L’Héritière (Eugène SCRIBE - Germain DELAVIGNE)

Comédie-Vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 20 décembre 1823.

 

Personnages

 

M. DE GOURVILLE

GUSTAVE, son neveu

MADAME DE MELVAL (AGATHE), jeune veuve

 

Un salon ; dans le fond, une croisée. À la droite du spectateur, une grande porte qui conduit dans l’intérieur de la maison ; plus loin, la porte d’une chambre qui est censée celle de Gustave. À gauche, une grande porte donnant sur les jardins, et conduisant à l’extérieur ; sur le premier plan, du même côté, un petit cabinet. Un piano est au fond du théâtre, auprès de la croisée.

 

 

Scène première

 

GOURVILLE, seul

 

Neuf heures, et tout le monde dort encore, à ce qu’il paraît. C’est étonnant, comme on se lève de bonne heure à la campagne ! il n’y a pas de mal, cela donne aux personnes diligentes le temps de réfléchir. Certainement c’est un grand malheur d’être riche ; mais un plus grand encore, c’est d’être riche et garçon. On se persuade au premier coup d’œil que le célibat et la fortune vont nous procurer l’indépendance et la liberté, je le croyais aussi ; eh bien ! pas du tout : on est astreint à une foule d’obligations, de devoirs, de convenances, qui nous arrivent toujours par privilège. Une dame a-t-elle à faire des courses, des emplettes : ah ! je m’adresserai à M. de Gourville.

Air : À soixante ans.

Bien obligé... grâces à leur méthode,
Mon revenu devient insuffisant ;
Car pour mieux se mettre à la mode,
Ces dames n’ont jamais d’argent.
Jeune, on peut bien se ruiner pour elles,
On a pour soi les dédommagements ;
Or, un garçon qui passe cinquante ans
Est bien encor le trésorier des belles,
Mais il n’a plus, hélas ! d’appointements.

Ce ne serait rien encore ; mais un homme riche et célibataire est exposé à des tribulations d’un ordre bien plus élevé. Car exemple, j’ai une belle fortune et un neveu qui n’a pas un sou de patrimoine ; eh bien ! tout le monde s’attend à me voir lui donner un établissement, tout le monde y compte, et lui-même le premier. J’ai quarante mille livres de rente, c’est vrai, mais c’est pour moi. Cependant, on est esclave de l’opinion, on est victime de la réputation de bonté et d’amabilité qu’on s’est acquise et qu’on veut conserver. Comment faire ? Se marier serait peut-être le plus convenable. Si je me mariais, si j’épousais ici madame de Melval, la nièce de mon ami le commandeur, qui me l’a destinait... Bah ! une jeune veuve qui n’aura peut-être que dix mille livres de rente dans la succession, ce n’est pas assez pour moi, qui en ai quarante ! Je puis trouver mieux. Mais quand j’y pense, mon neveu ! mon neveu qui n’a rien, cela lui conviendrait à merveille.

Air de Préville et Taconet.

Si je lui laisse une riche héritière,
Qui m’appartient et dont je ne veux point,
C’est, lui donnant une fortune entière,
Pour mon repos l’enchaîner en tout point :
Je puis alors songer au mariage.
Je puis avoir plus d’un enfant,
Sans craindre qu’un neveu galant
Après ma mort prenne mon héritage
Et ma femme de mon vivant.

C’est décidé, je ferai ce mariage. La seule difficulté, c’est d’y faire consentir mon neveu et madame de Melval, qui ne sont pas prévenus, et qui ne se doutent de rien ; mais mon neveu aime toutes les femmes ; ainsi il y aurait bien du malheur s’il allait une fois par hasard... Et, quant à Agathe de Melval, elle a confiance en moi, et fera tout ce que je voudrai. Justement la voici.

 

 

Scène II

 

GOURVILLE, AGATHE

 

GOURVILLE.

Bonjour, mon aimable pupille ; car maintenant je vous regarde comme telle.

AGATHE.

Je connais vos bontés pour moi, Monsieur, et je sais tout, ce que je vous dois.

GOURVILLE.

Jusqu’à présent cependant il me semble que c’est nous qui sommes vos débiteurs ; j’étais parti avec mon neveu pour ma terre de Gourville, où tous les ans, aux vacances, il me fait l’honneur de venir chasser.

Air : L’amour qu’Edmond a su me taire.

Aux vacances peut-on mieux faire ?
Se divertir est alors un devoir ;
Mais en passant auprès de votre terre,
J’ai désiré m’arrêter pour vous voir.

AGATHE.

Quand loin d’ici le plaisir le réclame,
Pour moi monsieur s’en est privé.

GOURVILLE.

Vers le plaisir, oui, nous courions, Madame,
Et nous restons où nous l’avons trouvé.

AGATHE.

Dites plutôt que vous restez par égard. Ne vous suis-je pas recommandée par votre vieil ami ?

GOURVILLE.

Oui, car quoique je n’aie pas encore reçu les papiers de la succession, on assure que c’est moi qui suis nommé son exécuteur testamentaire.

AGATHE.

Rien n’est plus vrai ; il me l’a écrit il y a quinze jours ; et si je ne vous ai pas montré cette lettre, ce n’était pas manque de confiance en vous, mais c’était pour des raisons que je n’ose vous dire.

GOURVILLE.

Et que je devine. Il vous annonçait qu’il comptait vous laisser huit ou dix mille livres de rente, et en même temps il vous engageait à me prendre pour conseil, pour tuteur et pour mari.

AGATHE.

C’est vrai.

GOURVILLE.

Eh bien ! que dites-vous de cette idée ?

AGATHE.

Mais, Monsieur, je ne sais pas comment vous répondre.

GOURVILLE, à part.

Ah ! mon Dieu ! est-ce que, sans le vouloir, j’aurais eu l’imprudence de lui plaire ?

Haut.

Il me semble cependant qu’il n’y a rien là-dedans qui doive vous troubler, à moins que vous n’ayez au fond du cœur quelque inclination.

AGATHE.

Oh ! si ce n’est que cela, je puis vous répondre hardiment, car je suis bien sûre de n’aimer personne.

GOURVILLE.

Pas même moi ?

AGATHE.

Non, Monsieur.

GOURVILLE, riant.

L’aveu est naïf.

AGATHE.

Du moins il est sincère. Je n’ai jamais trompé personne ; et je vous dirai avec la même franchisse...

GOURVILLE.

Que vous me refusez ?

AGATHE.

Non, Monsieur. Je suis prête à me conformer en tout aux intentions de M. le commandeur, si toutefois ce sont aussi les vôtres.

GOURVILLE.

Quoi ! Madame...

AGATHE.

Je suis seule au monde, sans parents, sans amis ; si j’en crois l’épreuve que j’ai déjà faite, j’ai peu de moyens de plaire et de fixer un mari. S’il est jeune, il me trompera, il me rendra d’autant plus malheureuse que j’aurais peut-être la faiblesse de l’aimer. S’il est de votre âge, Monsieur, ce sera un ami plus sûr et moins exigeant. Il me faut un guide, un appui ; il sera le  mien : et de mon côté, mes soins, ma tendresse, me tiendront peut-être lieu à ses yeux des qualités qui me manquent. Voilà mon plan ; qu’en dites-vous ?

GOURVILLE.

Je dis, Madame, que vous êtes une femme charmante, et que vous méritez d’être millionnaire.

À part.

Dieu ! quel dommage ! raisonner ainsi, et n’avoir que dix mille livres de rente ! Allons, allons, il faut que mon neveu l’épouse, ou j’y perdrai mon nom.

Haut.

Vous n’aimez donc pas les jeunes gens ?

AGATHE.

Non, Monsieur.

GOURVILLE.

Il en est cependant de fort aimables, ou du moins que l’on s’accorde à trouver tels. Que pensez-vous, par exemple, de mon compagnon de voyage, de Gustave, mon neveu ?

AGATHE.

Mais, Monsieur...

GOURVILLE.

Vous ne pouvez pas nier que ce ne soit un joli cavalier, un brave militaire, un caractère charmant.

AGATHE.

Sans doute : mais je vous ai prévenu que je disais toujours la vérité, et je trouve...

GOURVILLE.

Vous trouvez ?...

AGATHE.

Je ne puis trop m’expliquer.

Air : Ainsi que vous, mademoiselle.

Son esprit plaît ; mais il sait trop d’avance ;
Qu’avec plaisir chacun va l’écouter ;
Pour sa gaîté, pour son aisance,
C’est un homme qu’on peut citer :
Indiscret, frivole, agréable,
Sans rien sentir, toujours sûr de charmer ;
Enfin, Monsieur, un homme aimable :
Voilà pourquoi je ne saurais l’aimer.

GOURVILLE, à part.

Au diable ! mauvais début.

AGATHE.

Après cela, c’est peut-être ma faute.

GOURVILLE.

Non, non, c’est la sienne ; et je ne sais comment vous faire un aveu.

À part.

Ma foi, rendons-le intéressant à ses yeux, ou jamais je n’en viendrai à bout.

Haut.

Apprenez donc, Madame, mais surtout le plus grand mystère, car je trahis là un secret qui n’est pas le mien, apprenez que Gustave, mon neveu, vous adore.

AGATHE.

Moi ! que m’apprenez-vous là ?

GOURVILLE.

L’exacte vérité. Jugez, après cela, si je peux penser à vous épouser ; si je peux, de gaieté de cœur, faire le malheur d’un jeune homme estimable qui n’a d’autre tort que de vous aimer comme un fou.

AGATHE.

Je n’en reviens pas ! lui ! M. Gustave. Depuis trois jours qu’il est ici, à peine si je l’ai vu. Il passe toute la journée à la chasse.

GOURVILLE.

C’est que vous ne connaissez pas sa timidité, son caractère. Tenez, avant-hier, dans le salon...

AGATHE.

Il n’y est apparu qu’un instant et a été se coucher.

GOURVILLE.

Oui, parce qu’il y avait du monde, et qu’il ne pouvait vous parler. Mais hier...

AGATHE.

Nous étions seuls.

GOURVILLE.

Eh bien ?

AGATHE.

Air de la Robe et les Bottes.

Eh bien ! il semblait à la gêne.

GOURVILLE.

Quand on aime on devient tremblant.

AGATHE.

Il me dit quelques mots à peine.

GOURVILLE.

Votre aspect est très imposant.

AGATHE.

Enfin, Monsieur, dans la bergère
Il s’endormit.

GOURVILLE.

En vérité ?...
Ah ! c’est qu’il vous croit moins sévère.
En songe qu’en réalité.

Et puis d’ailleurs, vous vous êtes trompée, ce n’est pas possible.

AGATHE

J’en suis certaine.

GOURVILLE.

Il faisait semblant ; mais enfin la vérité est que depuis trois jours je ne le reconnais plus. Il est triste, mélancolique.

AGATHE.

Je l’aurais cru au contraire d’un caractère fort gai.

GOURVILLE.

Oui, par moments, par intervalles, mais dès qu’il est seul, il retombe. Moi, je puis vous assurer qu’il a maigri, qu’il est changé.

AGATHE.

Il serait vrai ?

GOURVILLE.

Et ce n’est pas étonnant : il n’a plus le cœur à rien, il ne boit ni ne mange.

GUSTAVE, en dehors.

Eh bien ! le maître d’hôtel, le sommelier ; personne n’est à son poste ?

AGATHE.

Eh ! mon Dieu ! c’est lui que j’entends.

 

 

Scène III

 

GOURVILLE, AGATHE, GUSTAVE

 

GUSTAVE.

Bonjour, Madame, bonjour, mon cher oncle. Il paraît qu’on ne songe pas à déjeuner, car la salle à manger, que je viens de traverser, offre l’image d’une vaste solitude.

AGATHE.

Nous avions fait hier, avec monsieur votre oncle, la partie d’aller déjeuner à une demi lieue d’ici, près de la fontaine.

GOURVILLE.

Oui, un déjeuner dînatoire, sur les deux heures.

GUSTAVE.

À deux heures ! je n’irai jamais jusque-là.

À Gourville qui lui fait des signes.

Vous avez beau hausser les épaules ; vous, mon cher oncle, cela vous est égal ; vous avez un sommeil parisien : vous vous levez à midi, et qui dort déjeune ; mais moi qui ai devancé l’aurore...

AGATHE.

Quoi ! Monsieur...

GUSTAVE.

Oui, Madame, à quatre heures du matin je courais les champs.

GOURVILLE.

Je vous le disais bien, il ne dort plus.

GUSTAVE.

Il est vrai que c’est la faute de votre jardinier. Je lui avais dit de me réveiller entre six et sept, ce qui était raisonnable, et le matin, se rendant à l’ouvrage, il me crie, en cognant à mes carreaux : « Monsieur, dépêchez-vous, vous n’avez plus que deux heures à dormir. » Le moyen de résister à une pareille attention ? j’étais furieux, car jamais, je crois, je n’ai eu un si bon sommeil et un plus joli rêve.

AGATHE.

Vous rêviez ?

GUSTAVE.

Oui, Madame.

GOURVILLE, à part.

À la bonne heure au moins.

GUSTAVE.

Air des Filles à marier.

Je me voyais sur le champ de bataille,
Autour de moi le combat s’engageait ;
Un grand hussard, et d’estoc et de taille,
Avec audace me chargeait.
Mon sang coulait : la fureur me dévore,
Le bras tendu, droit sur mon étrier,
J’attaque, en flanc, le farouche guerrier ;
J’allais frapper... et s’il existe encore.
Il doit la vie à votre jardinier.

Oui : il est venu m’enlever une victoire éclatante. De rage, je suis sauté sur mon fusil de chasse qui était sous ma main.

AGATHE.

Ah ! mon Dieu !

GUSTAVE.

Et, à défaut de grenadiers ennemis, j’ai couché sur la poussière quatre perdreaux, un lièvre et un lapin ci-inclus, que j’ai l’honneur de vous offrir comme trophées de ma victoire.

Il met sa carnassière sur la table et en tire le gibier.

AGATHE, bas, à Gourville.

Rassurez-vous, j’avais raison, il est fort gai et fort aimable ; mais pour amoureux, non.

GOURVILLE.

Vous avez tort, c’est une gaieté factice. Il est piqué contre vous, et il veut à son tour jouer l’indifférence.

GUSTAVE, montrant sa chasse.

Holà ! eh ! quelqu’un !

Un domestique paraît.

Par exemple, on ne dira pas que j’ai eu affaire à des conscrits ; regardez-moi celui-ci, c’est le doyen.

Air : Un homme pour faire un tableau.

Voyez ses favoris épais
Sous lesquels se cachent ses lèvres ;
C’est le Nestor de ces forêts,
C’est le patriarche de lièvres !
D’avoir pu le tuer vivant
Je me glorifierai sans cesse ;
Car si je tardais d’un instant,
Il allait mourir de vieillesse.

Mais, fût-il encore plus dur, si votre maître d’hôtel veut me le mettre en civet, dans une demi-heure il n’y paraîtra plus.

Remettant le gibier au domestique qui l’emporte.

Car, vrai, je succombe ; et vous, Madame, qui êtes si bonne, si aimable, vous ne voudriez pas avoir ma mort à vous reprocher ?

AGATHE.

Non, sans doute, et je vais donner des ordres.

GUSTAVE.

Ah ! vous me rendez la vie.

Il baise la main d’Agathe au moment où elle sort.

 

 

Scène IV

 

GOURVILLE, GUSTAVE

 

GOURVILLE, à part.

L’imbécile, il semble prendre plaisir à détruire tout ce que j’ai fait pour lui.

GUSTAVE.

C’est une si bonne chose qu’un civet, quand il est bien fait ! avec une sauce comme celle-là, on mangerait son oncle. J’espère que vous me tiendrez compagnie ?

GOURVILLE.

Ah çà ! morbleu ! je ne te conçois pas, ce matin, tu fais exprès de ne penser qu’à manger.

GUSTAVE.

Eh ! parbleu ! à quoi voulez-vous que pense un appétit de chasseur ?

GOURVILLE.

Mais au moins tu aurais pu n’en pas parler à chaque instant. Et puis quelle conduite tiens-tu avec madame de Melval ? une femme charmante, une maîtresse de maison qui nous reçoit à merveille : tu ne lui adresses jamais une parole aimable, pas un mot de galanterie.

GUSTAVE.

Tout à l’heure encore je lui ai baisé la main, et je lui ai adressé quelques phrases que je ne me rappelle plus, mais qui étaient bien persuasives.

GOURVILLE.

Parbleu ! c’était pour lui demander à déjeuner.

GUSTAVE.

Eh ! si l’on n’était pas éloquent dans ces moments-là, quand le serait-on ?

Portant la main à sou estomac.

Vous ne sentez pas, comme moi, mon cher oncle...

GOURVILLE.

Encore ? ah çà ! voyons, est-ce que tu ne seras jamais raisonnable ? parlons un peu sérieusement ; ne serait-il pas temps de t’occuper de ton établissement ?

GUSTAVE.

À quoi bon ? n’êtes-vous pas là ? Je suis votre seul parent ; vous avez quarante mille livres de rente,

Voyant Gourville qui fait un geste.

je ne vous les demande pas, je n’en veux pas, gardez-les le plus longtemps que vous pourrez. Seulement, s’il se présente quelque bonne affaire, quelqu’entreprise, vous m’avancerez une centaine de mille francs, ce sera ma dot, et avec cela...

GOURVILLE.

Un instant ! comme tu y vas, cent mille francs.

GUSTAVE.

Ça vous gêne-t-il ? ne me les donnez pas, je n’y tiens point ; je ne suis qu’un soldat, et quand j’aurais cent mille francs dans ma poche, ça n’empêcherait pas un boulet de canon de m’emporter. Ils en ont enlevé qui pesaient plus que moi.

GOURVILLE.

Ce n’est pas cela que je veux dire. Mais si, par exemple, il se présentait pour toi un mariage avantageux, parle-moi franchement, serais-tu disposé à te marier ?

GUSTAVE.

Du tout. Je veux rester libre et indépendant. Je ferai comme vous, je mourrai garçon.

GOURVILLE, à part.

Allons, c’est comme un fait exprès.

Haut.

Cependant, toi qui aimes tant les dames, s’il s’en présentait une jolie, d’une taille charmante...

GUSTAVE.

Parbleu, si vous allez m’offrir la Vénus de Médicis, il est bien sûr...

GOURVILLE.

Non, ce ne serait là qu’une statue, et celle dont je veux te parler est animée par tout ce qu’il y a de bon et d’aimable. Je ne sais à qui te la comparer. Mais tiens, si par exemple elle ressemblait à madame de Melval, qu’en dirais-tu ?

GUSTAVE.

Je dirais que je n’en veux pas.

GOURVILLE.

Parbleu, tu es bien difficile ; et pourquoi ?

GUSTAVE.

Elle fait déjeuner trop tard.

GOURVILLE.

Encore.

GUSTAVE.

Air : Ainsi que vous, Mademoiselle.

J’en conviens, elle est fort jolie,
Et d’un caractère très bon,
Très forte sur la broderie,
Sur la morale et le boston ;
Dans son ménage, active, vigilante,
Et des vertus... mais à n’en pas finir
Enfin, mon oncle, une femme excellente,
Voilà pourquoi je ne puis la souffrir.

GOURVILLE, à part.

À merveille ! ils se sont donné le mot, et il y a entre eux de la sympathie.

Haut.

Ah ! tu ne l’aimes pas ?

GUSTAVE.

Non, mon oncle.

GOURVILLE.

Eh bien ! tu as grand tort, parce que si je te disais, si tu savais...

GUSTAVE.

Je vous devine : elle a du penchant pour moi, n’est-il pas vrai ? eh bien ! tant pis : je ne peux jamais aimer les femmes qui m’aiment. C’est toujours la même chose.

Air de Ma tante Aurore.

On n’a plus ni plaisir, ni peine,
Quand les dénouements sont prévus ;
Les amours n’ont qu’une semaine
Dont tous les jours sont convenus.
Le lundi, l’on voit une femme,
On fait l’aimable le mardi,
Le mercredi, l’on peint sa flamme,
Elle vous répond le jeudi,
On est heureux le vendredi ;
On se quitte le samedi,
Le dimanche tout est fini,
Pour recommencer le lundi.

Je n’en ai aimé qu’une dans ma vie, et pourquoi ? c’est qu’elle est partie le jeudi pour la Guadeloupe.

GOURVILLE , à part.

Dieu ! j’allais tout gâter ; changeons de batteries.

Haut.

Eh bien ! mon ami, tu vaste trouver ici à merveille ; et tu ne pouvais pas mieux tomber, car madame de Melval ne peut pas te souffrir.

GUSTAVE.

Qu’est-ce que vous me dites donc là ?

GOURVILLE.

Elle m’en faisait l’aveu tout à l’heure. Elle te trouve brusque, peu galant, peu aimable, ne songeant qu’à la chasse ou à la table.

GUSTAVE.

Vraiment !

GOURVILLE.

Ce qui a bien une apparence de raison. Moi, tu entends bien que je te défendais. Je soutenais que je t’avais vu à Paris, dans les meilleures sociétés, briller par ton esprit, ton bon ton. Et comme elle avait l’air d’en douter, je me suis permis de lui raconter quelques-unes des glorieuses aventures qu’on t’attribue dans le monde. Je sens que c’était indiscret ; mais je tenais à la convaincre.

GUSTAVE.

Il n’y a pas de mal, mon oncle, il n’y a pas de mal. Eh bien ! qu’est-ce qu’elle a répondu ?

GOURVILLE.

Qu’elle ne pouvait pas concevoir le goût de ces dames ; et que si elle avait été à leur place, elle répondait bien que pour elle...

GUSTAVE.

Ah ! elle a dit cela !

GOURVILLE.

Et mille autres railleries plus piquantes encore ; au point que je me suis mis en colère, et que je lui ai soutenu que, malgré sa fierté, si tu voulais t’en donner la peine, je la verrais elle-même...

GUSTAVE.

Oui, morbleu !

GOURVILLE.

Elle s’est contentée de sourire d’un air dédaigneux, en levant les épaules ; et c’est dans ce moment-là que tu es arrivé. J’aurais voulu pour tout au monde que tu parusses à ses yeux avec tous tes avantages. Eh bien ! pas du tout ! Tu vas justement par ta conduite et tes discours lui donner encore gain de cause. Aussi tu as pu voir le petit air triomphant avec lequel elle nous a quittés. Voilà d’où venait ma colère ; parce qu’enfin, je tiens à l’honneur de ma famille.

GUSTAVE.

Soyez tranquille, mon cher oncle, je vous réponds que nous serons bientôt vengés. Voulez-vous parier que dès demain elle m’aime.

GOURVILLE, d’un air de doute.

Oh ! demain, tu me permettras de te dire...

GUSTAVE.

Eh bien ! vous verrez.

GOURVILLE.

Je ne demande pas mieux, mon garçon. Je t’avertis seulement que tu auras de la peine. Ah çà ! tu me tiendras au fait de tout ce qui arrivera.

GUSTAVE.

Parbleu ! sans cela notre vengeance ne serait pas complète. Il faut que nous puissions rire à ses dépens.

GOURVILLE.

Surtout prends l’air bien amoureux, bien sentimental ; on ne triomphe des grandes vertus que par les grandes passions.

GUSTAVE.

Parbleu ! n’allez-vous pas m’apprendre ce qu’il faut faire ?

GOURVILLE.

Non, mon ami, non, je n’ai pas tant d’esprit, tant d’adresse que toi ; et je te laisse combiner ton plan d’attaque.

À part.

À merveille, les voilà aux prises, et ils ne feront maintenant que ce qui me plaira.

Air du vaudeville de la Somnambule.

Allons, mon cher, il y va de ta gloire,
Point de scrupule, il faut soumettre un cœur ;
Je fais ici des vœux pour ta victoire,
Mais je rirai si tu n’es pas vainqueur.

GUSTAVE.

De mon adresse elle sera victime.

GOURVILLE.

Je te croirai quand tu triompheras.

GUSTAVE.

On est touchant quand on exprime
Le tendre amour que l’on n’éprouve pas.

Gourville sort.

 

 

Scène V

 

GUSTAVE, seul

 

Ah ! elle me défie ! elle se moque du moi ! Une petite provinciale qui ne doit sa tranquillité qu’à ma bonté d’âme et à ma clémence ; car, jusqu’à présent, je n’ai pas fait attention à elle, et franchement j’ignore pourquoi je l’ai épargnée ; car, maintenant que j’y pense, elle n’est vraiment pas mal. De la tournure, une physionomie expressive et de la fierté ! Ah ! nous verrons ; oui, morbleu, nous verrons. Seulement, comme le disait mon oncle, j’ai mal commencé. Depuis trois jours, ne m’être pas occupé d’elle, et tout à l’heure encore, ce déjeuner que j’ai demandé avec tant d’instances...

Air des Amazones.

C’est une faute, on doit aux yeux des belles
Paraître toujours assidu ;
En amour, il faut auprès d’elles,
Souvent placer à fonds perdu :
Oui, par une prudence extrême,
Et dût-on ne rien éprouver,
Il faut toujours leur dire qu’on les aime ;
On ne sait pas ce qui peut arriver.

Maintenant, pour bien faire, il faudrait refuser ce déjeuner. Oui, mais le moyen. Ah ! j’ai le repas du chasseur, le morceau de pain solitaire.

Le mangeant avidement.

Allons, allons, résignons-nous ; en temps de guerre, il ne faut pas être si difficile, et voilà les hostilités qui commencent. D’ailleurs, j’avais besoin de cela.

Parlant la bouche pleine.

On ne peut pas chasser toute la journée, et ce sera une distraction sédentaire.

AGATHE, en dehors.

C’est bien, c’est bien.

GUSTAVE.

La voici, attention.

Il met dans sa poche le reste du morceau de pain, s’assied vivement près de la porte, et prend un livre qui lui tombe sous la main.

 

 

Scène VI

 

GUSTAVE, AGATHE

 

AGATHE.

Enfin. Monsieur, vos vœux sont exaucés, et vous trouverez dans la salle à manger tout ce que j’ai pu réunir de mieux... eh bien ! ne m’entendez-vous pas ?

GUSTAVE.

Ah ! c’est vous, Madame ; mille pardons. Vous aviez la bonté de m’annoncer...

AGATHE.

Une chose bien intéressante pour vous, le déjeuner.

GUSTAVE.

Eh ! mon Dieu ! c’est vrai, je n’y pensais plus. La lecture de ce roman...

AGATHE.

Vous appelez cela un roman ! les œuvres de Racine.

GUSTAVE, à part, et jetant les yeux sur le livre.

Dieu ! je ne l’avais pas regardé !

Haut.

Eh ! mais, s’il est vrai que le meilleur roman soit celui qui peint le mieux les faiblesses du cœur, n’ai-je pas raison de regarder Racine comme le plus tendre et le plus touchant des romanciers ?

AGATHE, souriant.

J’aime assez cette idée : mais ce qui m’étonne, c’est qu’elle vous soit venue.

GUSTAVE.

À moi, Madame ? et pourquoi donc ?

AGATHE.

Je ne sais ; mais il me semble qu’un grand chasseur tel que vous n’a pas le temps...

GUSTAVE.

N’a pas le temps de penser, n’est-il pas vrai ? c’est là ce que vous vouliez dire, et ce mot m’explique pourquoi depuis trois jours vous avez si rarement daigné m’adresser la parole.

AGATHE.

Moi ! Monsieur...

GUSTAVE.

Je ne vous en fais pas de reproches, c’était par indulgence, par bonté d’âme : vous ne me supposiez pas en état de vous comprendre.

AGATHE.

Me préserve le ciel d’avoir de pareilles idées ; pour vous le prouver, Monsieur, revenons à Racine. Que lisiez-vous ?

GUSTAVE, ouvrant le livre et le lui montrant.

Vous le voyez, c’était Phèdre, et j’admirais le caractère d’Hippolyte. J’avoue que c’est mon héros ; ce ne doit pas être, le vôtre, Madame, car c’était aussi un chasseur ; mais pour moi je trouvais de la vérité dans cet homme qui fuit le monde, qui cherche la solitude des bois, et que l’on croit dur, farouche, indifférent, tandis que sous les dehors les plus insensibles, il cache l’amour le plus tendre. C’était là, Madame, le sujet de mes réflexions, et j’y pensais encore quand vous êtes venue.

AGATHE, à part.

Eh ! mais, quel changement dans ses manières ! Gourville aurait-il raison ?

Haut.

Quoi ! Monsieur, vous croyez que dans le monde, que de nos jours, un pareil caractère est possible ?

GUSTAVE.

Oui, Madame ; il y a beaucoup de jeunes gens que vous croyez fiers et suffisants, et qui ne sont au contraire qu’amoureux et timides. Vous les supposez très contents d’eux-mêmes : du tout, ils ne le sont pas ; mais ils veulent cacher sous un air d’intrépidité la gêne ou l’embarras qu’ils éprouvent.

Air : Que d’établissements nouveaux.

J’en conviens, ils semblent souvent
Tout remplis de leur importance ;
Mais un trouble secret dément
Et leur audace et leur aisance :
À des riens prompts à s’attacher,
Ils parlent, dans leur vain délire,
De mille choses, pour cacher
La seule qu’ils n’osent pas dire.

Oui, Madame, j’en suis certain, telle personne qui cherchait à vous plaire s’y est prise beaucoup plus mal, et a moins bien réussi que telle autre dont le cœur était libre et indifférent.

La regardant.

Convenez-en franchement, n’ai-je pas raison ?

AGATHE, un peu émue.

Mais vous me faites là une demande à laquelle je pourrais difficilement répondre. Depuis mon veuvage, vivant à peu près seule dans cette campagne, je n’ai jamais trouvé personne qui cherchât à me plaire.

GUSTAVE.

Quoi ! Madame, n’ai-je donc pu me faire comprendre ? et seriez-vous assez cruelle...

AGATHE, cherchant à sourire.

Cruelle ! oui, vous avez raison, je le serais en effet, si je prolongeais cet entretien. Vous oubliez que depuis ce matin vous n’avez rien pris et que votre déjeuner vous attend.

GUSTAVE.

Eh ! Madame, de grâce, brisons là. Que vous refusiez de m’entendre, je devais le prévoir ; et je sens maintenant combien était sage le parti que j’avais pris de vous éviter et de garderie silence ; mais enfin, puisque, malgré moi, j’ai osé parler, contentez-vous de me punir par votre indifférence, et n’ajoutez pas, par vos railleries, aux tourments que je souffre déjà.

AGATHE, à part.

Que dit-il ?

Haut.

Moi ! Monsieur ? d’où viennent ces reproches ? qu’ai-je donc fait ? de quel crime suis-je coupable ?

GUSTAVE.

Quel crime ? ah ! c’est vous maintenant qui ne pourriez pas me comprendre, vous qui vous faites un jeu d’inspirer un sentiment que vous ne sauriez éprouver, vous dont la coquetterie...

AGATHE.

Moi, coquette ! Qui a pu vous donner une pareille idée ? On vous abuse, Monsieur, et je tiens trop à votre estime, pour ne pas vous détromper,

Hésitant un peu.

sans ajouter beaucoup de foi à la tendresse dont vous me parliez tout à l’heure...

GUSTAVE.

Quoi ! vous pouvez penser ?...

AGATHE, le regardant.

Non, je ne vous en crois pas capable. Je n’ai rien fait d’ailleurs qui méritât un pareil procédé ; mais c’est un léger caprice, une idée du moment.

En riant.

À la campagne, il faut bien s’occuper.

GUSTAVE.

Et si vous-même vous vous abusiez !

Avec expression.

Si cet amour était véritable ?

AGATHE, émue et changeant de ton.

S’il l’était, je croirais qu’un tel aveu mérite mon amitié, ma confiance, et je répondrais : Cette femme que vous croyez légère et frivole, est susceptible au contraire des sentiments les plus vrais et les plus tendres ; mais ses goûts lui font rechercher le calme et la solitude ; les vôtres, Monsieur, vous appellent dans le monde, où vous êtes destiné à briller. Nous sommes donc peu faits l’un pour l’autre ; votre malheur et le mien seraient la suite d’un pareil attachement, et s’il est aussi profond que vous le dites, hâtons-nous d’y porter remède en cessant de nous voir. Voilà ce que je vous dirais, Monsieur, si nous en étions là... mais j’ose espérer qu’il n’en est rien, et que vous nous resterez.

Elle lui fait la révérence et sort.

 

 

Scène VII

 

GUSTAVE, seul, la regardant

 

Eh bien ! elle me quitte, elle s’éloigne. Allons, je ne m’attendais pas à une pareille défense, et j’ai trouvé un adversaire digne de moi. Il y a eu un moment où j’étais fort embarrassé ; et si la conversation avait continué, je crois vraiment que j’allais parler de bonne foi et sérieusement. – Bon ! quelle idée ! il faut bien m’en garder. Il n’y a que cela qui puisse rendre la partie égale ; car si je m’avisais d’aimer cette femme-là, je ne serais plus de force. Elle a un art, une finesse ! elle ne se livre jamais, et profite de tous les avantages. Malgré cela, j’ai fait ma déclaration, ce qui était le plus difficile ; et elle a eu beau faire, j’ai vu qu’elle en était flattée ; car sa gaieté, son enjouement, provenaient moins du désir de me railler que du contentement intérieur qu’elle éprouvait. Allons, le premier pas est fait, continuons.

 

 

Scène VIII

 

GUSTAVE, GOURVILLE

 

GOURVILLE.

Eh bien ! mon ami, quelle nouvelle ? comment cela va-t-il ?

GUSTAVE.

Très bien, mon oncle, et vous aviez raison ; elle est charmante, vive, légère, spirituelle et coquette ! coquette d’autant plus redoutable qu’elle affecte de ne pas l’être, et que si je n’avais pas été prévenu par vous, j’y aurais été pris tout le premier.

GOURVILLE.

N’est-ce pas que j’ai bien fait ? Tu crois donc que tu finiras par te faire aimer ?

GUSTAVE.

Oui, mon oncle, j’ai bonne espérance ; mais c’est plus difficile que je ne croyais, parce que vous comprenez bien qu’une femme qui est tout à fait insensible...

GOURVILLE.

Prends garde ! c’est que je crois qu’elle ne l’est pas. Tout à l’heure au salon, une de ses tantes lui a parlé d’un jeune homme qu’elle protège, et qui la demande en mariage.

GUSTAVE.

Eh bien ! qu’a-t-elle répondu ?

GOURVILLE.

Eh ! mais, elle n’en a pas paru fort éloignée. C’est un homme qu’elle a vu plusieurs fois, et qui a un bel état dans le monde.

GUSTAVE.

Et vous croyez qu’elle accepterait ?

GOURVILLE.

Ma foi, si tu ne te dépêches pas de la subjuguer entièrement, elle va profiter du peu de bon sens que tu lui laisses pour faire un mariage raisonnable.

GUSTAVE.

C’est ce qu’il faudra voir ! non pas que j’y tienne, car vous sentez bien, mon oncle, que ce n’est que pour notre gageure, mais je veux la gagner.

GOURVILLE.

Eh bien ! empêche le courrier de partir, car madame de Melval nous a dit qu’elle allait s’enfermer dans sa chambre pour faire réponse au prétendu.

GUSTAVE.

Elle le refusera, mon oncle, elle le refusera, j’en suis sûr ; et je n’ai pas envie de la voir dans ce moment, parce que ce serait montrer trop d’ardeur, trop d’empressement.

GOURVILLE.

Tu as peut-être raison, et, si tu veux, nous irons promener ensemble.

GUSTAVE.

Certainement, je ne demanderais pas mieux.

Lafleur entre tenant un paquet de lettres.

Mais, tenez, voici Lafleur qui vous apporte vos lettres ; je ne veux pas vous empêcher de les lire.

Gustave prend les lettres des mains de Lafleur, et les donne à son oncle.

GOURVILLE.

C’est bien.

À Lafleur.

Sais-tu où est madame de Melval ?

LAFLEUR.

Ces dames sont de ce côté, dans la grande allée.

GUSTAVE, le renvoyant.

C’est bien. Adieu, mon oncle ; je vous laisse, je vais dormir une heure dans mon appartement.

GOURVILLE.

Je te le conseille, et surtout ne fais pas de mauvais rêves.

Il s’assied devant la table. Gustave fait semblant d’aller à droite, ou est son appartement ; puis il marche sur la pointe des pieds, et sort par la gauche, du côté du jardin.

 

 

Scène IX

 

GOURVILLE, seul, en regardant en dessous, et partant d’un éclat de rire

 

À merveille ! si je voulais m’amuser à le suivre, je le trouverais, j’en suis sûr, dans la grande allée. Ah ! l’on se cache déjà de moi ; c’est bon signe, et mon cher neveu est déjà pris plus qu’il ne le croit lui-même. D’un autre côté, j’ai vu revenir Agathe ; elle était émue, agitée, et deux ou trois fois, je lui ai adressé la parole sans qu’elle m’entendît ; mais je n’ai pas voulu en parler à Gustave. Diable ! il se négligerait. Pour le tenir en haleine, il faut des obstacles. Encore deux ou trois, et je le garantis amoureux fou. Eh bien ! était-ce donc si difficile ! voilà deux personnes qui se détestaient ; et déjà, grâce à moi, sans qu’elles s’en doutent... Allons, j’ai eu tort de ne pas me lancer dans la politique ; j’aurais fait de grandes choses. Hein... qu’est-ce que c’est ? des lettres de Paris ; une autre de Bagnères ! Brisons cette enveloppe. Je m’en doutais, c’est ce qu’on devait m’envoyer, c’est le testament du commandeur.

Lisant les derniers mots.

Comme on me l’avait annoncé, c’est bien moi qui suis son exécuteur testamentaire. Voyons un peu les principales dispositions. Dieu ! quel préambule ! cela ne m’étonne pas, il a toujours été si bizarre, si original !

Il lit.

« De toutes les maladies qui menacent l’existence d’un vieux garçon, la plus terrible et la plus tenace de toutes, ce sont les collatéraux ; avec eux, on ne peut vivre ni mourir en paix. Aussi, j’ai été, nuit et jour, tellement tourmenté par la présence assidue de mes excellents parents, cousins, petits-cousins, arrière-cousins, que j’institue pour légataire universelle la seule personne qui ne m’ait jamais fait la cour, et qui ne m’ait jamais rien demandé, la seule enfin qui, dans ce moment, ne soit pas auprès de moi ; je veux dire Agathe de Melval. »

S’interrompant.

Dieu ! madame de Melval légataire universelle... telle qui devait à peine espérer une dizaine de mille francs, se trouve maintenant à la tête de plus de cent mille livres de rentes ! une jeune femme d’une beauté, d’une douceur, d’un caractère angéliques. Dieu ! qu’est-ce que j’ai fait ?

Reprenant vivement le testament.

Achevons.

Il lit.

« Je désire, mais sans lui en imposer la condition, qu’Agathe choisisse pour époux mon ami Gourville, que je nomme mon exécuteur testamentaire, et que j’exhorte bien sincèrement à avoir des enfants, si c’est possible, ne fût-ce que pour déshériter ses collatéraux. » Ah ! maudit testament ! si je l’avais connu. Donner une femme comme celle-là à mon neveu, quand je pourrais l’épouser, quand le testament m’y autorise, quand elle-même, ce matin, semblait y consentir ! Oui, mais c’est que ce matin son cœur était libre, je n’avais pas de rival, mon neveu n’y pensait seulement pas, et c’est moi qui ai été lui donner des idées. Allons, allons, rassurons-nous : heureusement il n’y a pas encore grand mal, les choses ne sont pas bien avancées ; et puisque c’est moi qui suis cause de tout, je pourrai toujours, quand je le voudrai, détruire ce que j’ai fait.

 

 

Scène X

 

GOURVILLE, GUSTAVE

 

GUSTAVE.

Ah ! mon oncle, vous voilà ! que je suis content de vous retrouver encore ici.

GOURVILLE.

Est-ce qu’il y a des nouvelles ?

GUSTAVE.

D’excellentes ; et tout va à merveille.

GOURVILLE, à part.

Ah ! mon Dieu !

GUSTAVE.

Madame de Melval se promenait dans la grande allée, à côté d’une vieille dame de ses parentes, qui dans ce moment, par bonheur, a une migraine affreuse. Pour faire le moins de bruit possible, je lui parlais à demi voix, et de très près. Vous ne vous imaginez pas le charme d’un pareil entretien ; il établit une espèce d’intimité et de mystère ; c’est presque un tête à tête.

GOURVILLE, à part.

Dieu ! est-il mauvais sujet !

GUSTAVE.

En un tour de promenade, on était fatigué ; je me propose pour cavalier, et je pressais légèrement le plus joli bras du monde.

GOURVILLE.

Comment, Monsieur, vous avez osé ?...

GUSTAVE.

Oh ! ce n’est rien encore. J’ai un peu doublé le pas, nous nous sommes presque trouvés seuls. Alors j’ai mis en usage tout ce que l’amour a de plus tendre et de plus touchant. J’ai été pathétique, éloquent, j’ai pleuré ; enfin, mon oncle, j’ai été content de moi, et je crois qu’on l’a été aussi, car elle était émue ; et un autre avantage de ma position, car vous n’avez pas oublié qu’elle me donnait le bras, le bras de gauche :

Air du Fleuve de la vie.

De mes discours avec adresse
Observant l’effet séducteur,
À chaque mot, avec ivresse,

Montrant son bras.

Je sentais là battre son cœur.
Ce trouble, cette douce extase
Voulaient, par un silence heureux,
Dire : « Je vous aime... » et ses yeux
Ont achevé la phrase.

GOURVILLE.

Comment ! ses yeux ont daigné dire...

GUSTAVE.

En propres termes ; mais elle a fait mieux, elle m’a accordé un rendez-vous.

GOURVILLE.

Un rendez-vous !

GUSTAVE.

Oui. En quittant ces dames, j’ai dit que j’allais au salon, pour y faire de la musique, et je suis sûr que dans un instant elle y va venir.

GOURVILLE.

Pour cela, tu me permettras d’en douter.

À part, regardant dans le jardin.

Dieu ! je l’aperçois.

GUSTAVE, avec joie.

Tenez, tenez, mon oncle, la voyez-vous ? Ah ! que je suis heureux !

GOURVILLE.

Un instant ; elle se promène tranquillement sur cette terrasse.

GUSTAVE.

Mais sans doute, elle ne peut pas venir ici tout de suite. Elle fera négligemment deux tours de promenade, et avant d’entrer dans son appartement, elle passera, par mégarde, dans le salon, où elle me trouvera par hasard. Voilà toujours comment cela se pratique dans ce que nous appelons un rendez-vous tacite.

GOURVILLE , à part.

Je ne l’aurais jamais cru si savant.

Haut.

Mon ami, puisque tu es sûr d’être aimé, voilà le moment de lui déclarer que tout ceci n’est qu’un jeu...

GUSTAVE, un peu embarrassé.

Oui, mon oncle, oui, sans doute ; c’est bien là mon intention ; d’ailleurs, nous en sommes convenus.

GOURVILLE.

C’est bien. Nous allons nous divertir.

S’asseyant.

Et je vais jouir de ton triomphe.

GUSTAVE.

Comment ! vous comptez rester là ?

GOURVILLE.

Certainement. Sans cela la gageure est manquée, et notre vengeance est nulle. Songe donc que c’est devant moi qu’elle t‘a défié !

GUSTAVE.

C’est pour cela que devant vous elle n’osera s’expliquer, ni me faire un aveu. Votre présence va tout gâter.

GOURVILLE.

Eh bien ! à la bonne heure.

Air : Qu’il est flatteur d’épouser celle.

D’ici, je pourrai vous entendre,
Nous allons rire à ses dépens.

GUSTAVE.

Oui ; mais d’abord il faut attendre,
Et feindre les grands sentiments.

À son oncle qui est déjà dans le cabinet, et qui tient la porte entr’ouverte.

Soyez patient, je vous prie ;
Vous sentez bien qu’il me faudra
Jouer d’abord la comédie.

GOURVILLE, à part, le regardant.

Je crois qu’il commence déjà.

La voici.

Il referme la porte.

 

 

Scène XI

 

GUSTAVE, AGATHE

 

AGATHE.

Quoi ! Monsieur, vous êtes encore au salon ? vous nous aviez quittées pour faire de la musique, et n’entendant point le piano, je vous croyais sorti.

GUSTAVE.

Non, je n’avais pas encore commencé.

À part.

Dieu ! que c’est gênant que mon oncle soit là !

AGATHE.

Eh bien ! voulez-vous que nous essayons ensemble ce dernier duo d’Auber !

GUSTAVE.

Si vous l’exigez, Madame, je suis à vos ordres ; j’ai tant de choses à vous dire !

AGATHE.

À moi ?

Gourville sort du cabinet, et se tient dans le fond de l’appartement, où il entend la conversation.

GUSTAVE.

Oui, je veux vous parler du sujet qui m’intéresse le plus au monde, et duquel dépend mon bonheur. Vous vous doutez bien, Madame, qu’il s’agit de vous.

AGATHE.

Je croyais que vous m’aviez promis tout à l’heure de garder sur ce chapitre-là le silence le plus absolu.

GUSTAVE.

Je vous le demande, est-ce possible ? oui, Madame, parlez, exigez des preuves, des sacrifices. Vous prétendez que j’aime le monde ; je l’abandonne pour vous, je renonce à Paris, à tous ses plaisirs. Les lieux que vous habitez seront désormais les seuls qui puissent me plaire, vos goûts seront les miens, vos ordres seront ma loi suprême ; et, pour prix de ma tendresse, je ne vous demande qu’une chose.

AGATHE.

Et c’est ?

GUSTAVE.

De m’assurer que mon amour ne vous est pas indifférent.

AGATHE.

En vérité, je l’ignore ; mais quand je le saurai, je vous promets de vous le dire.

GUSTAVE.

En attendant, puis-je espérer que vous ne répondrez pas à la demande de mariage que l’on vous a adressée ce matin ?

AGATHE.

J’ai déjà répondu, ma lettre est écrite.

GUSTAVE.

Et vous l’enverrez ?

AGATHE, souriant.

Peut-être ; tenez, elle est là-haut, dans mon appartement, sur mon bureau ; allez la chercher, et nous verrons ce qu’il faut en faire.

GUSTAVE, lui baisant la main.

Ah ! que je suis heureux !

Il entre dans l’appartement à droite.

 

 

Scène XII

 

AGATHE, GOURVILLE

 

GOURVILLE, à part.

Si je ne préviens pas son retour, c’en est fait de mes espérances.

AGATHE, avec joie.

Ah ! vous voilà, Monsieur ; si vous saviez... votre neveu.

GOURVILLE.

Ce matin, je vous ai parlé de son amour, parce que j’en étais moi-même persuadé ; mais je sais maintenant que sa tendresse n’est qu’un jeu.

AGATHE.

Ô ciel ! qui vous l’a dit ?

GOURVILLE.

Lui-même. Il m’a confié, en riant, ses projets.

AGATHE.

Ah ! le perfide !

GOURVILLE.

Ce n’est de sa part qu’une légèreté, qu’une inconséquence. J’ai cru de mon devoir de vous prévenir ; mais ne me trahissez pas.

AGATHE.

Je vous le jure ; mais que ne parliez-vous plus tôt.

À part.

N’importe, du moins il ne jouira pas de son triomphe.

 

 

Scène XIII

 

AGATHE, GOURVILLE, GUSTAVE

 

GUSTAVE, tenant la lettre dans sa main.

Voici cette lettre ; elle est adressée à M. de Saint-Elme, avocat.

AGATHE, froidement.

Oui, Monsieur.

GUSTAVE.

Puis-je, sans indiscrétion, vous demander quel en est le contenu ?

AGATHE, de même.

J’ai répondu que sa demande m’honorait infiniment, et que je consentais à le prendre pour époux.

GUSTAVE, riant.

Quoi ! vraiment, vous lui aviez écrit ?

AGATHE.

Oui, Monsieur, et comme vous m’avez annoncé que vous partiez pour Paris, je vous prie d’avoir la bonté de la faire remettre à son adresse.

Elle lui fait la révérence et sort.

 

 

Scène XIV

 

GUSTAVE, GOURVILLE

 

GOURVILLE, partant d’un éclat de rire.

Ah ! ah ! le trait est impayable, et l’on ne ferait pas mieux dans la capitale.

GUSTAVE, qui est resté stupéfait et la lettre à la main.

Comment ! il se pourrait ? Qu’est-ce que cela signifie ?

GOURVILLE.

Que tu as trop tardé à te moquer d’elle, et que c’est elle qui se moque de toi. Mais c’est ta faute ; je t’en avais prévenu. Il n’y a rien d’incertain comme les conquêtes de province.

GUSTAVE.

Je n’en puis revenir encore ! Qui, moi, je serais sa dupe ? Tant de ruse, tant de coquetterie !

GOURVILLE.

Au bout du compte, vous n’avez rien à vous reprocher. Bien attaqué, bien défendu.

Air du Pot de fleurs.

Allons, mon cher, d’où vient cet air sinistre ?
Toi qui déjà fus vainqueur tant de fois,
De tes hauts faits le siècle tient registre,
Et le livre de tes exploits,
Livre où l’amour inscrit chaque conquête,
Est déjà tellement complet,
Qu’on n’y pourra trouver un seul feuillet
Pour y consigner ta défaite.

D’ailleurs, je te promets le secret.

GUSTAVE.

Et que m’importent toutes les railleries dont on pourra m’accabler ? elles ne sont rien auprès des tourments que je souffre ; car il n’est plus temps de dissimuler, et je dois vous dire la vérité : oui, mon oncle, je l’aime comme un fou.

GOURVILLE.

Que m’apprends-tu là ? quoi ! cet amour que tu avais voulu feindre...

GUSTAVE.

Je l’éprouvais réellement.

GOURVILLE.

Et moi qui t’admirais !

GUSTAVE.

Plaignez-moi plutôt ; car, malgré la manière indigne dont elle m’a traité, je ne puis encore m’habituer à l’idée de renoncer à elle. Mon oncle, il faut que je la revoie, que je lui parle.

GOURVILLE.

Puisqu’elle ne t’aime pas.

GUSTAVE.

C’est égal.

GOURVILLE.

Puisqu’elle en aime un autre.

GUSTAVE.

C’est égal, mon oncle, je veux la revoir.

GOURVILLE.

Et moi, je ne le souffrirai pas ; et si tu as totalement perdu la raison, j’en aurai pour nous deux. Qu’est-ce que cela signifie ? aller encore t’exposer à ses railleries,à ses mépris ; te rendre la fable de toute la société ! Allons donc, mon cher, de la fierté, du courage.

GUSTAVE.

Oui, mon oncle ; oui mon bon oncle, je sens que vous me parlez en ami, en ami véritable. Tenez, faites de moi tout ce que vous voudrez ; je me laisse conduire par vous ; car, dans ce moment, je ne suis pas en état de remplir un parti.

GOURVILLE.

À la bonne heure. Eh bien ! il faut retourner à Paris.

GUSTAVE.

Comment ! m’éloigner d’elle ?

GOURVILLE.

Ne vas-tu pas recommencer ?

GUSTAVE.

Non, mon oncle, non, je vous le promets ; et demain ou après-demain au plus tard...

GOURVILLE.

Non pas, mais à l’instant même.

GUSTAVE.

Et comment voulez-vous que je parte ainsi à l’improviste, quand rien n’est disposé ?

GOURVILLE.

Ce ne sera pas long. Holà ! quelqu’un !

Lafleur entre.

Lafleur, entre vite dans cet appartement.

Il désigne la porte d’une chambre à droite.

Et fait, en cinq minutes, les malles et les paquets de mon neveu. Je t’aiderai s’il le faut.

Lafleur entre dans la chambre de Gustave.

GUSTAVE.

Mais une voiture ?

GOURVILLE.

N’ai-je pas ici une berline ? je te la prêterai ; n’ai-je pas mes gens ? ils sont à ton service ; crois, mon ami, que dès qu’il s’agit de ton repos et de ta tranquillité... Je ne te dis que cela, tu dois me connaître.

GUSTAVE.

Oui, mon oncle, mon excellent oncle ; c’est dans des moments comme ceux-là qu’on est heureux d’avoir des parents.

S’asseyant près de la table et écrivant.

GOURVILLE.

Eh bien ! que fais-tu donc ?

GUSTAVE.

Je lui écris, mon oncle.

GOURVILLE.

Qu’est-ce que tu peux lui dire ?

GUSTAVE.

Je n’en sais rien, mais je lui écris.

GOURVILLE.

Et à quoi bon ? pour essuyer de nouveaux refus ? Car apprends tout ce que j’ai fait auprès d’elle en ta faveur ; je voulais vous marier ensemble.

GUSTAVE, se relevant.

Il se pourrait ?

GOURVILLE.

C’était ma seule idée, mon seul but ; mais tous mes efforts ont été inutiles. Ainsi, je te le répète, nous m’avons plus rien à faire ici ; pour notre honneur, il faut partir. Voici justement Lafleur avec tous tes effets.

Lafleur sort de la chambre de Gustave, et porte quelques paquets.

Eh bien ! et le chapeau, et les gants de mon neveu ?

LAFLEUR.

C’est que j’allais d’abord porter ces paquets.

GOURVILLE, les prenant.

Donnez, donnez, je m’en charge ; je vais les faire, placer sur la voiture, en même temps j’envoie chercher les chevaux ; la poste est à cent pas d’ici, et dans dix minutes tu seras... nous serons sur la grande route, car je t’accompagnerai jusqu’à l’autre poste, pour plus de sûreté.

Il sort.

 

 

Scène XV

 

GUSTAVE, puis LAFLEUR

 

GUSTAVE.

Quel homme ! il ne me donne seulement pas le temps de me reconnaître... Ah ! quelle idée ! si pendant qu’il est descendu je pouvais entrevoir madame de Melval.

À Lafleur qui lui présente ses gants et son chapeau.

Tiens, mon garçon, voilà une pièce d’or, porte vite ce billet à ta maîtresse, et rapporte-moi la réponse.

Lafleur sort.

 

 

Scène XVI

 

GUSTAVE, seul

 

Je lui demande cinq minutes d’entretien, pourra-t-elle me refuser ? mais si elle tarde, c’est fait de moi.

Regardant par la croisée du fond.

Voilà déjà mon oncle qui a placé tous les paquets sur la voiture... Grands dieux ! déjà les chevaux... Mon oncle donne ses ordres au postillon, au palefrenier ; il est partout, il se multiplie... le voilà qui m’appelle.

Criant par la fenêtre.

Voilà ! voilà ! je suis à vous. Et ce Lafleur qui ne revient pas. Ah ! quel bonheur ! c’est lui.

 

 

Scène XVII

 

GUSTAVE, LAFLEUR

 

GUSTAVE.

Eh bien ! la réponse ?

LAFLEUR, lui montrant la lettre déchirée.

Voilà, Monsieur ; on l’a déchirée sans la décacheter ; et Madame a dit devant moi à sa femme de chambre : « Fermez la porte de mon appartement ; je ne veux voir personne, et je ne descendrai au salon que quand il sera parti. »

GUSTAVE.

C’en est donc fait ! aucun moyen de parvenir jusqu’à elle. Elle ne se montrera que quand elle sera bien sûre de mon départ, que quand elle aura entendu rouler cette maudite line... Dieu ! quel projet ! s’il pouvait réussir...

Regardant par la fenêtre.

Tout est prêt... Le postillon est à cheval, la grande porte de la cour est ouverte... Dans son impatience mon oncle est déjà monté dans la voiture...

À Lafleur.

Lafleur, dix louis pour toi, et autant pour le postillon, s’il exécute mes ordres. Que sans faire attention aux cris, aux menaces, aux imprécations de mon oncle, il parte sur-le-champ, ventre à terre, pendant l’espace d’une lieue, qu’il revienne de même.

LAFLEUR.

Comment, Monsieur ?

GUSTAVE.

Vingt louis pour vous deux.

LAFLEUR.

Mais encore...

GUSTAVE.

Eh! va donc, c’est une gageure.

LAFLEUR.

Ah ! c’est une gageure... Oh ! alors...

Il sort.

 

 

Scène XVIII

 

GUSTAVE, seul

 

Allons, avant que mon oncle soit de retour de sa promenade obligée. J’ai au moins vingt-cinq minutes devant moi. À merveille ! le coup de fouet est donné, les chevaux s’élancent ; le pavé de la cour a retenti. Pourvu que ma ruse réussisse, et que le bruit fasse sortir madame de Melval de son appartement ! Dieu soit loué ! je respire ; c’est elle ! Ne nous montrons pas.

Il se cache.

 

 

Scène XIX

 

GUSTAVE, caché, AGATHE

 

AGATHE, entrant et regardant par la croisée.

Grâce au ciel, il s’éloigne, il n’est plus ici... le perfide ! Oser encore m’écrire ! et que pouvait-il me dire ? Oui, sans doute, furieux de voir ses projets déjoués, il voulait de nouveau chercher à abuser de ma faiblesse, de ma crédulité.

Regardant autour d’elle.

Sa présence en ces lieux me faisait mal, il me tardait de me trouver seule, et maintenant j’éprouve un froid mortel, un vide affreux.

Mettant la main sur son cœur.

Ah ! c’est là que sont mes tourments ! J’ai dû le congédier, ne pas lire sa lettre, le bannir de mon cœur, j’ai fait mon devoir ; mais je suis trop malheureuse. Pourquoi maintenant retenir mes larmes ? Ah ! pleurons-le, du moins, puisqu’il n’en saura rien.

GUSTAVE, qui s’est approché derrière elle pendant ces derniers mots.

Dieu ! qu’ai-je entendu ?

AGATHE, se retournant et l’apercevant.

Encore ici ! Quelle est cette trahison ? Monsieur, voulez-vous me perdre ?

GUSTAVE.

Non, mais je viens à vos pieds implorer ma grâce. Malgré vos mépris, je vous adorais toujours, et maintenant que ma tendresse est partagée, j’en mourrai, je crois, d’amour et de bonheur.

AGATHE.

Laissez-moi ; espérez-vous me tromper encore ?

GUSTAVE.

Moi ! jamais. Je vous dois la vérité.

Air de Céline.

Blessé de votre indifférence,
Irrité de votre rigueur,
J’avais d’abord, dans ma vengeance,
Juré de dompter votre cœur :
Oui, je voulais vous séduire et vous plaire,
Oui, je voulais un triomphe complet,
Et tout ce que je voulais faire,
Sans le vouloir vous l’avez fait.

AGATHE.

Ah ! dois-je vous croire ?

GUSTAVE.

Oui, jamais d’autre pensée n’est entrée dans mon âme ; et, pour vous le prouver, soyez ma femme, ma compagne, mon amie : daignez accepter ma main.

AGATHE.

Qui ? vous, mon mari ! Vous ignorez donc, Monsieur, que je n’ai presque rien, que la fortune que j’attends est au moins incertaine : et vous... seul héritier d’un oncle aussi riche, vous qui avez de si belles espérances !

GUSTAVE.

Ah ! que je suis heureux ! il est donc un sacrifice que je puis vous faire, une preuve d’amour que je peux vous donner.

AGATHE.

Mais votre oncle daignera-t-il y consentir ?

GUSTAVE.

Sans hésiter ; il voulait d’abord nous marier, et il n’y a renoncé que parce qu’il a cru que vous ne m’aimiez pas.

AGATHE.

Lui, au contraire : il voulait nous unir, et il n’a changé d’idée que parce qu’il a cru que vous me trompiez.

GUSTAVE.

Il était comme nous, il était dans l’erreur.

AGATHE.

Il s’abusait sur nos véritables sentiments.

GUSTAVE.

Ce cher oncle ! quelle sera sa joie !

AGATHE.

Mais où donc est-il ?

On entend un grand bruit de voiture.

GUSTAVE.

Tenez, le voilà qui revient en berline.

Allant à la fenêtre et criant.

Mon oncle, mon oncle, montez vite !

À Agathe.

Par amitié, par intérêt pour moi, il voulait m’arracher de ces lieux ; et ne pouvant me soustraire à son active surveillance, pour le faire sortir, lui, de la maison, et vous, de votre appartement, j’ai imaginé à l’improviste de l’envoyer promener pendant quelques instants.

 

 

Scène XX

 

GUSTAVE, AGATHE, GOURVILLE

 

GOURVILLE.

Corbleu ! qu’est-ce que c’est qu’une pareille plaisanterie ? Deux lieues en un quart d’heure ! et j’avais beau crier : Arrête ! arrête, postillon !...

Air : Ces postillons sont d’une maladresse.

Sans m’écouter il courait ventre à terre.
Comme le vent il devait m’entraîner.

GUSTAVE.

Ce n’était rien, calmez votre colère,
Car c’est moi seul qui venais d’ordonner.

GOURVILLE.

Comment, c’est toi qui m’as fait promener ?

GUSTAVE.

Pour m’obéir il était à son poste,

Montrant Agathe.

Mais apprenez qu’enfin j’obtiens sa main :
Pendant que vous couriez la poste,
J’ai fait bien du chemin.

AGATHE.

Oui, Monsieur, apprenez notre bonheur.

GUSTAVE.

Partagez notre ivresse.

AGATHE.

Nous nous sommes expliqués.

GUSTAVE.

Nous nous sommes tout avoué.

AGATHE.

Il ne voulait pas me tromper.

GUSTAVE.

Elle n’aime que moi.

GOURVILLE.

Comment ! il se pourrait ? Voyez pourtant ce que c’est que de s’entendre !

AGATHE.

Mais nous n’oublierons jamais votre généreuse amitié.

GUSTAVE.

Ni vos excellentes intentions.

AGATHE.

C’est à vous que nous devons tout.

GUSTAVE.

Notre bonheur est votre ouvrage.

GOURVILLE.

Eh bien ! eh bien ! mes enfants, qu’est-ce que je voulais ? qu’est-ce que je demandais ? de vous voir unis ; et pour en arriver là, je peux me vanter que vous m’avez donné assez de mal.

GUSTAVE.

Ô le meilleur des parents !

GOURVILLE.

Oui, tu as raison, le meilleur des parents, car tu ne sais pas encore tout ce que je te donne.

GUSTAVE.

Non, mon oncle, je vous l’ai déjà dit, et je vous le répète encore, je ne veux rien de vous ni de votre fortune.

GOURVILLE, à Agathe.

Concevez-vous qu’il ne veuille même pas me laisser la satisfaction de lui faire un sort ? Mais, corbleu ! si vous refusez mes bienfaits, il faudra bien que vous acceptiez ceux de mon ami le commandeur.

À Agathe lui donnant le testament.

Tenez : légataire universel, et cent mille livres de rentes.

AGATHE.

Ô ciel ! que dites-vous ?

GOURVILLE, frappant sur l’épaule de son neveu.

Oui, mon garçon, cent mille livres de rentes.

GUSTAVE, froidement.

Ah ! tant mieux.

GOURVILLE.

Air de Turenne.

De ma surprise, plus j’y pense,
Je ne puis revenir encor :
Avec ce calmé et cette indifférence
Tu reçois un pareil trésor.

GUSTAVE, avec tendresse, prenant la main d’Agathe.

C’est que déjà j’étais propriétaire
D’un bien qui rend les autres superflus ;
Et que m’importe un trésor de plus,
Lorsque l’on est millionnaire ?

AGATHE, qui a lu le testament.

Grand Dieu ! d’après ce testament, votre oncle avait des droits sur ma main, et il y a renoncé en votre faveur.

GUSTAVE.

Comment ! me céder une pareille femme et une pareille fortune !

GUSTAVE et AGATHE.

Ah ! le bon oncle, l’excellent oncle !

GOURVILLE.

Oui, mon ami, voilà comme je suis.

Vaudeville.

Air nouveau de M. Heudier.

AGATHE.

Ce testament, lorsque j’y pense,
Pourra faire plus d’un jaloux ;
Je lui devrai notre opulence,
Mais mon bonheur dépend de vous :
Prenez garde, car en ménage,
J’entends dire que bien souvent,
Par un contrat de mariage,
L’amour a fait son testament.

GOURVILLE.

J’ignore si du mariage
Je formerai les nœuds charmants ;

À son neveu.

Quoi qu’il en soit, mon héritage
Ne peut manquer à vos enfants.
Pour les actes devant notaire,
Je m’en tire assez galamment ;
Mais pour ceux qu’on passe à Cythère,
J’ai déjà fait mon testament.

GUSTAVE.

Vaincu par l’esprit et la grâce,
Près de vous le bonheur m’attend ;
Adieu l’inconstance et la chasse ;
Jadis c’était bien différent ;
En campagne ou bien en conquête,
Dès qu’on me voyait... sur-le-champ
Les rivaux faisaient leur retraite,
Et les perdreaux leur testament.

AGATHE, au public.

L’auteur m’a dit avec tristesse
(De frayeur se sentant mourir) :
Je donne et lègue cette pièce
Au public, s’il veut l’applaudir.
Cette clause est très nécessaire,
L’acte serait nul autrement ;
Ah ! Messieurs, prouvez qu’au parterre
Vous acceptez le testament.

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