Le Mariage d’argent (Eugène SCRIBE)

Comédie en cinq actes et en prose.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 3 décembre 1827.

 

Personnages

 

DORBEVAL, banquier

MADAME DORBEVAL, sa femme

HERMANCE, sa pupille

POLIGNI, camarade de collège de Dorbeval

OLIVIER, camarade de collège de Dorbeval

MADAME DE BRIENNE, jeune veuve, amie de madame Dorbeval

DUBOIS, domestique de Dorbeval

 

La scène se passe à la Chaussée-d’Antin, dans l’hôtel de Dorbeval.

 

 

ACTE I

 

Un premier salon : porte au fond, et de chaque côte deux portes à deux ballants. La première porte, à droite, conduit au cabinet de Dorbeval, la seconde à son salon de réception ; les deux portes à gauche conduisent aux appartements de madame Dorbeval. À droite, un guéridon ; à gauche, et sur le premier plan, une table et ce qu’il faut pour écrire. Sur un plan plus éloigné, une riche cheminée et une pendule.

 

 

Scène première

 

DUBOIS, OLIVIER

 

OLIVIER.

Personne dans le salon, personne dans les antichambres, qui d’ordinaire sont encombrées de parasites et de solliciteurs ! Est-ce qu’il serait arrivé quelque malheur à mon ami Dorbeval ? Non, non ; voilà un valet, l’hôtel est encore habité,

À Dubois.

M. Dorbeval ?

DUBOIS, à moitié endormi, et sans le regarder.

Il est sorti, Monsieur.

OLIVIER.

Sorti à neuf heures du matin ! à qui croyez-vous parler ? Apprenez que je suis un ami, un camarade de collège qui le visite rarement ; mais quand je viens, je vous prie de vous arranger pour qu’il y soit.

DUBOIS.

C’est différent, Monsieur ; il y est.

OLIVIER.

À la bonne heure.

DUBOIS.

Je demande pardon à Monsieur ; il y a tant de gens de la Bourse qui viennent tous les matins demander les ordres de monsieur.

OLIVIER.

Vraiment ; il y a du plaisir à être un des premiers banquiers de Paris : c’est un bel état.

DUBOIS.

Oui, Monsieur, pour les domestiques ; aussi j’ai refusé deux ministères et une place de suisse au faubourg Saint-Germain. Je vais voir si monsieur est levé.

OLIVIER.

À l’heure qu’il est !

DUBOIS.

Vous ne savez donc pas que la nuit a duré jusqu’à ce matin. Nous avions hier un bal, une fête, et un monde ! ce qu’il y a de mieux en France : des Anglais, des Russes, des Autrichiens ; tous ambassadeurs. Je vais réveiller monsieur.

OLIVIER.

Eh non ; s’il en est ainsi, garde-t’en bien : il y aurait conscience ; viens seulement m’avertir quand il fera jour chez lui ; j’attendrai.

DUBOIS.

Monsieur va peut-être s’ennuyer.

OLIVIER.

Ça me regardé.

DUBOIS.

Comme Monsieur voudra.

Il sort.

 

 

Scène II

 

OLIVIER, seul

 

M’ennuyer ! Ah bien oui ! c’est bon pour un millionnaire ; mais un artiste ne donne pas dans ce luxe-là ! il n’en a pas le temps, surtout s’il a de l’imagination et s’il est amoureux. C’est agréable d’être amoureux : on n’est jamais seul ; car dès que je suis seul, je suis avec elle. Ma protectrice, mon ange tutélaire, toi dont je n’ose prononcer le nom, viens avec moi, viens me tenir compagnie ! Ce sont, par exemple, les seuls rendez-vous, les seuls tête-à-tête que j’aie encore obtenus ; mais c’est égal.

Se retournant.

Hein ! qui vient nous déranger ? On a déjà peur que je ne sois trop heureux. Que vois-je ? c’est Poligni !

 

 

Scène III

 

OLIVIER, POLIGNI

 

POLIGNI.

Cher Olivier, c’est toi que je rencontre chez Dorbeval !

OLIVIER.

Et je m’en félicite ; car nous ne nous apercevons maintenant que par hasard, et nos entrevues ont toujours l’air d’une reconnaissance.

POLIGNI.

C’est vrai, je me le reproche souvent ; car nous nous aimons toujours.

OLIVIER.

Mais nous ne nous voyons plus, et c’est mal.

POLIGNI.

Que veux-tu ? les affaires, les occupations.

OLIVIER.

Les miennes, je le conçois : un peintre, un artiste qui a son état à faire ! mais toi, qui n’as d’autre occupation que de t’amuser.

POLIGNI.

C’est justement pour cela. Si tu savais combien les plaisirs vous donnent d’affaires ! et puis, tu demeures si loin : au haut de la rue Saint-Jacques.

OLIVIER.

Puisque tu as équipage... Tiens, conviens-en franchement : si, au lieu d’habiter cette rue Saint-Jacques que tu me reproches, ce modeste quartier où s’éleva notre enfance, je possédais, comme notre camarade Dorbeval, un bel hôtel à la Chaussée-d’Antin, tes occupations te laisseraient quelques moments pour me voir.

POLIGNI.

Quelle idée ! tu pourrais le supposer ?

OLIVIER.

Je ne t’en fais point de reproches ; je n’accuse point ton amitié sur laquelle je compte, et que je trouverais toujours au besoin, je le sais ; mais c’est la faute de ton caractère, qui a toujours été ainsi : tu aimes tout ce qui brille, tout ce qui éblouit les yeux. Ainsi, en sortant du collège, tu t’es fait militaire, parce qu’alors c’était l’état à la mode, l’état sur lequel tous les regards étaient fixés. En vain je te représentais les dangers que tu allais courir, un avenir incertain : tu ne voyais rien que l’épaulette en perspective, et les factionnaires qui te porteraient les armes quand tu entrerais aux Tuileries. C’est pour un pareil motif que vingt fois tu as exposé ta vie, sans penser aux amis qui auraient pleuré ta perte. Depuis, la scène a changé : aux prestiges de la gloire ont succédé ceux de la fortune. Les altesses financières brillent maintenant au premier rang ; les gens riches sont des puissances, et leur éclat n’a pas manqué de te séduire. Ne pouvant être comme eux, tu cherches du moins à t’en rapprocher ; tu ne te plais que dans leur société ; tu es fier de les connaître ; et souvent, je l’ai remarqué, quand nous nous promenions ensemble, un ami à pied qui te donnait une poignée de main te faisait moins de plaisir qu’un indifférent qui te saluait en voiture.

POLIGNI.

Voilà, par exemple, ce dont je ne conviendrai jamais. Permis à toi de douter de tout, excepté de mon cœur ; à cela près, j’avouerai mes faiblesses, mes ridicules, ce désir de fortune qui me poursuit sans cesse ; non que je sois avide, car j’aimerais mieux donner que recevoir, et je n’ambitionne dans les richesses que le bonheur de les dépenser ; mais ces torts ne sont pas les miens, ce sont ceux du temps où nous vivons. Dans ce siècle d’argent, ceux qui en ont sont les heureux du siècle, et, sans aller plus loin, je te citerai notre ami Dorbeval, que j’aime de tout mon cœur, mais qui au collège n’a jamais été un génie, qui était même le moins fort de nous trois.

OLIVIER.

Tu t’abuses sur son compte ; Dorbeval est très fin, très adroit, et ne manque, quand il le faut, ni de talent, ni d’éloquence ; c’est plus que de l’esprit, c’est celui des affaires, et tu  vois où en sont les siennes.

POLIGNI.

Aussi, et c’est où j’en voulais venir, tu vois l’estime dont il jouit, les hommages qui l’environnent ! À qui les doit-il ? à son opulence ; c’est de droit, c’est l’usage ; et, dans les sociétés brillantes où je passe ma vie, je suis tellement persuadé que la différence des fortunes doit en mettre dans les égards et la considération, que, par fierté, je m’arrange, sinon pour être, du moins pour paraître leur égal.

OLIVIER.

Et voilà, il faut en convenir, une fierté bien placée. Autrefois, tu t’en souviens, nous faisions bourse commune, et je connais ton budget. Tu as huit mille livres de rentes, et tu as équipage. Aussi, victime de ton opulence et de ta manie de briller, tu te gènes, tu te prives de tout. Chez toi, le superflu envahit le nécessaire : tu as un appartement de cinq cents francs et une écurie de cinquante louis. Selon toi, c’est presque une honte d’être pauvre ; tu en rougis, tu t’en caches ; moi, je m’en vante et je le dis tout haut. Orphelin et sans ressources, je dois tout aux bontés du meilleur des hommes, d’un brave et ancien militaire, M. de Brienne, qui m’avait fait obtenir une bourse au collège. Grâce à lui et à l’éducation que j’ai reçue, j’ai l’honneur d’être artiste, pas autre chose, et je ne vois pas pour cela que dans les salons où je te rencontre je sois moins bien accueilli. Je ne joue pas, c’est vrai ; mais tandis que vous perdez à l’écarté, je gagne, moi, une réputation d’homme du monde. Je fais ma cour aux dames, je danse avec les demoiselles, et cette année, en l’absence des gens aimables, j’ai eu des succès dont ma modestie s’effrayait. Oui, mon ami, l’autre jour encore, à Auteuil, une maison de campagne délicieuse où nous jouions la comédie, je faisais répéter à une jeune demoiselle le rôle de Fanchette, dans le Mariage de Figaro... d’abord, mon élève était fort jolie, et puis cette pièce-là, je ne sais pas pourquoi, cela donne toujours des idées...

POLIGNI, riant

Vraiment... eh bien ?

OLIVIER.

Eh bien ! c’était fort amusant, parce que ce rôle de Fanchette est une ingénuité, et que ma jeune écolière me semble appelée, par goût, à jouer les grandes coquettes.

POLIGNI.

Je comprends : et nouveau professeur d’une nouvelle Héloïse...

OLIVIER.

Ô ciel ! peux-tu avoir de pareilles idées ! Une jeune personne du grand monde, une riche héritière !

POLIGNI.

Elle est à marier ! c’est charmant ! Quelle perspective pour le futur ! Mais dis-moi, je t’en prie, le nom de ta passion d’Auteuil ; car cette jeune Fauchette, cette coquette de village, j’ai idée que je la connais.

OLIVIER.

Peut-être bien, et c’est pour cela maintenant que je suis fâché de t’avoir parlé de mes succès comme professeur, parce que tu as tout de suite une manière d’interpréter, et qu’en voulant faire une plaisanterie, j’ai l’air d’avoir fait une indiscrétion.

POLIGNI.

Avec moi ?

OLIVIER.

Avec toi, comme avec tout autre, je me reprocherais toute ma vie d’avoir pu faire du tort à une femme qui le mériterait ; ainsi, à plus forte raison... Mais tiens, je t’en prie, ne parlons plus de cela. Apprends-moi plutôt qui t’amène de si bonne heure chez notre ami Dorbeval.

POLIGNI, soupirant.

Ah ! j’en aurais trop à te dire ! En d’autres lieux, dans un autre moment, je t’ouvrirai mon cœur ! Qu’il te suffise de savoir qu’il est des espérances, bien éloignées sans doute, mais qui, un jour enfin, peuvent se réaliser ; qu’il est au monde une personne à qui est attachée ma destinée, et si j’ai désiré la fortune, c’était pour la lui offrir ; c’était pour la partager avec elle. Voilà pourquoi j’ai sollicité une place brillante qui, chaque jour, m’était promise, et qui m’échappait toujours ; voilà pourquoi j’ai fréquenté ces hautes sociétés où j’espérais trouver des protecteurs, et où je n’ai trouvé que des occasions de dissipations et de dépenses. Ce faste, cet éclat, ces salons dorés qu’ils habitent, ce luxe qui les environne, et auquel peu à peu je me suis habitué, tout cela est devenu pour moi un tel besoin que je ne puis plus m’en passer ; c’est mon être, c’est ma vie ; je suis là chez moi ; et le soir, en rentrant dans mon humble demeure, je me crois en pays étranger. Aussi le lendemain, j’en sors à la hâte pour briller de nouveau et pour souffrir, pour haïr les gens plus riches que moi et pour tâcher de les imiter. Voilà mon existence, et malgré les privations intérieures que je m’impose, malgré l’ordre et l’économie qui règlent ma conduite, je ne peux pas m’empêcher souvent d’être arriéré. Tiens, c’est ce qui m’arrive en ce moment, et ne voulant point entamer mes capitaux, je venais prier Dorbeval de me prêter cinq ou six mille francs dont j’ai besoin.

OLIVIER.

Il se pourrait ! Eh bien ! mon ami, je viens ici pour un motif tout opposé. J’ai fait des économies, et, par prudence, je venais les placer chez notre ancien camarade.

POLIGNI.

Toi, des économies !...

OLIVIER.

Eh ! oui vraiment ! Un peintre, cela t’étonne ! Je sais que ce n’est pas la mode, et qu’autrefois les financiers, les spéculateurs, et les sots de toutes les classes, se croyaient le privilège exclusif de faire fortune, et nous laissaient toujours dans leurs bonnes plaisanteries l’hôpital en perspective. Mais depuis quelque temps les beaux-arts se révoltent, et sont décidés à ne plus se laisser mourir de faim. Girodet et tant d’autres se sont enrichis par leurs pinceaux. Nous avons des confrères qui sont barons ; nous en avons qui ont équipage, qui ont des hôtels, et j’en suis fier pour eux. Trop longtemps la peinture a habité les mansardes ; dans ce siècle-ci, elle descend au premier, et elle fait bien. Je n’en suis pas encore là : je ne suis qu’au troisième, j’y ai mon atelier, et si tu y venais quelquefois, tu verrais quelle gaieté, quelle franchise, quelle ardeur y président : tu sentirais le bonheur d’être chez soi ; tu comprendrais quelles sources de jouissances on trouve dans l’amitié, la jeunesse et les arts ; tu me verrais enfin le plus heureux des hommes, car je dois à mon travail mon aisance, ma liberté, et plus encore, le plaisir d’obliger un ami.

Tirant un portefeuille.

Tiens, voilà mes fonds ; c’est chez toi que je les place.

POLIGNI.

Que fais-tu ?

OLIVIER.

Ne venais-tu pas t’adresser à un ami ? me voilà ! Il te fallait six mille francs : il y en a huit dans ce portefeuille. Accepte-les, ou je me fâcherai. Il me semble que l’argent d’un artiste vaut bien celui d’un banquier.

POLIGNI.

Oui certainement, Mais je crains que cela ne te gêne.

OLIVIER.

Je te répète que je venais les placer, et si j’aime mieux qu’ils soient chez toi qu’à la banque, tu ne peut pas m’empêcher d’avoir confiance. Tu me les rendras le jour de mon mariage, si je me marie jamais !

POLIGNI.

Je ne sais comment te remercier. Mais Dorbeval...

OLIVIER.

Je lui aurai enlevé le plaisir de te rendre service ! Pourquoi se lève-t-il si tard ? Cela lui apprendra... Eh ! le voilà ce cher Crésus. Arrive donc !

 

 

Scène IV

 

OLIVIER, DORBEVAL, POLIGNI

 

DORBEVAL.

Bonjour donc, mes chers et anciens camarades ! bonjour, Poligni ! suis-je heureux de te rencontrer ! j’allais envoyer chez toi ; mais si je m’étais douté d’une pareille surprise, je me serais bien gardé de vous faire attendre.

OLIVIER.

Est-ce que tu étais éveillé ?

DORBEVAL.

Toujours. Est-ce que je repose jamais ? est-ce que j’ai le temps ? je travaille même pendant mon sommeil. J’ai souvent fait des spéculations en rêve ; et la fortune, comme on dit, me vient en dormant. C’est drôle, n’est-ce pas ?

OLIVIER.

Sans contredit.

DORBEVAL, leur prenant la main.

Y a-t-il longtemps que nous ne nous étions trouvés tous trois réunis en tête-à-tête !

POLIGNI.

Cela ne nous est pas arrivé, je crois, depuis le collège !

DORBEVAL.

C’est vrai, et avec quel plaisir je me rappelle ce temps-là ! Quel beau collège que celui de Sainte-Barbe ! y ai-je reçu des coups de poing ! C’était toujours Poligni qui me défendait, parce qu’il a toujours été brave... Moi, j’avais de l’esprit naturel, mais je n’étais pas fort : j’étais toujours le dernier. Il est vrai que depuis j’ai pris ma revanche. Et te rappelles-tu, Olivier, quand tu me dictais mes versions grecques ? parce que moi, le grec, je ne l’ai jamais aimé, quoique maintenant je sois un philhellène. Du reste toujours ensemble, toujours unis, nous mettions en tiers les peines et les plaisirs. On nous appelait les inséparables, et pour parler en financier, notre amitié offrait l’emblème du tiers consolidé.

Riant.

C’est joli !

OLIVIER.

Oui, si tu veux. Mais je te trouve ce matin d’une gaieté !

DORBEVAL.

C’est vrai. Le matin quelquefois ; mais si tu m’entendais ici le soir, j’ai bien plus d’esprit encore.

OLIVIER.

Je crois bien : le soir, dans ton salon, tu es sûr de ta majorité.

DORBEVAL.

Il est vrai que mon salon...

Avec volubilité.

Il est magnifique mon salon ; je l’ai fait arranger : il me coûte quarante mille écus. C’est d’un goût exquis : de la dorure du haut en bas !... Demande à Poligni, car toi, il est impossible de t’avoir ; je réunis souvent  cinq ou six cents amis, et j’ai beau t’inviter, tu ne viens jamais. Moi, je te le dis franchement, cela me fait de la peine, surtout depuis quelque temps. Sais-tu que tu commences à percer, à avoir de la réputation ? On se dit déjà dans le monde : Ce petit Olivier ne va pas mal, ce gaillard-là aura un beau talent ; et moi je réponds : Je crois bien, c’est mon camarade de collège ; je l’attends ce soir, vous le verrez... et puis tu ne viens pas ! C’est très désagréable, cela m’ôte même de ma considération : j’ai l’air  de ne pas aimer les arts.

OLIVIER.

Pardon, mon cher, je suis un ingrat. Je te remercie, toi et ses amis, de la bonne opinion que vous avez de moi ; mais je pense que les artistes, s’ils sont sages, doivent fuir le grand monde, dans l’intérêt même de leur réputation. Pour te parler à mon tour en style des beaux-arts, ils sont comme ces peintures à fresque qui gagnent toujours à être vues de loin. Quand on les regarde de trop près, on se dit : Comment, ce n’est que cela ?... et c’est par amour-propre que je reste chez moi : j’aime mieux qu’on me voie par mes ouvrages.

DORBEVAL.

Tu as tort : tu y perds des protecteurs.

OLIVIER.

Des protecteurs !... Grâce au ciel nous ne sommes plus dans ces temps où le talent ne pouvait se produire que sous quelque riche patronage ; où le génie, dans une humble dédicace, demandait à un sot la permission de passer à la postérité à l’ombre de son nom. Les artistes d’à présent, pour acquérir de la considération et de la fortune, n’ont pas besoin de recourir à de pareils moyens ; les vrais artistes, j’entends ; ils restent chez eux, ils travaillent, et le public est là qui les juge et les récompense.

DORBEVAL.

Dans le public, au moins, tu comprends tes amis de collège, tes anciens camarades ?

OLIVIER.

Oui, mes amis, il n’y a que ceux-là sur lesquels on puisse compter.

DORBEVAL, lui prenant la main.

Et tu as bien raison !... Si je vous racontais, à propos d’amitié de collège, ce qui m’est arrivé à moi-même, hier, au café de Paris, sans que j’y fusse.

POLIGNI, à part.

Comment sait-il déjà cela ?

OLIVIER.

Qu’est-ce donc ?

DORBEVAL.

Un monsieur qui, sans doute, ne me connaissait pas, et qui s’est permis de me traiter de fat... moi ! Heureusement c’était en présence d’un de nos anciens camarades, qui a pris si vivement ma défense, que la discussion a fini par un soufflet et par un coup d’épée... Voilà ce que j’ai appris ce matin ; et ce généreux protecteur, ce voilant chevalier qui, se rappelant le temps heureux des coups de poing du collège, se croyait encore obligé de me défendre, c’était Poligni.

OLIVIER.

Il se pourrait !

DORBEVAL.

Lui-même.

POLIGNI.

N’en parlons plus. Ce n’était pas toi, c’est moi seul que cela regardait. Insulter un ami absent ! cela devient une injure personnelle.

OLIVIER, allant à lui, et lui prenant la main.

Je te reconnais là.

DORBEVAL.

Et me l’avoir laissé ignorer !... Je n’ai plus qu’un désir, c’est de m’acquitter avec toi ; et j’en trouverai les moyens. Oui, mes amis, oui, quoi qu’on en dise, la fortune n’a point gâté mon cœur ; je suis toujours avec vous ce que j’étais autrefois : un bon enfant, et pas autre chose. Si avec d’autres, parfois, je suis un peu orgueilleux, un peu... fat, puisque l’épithète est connue, c’est que dans ma position il est bien difficile de résister au contentement de soi-même. On peut s’aveugler sur son esprit, mais non sur ses écus. Ils sont là dans ma caisse : un mérite bien en règle, dont j’ai la clé ; et quand on peut soi-même évaluer ce qu’on vaut à un centime près, ce n’est plus, de l’orgueil, c’est de l’arithmétique.

POLIGNI, riant.

Il a raison ; il faut de l’indulgence.

DORBEVAL.

C’est ce que je dis tous les jours : il faut bien nous passer quelque chose à nous autres pauvres riches. Mais il y a des gens intolérants : ceux surtout qui n’ont rien ; ils ont tort.

OLIVIER.

Très grand tort ! Il faudrait pour bien faire que tout le monde fût millionnaire.

DORBEVAL.

Voilà connue j’entends l’égalité. Ah çà ! qu’est-ce que nous faisons aujourd’hui ? Je vous tiens ; je ne vous quitte pas : nous passons la journée ensemble.

POLIGNI.

Je ne demande pas mieux.

OLIVIER.

Impossible ! il faut que je rentre chez moi.

POLIGNI.

Et pourquoi donc ? Le salon a ouvert cette semaine.

À Dorbeval.

et il paraît qu’Olivier a exposé un tableau magnifique, un sujet tiré d’Ivanhoé, la scène de Rébecca et du Templier, le moment où la belle Juive va se précipiter du haut de la tour.

OLIVIER, vivement.

Tu l’as vu ?

POLIGNI.

Non, pas encore, mais allons-y aujourd’hui.

DORBEVAL, à Olivier.

À merveille ! Tu nous y mèneras, parce que, moi, j’ai le sentiment des beaux-arts, mais j’ai besoin de quelqu’un qui me fasse comprendre les beautés. Auparavant nous irons au bois avec ces dames, ma femme et Hermance, ma pupille : une cavalcade magnifique ! De là nous déjeunerons au pavillon d’Armenonville, ou chez Lether, ou chez Véry ; enfin ce que nous autres, bonne compagnie, appelons aller au cabaret. Et puis ce soir à l’Opéra... Poligni, tu prendras une loge.

POLIGNI.

Volontiers ! ce sera charmant.

OLIVIER, à voix basse.

Y penses-tu ? voilà encore une journée à te ruiner.

POLIGNI, de même.

Une fois par hasard...

Haut.

Et, tu as beau dire, tu viendras.

DORBEVAL.

Oui, oui, c’est décidé.

OLIVIER.

Non, vraiment ; vous me proposez là une journée d’agent de change, et je ne suis qu’un artiste. Plus tard j’irai peut-être au salon ; mais dans ce moment, je vous l’ai dit, il faut que je vous quitte.

POLIGNI.

Et quel soin si important ?... que vas-tu donc faire ?...

OLIVIER.

Je vais travailler ! Adieu, mes amis ; allez au bois de Boulogne, je retourne, moi, à mon atelier.

Il sort.

 

 

Scène V

 

POLIGNI, DORBEVAL

 

DORBEVAL, le regardant sortir.

Ce pauvre Olivier ! ce ne sera jamais qu’un homme de talent, et pas autre chose. Ah çà ! nous avons commencé par les plaisirs, c’est dans l’ordre ; maintenant parlons d’affaires. Je t’ai dit, il y a quelques jours, que j’espérais te donner de bonnes nouvelles ; je comptais sur le neveu du ministre, M. de Naugis, un charmant jeune homme, qui est l’ami de la maison ; mais depuis quelques jours, on ne le voit plus ; je ne sais ce qu’il devient, et cette préfecture que nous sollicitions ?...

POLIGNI.

Eh bien ?

DORBEVAL.

Eh bien ! nous ne l’aurons pas.

POLIGNI.

Ah ! mon Dieu !

DORBEVAL.

J’ai du crédit à la banque, mais peu au ministère ; et plus j’y pense, plus je suis enchanté que nous n’ayons pas réussi.

POLIGNI.

Vraiment !

DORBEVAL.

Je te parle dans ton intérêt. Comment peut-on courir la carrière administrative ? rien de certain, rien de positif : des appointements ne sont pas des rentes. Un négociant qui fait faillite n’est souvent pas ruiné pour cela : au contraire ; mais un préfet qui n’est plus préfet, qu’est-ce que c’est ?

POLIGNI.

C’est vrai ; mais quel parti prendre ?

DORBEVAL.

Rester libre, indépendant. J’avais déjà réfléchi à ta position, et n’avais pas attendu pour cela le service que tu m’as rendu ; mais maintenant à plus forte raison. Oui, mon ami, j’y suis engagé d’honneur ; c’est à moi de songer à ta fortune, à ton avancement, et j’ai deux partis à te proposer. Le premier, c’est de faire valoir tes fonds, et je m’en charge.

POLIGNI, avec embarras.

Mais pour faire valoir ses fonds, il faut en avoir.

DORBEVAL.

Je sais bien que tu n’es pas comme moi, que tu n’as pas des millions ! Mais tu es riche, tu es à ton aise, tu mènes dans le monde une belle existence, et quand le diable y serait, tu as bien cent mille écus ! Qui est-ce qui n’a pas cent mille écus ?

POLIGNI, embarrassé.

Mais moi... par exemple.

DORBEVAL.

Est-ce que tu n’aurais que deux cent mille francs ?

POLIGNI, à part.

Quelle humiliation !

Haut.

Je ne sais comment te l’avouer, mais avec toi qui es mon ami, et qui ne me trahiras pas, je suis obligé de convenir que je n’ai pas même deux cent mille francs.

DORBEVAL, d’un air de compassion.

Pas même deux cent mille francs ! Ce pauvre Poligni !

Lui prenant la main.

Je n’en dirai rien, mon ami, et cela restera là, tu peux en être sûr ! Mais alors il faut prendre l’autre parti, il faut le faire agent de change.

POLIGNI.

Y penses-tu ? des charges dont le prix est énorme !

DORBEVAL.

Le moment est excellent ; elles sont diminuées de beaucoup ; elles ne valent plus que huit cent mille francs, et elles baisseront encore.

POLIGNI.

Mais somment veux-tu ?...

DORBEVAL.

Il ne faut pas que tu paraisses là-dedans. Tu me feras tantôt ta procuration bien en règle ; et moi, qui suis à même de savoir tout ce qui se passe, je saisirai la première occasion. Il y en a qui veulent vendre, je le sais, et demain, après-demain, d’un instant à l’autre, cela peut être terminé.

POLIGNI.

Mais réfléchis donc : huit cent mille francs ! comment veut-tu que je les paye ?

DORBEVAL.

Tu feras comme tout le monde : tu feras un beau mariage. Voilà maintenant comme on achète une charge : celles d’avoué, de notaire, ne se payent pas autrement, et je n’aurais rien fait pour toi si, en te conseillant une pareille acquisition, je ne te donnais pas les moyens de la payer. Je ne te proposerai pas de t’avancer les fonds, parce qu’il faudrait toujours que tu me les rendisses, et que cela reviendrait au même ; mais je te proposerai un fort beau parti, une jeune héritière fort agréable. Je ne te dis pas que ce soit une beauté...

POLIGNI.

J’entends : elle est laide à faire peur.

DORBEVAL.

Du tout ! elle a cinq cent mille francs, et je réponds d’avance de son consentement, car il dépend de moi.

POLIGNI.

Comment ?

DORBEVAL.

Oui, mon cher, c’est Hermance, ma petite cousine et ma pupille. Comme son tuteur, je dois veiller à ses intérêts, et, par respect pour l’opinion, je ne peux pas la donner à quelqu’un qui n’a rien ; mais je peux la donner à un agent de change : vois si tu veux le devenir.

POLIGNI.

Je suis confus de tant de bontés, de tant de générosité ; mais d’abord je connais fort peu ta pupille. Je l’ai vue quelquefois chez ta femme, à tes soirées, et j’ai dansé hier avec elle deux ou trois contredanses.

DORBEVAL.

Eh bien ! l’entrevue est faite ! La contredanse de rigueur ! l’usage n’en veut qu’une ; vous êtes donc en avance. Du reste, si dans ces mariages-là tu veux savoir la marche à suivre, la voici : on parle aux parents, tu m’as parlé ; on demande aux parents : combien a-t-elle ? je te l’ai dit ; est-ce que je ne t’ai pas dit cinq cent mille francs ?

POLIGNI.

Si, mon ami ; mais je te ferai observer que son caractère... non pas qu’il ne soit excellent, mais il m’a paru bien léger, bien futile.

DORBEVAL.

Je conviens qu’elle a été, pendant huit ans, dans un des premiers pensionnats de Paris ; malgré cela, il n’est pas impossible... Il y a de bons hasards, des naturels qui résistent ; et puis, écoute donc, elle a cinq cent mille francs.

POLIGNI.

J’ai bien entendu ; mais il me semble qu’à son goût pour la parure, à la manière dont elle reçoit les hommages des jeunes gens, il se pourrait bien qu’elle fût un peu coquette.

DORBEVAL.

C’est possible ! Je n’en sais rien ; mais ce que je sais, c’est qu’elle a...

POLIGNI, avec impatience.

Eh ! j’en suis bien persuadé.

DORBEVAL.

Eh bien ! alors, pourquoi hésites-tu ? car dans toutes les objections que tu m’as faites, il n’y en a pas qui ait apparence de raison.

POLIGNI.

C’est qu’il en est une dont je n’osais pas te parler, une qui est la plus forte de toutes, ou plutôt la seule véritable : j’aime quelqu’un.

DORBEVAL.

Toi ! c’est différent : si tu me parles d’amour quand je te parle raison, nous n’allons plus nous entendre. Qu’est-ce que je voulais ? agir en ami, m’acquitter envers toi, faire ta fortune ; mais si tu préfères un mariage d’inclination, je ne prétends pas te tyranniser, et je ne dis plus rien ; d’autant que moi-même aussi, tu le sais, j’ai autrefois donné dans les mariages d’inclination. Il est vrai que la position était bien différente : j’avais de la fortune ; j’ai enrichi une femme qui n’avait rien, ce qui m’a fait de l’honneur dans le monde, et ce qui de plus, j’ose le dire, était fort bien calculé ; car, quoique nous ayons souvent des discussions, elle est obligée, par devoir, de me complaire en tout, de m’aimer, de m’adorer ; je n’ai pas besoin de m’en mêler, ni de rien faire pour cela : j’ai fait sa fortune. Mais toi, mon cher, qui, d’après ton propre aveu, n’as pas même deux cent mille francs !...

POLIGNI.

Et qu’importe ? Plût au ciel que je fusse le maître de n’écouter que mon cœur ! plût au ciel qu’elle fût libre ! je serais trop heureux de lui offrir, avec ma main, le peu de bien que je possède.

DORBEVAL.

Comment ! elle est mariée !

POLIGNI.

Hélas ! oui ; sacrifiée par sa famille, elle a épousé un vieillard, un ancien militaire, M. de Brienne, qui l’a emmenée en Russie, où elle est depuis trois ans.

DORBEVAL.

Elle est mariée ! elle est en Russie ! et c’est pour une pareille chimère que tu compromets ton avenir, que tu refuses un mariage superbe ! Mais si elle était ici, elle serait la première à t’y engager, ou cette femme-là ne t’aime pas ; elle en a épousé un autre par devoir, suis son exemple ; et quand le devoir nous ordonne d’être heureux, d’être riche, d’être considéré, il est doux, il est beau de lui obéir, et c’est ce que tu feras. Tu es décidé ? tu n’hésites plus ?

POLIGNI.

Nous en reparlerons ; nous verrons.

DORBEVAL.

Non, mon cher, il faut brusquer la fortune, la saisir au passage.

POLIGNI.

Dorbeval, de grâce !

DORBEVAL.

Il faut te prononcer : oui ou non.

POLIGNI.

Eh ! morbleu ! laisse-moi, fais ce que tu voudras.

DORBEVAL.

Enfin... ce n’est pas sans peine. Voici ma femme et ma jeune pupille.

 

 

Scène VI

 

POLIGNI, DORBEVAL, MADAME DORBEVAL, ERMANCE

 

Elles arrivent de l’appartement de Dorbeval, à droite du fond.

DORBEVAL.

Arrivez, Mesdames, nous avons de grands projets pour ce matin ; venez donner votre voix, car nous délibérons.

MADAME DORBEVAL, saluant.

Monsieur Poligni !

HERMANCE, de même.

Mon danseur d’hier au soir !

DORBEVAL.

Quand je dis que nous délibérons... c’est-à-dire que j’ai décidé. Nous irons au salon... C’est aujourd’hui samedi, un jour comme il faut : le jour où tout le monde y va... pour éviter la foule. De là, nous irons au bois. Ces dames essayeront ma nouvelle calèche, et nous, mes chevaux anglais ; car Poligni nous reste, il nous accompagne.

HERMANCE.

L’aimable tuteur ! il n’annonce jamais que de bonnes nouvelles. Cela se trouve d’autant mieux que j’ai un nouveau chapeau de Céliane ; oui, ma cousine, j’ai quitté votre marchande de modes ; avec elle rien de surprenant, rien d’inattendu : pas une pensée originale.

POLIGNI, riant.

Il est si difficile de trouver des idées neuves !

HERMANCE.

Surtout en chapeaux !

DORBEVAL, à sa femme.

Vous voyez, chère amie, que vous n’êtes pas prête ; tâchez de ne pas nous faire attendre, et surtout, je vous en prie, de ne pas affecter comme hier cette simplicité de mise et de toilette qui me fait tort. Je ne vous refuse rien pour vos dépenses ; mais ayez au moins la bonté d’en faire. Faites-moi le plaisir d’être heureuse : si ce n’est pour vous, que ce soit pour moi !

MADAME DORBEVAL, doucement.

Aujourd’hui, Monsieur, vous ne vous plaindrez pas de moi : je vous demanderai la permission de ne pas vous accompagner...

DORBEVAL.

Y pensez-vous ?

MADAME DORBEVAL.

Par goût, j’aime mieux rester.

DORBEVAL.

J’en suis bien fâché, chère amie ; mais je vous ai acheté une calèche de six mille francs ; je veux qu’on la voie.

MADAME DORBEVAL.

J’avais des motifs qui me faisaient désirer de rester chez moi ; mais puisque vous l’exigez...

POLIGNI.

L’exiger !... Ah ! ce n’est pas, j’en suis sûr, l’intention de Dorbeval.

DORBEVAL.

Non, sans doute.

À sa femme.

N’allez-vous pas, aux yeux de mes amis, me faire passer pour un despote, un tyran ? Vous savez bien que je n’exige jamais, et que vous êtes la maîtresse.

HERMANCE, allant à la table de droite et feuilletant un album.

Monsieur Poligni, venez donc voir.

DORBEVAL, appelant.

Dubois ! mes gants ! mon chapeau, et qu’on attelle à l’instant. Nous n’irons qu’au salon, ce qui est fort désagréable...

S’approchant de madame Dorbeval pendant que Poligni et Hermance causent à voix basse à l’autre extrémité du talon.

Mais puis-je savoir, au moins, sans indiscrétion ni jalousie, quel est le motif si important qui vous retient ici ?

MADAME DORBEVAL.

Une amie intime, une amie d’enfance, qui était en pays étranger, et qui, après trois ans d’absence, revient demain à Paris ; voilà pourquoi je désirais me trouver ici à son arrivée.

DORBEVAL, mettant ses gants.

C’est juste ! Je ne dis plus rien, surtout si elle est jolie, parce que la sensibilité... l’amitié... nous connaissons cela, n’est-ce pas, Poligni ? Eh bien ! Hermance ! est-ce qu’ils ne m’entendent pas ?

Il va près d’eux.

HERMANCE, sortant de sa conversation avec Poligni.

Pardon ! nous causions de beaux-arts, de peinture ; et en me parlant du salon, monsieur me l’avait fait oublier.

POLIGNI, vivement.

Quoi ! je serais assez heureux !...

DORBEVAL.

Assez heureux !... je te dis que tu l’es trop. Allons, donne-lui la main, et partons ; moi, je suis le surveillant, le tuteur, c’est mon emploi !

À madame Dorbeval.

Adieu, chère amie, je vous laisse dans les expansions du sentiment. Je vais au salon, de là à la Bourse, m’occuper de mes intérêts et de ceux de Poligni, et j’aurai mené de front, dans ce jour, les affaires, les plaisirs, l’argent et l’amitié.

Poligni, Hermance et Dorbeval sortent par la porte du fond ; madame Dorbeval rentre à gauche dans son appartement.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

MADAME DORBEVAL, MADAME DE BRIENNE

 

Elles entrent du fond.

MADAME DORBEVAL.

Je te revois enfin ! embrassons-nous encore ! Que c’est bien à toi d’être venue aussi vite !

MADAME DE BRIENNE.

J’ai cru que je n’arriverais jamais, et cependant nous allions jour et nuit.

MADAME DORBEVAL.

Tu dois être accablée de fatigue ?

MADAME DE BRIENNE.

Oui, il y a quelque jours, en Allemagne, je m’en plaignais un peu ; mais depuis la frontière, je ne m’en aperçois plus : c’est si bon de revoir la France ! Quelle m’a paru belle ! et à mesure que nous approchions de Paris, comme mon cœur battait, et comme les postillons allaient lentement ! Mais quand je me suis vue dans ces murs, quand j’ai reconnu mes rues, mes boulevards, mes physionomies parisiennes, je ne puis te dire ce que j’ai éprouvé. Ce bruit, ce tumulte de la capitale, cette foule qui se jetait sur mes pas, jusqu’aux embarras qui arrêtaient notre voiture, tout me semblait beau, admirable. J’étais si heureuse !

MADAME DORBEVAL.

C’est moi qui le suis maintenant !

MADAME DE BRIENNE.

Chère Élise ! j’ai tant de choses à te dire, tu en as tant à me raconter ! car je t’ai quittée demoiselle, et te voilà mariée ! on trouve tant de changements quand on revient de Russie !... Et moi donc, si tu savais... mais par où commencer ? voilà le difficile !

MADAME DORBEVAL.

Parlons de toi d’abord ; car je ne sais rien ; tu ne me disais pas où je pourrais t’écrire, et toi-même ne m’adressais jamais que quelques lignes sur ta santé.

MADAME DE BRIENNE.

Que veux-tu ? il n’aimait pas qu’on m’écrivît, encore moins que j’écrivisse... même à mes amies intimes.

MADAME DORBEVAL.

J’entends : il, c’est ton mari.

MADAME DE BRIENNE.

Et qui serait-ce donc ? je savais même qu’en lui montrant mes lettres je lui faisais plaisir, et il les lisait toutes : voilà pourquoi ma correspondance ne contenait jamais que des nouvelles officielles.

MADAME DORBEVAL.

Je comprends ; mais c’est toujours fort mal.

MADAME DE BRIENNE.

Non ; n’ayant que mon amitié, il était naturel qu’il en fût jaloux ; d’ailleurs mon devoir était de tout lui sacrifier, même mes plus chères affections ; et ce devoir, je l’ai rempli jusqu’à ses derniers moments.

MADAME DORBEVAL.

Ô ciel ! tu serais veuve ?

MADAME DE BRIENNE.

Eh ! mon Dieu ! oui, depuis longtemps ; je me suis trouvée seule, abandonnée, à quinze ou seize cents lieues d’ici, à l’autre extrémité de la Russie, dans un pays inconnu, où nous avaient appelés les intérêts de M. de Brienne. Je croyais ne plus vous revoir.

MADAME DORBEVAL.

Mais c’est qu’aussi personne n’avait pu comprendre un pareil mariage ! épouser un homme de soixante ans, sans fortune !

MADAME DE BRIENNE.

Il en avait ; c’est ce mariage qui la lui a fait perdre : voilà ce que le monde ne savait pas, voilà ce que le devoir le plus sacré m’empêchait même de t’apprendre. M. de Brienne était un ancien ami de ma famille ; c’était par lui que mon père avait obtenu cette place de receveur général dont il était si fier ; M. de Brienne m’avait vue naître, me portait la plus grande amitié, mais jamais il ne m’était venu à l’idée qu’il dût être mon mari. Bien loin de cela, tu le sais, un autre avenir, d’autres espérances souriaient à mon cœur. Tu te rappelles ces premiers sentiments, ces impressions que rien ne peut effacer ; car alors tu me donnais des conseils, tu recevais mes confidences. On est si heureuse d’un amour qu’on peut avouer ; il est si doux d’en parler ! et cela nous arrivait quelquefois.

MADAME DORBEVAL.

Oui, le matin, le soir, toute la journée ! Et son nom, crois-tu que je l’aie oublié ? ce pauvre Poligni !

MADAME DE BRIENNE, lui mettant la main sur la bouche.

Tais-toi ! il y a si longtemps que je n’ai osé le prononcer.

MADAME DORBEVAL.

C’est un ami de mon mari, nous le voyons assez souvent ; il est libre, et j’ai lieu de croire qu’il est toujours fidèle.

MADAME DE BRIENNE.

Vraiment. Je ne te le demandais pas ; car enfin je n’avais le droit de rien exiger ; mais autrefois, élevés ensemble, nous aimant dès l’enfance, rien ne semblait s’opposer à notre union. C’était pour obtenir le consentement de ma famille qu’il venait d’embrasser l’état militaire, source alors de gloire et de fortune. « Tout ce que je vous demande, » me dit-il en partant, « c’est de m’attendre ! Ou vous apprendrez ma mort, ou je reviendrai colonel. » Déjà, tu le sais, les journaux avaient retenti de son nom, sa conduite lui avait mérité l’estime de ses chefs. Encore quelques mois, et la paix le ramenait auprès de nous, lorsqu’un jour, mon père, que je croyais à l’abri de tous les événements, ou que du moins les fonds publics, dont il était dépositaire, devaient éloigner de toute spéculation hasardeuse, mon père se présente à mes yeux, pâle et tremblant. « Je suis perdu, » me dit-il, « je suis déshonoré ! Ma honte est encore un secret ; mais ce soir elle sera connue et je n’y survivrai pas. Ma fille, c’est toi seule que j’implore ! M. de Brienne, mon ami, sacrifie sa fortune pour me sauver l’honneur ; mais je ne puis accepter ce bienfait que de la main d’un gendre. Prononce sur mon sort. » Hélas ! mon père était à mes genoux, je ne vis que lui. Je consentis, car j’espérais mourir ; et quelques jours après mon mariage j’étais chez moi, j’étais seule... tu devines à qui je pensais... quand tout à coup je le vois paraître devant moi. Ses traits étaient altérés par la souffrance, et me montrant de la main, les riches épaulettes dont il était décoré... « J’ai tenu mes promesses, »me dit-il, « je les ai tenues au prix de mon sang ; mais vous, Madame, vous !... » Ah ! je ne pus y tenir. Je confiai à son honneur le secret de mon père ; je le suppliai de me pardonner et de me plaindre, et je me trouvai moins malheureuse quand il sut à quel point je l’étais. Il partit, en me jurant un amour éternel, et depuis je ne l’ai point revu.

MADAME DORBEVAL.

Jamais ? Vous deviez cependant de temps en temps vous rencontrer de loin dans le monde ?

MADAME DE BRIENNE.

Cela revenait au même : je n’osais pas le regarder. Quelquefois seulement nous recevions Olivier, un artiste, un jeune peintre qui devait à mon mari son éducation, ses talents ; et M. de Brienne avait eu bien raison de le protéger. Olivier était si bon, si aimable ! Il me parlait toujours de Poligni, son camarade de collège ; je ne répondais pas, mais j’écoutais. Ce pauvre Olivier, depuis ce temps-là je l’ai pris en amitié. Résignée à mon sort, je tâchais d’être heureuse, du moins quand mon père me regardait, et il est mort en me bénissant. Mais quand je l’eus perdu, quand il fallut quitter la France, tous mes amis, tous mes souvenirs, ah ! que je fus malheureuse ! que j’ai souffert pendant ces trois années ! me reprochant jusqu’aux tourments que j’éprouvais, je cherchais à les expier en redoublant de soins, de tendresse pour un vieil époux, que j’aurais voulu aimer autant qu’il m’adorait. Mais ce n’était pas possible ; mon cœur était resté ici, près de vous. En quittant ma patrie, j’y avais laissé le bonheur, et en la revoyant j’ai tout retrouvé.

MADAME DORBEVAL.

Chère Amélie ! il n’a pas dépendu de moi que nous ne fussions plus tôt réunies ; depuis quelque temps je sollicitais, mieux que cela, j’espérais obtenir pour M. de Brienne une place, une pension qui lui permît de revenir en France, et ce que je demandais pour lui, je le réclamerai pour sa veuve.

MADAME DE BRIENNE.

Je te remercie, je n’ai besoin de rien.

MADAME DORBEVAL.

Tu es donc bien riche ? et tu ne me parlais pas de ta situation, de ta fortune, de tes espérances !

MADAME DE BRIENNE.

Ma situation... la plus belle du monde ! je suis libre et maîtresse de moi. Ma fortune... je n’ai rien, presque rien : ce qu’il faut pour vivre ; c’est bien assez. Et quant à mes espérances... ai-je besoin de te les dire ?

MADAME DORBEVAL, souriant.

Non, je crois les deviner.

 

 

Scène II

 

MADAME DORBEVAL, MADAME DE BRIENNE, HERMANCE

 

HERMANCE, à madame Dorbeval.

Ah ! ma cousine, que vous avez perdu en ne venant pas au salon ! c’était charmant : des bonnets d’un genre tout nouveau ! j’ai surtout remarqué des robes du matin, des négligés magnifiques. Vous savez bien madame Despériers, cette dame qui est comtesse et qui danse si mal...

MADAME DORBEVAL, à madame de Brionne.

C’est une jeune parente, une pupille de mon mari.

À Hermance.

Ma chère Hermance, voici une intime amie, dont je vous ai souvent parlé, madame de Brienne.

HERMANCE, saluant et la rendant.

Ah ! mon Dieu ! c’est étonnant !

MADAME DORBEVAL.

Qu’as-tu donc ?

HERMANCE.

Je n’avais jamais vu Madame, et pourtant je connais ses traits. Vraiment oui, tout à l’heure, au salon, ce tableau du Templier, cette figure de la belle Juive que tout le monde admirait… c’est frappant de ressemblance !

MADAME DE BRIENNE, souriant.

C’est difficile à croire, car j’arrive de Russie, et on ne se ressemble pas de si loin.

MADAME DORBEVAL.

Et de qui donc est ce tableau ?

HERMANCE.

D’Olivier, un jeune peintre.

MADAME DE BRIENNE.

Olivier ! notre ancien ami ?

HERMANCE.

Vous le connaissez ?

MADAME DE BRIENNE.

Oui, et c’est avec grand plaisir que j’apprends ses succès, car c’est un digne et estimable jeune homme.

HERMANCE.

N’est-ce pas, Madame ? Et puis il joue très bien la comédie, car nous l’avons jouée ensemble, et il est si gai, si aimable ! c’est un charmant artiste : du feu, de l’imagination ! en l’entendant on croit lire un roman ; et moi j’aime beaucoup les romans.

MADAME DE BRIENNE, riant.

Vraiment !

HERMANCE.

Pour la lecture, seulement, pour s’amuser ; car au fond qu’est-ce que cela prouve ? Aussi, vous sentez bien qu’un peintre, on ne peut pas y penser, on ne peut pas épouser cela ; d’autant que mon tuteur a des vues sérieuses ; car tout à l’heure au salon, il m’a parlé d’un de ses amis, d’un agent de change ; à la bonne heure au moins.

MADAME DORBEVAL.

Tu le connais ?

HERMANCE.

Non ; mais un agent de change, c’est tout dire ; cela signifie une maison, un équipage, mille écus par mois pour sa toilette ; il me tarde tant d’être mariée ! ne fût-ce que pour porter des diamants et pour aller aux bals masqués. Mais je suis là à causer et ne pense pas à ma parure de ce soir ; cependant nous avons du monde, et beaucoup, que mon cousin vient d’inviter.

MADAME DORBEVAL.

Quelle contrariété !

À madame de Brienne.

J’espérais que nous serions seules ; mais tant pis pour toi, tu resteras.

MADAME DE BRIENNE.

Non, non ! les voyageuses ont des privilèges, et je les réclame.

MADAME DORBEVAL, à Hermance.

Et qui avons-nous ? le sais-tu ?

HERMANCE.

D’abord M. Poligni, qui nous accompagnait au salon.

MADAME DE BRIENNE, vivement.

Poligni !

À madame Dorbeval.

Si tu le veux absolument, il faut bien s’immoler pour ses amis.

MADAME DORBEVAL.

Que tu es généreuse !

À Hermance.

Et puis encore ?

HERMANCE.

Je ne connais pas tout le monde ; mais il y a ce joli cavalier qui, au dernier bal, ne vous a pas quittée de toute la soirée.

MADAME DORBEVAL.

Moi !

HERMANCE.

Oui, ce jeune homme que toutes les dames trouvent si aimable, et les messieurs aussi ; le neveu du ministre.

MADAME DORBEVAL, vivement.

M. de Nangis... Il vient aujourd’hui ?

HERMANCE.

Non, non, je me trompe. Mon tuteur l’a invité, il a hésité, et puis il a fini par refuser.

MADAME DORBEVAL.

Ah ! il a refusé.

MADAME DE BRIENNE.

Qu’as-tu donc ?

MADAME DORBEVAL.

Rien.

HERMANCE, passant au milieu.

Adieu, ma cousine ; adieu, Madame. Vous n’avez pas de temps à perdre, car la matinée s’avance, et je vous préviens qu’on dîne toujours à sept heures très précises.

Elle rentre dans l’appartement de Dorbeval.

 

 

Scène III

 

MADAME DORBEVAL, MADAME DE BRIENNE

 

MADAME DE BRIENNE, allant à madame Dorbeval qui est restée plongée dans ses réflexions.

Élise !

MADAME DORBEVAL, revenant à elle et affectant un air gai.

Eh bien ! tu me disais donc ?

MADAME DE BRIENNE.

Moi ! je ne te disais rien ; mais je m’inquiétais de l’émotion où je te vois.

MADAME DORBEVAL.

De l’émotion ! je n’en ai aucune, je t’assure ; mais n’aurais-je pas quelque droit de me plaindre de l’esclavage continuel où je suis ? N’avoir pas un moment à soi ou à ses amis ! recevoir chaque jour des indifférents, des gens que l’on connaît à peine !

MADAME DE BRIENNE.

C’est très fâcheux ; mais je ne sais pourquoi, j’ai idée que ceux qui te contrarient le plus ne sont pas ceux qui viennent, ce sont ceux qui...

MADAME DORBEVAL.

Que dis-tu ?

MADAME DE BRIENNE.

Je désire me tromper ; mais il me semblait que M. de Nangis... Allons, décidément il y a des noms malheureux, car voilà que tu rougis encore.

MADAME DORBEVAL.

Je ne sais pourquoi ; car en conscience je n’ai rien à t’apprendre. Ne t’ai-je pas dit que j’espérais pour ton mari une place ? une pension ; et M. de Nangis, proche parent du ministre, était par son crédit, par sa position à la cour, une protection à ménager ; je n’avais pas d’autre idée, d’autres motifs, je te le jure. Mais bientôt M. de Nangis est devenu un protecteur si dévoué, que je n’ose plus rien lui demander. Craignant même que ses assiduités ne finissent par être remarquées, je l’ai prié, autant que possible, d’éviter ma présence ; et tu vois quel pouvoir j’ai sur lui ; tu vois quelle est sa soumission ; aujourd’hui mon mari l’invite, et il s’empresse de refuser...

MADAME DE BRIENNE.

Eh mais ! serais-tu fâchée d’être obéie ?

MADAME DORBEVAL.

Moi ! tu me connais bien mal ! Qu’il vienne ou ne vienne pas, peu m’importe ; tout m’est indifférent. Condamnée à ne rien aimer, je subis mon arrêt, je me résigne à mon sort, à ce sort brillant que chacun envie. S’ils le connaissaient, il leur ferait pitié.

MADAME DE BRIENNE.

Que me dis-tu ?

MADAME DORBEVAL.

Est-ce ma faute, cependant ? jeune, sans expérience, je voyais tous mes parents enchantés, éblouis : Tu n’as rien, disaient-ils, et il est riche... immensément riche, épouse-le. Eh bien ! ils doivent être satisfaits : je suis bien, riche et bien malheureuse.

MADAME DE BRIENNE.

Toi ! grand Dieu !

MADAME DORBEVAL.

Oui, je l’épousai sans l’aimer ; du moins je n’en aimais pas d’autre ; et, au premier coup d’œil, l’opulence ressemble tant au bonheur ! mais l’espèce d’enivrement qu’elle nous procure est de si courte durée ! on s’y habitue si vite ! et quand on rentre en soi-même ; quand, effrayé du vide et de la solitude qui nous entoure, on cherche un cœur qui puisse répondre au vôtre, et qu’on ne trouve que sécheresse et indifférence ; et quand, chaque jour, ce cœur est froissé par le mépris, par l’orgueil, par le souvenir des bienfaits qu’on lui reproche ; lorsqu’en un mot on le condamne à la reconnaissance pour l’avoir voué au malheur ! ah ! c’est acheter bien cher la fortune, et ses trésors ne payeront jamais les larmes qu’elle vous coûte.

MADAME DE BRIENNE.

Pauvre Élise !

MADAME DORBEVAL.

Et si, plus tard, vous rencontrez dans le monde un ami qui vous devine, qui vous plaigne, qui vous console, celui peut-être que, libre encore, vous auriez choisi, il faut le fuir, l’éviter ; sa présence vous est interdite ; penser à lui est un crime ! Je ne dis pas cela pour moi ; car, grâce au ciel, je ne pense à rien, je n’aime rien ; mais enfin cela pourrait arriver !

MADAME DE BRIENNE.

Oui... mais je l’espère pour toi, cela n’arrivera pas. Peut-être, après cela, es-tu injuste envers ton mari ? Ton indifférence a pu causer la sienne : essaie d’être aimable, pour qu’il le devienne à son tour, et quand même il ne le serait pas...

MADAME DORBEVAL.

Tais-toi ! c’est lui.

 

 

Scène IV

 

MADAME DORBEVAL, MADAME DE BRIENNE, DORBEVAL

 

DORBEVAL, entrant du fond en rêvant, et tenant un carnet à la main.

La spéculation est superbe ; elle est sûre. Si nous avons quelques centimes de hausse... soixante-quinze, vingt-cinq... cela nous fait...

Il écrit sur son carnet.

MADAME DE BRIENNE, bas à madame Dorbeval.

Est-ce qu’il compose ?

MADAME DORBEVAL, de même.

Du tout, il revient de la Bourse.

DORBEVAL, toujours à part et tenant son crayon.

Cette loi d’indemnité ouvre un vaste champ aux spéculations ; et c’est justement dans ce moment que ce Lajaunais va nous embrouiller notre fin de mois ! Si je pouvais arranger cette affaire-là avec celle de Poligni ! Oui, il le faut : ce serait un coup de maître...

MADAME DE BRIENNE.

Tâche donc qu’il nous aperçoive ! Est-ce que les banquiers ne regardent personne ?

MADAME DORBEVAL, à son mari.

Monsieur.

DORBEVAL.

Qu’est-ce encore ? Vous voyez que je travaille.

MADAME DORBEVAL.

Cette amie que je vous ai annoncée ce matin, et que je voulais vous présenter...

DORBEVAL, saluant madame de Brienne.

Mille pardons, belle dame ! Une amie de ma chère Élise, et mieux encore une femme charmante ! Madame nous donne-t-elle quelques jours ?

MADAME DORBEVAL.

Oui, sans doute, elle a bien voulu accepter l’appartement que je lui offrais, et j’espère que madame de Brienne...

DORBEVAL, vivement.

Madame de Brienne... Ah ! mon Dieu !

MADAME DORBEVAL.

Qu’est-ce donc ?

DORBEVAL, de même.

Cette amie d’enfance qui, depuis trois ans, était en pays étranger, en Russie, peut-être ?

MADAME DE BRIENNE.

Précisément.

DORBEVAL.

Et son mari, M. de Brienne, un ancien militaire ?

MADAME DE BRIENNE.

Je l’ai perdu, Monsieur.

DORBEVAL.

Ô ciel ! vous êtes veuve !

À part.

Il ne manquait plus que cela !

MADAME DE BRIENNE.

Je suis bien sensible, Monsieur, à l’intérêt que vous daignez prendre...

MADAME DORBEVAL.

D’autant que nous aurons besoin de vos avis ; car la mort de monsieur de Brienne la laisse dans une situation...

MADAME DE BRIENNE, lui imposant silence.

Élise !

DORBEVAL, avec froideur.

Oui, sans doute... nous verrons... nous en causerons... Moi, j’ai fort peu de protections ; je n’aime pas à demander ; je ne dis pas cependant que si l’occasion se présente... Voici une nouvelle loi, une loi d’indemnités qui, peut-être, vous concerne, ou du moins, monsieur de Brienne ; c’est à vous de voir cela...

MADAME DE BRIENNE.

Non, Monsieur, mon mari était le dernier enfant d’une famille nombreuse ; et comme il n’avait rien avant la révolution, comme il n’y a rien perdu, il n’a rien à réclamer.

DORBEVAL.

Qu’importe ? on réclame toujours ; cela ne coûte rien de se plaindre, et quelquefois ça rapporte... Mais pardon, belle dame, je vous demanderai la permission de vous quitter : des affaires importantes… Il est si difficile d’être aimable quand on a des occupations.

MADAME DE BRIENNE.

Et Monsieur, je le vois, est toujours si occupé ! C’est nous qui vous laissons.

Elles sortent par la porte à droite.

 

 

Scène V

 

DORBEVAL, seul

 

Voilà, par exemple, une visite dont nous nous serions bien passés ! Je vous demande à quoi tiennent les grandes conceptions financières ? Un plan magnifique que l’arrivée d’une femme peut faire manquer ! Non, vraiment ; Poligni est trop raisonnable : il ne peut pas hésiter ; il ne le doit pas ; car, au fait, cela lui est fort avantageux ; et puis, ça m’est utile. Ce Lajaunais va manquer, j’en suis sûr. J’ai trop d’habitude du monde et des affaires pour en douter encore ! Il vient d’acheter un attelage superbe, des diamants à sa femme ; il annonce un grand bal... cette nuit, peut-être, il partira pour Bruxelles ! On ne peut pas d’avance le faire arrêter ; car tout le monde en est là ; c’est détruire la confiance, c’est donner un mauvais exemple... D’un autre côté, je ne me soucie pas de perdre les cent mille écus qu’il me doit. Il faut donc en revenir à ma première idée, qui arrange tout, qui concilia tout, et qui assure à la fois mes capitaux et le bonheur d’un ami.

Apercevant Poligni.

Ah ! le voilà !

 

 

Scène VI

 

DORBEVAL, POLIGNI, entrant du fond

 

DORSEVAL.

Arrive donc ; une affaire admirable que je viens d’apprendre tout à l’heure à la Bourse ; mais quoique tu m’eusses donné ta procuration, je n’ai rien voulu faire sans te consulter.

POLIGNI.

À quoi bon, puisque je m’en rapporte à toi ?

DORBEVAL.

Cela ne suffit pas ; il faut que cela te convienne, et cela te conviendra, j’en suis sûr... Une occasion superbe, qui ne se représentera peut-être pas de longtemps ;

À demi-voix.

un agent de change qui a fait de mauvaises affaires.

POLIGNI, étonné.

Ah ! ils en font donc quelquefois de mauvaises ?

DORBEVAL.

Oui ! quand ils vont trop vite... ce qui est très rare...

À voix basse.

C’est Lajaunais.

POLIGNI.

Lajaunais !... Mais il passe pour un des premiers, pour un des plus solides de Paris.

DORBEVAL.

C’est vrai ; mais moi, je connais sa situation, je suis son créancier ; je lui ai prêté des fonds considérables qu’il lui est impossible de me rembourser, et comme je peux le forcer à vendre, nous aurons peut-être pour cinq ou six cent mille francs une charge qui, dans un autre moment, vaudrait près d’un million.

POLIGNI.

Mais, comme tu le disais, c’est une circonstance admirable, une affaire excellente pour moi.

DORBEVAL.

Mieux que cela, pour nous deux ! car je ne te cache pas qu’en t’enrichissant je me rends service.

POLIGNI.

Que dis-tu ?

DORBEVAL.

Cela me fait rentrer dans mes fonds, dans une somme de cent mille écus dont la liquidation est au moins incertaine, et que par ce moyen je retiendrai sur le prix de la charge ; mais ce n’est là qu’une considération secondaire, qui ne doit influer en rien sur ta résolution.

POLIGNI.

Si j’hésitais encore, cela seul me déterminerait ; obliger un ami à qui je dois tant !

DORBEVAL.

Non, mon cher, je te le répète, la reconnaissance n’est là qu’un accessoire ; le principal, c est que te voilà agent de change, que tu l’es presque pour rien et dans les circonstances les plus favorables ; la nouvelle loi qui vient de passer va donner à la Bourse un essor, une activité inconnue ; nous avons des projets auxquels nous t’associons.

POLIGNI.

Il serait possible ! Ah ! je te devrai ma fortune ! je vois tous mes rêves réalisés !

DORBEVAL.

Es-tu fâché maintenant d’avoir écouté mes conseils, d’avoir renoncé à tes idées romanesques ? en as-tu des regrets ?

POLIGNI.

Ah ! ne me demande rien : je ne veux voir que mon bonheur !

DORBEVAL.

Et surtout t’en rendre digne ; et comme je vois que tu y es décidé, je ne crains pas de t’apprendre une nouvelle à laquelle tu ne t’attends pas ; c’est qu’il paraît que madame de Brienne est de retour en France.

POLIGNI, avec effroi.

Que dis-tu ?

Se reprenant.

Non, mon ami, rassure-toi ; tu te trompes, je l’espère.

DORBEVAL.

Elle est à Paris d’aujourd’hui même ; je viens de la voir, de lui parler.

POLIGNI.

Ô ciel ! est-il une situation pareille à la mienne ! j’y étais résolu ; j’avais fait mes réflexions, ou plutôt j’avais eu le bonheur de les oublier toutes : par quelle fatalité faut-il qu’elle revienne aujourd’hui pour me rendre mes remords, pour empoisonner ma joie, pour bouleverser toutes mes idées ! Cette femme est née pour mon malheur !

DORBEVAL.

Si au moins le mariage était déjà fait.

POLIGNI.

Ce serait pire encore ! mais du moins ce serait irrévocable.

DORBEVAL.

Eh bien ! alors que t’importe sa présence, puisque tu es décidé, puisque tu l’es depuis ce matin et fort heureusement pour toi, car si tu n’avais pas pris avant son retour un parti ferme et courageux, vois, mon cher, où tu en serais maintenant ; vois dans quelle situation fausse tu te trouverais. Je viens d’apprendre tout à l’heure qu’elle était libre.

POLIGNI.

Grand Dieu ! que m’as-tu dit ?

DORBEVAL.

Oui, mon ami, elle a perdu son mari, qui ne lui a rien laissé que des dettes ou des affaires fort embrouillées ; car elle m’a prié de demander, de solliciter pour elle. Et toi qui n’es guère plus riche...

POLIGNI.

Madame de Brienne est sans fortune, et c’est dans un pareil moment que je pourrais l’abandonner !

DORBEVAL.

Me préserve le ciel de te donner un tel conseil ! c’est au contraire pour la protéger, pour l’aider de ton crédit que je veux que tu t’enrichisses, et dès que son bonheur est ton unique but, qu’importent les moyens ? En attendant, je cours chez Lajaunais ; j’ai ta procuration, et tout ce que je te demande, c’est de me laisser faire ta fortune, et de ne pas te ruiner toi-même. Tiens, voici madame de Brienne... elle vient de ce côté.

POLIGNI, tremblant.

Ô mon Dieu !

DORBEVAL.

Allons, du caractère ! si tu hésites, c’est que tu ne l’aimes pas.

POLIGNI, prenant sa résolution.

Oui... oui. Je sens comme toi qu’il le faut, et tu seras content de moi.

Dorbeval sort par la porte du fond.

 

 

Scène VII

 

POLIGNI, MADAME DE BRIENNE, entrant par la porte de droite

 

POLIGNI, à part.

Ah ! je n’ose la regarder !

MADAME DE BRIENNE, à la cantonade.

Ne t’occupe pas de moi ; liberté entière ! Je vais me retirer dans mon appartement.

Se retournant et apercevant Poligni.

Ah ! qu’ai-je vu ? C’est lui !

Faisant quelques pas à sa rencontre.

Poligni !

Poligni la salue respectueusement et sans oser lui répondre.

Quoi ! vous n’êtes pas étonné de mon arrivée ?

POLIGNI, froidement.

Je venais de l’apprendre à l’instant, Madame, et croyez que, de tous vos amis, aucun n’a pris plus de part que moi à votre heureux retour.

MADAME DE BRIENNE.

J’en suis persuadée ; mais d’où vient votre émotion ? d’où vient que vos yeux semblent éviter les miens ? Ah ! je le vois, vous ignorez encore... Poligni, cette réserve que l’honneur vous imposait, cette froideur, ce respect dont j’ai tant de fois gémi, et dont je vous remerciais, eh bien ! maintenant... je ne sais comment vous l’apprendre ; mais je suis près de vous, je vous regarde, je vous parle, non sans trouble, mais du moins sans remords... ah ! ne m’entendez-vous pas ?

POLIGNI, à part.

Grand Dieu !

MADAME DE BRIENNE.

Oui, mon sort, mon existence, tout est changé... mon cœur seul ne l’est pas.

POLIGNI.

Quoi ! vous m’aimez encore ?

MADAME DE BRIENNE.

Pas plus qu’autrefois ; mais aujourd’hui du moins je puis vous le dire.

POLIGNI, avec tendresse.

Amélie !...

À part.

Et c’est dans un pareil moment que je pourrais...

MADAME DE BRIENNE, le regardant.

Mais ! qu’avez-vous ?

POLIGNI.

Ah ! vous ne pouvez le savoir ; je ne puis, je n’ose vous apprendre ce qui se passe en moi, ni quelles idées viennent troubler mon bonheur... non que je sois sans reproches... mais vous-même, Madame...

MADAME DE BRIENNE.

En auriez-vous à m’adresser ?

POLIGNI, vivement.

Oui... oui, sans doute !

MADAME DE BRIENNE.

Tant mieux ! il me sera si aisé de me justifier, de vous rendre le calme, le bonheur. Parlez vite, dépêchez-vous de m’accuser, car il doit vous tarder de m’absoudra. Eh bien ! mon ami... eh bien ! mon juge, voyons ; qu’ai-je fait ? de quoi suis-je coupable ?

POLIGNI.

Vous me le demandez... quand, depuis trois ans séparés l’un de l’autre, pas une lettre n’est venue me consoler ni ranimer mon courage ! Ah ! qui sait si un mot de vous, si la vue seule de votre écriture n’eût pas dissipé, n’eût pas chassé loin de moi ces idées qui font aujourd’hui mon malheur.

MADAME DE BRIENNE.

Poligni, j’étais mariée ; vous écrire eût été manquer à mes devoirs. Cette conduite que vous blâmez aujourd’hui, vous m’en remercierez un jour, en m’estimant davantage.

En riant.

D’ailleurs, êtes-vous de ces gens défiants et soupçonneux à qui il faut toujours des écrits ? Que vous aurait appris cette lettre ? que je vous aimais... Eh bien ! Monsieur, je vous le dis : ma parole vaut bien ma signature.

POLIGNI fait un geste pour se jeter à ses pieds ; il s’arrête, et reprend froidement.

Maintenant, oui, sans doute ; mais convenez qu’alors d’autres soins, d’autres hommages...

MADAME DE BRIENNE, le regardant en souriant.

Eh mais ! voilà un défaut que je ne vous connaissais pas ! Seriez-vous jaloux, par hasard ?

POLIGNI.

Moi !

MADAME DE BRIENNE.

Ah ! ne vous en défendez pas ; j’aime tous vos défauts pour que vous aimiez les miens. Mais calmez-vous : pendant ces trois années, je vous le jure, pas la moindre coquetterie, pas une seule déclaration. C’est comme je vous le dis !cela même m’effrayait... pour vous, et je craignais... Dans ce moment seulement vos yeux me rassurent un peu, et puisque vous vous taisez, puisque vous ne m’accusez plus, c’est à moi de le faire, c’est à moi de vous apprendre tous mes torts. Oui, Monsieur, lorsque tout devait nous séparer, le temps, la distance, et plus encore, le devoir... eh bien ! je ne vous ai pas quitté d’un moment : partout mes souvenirs vous suivaient. Ces lettres mêmes que vous réclamiez, je ne suis pas bien sûre de ne pas les avoir écrites...

Vivement.

mais vous ne les verrez jamais ! Et quand il était question de ma patrie, quand mon mari lui-même me parlait de la France, c’était à vous que je pensais. N’était-ce pas bien mal ? n’était-ce pas horrible ? Voilà, Monsieur, voilà des torts véritables, et ceux-là cependant vous ne me les reprochez pas !

POLIGNI.

Ah ! je n’en ai plus la force, je n’en ai plus le courage ! C’est à moi maintenant à me justifier à vos yeux. Oui, je vous aime, et plus que jamais.

MADAME DE BRIENNE.

À la bonne heure au moins ! Pas un mot de plus... celui-là suffit ; tout est pardonné...

POLIGNI.

Ah ! tant de vertus, tant d’amour, méritaient un meilleur sort, et si vous saviez celui que je veux vous offrir ! Il est si peu digne de vous ! Voilà la cause de mes tourments, voilà ce qui me rend le plus malheureux des hommes.

MADAME DE BRIENNE, souriant.

Il serait possible ! Un autre défaut encore : vous avez de l’ambition.

POLIGNI.

Oui, j’avais celle de vous rendre heureuse ; il est si doux d’enrichir ce qu’on aime ! Mais vous voir éclipsée par des femmes orgueilleuses, qui sont si loin de vous, et qui ne vous valent pas ! c’est là ce qui me froisse et m’humilie. Mon bonheur eût été de prévenir tous vos vœux, de voler au devant de vos moindres désirs ; au lieu de cela, lorsque je verrai vos yeux attachés sur quelques brillantes parures, je serai donc obligé de vous dire : Ne les regardez pas ; je ne puis vous les donner.

MADAME DE BRIENNE.

Eh bien ! mon ami, je ne les regarderai pas ; je ne regarderai que vous. Ces parures dont vous me parlez, certainement je les aimerais assez, c’est si naturel ! quelle est la femme qui n’y tient pas un peu ? Moi, j’y tiendrais pour vous plaire, et si je vous plais sans cela, qu’au rai-je à regretter ? Quand nous verrons passer des femmes élégantes dans un riche équipage, je serai modestement à pied, il est vrai, mais je serai près de vous, je m’appuierai sur votre bras ; et si elles pouvaient lire dans mon cœur, ce seraient elles peut-être qui me porteraient envie.

POLIGNI.

Chère Amélie !

MADAME DE BRIENNE.

Quand on s’aime, les privations coûtent si peu ! elles deviennent des plaisirs ; et si vous n’avez pas d’autres tourments, j’espère vous prouver que votre chagrin n’a pas le sens commun. Monsieur de Brienne m’a bien laissé par testament tout ce qu’il pouvait posséder ; mais la succession réglée, il ne reste rien que ma dot ; trois ou quatre mille livres de rentes en fonds de terre, voilà ma fortune. Et la vôtre ?

POLIGNI.

Hélas ! à peu près sept ou huit mille francs sur l’État.

MADAME DE BRIENNE.

Vraiment ! nous aurons douze mille francs de rentes ! mais nous sommes millionnaires ou peu s’en faut.

POLIGNI.

Vous trouvez ; c’est bien peu cependant.

MADAME DE BRIENNE.

Et que vous faut-il de plus ? que nous manquera-t-il ? À Paris, nous serions peut-être un peu ignorés ; et vous avez de l’ambition, vous tenez à paraître ; mais en province nous serons riches, nous serons considérés, nous serons même les premiers de l’endroit : cela dépendra de celui que nous choisirons.

POLIGNI.

Quoi ! vous voudriez...

MADAME DE BRIENNE.

Oui, Monsieur ; quoi qu’en ait dit un auteur fort spirituel, il existe encore dans les petites villes des sociétés très aimables, des gens instruits, des gens de mérite ; il y a de l’esprit en province ; maintenant il y en a partout, et là comme ailleurs on trouve le bonheur quand on le porte avec soi. Il nous y suivra ; car l’unique soin de ma vie sera d’embellir la vôtre, d’éloigner de vous les chagrins. J’ai été bonne avec un vieux mari que je n’aimais pas, jugez donc avec vous ! combien votre bonheur me sera facile ! je n’y aurai pas de mérite. Ainsi, Monsieur, un intérieur agréable, de bons amis, une bonne femme qui vous aime, voilà ce qu’on n’a pas souvent avec cent mille francs de rentes, et voilà ce que vous aurez ! Êtes-vous pauvre maintenant ?

POLIGNI.

Non, je suis le plus riche, et le plus heureux des hommes. Vous l’emportez, vous triomphez de toutes mes résolutions ; avec vous, la pauvreté, le malheur ne peuvent exister !

MADAME DE BRIENNE.

C’est ce que je me dis toujours quand je pense à vous : et puis enfin, nous ne devons rien, et quand on ne doit rien...

 

 

Scène VIII

 

POLIGNI, MADAME DE BRIENNE, DUBOIS ; il entre du fond

 

DUBOIS, remettant une lettre à Poligni.

De la part de M. Dorbeval.

POLIGNI.

Qu’est-ce donc ?

À madame de Brienne.

Vous permettez ?

Lisant.

« J’espère que ma lettre te trouvera encore chez moi. Victoire ! mon ami, ta charge est achetée en ton nom, et presque pour rien ! » Ô ciel !...

Continuant.

« Nous avons terminé et signé à six cent mille francs. » Six cent mille francs !...

MADAME DE BRIENNE.

Qu’avez-vous ?

POLIGNI.

Rien, je vous jure !...

MADAME DE BRIENNE.

Que vous apprend cette lettre ?

POLIGNI.

Ce n’est pas moi qu’elle concerne, mais un ami qui est dans la peine, dans l’embarras... et je voulais...

MADAME DE BRIENNE.

Il faut y courir !

POLIGNI.

Mais vous quitter aussi vite !...

MADAME DE BRIENNE.

Tantôt nous nous reverrons ; car, ainsi que vous, je dîne ici, et je vais tâcher de vous paraître jolie. Oui, Monsieur, je renonce à être coquette avec tout le monde, mais non pas avec vous !

Elle sort par la première porte à gauche.

 

 

Scène IX

 

POLIGNI, seul

 

Six cent mille francs ! une dette aussi énorme, que ne payerait pas le travail de ma vie entière ! et ne pouvoir m’acquitter qu’en renonçant à Amélie ! Jamais ! à quelque prix que ce soit, je veux rompre ce marché ; allons trouver Dorbeval.

 

 

Scène X

 

POLIGNI, OLIVIER, venant du fond

 

OLIVIER, s’arrêtant.

Où vas- tu donc ? laisse-moi te faire mon compliment.

POLIGNI.

À moi ?

OLIVIER.

Oui ; je quitte à l’instant Dorbeval.

POLIGNI.

Où est-il ? où l’as-tu laissé ?

OLIVIER.

Dans son cabriolet. Il est maintenant bien loin, et ne reviendra pas avant deux ou trois heures.

POLIGNI.

Ô ciel ! attendre jusque-là !

OLIVIER.

Peut-être davantage. Il court chez tous les banquiers de Paris pour une opération de trois pour cent où je n’ai rien compris, et dans laquelle il veut te mettre pour commencer ta fortune ; car il m’a tout raconté ; je sais ta nouvelle dignité, et je suis tout fier de pouvoir tutoyer un agent de change. Mais c’est un autre sujet qui m’amène, un motif bien plus important.

POLIGNI.

Qu’est-ce donc ? comme tu es ému !

OLIVIER.

Est-il vrai, comme me l’a assuré M. Dorbeval, que madame de Brienne soit de retour à Paris, et qu’elle soit ici, dans cet hôtel ?

POLIGNI.

Oui, sans doute.

OLIVIER.

J’osais à peine y croire. Elle est libre ?

POLIGNI.

Certainement.

OLIVIER.

Ah ! mon ami, je suis le plus heureux des hommes !

POLIGNI.

Ô ciel ! tu l’aimerais !

OLIVIER.

Depuis cinq ans je ne fais pas autre chose.

POLIGNI.

Et tu ne m’en avais rien dit.

OLIVIER.

Ni à elle non plus ; j’aurais voulu me le cacher à moi-même... La femme de mon bienfaiteur, de celui à qui je devais tout !... Mais aujourd’hui elle est libre, je veux parler ; malheureusement je n’ose pas, je n’oserai jamais si tu ne m’aides un peu.

POLIGNI.

Moi ?

OLIVIER.

Oui ; j’avais compté sur toi. Je sais que vous avez été élevés ensemble, que tu as son estime, sa confiance ; et si tu veux parler pour moi... Mon ami, je t’en prie, rends-moi ce service.

POLIGNI, à part.

Il ne me manquait plus que ce malheur-là !... Et Dorbeval qui ne revient pas, qui me fait mourir... Mais pourquoi l’attendre ?... Si j’allais moi-même chez ce Lajaunais ?... Oui, c’est avec lui que j’ai traité, c’est avec lui que je peux rompre.

OLIVIER.

Eh bien ! tu te consultes, tu ne me réponds pas.

POLIGNI.

Eh morbleu ! pourquoi ne parles-tu pas toi-même ? qui t’en empêche ? ce n’est pas moi... Mais, pardon, tu as tes affaires, j’ai les miennes, et je n’ai pas de temps à perdre. Adieu.

Il sort par le fond.

 

 

Scène XI

 

OLIVIER, seul

 

Comment ! depuis qu’il a fait sa fortune, il n’a pas le temps d’être mon ami ! Voyez un peu comme les dignités changent les hommes ! Allons, allons, quoi qu’il m’en coûte, je ferai désormais mes affaires moi-même.

Il sort par la seconde porte à gauche du spectateur, appartement de Dorbeval.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

MADAME DE BRIENNE, sortant de l’appartement de gauche, puis OLIVIER, entrant par la porte du fond

 

MADAME DE BRIENNE, tenant à la main une carte de visite.

Serait-il déjà parti ? Comment, Olivier, c’est vous qui me faites une visite de cérémonie, une visite par carte ?

OLIVIER.

Pardon, Madame, je savais bien que vous y étiez, car je sors de chez madame Dorbeval, qui a eu la bonté de m’engager à dîner. Mais de crainte de vous déranger, j’aimais mieux attendre à ce soir.

MADAME DE BRIENNE.

Un ami est-il jamais importun ?

OLIVIER.

Non, sans doute. Mais vous donner à peine le temps d’arriver, se présenter à l’improviste...

MADAME DE BRIENNE.

Nullement, je vous attendais.

Souriant, et d’un air de reproche.

Je trouve même que vous venez bien tard.

OLIVIER.

À ce mot seul je vous reconnais, vous êtes toujours la même. Non, non, je me trompe, vous êtes bien mieux encore, et je sens renaître ma confiance ; car vous ne vous douteriez pas qu’en venant ici le cœur me battait, et qu’arrivé à votre parte, je désirais presque que vous fussiez sortie.

MADAME DE BRIENNE, vivement.

Et pourquoi ?

OLIVIER.

La crainte que vous ne fussiez changée pour nous... trois années d’absence, c’est terrible ! et puis

Hésitant.

ma visite n’était pas tout à fait désintéressée, j’avais quelque chose à vous demander.

MADAME DE BRIENNE.

Je pourrais vous être utile ! ah ! combien je vous remercie ! je ne croyais pas qu’un pareil plaisir me fût réservé ; car j’ai entendu parler de vos succès.

OLIVIER.

Il serait vrai !...

MADAME DE BRIENNE.

En arrivant ici, votre nom est le premier qui ait frappé mon oreille ; et jugez de mon bonheur, moi, une étrangère ! j’étais toute fière de connaître un homme célèbre, je me suis hâtée de le dire, car votre gloire appartient à vos amis, et il est naturel qu’ils s’en vantent.

OLIVIER.

Ah ! s’il est vrai que j’aie quelques talents, si quelques succès ont couronné mes efforts, vous savez à qui je les dois. Orphelin et sans ressources, je serais mort de misère et de faim, ou, traînant une pénible existence, je serais maintenant un artisan, un soldat ignoré, si M. de Brienne n’avait daigné me recueillir et me protéger. Ah ! que n’a-t-il pu jouir de ses bienfaits ! que n’a-t-il été témoin de mes premiers triomphes ! Vous veniez de quitter notre patrie, et je me rappelle encore ce jour solennel, cet asile des arts, où siégeaient tous les talents dont s’honore la France, où la récompense du mérite est décernée par le mérite lui-même. Hélas ! dans cette nombreuse et brillante assemblée, je cherchais M. de Brienne, je vous cherchais, Madame, et quand mon nom fut proclamé, quand ce prix de peinture, ce premier prix me fut accordé, nul regard ne cherchait les miens pour me féliciter ; nulle sœur, nulle amie n’était là pour partager mon triomphe ou comprendre mon bonheur. Comme étranger, comme abandonné au milieu de la foule, je rentrai chez moi la mort dans l’âme, et triste de ma joie solitaire, je cachai en pleurant cette couronne que je venais d’obtenir, et que je réservais à mon bienfaiteur. Ah ! je ne croyais pas alors devoir la déposer sur sa tombe. Mais pardon de renouveler vos douleurs, de vous rappeler de pareils souvenirs !

MADAME DE BRIENNE.

Ah ! ne le craignez pas ; mon cœur se les retrace souvent. Mais en me parlant de M. de Brienne et des services qu’il vous rendit, je vous reprocherai d’oublier celui que vous attendiez de moi.

OLIVIER.

Oui ! Madame, oui, vous avez raison ; mais c’est qu’au moment de vous en parler, cela devient plus difficile que jamais, et j’aimerais mieux remettre cette conversation à un autre instant.

MADAME DE BRIENNE.

Comme vous voudrez, si rien ne presse.

OLIVIER.

Au contraire, Madame, c’est très pressé ; car le sujet dont je voulais vous entretenir, à coup sûr, bien d’autres vous en parleront ; et d’être le premier en date, c’est toujours un titre... pour moi, surtout, qui n’en ai pas d’autre.

MADAME DE BRIENNE.

Mon ami, je ne vous comprends pas.

OLIVIER.

Je le crois bien, car je ne suis pas bien sûr de me comprendre moi-même. Aussi, promettez-moi de l’indulgence.

MADAME DE BRIENNE.

Eh ! mon Dieu ! vous tremblez !

OLIVIER.

C’est vrai ; et si je m’en souviens bien, tel fut le premier effet que produisit sur moi votre présence. Vous rappelez-vous ce jour où, quelque temps après son mariage, M. de Brienne nous présenta à sa jeune compagne ? Jusque-là, étranger au monde et à ses usages, j’avais fui la société des femmes ; mon caractère âpre et sauvage ne pouvait s’accommoder de ces soins empressés et futiles que je croyais indispensables pour leur plaire, et d’avance votre aspect m’effrayait. Quel fut mon étonnement de trouver en vous la simplicité unie à la franchise, ce charme inconnu qui inspire et promet l’amitié ! Aussi, quand vous réclamiez pour vous celle que je portais à M. de Brienne, vous la possédiez déjà ainsi que lui. Ah ! bien mieux encore ! Ses vertus commandaient ma confiance ; votre vue seule attirait la mienne. Mes idées, mes projets, je les lui disais parfois : à vous, jamais ; vous les saviez avant moi, vous les aviez devinés. Je pouvais causer avec lui, je pensais avec vous. Et si vous vous rappelez quelles sombres idées flétrissaient alors mon âme ! honteux de ma misère et de ma naissance, je croyais que le monde devait à jamais me repousser de son sein ; c’est vous qui m’avez rendu le courage et la fierté ; c’est vous qui m’avez dit : « Tous les chemins aujourd’hui sont ouverts aux talents ; l’estime publique qui les honore, qui les ennoblit, regarde où ils sont arrivés, et ne s’informe pas d’où ils sont partis. »  Vous m’avez montré alors l’honneur, la fortune, la gloire qui m’attendaient. Ah ! si vous saviez en vous écoutant quelle noble ardeur embrasait mon âme, quel feu divin circulait dans tout mon être ! Impatient de l’avenir, ces succès, ces honneurs, ces palmes que vous promettiez, je les rêvais d’avance, non pour un monde qui m’était indifférent mais pour les apporter à vos pieds, pour les offrir à celle que j’adorais !

MADAME DE BRIENNE.

Ô ciel !

OLIVIER.

Oui, voilà mon secret, voilà ma vie.

MADAME DE BRIENNE.

Olivier !...

OLIVIER.

Ah ! ne me répondez pas encore, ne me condamnez pas au silence, laissez-moi un instant de bonheur ; laissez-moi vous parler d’un amour que votre vue seule a fait naître. Depuis ce jour fatal, dévorant mes chagrins, vous savez si la femme de mon bienfaiteur me fut sacrée ! Commandant à ma bouche, à mes regards, l’instant où vous auriez soupçonné mon amour aurait été le dernier de ma vie ; mais quels tourments ! quel supplice continuel ! quelle contrainte affreuse ! À votre départ au moins je fus libre... d’être malheureux ! Je pouvais sans craints m’occuper de vous ; vous étiez sans cesse présente à mes yeux, et dans ce jour encore, je vous dois le plus doux des triomphes. À mon dernier ouvrage, je rêvais une beauté noble et touchante, une grâce enchanteresse, idéale ; je croyais créer, je copiais ! Vos traits venaient d’eux-mêmes se placer sous mes pinceaux, et tout à l’heure au salon, j’ai vu la foule arrêtée devant mon tableau. Quelle tête admirable ! disaient-ils, que c’est beau ! que c’est sublime !... Et moi, je disais : Ah ! que c’est ressemblant ! De riches étrangers m’entouraient, m’en offraient des trésors : leur vendre mon tableau, mon bien, mon bonheur ! Dussent-ils le couvrir d’or, jamais ! Mais du moins mes rêves sont réalisés ; ce peu de gloire et d’honneur que je désirais, je l’ai obtenu, et je viens vous l’offrir.

Avec passion.

Mon guide, mon appui, mon ange tutélaire, seul arbitre de ma vie, prononcez maintenant !

MADAME DE BRIENNE.

Olivier ! ce n’est pas avec un cœur tel que le vôtre que je puis feindre plus longtemps. Je vous dois ma confiance, toute mon amitié, et je vous crois même assez généreux pour me pardonner le chagrin que je vais vous faire.

OLIVIER.

Ô ciel !

MADAME DE BRIENNE.

Ah ! j’en souffre autant que vous, car je vous plains, mon ami, je vous aime autant qu’une amie peut aimer ; ce n’est pas ma faute si je ne puis vous donner davantage !

OLIVIER.

Que dites-vous ?

MADAME DE BRIENNE.

Que ce cœur qui vous estime et vous admire... d’aujourd’hui, je vous le jure, serait à vous si déjà il n’appartenait à un autre.

OLIVIER.

Que viens-je d’entendre ? un rival ? et quel est-il ? quel est son nom ? qu’a-t-il fait pour mériter un si grand bonheur ?

MADAME DE BRIENNE.

Au nom du ciel ! calmez-vous.

OLIVIER.

Qu’il en soit plus digne que moi, je le veux ! mais ce bien qu’il m’enlève, il ne l’achètera du moins qu’au prix de son sang ou du mien ?

MADAME DE BRIENNE.

Qu’allez-vous faire ? c’est le compagnon, l’ami de votre enfance... C’est Poligni.

OLIVIER.

Grand Dieu ! mon malheur me vient donc de tous ceux que j’aime ! Vous m’avez porté le coup de la mort, mais vous n’entendrez de moi ni plaintes, ni reproches. Adieu, Madame.

MADAME DE BRIENNE.

Olivier, vous me quittez ?

OLIVIER revient, s’approche d’elle, et après un moment de silence, lui dit douloureusement.

Vous l’aimez donc ?

MADAME DE BRIENNE.

Hélas oui !

OLIVIER.

Et beaucoup ?

MADAME DE BRIENNE.

Plus que je ne peux dire ; mais je l’aimais avant de vous connaître. Comme vous nous fûmes bien à plaindre, comme vous nous avons souffert. Vous saurez tout ; je ne veux plus avoir de secret pour vous. Mais, mon ami, mon meilleur ami, dites que vous ne m’en vouiez pas, où je serai bien malheureuse !

OLIVIER.

Vous, malheureuse ! jamais ! Moi, c’est différent : c’est mon sort ; grâce à vous, je suis habitué à souffrir. J’y suis fait ; cela ne me coûtera rien.

MADAME DE BRIENNE.

Ne tous verrai-je donc plus ?

OLIVIER.

Qu’avez-vous besoin de moi ? vous êtes heureuse. Mais si jamais les chagrins pouvaient vous atteindre, alors je reviendrai. Jusque-là adieu !

Il sort par le fond.

 

 

Scène II

 

MADAME DE BRIENNE, seule

 

Ah ! que je le plains ! car celui-ci aimait réellement.

 

 

Scène III

 

MADAME DE BRIENNE, MADAME DORBEVAL, arrivant vivement du grand salon

 

MADAME DE BRIENNE.

Eh mais ! c’est Élise !

MADAME DORBEVAL, fort agitée.

Ah ! te voilà ! je te cherchais... Viens à mon aide, viens à mon secours !

MADAME DE BRIENNE.

Qu’as-tu donc ?

MADAME DORBEVAL.

J’ai besoin de ton appui, de tes conseils, ou c’est fait de moi. Tout à l’heure Cécile, ma femme de chambre, vient de me donner cette lettre.

MADAME DE BRIENNE.

Et de qui ?

MADAME DORBEVAL.

Ne le devines-tu pas, au trouble où je, suis ?

MADAME DE BRIENNE.

De M. de Nangis ?

MADAME DORBEVAL.

Oui, il est au désespoir, il veut mourir.

MADAME DE BRIENNE.

Calme-toi. Il me semble qu’il te doit être indifférent ?

MADAME DORBEVAL.

Et s’il ne l’était pas ?

MADAME DE BRIENNE.

Que dis-tu, malheureuse ?

MADAME DORBEVAL.

Ah ! ne me trahis pas !

À voix basse et regardant autour d’elle.

Eh bien ! oui ; j’ai voulu le fuir, je l’ai banni de ma présence ; je peux tout supporter, hormis sa douleur et son désespoir. Tiens, lis toi-même.

MADAME DE BRIENNE, prenant la lettre et lisant.

« La plus aimée, la plus adorée des femmes. »

S’interrompant.

Ah ! je n’ai pas besoin d’achever ; je comprends tes tourments, car je les ai éprouvés.

MADAME DORBEVAL.

Ah ! que tu devais souffrir !

MADAME DE BRIENNE, lui prenant la main, et la regardant un instant en silence.

Oui, tu es bien malheureuse, je le vois ; mais tu le serais bien plus encore, si tu étais coupable. Le malheur réel, c’est l’oubli de ses devoirs... Me préserve le ciel de m’ériger ici en moraliste, moi, ton amie, moi, qui suis femme et faible comme toi ; d’autres s’armeront des maximes les plus sévères ; je te parle, moi, de ton intérêt, de ton repos, de ton bonheur.

MADAME DORBEVAL.

Mais ce sacrifice que tu me demandes, ce n’est pas moi seule qui dois en souffrir. Lis seulement les dernières lignes, elles te concernent.

MADAME DE BRIENNE.

Oui, ici, au bas de la quatrième page.

Lisant.

« J’apprends l’arrivée de madame de Brienne, de cette amie qui vous est si chère ; je sais dans ce moment les moyens de lui être utile ; mais pour cela il faut que je vous parle à vous seule. Il y va a de son sort, de sa fortune. »

MADAME DORBEVAL.

Eh bien ?

MADAME DE BRIENNE, souriant.

Si j’avais pu hésiter, voilà qui me déciderait sur-le-champ.

MADAME DORBEVAL.

Que dis-tu ?

MADAME DE BRIENNE.

Écoute-moi, Élise ; je connais M. de Nangis.

MADAME DORBEVAL.

Toi ?

MADAME DE BRIENNE.

Fort peu, il est vrai. Lors de la dernière ambassade, il vint à Saint-Pétersbourg, et je le rencontrai souvent dans le monde, où il obtenait des succès nombreux car on le dit fort aimable, fort séduisant, et surtout n’aimant jamais qu’avec passion.

MADAME DORBEVAL.

M. de Nangis !

MADAME DE BRIENNE.

C’est son système, et le meilleur pour réussir. Cet amant que tous apercevez à peine dans le monde n’a que le temps d’être aimable et de séduire ; il ne se montre jamais que sous son beau côté ; tandis que les maris que nous voyons toute la journée se montrent franchement tels qu’ils sont, distraits, ennuyés, de mauvaise humeur ; ils ne dissimulent rien. Juge alors ce qu’ils gagnent à la comparaison ! mais ces rivaux qu’on leur préfère, ces rivaux si passionnés, n’ont pas plus tôt usurpé les droits du mari, qu’ils en prennent les manières ; tant qu’on refuse de les écouter, ils sont furieux, désespérés ;

Montrant la lettre qu’elle tient.

ils écrivent quatre pages, ils sont prêts à mourir ! Ils meurent, ma chère ! Plus tard, calmes, tranquilles, ils ne savent plus écrire, et se portent à merveille. Tous les hommes en sont là, et M. de Nangis sera comme eux.

MADAME DORBEVAL.

Tu pourrais supposer...

MADAME DE BRIENNE.

Je yeux croire qu’il est de bonne foi ; mais en t’aimant, il ne songe qu’à lui et aux intérêts de son amour ; peu lui importe ton intérêt ou ta réputation ! Cette lettre qu’il t’envoie ainsi ne pouvait-elle pas t’exposer ?

MADAME DORBEVAL.

Non : point d’adresse ni de signature.

MADAME DE BRIENNE.

Mais Cécile, à qui il s’est confié, possède son secret, peut-être le tien ; un pas de plus, et tu es compromise aux yeux du monde, tu exposes un bien qui ne t’appartient pas : tu as des enfants, une fille, et ta réputation est la dot de ta fille.

MADAME DORBEVAL.

Grand Dieu !

Froidement et revenant à elle.

Que me demandes-tu ? que veux-tu que je fasse ?

MADAME DE BRIENNE.

Que tu n’accordes point ce rendez-vous ; que tu renonces à  M. de Nangis. Voilà ce qu’il faut lui écrire.

MADAME DORBEVAL.

Ô ciel ! Une pareille réponse !

Dans ce moment entre Dorbeval par la porte du fond.

MADAME DE BRIENNE.

Ici même et à l’instant. Tiens, Voici sa lettre.

MADAME DORBEVAL.

Tu le veux ; mais comment faire ? mais que lui dire ? Ah ! que j’aurais besoin de conseils !

 

 

Scène IV

 

MADAME DE BRIENNE, MADAME DORBEVAL, DORBEVAL

 

DORBEVAL, entrant vivement.

Un conseil, Madame, me voilà ! je suis à vos ordres !

MADAME DORBEVAL.

Dieu ! mon mari !

DORBEVAL.

Eh mais ! qu’avez-vous donc toutes deux ? et d’où vient cet effroi ? cette lettre en serait-elle cause ?

Il prend la lettre que sa femme tient encore dans la main.

MADAME DORBEVAL, doucement.

Monsieur... de grâce !

DORBEVAL.

Non pas ! c’est dans les affaires importantes que vous devez me consulter.

MADAME DORBEVAL, à part.

Oh ! mon Dieu ! elle avait raison : le châtiment ne s’est pas fait attendre !

DORBEVAL, qui a déployé la lettre.

Voyons un peu...

Lisant.

« La plus aimée, la plus adorée des femmes... »

MADAME DORBEVAL.

Monsieur, n’achevez pas !

DORBEVAL.

Et pourquoi donc, Madame ?

Lisant.

« Depuis trop longtemps je suis séparé de vous ! je ne puis vivre ainsi... »

MADAME DE BRIENNE, s’élançant vers lui.

Arrêtez, et n’allez pas plus loin, Monsieur : ce billet est pour moi !

MADAME DORBEVAL.

Ô ciel !

MADAME DE BRIENNE.

Vous avez mon secret,

Montrant madame Dorbeval.

un secret que l’amitié seule devait connaître, mais je vous crois trop galant homme...

DORBEVAL, repliant la lettre et la lui rendant.

Pardon, pardon, Madame.

MADAME DE BRIENNE, hésitant.

Cette lettre est de quelqu’un qui m’est fort indiffèrent, et à qui, certainement, je n’accorde aucune préférence.

DORBEVAL.

Je n’en doute pas.

MADAME DE BRIENNE.

Je ne pouvais l’empêcher de m’écrire ; mais je puis au moins me dispenser de lui répondre ; et quand vous êtes entré, je priais votre femme, qui est mon amie, qui possède tous mes secrets, je la priais de vouloir bien se charger de ce soin.

Passant près de madame Dorbeval.

Oui, chère Élise, je t’en supplie : rends-moi ce service, ôte-lui tout espoir ; tu vois déjà les craintes, les inquiétudes que je prévoyais. On peut se trouver compromise...

DORBEVAL, d’un ton de reproche.

Ah ! Madame !

MADAME DE BRIENNE.

Pas aujourd’hui, mais une autre fois, peut-être, je pourrais ne pas si bien rencontrer ou n’être pas aussi heureuse.

À madame Dorbeval.

Qu’il n’en soit plus question ! Je compte sur toi.

Lui serrant la main.

Je te recommande le repos et le bonheur d’une amie.

Elle salue Dorbeval et sort par la porte à droite.

 

 

Scène V

 

DORBEVAL, MADAME DORBEVAL

 

DORBEVAL, riant.

L’aventure est impayable, je n’en reviens pas ; ni toi non plus, car tu es encore toute surprise. Mais, maintenant que nous sommes seuls, dis-moi donc la fin de la lettre.

MADAME DORBEVAL, vivement.

Y pensez-vous ?

DORBEVAL.

Puisque je suis du secret, il n’y a pas de danger ; c’est pour voir seulement si j’ai rencontré juste ; rien qu à l’écriture j’ai cru deviner...

MADAME DORBEVAL, avec trouble.

Quoi donc ?

DORBEVAL.

Ce n’était pas bien difficile : un instant auparavant je venais de recevoir un petit mot de M. de Nangis...

MADAME DORBEVAL.

Ô ciel !

DORBEVAL.

Qui, désolé de ne pas dîner avec nous, m’annonçait qu’il viendrait passer la soirée. Et moi qui lui savais gré de son empressement ! moi qui croyais qu’il venait pour moi ! Comme quelquefois nous sommes dupes ! Et cette madame de Brienne, une femme aussi exemplaire, aussi prude !

MADAME DORBEVAL.

Monsieur, je la défendrai ; apprenez que c’est la vertu même.

DORBEVAL.

Je le veux bien ; mais une vertu qui reçoit de pareilles lettres est une vertu qui déjà prête beaucoup aux commentaires ; car enfin, chère amie, je l’ai lue : « la plus aimée, la plus adorée des femmes !... » et ce qu’il y a surtout d’admirable, c’est ta vertueuse amie, qui à peine arrivée d’aujourd’hui... Où diable se sont-ils vus ?... Eh parbleu ! m’y voilà : il a suivi le maréchal dans son ambassade en Russie, il y est resté six mois ; c’est là qu’ils se seront rencontrés. Deux Français, deux compatriotes ?

« À tous les cœurs bien nés... »

MADAME DORBEVAL.

Quoi ! Monsieur, vous pourriez supposer ?

DORBEVAL.

Moi, je ne suppose rien ; je l’ai lu. D’ailleurs, si je me trompe, dis-lui de nous montrer cette lettre.

MADAME DORBEVAL.

Non, Monsieur ; mais pour vous prouver l’injustice de vos soupçons, je vais, comme elle m’en a priée, répondre en son nom et le bannir à jamais.

DORBEVAL.

À la bonne heure. Veux-tu que nous composions cette lettre ensemble ?

MADAME DORBEVAL, avec émotion.

Ensemble... volontiers.

Elle se met à la table et écrit.

DORBEVAL, par dessus l’épaule de sa femme.

« L’honneur vous fait un devoir d’oublier celle que vous aimez... » Je mettrais là un point d’admiration. « Si son repos, si son bonheur vous sont chers, elle vous supplie de ne plus paraître à ses yeux, ni ce soir ni jamais. » Voilà ce que je craignais, une lettre qui n’a pas le sens commun, et qui va le désespérer.

MADAME DORBEVAL, vivement.

Vous croyez...

Froidement.

Cependant je n’y changerai rien, et je vais envoyer.

DORBEVAL, la lui prenant des mains.

Y pensez-vous ? Je vous en épargnerai la peine.

Appelant

Dubois, cette lettre à l’instant chez M. de Nangis, dont l’hôtel est voisin du nôtre.

DUBOIS.

Oui, Monsieur. Mais M. de Poligni est là qui vous demande. Il est déjà venu s’informer deux fois si Monsieur était de retour.

DORBEVAL.

C’est juste : qu’il entre.

À sa femme.

Eh bien ! vous nous quittez ?

MADAME DORBEVAL.

Oui, oui ; nous avons à sortir ce matin avec madame de Brienne.

DORBEVAL.

C’est différent.

MADAME DORBEVAL,
suivant des yeux la lettre que tient Dubois.

Allons, j’ai fait mon devoir.

Elle sort par la porte à droite, et en même temps Poligni entre par le fond, précédé par Dubois qui l’introduit et se retire.

 

 

Scène VI

 

DORBEVAL, POLIGNI, entrant du fond

 

DORBEVAL.

Eh bien ! mon cher ami, eh bien ! monsieur l’agent de change, que devenez-vous donc ? Je ne t’ai pas vu depuis ta nouvelle dignité.

POLIGNI, avec agitation.

Ne pouvant te rejoindre, j’ai couru chez Lajaunais.

DORBEVAL.

Et pourquoi faire ?

POLIGNI, de même.

Pour lui rendre sa parole, pour rompre notre marché. Il refuse, ou il veut des dédommagements énormes ; il parle de cent mille francs.

DORBEVAL.

Ah çà ! je t’écoute et ne puis te comprendre : rompre le marché le plus avantageux ! et au moment où je viens déjà de t’employer dans une affaire superbe ! À qui en as-tu ? pour quelle raison ?

POLIGNI.

Ah ! mon ami, je l’ai vue, et un seul mot d’elle a changé toutes mes résolutions. Je renonce à la fortune et à ses vaines promesses ; madame de Brienne est tout pour moi.

DORBEVAL.

Il serait possible ! Et tu es bien sûr au moins que celle à qui tu t’immoles ainsi mérite un pareil sacrifice ?

POLIGNI.

Elle n’a jamais aimé que moi ; et pendant ces trois années d’absence, nul autre souvenir, nul autre hommage...

DORBEVAL.

Tu en es bien sûr ?

POLIGNI.

Elle me l’a dit.

DORBEVAL.

Et si je te disais, moi... Mais au fait cela ne me regarde pas : fais comme tu le voudras.

POLIGNI, avec inquiétude.

Quoi ? qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que cela signifie ?

DORBEVAL.

Rien... rien, mon ami ; d’ailleurs, je ne puis, c’est un secret qui m’a été confié.

POLIGNI.

En as-tu donc pour moi, pour un ami ?

DORBEVAL.

Si tu étais raisonnable, si j’étais sûr de ta discrétion... mais je le connais ; tu ne sais jamais prendre les choses modérément, ni d’une manière philosophique.

POLIGNI.

Je me tairai, je te le jure.

DORBEVAL, à demi-voix.

Eh bien ! mon ami, madame de Brienne avait une liaison en Russie.

POLIGNI.

Quelle indigne calomnie ! qui oserait le soutenir ?

DORBEVAL.

Te voilà déjà ! ne vas-tu pas te battre avec moi, parce que je veux te rendre service ? si tu le prends ainsi, je ne te dirai rien.

POLIGNI, se modérant.

Non, mon ami, je te remercie... Mais, comment sais- tu ? où as-tu vu ?...

DORBEVAL.

Je le sais par ma femme, qui est son ancienne amie et sa confidente. Je l’ai vu par une lettre, que j’ai lue de mes propres yeux, ici, tout à l’heure, et qui est encore entre ses mains ; est-ce clair ? Une lettre adressée à madame de Brienne par M. de Nangis.

POLIGNI, furieux.

M. de Nangis !

DORBEVAL.

Oui, mon cher, une inclination commencée en Russie sous le règne du premier mari ; et tu veux être le second, tu veux lui succéder !

POLIGNI.

Adieu !

DORBEVAL, le retenant.

Où vas-tu ?

POLIGNI.

Chez M. de Nangis.

DORBEVAL.

Y penses-tu ? la compromettre par un éclat, quand tu lui dois des remerciements et de la reconnaissance ! Tu allais te sacrifier pour elle, te ruiner à jamais, et elle t’offre les moyens de rompre ; elle te rend ta liberté ; ta fortune ; je voudrais bien être à ta place : tu es trop heureux d’être trahi.

POLIGNI.

Oui, oui, je suis trop heureux ! mais je suis furieux, et elle saura du moins...

DORBEVAL.

Et voilà ce qu’il ne faut pas. Dans la bonne société, un galant homme qu’on trahit ne se plaint jamais, sans cela, ce serait un bruit, on ne s’entendrait pas ! D’ailleurs, tu m’as promis... La voici... du silence ! et songe à ta parole.

 

 

Scène VII

 

POLIGNI, DORBEVAL, MADAME DORBEVAL, MADAME DE BRIENNE, arrivant du grand salon ; elles sont prêtes à sortir

 

POLIGNI, se contraignant, et toujours retenu par Dorbeval, qui lui fait signe de se taire.

Il paraît que ces dames se disposent à sortir ?

MADAME DE BRIENNE.

Oui, je ne connais plus Paris, et je m’apprête à admirer !

POLIGNI.

Il vous paraîtra peut-être moins agréable que Saint-Pétersbourg ?

MADAME DE BRIENNE.

J’en doute,

Le regardant.

car je ne trouverais pas à Saint-Pétersbourg ce que je peux voir ici. Monsieur est-il assez aimable pour nous accompagner ?

POLIGNI, à madame de Brienne.

Tout autre cavalier vous plairait peut-être davantage ; mais en son absence, je suis trop heureux de pouvoir m’offrir.

DORBEVAL, bas, à Poligni.

Prends donc garde !

MADAME DE BRIENNE, souriant.

De qui voulez-vous parler ? je n’y suis pas.

POLIGNI.

Vous m’entendriez mieux, sans doute, si M. de Nangis était ici.

MADAME DE BRIENNE, étonnée.

M. de Nangis !

MADAME DORBEVAL, à part.

Ô ciel !

DORBEVAL, bas.

Tu vas me compromettre.

POLIGNI, de même.

Eh ! non, morbleu ! ne crains rien...

Haut.

Oui, Madame, des personnes dignes de foi, et qu’il est inutile de vous nommer, m’ont assuré que vous, Madame, qui, depuis trois ans, prétendiez avoir dédaigné tous les vœux, tous les hommages, vous n’aviez pas été insensible à ceux de M. de Nangis ; que vous lui aviez même permis de vous écrire.

MADAME DORBEVAL, vivement.

Lui ! jamais ! Qui a pu vous abuser ainsi ?

MADAME DE BRIENNE, la retenant.

Y penses-tu ?

DORBEVAL.

C’est étonnant comme les femmes se soutiennent entre elles ! c’est même effrayant !

POLIGNI.

Je ne prétends point récuser le témoignage de Madame , mais il est des gens qui, aujourd’hui même, assurent avoir vu entre vos mains...

DORBEVAL, voulant l’arrêter.

Poligni !

POLIGNI, hors de lui.

Et pourquoi feindre plus longtemps ? Eh bien ! oui, je sais tout, il m’a tout appris. Il faut que mon sort se décide, et il va dépendre d’un mot. Cette lettre à qui était-elle adressée ?

MADAME DORBEVAL, prête à se trahir.

À qui ?

MADAME DE BRIENNE, l’arrêtant, et s’adressant à Poligni.

À moi, Monsieur.

POLIGNI.

Vous l’avouez enfin !

MADAME DE BRIENNE.

Et quand M. de Nangis m’aurait écrit, quand il m’aimerait, est-ce à dire pour cela que je partage ses sentiments, que je suis obligée d’y répondre ? Y a t-il rien qui puisse justifier cet éclat, ces emportements auxquels j’étais loin de m’attendre, et dont je rougis pour vous ?

POLIGNI.

J’ai tort, j’en conviens ; mais il est un moyen bien simple de détruire mes soupçons, et de me réduire au silence. Ne puis-je voir cette lettre ?

MADAME DORBEVAL, à part.

Grand Dieu !

DORBEVAL.

Oui, sans doute, voilà qui concilie tout ; car puisque malgré moi on m’a mis en jeu dans cette affaire, je ne suis pas fâché d’en être le médiateur.

À madame de Brienne.

Voyons, vous pouvez bien nous confier cet écrit, à moi du moins ?

MADAME DE BRIENNE.

Ni à lui, ni à vous. Il n’existe plus ; je l’ai déchiré.

POLIGNI.

Et vous croyez que je me contenterai d’une pareille excuse ? N’est-ce pas me dire, n’est-ce pas m’avouer clairement ?...

MADAME DE BRIENNE.

Permis à vous de l’interpréter ainsi. Aussi bien mon cœur est froissé de ces débats ; je suis humiliée de ce qui se passe, de ce que j’entends ici ; il semble que vous désiriez, que vous souhaitiez ardemment me trouver coupable ! Je vous le répète, Monsieur, je n’ai point vu M. de Nangis, je ne le verrai jamais. Après cela, pensez de moi tout ce que vous voudrez, il ne m’importe même plus de me justifier.

 

 

Scène VIII

 

POLIGNI, DORBEVAL, MADAME DORBEVAL, MADAME DE BRIENNE, HERMANCE

 

HERMANCE, accourant du grand salon.

Ma cousine ! ma cousine ! la singulière aventure ! Vous ne devineriez jamais qui je viens de rencontrer dans votre salon ?

MADAME DORBEVAL.

Eh ! dis-nous-le tout de suite.

HERMANCE.

M. de Nangis.

TOUS, avec une expression différente.

M. de Nangis !

HERMANCE, les regardant.

Eh bien ! qu’avez-vous donc ? Ce n’est pas là l’étonnant, car il vient souvent. Mais voilà qui va bien vous surprendre.

POLIGNI.

Parlez vite.

HERMANCE.

Il se promenait à grands pas, d’un air agité ; et tenant un petit billet qu’il froissait entre ses mains, il répétait : Je saurai ce que cela signifie... je la verrai, il faut que je la voie.

POLIGNI.

Eh ! qui donc ?

HERMANCE.

Je n’en sais rien... car quoi que je fusse en grande toilette, il ne s’était pas même aperçu de mon entrée. Il me regardait mais sans me voir. J’étais d’une colère ! Aussi, je suis sortie, et l’ai laissé immobile à la même place où il est encore. Est-ce étonnant !

DORBEVAL, regardant sa femme.

Eh non ! c’est tout simple.

MADAME DORBEVAL.

Comment, Monsieur !

DORBEVAL.

Après la lettre que madame vous a priée de lui écrire...

POLIGNI.

Quoi ! Madame !

DORBEVAL.

Je vous disais bien que cette lettre produirait le plus mauvais effet ; vous n’avez pas voulu me croire. En tout cas, ce n’est pas ma faute, et je vais lui expliquer...

MADAME DORBEVAL, l’arrêtant.

Monsieur, vous voulez...

DORBEVAL.

Oui, Madame, lui faire des excuses en votre nom.

Regardant madame de Brienne.

N’en déplaise à certaines personnes, je n’entends pas me brouiller avec un homme que j’estime.

Appelant.

Dubois ! dites à M. de Nangis que nous serons charmés de le recevoir.

POLIGNI.

Oui, qu’il entre !

MADAME DORBEVAL, bas, à madame de Brienne.

C’est fait de moi !

MADAME DE BRIENNE, de même.

Du courage !

MADAME DORBEVAL, de même.

La moindre explication me perd !

MADAME DE BRIENNE, de même.

Je saurai l’empêcher. Dubois, arrêtez.

Faisant signe à Dubois, qui est près de la porte, de s’arrêter, et s’adressent à Dorbeval.

C’est à moi que M. de Nangis désirait parler, je vais le recevoir.

POLIGNI, à demi-voix, à Madame de Brienne.

Vous, Madame ! et vos promesses de tout à l’heure ! Vous ne deviez jamais le voir, disiez-vous, et si vous quittez ces lieux, songez-y bien, tout est fini entre nous.

MADAME DE BRIENNE, avec indignation.

Ah ! Monsieur...

Elle l’arrête, le regarde douloureusement.

Ah ! que je vous plains !

Elle serre la main de Madame Dorbeval, jette un dernier regard sur Poligni.

Adieu !...

Elle sort par la porte à droite. Madame Dorbeval sort par la porte à gauche, emmenant Hermance, qui pendant la fin de cette scène est restée devant la psyché à arranger les boucles de ses cheveux, et sans prendre part à ce qui se passait.

POLIGNI.

C’en est fait, tous nos liens sont rompus !

À Dorbeval.

Mon ami, je ferai ce que tu voudras, je ne te quitte plus, je m’abandonne à toi.

DORBEVAL.

Et à la fortune ! et tu verras qu’elle n’est pas plus inconstante qu’une autre.

Ils sortent par la porte du fond.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

MADAME DORBEVAL, HERMANCE, entrant du fond

 

HERMANCE.

Oui, ma cousine, c’est comme je vous le dis, c’est votre mari, c’est mon tuteur lui-même qui vient de me l’annoncer : je vais me marier.

MADAME DORBEVAL.

Je t’avoue que je ne m’y attendais pas.

HERMANCE.

Ni moi non plus. Aussi cela produit un singulier effet.

MADAME DORBEVAL.

Tu as donc commencé enfin à réfléchir ?

HERMANCE.

J’ai commencé par être enchantée. Jugez donc : moi, qui ai à peine dix-huit ans, c’est charmant ; je serai mariée avant Victorine et Louise, mes amies de pension, qui sont presque majeures et qui ont de plus belles dots que moi ! Aussi vous sentez bien que j’ai accepté sur-le-champ.

MADAME DORBEVAL.

Et tu sais quelle est la personne...

HERMANCE.

Oh ! oui, je l’ai demandé tout de suite après.

MADAME DORBEVAL.

Tu connais son esprit, son humeur, son caractère ?

HERMANCE.

Oui, ma cousine, il est agent de change ; il vient d’acheter la charge de M. Lajaunais, celui qui donnait de si beaux bals.

MADAME DORBEVAL.

M. Lajaunais ?

HERMANCE.

Je sens bien que, d’abord, nous ne pourrons pas faire comme lui ; car nous n’aurons que trente ou quarante mille francs par an. C’est exister, mais il faut être bien raisonnable. Je ne donnerai que trois bals dans l’hiver, et nous n’aurons point de loges aux Bouffes la première année. Que voulez-vous ? on vit de privations, quitte à s’en dédommager plus tard.

MADAME DORBEVAL.

Et ton futur ?

HERMANCE.

Oh ! si vous saviez comme cela se rencontre ! c’est un bonheur admirable ! Moi, je voulais un établissement, ce qu’on appelle un mari, et il se trouve que j’épouse quelqu’un qui me convient très bien, un homme charmant, très aimable.

MADAME DORBEVAL.

J’entends : c’est déjà une inclination !

HERMANCE.

Une inclination ! oh ! non, ce n’est peut-être pas celui-là que j’aurais préféré. Mais il ne faut pas y penser ; on ne peut pas tout avoir.

MADAME DORBEVAL.

Tu as raison, et pourvu qu’il te rende heureuse...

HERMANCE.

S’il me rendra heureuse ! Mais j’y compte bien. Savez-vous que j’ai cinq cent mille francs de dot, et qu’il n’a rien que sa charge ; ce qui est un grand avantage, parce qu’il n’aura rien à me refuser ; il sera obligé de faire toutes mes volontés, ou, sans cela, dans le monde on crierait aux mauvais procédés, n’est-il pas vrai ? Moi, d’abord, je le dirais partout.

MADAME DORBEVAL.

Voilà déjà un commencement de bon ménage ! Et le nom du jeune homme, tu ne me l’as pas encore dit ; est-ce que tu ne le saurais pas, par hasard ?

HERMANCE.

Si vraiment... c’est que mon tuteur m’avait défendu de vous en parler encore ; mais c’est égal.

MADAME DORBEVAL.

Je te remercie de cette marque de confiance.

HERMANCE.

Oh ! oui, parce qu’il faut que ce soit vous qui vous chargiez de la corbeille ; je vous dirai ce que je veux, pour que vous vous entendiez avec lui.

MADAME DORBEVAL, avec impatience.

Et le futur ? et son nom ?

HERMANCE.

C’est vrai, je n’y pensais plus ; je l’avais oublié ; mais vous ne connaissez que cela, un ami de la maison, un ami de votre mari, M. Poligni.

MADAME DORBEVAL.

Poligni !.. que dis-tu ?

HERMANCE.

Qu’avez-vous donc ?

MADAME DORBEVAL.

Ce n’est pas possible ! ce n’est pas lui, tu te trompes !

HERMANCE.

Eh bien ! par exemple, est-ce qu’on peut se tromper de mari ?

DUBOIS, annonçant.

M Poligni.

HERMANCE.

Et tenez, tenez, je suis sûre, ma cousine, qu’il vient vous faire la demande.

 

 

Scène II

 

MADAME DORBEVAL, HERMANCE, POLIGNI, habillé en noir, entrant du fond

 

POLIGNI, après avoir salué profondément d’un ton froid et solennel.

Mesdames, l’objet de ma visite va sans doute vous surprendre, et de moi-même je n’aurais peut-être pas eu la hardiesse de me permettre une pareille démarche, si je n’y avais été encouragé et presque autorisé par Dorbeval, mon meilleur et mon plus ancien ami.

HERMANCE, à madame Dorbeval.

Vous l’entendez !

Elle va pour sortir.

POLIGNI.

De grâce, Mademoiselle, daignez rester. Vous pouvez, en présence de votre cousine, de votre tutrice, assister à une conversation dont vous êtes l’objet.

HERMANCE, baissant les yeux.

Monsieur, je ne comprends pas.

POLIGNI, gravement.

Je venais, Mademoiselle, demander votre main.

HERMANCE, jouant la surprise.

Ô ciel ! que dites-vous ?

MADAME DORBEVAL.

Il est donc vrai ! vous, Monsieur !

POLIGNI, froidement.

Oui, Madame, j’ai l’honneur... d’aimer mademoiselle, et de vous la demander en mariage.

Un instant de silence.

HERMANCE, bas, à madame Dorbeval.

Mais, ma cousine, répondez donc !

MADAME DORBEVAL, regardant alternativement Poligni et Hermance.

Je vous avoue, Monsieur, que je suis très surprise, je veux dire très flattée de votre recherche ; mais elle me semble un peu prompte. D’ailleurs, l’âge d’Hermance, qui a à peine dix-huit ans...

HERMANCE, bas.

Et demi... ma cousine.

MADAME DORBEVAL.

Enfin, je pensais qu’on ne pouvait mettre trop de réflexion...

POLIGNI.

Toutes les miennes sont faites, Madame ; il ne nous manque plus que l’aveu de mademoiselle ; et s’il est vrai que ses sentiments...

HERMANCE, baissant les yeux.

Monsieur, ce n’est pas moi, c’est ma famille que cela regarde, et ma cousine vous dira...

MADAME DORBEVAL, vivement.

De ce côté là, Monsieur, je vous atteste que ses sentiments sont conformes aux vôtres, et que tout ce que vous éprouvez elle le partage.

POLIGNI, froidement.

Alors rien n’égale mon bonheur, et j’aurai l’honneur de venir prendre jour avec Madame, si toutefois cette alliance a aussi l’avantage de lui convenir.

MADAME DORBEVAL, avec ironie.

À moi, Monsieur ! comment ne me plairait elle pas ? Je connais depuis longtemps les brillantes qualités que l’on estime en vous. On me parlait aujourd’hui encore de votre franchise, de votre loyauté ; une de mes amies, madame de Brienne...

POLIGNI.

Madame de Brienne !

HERMANCE.

Cette dame à qui M. de Nangis voulait parler, et qui a eu avec lui cette longue conférence...

POLIGNI, vivement.

Ah ! il est resté longtemps ici ?

HERMANCE.

Plus de trois quarts d’heure, lui qui n’avait pas trouvé un seul mot à m’adresser, et il paraît qu’il n’avait pas tout dit, car vingt-cinq minutes après son départ, un domestique à sa livrée a apporté ici une lettre.

POLIGNI.

Une lettre ! en êtes-vous bien sûre ?

HERMANCE.

Qu’est-ce que je dis une lettre ? Il y en avait deux : une pour madame de Brienne, et l’autre pour ma cousine. Vous savez, je vous les ai remises tout à l’heure, et vous les avez encore.

POLIGNI, avec ironie.

Il suffit. En remettant à madame de Brienne celle qui lui est adressée, je vous prie, Madame, de vouloir bien lui faire part de mon mariage avec mademoiselle.

MADAME DORBEVAL.

Je n’y manquerai pas, Monsieur.

Bas, à Hermance.

Hermance, laissez-nous un instant.

HERMANCE, de même.

Est-ce que vous allez lui parler de la corbeille ?

MADAME DORBEVAL, de même.

Oui, sans doute.

HERMANCE, de même.

Je voulais bien rester.

MADAME DORBEVAL, de même.

Du tout, ce n’est pas convenable.

HERMANCE.

C’est cependant moi que cela regarde.

MADAME DORBEVAL.

Laisse-nous, te dis-je, je le veux.

HERMANCE, à part.

Je le veux ! toujours je le veux ! ah ! le vilain mot ! qu’il me tarde d’être mariée pour l’employer à mon tour !

Elle fait à Poligni une grande révérence, et sort par le grand salon.

 

 

Scène III

 

MADAME DORBEVAL, POLIGNI

 

MADAME DORBEVAL.

Rien ne peut-il donc changer votre résolution ? et ce mariage, Monsieur, est-il définitivement arrêté ?

POLIGNI.

Ce n’est pas moi, c’est votre mari qui en a eu l’idée : il a ma parole, j’ai la sienne, sans vous parler ici d’autres engagements que maintenant rien ne peut rompre ; car ce soir après le dîner nous signons le contrat. Dorbeval que j’attends doit tout à l’heure m’en apporter les articles.

MADAME DORBEVAL.

Ô ciel ! Mais, Monsieur, de bonne foi, est-ce que vous aimez Hermance ?

POLIGNI.

Non, Madame ; vous savez mieux que personne qu’il n’y avait au monde qu’une seule femme que je puisse aimer, mais ce bonheur que je m’étais promis, il faut y renoncer.

MADAME DORBEVAL.

Et si vous étiez dans l’erreur ? si vous vous abusiez ?

POLIGNI.

M’abuser ! moi ! d’après ce que je viens d’entendre, ce serait lui faire injure que de douter de ses propres aveux ! et M. de Nangis...

MADAME DORBEVAL.

Eh bien ! Monsieur, puisque je ne puis la justifier qu’en m’exposant moi-même, j’aurai le courage de faire pour elle ce qu’elle a fait pour moi. Vous êtes l’ami de mon mari, je le sais ; mais avant tout vous êtes un honnête homme, et quelque idée que vous ayez de moi, vous ne m’accuserez pas du moins d’avoir manqué à la reconnaissance, d’avoir sacrifié à mon repos le bonheur d’une amie.

POLIGNI.

Que dites-vous ?

MADAME DORBEVAL.

Que vous m’obligez à un aveu bien cruel ; que vous me forcez à m’abaisser, à m’humilier âmes propres yeux : eh bien ! j’accepte cette honte, cette humiliation ; qu’elle soit la première punition de mes torts. Cette lettre de M. de Nangis, surprise par mon mari, elle était pour moi ; elle m’était adressée.

POLIGNI.

Ô ciel !

MADAME DORBEVAL.

C’est pour me sauver que madame de Brienne s’est avouée coupable ; et si vous en doutez encore, tenez, Monsieur, voici cette lettre dont Hermance vous parlait tout à l’heure.

POLIGNI, refusant de la prendre.

Ah ! Madame !

MADAME DORBEVAL.

Non, Monsieur, lisez. Il faut que vous connaissiez celle que vous avez soupçonnée.

POLIGNI, lisant.

« Je vous aime et pourtant je m’éloigne : c’est madame de Brienne, c’est votre généreuse amie, qui pour votre bonheur, qui au nom même de mon amour, exige ce départ... Adieu donc ! j’accepte une mission importante que j’avais d’abord refusée. »

MADAME DORBEVAL, à part, et laissant échapper un soupir.

Ah !

POLIGNI.

Qu’avez-vous ?

MADAME DORBEVAL.

Rien, Monsieur, continuez.

POLIGNI.

« Si jamais je peux oublier mon amour, je demanderai à vous et à madame de Brienne de m’admettre en tiers dans votre noble amitié. En attendant, donnez-lui cette lettre qui lui prouvera que je me suis occupé de ses intérêts, et qu’avant de réclamer le titre de son ami, j’ai voulu d’abord en acquérir les droits. Adolphe de Nangis. » Ah ! que je suis coupable ! comment implorer mon pardon ? comment oser me présenter à ses yeux ? Madame, je n’ai plus d’espoir qu’en vous ; suppliez-la de m’accorder un instant d’entretien : surtout ne lui parlez pas de ces projets que j’abandonne, de ce mariage que je déteste et que je vais rompre.

MADAME DORBEVAL.

Ah ! qu’elle l’ignore à jamais ! Vous ne savez pas comme moi de quelle fierté, de quelle énergie son âme est capable ! L’honneur, le devoir... voilà les seules règles de sa conduite ; elle leur sacrifierait tout, et perdre son estime, ce serait perdre son amour.

POLIGNI.

Ah ! ne tardez plus ; partez, courez près d’elle ! je vous confie mes plus chers intérêts...

À part.

Et moi, à tout prix, je vais rompre avec Dorbeval.

Il sort par la porte du fond.

 

 

Scène IV

 

MADAME DORBEVAL, puis MADAME DE BRIENNE, entrant par la porte de gauche

 

MADAME DORBEVAL.

Oui, oui ! c’est à moi de réparer le mal que j’ai fait...

Apercevant madame de Brienne.

Ah ! te voilà ! Viens donc vite. J’ai une grâce à te demander... la grâce d’un coupable.

MADAME DE BRIENNE, d’un air de reproche.

Comment ! tu lui as tout dit ?

MADAME DORBEVAL.

Oui, tu te laisseras fléchir, tu lui pardonneras !

MADAME DE BRIENNE.

C’est possible ! mais dans bien longtemps.

MADAME DORBEVAL.

Non, aujourd’hui même, et sur-le-champ ; car tu en as autant d’envie que lui !

MADAME DE BRIENNE, souriant.

Qui te l’a dit ?

MADAME DORBEVAL.

C’est que j’en ferais autant, et que je ne pourrais laisser attendre une grâce que je serais décidée à accorder.

MADAME DE BRIENNE.

C’est bien ce que je disais : c’est plus noble, plus généreux ! Il y a cependant un certain plaisir à s’entendre appeler cruelle, inexorable, à se laisser prier, là, à genoux ! C’est bien le moins qu’il prenne cette peine-là, et nous verrons. Je ne réponds de rien quand il y sera.

MADAME DORBEVAL.

À la bonne heure !

MADAME DE BRIENNE.

Mais tu es bien sûre au moins qu’il revient de lui-même, qu’il ne me croit plus coupable ? C’était si mal à lui de m’avoir soupçonnée. Il est vrai que quand on aime bien... et puis la présomption était si forte ! Je lui soutenais moi-même que j’étais infidèle, et malgré cela, j’aurais désiré qu’il me soutint le contraire, qu’il me le prouvât. En pareil cas, on n’est pas fâché d’avoir tort.

MADAME DORBEVAL.

Eh mon Dieu ! pour une femme en colère, je te trouve bien gaie !

MADAME DE BRIENNE.

C’est vrai, je ne m’en défends pas, et j’ai peine à me taire ; le bonheur est diffus, il cause beaucoup, si tu savais !

MADAME DORBEVAL, avec intérêt.

Qu’y a-t-il donc ?

MADAME DE BRIENNE.

Un grand secret ! c’est-à-dire non : c’est connu de tout le monde ; mais un événement inattendu pour moi, un incident de roman, qui vient du ministère ! Ces indemnités dont ton mari parlait ce matin, cela me regarde, j’y suis comprise, non pas moi, mais M. de Brienne, dont je suis l’unique héritière.

MADAME DORBEVAL.

Il serait possible ! lui qui n’avait rien !

MADAME DE BRIENNE.

Comment rien ? Il avait un frère aîné et deux oncles qui avaient eu le malheur... non, je veux dire l’avantage de tout perdre à la révolution, et depuis leur décès, tous leurs biens, ou du moins la perte de ces biens appartient à mon mari, qui ne l’avait jamais réclamée, tu devines pourquoi ? Mais aujourd’hui que cela rapporte, c’est bien différent ! on a eu des malheurs, on les fait valoir. Moi, je n’y aurais jamais songé ; mais M. de Nangis pense à tout : il me donne avant de partir les renseignements, les instructions nécessaires, il s’est déjà entendu avec le premier commis, et je n’ose te dire à combien ils évaluent ce qui doit me revenir.

MADAME DORBEVAL.

Qu’est-ce donc ?

MADAME DE BRIENNE.

Huit ou neuf cent mille francs.

MADAME DORBEVAL.

Une pareille fortune ! quel bonheur !

MADAME DE BRIENNE.

Oui, tu as raison : quel bonheur de la lui offrir !

 

 

Scène V

 

MADAME DORBEVAL, MADAME DE BRIENNE, POLIGNI, qui entre en rêvant

 

MADAME DORBEVAL.

Tais-toi, le voilà !

MADAME DE BRIENNE.

Crois-tu que je ne l’aie pas vu ?

MADAME DORBEVAL, bas.

Ne lui fais pas acheter trop cher sou pardon ; il a l’air si repentant, si malheureux !

MADAME DE BRIENNE, voulant courir à lui et s’arrêtant.

Malheureux ! tu crois ?

MADAME DORBEVAL.

Je vois que ma présence pourrait gêner ta sévérité ; je vous laisse.

MADAME DE BRIENNE.

Ah ! tu t’en vas ?

Lui serrant la main.

Je te remercie.

Madame Dorbeval sort.

 

 

Scène VI

 

MADAME DE BRIENNE, à l’écart, POLIGNI, sortant de la porte à droite

 

POLIGNI, à part, sans la voir.

Il est trop tard ! je n’ai pu rompre ! tout ce que je possède était engagé, et la fortune d’Hermance peut seule maintenant me sauver du déshonneur et de la ruine. Mais comment avouer à madame de Brienne que je ne la crois plus coupable, et que cependant je renonce à elle... pour un mariage qui est devenu nécessaire... pour un mariage d’argent !... Non, plutôt mourir que de rougir à ses yeux... Il ne me reste plus qu’un moyen, et j’y suis résolu... Dieu ! c’est elle !...

MADAME DE BRIENNE, à part, le regardant.

Il hésite, il n’ose m’aborder... Élise a raison, il est trop malheureux ! Allons à son secours.

Timidement.

Poligni !...

POLIGNI, troublé et cherchant à se remettre.

Ah ! c’est vous, Madame !

 

MADAME DE BRIENNE.

Oui, Monsieur, c’est moi qui ai à me plaindre de vous, et c’est pour cela que je fais les premiers pas.

Après un instant de silence allant à lui, et lui fendant la main.

Mon ami, croyez-vous encore que je sois coupable ?

POLIGNI.

Moi ! conserver une pareille idée ! Ah ! je ne me pardonnerai jamais d’avoir pu vous soupçonner un instant... Je sais tout : madame Dorbeval m’a tout appris.

MADAME DE BRIENNE, avec douleur.

Quoi ! Monsieur, il vous a fallu son témoignage ! ce n’est pas de vous-même ! et cet entretien que vous m’avez demandé ?...

POLIGNI.

Il était nécessaire pour un aveu que depuis ce matin je n’ose vous faire, et qu’il ne m’est plus permis de différer.

MADAME DE BRIENNE.

Qu’est-ce donc ? vous me faites frémir. Achevez...

POLIGNI.

Allons ! pour mon honneur, ayons le courage de la tromper.

MADAME DE BRIENNE.

Eh bien !

POLIGNI.

Eh bien ! ce matin à votre arrivée, mon trouble, mon embarras, ces combats intérieurs, ces tourments que je n’ai pu vous cacher, tout doit vous dire assez qu’en proie aux regrets et aux remords, m’accusant moi-même, je lutte en vain contre un sentiment qu’il n’a été en mon pouvoir ni d’empêcher, ni de vaincre.

MADAME DE BRIENNE.

Ô Ciel ! vous en aimez une autre !

POLIGNI, hésitant.

Oui, Madame.

MADAME DE BRIENNE, prête à se trouver mal.

Ah ! je me meurs !

POLIGNI, courant à elle pour la soutenir.

Amélie !

MADAME DE BRIENNE, revenant à elle.

Qu’avez-vous ? je ne me plains pas, je ne vous en veux pas ; est-ce moi qui vous le dire ?

POLIGNI.

Ah ! c’est moi-même, c’est mon propre cœur qui vous chérit encore plus que je n’ose le dire !

MADAME DE BRIENNE.

Je le crois...

Avec tendresse.

Moi, je vous aimais tant !

Froidement.

Mais pendant mon absence, une autre a su vous plaire, cela ne dépendait pas de vous ; vous n’avez pas voulu me tromper, vous avez agi eu honnête homme, et je vous en remercie.

POLIGNI, prêt à se trahir.

Ah ! si vous saviez !

MADAME DE BRIENNE.

Plus tard peut-être je pourrai vous entendre ; mais dans ce moment, je ne veux rien savoir... rien... que son nom ; par pitié, dites-le-moi.

POLIGNI.

C’est une personne... qu’ici même, je crois, vous avez déjà vue : la pupille de Dorbeval.

MADAME DE BRIENNE.

Ô ciel ! c’est Hermance ! un pareil choix... Pardon, j’ai tellement l’habitude de m’occuper de vous, qu’il me semble que votre bonheur m’appartient encore, et je pensais que son caractère...

POLIGNI.

Il se peut, en effet, que son caractère... mais je l’aime.

MADAME DE BRIENNE.

Ah ! vous dites vrai, voilà qui répond à tout ! On ne raisonne pas avec son cœur, et ce matin encore, pour vous, j’ai rendu bien malheureux un honnête homme qui, plus que vous, méritait mon amour. Pauvre Olivier ! le voilà vengé de mon injustice ! mais je ne croyais pas que ce fût à vous de m’en punir.

POLIGNI.

Amélie !

MADAME DE BRIENNE.

Épousez-la, soyez heureux ! et surtout que mes chagrins ne troublent point votre bonheur : je vous les pardonne ; ce que je n’aurais jamais pardonné, c’eût été de me tromper.

POLIGNI.

Ô ciel !

MADAME DE BRIENNE.

Maintenant, laissez-moi ! Plus tard, je l’espère, je vous reverrai, ainsi qu’Hermance, ainsi que... votre femme. Je sais ce que me prescrivent l’honneur et le devoir ; mais j’ai besoin de tout mon courage, et votre présence me l’ôte. Par pitié, par amitié, laissez-moi !

POLIGNI.

Ô fortune ! que je t’aurai payée cher !

Il sort.

 

 

Scène VII

 

MADAME DE BRIENNE, seule

 

Ah ! je respire... me voilà seule ! J’espérais pleurer, et je ne le puis ! Accablée, anéantie par ce coup imprévu, je n’ai pas même la force de me plaindre ; je ne sens plus rien, sinon que tout est fini pour moi.

 

 

Scène VIII

 

MADAME DE BRIENNE, OLIVIER, entrant moment et courant soutenir madame da Brienne qu’il voit chanceler

 

OLIVIER.

Qu’avez-vous ?

MADAME DE BRIENNE, poussant un cri.

Olivier !...

OLIVIER.

Je partais, je venais prendre congé de vous ; mais vous souffrez, je reste... Je réclame mes droits, je réclame vos chagrins ; parlez : qu’avez-vous ?

MADAME DE BRIENNE, avec désespoir.

Il en aime une autre !

OLIVIER, stupéfait.

Lui ! Poligni !... On vous a trompée... ce n’est pas possible !

MADAME DE BRIENNE, de même.

Il veut l’épouser !...

OLIVIER.

L’épouser ! et qui donc ?

MADAME DE BRIENNE.

La pupille de Dorbeval.

OLIVIER.

Hermance ! qui vous l’a dit ?

MADAME DE BRIENNE.

Lui-même.

OLIVIER.

Rassurez-vous ! ce mariage ne se fera pas.

MADAME DE BRIENNE.

Que dites-vous ? et comment ? et qui pourrait l’empêcher ?

OLIVIER, avec chaleur.

Moi, qui suis votre ami ; moi, dont le devoir est de vous consoler, de vous secourir ! moi, qui veux votre bonheur aux dépens même du mien !

MADAME DE BRIENNE.

Olivier !

OLIVIER.

Il ne s’agit pas de moi, mais de vous ! il faut rompre cet hymen, et j’en ai les moyens ! Si vous saviez avec quelle légèreté, quelle coquetterie !... Mais ne restons point dans ces salons, où la foule va se rendre. Venez, vous saurez tout, vous déciderez vous-même, vous parlerez à Poligni ; et, après cela, j’ose le croire, il renoncera à ce mariage.

MADAME BRIENNE.

Ô le meilleur des amis ! que vous êtes bon ! que vous êtes généreux !

OLIVIER.

Non, je ne suis pas généreux, mais je vous aime, je ne vis que par vous, je souffre de vos chagrins, et les adoucir, c’est diminuer les miens ! venez, Madame, venez !...

Il rentre avec madame de Brienne dans son appartement.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

DORBEVAL, POLIGNI, ils arrivent du grand salon

 

DORBEVAL.

La bonne chose qu’un dîner ! surtout ceux d’à présent ! et quelle sublime, quelle admirable invention que celle du vin de Champagne !

POLIGNI, froidement.

Oui, cela égaye, cela étourdit, cela fait tout oublier.

DORBEVAL.

Mais j’ai des compliments à te faire : tu étais charmant auprès d’Hermance ; tendre, galant, empressé. Est-ce que, par hasard, tu en serais amoureux ?

POLIGNI.

Eh ! morbleu ! il le faut bien, j’y suis forcé. Veux-tu que l’on croie que je ne l’épouse que pour sa dot ? Dans la position où je suis, aux yeux du monde, il n’y a qu’une grande passion qui puisse me justifier, et je m’essayais. Aussi j’avais besoin de respirer ; si tu savais comme c’est terrible un amour d’obligation !

DORBEVAL.

Eh ! mon Dieu ! tu t’y feras ; le mariage en lui-même n’est pas autre chose, et ce n’est pas parce que ta femme est riche que tu feras plus mauvais ménage. Il y a dans le monde une foule de préjugés bourgeois contre la fortune et même contre la beauté ! Une jeune personne est-elle riche ? ah ! elle aura un mauvais caractère ; est-elle jolie ? elle sera coquette. Eh bien ! moi, je connais des femmes laides qui n’avaient rien, et qui font enrager leurs maris ; qui ne leur apportent dans leur ménage que des chagrins. Si elles avaient apporté une dot, la dot serait là ; c’est une indemnité ; car la fortune ne gâte rien et répare bien des choses. Je t’engage donc à prendre la tienne en patience, à t’y résigner, et à continuer ton système de passion, si cela te convient, si cela t’arrange.

POLIGNI.

Oui, certainement. Il faut que mes amis, il faut que tout le monde me croie heureux ; il y va de mon bonheur. Mais ce qui m’inquiète, c’est ce soir, dans ton salon, ce contrat de mariage. Quand devant tout le monde on en lira les articles, quand on connaîtra mon peu de fortune et la dot d’Hermance, qu’est-ce qu’on va dire ? et puis, je crains qu’elle n’y soit.

DORBEVAL.

Qui donc ?

POLIGNI.

Madame de Brienne ! Grâce au ciel, elle a refusé d’assister à ce dîner ; aussi, tu as vu comme j’y étais bien, comme j’étais à mon aise ! Mais elle doit venir ce soir, et sa vue seule... Devant elle, je ne pourrai jamais signer.

DORBEVAL.

Quel enfantillage ! Mais il faut avoir pitié de ta faiblesse. Cette signature était fixée pour onze heures au salon, eh bien ! je vais trouver le notaire, et sans en prévenir le reste de la compagnie, je l’emmène là,

Montrant la première porte à droite.

dans mon cabinet, ainsi que ta future et nos témoins ; nous y lirons, nous y signerons ce contrat qui t’effraye, et d’ici à une demi-heure, tout sera terminé entre nous, et en comité secret. Es-tu content ?

POLIGNI.

À la bonne heure.

DORBEVAL.

Pour les autres signatures, qui ne sont que de luxe, les donnera après qui voudra. Mais afin de procéder par ordre, voici d’abord des papiers qui désormais t’appartiennent ; c’est la dot de ta femme, qu’en bon et fidèle tuteur je remets entre les mains de l’époux de son choix.

POLIGNI.

Eh quoi ! déjà ?

DORBEVAL.

Puisqu’en signant tu vas reconnaître les avoir reçus, il faut que je te les donne, et tu conviendras que c’est un beau moment que celui où l’on touche la dot ! c’est peut-être même le plus...

S’interrompant.

Malheureusement tu n’en jouiras pas longtemps, car là-dessus tu as des dettes à payer. Lajaunais, qui ce soir est des nôtres, compte sur son argent.

POLIGNI.

Oui, mon ami, je sais que de tes mains ce portefeuille va passer dans les siennes.

DORBEVAL.

Pas tout à fait ; prends bien garde : tu ne lui donneras que deux cent mille francs.

POLIGNI.

Et pourquoi ?

DORBEVAL.

Parce que les cent mille écus qu’il me doit, c’est à moi que tu les remettras ; c’est convenu.

POLIGNI, riant.

Ah ! c’est à toi ! Mais alors tu pouvais les garder.

DORBEVAL.

Non, mon cher, parce qu’en affaires la règle, l’exactitude... Mais quand j’y pense, ce Lajaunais que malgré lui je force à être honnête et à payer ses dettes !...

Riant.

C’est très gai.

POLIGNI.

Oui, sans doute !

DORBEVAL, riant.

Tu n’en ris pas assez.

POLIGNI.

Si vraiment, c’est très drôle.

Ils rient tous les deux.

 

 

Scène II

 

DORBEVAL, POLIGNI, OLIVIER

 

OLIVIER.

Eh ! mon Dieu, qu’avez-vous donc ? quels éclats de rire ! on vous entend du salon.

DORBEVAL, continuant de rire.

C’est ce Poligni qui est d’une folie, d’une gaieté !...

OLIVIER.

Quoi ! même avant le mariage ?

DORBEVAL.

Et quand veux-tu donc que l’on rie, si ce n’est dans ce moment-là ? on jouit de son reste.

POLIGNI, cherchant à s’échauffer.

Oui, vraiment, je suis si heureux aujourd’hui ! de bons amis, une femme charmante, un dîner... un dîner de ministre !... car tu y étais, Olivier ; mais tu n’as pas fait honneur comme nous au champagne qu’il nous a prodigué. Ce cher Dorbeval, cet excellent ami ! je serais bien ingrat si je ne l’aimais pas !

DORBEVAL.

Et moi donc !... Mais un bon dîner ne doit jamais nuire aux affaires, au contraire, et je vais penser aux nôtres. Olivier, est-ce que tu ne prends pas de café ?

OLIVIER.

Non.

DORBEVAL.

Et toi, Poligni ? Cela fait bien, cela dissipe les fumées.

POLIGNI, vivement.

Non, non, Dieu m’en garde, je suis si bien ainsi !

DORBEVAL.

Alors, je vais prendre le mien.

À Poligni.

Tu sais que dans une demi-heure je t’attendrai là dans mon cabinet.

Il sort.

POLIGNI.

Oui, mon ami, oui, je n’y manquerai pas.

 

 

Scène III

 

OLIVIER, POLIGNI

 

OLIVIER.

Ton mariage a donc toujours lieu ?

POLIGNI, affectant une grande gaieté.

Oui, mon ami, oui, sans doute ; pourquoi me fais-tu cette question ?

OLIVIER.

Oh ! pour rien.

À part.

Allons, madame de Brienne ne lui a pas encore parlé ; mais c’est elle que cela regarde.

POLIGNI, de même.

Et si tu faisais bien, tu suivrais mon exemple, tu ferais comme moi un bon mariage, un mariage d’inclination ; juge donc quelle brillante perspective ! une grande fortune qui, chaque jour, peut s’augmenter encore ; de la considération, du crédit, le bonheur de recevoir mes amis ; car vous viendrez tous ! Quelle ivresse ! quelle suite de plaisirs ! Nous n’aurons pas le temps de réfléchir, et déjà, d’avance, je ne puis te dire à quel point je suis heureux !

OLIVIER.

C’est singulier, cela n’en a pas l’air ; le bonheur a un aspect plus tranquille. Mais cet amour pour Hermance t’est donc venu bien subitement ?

POLIGNI.

Non, mon ami, je l’aimais et depuis longtemps, mais sans oser l’avouer à personne, parce que la disproportion de nos fortunes... mais du reste une jeune personne charmante, qui joint aux traits les plus séduisants le caractère le plus heureux !

OLIVIER.

Le caractère ! le caractère ! Il y a quelque temps cependant, tu me parlais de sa légèreté, de sa coquetterie.

POLIGNI.

Sa coquetterie ! eh ! mais, pas tant ; je ne vois pas cela. Je te jure, mon ami, que tu t’abuses sur son compte, ou que tu as des préventions contre elle.

OLIVIER.

M’en préserve le ciel ! Moi, ce que j’en dis, c’est pour toi ; et, quand les avis, les conseils d’un ami peuvent nous éclairer...

POLIGNI.

Des avis, des conseils ! Je n’en veux pas, je ne veux rien écouter. Si quelque illusion, si quelque erreur m’abuse, qu’on se garde de la dissiper, qu’on me la laisse tout entière, je m’y plais, je veux y rester.

OLIVIER.

Mais si l’on te prouvait à toi-même que ce mariage ne te convient pas.

POLIGNI, hors de lui.

Ce mariage ! rien ne peut le rompre ; il faut qu’il ait lieu. Sais-tu que maintenant c’est mon seul espoir ? sais-tu que s’il venait à manquer, ce serait fait de moi, de mon honneur, de ma vie, et que je n’aurais plus qu’à me brûler la cervelle ?

OLIVIER.

Y penses-tu ? c’est du délire, de la passion ; tu l’aimes donc avec excès ?

POLIGNI, avec un sourire amer.

L’aimer !... moi, l’aimer ! crois-tu donc que la fatalité qui me poursuit m’ait ôté le sens, le jugement, ait assez fasciné mes yeux pour me cacher la nullité de son esprit, la sécheresse de son cœur, là vanité, seul mobile de ses actions ? Crois-tu que, tout à l’heure encore, je ne l’aie pas vue, dans le salon, entourée d’une foule de jeunes fats, dont un sourire sollicitait les hommages ?

OLIVIER.

Et tu l’as souffert ?

POLIGNI.

Et que m’importe à moi ?

OLIVIER.

Qu’entends-je ?

POLIGNI.

J’en ai trop dit pour te rien cacher. Aussi bien, je suis trop malheureux, et j’ai besoin d’un ami à qui confier mes peines. Oui, sans ce mariage, je suis perdu, déshonoré, obligé de fuir ; à toi-même, je t’enlève le fruit de tes travaux !

OLIVIER.

Qu’importe ! sois heureux.

POLIGNI.

Je ne le puis ; je dois six cent mille francs !

OLIVIER.

Grand Dieu !

POLIGNI.

Et je ne te parle pas de mes inquiétudes, de mes craintes, de mes tourments ; voilà ce qui m’en coûte pour être agent de change.

OLIVIER.

Où en était ta nécessité ? toi qui avais une fortune honorable et indépendante, huit mille livres de rente, qui te forçait à les compromettre ?

POLIGNI.

Qui m’y forçait ? l’ambition, la vanité, le désir des richesses, le désir de briller.

OLIVIER.

Eh bien ! tu es encore maître de ton sort, il ne dépend que de toi ; plus d’égards, de vains ménagements, il faut tout rompre.

POLIGNI.

Rompre ! y penses-tu ? et dans quel moment ? Quand toute une famille est réunie pour signer ce contrat, quand il y a dans ce salon plus de deux cents personnes qui seraient témoins d’un pareil éclat ! Et de quel droit déshonorer une jeune fille qui n’a d’autres torts envers moi que de me sauver moi-même du déshonneur, de faire ma fortune, et à qui je ne peux pas même reprocher ses défauts, car je les connais, je les accepte ; c’est à moi au contraire à la protéger, à la défendre ; j’y suis engagé d’honneur, je suis lié par ses bienfaits,

À voix basse.

car j’ai déjà reçu sa dot ; elle est là, j’en ai disposé d’avance, je l’ai presque employée. Je sais comme toi que j’y puis renoncer encore, je sais même qu’en vendant tout ce que je possède, je retrouve ma liberté au prix de l’indigence ; mais te l’avouerai-je enfin ? cette fortune dont j’ai déjà fait l’essai, cette fortune qu’on ne goûte pas impunément, est devenue pour moi le premier des biens. Plutôt mourir que de déchoir à tous les yeux ! et je sacrifierai à cette idée mon avenir, mon amour, madame de Brienne, et moi-même, s’il le faut.

OLIVIER.

Ô ciel ! madame de Brienne ! tu l’aimerais encore !

POLIGNI.

Plus que jamais !

OLIVIER.

Et cependant, tu lui as dit...

POLIGNI.

Oui, parce que je tenais à son estime, parce que je veux bien rougir à tes yeux, mais non pas aux siens ; et que, connaissant son âme noble et désintéressée, j’ai pensé qu’elle me pardonnerait mon inconstance plus aisément que ma fortune. Mais ce secret que je confie à toi seul, ne le trahis jamais ; tu me le promets, tu me le jures ; je suis méprisable à ses yeux, si je ne suis infidèle.

OLIVIER.

Ah ! ne crains pas que je te trahisse : tu sais que moi-même...

POLIGNI.

Oui, je me rends justice. Tu la mérites mieux que moi, tu es plus digne de tant de vertus. Qu’elle soit heureuse, qu’elle m’oublie, qu’elle m’aime ! c’est ce que je veux, c’est ce que je désire, et cependant... Adieu, adieu, plains-moi, et si je te suis cher, garde bien mon secret.

Il entre dans le cabinet à droite.

 

 

Scène IV

 

OLIVIER, seul

 

Et ce matin, je me croyais malheureux ! Il l’est cent fois plus que moi. Il aime, il est aimé ; elle peut faire son bonheur, et il renonce à elle parce qu’elle ne peut faire sa fortune. Ah ! il avait raison ; pour son honneur, gardons bien son secret !

 

 

Scène V

 

OLIVIER, MADAME DE BRIENNE

 

OLIVIER.

C’est vous, Madame ? vous sortez du salon ?

MADAME DE BRIENNE.

Oui, j’avais promis d’y paraître, j’y suis descendue un instant. Il y avait un monde, un bruit ; ils parlaient tous de ce contrat ; grâce au ciel, je n’ai rien entendu.

Avec inquiétude. 

Il paraît que c’est ce soir à onze heures ?

OLIVIER.

Oui, Madame.

MADAME DE BRIENNE.

Tout entière à ses devoirs de maîtresse de maison, madame Dorbeval pouvait à peine approcher de moi ou me parler ; perdue au milieu de la foule, je n’apercevais ni ce que je désirais, ni ce que je craignais de rencontrer ; car je ne voyais ni vous ni Poligni, et fatiguée de tout ce monde, je quittais le salon, je rentrais chez moi.

OLIVIER.

Sans parler à Poligni ?

MADAME DE BRIENNE, avec insouciance.

Je ne l’ai pas vu ; d’ailleurs je n’avais rien à lui dire, j’y étais décidée.

OLIVIER.

Vraiment !

MADAME DE BRIENNE.

Depuis que vous m’avez quittée, j’ai réfléchi à ce que votre amitié, votre générosité m’avait confié, et j’ai trouvé indigne de moi d’en profiter. Oui, il ne m’est pas permis de compromettre une jeune personne à laquelle, après tout, on ne peut reprocher que de l’imprudence, de l’étourderie ; et nous avons toutes si besoin d’indulgence ! Et puis cela empêcherait-il qu’il n’eût été infidèle ? Il ne m’aime plus, il l’aime, il me l’a dit !

OLIVIER, à part.

Grand Dieu !

MADAME DE BRIENNE.

Et si je les séparais, ils s’aimeraient davantage.

Vivement.

Non, non, n’y pensons plus ! Je ne sais plus telle que vous m’avez vue ce matin, sans énergie, sans force, sans courage. Ma raison est revenue, et avec elle ma fierté et l’estime de moi-même ;

Avec fermeté.

je n’ai point mérité mon sort, je n’ai rien à me reprocher ; je perds celui que j’aime, mais je m’immole à son bonheur, mais je fais des vœux pour lui, je le force à me plaindre, à m’estimer, à me regretter.

Mettant la main sur son cœur.

Je souffre encore, il est vrai ; mais je suis sans remords, et il en aura peut-être !

OLIVIER.

Combien je vous admire !

MADAME DE BRIENNE.

Vous, restez à ce contrat ; moi, je ne puis. Mais je vous verrai demain, n’est-il pas vrai ? Vous avez voulu mon amitié, elle va vous imposer bien des obligations, vous être bien à charge.

OLIVIER.

Ah ! Madame !

MADAME DE BRIENNE.

Non, je ne le pense pas. Je vous dirai ce que j’attends de vous : quelques visites, quelques démarches indispensables, car vous n’ignorez pas ce qui m’arrive aujourd’hui ; je n’ai pas eu le temps de vous le dire : je suis riche.

OLIVIER, avec effroi.

Ô ciel !

MADAME DE BRIENNE.

Oui, je suis comprise dans ces indemnités ; je m’en doutais déjà ; mais tout à l’heure, au salon, M. Dubreuil, un commis des finances, me l’a confirmé hautement, et si vous saviez comme les compliments, les félicitations m’ont sur-le-champ accablée, et combien je me suis trouvé d’amis que je ne soupçonnais pas ! je ne savais que répondre, je n’y étais plus ; c’est un mauvais moment pour être heureuse.

OLIVIER, troublé, et l’interrogeant en tremblant.

Mais cette fortune, je l’espère... je veux dire, je le pense, n’est pas une fortune bien grande ?

MADAME DE BRIENNE, négligemment.

Si vraiment ; plus que je ne peux vous dire.

OLIVIER, de même.

Cependant ce n’est pas aussi considérable, par exemple, que la dot d’Hermance ?

MADAME DE BRIENNE.

Près du double.

OLIVIER.

Grand Dieu !

MADAME DE BRIENNE.

Qu’avez-vous donc ?

OLIVIER.

Rien, rien, Madame.

À part.

Après tout, ne lui ai-je pas juré de me taire, de garder son secret. Mais le puis-je à présent sans faire leur malheur à tous deux ? ah ! je rougis d’avoir hésité, et c’est l’honneur lui-même qui m’ordonne de le trahir.

MADAME DE BRIENNE.

Que dites-vous ?

OLIVIER.

Que le sort ne m’avait souri un instant que pour mieux m’accabler, et pour renverser toutes mes espérances. Apprenez que maintenant rien ne s’oppose à votre bonheur, à votre union ; vous pouvez épouser Poligni.

MADAME DE BRIENNE.

Y pensez-vous ? quand il en aime une autre !

OLIVIER.

Plût au ciel ! mais il n’a jamais aimé que vous ; il vous aime encore.

MADAME DE BRIENNE, avec joie.

Il serait possible !

OLIVIER.

Ah ! vous pouvez m’en croire : c’est moi, moi seul au monde qui possède son secret ; il vient de me le confier... pour mon malheur !

MADAME DE BRIENNE.

Pourquoi alors ce mariage avec Hermance ?

OLIVIER.

Ce mariage faisait son désespoir, mais il y était forcé. Cette charge qu’il vient d’acheter compromettait son avenir, et pour acquitter les six cent mille francs qu’il doit, il lui fallait une dot considérable, une femme riche ; maintenant il trouve tout réuni dans celle qu’il aime.

MADAME DE BRIENNE, à part, et lentement.

Que viens-je d’entendre ? il m’aimait, il m’aime encore ! et il en épousait une autre ! Il m’abandonne pour une dot, pour un mariage d’argent !

Avec un sentiment de mépris.

Ah !

Elle cache sa tête dans ses mains, et reste quelque temps absorbée dans ses réflexions ; elle sa relève et dit à Olivier.

Olivier, ce secret qu’il vous a confié, vous seul en avez connaissance ?

OLIVIER.

Oui, Madame, je le crois.

MADAME DE BRIENNE.

Et vous avez tout sacrifié pour votre ami ! pour moi...

À part.

Ah ! quelle différence ! et que je rougis de moi-même !

Cherchant à reprendre sur elle.

Allons !

Elle regarde la pendule et dit froidement.

Ce mariage est pour onze heures : il sera temps encore ; je veux lui écrire.

OLIVIER.

Ne voulez-vous pas le voir ?

MADAME DE BRIENNE.

Non, dans ce moment sa présence me ferait mal.

Elle se met à la table, écrit quelques mots, s’arrête, et écrit encore.

OLIVIER.

Adieu, vous que j’ai tant aimée, et que je perds à jamais ; j’ai eu la force de tout immoler à votre bonheur, mais je n’ai pas celle d’en être le témoin. Adieu pour toujours !

MADAME DE BRIENNE.

Olivier, de grâce...

OLIVIER.

Non, Madame, je ne puis.

MADAME DE BRIENNE.

J’ai pourtant un service à vous demander. Ah ! vous restez ; j’en étais sûre.

OLIVIER.

Que me voulez-vous ?

MADAME DE BRIENNE.

Cette lettre doit être remise à Poligni à l’instant ; oui, à l’instant même ; car il faut que sur-le-champ il puisse y répondre. Dieu ! le voici.

 

 

Scène VI

 

OLIVIER, MADAME DE BRIENNE, POLIGNI, sortant du cabinet à droite

 

POLIGNI, à madame de Brienne qui veut s’éloigner.

Ah ! Madame, ne me fuyez pas ; que je puisse au moins vous voir... pour la dernière fois !

MADAME DE BRIENNE.

Je le voulais... je ne le puis... Mais celle lettre vous était destinée, je vous la laisse.

Elle lui donne la lettre.

POLIGNI.

Un instant encore ; d’après ce que je viens d’entendre, j’y dois une réponse.

MADAME DE BRIENNE.

Eh bien ! Monsieur, lisez.

OLIVIER.

Ah ! tout est fini pour moi.

POLIGNI, lisant.

« Je sais que vous m’aimez encore ; je sais les motifs qui vous forcent à épouser Hermance. »

À Olivier.

Ah ! tu m’as trahi !

OLIVIER.

Oui, pour ton bonheur !

POLIGNI, continuant.

« Ce mariage vous rendrait à jamais malheureux, et je dois l’empêcher, non pour moi, car l’amour est éteint dans mon cœur, je vous le jure, et vous savez si l’on doit croire mes serments ; mais mon amitié qui vous reste s’effraye de votre avenir, et je sais un moyen de sauver votre réputation sans compromettre votre bonheur : je suis riche, j’ai huit cent mille francs, disposez-en. Olivier m’aimera bien sans cela, et vous pouvez les accepter sans rougir de la femme de votre ami. »

OLIVIER, poussant un cri, et se jetant aux pieds de madame de Brienne.

Ah ! que viens-je d’entendre !

MADAME DE BRIENNE.

Olivier, levez-vous.

POLIGNI , se cachant la tête dans ses mains.

Ah ! malheureux !

MADAME DE BRIENNE, à Poligni.

Eh bien ! vous ne répondez pas ? Qui vous empêche d’accepter ?

POLIGNI.

Je vous remercie de votre amitié, de vos offres généreuses qui désormais me sont inutiles. Mon sort est fixé, et je ne pourrais maintenant, sans me perdre aux yeux du monde, sans manquer à l’honneur, rompre des engagements qui du reste comblent tous mes vœux.

 

 

Scène VII

 

OLIVIER, MADAME DE BRIENNE, POLIGNI, MADAME DORBEVAL, HERMANCE, DORBEVAL, tenant Hermance par la main

 

DORBEVAL.

Eh bien ! où donc est le marié ? on le demande de tous les côtés, et c’est moi qui lui amène sa femme.

HERMANCE.

Eh mon Dieu oui ! voilà tout le monde qui vient vous chercher.

POLIGNI, prenant un air riant.

Tout le monde ! Ah ! c’est fort aimable ! c’est charmant ! je suis ravi, enchanté !

DORBEVAL.

Oh ! ce n’est rien encore. Une de ces dames vient de se mettre au piano, et nous allons avoir un bal impromptu.

POLIGNI, affectant une grande joie.

Nous danserons ! c’est délicieux ! tous les plaisirs à la fois !

Prenant la main d’Hermance.

Ma chère Hermance, venez, que je vous présente à mes amis. D’abord, à Olivier, mon camarade de collège.

HERMANCE.

Oh ! je connais déjà Monsieur, nous avons passé cet été quelques jours ensemble à Auteuil.

POLIGNI.

À Auteuil !

HERMANCE.

Nous y avons joué la comédie.

POLIGNI, vivement.

Le mariage de Figaro !

HERMANCE.

Justement ! je jouais Fanchette.

POLIGNI, s’efforçant de rire.

Fanchette ? c’est charmant ! c’est très gai !

DORBEVAL, à madame de Brienne.

Mais à mon tour, Madame, permettez-moi de vous féliciter. On vient de m’apprendre votre fortune. Huit cent mille francs ! Vous avez dû être ravie d’un pareil changement ?

MADAME DE BRIENNE, regardant Poligni.

Oui, je me réjouis du changement que j’éprouve, et auquel je n’osais croire.

DORBEVAL, à Poligni.

Mais, à propos, j’ai de bonnes nouvelles à t’apprendre ; notre spéculation va à merveille ! Dès demain, en réalisant, ta charge est payée, et, fin de mois, ta fortune est faite. Tu deviens un capitaliste, un riche propriétaire, et tu seras dans ton ménage aussi heureux que moi : maison de ville et de campagne, des chevaux, des équipages, de l’or, des amis ; tu auras tout réuni.

MADAME DORBEVAL, à part.

Excepté le bonheur ! 

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