Les Montagnes Russes (Eugène SCRIBE - Charles-Gaspard DELESTRE-POIRSON - Jean-Henri DUPIN)

audeville en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 31 octobre 1816.

 

Personnages

 

POUSSIKOFF, inspecteur des Montagnes Russes

ARLEQUIN, médisant

M. DESBOUDOIRS, médecin

LÉONARD, son neveu

PHILIBERT, cadet

DIAHU, cocher de fiacre

GARÇONS de l’établissement des Montagnes

MARASQUIN, garçon de café

LA MODE

MADAME DUCOMPTOIR, limonadière

ROSE, sa nièce

MADEMOISELLE CRÉPON, marchande de modes

MADEMOISELLE SURE, marchande de modes

GARÇONS et MACHINISTES

MARCHANDES DE MODES

CURIEUX et CURIEUSES

 

À Paris.

 

L’entrée du jardin des Montagnes Russes.

 

 

Scène première

 

POUSSIKOFF, GARÇONS et MACHINISTES

 

Ils sont rangés sur une ligne ; Poussikoff les passe en revue.

LES GARÇONS.

Air : Qu’un poète. (Une Journée chez Bancelin.)

Pour la pousse, (Bis.)
J’ai la main alerte et douce,
Et je pousse
Sans secousse ;
D’ mon talent
Vous s’rez content.

DEUXIÈME GARÇON.

Mon poing vigoureux ; et fort
Surpassera votre attente,
Je lève trois cent, cinquante
Sans faire le moindre effort.

PREMIER GARÇON.

Monsieur, ce n’est point un conte,
J’ai, l’autre semaine encor,
Débuté chez monsieur Comte,
Dans les Hercules du Nord.

TOUS.

Pour la pousse, etc.

POUSSIKOFF.

C’est bien, c’est bien : nous pourrons nous convenir.

PREMIER GARÇON.

Est-ce à monsieur le propriétaire de l’établissement que nous avons l’honneur de parler ?

POUSSIKOFF.

Non, messieurs, je suis son premier commis, monsieur Poussikoff, gentilhomme russe, employé aux montagnes.

Tous saluent.

Messieurs :

Air : Le briquet frappe la pierre. (Les deux Chasseurs.)

Nous faisons un bruit du diable,
Depuis le quartier d’Antin
Jusqu’au faubourg Saint-Germain ;
Le petit maître agréable
Se réveille avant midi,
Et dans son galant wiski,
Arrive avec milady.
Renonçant même aux campagnes
De Saint-Cloud et de Passy,
Maint bon bourgeois vient ici,
Et, grâces à nos montagnes,
En sortant de son faubourg,
Se croit à Saint-Pétersbourg.

Aussi, vu l’affluence, nous avons décidé d’ajouter une montagne de plus et de prendre un supplément de garçons pour la pousse.

PREMIER GARÇON.

Monsieur, quoique des derniers venus, nous espérons ne pas rester en arrière.

POUSSIKOFF.

Prenez-y garde, il ne faut pas croire qu’il n’y ait qu’à pousser, il y a des nuances à observer.

Air : J’ai vu partout dans mes voyages. (Le Jaloux malgré lui.)

Qu’un financier, dans cette enceinte,
À votre service ait recours,
Poussez ferme, poussez sans crainte ;
Ces messieurs-là pèsent toujours !
De nos théâtres quand les belles
Dans vos chars viennent se placer,
Un rien suffit ; ces demoiselles
Ont l’habitude de glisser !

DEUXIÈME GARÇON.

Monsieur, soyez tranquille : j’ai été machiniste à l’Ambigu.

PREMIER GARÇON.

Et moi, monsieur, garçon de théâtre à Feydeau ; et là, ça n’est pas comme ici, ça ne va pas comme sur des roulettes.

POUSSIKOFF.

C’est ce qu’on dit.

PREMIER GARÇON.

Et, du reste, en quoi consiste encore cette nouvelle invention ?

POUSSIKOFF.

Il n’y a pas autre chose... On monte et on descend.

PREMIER GARÇON.

Ça n’est pas nouveau.

Air : Ah ! qu’il est doux de vendanger. (Les Vendangeurs.)

Pardi, nous ne voyons que ça,
L’un vient, l’autre s’en va !
Et pour voir, si c’est un plaisir,
Du mond’ qui roule, roule,
C’ n’est pas la pein’ de v’nir
Jusqu’au faubourg du Roule !

POUSSIKOFF.

Aussi n’est-ce pas cela qui fait notre fortune... Il faut que vous sachiez qu’il y a une jeune divinité, vive, aimable, légère, à qui il a pris fantaisie de venir s’établir dans ce jardin, et quand elle va quelque part, tout le monde court après elle.

PREMIER GARÇON.

V’là une femme bienheureuse... il faut donc que cette déesse soit bien aimable...

POUSSIKOFF.

Mais... pas toujours.

Air : Femme, voulez-vous éprouver. (Le Secret.)

Bizarre et changeante en ses lois,
Et prenant le plaisir pour code,
Sur le sage elle étend ses droits ;
En un mot son nom est la Mode,
En tous les temps, de la beauté
Elle sera la protectrice ;
Car son guide est la vanité,
Et son ministre, le caprice.

PREMIER GARÇON.

Eh mais... quel est ce bruit ?

POUSSIKOFF.

Eh ! c’est M. Desboudoirs, docteur ordinaire des Montagnes Russes. C’est qu’entre autres vertus, nos montagnes sont excellentes pour la santé... Laissez-nous.

TOUS.

Pour la pousse, (Bis.)
J’ai la main alerte et douce,
Et je pousse
Sans secousse ;
D’ mon talent
Vous s’rez content.

Les garçons et les machinistes sortent.

 

 

Scène II

 

POUSSIKOFF, DESBOUDOIRS, LÉONARD

 

DESBOUDOIRS, à la cantonade.

Doublez la dose, doublez la dose ; ça ne peut pas faire de mal.

POUSSIKOFF.

Eh ! à qui en avez-vous, docteur ?

DESBOUDOIRS.

C’est M. de Courte-Haleine à qui j’ai fait descendre de suite nos deux montagnes... et il ose me soutenir qu’il a manqué de se trouver mal !

LÉONARD.

Dame ! mon oncle... il dit que ça l’empêchait de respirer...

DESBOUDOIRS.

Eh bien ! qu’il ne respire pas ! Qu’est-ce que ça fait ? les montagnes, les montagnes... je ne connais que ça pour la santé !

Air : Vers le temple de l’Hymen. (Amour et Mystère.)

J’ai prôné, cité, vanté
Des montagnes l’excellence ;
Car le plaisir est, en France,
Toujours bon pour la santé.
C’est le remède suprême ;
Puis, à l’appui du système,
Je dis : voyez, ici même,
Nos entrepreneurs surpris
Ont la santé la plus forte,
Et notre caissier se porte
Mieux que tous ceux de Paris.

Vous voyez que j’ai fait ce dont nous sommes convenus.

POUSSIKOFF.

Croyez-vous que ce soit aussi l’avis de la Faculté de médecine ?...

DESBOUDOIRS.

Je ne vous dirai point... Moi, je n’y vais jamais. Je me suis fait nommer médecin honoraire des premiers théâtres de la capitale... et je ne sors pas des coulisses ; le matin aux Montagnes... Le soir à l’Opéra ! C’est moi qui arrange les indispositions de ces dames, lorsqu’elles ont des petites parties, ou qu’elles vont à leur maison de campagne ! Je vous présente mon neveu, un sujet distingué, qui a presque fait toutes ses études.

LÉONARD.

Monsieur...

POUSSIKOFF.

Il a une figure qui promet.

DESBOUDOIRS.

Comment donc ! c’est lui qui donne toutes mes consultations. Ce matin, les premiers sujets d’un théâtre lyrique sont venus me consulter sur une extinction de voix qui les tient depuis dix ans.

POUSSIKOFF.

Et qu’avez-vous ordonné ?

DESBOUDOIRS.

Léonard, dites ce que vous avez ordonné.

LÉONARD.

Je leur ai conseillé de chanter le vaudeville. Prenez, leur ai-je dit :

Air de la Meunière.

Prenez de ce joyeux marmot
La grâce piquante :
Il ne raisonne jamais trop,
Il chante d’un ton bien moins haut,
Et même il déchante,
C’est ce qu’il vous faut.

Il est vrai qu’il a le défaut
D’aimer la satire.
Sur le pédant et sur le sot,
Lançant toujours son petit mot,
Souvent il fait rire,
C’est ce qu’il vous faut.

Signé : Léonard, docteur en médecine.

POUSSIKOFF.

Voilà une ordonnance qui annonce le plus grand talent.

LÉONARD.

Ils ont suivi mon conseil, et ils ont commencé par trois petits actes sur les Montagnes.

POUSSIKOFF.

Et que dira le Vaudeville ? Il aurait droit de se fâcher.

DESBOUDOIRS.

Il est accoutumé à ce qu’on empiète sur son domaine.

Air du Ballet des Pierrots.

On chante par toute la ville.
On chante au café d’Apollon,
Monsieur Comte a son vaudeville.
On chante même à l’Odéon.
Le tyran, dans la même salle
Boleslas est attendu,
D’un petit pont-neuf nous régale
Avant d’immoler la vertu.

POUSSIKOFF.

Et comptez-vous présenter votre intéressant neveu à notre souveraine ?

DESBOUDOIRS.

Oui, mon intention est de le mettre à la mode. Pour commencer, nous allons le marier.

LÉONARD.

Une jeune personne charmante.

POUSSIKOFF.

Riche, sans doute ?

DESBOUDOIRS.

Non ; mais des espérances. Un oncle paralytique : c’est moi qui le traite.

POUSSIKOFF.

Il fallait amener votre prétendue aux Montagnes Russes.

LÉONARD.

Ah ! moi, je n’aime pas ces jeux-là et ma prétendue n’y viendrait pas sans moi.

DESBOUDOIRS.

Et regarde donc ces deux dames en châle jaune, avec ce cavalier.

LÉONARD.

Je crois que c’est elle... Quel est ce bruit ?

On entend une ritournelle.

POUSSIKOFF.

C’est que les bureaux s’ouvrent, et voilà sans doute notre souveraine.

DESBOUDOIRS, à Léonard.

Reste donc ; je vais te présenter à la Mode.

LÉONARD.

Non, mon oncle, non ; je reviens dans l’instant.

Léonard sort.

 

 

Scène III

 

POUSSIKOFF, DESBOUDOIRS, LA MODE

 

Elle est en robe très élégante, une couronne de fleurs sur la tête, et tient à la main un miroir.

LA MODE.

Air : Blondinette, joliette (Aline, Reine de Golconde.)

À mes lois toujours fidèles,
Jeunes beautés, accourez,
Et, tous les jours plus nouvelles,
Par mes soins vous charmerez !

Partout j’exerce mon empire,
Je dirige un regard, un sourire ;
Si je fuis, chacun se retire.
Je commande... et rien
Sans moi n’est bien.
Ma puissance,
Même en France,
Pourrait mettre en faveur la constance...

À mes lois toujours fidèles, etc.

À Desboudoirs.

Eh bien, docteur !

DESBOUDOIRS.

Madame, tout va bien. Les montagnes entrent dans toutes mes ordonnances, et j’espère, avant peu, les faire prendre comme l’émétique et la vaccine.

LA MODE.

Je reconnaîtrai cela... Et vous, seigneur Poussikoff, êtes-vous content de moi ?

POUSSIKOFF.

Oui, madame, tant que vous resterez parmi nous... Et croyez que nos soins... nos efforts...

LA MODE.

Ah ! ne me parlez pas de cela... Vos soins et vos efforts n’y feraient rien. Quand j’ai envie de m’en aller, rien ne peut me retenir.

Air du vaudeville du Piège.

De Mousseaux et de Frascali
J’ai quitté l’abri tutélaire ;
De Coblentz et de Tortoni,
J’ai mis en vogue la poussière.
Je donne au hasard mes honneurs ;
Ô vous à qui je suis propice,
Ah ! n’expliquez pas mes faveurs
Et profitez de mon caprice !

POUSSIKOFF.

Eh bien ! madame, croiriez-vous que malgré votre protection on ose nous critiquer...

LA MODE.

Je voudrais bien voir...

POUSSIKOFF.

Air du vaudeville de Fanchon.

C’est mon jardin, madame,
Qu’en ces lieux chacun blâme.

LA MODE.

Eh ! moquez-vous de tout.

POUSSIKOFF.

Mais il est peu commode...

LA MODE.

Bon ! qu’avez-vous besoin de goût ?
Vous êtes à la mode,
Ça dispense de tout.

Vois cet acteur en scène,
Qui, deux fois par semaine,
À chanter se résout :
Les ariettes qu’il brode
Sont sans naturel et sans goût ;
Mais il est à la mode,
Ça dispense de tout.

À propos, vous ignorez que je me fais pour vous des affaires terribles ; de tous côtés arrivent des réclamations...

POUSSIKOFF.

Tant mieux ! comme c’est ici qu’on peut vous trouver, ça nous amène du monde.

DESBOUDOIRS.

Moi-même, je vous avais amené mon neveu, un jeune praticien qui va se marier, et que je vous recommande.

LA MODE.

Eh bien ! nous le lancerons. Je veux qu’on me le présente.

DESBOUDOIRS.

Et il n’est pas là... je cours le chercher...

LA MODE.

Eh ! n’est-ce pas lui ?...

DESBOUDOIRS.

Non, non... c’est un monsieur qui a l’air de mauvaise humeur.

LA MODE.

Que vous disais-je ! Je parierais que c’est encore quelqu’un qui vient se plaindre.

POUSSIKOFF.

Je crois le reconnaître... je l’ai déjà vu rue Richelieu... c’est un homme de mérite ; mais il n’aime qu’à dire du mal, et il a été se loger aux Français.

LA MODE.

Eh bien ! il est là à même.

 

 

Scène IV

 

POUSSIKOFF, DESBOUDOIRS, LA MODE, ARLEQUIN, il est en habit à la française, chapeau à plumes, et porte la batte au côté

 

ARLEQUIN, à la cantonade.

Parbleu ! riez, riez... c’est vraiment fort plaisant ; et je ne savais pas, messieurs, être amusant. Si je pouvais seulement rencontrer la Mode, je vous la traiterais !... N’est-ce pas elle ?

LA MODE.

Pardon, si n’ayant pas l’honneur de vous connaître beaucoup...

ARLEQUIN.

C’est justement ce dont je me plains ! Je me nomme M. Arlequin, et je me suis fait médisant... c’est un bel état, n’est-ce pas ?

LA MODE.

Il y a beaucoup de gens comme il faut qui l’exercent.

ARLEQUIN.

Moi, je le fais en conscience ; je n’épargne personne.

Air : Dorilas contre moi des femmes. (Pour et Contre.)

Oui, je médis de la Cour, du Parnasse ;
Je médis de tous les succès ;
Je médis de nos gens en place,
Sans épargner les sous-préfets.
Il n’est travers que je ne fronde ;
Enfin, dans mon juste courroux,
Je dis du mal de tout le monde...

LA MODE.

Et nul pourtant n’en dit de vous.

Qu’avez-vous à vous plaindre ? Vous jouissez de l’estime générale.

ARLEQUIN.

L’estime !... c’est la vogue, la vogue qu’il me faut, et c’est de vous qu’elle dépend.

J’ai de l’esprit, chacun en convient dans la ville,
Moi-même le premier !... moi qui suis difficile,
Et j’ignore pourquoi, constante en vos rigueurs,
Vous ne me jugez point digne de vos faveurs.

LA MODE.

Écoutez donc ; ce ne sont pas toujours les gens de mérite que je vais voir.

ARLEQUIN.

Et qui visitez-vous donc ?

Serait-ce par hasard ces Petits protecteurs,
De nos gais Ricochets, tristes imitateurs,
Ou ce Fontainebleau, dont le chemin nous lasse,
Et qui ne fut jamais le chemin du Parnasse,
Ou bien le Fils Vengeur, ou les Valladomir,
Crispin qui fait siffler, Samson qui fait dormir,
Tous ouvrages fameux, la gloire de la France,
Qui fatiguent un mois de leur longue existence ?

LA MODE.

Mon Dieu ! quel drôle de ton !

ARLEQUIN.

Madame, c’est le mien, je l’ai depuis vingt ans,
Vous même l’avez mis en vogue quelque temps.
Et vous n’attendez point qu’on fasse, pour vous plaire,
Ce que, pour le public, je n’ai jamais pu faire.
D’autres ont mes défauts et n’ont pas mes talents ;
Au lieu de conserver le ton qu’ici je prends,
Ne vaudrait-il pas mieux, dans mes fureurs postiches,
M’endormir pesamment entre deux hémistiches ;
– Faut-il en métaphore insultant le plafond,
Gasconner mes fureurs comme d’autres le font ?
– Ou bien, psalmodiant sur un mode plus grave,
Du grenier où j’étais redescendre à la cave ?...
Et tant d’autres enfin, qu’ici vous esquissant...
Mais on dirait encor que je suis médisant !

LA MODE.

Certes, on aurait grand tort, et je ne vois pas trop ce qu’il vous reste à dire.

ARLEQUIN.

Ce qu’il me reste à dire ; croyez-vous que les sujets me manquent ?

Air du vaudeville de Monsieur Guillaume.

Je me tairais quand je vois sur la scène
Regnard sifflé, Marivaux applaudi !
Je me tairais lorsque de son domaine
Je vois Joconde injustement banni !
Je me tairais quand je vois à sa place
Ce Féodor qu’on sifflait à bon droit !

LA MODE.

Il prend enfin !

ARLEQUIN.

Il prend comme la glace,
Oui, par l’excès du froid ! (Bis.)

LA MODE.

Et venez-vous ici médire de nos montagnes ?

ARLEQUIN.

Oui, madame, je ne les ai pas encore vues ; mais c’est égal... je ne les épargnerai pas, ni vous non plus.

LA MODE.

Ce n’est pas le moyen de nous mettre bien ensemble ; mais, au fait, qu’avez-vous besoin de moi ?

Air : Le magistrat irréprochable. (Monsieur Guillaume.)

Les portraits que vos vers retracent
Seront toujours de tous les goûts !
Avec le temps les modes passent,
Le talent reste ; ainsi rassurez-vous ;
Tant qu’à Paris vivra la médisance,
Votre nom vivra respecté !

ARLEQUIN.

Ah ! grand merci, c’est me donner d’avance
Mon brevet d’immortalité !

LA MODE.

Mais, tenez, si je ne me trompe, voilà de nouvelles réclamations ; vous voyez que vous n’êtes pas le seul à vous plaindre.

 

 

Scène V

 

POUSSIKOFF, DESBOUDOIRS, LA MODE, ARLEQUIN, MADAME DUCOMPTOIR, ROSE, MARASQUIN

 

Madame Ducomptoir, poudrée et couverte d’or et de diamants ; Rose, vêtue fort simplement ; Marasquin, mis dans le dernier genre.

MADAME DUCOMPTOIR.

Air : Pégase, à ce que l’on raconte.

On m’a fait un rapport fidèle,
La Mode habite ici, je croi,
Il faut bien me rendre chez elle,
Puisqu’elle ne vient pas chez moi !
Elle me doit justice entière ;
Car je suis, depuis quarante ans,
La charmante limonadière
Du joli café du Printemps !

Pendant ce couplet, Arlequin et M. Marasquin se sont fait de grandes salutations.

Qui pourra donc m’adresser à la Mode ?

LA MODE.

Vous y êtes.

ARLEQUIN.

Il me semble, au contraire, qu’elle n’y est plus.

MADAME DUCOMPTOIR.

Madame, je viens vous demander justice de vous et du public.

À Rose.

Saluez donc, petite fille... Je fais tout ce qu’il faut pour me mettre à la mode... Je me tiens au comptoir du salon et j’ai mis ma nièce à l’antichambre... Saluez donc, petite fille !... Un café magnifique, comptoir en acajou, des glaces partout, et je ne vois que moi... vous sentez que ça n’est pas agréable !

LA MODE.

Comment ! vous n’avez personne... C’est que vous aurez négligé quelques-unes des précautions essentielles.

MADAME DUCOMPTOIR.

Point du tout, madame, tous mes garçons sont en grande tenue : habit chocolat, culotte café et bas pistaches...

Montrant M. Marasquin.

Vous en voyez un échantillon.

ARLEQUIN, à Marasquin.

Comment... Ah ! monsieur, je vous demande bien pardon... je vous prenais pour un homme comme il faut...

LA MODE.

Ah ! vous n’êtes pas le premier !

Air : L’amour qu’Edmond a su me taire.

Pour obtenir la préférence,
Nos cafés se mettent en frais,
Et de leurs salons l’élégance
Surpasse celle des palais.
En se comparant dans la glace,
À ce monsieur si bien coiffé
On est tenté d’offrir sa place
Et de lui servir le café...

MADAME DUCOMPTOIR.

C’est-à-dire... il vient bien quelques personnes... mais tout le monde s’arrête dans l’antichambre auprès de cette petite fille.

Air du vaudeville de Partie Carrée.

Jusqu’au salon lorsque quelqu’un pénètre,
C’est toujours quelque vieux rentier,
Quelque ci-devant petit maître,
Fort en vogue... au siècle dernier !
Ils parlent morale ou nouvelle ;
Et quand ils ont philosophé,
Ils me disent que je suis belle
En prenant leur café...

LA MODE.

Je vois qu’il vous faut employer les grands moyens et je veux bien vous conseiller... Vous n’avez pas de foule, n’est-ce pas ?

MADAME DUCOMPTOIR.

Hélas ! non...

LA MODE.

Eh bien... mettez deux gendarmes à la porte, et vous verrez...

ROSE.

Ah ! oui... comme chez notre confrère du Palais-Royal.

LA MODE.

Air : Ces postillons sont d’une maladresse.

Ici d’ailleurs, on ne trouve de charmes,
Qu’aux lieux où la foule paraît,
Et l’aspect de quatre gendarmes
Ne manque jamais son effet.

ARLEQUIN.

Ah ! ce n’est pas toujours un signe !
À maint théâtre, ils sont loin d’attirer,
Et l’on croirait plutôt que leur consigne
Est d’empêcher d’entrer.

MADAME DUCOMPTOIR, à la Mode.

Si cependant le public tenait bon...

LA MODE.

S’il résistait aux deux gendarmes, nous avons les journaux ; faites dire du bien de vous...

ARLEQUIN.

Et du mal des autres... voilà tout le secret... je vous aiderai.

ROSE.

Monsieur est bien bon.

LA MODE, à Arlequin.

Ah ! de la médisance ! Vous êtes orfèvre, monsieur Josse.

MADAME DUCOMPTOIR, à la Mode.

Vous croyez donc que les journaux...

LA MODE.

Sans doute... je lis le matin dans une gazette : « C’est dans ce lieu que la Mode a établi son empire... » Souvent je n’y ai jamais mis le pied, mais on prétend que j’y suis, ça me donne envie d’y aller, et tout Paris en fait autant.

ROSE.

C’est vrai... c’est peut-être comme cela aux Montagnes Russes ?

ARLEQUIN.

Est-ce que vous en venez ?

ROSE.

Ah ! mon Dieu, oui... et c’est une foule !... je n’oserai jamais...

ARLEQUIN.

Bah ! vous vous y ferez... il n’y a qu’à se laisser aller... Je m’y rendais, et si ces dames veulent m’accepter pour guide...

LA MODE.

Faisons mieux, transportez le café du Printemps, et venez l’établir cet hiver aux Montagnes Russes... je promets ma protection à votre jolie nièce...

ROSE.

Me voilà à la mode.

ARLEQUIN.

Eh bien ! partons.

Air : Gai, gai, mariez-vous.

Venez, venez glisser,
Ce jeu vous plaira, sans doute.
Venez, venez glisser,
C’est moi qui veux vous lancer.

MADAME DUCOMPTOIR.

Va ! c’est un tort d’hésiter...
C’est le premier pas qui coûte :
Une fois qu’on est en route
On ne peut plus s’arrêter.

Allons, allons glisser,
Ce jeu nous plaira, sans doute.
Allons, allons glisser,
Monsieur veut bien nous lancer !

Tous sortent excepté la Mode.

 

 

Scène VI

 

LA MODE, DIAHU, en cocher de fiacre et le fouet à la main

 

DIAHU, parlant à la cantonade.

Hohé ! ho !... je vous disque je vais ressortir... Faut donc qu’il s’y amuse bien ? depuis trois heures me faire attendre ! et mes chevaux qui s’impatientent... hohé ! ho !...

LA MODE.

Ah çà ! à qui en avez-vous ?

DIAHU.

À vos satanées montagnes, qui me feront damner, je pense.

Faisant une voix de femme.

Cocher, aux Montagnes Russes ; mais vous ne passerez pas la barrière... C’est ça, traversez tout Paris, trente sous la course, et fouette cocher, hohé ! ho !... Aujourd’hui, par exemple, j’ai pris un bourgeois que j’ai mené jusqu’ici... Mais il ne revient pas ; il allait aux Montagnes avec trois ou quatre demoiselles ; et il sera tombé dans quelque précipice, hohé ! ho !... Mais si ma course est perdue, c’est à vous que je m’en prends.

LA MODE.

Tu me connais donc ?

DIAHU.

Pardi ! vous m’avez fait gagner bien de l’argent à Paris, ne fût-ce qu’à la porte des spectacles. Tenez, il y a deux ans, rue Feydeau : c’était tous les soirs une queue de voitures ; hohé ! ho !... et tous ceux que je ramenais, je les entendais, de dessus mon siège, qui chantaient en revenant :

Mais on revient toujours
À ses premières inclinations !

LA MODE.

Est-ce que ce ne serait plus de même ?

DIAHU.

Ah ! bien oui ; maintenant ils chantent Femme sensible, sur l’air : Va-t’en voir s’ils viennent, Jean. Il n’y a pas de risque que les voitures vous écrasent à la porte.

Air : Tenez, moi, je suis un bon homme. (Ida.)

Ma fin’ je n’y puis rien comprendre,
Mais l’ monde ne veut plus donner ;
Tout’ la soirée il faut attendre...
Et l’on revient sans étrenner ;
De rester trois heures d’ la sorte,
Mes pauv’ chevaux sont sur les dents.
Et souvent s’ennuy’ à la porte,

Regardant.

Ni pus, ni moins qu’ s’ils étaient d’dans.

Mais, je n’aperçois pas mon jeune homme.

LA MODE.

Eh bien ! tu peux entrer ; je te permets de chercher.

DIAHU.

Air du vaudeville de l’Avare et son Ami.

J’vais voir ces Montagn’ que l’on vante,
Qu’est qu’ ça peut être ? j’ m’en dout’ bien...

LA MODE.

Eh quoi ! ce plaisir-là le tente ?

DIAHU.

Oh ! madame, ne craignez rien,
On prétend qu’on vous précipite.
Et c’est trop rapide pour nous ;
Je r’semble à nos ch’vaux, voyez-vous,
J’nons pas l’habitud’ d’aller vite.

C’est égal, je vais profiter de la permission. Encore un mot : si vous aviez une grâce à m’accorder, ce serait de remettre à la mode les sapins ; ils tombent ; c’est fini : voilà les cabriolets qui les passent ; hohé ! ho !

Il va pour sortir.

Ah ! mon Dieu, je vous laisse en compagnie ; car voilà une légion de demoiselles qui se dirigent de ce côté.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

LA MODE, MADEMOISELLE CRÉPON, MADEMOISELLE  SURE, MARCHANDES DE MODES

 

LES MARCHANDES DE MODES.

Air : Mon capitaine, mon colonel.

Ma souveraine, ma souveraine,
J’accours à vos genoux,
Pour que j’obtienne (Bis.)
Justice de vous.

LA MODE.

Eh ! mesdames, l’une après l’autre, s’il est possible !...

MADEMOISELLE CRÉPON.

Quoi, madame, vous ne nous reconnaissez pas ?

Air : Un homme pour faire un tableau. (Les Hasards de la guerre.)

En ces lieux vous vous étonnez
De voir vos fidèles sujettes ;
C’est grâce à nous que vous régnez,
Et nous étendons vos conquêtes...
De nos talents l’heureux effet
Est porté jusqu’aux Antipodes ;
Mon Dieu ! tout Paris nous connaît.

TOUTES, faisant la révérence.

Nous sommes marchandes de modes !

MADEMOISELLE CRÉPON.

Vous voyez des députées des Galeries de bois et de la rue Vivienne.

LA MODE.

Soyez les bienvenues, mesdames, ou plutôt mesdemoiselles... Il m’est doux de me retrouver au milieu de mes plus fidèles ministres... mais je ne vous aurais pas reconnues à cette mise simple et décente.

MADEMOISELLE CRÉPON.

C’est que nous avons pris le grand uniforme : le tablier noir et l’air modeste.

LA MODE.

Prenons place... mesdemoiselles...

Elles s’assoient en cercle ; la Mode est au milieu. À mademoiselle Crépon.

Vous avez la parole.

MADEMOISELLE CRÉPON.

Madame... c’est l’intérêt général qui nous amène ! vous ne sortez point des Montagnes Russes et vous ne voyez point ce qui se passe rue Vivienne... le génie est éteint, l’industrie languit et nos magasins n’offrent plus rien de neuf... demandez à ces demoiselles.

Toutes se lèvent et font la révérence.

MADEMOISELLE CRÉPON.

Air : Faut d’ la vertu, pas trop n’en faut. (L’Erreur d’un moment.)

Ah ! vers nous revenez, ou bien
Nous ne répondons plus de rien ;
Aux mod’ anglais’ on s’habitue,
Que d’viendront les dam’ de Paris ?
On va, si cela continue,
Les prendre pour des miladis.

TOUTES.

Ah ! vers nous revenez, ou bien, etc.

MADEMOISELLE SURE.

Puisqu’on méconnaît le génie,
Je vois bientôt qu’il nous faudra
Partir toutes pour la Russie,
À la suite de l’Opéra.

TOUTES.

Ah ! vers nous revenez, ou bien, etc.

MADEMOISELLE CRÉPON.

Oui, pour peu que je le voulusse,
Je pourrais partir pour Azoff,
Nous connaissons maint seigneur russe,
Messieurs Tircoff et Jocriss’coff.

TOUTES.

Ah ! vers nous revenez, ou bien, etc.

LA MODE.

Mesdemoiselles... voilà qui mérite considération !... et sans sortir de ces lieux je saurai y mettre ordre !

Valse de Piccini.

En ce séjour,
Je veux fixer ma cour !
Et tous les jours
Y voir nouveaux atours !

Je prétends que chaque belle
Vienne y disputer le prix,
Dût cette mode nouvelle
Faire enrager nos maris.

Et que par air,
On vienne cet hiver,
Comme au concert
Ou comme aux Philibert.

Je veux qu’à la Sibérie
Empruntant ses vitchouras,
La beauté plus aguerrie
Ici brave les frimats.

En vain nos monts
Se couvrent de glaçons ;
C’est le bon ton,
Qu’importe la saison !

Je veux même qu’on déchire
Garniture et falbala,
Qu’est-ce au fait qu’un cachemire ?
C’est milord qui le paiera.

Aussi je veux,
De mes sujets nombreux,
Ainsi je veux
Contenter tous les vœux.

TOUTES.

Quel jour heureux !
Notre reine en ces lieux,
Quel jour heureux !
Va combler tous nos vœux !

MADEMOISELLE CRÉPON.

Je reconnais là notre souveraine... Vous verrez... J’ai deux ou trois plans de capote qui sont les plus extravagants du monde... et qui peuvent faire fureur. Je demande à vous en présenter un exemplaire...

MADEMOISELLE SURE.

Et moi, madame, je vous recommande mes chapeaux à la Crispin.

LA MODE.

Comment, à la Crispin ?

MADEMOISELLE SURE.

Oui, longs et plats... Si vous pouviez les faire prendre...

LA MODE.

J’aurai de la peine !...

PREMIÈRE MARCHANDE DE MODES.

Air du Ménage de Garçon.

Qu’à moi madame s’intéresse...
Mon art est au-dessus de tout !
Mais n’oubliez pas mon adresse,
Je demeure au Temple du Goût !

MADEMOISELLE CRÉPON, lui donnant aussi une adresse.

Je demeure à la Providence,
– Palais-Royal... près de Barba.

LA PLUS JEUNE, faisant la révérence.

Et moi, madame, à l’Espérance,
Passage du Panorama.

MADEMOISELLE CRÉPON.

Mais puisque nous y voilà, si nous allions faire un tour aux Montagnes.

LA MODE.

Comment, mesdemoiselles, toutes seules ?...

MADEMOISELLE CRÉPON.

Oh ! nous trouverons du monde de connaissance !

Air : Courons aux Prés Saint-Gervais.

Protégez-nous ici-bas ;
De vous, madame,
On se réclame ;
Protégez-nous ici-bas.
Et surtout ne m’oubliez pas.

LA MODE.

Et vous, dans la capitale,
De mon culte révéré
Conservez, chaste vestale.
Le feu sacré.

TOUTES.

Protégez-nous ici-bas, etc.

Elles vont pour sortir.

MADEMOISELLE CRÉPON.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que c’est que ce monsieur-là ?

 

 

Scène VIII

 

LA MODE, MADEMOISELLE CRÉPON, MADEMOISELLE  SURE, MARCHANDES DE MODES, PHILIBERT, le mauvais sujet

 

PHILIBERT.

Air : Vivent les Amours.

Fuyant le bon ton
Du salon,
Je ris, je bois avec Rose ou Marton !
Et laisse nos amants transis,
Gémir dix ans près d’Iris,
De Chloris.

Du bonheur il faut profiter :
Pour l’acheter,
Je ne sais point compter.
Le destin
Peut changer soudain ;
Est-on jamais certain
Du lendemain ?

Fuyant le bon ton, etc.

Mais un estaminet
Paraît,
Dont le billard est parfait.
Et me plaît.
J’entre, et du premier coup j’ai fait
La rouge au coin et la blanche au doublet !

Fuyant le bon ton, etc.

Apercevant la Mode.

Ah ! la jolie personne !... Diable ! une femme comme il faut !

Apercevant les marchandes de modes.

Quel bonheur ! voilà des demoiselles.

TOUTES.

Bonjour, monsieur Philibert.

PHILIBERT.

Bonjour, mes charmantes.

À part.

C’est étonnant, je les connais toutes.

LA MODE.

En effet, c’est M. Philibert.

PHILIBERT, à part.

Elle me prend pour mon frère, l’homme de mérite... C’est sûr...

LA MODE.

Comment, monsieur Philibert méconnaît ses amies ?

PHILIBERT.

Pardon, belle dame ! Un diable de vin de Champagne, que je viens de boire dans une société divine, me trouble un peu la vue.

LA MODE.

J’espère que vous ne venez pas ici pour vous plaindre de moi ?

PHILIBERT.

Non, certainement, et vous m’avez traité...

LA MODE.

Comme vous le méritez... Et cette fois, du moins, je suis d’accord avec la justice...

PHILIBERT.

Aussi je suis venu vous faire mes remerciements, et voir ces Montagnes Russes qui partagent avec moi la vogue ! C’est délicieux ! j’en raffole ! La meilleure compagnie toute sorte de monde ; c’est mon genre.

LA MODE.

Vous serez donc toujours...

PHILIBERT.

Oui... Philibert le mauvais sujet. Grâce à vous, tout le monde me connaît. Ainsi, quand je voudrais me cacher...

Air du Fleuve de la Vie.

Femmes, des vertus les modèles,
Moi je vous admire tout haut !
Mais n’est-ce pas, mesdemoiselles ?
Faut d’ la vertu, pas trop n’en faut.
D’ailleurs, c’est la règle commune,
Vous voyez bien, par mes succès,
Que ce sont les mauvais sujets,
Qui font toujours fortune.

Mais d’honneur... vos montagnes sont une invention admirable... Toujours du haut, du haut, du bas, c’est ma vie à moi... Aussi je ne sors que le dernier du jardin.

LA MODE.

Mais vous arrivez un peu tard ?

PHILIBERT.

C’est qu’avant de venir on déjeune.

LA MODE.

C’est bien naturel.

PHILIBERT.

Tel que vous me voyez... je suis ici avec des femmes charmantes... Nous avons fait le plus joli repas...

LA MODE.

Est-ce toujours dans l’allée des Veuves ?

PHILIBERT.

Vous riez... Il y a peut-être de meilleurs traiteurs... Mais pour le local, le sien est divin... Des salons, des cabinets... et puis des attentions : ça ne peut pas se payer !

LA MODE.

Aussi, souvent vous ne payez pas !

PHILIBERT.

Vous savez bien, ce dîner de cinquante-quatre francs que mon frère, l’homme de mérite, a soldé dernièrement... c’était avec une de ces demoiselles que je l’avais fait... mais je ne vous dirai pas laquelle.

MADEMOISELLE CRÉPON, à part.

Comme ces mauvais sujets sont indiscrets !

LA MODE.

Il faut avouer que vous êtes d’un bien heureux caractère.

PHILIBERT.

De plaisirs en plaisirs... Voilà ma loi !

Air : G’n’y a que Paris.

Dès que pour moi le jour renaît,
Je fête une beauté nouvelle ;
De l’amour je vole au banquet,
Du banquet au bal qui m’appelle,
Et j’arrive au bonheur parfait
Par ricochet. (4 fois.)

LA MODE.

C’est la bonne manière, et vous avez un bel exemple !...

Même air.

Molière, en quittant ce séjour,
À Regnard transmit son génie ;
Regnard le transmit à Dancour ;
Dancour, pour consoler Thalie,
À Picard enfin le transmet
Par ricochet. (4 fois.)

Mais comment avez-vous perdu vos dames ?...

PHILIBERT.

Ce sont elles qui m’ont perdu... Elles aiment tant à glisser... qu’elles sont toujours en avant ; de sorte que je les vois toujours en haut quand je suis en bas, et en bas quand je suis en haut... Ce n’est pas le moyen de nous rencontrer...

 

 

Scène IX

                                               

LA MODE, MADEMOISELLE CRÉPON, MADEMOISELLE  SURE, MARCHANDES DE MODES, PHILIBERT, DIAHU

 

DIAHU.

Allons, c’est fini... j’en serai pour ma course... Ohé ! ho !

Apercevant Philibert.

Eh ! Dieu me pardonne !... je crois que c’est lui. – Ma foi, not’ bourgeois, v’là assez longtemps que je vous cherche...

PHILIBERT.

Ah ! c’est vrai... Eh bien ! que me veux-tu ?

DIAHU.

Je veux... que voilà quatre heures que je vous attends.

PHILIBERT.

Est-ce que tu n’es pas fait pour ça ?... Moi, je m’amuse... Je suis avec ces dames, et j’y reste.

DIAHU.

Ah ! ce sont ces demoiselles ?... Eh ! votre serviteur... Vous ne me remettez pas ?... C’est moi qui l’aut’ dimanche vous ai menées à Belleville...

MADEMOISELLE SURE.

Je ne vous connais pas.

MADEMOISELLE CRÉPON.

Ni moi non plus ! Que nous veut cet homme ?

DIAHU.

À la bonne heure... Sufficit... Nous autres, nous ne disons jamais rien... Ohé ! ho !... Renvoyez-moi, not’ bourgeois.

PHILIBERT.

Volontiers ! qu’est-ce que je te dois ?

DIAHU.

Trois heures pour mes chevaux, et une heure pour moi.

PHILIBERT.

Comment ! une heure pour toi !...

DIAHU.

Depuis le temps que je vous cherche à pied dans le jardin... À moins que vous n’aimiez mieux me payer à la course... Mais elle était bonne...

PHILIBERT.

Ah ! celui-là est plaisant !... N’importe ; quatre heures à trois livres, c’est douze francs.

DIAHU, tendant la main.

Merci, not’ bourgeois.

PHILIBERT, fouillant dans ses poches.

Eh bien, qu’est-ce que c’est donc ? me voilà sans argent. J’aurai tout dépensé aux montagnes avec ces demoiselles.

À la Mode.

Il faut avouer aussi que vous êtes trop chère... Quinze sous la minute !...

DIAHU.

Eh bien, not’ bourgeois...

PHILIBERT.

Écoute... Tu sais bien, le traiteur de l’allée des Veuves ?

DIAHU.

Celui où vous avez déjeuné ce matin ?

PHILIBERT.

Tu lui diras de te payer.

DIAHU.

Il a d’ l’argent à vous, apparemment ?

PHILIBERT.

Non ; c’est que je lui dois notre déjeuner de ce matin... Il ajoutera ces douze francs à la carte, et c’est mon frère, l’homme de mérite, qui paiera... Il connaît bien son adresse.

LA MODE.

Tu peux te fier à lui ; je suis sa caution.

DIAHU.

À la bonne heure !... Ohé ! ho !

 

 

Scène X

 

LA MODE, MADEMOISELLE CRÉPON, MADEMOISELLE  SURE, MARCHANDES DE MODES, PHILIBERT, DIAHU, POUSSIKOFF

 

POUSSIKOFF.

Ah ! madame... On se heurte, on se presse sur nos montagnes... Ça n’a jamais été plus brillant... Voilà la quinzième robe de déchirée... C’est un plaisir !...

LES MARCHANDES DE MODES.

Quel bonheur !

POUSSIKOFF.

Et, dans l’instant même, une grande princesse et une jolie soubrette viennent de se laisser tomber...

PHILIBERT.

Et je n’étais pas là ! Courons vite. Ces demoiselles veulent-elles m’accepter pour cavalier ?...

Air du vaudeville de Haine aux femmes.

Venez gaiement nous embarquer,
Moi j’aime quand la foule abonde.

MADEMOISELLE CRÉPON.

Non, vous avez là trop de monde,
Et je n’oserais me risquer ;
Une fille sage et novice,
Voyez-vous bien, n’a pas besoin,
Lorsque par hasard elle glisse,
D’avoir tout Paris pour témoin.

PHILIBERT.

Pas de façons aux Montagnes Russes !

POUSSIKOFF.

D’ailleurs, c’est excellent pour la santé.

On entend un grand bruit.

Qu’est-ce que c’est donc ?

 

 

Scène XI

 

LA MODE, MADEMOISELLE CRÉPON, MADEMOISELLE  SURE, MARCHANDES DE MODES, PHILIBERT, DIAHU, POUSSIKOFF, MADAME DUCOMPTOIR, ROSE, MARASQUIN, ARLEQUIN, CURIEUX et CURIEUSES

 

TOUS.

Air de la contredanse des Petits Pâtés.

Voyez un peu pour tout plaisir
Ce que l’on gagne
À cette montagne,
Mais voyez donc le beau plaisir,
Ah ! je n’y veux plus revenir.

ROSE.

Ma robe n’est plus met table.

ARLEQUIN.

Mon épée est brisée.

MADAME DUCOMPTOIR.

Montez donc encore dans ces maudits fauteuils !

Air : Une fille est un oiseau. (On ne s’avise jamais de tout.)

Le char renverse, et voilà
Toute la belle jeunesse
Qui court relever ma nièce,
Et chacun me plante-là.
Oui, d’un semblable caprice,
Je viens demander justice :
Lorsqu’en son printemps un glisse,
On les voit tous s’empresser
Mais, dès qu’on tombe en automne,
On ne trouve plus personne
Pour se faire ramasser.

Ensemble.

Air du vaudeville des Gardes-Marine.

MADAME DUCOMPTOIR, ROSE, ARLEQUIN, CURIEUX et CURIEUSES.

Quel plaisir, (Bis.)
Ah ! c’est un jeu détestable,
Le tour est abominable,
Voyez donc quel beau plaisir !
Je n’y veux plus revenir.

LA MODE, PHILIBERT, LES MARCHANDES DE MODES.

Quel plaisir, (Bis.)
Ah ! vraiment c’est impayable.
C’est un jeu fort agréable ;
Comme on doit s’y divertir !
J’y veux toujours revenir.

 

 

Scène XII

 

LA MODE, MADEMOISELLE CRÉPON, MADEMOISELLE  SURE, MARCHANDES DE MODES, PHILIBERT, DIAHU, POUSSIKOFF, MADAME DUCOMPTOIR, ROSE, MARASQUIN, ARLEQUIN, CURIEUX et CURIEUSES, DESBOUDOIRS

 

DESBOUDOIRS.

Eh bien ! quand vous rirez ! C’est excellent pour la santé Aïe ! aïe !

POUSSIKOFF.

Ah ! monsieur Desboudoirs, qu’avez-vous donc ?

DESBOUDOIRS.

Rien, une culbute !

POUSSIKOFF.

Et vous qui disiez que c’était si salutaire !

DESBOUDOIRS.

Je le dis encore.

Air : Une fille est un oiseau. (On ne s’avise jamais de tout.)

Passe-temps délicieux...
Quelle douleur à la jambe !
L’homme en devient plus ingambe...
J’en serai, je crois, boiteux !
À ce traitement tout cède ;
Oui, plus la montagne est raide,
Et plus, monsieur, le remède
Devient efficace et prompt ;
Malgré vos jérémiades,
Je jure que mes malades
Tous les jours la descendront.

Ensemble.

Air : du vaudeville des Gardes-Marine.

MADAME DUCOMPTOIR, ROSE, ARLEQUIN, CURIEUX et CURIEUSES.

Quel plaisir, (Bis.)
Ah ! c’est un jeu détestable, etc.

LA MODE, PHILIBERT, LES MARCHANDES DE MODES.

Quel plaisir, (Bis.)
Ah ! vraiment c’est impayable, etc.

 

 

Scène XIII

 

LA MODE, MADEMOISELLE CRÉPON, MADEMOISELLE  SURE, MARCHANDES DE MODES, PHILIBERT, DIAHU, POUSSIKOFF, MADAME DUCOMPTOIR, ROSE, MARASQUIN, ARLEQUIN, CURIEUX et CURIEUSES, DESBOUDOIRS, LÉONARD

 

LÉONARD.

Ah ! c’est fini : voilà ce que c’est que de venir aux Montagnes Russes.

DESBOUDOIRS.

Eh bien ! mou neveu, qu’est-ce que tu as donc ?

LÉONARD.

Ma prétendue, elle y était ; elle a voulu descendre ; je ne voulais pas ; alors toute seule...

Air : Une fille est un oiseau. (On ne s’avise jamais de tout.)

En Renommée[1] à l’instant,
Avec grâce elle s’élance ;
Soudain une foule immense
L’applaudit en la suivant ;
On l’escorte, on la proclame,
Et moi, la douleur dans l’âme,
Voyant ma future femme
Gaiement descendre avec eux,
Je dis : plus de mariage,
Car l’hymen est un voyage
Qu’on ne doit faire qu’à deux.

Ensemble.

Air du vaudeville des Gardes-Marine.

MADAME DUCOMPTOIR, ROSE, ARLEQUIN, CURIEUX et CURIEUSES.

Quel plaisir, (Bis.)
Ah ! c’est un jeu détestable, etc.

LA MODE, PHILIBERT, LES MARCHANDES DE MODES.

Quel plaisir, (Bis.)
Ah ! vraiment c’est impayable, etc.

LA MODE.

Voilà bien des plaintes, bien du bruit ; chacun est ici d’un avis différent : c’est donc à moi de prononcer.

Air : J’avais mis mon petit chapeau. (L’Auberge de Bagnères.)

On prétend que ce passe-temps
Monte la tête de nos belles,
La tourne aux maris, aux mamans,
Et la fait perdre aux demoiselles ;
Mais les mamans et les maris
N’ayant point voix dans notre empire,
Ordonnons, loin de le proscrire,
Que ce jeu, quoi qu’un puisse en dire,
Soit toujours de mode à Paris.

Le théâtre change et l’on aperçoit dans le fond, des Montagnes Russes illuminées. Foule de curieux et de promeneurs. On voit descendre, des Montagnes, toutes sortes de personnages assis ou en Renommée. Des femmes, des anglais, des caricatures, etc. Les chars se succèdent avec rapidité, au bruit des fanfares.

POUSSIKOFF.

Air : Ah ! voilà la vie. (Favart aux Champs-Élysées.)

Puisque dans ce monde,
C’est un fait constant,
Chacun à la ronde
Tôt ou tard descend,
Venez tous apprendre,
Apprendre
À descendre.
Venez tous apprendre
À descendre
Gaiement.

On danse.

PHILIBERT.

Sur ce globe immense,
Vous qu’on voit souvent,
Un jour dans l’aisance,
L’autre sans argent,
Venez tous apprendre,
Apprendre
À descendre.
Venez tous apprendre
À descendre
Gaiement.

On danse.

MADEMOISELLE CRÉPON.

La vie est sans doute
Un chemin glissant,
Puisque sur la route
On tombe souvent.
Ah ! venons apprendre,
Apprendre
À descendre.
Ah ! venons apprendre
À descendre
Gaiement.

On danse.

POUSSIKOFF.

Place, place ! le bal va commencer !

ARLEQUIN.

Comment...

LA MODE.

Oui, sans doute, nous avons ici un orchestre, et, comme dans toutes les fêtes champêtres, on danse...

DIAHU.

Et on glisse !

LA MODE.

Et pour achever de nous réconcilier, si M. Arlequin veut me donner la main, nous allons ouvrir le bal ensemble.

Arlequin, la Mode et mademoiselle Crépon dansent une allemande. Après l’allemande.

TOUS.

Air du Bastringue.

Gaiement mettons-nous en train.
En cadence,
Qu’on commence,
Et si l’on tombe en chemin,
L’amour vous donne la main.

LA MODE, au public.

Air du Pot de fleur.

Divinité dans Paris révérée,
La mode dicte ses décrets,
Et sur ses pas, souveraine adorée,
Voit accourir tous les Français !
Oui, dans ce noble et beau pays de France,
La mode a toujours réussi ;
J’ai bien son nom, mais vous seuls aujourd’hui,
Pouvez me donner la puissance.

TOUS.

Gaiement mettons-nous en train, etc.


[1] On appelait descendre en Renommée, descendre en se tenant debout sur le fauteuil lancé de haut en bas.

PDF