Qu’est-ce que je lui ai fait ?

LUCIENNE.

Maman, je te défends de rien lui dire !... Je te le défends !

ANDRÉ, à la baronne.

Mais, baronne ?...

LUCIENNE, à André.

Vous, je vous déteste, vous saurez pourquoi un jour ou l’autre.

ANDRÉ.

Oh !

LA BARONNE, bas à André.

Oui, mon ami... elle est amoureuse de vous... C’est aussi bête que ça !

LUCIENNE, froidement.

Monsieur...

Elle fait mine de sortir.

ANDRÉ, allant à elle.

Mademoiselle... Voyons, chère mademoiselle !...

Lucienne passe devant lui et sort.

Mais c’est absurde ! Ça ne peut pas se passer ainsi !... Baronne, il faut que j’aie une explication avec elle...

En sortant avec la baronne.

J’irai chez vous cet après-midi.

 

 

Scène VI

 

Entrent GUÉROY, JACQUES et MARTHE, d’abord Guéroy pendant que sort André, puis RANSON

 

JACQUES, entrant.

Ne crée pas de difficultés, père, je t’en supplie.

GUÉROY.

J’ai tout de même voix au chapitre, je suppose !

JACQUES.

Bien entendu.

GUÉROY.

Et tu me permettras bien de lire l’acte d’association avant de le signer ?

JACQUES, riant.

Naturellement. L’essentiel est que tu n’en contestes pas le principe.

GUÉROY.

Et tu ris, il me semble !

À Marthe et à Jacques.

Ma parole d’honneur, je ne sais pas ce qui vous prend à tous les deux depuis quelque temps ! Vous n’avez jamais été aussi gais. On dirait que c’est un événement heureux qui nous arrive à tous. Vous aurez de la peine à me persuader.

Un temps.

Eh bien ! Étienne n’est pas là ?

MARTHE, près de la porte.

Le voici.

Entre Ranson.

RANSON, serrant la main de Guéroy.

Mon oncle...

GUÉROY.

As-tu apporté l’acte ?

RANSON.

Oui, mon oncle.

GUÉROY.

Nous allons l’examiner à loisir, si tu n’y vois pas d’inconvénient ?...

RANSON.

Au contraire, c’est indispensable.

JACQUES, avec bonhomie.

Il est parfait, j’en suis sûr.

RANSON, à Jacques.

Je l’ai rédigé comme il a été convenu avant mon départ.

GUÉROY.

Voyons !...

Ils s’asseyent, Guéroy à la table, l’acte devant les yeux, les autres de chaque côté. Guéroy lit.

Entre les soussignés...

Parlé.

Bon !

RANSON, à Marthe, pendant que Guéroy parcourt l’acte.

Vous avez des nouvelles de Geneviève ?

MARTHE.

Elle vient d’arriver. Vous allez la voir. D’ailleurs, elle désire vous parler.

GUÉROY, à Ranson.

Tu as mis une clause relative au personnel de l’usine ?

RANSON.

Oui. Elle est essentielle. Il y a dans ce personnel des éléments qui nuisent au bon fonctionnement du travail. Les ouvriers, à une ou deux exceptions près, sont excellents. J’ai causé avec eux. Ils m’ont soumis quelques réclamations qui sont justes pour la plupart et auxquelles j’ai promis qu’on ferait droit. Seulement, vous avez un contremaître, Merlin, qu’il faut remplacer.

GUÉROY.

Remplacer Merlin !... Tu plaisantes !... Nous l’avons depuis dix ans, je n’ai jamais eu à me plaindre de lui.

RANSON.

Si vous le gardez encore un mois, vous aurez une grève. Il agace les travailleurs, il ne sait pas leur donner des ordres clairs. Il a la fausse autorité, celle qui n’émane que du patron au lieu de reposer sur la valeur individuelle. Il fait du zèle, il est insupportable.

JACQUES.

Mais oui, mais oui...

À son père.

Combien de fois te l’ai-je dit : Merlin ne connaît pas son affaire.

GUÉROY.

Passe pour Merlin... Mais cette clause-là... celle qui te livre la direction absolue, qui te donne voix prépondérante dans tous les cas, et qui nous dépossède de tous nos droits !

RANSON.

Elle sauvegarde vos intérêts.

GUÉROY.

C’est possible. Mais elle constitue pour moi une déchéance que je n’accepte pas ! Je ne l’accepterai jamais !

RANSON.

Mon oncle, il faut pourtant s’entendre, hein ? Voulez-vous sortir du gâchis, oui ou non ? Je viens d’étudier votre usine dans tous les coins. Elle n’en a pas pour deux ans si vous ne mettez pas à sa tête quelqu’un de sérieux et d’énergique, quelqu’un qui ait une volonté, moi ou un autre, peu importe ! C’est une maison qui ne tient plus que par l’habitude et qui va s’écrouler tout d’un coup, à la première secousse. Vous faites de la politique, vous vous occupez de vous faire décorer et vous avez un hôtel à Paris où vous recevez le président du Conseil. C’est très bien, mais pendant ce temps-là, il y a des concurrents qui s’installent à côté de vous, qui grandissent et qui vont vous étouffer, c’est moi qui vous l’affirme. Pourquoi ? Parce que vous avez négligé les conditions capitales du succès dans toutes les affaires ; la présence continuelle du patron, l’œil du maître et l’ordre. Ce sont les vieilles règles : on n’a encore rien trouvé de mieux. Quand il y a l’ordre, il finit toujours par y avoir la justice et alors, tout le monde travaille et espère. Et ça marche. Moi, si vous me laissez faire, je réponds de tout ! Je m’installe ici, je n’en bouge plus ; je me donne à l’affaire corps et âme, et si vous voulez venir me dire bonjour de temps en temps, ça me fera plaisir. Maintenant, ne plaisantons plus. Voilà les conditions. Vous avez une heure pour vous décider.

Il se lève.

GUÉROY, se levant également.

Je suis tout décidé. Je ne mettrai jamais ma signature au bas de cet acte, jamais !

Il pose l’acte sur la table et va pour sortir.

MARTHE.

Mon père !...

JACQUES, le prenant par le bras.

Tu ne veux pas ?

GUÉROY.

Non.

JACQUES, le ramenant.

Alors, écoute. Je ne t’ai pas tout dit. Il y a un mois, la veille du jour où Étienne est parti, j’allais me faire sauter la cervelle. C’est lui qui m’a arraché le revolver des mains !

GUÉROY, allant à lui et lui prenant les mains.

Toi ?

MARTHE.

Oui, mon père...

GUÉROY, à Ranson.

C’est vrai ?

RANSON.

Je ne crois pas qu’il invente ça pour le besoin de la cause.

GUÉROY, après un temps, va à la table et signe. À Ranson.

Je te remercie.

JACQUES.

Désormais, Étienne, tu es le chef.

RANSON, à Guéroy.

Je n’en abuserai pas, mon oncle, soyez donc tranquille.

GUÉROY, très ému, à Jacques.

Viens, mon garçon, viens... J’ai besoin d’être un peu seul avec toi.

Il l’emmène.

 

 

Scène VII

 

RANSON, MARTHE, puis GENEVIÈVE

 

MARTHE, après un temps.

Nous voilà comme le mois dernier, Étienne, tous les deux en présence. Seulement, cette fois-ci, vous nous avez sauvés... et sauvés au dépens de votre repos, peut-être de votre bonheur. Ah ! vous avez en moi une amie bien dévouée et bien reconnaissante, allez. Hélas ! c’est tout ce que je peux.

RANSON.

Je crois que je me guérirai, Marthe. Si l’amour est le plus grand obstacle que puisse rencontrer la volonté de l’homme, ce n’est pas un obstacle insurmontable. Je suis atteint profondément, mais je ne suis pas blessé à mort. Et puis, voyez-vous, épouser Geneviève, c’était la conclusion d’une autre existence que la mienne. Ma vie aventureuse ne méritait pas cette récompense...

MARTHE.

Mais, au contraire, Étienne. Ça en serait la conclusion logique et juste ; et d’ailleurs, c’est curieux, je ne désespère pas tout à fait. Les lettres de Geneviève la montrent bien troublée, bien désorientée... Et tout à l’heure, en causant avec elle, je ne l’ai plus trouvée aussi résolue, aussi sûre d’elle. Vous devriez, il me semble...

RANSON.

Non, Marthe, non... La première condition de la guérison, c’est la volonté de guérir. Je ne veux rien tenter auprès de Geneviève. Nous sommes plus séparés que vous ne croyez.

MARTHE.

Ou peut-être moins...

Entre Geneviève. Marthe sort, mais, avant de sortir, lui dit un mot, bas, et la pousse doucement vers Ranson.

GENEVIÈVE.

Écoutez-moi, Étienne... Je suis revenue parce que j’ai reçu une lettre de monsieur Framié me disant que vos affaires avec Jacques allaient être définitivement arrangées.

RANSON.

Elles le sont depuis un instant.

GENEVIÈVE.

Tant mieux. Mais monsieur Framié me dit, dans cette lettre, que c’est vous qui allez me rendre les trois cent mille francs qui m’appartiennent.

RANSON.

C’est cela.

GENEVIÈVE.

Pourquoi me le restituer tout de suite ? Pourquoi ne pas les laisser dans l’usine comme ils l’étaient auparavant ?

RANSON.

Parce que la situation est réglée d’une certaine façon qu’il est impossible de modifier aujourd’hui.

GENEVIÈVE.

Je vous en supplie, Étienne, conservez cet argent sous la forme que vous préférerez, en dépôt... je ne sais pas, moi, choisissez... Mais je ne veux pas le recevoir de votre main. Je ne peux pas consentir à être traitée en créancière, en ennemie... Je vous ai demandé de sauver votre famille, je ne vous ai pas demandé de me sauver, moi !...

RANSON.

Oh ! non, Geneviève, non... Pas de gestes inutiles, pas de générosité de la dernière heure. Ne changeons rien à ce qui est décidé, réglé et indispensable.

GENEVIÈVE.

Ce n’est pas votre dernier mot, Étienne ?

RANSON.

Si !...

GENEVIÈVE.

Vous voulez me rendre cette somme, vous y tenez ?

RANSON.

Oui.

GENEVIÈVE.

Et quand voulez-vous me la rendre ?

RANSON.

Demain.

GENEVIÈVE.

En même temps qu’aux autres créanciers ?

RANSON.

En même temps.

GENEVIÈVE.

Bien, je la prendrai. Mais puisque je ne suis plus ici qu’une étrangère à qui on se contente de rendre l’argent qu’on lui devait, il ne me reste qu’à quitter cette maison !... Oui... oui... je vais la quitter et je n’y reviendrai jamais !...

RANSON.

Cela regarde votre mari.

GENEVIÈVE.

Mon mari... Oh ! tenez, je n’éprouve aucune honte à vous le dire, malgré ce qui s’est passé entre nous. Eh bien, ce mariage ne se fera pas. Et si je prends la résolution de partir, de voyager, de ne plus vivre dorénavant avec Marthe et avec son mari, ce n’est pas au hasard que je le fais ; j’y pense depuis quelque temps déjà. Et je ne me décide qu’après avoir réfléchi et souffert. Il y a certaines déceptions qui ne peuvent s’oublier que dans la vie libre et l’indépendance.

RANSON.

Ne vous grisez donc pas avec des mots dont vous n’avez pas encore aperçu toute la vanité ! qui ne font que tromper votre esprit et l’égarer sur le sens véritable de la vie. La liberté, l’indépendance, ce n’est pas dans la révolte que nous les trouvons, c’est dans notre propre cœur et par notre propre effort. Et ce n’est pas en fuyant nos douleurs que nous pouvons les guérir. C’est en les connaissant, au contraire, et en les aimant. Alors, elles nous deviennent comme familières et elles finissent par se laisser dompter et caresser. Votre vie est toute droite et toute tracée, ne la dérangez pas par des imprudences et des gestes brusques. Vous voyez, c’est à moi, aujourd’hui, de vous parler comme un grand frère !

GENEVIÈVE.

Il est peut-être un peu tard.

RANSON, allant lui prendre les deux mains.

Regardez-moi, Geneviève... Vous savez bien que vous ne partirez pas... que vous ne pouvez pas partir ainsi... Et que si votre sœur et Jacques vous laissaient faire cette chose insensée, moi, je vous en empêcherais... Alors, pourquoi cette menace ?

GENEVIÈVE.

Vous m’en empêcheriez, vous ? Et de quel droit ? Vous avez sauvé des êtres qui me sont chers, c’est vrai, mais quel droit cela vous donne-t-il sur ma pensée, sur ma conduite ? Oh ! oui... vous m’aimez !... ou du moins vous me l’avez dit et vous sembliez sincère... Mais vous me l’avez dit avec une telle violence et une telle rudesse que j’en suis encore meurtrie... Vous m’avez brutalement reproché mon égoïsme, ma frivolité... Est-ce que je savais que vous m’aimiez, à ce moment-là ?... Pensez-vous que si je l’avais su, je me serais adressée à vous ?... Alors, aujourd’hui, j’étais heureuse de vous montrer un peu de fierté et de désintéressement... Et vous me le défendez ! Vous avez l’air de vous venger de l’amour que j’avais pour un autre... et que je n’ai plus... que je n’ai plus...

Elle tombe sur une chaise pleurant doucement.

RANSON.

Ah ! si j’étais un fou, ou si seulement j’étais plus jeune, qu’est-ce que je pourrais croire ?... Eh bien ! non... non... je ne crois pas ce que semblent dire vos paroles, votre regard, vos larmes... Ah ! Geneviève, Geneviève, laissez-moi bien voir en vous... Ne nous trompons pas sur nous-mêmes... Car ce serait horrible de prendre pour de l’amour ce qui ne serait de votre part que de la reconnaissance... ou de l’étonnement !

GENEVIÈVE.

De la reconnaissance, Étienne ?... Ah ! certes oui... j’en ai... Mais ce n’est pas la reconnaissance qui me fait devant vous si émue, si troublée... Vous devriez le comprendre, pourtant... Ah ! Étienne, tenez !... vous avez beau avoir de l’expérience, vous ne vous rendez pas compte des changements qui peuvent se produire dans l’esprit d’une jeune fille lorsqu’elle se trouve en présence de certains drames de la vie, qu’elle ne soupçonnait pas, qu’elle ne croyait pas possibles !... et aussi lorsqu’elle découvre un caractère comme le vôtre... En vous voyant l’autre soir si généreux, si fort contre vous-même, ah ! j’ai été bouleversée... je suis devenue une autre femme... Et comme j’étais affolée de ce qui se passait en moi, j’ai voulu m’éloigner de vous, disparaître... Mais là-bas, au contraire, je n’ai plus pensé qu’à vous... J’entendais toujours vos accents de souffrance et de colère... votre horreur de me donner à un autre ! Et puis tout à coup votre pitié devant un malheureux qui allait mourir... et votre sacrifice ! Et maintenant, à votre tour, vous comprenez, n’est-ce pas ? Vous comprenez que je vous aime... Vous en êtes sûr ?... Dites-le-moi, Étienne... Dites-le-moi ?...

RANSON.

Oui... Geneviève, oui... je comprends... Vous m’aimez, c’est vrai... Ah ! je suis remué en ce moment par tous les souvenirs de ma vie et je ne trouve plus rien à dire... je ne trouve pas d’autre mot... Je vous aime !...

Il la prend dans ses bras. Ils s’éloignent l’un de l’autre en voyant entrer Guéroy.

 

 

Scène VIII

 

RANSON, GENEVIÈVE, GUÉROY, puis MARTHE et JACQUES

 

GUÉROY, entrant.

Geneviève, votre sœur a quelque chose d’assez important à vous dire...

Geneviève va vers Marthe et Jacques qui entrent. À Ranson.

Oui, figure-toi... il se passe quelque chose de très grave. Je te le dis, car il faut que désormais tu sois au courant de tout... En apprenant que tu devenais notre associé, Varèze est venu me faire une scène... Il prétend que si tu es directeur de l’usine, sa situation va devenir intenable... Des balivernes de député !... Je lui ai répliqué vertement que ça ne me regardait pas... et il m’a répondu que dans ces conditions-là, il n’épouserait jamais Geneviève...

RANSON.

Il vous a rendu sa parole ?

GUÉROY.

Oui.

RANSON.

Quand ?

GUÉROY.

À l’instant.

RANSON.

Bien, mon oncle, bien...

Allant à Marthe.

Marthe, voulez-vous m’accorder la main de Geneviève ?

MARTHE.

Ah ! mon ami... je suis aussi heureuse que vous...

GUÉROY.

Quoi ?... Ah ! par exemple !... Vous vous aimiez !... Et je ne me suis aperçu de rien !... Embrasse-moi, mon garçon... Décidément, je suis une vieille bête ! 

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