La Tutrice (Eugène SCRIBE - Paul DUPORT)

Comédie en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 29 novembre 1843.

 

Personnages

 

LE COMTE LÉOPOLD DE VURTZBOURG

CONRAD, fabricant

AMALIE DE MOLDAU, chanoinesse

FLORETTE, fille de Conrad

UN DOMESTIQUE

UN JOCKEY

UN HUISSIER

UNE SERVANTE D’AUBERGE

 

La scène se passe en Autriche, à quelques lieues de Vienne, aux deux premiers actes ; à Bruck, en Styrie, au troisième acte.

 

 

ACTE I

 

Une salle d’auberge.

 

 

Scène première

 

CONRAD, FLORETTE

 

CONRAD.

Oui, ma fille, nous dînerons dans cette auberge, et nous ne quitterons que demain cette petite ville.

FLORETTE.

Pourquoi pas aujourd’hui ?

CONRAD.

Parce que j’ai des excursions à faire dans les châteaux voisins, qui pendant la belle saison sont habités par la plus haute société de Vienne.

FLORETTE.

Eh bien ! est-ce que c’est là votre place, à vous riche fabricant de bas ?

CONRAD.

Je vous ai déjà défendu de vous servir de cette locution... Vous pouvez bien dire un capitaliste, un industriel, qui emploie ses fonds dans la filature des laines et cotons, et comme tel je n’ai besoin ni des nobles, ni des grands seigneurs !

FLORETTE.

Eh bien ! alors ?

CONRAD.

Mais j’ai besoin de leur argent... Quand on est a la tête d’une entreprise comme la mienne... la société Conrad et compagnie... une mine d’or... des produits certains... deux cents pour cent de bénéfice !... on est bien aise d’en faire profiter ses compatriotes, et d’appeler des actionnaires !

FLORETTE.

Mais, mon père, puisque l’affaire est si belle...

CONRAD.

Tais-toi !

FLORETTE.

Pourquoi ne pas garder toutes les actions ?

CONRAD.

Parce que, règle générale, il n’y a de bénéfice assuré, en fait d’actions, que quand on n’en a plus !... Voilà pourquoi je veux faire prendre les miennes à tous les grands seigneurs et les propriétaires du canton, les associant ainsi à une combinaison nationale et patriotique, éminemment utile à l’industrie...

FLORETTE.

À la vôtre !

CONRAD.

Sans contredit... c’est l’industrie de chacun qui fait celle du pays !

FLORETTE.

Et nous ne partirons que demain ?

CONRAD.

Peut-être plus tard !... si la tournée est heureuse... c’est-à-dire, s’il s’en trouve un ou deux qui se laissent prendre à mes prospectus... parce que l’actionnaire est de la famille des moutons de Panurge... le premier qui saute entraîne tous les autres !

FLORETTE.

Et pendant ce temps, je resterai ici à l’auberge, comme c’est amusant !... Moi qui me faisais une joie de revoir notre habitation et les travaux de la fabrique... Depuis huit jours que nous l’avons quitté... en avez-vous au moins des nouvelles ?

CONRAD.

J’en ai reçu ce matin... une lettre très détaillée...

FLORETTE.

Ah !... et de qui ?...

CONRAD.

De Julien, mon jeune contremaître.

FLORETTE.

Et il va bien ?... je veux dire... tout va bien... en raison de l’intérêt que je prends à la fabrique.

CONRAD.

Oui... Julien nous quitte... Il part...

FLORETTE.

Ce n’est pas possible !

CONRAD.

Il est parti.

FLORETTE.

Ah !... Et vous y avez consenti ?... Un jeune homme qui vous était si utile !

CONRAD.

Je ne dis pas non !

FLORETTE.

Si intelligent, si honnête, si dévoué... qui se serait jeté au feu pour vous et pour tous les gens de la maison !... et le renvoyer !...

CONRAD.

C’est lui qui s’en va !

FLORETTE.

Parce que vous lui aurez écrit des reproches ou des gronderies !... vous le grondiez toujours... vous sembliez lui faire un crime de ce qu’il n’a rien encore... Dame ! on commence par là... et on fait fortune... Vous le savez bien... vous qui, dans votre jeunesse, avez trouvé dans le vieux général de Wurtzbourg aide et protection... Mais quand on décourage les gens... quand on les humilie, et qu’ils ont du cœur... ils s’en vont, on ne les revoit plus... et on les regrette... mais il est trop tard.

CONRAD.

Mais quand ils nous quittent d’eux-mêmes, pour leurs affaires ou leurs plaisirs... Lis plutôt !...

FLORETTE, lisant.

« Je pars, monsieur Conrad, je quitte le pays... j’y suis résolu, c’est mon désir et ma volonté !... Je vous prie seulement, si j’ai été assez heureux pour rendre quelque service à votre maison, de vouloir bien m’attendre pendant un an... et alors, si je ne suis pas de retour, vous disposerez de ce que je vous demandais dans ma dernière lettre. » De quoi donc ?...

CONRAD.

De son emploi de contremaître !...

À part.

C’est-à-dire, de ma fille !...

Haut.

qu’il me riait de lui garder jusque-là... comme si c’était possible !... comme s’il n’y en avait pas déjà vingt autres qui me demandent cette place...

FLORETTE.

Eh bien ! pourquoi ne pas la laisser vacante ?

CONRAD.

Pourquoi ? pourquoi ?... Tu parles comme quelqu’un qui ne se doute seulement pas des choses !... Mais cependant, voyons... car je suis bon père... si cela t’ennuie trop de rester ici, je tâcherai de repartir ce soir.

FLORETTE.

Comme vous voudrez.

CONRAD.

Tu étais si pressé !... Je m’arrangerai pour cela, quoique le vieux Jugurtha, le cheval de la fabrique, soit peu disposé à se mettre en route !...

FLORETTE.

Oh ! mon Dieu ! demain, après-demain... il sera toujours assez temps !

CONRAD.

Oui dà !... Eh ! mais, que vois-je là ?

 

 

Scène II

 

FLORETTE, CONRAD, LÉOPOLD

 

LÉOPOLD, entrant, une serviette à la main.

Ah ! tu appelles cela un déjeuner ?... tu mériterais d’y être condamné !...

CONRAD.

Monsieur le comte Léopold de Wurtzbourg, un de nos élégants... ici, dans une mauvaise auberge, à dix lieues de Vienne !...

LÉOPOLD.

Maître Conrad ! qui du vivant de mon oncle, m’avançait des fonds sur sa succession !

CONRAD.

C’est vrai !... j’avais l’honneur d’être votre banquier !

LÉOPOLD.

Et je vous dois même vingt ou vingt-cinq mille florins que vous venez sans doute me demander ?

CONRAD.

Moi ? pour qui monsieur le comte me prend-il ?... demander de l’argent à quelqu’un qui en a autant que monsieur !... passe pour lui en offrir s’il en avait besoin !... mais je ne suis pas assez heureux pour cela !... Quand on hérite d’un oncle millionnaire...

À Florette.

Saluez donc, petite fille !... Ma fille Florette que je vous présente !

LÉOPOLD.

Ah ! c’est votre fille !... Ma foi, mon cher, vous qui tout à l’heure me parliez de trésors...

CONRAD.

Monsieur le comte est toujours galant !...

LÉOPOLD, prenant la main de Florette.

Je suis connaisseur... voilà tout !...

CONRAD, à part.

Si je pouvais lui faire prendre de mes actions !... Voilà un nom qui en amènerait d’autres !...

À Florette.

Petite, eh bien ! tu ne vois pas que monsieur le comte te prend la main ?

FLORETTE.

Je ne m’en étais pas aperçue !

CONRAD.

Et qu’il la porte à ses lèvres ?

FLORETTE.

C’est vrai... je n’y pensais pas !...

Passant près de son père.

Ça m’est bien égal à présent.

CONRAD, à demi-voix.

Ça ne me l’est pas !...

À part.

parce qu’une indifférence comme celle-là peut nous mener loin...

Haut.

Va t’occuper de commander notre dîner.

FLORETTE.

Oui, mon père...

À part.

Laisser partir ce pauvre Julien ! Qu’est-ce que va devenir la fabrique ?...

Faisant une révérence à Léopold.

Monsieur, j’ai bien l’honneur...

 

 

Scène III

 

CONRAD, LÉOPOLD

 

CONRAD.

Je croyais que monsieur le comte était en France ; à telles enseignes, qu’il avait envoyé ses pouvoirs à maître Gandolf, son homme d’affaires !...

LÉOPOLD.

J’arrive : je n’ai eu le temps de rien faire, pas même de commander mon deuil ; et je serais déjà à Vienne, si un rendez-vous, donné à une belle dame, ne m’avait retenu dans cette auberge.

CONRAD.

De sorte que monsieur le comte n’aura as assisté à l’ouverture du testament... qui a dû avoir lieu hier ou avant-hier !

LÉOPOLD.

C’est probable ! peu importe... Gandolf, qui me sait ici, m’y adressera ses lettres... si j’ai le temps de les lire ! Dites-moi, monsieur Conrad, vous qui connaissiez mon oncle, le feld-maréchal... croyez-vous, comme tout le monde le dit, qu’il eut sept à huit cent mille florins de revenu ?

CONRAD.

Mieux que cela, monsieur le comte !...

LÉOPOLD, s’appuyant sur son épaule.

En vérité !

CONRAD.

J’ai eu l’honneur de faire souvent des affaires avec lui... Il les entendait très bien... Et en propriétés ou en capitaux, j’estime qu’il a de onze à douze cent mille francs de rente.

LÉOPOLD.

Ce cher monsieur Conrad !

CONRAD.

L’héritage est agréable ! Par exemple, vous l’avez un peu attendu.

LÉOPOLD.

Et surtout payé cher !

CONRAD.

Il est vrai que le vieux feld-maréchal n’était pas tendre, et je l’ai vu parfois contre vous dans des fureurs...

LÉOPOLD.

Je le sais bien... Et quand j’étais à Paris...

CONRAD.

Les sermons qu’il vous envoyait...

LÉOPOLD.

Et l’argent qu’il ne n’envoyait pas.

CONRAD.

Et dès qu’on lui parlait de vous, il entrait dans des accès de colère...

LÉOPOLD.

Qui lui donnait des accès de goutte...

CONRAD.

Dont il vous accusait !

LÉOPOLD.

Comme si j’eusse été son médecin ! Et c’est toujours dans ces moments-là qu’il m’écrivait... ce qui devenait fastidieux... Toujours la même chose... « Joueur ! libertin ! dissipateur ! il y avait en toi de quoi faire un homme de talent et de mérite, et tu n’es rien qu’un fat, un dandy... sans instruction et sans esprit ! » Je savais bien le contraire, mais pour ne pas l’irriter par la contradiction, je ne lui répondis plus.

CONRAD.

Et vous avez bien fait ! Ce n’est pas à un gentilhomme de bonne maison et de haute naissance tel que vous... à vous l’oracle du goût, du bon ton et de la mode, à vous laisser traiter en écolier, ou mettre en tutelle par un vieux soldat, un bourru, un brutal !

LÉOPOLD.

Conrad !

CONRAD.

Un cœur dur, un avare !

LÉOPOLD.

Conrad ! c’était mon oncle... et il n’est plus...

CONRAD.

C’est juste, ce mot-là efface tous les torts... Les sermons passent, les écus restent !... Et quand on en laisse pour douze cent mille florins de revenu à ses héritiers...

LÉOPOLD.

Il ne leur reste plus qu’une chose à chercher...

CONRAD.

Et laquelle ?

LÉOPOLD.

Le moyen de manger cela le plus vite possible !

CONRAD.

Cela vous embarrasse ?

LÉOPOLD.

Non pas ! mais cela m’inquiète... et j’hésite comme je te le dis... sur le choix des moyens... Il y en a tant et si peu !

CONRAD.

Si monsieur le comte veut me le permettre... je peux l’y aider... J’ai en tête une entreprise...

LÉOPOLD.

Et moi, j’en ai une autre... bien plus originale et plus amusante... et qui fera dans le monde fashionable un bruit d’enfer... On attend à Vienne une danseuse aérienne, une admirable sylphide... la Fridolina, qui a brillé sur tous les théâtres de l’Europe, et tourné toutes les têtes couronnées ou autres... Celui qui l’adore en ce moment et qui se ruine pour elle est un jeune Anglais, lord Cokeville, un jaloux, un fat, un imbécile, que j’espère bien remplacer.

CONRAD.

Vous espérez ?

LÉOPOLD.

Mieux que cela, j’en suis sûr ! Partie avec lui de Paris, la Fridolina doit l’abandonner en route, et venir me rejoindre ici, à dix lieux de Vienne, dans cette auberge, où je l’attends... et demain, nous ferons ensemble notre entrée solennelle dans la capitale de l’Autriche... à la barbe de l’Angleterre.

CONRAD.

Qui se fâchera...

LÉOPOLD.

J’y compte bien ! un duel et un enlèvement dès le premier jour... me voilà à la mode... parce que, dans le monde, tout dépend des commencements !

CONRAD.

C’est possible !... mais si j’étais de vous, je préférerais un autre moyen encore de dépenser mon argent !

LÉOPOLD.

Ça n’empêchera pas !... C’est dit... parle !... Non, tais-toi... N’as-tu pas entendu depuis quelques instants le bruit d’une voiture !...

Allant à la fenêtre.

C’est elle... c’est la Fridolina !

 

 

Scène IV

 

AMALIE, UNE FEMME D’AUBERGE, CONRAD, LÉOPOLD

 

CONRAD.

Ma foi, je vous en fais mon compliment... Une femme superbe !

LÉOPOLD.

N’est-ce pas ?...

Se retournant, et apercevant Amalie.

Oh ! non, ce n’est pas elle...

Regardant par la fenêtre.

Et puis, une carriole ! Est-ce que la Fridolina voyage en carriole ?... Elle en est incapable !...

AMALIE, à la fille d’auberge.

Cela suffit, mademoiselle... Faites-moi préparer cette chambre, puisqu’il n’y en a pas d’autres... Pendant ce temps, j’attendrai ici... dans cette salle... si toutefois je ne gêne pas ces messieurs ?

LÉOPOLD.

Comment donc, madame... c’est nous qui craignons de vous déranger !

AMALIE.

En aucune façon. Retenue pour quelques heures dans cette auberge... je vous demanderai la permission d’écrire quelques mots à des amis qui m’attendaient...

LÉOPOLD, bas à Conrad, regardant Amalie.

Oui... comme vous le disiez... elle n’est pas mal... une tournure honnête...

CONRAD.

Et distinguée.

LÉOPOLD.

Mais froide, calme et posée !... Quelle différence avec la Fridolina, qui ne reste pas un instant en place... et qui ne touche de temps en temps la terre, que par égard pour ses adorateurs qui y demeurent !

CONRAD.

Quelle peut être cette dame-là ?

LÉOPOLD.

J’ignore son état... mais à sa mise, à sa tenue, à ce costume noir, et surtout à ses yeux baissés... ce doit être une prude ou une dévote...

CONRAD.

Qui écrit à des amis...

LÉOPOLD.

Ça n’empêche pas !... L’étonnant... c’est qu’elle ne fasse pas plus d’attention à nous !

CONRAD.

Elle ne sait pas que vous êtes millionnaire... J’ai envie de le lui dire !...

LÉOPOLD, le retenant.

Gardez-vous-en bien !...

AMALIE, levant la tête.

Je croyais, messieurs, que vous suiviez mon exemple... Liberté entière... ou je vais me croire indiscrète... Vous étiez occupés à mon arrivée d’affaires importantes que j’ai interrompues !...

LÉOPOLD, un peu piqué.

Nullement !...

Haut.

Vous disiez donc, maître Conrad, que vous connaissiez un excellent moyen d’employer une fortune ?

CONRAD.

Oui, monsieur le comte !...

Haussant la voix.

Et quand on a, comme vous, un million de revenu...

LÉOPOLD, d’un air de reproche.

Je vous avais défendu...

CONRAD, à demi-voix.

Cela revient au même... car elle a très bien entendu... et n’a pas même levé la tête.

LÉOPOLD, piqué.

Peu m’importe !... mais il est inutile que tout le monde sache... Eh bien ! vous disiez donc ?...

CONRAD.

Que si j’étais de vous, je prendrais des actions dans une entreprise que je viens de fonder, et qui en peu de temps doublerait vos capitaux !

LÉOPOLD.

En vérité ?...

CONRAD.

Je vous le jure !

LÉOPOLD.

Vous oubliez, maître Conrad, que je suis déjà trop riche...

À part, regardant du coin de l’œil.

Elle a regardé...

Haut.

Et qu’il s’agit non pas d’augmenter cette fortune... mais de la dépenser le plus gaiement et le plus vite possible...

À part.

Elle ne regarde plus...

Haut.

Et je veux d’abord à Vienne un hôtel, un palais... des équipages et des jockeys anglais.

CONRAD.

C’est déjà un moyen d’aller vite !

LÉOPOLD.

Et puis, une meute complète... Personne n’en a plus... j’en aurai... Des bals, des concerts, des fêtes !...

CONRAD.

Permettez...

LÉOPOLD.

Et si cela ne suffit pas... le whist, les paris et la Fridolina !

CONRAD.

Cela ne durera pas une année !... tandis que ce que je vous propose... vous m’avez mal compris... Vous avez cru que je vous offrais une fortune assurée... Au contraire, je vous ai dit des actions ! comprenez-vous bien ? des actions !... ce qui suppose chaque année ou chaque mois des appels de fonds... qui vous feront un honneur infini !... vous placent à la tête de l’aristocratie financière... comme vous l’êtes déjà à la tête de l’autre... et enfin assurent au trop plein de vos richesses un écoulement rapide et certain.

LÉOPOLD.

Laissez-moi donc tranquille ! mon système vaut mieux.

CONRAD, à voix haute.

Je le nie... c’est le mien !

LÉOPOLD, de même.

C’est le mien !

CONRAD, de même.

Vous le verrez !

LÉOPOLD, de même.

Allons donc !

AMALIE, se levant.

Eh ! messieurs !...

CONRAD.

Je m’en rapporte à madame !

LÉOPOLD.

Et moi aussi !... Car, au sourire ironique qui effleure ses lèvres, je vois qu’elle n’a pas perdu un mot de notre conversation.

AMALIE.

C’est sans le vouloir, messieurs... et je vous prie de me pardonner !

LÉOPOLD.

À la condition que vous jugerez entre nous, et nous donnerez votre avis !

AMALIE.

J’en serais fort embarrassée... je n’entends rien aux richesses, et ne m’y connais pas... attendu que jusqu’ici je n’en ai jamais eu... au contraire.

CONRAD, à part, d’un air méprisant.

Voilà une personne qui ne m’achètera pas d’actions !

AMALIE.

J’ai été élevée à m’en passer... ce qui revient au même !... et c’est sans doute un tort de mon éducation de couvent... Mais loin de porter envie aux grandes fortunes, je suis toujours tentée de les plaindre...

LÉOPOLD.

Vous êtes bien bonne ; et pourquoi, s’il vous plaît ?

AMALIE.

Parce que c’est effrayant ! parce qu’il me semble qu’un million, par exemple, un million de revenu doit imposer des devoirs...

LÉOPOLD.

Celui de s’amuser !

AMALIE.

S’amuser pour tant d’argent doit être difficile !

CONRAD.

C’est ce que je disais... et madame est de mon avis ?

AMALIE, souriant.

Pas tout-à-fait !... Ce n’est pas impunément, je crois, que l’on est condamné à l’opulence !... Nos aïeux disaient : Noblesse oblige !... mais de nos jours : Richesse oblige aussi !... Car cette fortune immense, colossale, ne vous a pas été donnée que pour votre plaisir !... Le ciel n’a accordé à un seul la part de tant d’autres, qu’à la condition de la leur restituer en détail ! Tendre la main à l’infortune ou à l’enfance, secourir le malheur qui, faute d’appui, peut se changer en crime, donner non de l’argent, mais de l’ouvrage à l’ouvrier qui travaille... asile et secours à la vieillesse qui ne travaille plus... être utile, en un moi, pour être honoré, et pour que votre opulence vous soit pardonnée ; voilà les devoirs que l’opinion publique vous impose à vous autres pauvres riches. Mais, pardon, monsieur, de mon audace ; je voulais seulement vous prouver qu’il n’est pas aisé d’être millionnaire... qu’il faut savoir quelque gré aux personnes qui consentent à l’être... car c’est souvent un lourd et pénible fardeau !...

Gaiement.

Ce qui du reste est fort bien vu... ne fut-ce que pour consoler ceux à qui le ciel l’a épargné.

CONRAD, bas à Léopold.

Vous aviez raison... c’est une dévote !

LÉOPOLD, de même.

Et de plus, une pédante !...

Haut.

Jamais, madame, je n’ai entendu prêcher avec plus de grâce... et ce que je voudrais apprendre maintenant, c’est le nom du prédicateur !...

AMALIE.

Qu’importe le nom, si le conseil est bon !...

LÉOPOLD.

C’est ce dont je ne conviens pas !... qu’une personne élevée au couvent ou dans les pieuses pratiques ne trouve rien de plus édifiant et de plus utile au monde que d’endosser le froc ou de se faire économe de quelque hospice... je le conçois sans peine... Mais, nous autres jeunes gens comprenons autrement le prix de la vie et de la fortune !... Dépenser l’une et l’autre en joie et en plaisirs me semble une philosophie plus agréable et peut-être aussi avantageuse à la société... Oui, madame, si le luxe de mes livrées et de mes équipages, de mes meubles et de mes bijoux, va jusqu’au fond de son atelier obscur, enrichir l’ouvrier que mes extravagances font vivre, et qui mourrait de faim peut-être, si j’étais sage... ne serai-je pas arrivé par la folie au même but que vous par la raison ?... et mon système philanthropique, pour être différent du vôtre, ne vous paraît-il pas digne de quelque approbation ou de quelque estime ?

AMALIE.

Monsieur !...

LÉOPOLD.

Plus tard, rassurez-vous... quand l’âge aura glacé notre sang dans nos veines, quand les cheveux blancs, insignes de la raison, viendront nous dire qu’il est l’heure de se faire moral et dévot... nous aviserons alors, comme tant d’autres, aux moyens d’expier les fautes que nous ne pourrons plus commettre... Mais, d’ici là, madame, laissez-nous briller dans ce monde qui nous envie et nous contemple... laissez-nous jeter à ses pieds cet or qui le séduit, et qui le force à se courber devant nous !... Qu’il nous proclame les héros du jour et les rois de la mode... royauté qu’on ne doit qu’à soi-même, et qui a bien aussi son prestige et ses courtisans !...

AMALIE.

Pardon, monsieur, nous ne nous entendons pas.

LÉOPOLD.

Franchement, je le crains.

AMALIE.

Et moi, j’en suis sûre !... Je n’ai jamais prêché à un jeune gentilhomme tel que vous la retraite et les austérités du cloître... mais en vous voyant, il m’avait semblé qu’il y avait en vous autre chose que le héros du jour ou le roi de la mode... que dans ce monde qui vous envie et vous contemple, vous pouviez briller autrement que par le luxe de vos chevaux et de vos équipages... que vous deviez par un autre éclat, peut-être, que celui de vos richesses, sortir de la foule, et attirer les regards... Pardon, encore une fois, monsieur, de m’être trompée, de vous avoir supposé une ambition qui, à votre place, eût été la mienne... Vous aviez raison, cette fois, et je commence à être de votre avis... nous ne pouvons nous entendre.

LÉOPOLD, avec dépit.

Et moi, madame, sans vouloir vous suivre dans cette haute opinion de vous-même... ce qui nous mènerait trop loin... Je me permettrai...

Se retournant avec impatience.

Qu’est-ce donc ?

 

 

Scène V

 

AMALIE, CONRAD, LÉOPOLD, FLORETTE

 

FLORETTE.

Un courrier qui arrive de Vienne, ventre à terre, apportant pour monsieur le comte des dépêches qu’il ne veut remettre qu’à lui-même...

LÉOPOLD, à Conrad.

C’est mon homme d’affaires.

CONRAD.

Voyez vite !

LÉOPOLD.

Désolé, madame, d’interrompre une conversation aussi intéressante... et surtout de vous quitter... Vous comprendrez sans peine combien je suis contrarié... d’être forcé...

AMALIE, souriant.

De vous occuper d’affaires.

LÉOPOLD, piqué.

C’est ce qui vous trompe !... Les occupations sérieuses ont pour moi un grand attrait, un grand charme !

AMALIE.

Comme tout ce qui n’arrive jamais !...

Elle fait la révérence à Léopold.

LÉOPOLD.

C’est-à-dire, madame...

Lui rendant son salut, il dit à Conrad en sortant.

Je déteste cette femme !...

 

 

Scène VI

 

AMALIE, CORNAD, FLORETTE

 

CONRAD, à part.

Et moi aussi !... Bigote ! dévote ! moraliste, et pas le sou !...

FLORETTE.

Et puis, j’ai à vous dire, mon père, qu’avec elle il n’y a pas moyen de dîner !

CONRAD.

Pourquoi cela ?

FLORETTE.

Parce qu’en arrivant, les gens de madame ont tout retenu... même le repas que j’avais commandé, et on le leur a donné !

CONRAD.

Ses gens, dis-tu ? Elle est venue en carriole.

FLORETTE.

Laissez donc !

CONRAD.

Celle que monsieur le comte a vue dans la cour...

FLORETTE.

La vôtre... où j’ai fait atteler Jugurtha, afin d’aller dîner ailleurs...

CONRAD.

Et madame est arrivée...

FLORETTE.

Dans un landau magnifique... Six chevaux, deux postillons.

CONRAD.

Ça n’est pas possible !

FLORETTE.

Puisque je l’ai vue !... Et ses gens qui causaient entre eux, disaient qu’elle était millionnaire !

CONRAD.

Elle aussi ! Tout le monde s’en mêle !

FLORETTE.

Il paraît même que c’est une grande dame !... Si elle pouvait être utile à Julien... et si je lui en parlais...

CONRAD.

Y pensez-vous ? De l’intérêt personnel, des demandes à une inconnue !...

À part.

Si elle pouvait me prendre des actions !...

Haut et s’approchant d’Amalie qui vient de ranger ses papiers sur une table à gauche.

Madame parlait tout à l’heure si noblement, si dignement de l’emploi des richesses... qu’il suffira, j’en suis sûr, de lui signaler une entreprise patriotique, nationale et éminemment utile... pour obtenir ici sur la liste de mes souscripteurs son nom et celui de monsieur le comte de Wurtzbourg.

AMALIE, vivement.

Que dites-vous ?... le comte de Wurtzbourg ! le comte Léopold est ici ?...

FLORETTE.

Oui, madame.

AMALIE.

Le neveu du feld-maréchal ?

CONRAD.

Celui qui vient d’en hériter.

AMALIE.

Il faut que je le voie !

CONRAD.

Vous l’avez vu.

AMALIE.

Comment ?...

CONRAD.

C’est ce jeune homme qui tout à l’heure a eu l’honneur de se disputer avec vous !

AMALIE.

Ah ! si je l’avais su !... Croyez bien, monsieur, que j’ignorais... sans cela, je ne me serais pas permis...

CONRAD.

Il n’y a pas grand malheur !... mais ce qui en serait un réel... c’est qu’il est exposé comme nous à ne pas dîner... attendu que vos gens se sont emparés de toutes les provisions !

AMALIE.

Est-il possible ?...

Avec émotion.

Puisque vous le connaissez, monsieur... daignez lui dire que j’espère bien... ainsi que vous et mademoiselle votre fille, avoir l’honneur de le recevoir !

CONRAD, à part.

Quelle émotion !

AMALIE.

Si toutefois il veut bien accepter une pareille invitation.

CONRAD.

Il n’aura garde d’y manquer, pas plus que nous...

AMALIE.

Monsieur le comte est-il pour quelque temps dans cette ville... dans cet hôtel ?...

CONRAD.

Pour quelques heures !...

À demi-voix.

Il attend une dame qui lui a donné rendez-vous !

AMALIE, l’interrompant.

Il suffit !... Veuillez, je vous prie, vous charger de mon invitation.

CONRAD.

À l’instant même !...

AMALIE, à une femme de chambre qui ouvre la porte de son appartement et lui fait signe que tout est prêt.

Très bien... très bien...

À Conrad.

Et quant à ce que vous me demandiez, monsieur... je signerai tout ce que vous voudrez...

 

 

Scène VII

 

FLOTETTE, CONRAD

 

FLORETTE.

Eh bien ! mon père, vous me croirez si vous voulez, cette grande dame-là... a des intentions sur monsieur le comte !...

CONRAD.

Parbleu !... je l’ai bien vu !... c’est évident... Elle qui se disait si désintéressée... qui faisait fi des richesses, va se jeter à sa tête et pourquoi ?...

FLORETTE.

Parce qu’elle l’aime peut-être.

CONRAD.

Du tout... parce qu’il est riche !

FLORETTE.

Allons donc !... elle qui a un million !

CONRAD.

Elle veut en avoir deux !... c’est toujours comme cela... Parce que les femmes, vois-tu bien, les femmes sont toutes...

FLORETTE.

Comme des hommes !

CONRAD.

Tu l’as dit !...

Apercevant Léopold qui sort de la porte à droite.

Eh ! voilà le vainqueur, le conquérant de la Germanie.

 

 

Scène VIII

 

FLOTETTE, CONRAD, LÉOPOLD, pâle et troublé

 

CONRAD.

Celui qui n’a qu’à paraître pour s’écrier comme César : Je suis venu ! j’ai vu !...

Le regardant.

Eh mon Dieu ! quelle physionomie !...Qu’avez-vous donc, monsieur le comte ?

LÉOPOLD, cherchant à se remettre.

Moi ! rien !... Ces papiers... ces affaires...

FLORETTE.

Comme disait cette dame : quand on n’y est pas habitué...

CONRAD.

Ce courrier qui vous arrivait de Vienne...

LÉOPOLD.

Oui, des parchemins que Satan lui-même ne pourrait pas déchiffrer... quoique écrits et dictés par lui.

CONRAD.

Si monsieur le comte veut m’en charger, et même si, dans un premier moment de liquidation, d’ouverture de succession j’étais assez heureux pour que monseigneur eût besoin de quelques avances... je suis à ses ordres. Quinze, trente mille florins !

LÉOPOLD, vivement.

Moi ! t’emprunter !... quand je te dois déjà !...

CONRAD.

Ce n’est pas là ce qui m’inquiète... ni vous non plus... Quand on hérite d’un oncle millionnaire...

LÉOPOLD, avec dépit.

Et lui aussi !

CONRAD.

Qu’avez-vous donc ?

LÉOPOLD, de même.

Toujours ce même mot !... ce mot absurde dont on me poursuit depuis l’enfance... À l’université, quand ils voulaient m’entraîner dans leurs parties et dans leurs fêtes... « Qu’as-tu besoin d’apprendre et d’étudier ?... ton oncle est millionnaire... » Plus tard, dans le monde, quand il fallut choisir un état... « À quoi bon ?... ton oncle est là !... » Et vous-même, vous tous, quand, pour quelque folle dépense, j’hésitais à emprunter et à puiser dans votre caisse... « Allons donc... que craignez-vous ? votre oncle est millionnaire. »

CONRAD.

Eh bien ! n’est-ce pas vrai ?... Ne l’est-il pas ?...

LÉOPOLD, avec impatience.

Eh ! oui, sans doute !... Mais qu’importe qu’il le soit ou non !... Ai-je besoin de ses richesses, pour qu’on me les jette s ans cesse à la tête ?...

CONRAD.

Permettez...

LÉOPOLD.

Est-ce à dire qu’elles me sont nécessaires... indispensables... que je ne serais rien sans elles ?...

CONRAD.

Quelle idée !... Est-ce que de tous les temps vous n’avez pas été aimé pour vous-même ?... Est-ce que du vivant de votre oncle, où vous n’aviez que des dettes, on ne vous adorait pas déjà ? Témoin la comtesse Gradiska, qui a voulu se tuer trois fois...

LÉOPOLD.

Oui, une pour un prince russe.

CONRAD.

Et deux pour vous !... Est-ce qu’aujourd’hui encore...

À demi-voix.

Vous ne savez pas... cette prude, cette vertu... cette grande dame de tout à l’heure...

LÉOPOLD, d’un air de doute.

Une grande dame !...

CONRAD.

Eh ! oui, ma fille vous le dira.

FLORETTE.

Une voiture à six chevaux.

CONRAD.

Une immense fortune.

FLORETTE.

Elle vous invite à dîner.

CONRAD.

Du premier coup d’œil elle s’est éprise de vous !

FLORETTE.

Et riches tous les deux, c’est un mariage qui se prépare.

LÉOPOLD.

Allons donc !

FLORETTE.

À moins que monseigneur ne veuille pas !

LÉOPOLD, avec ironie.

Et pourquoi donc ?

FLORETTE.

Vous l’aimeriez ?

LÉOPOLD.

Moi !... je l’ai à peine regardée ! mais il n’est besoin que d’un coup d’œil pour voir qu’elle est gauche, provinciale, sans grâce, sans tournure !

FLORETTE, étonnée.

Par exemple !

LÉOPOLD.

Et au moral, prétentieuse et pédante !... Tant mieux, je l’aime ainsi !... Elle me plaît, elle me convient !... Je la voudrais dix fois plus insupportable et plus ridicule encore... pour lui faire la cour, la séduire et l’épouser elle et sa fortune... pour leur prouver, à Vienne, et leur montrer à tous que je me moque des terres, des rentes et des hôtels...

FLORETTE.

Qu’est-ce qu’il dit ?

CONRAD.

Quel diable de raisonnement !

LÉOPOLD.

Ah ! elle m’aime, dites-vous ?... et elle est riche !... Voilà de quoi être fier et s’enorgueillir ! Des richesses qu’on peut acquérir avec deux mots latins, un anneau et un oui conjugal !... Ah ! parbleu ! je le dirai ! je l’épouserai !... je ferai son bonheur !... Mais elle me le paiera, je le jure bien, je m’en vengerai !... Quelles fêtes ! quelles parties de plaisirs !... Et la Fridolina... cette beauté si fidèle, qui n’aime que la fortune !... comme elle va m’aimer... grâce à ma femme !...

CONRAD.

Silence, monseigneur, c’est elle.

 

 

Scène IX

 

FLOTETTE, CONRAD, LÉOPOLD, AMALIE

 

CONRAD, à Amalie.

Monsieur le comte accepte avec reconnaissance !...

AMALIE, d’un air gracieux.

Je l’en remercie... et vous aussi, monsieur...

CONRAD, qui est près de la table à gauche.

Et si, avant le dîner, vous daigniez, ainsi que vous me l’avez promis, inscrire sur la liste de nos souscripteurs, le nom honorable et glorieux...

AMALIE.

Très volontiers !...

Pendant qu’elle signe, les portes du fond s’ouvrent, paraît un domestique en grande livrée.

LE DOMESTIQUE.

Madame est servie !

LÉOPOLD, à Amalie.

Madame me permettra-t-elle de lui offrir la main ?...

Amalie tend la main à Léopold qui va la prendre.

CONRAD, lisant le nom qu’Amalie vient d’écrire.

La chanoinesse Amalie de Moldau !

LÉOPOLD, s’arrêtant.

Ô ciel ! Amalie !

CONRAD.

De Moldau !

Léopold qui allait prendre la main d’Amalie, recule, saisit son chapeau qui est sur la table et disparaît vivement par la porte du fond qui est restée ouverte.

 

 

Scène X

 

FLORETTE, CONRAD, AMALIE

 

FLORETTE.

Eh bien ! à qui en a monsieur le comté ?

CONRAD.

Et qui le fait fuir ainsi ?

AMALIE.

C’est moi, monsieur... c’est mon nom que vous avez prononcé...

FLORETTE.

Qu’a-t-il donc de si terrible ?

CONRAD, relisant le papier.

Amalie de Moldau !... cela ne me fait rien.

FLORETTE.

Ni à moi non plus !

AMALIE.

Mais à lui, c’est différent... Écoutez...

FLORETTE.

Une voiture qui part... Elle s’éloigne.

CONRAD.

Et où va-t-il donc ?

AMALIE.

Au bout du monde, si vous ne le retenez... car il faut que je lui parle, monsieur... il le faut... il y va pour moi...

CONRAD.

De votre fortune ?

AMALIE.

Ah ! bien plus encore !... Et si vous empêchez ce départ ! parlez, demandez-moi ce que vous voudrez !

CONRAD.

Soyez tranquille...

AMALIE.

Je compte sur vous... n’est-ce pas, monsieur ?

CONRAD.

C’est dit !... je comprends... je comprends... C’est à-dire, non... je ne comprends pas !

FLORETTE.

C’est égal... courez... ramenez-le !... ne fût-ce que par curiosité...

Amalie sort par la porte à gauche. Conrad et sa fille par le fond.

 

 

ACTE II

 

Même décor.

 

 

Scène première

 

CONRAD, LÉOPOLD

 

CONRAD.

Non, monsieur le comte, non... Avec tout le respect que je vous dois, vous ne m’échapperez pas !

LÉOPOLD.

Mais encore une fois !...

CONRAD.

C’est ma carriole... c’est mon cheval tout attelé que vous avez pris... et quand je vous ai vu mettre Jugurtha au galop... j’ai été tranquille !... Je me suis dit : il n’ira pas loin... Ça n’a pas manqué... culbuté à deux cents pas !

LÉOPOLD.

Maudit cheval !

CONRAD.

Celui de la fabrique... il va comme les affaires... Et au lieu de le maudire, vous devez le remercier... il vous force à revenir sur vos pas, à réparer une impolitesse, et à accepter le rendez-vous, le tête-à-tête que vous offre une belle dame.

LÉOPOLD.

Jamais !

CONRAD.

Et pourquoi ?

LÉOPOLD.

Parce que je ne veux pas voir cette femme-là... je l’ai en horreur !

CONRAD.

Et que vous a-t-elle donc fait ?

LÉOPOLD.

Ce qu’elle m’a fait !... Vous rappelez-vous ce courrier qui tantôt m’est arrivé de Vienne ?

CONRAD.

Un messager de maître Gandolf, votre homme d’af faires...

LÉOPOLD.

Il m’envoyait tout uniment copie du testament de mon oncle, le feld-maréchal... et dans ce testament... Conrad, vous serez comme moi... vous ne pourrez le croire...

CONRAD.

Eh bien ?...

LÉOPOLD.

Déshérité !

CONRAD.

Ah ! c’est affreux !... c’est une horreur !

LÉOPOLD.

Je savais bien que vous partageriez mon indignation... Complètement déshérité... pas le moindre legs... pas un souvenir !

CONRAD.

Quoi ! pas même vingt mille florins !

LÉOPOLD.

Pas un seul.

CONRAD.

Ah ! ça n’a pas de nom... On ne se joue pas ainsi de la bonne foi et des espérances des gens qui comptent sur vous.

LÉOPOLD.

Attendez, attendez !... ce n’est rien encore... Il laisse toute sa fortune, terres, châteaux, hôtels, capitaux, biens meubles et immeubles, sans en rien excepter, à une femme qui n’est point de notre famille... qui ne lui est parente en rien... une inconnue enfin, celle que vous venez de voir ici !

CONRAD.

La chanoinesse ?...

LÉOPOLD.

Elle-même !... Amalie de Moldau, que mon très honoré oncle avait retirée de je ne sais quel couvent, pour la prendre avec lui... Et on devine sans peine comment elle a acquis des droits à cette succession.

CONRAD.

Quoi ! vous croyez ?...

LÉOPOLD.

Je ne crois pas... j’en suis sûr... Et mon oncle qui dans l’origine voulait me la faire épouser, prétendant, me disait-il, qu’elle m’aimait déjà, et persuadé que sa raison et sa sagesse tempéreraient ma folie... Vous vous doutez bien que j’ai refusé en termes qu’elle n’aura pas oubliés ; et c’est à son dépit, à sa vengeance, à ses séductions auprès d’un vieillard, que je dois ma ruine...

CONRAD.

La nôtre !

LÉOPOLD.

La perte de mes droits et de mon avenir... Concevez-vous maintenant que je la méprise, que je la déteste ?...

CONRAD.

Vous avez raison.

LÉOPOLD.

Et que je ne puisse l’envisager en face ?...

CONRAD.

Vous avez tort.

LÉOPOLD.

Moi ?

CONRAD.

Eh ! oui, sans doute !... Il n’est pas ici question de morale... mais d’affaires... ce qui est bien différent... Votre oncle aime une personne, c’est bien... il lui fait un sort, rien de mieux... mais vous refusez l’entrevue qu’elle vous propose... c’est là qu’est le mal... car enfin, si elle veut partager avec vous !

LÉOPOLD.

Allons donc !

CONRAD.

Pourquoi pas ?... On peut avoir des scrupules, de la conscience... ce n’est pas défendu... Et si elle venait d’elle-même à un arrangement... à un mariage, par exemple !

LÉOPOLD.

Moi, l’épouser !... plutôt mourir ! Oui, mourir !...

CONRAD.

Il ne s’agit pas de mourir !... ça n’est que trop aisé... on ne fait que cela... Et sous prétexte qu’on est mort... on laisse les gens... c’est-à-dire, ses amis, ses meilleurs amis... dans l’embarras... Il s’agit d’écouter ceux qui vous aiment... et même ceux qui ne vous aiment pas. Vous le devez, jeune homme, vous le devez !... sinon pour vous, au moins pour les autres... La voici... vous vous êtes vus... le premier coup d’œil est passé. Autant rester maintenant !

 

 

Scène II

 

AMALIE, CONRAD, LÉOPOLD

 

CONRAD.

Fidèle à vos ordres, madame, je vous ramène le fugitif... Il l’a fallu, bon gré, mal gré... ce qui, à vos yeux, je l’espère, fera mon éloge.

AMALIE.

Plus que le mien.

CONRAD.

Permettez... J’entendais par là...

AMALIE.

Il suffit... Dès que monsieur veut bien me donner quelques instants...

CONRAD, bas à Léopold.

Je suis curieux de savoir ce qu’elle va vous dire...

LÉOPOLD.

Allons donc... puisqu’il le faut.

AMALIE, à Conrad.

Monsieur !

CONRAD.

Madame...

AMALIE.

Votre fille vous cherchait tout à l’heure ; elle vous demandait...

CONRAD.

Quelque fantaisie...une bagatelle... peu m’importe... 

AMALIE.

Non pas. Je ne me pardonnerais pas de la priver de votre présence...

LÉOPOLD, bas à Conrad avec impatience.

C’est clair... elle ne veut pas que vous soyez là...

CONRAD, bas.

Ça m’en a tout l’air !...

Haut.

Trop heureux, madame, de vous être agréable...

 

 

Scène III

 

AMALIE, LÉOPOLD

 

AMALIE.

Je sais, monsieur que cette situation doit vous être pénible... Croyez que ce n’est pas à vous qu’elle coûte le plus !

LÉOPOLD.

J’ignore ce qu’elle vous coûte... mais je sais ce qu’elle vous rapporte...

AMALIE.

Les choses dont j’ai à vous instruire sont pour vous d’une si grande importance...

LÉOPOLD.

Bien sensible à votre intérêt...

AMALIE.

Oui, monsieur, un intérêt sincère... car c’est celui que vous portait le plus sage et le meilleur des hommes, votre oncle... au nom de qui je vais vous parler.

LÉOPOLD.

Vous, madame, en son nom !... et de quel droit, à quel titre ? Il me semble que je devrais avant tout savoir quelle est celle qui représente mon oncle...

AMALIE.

Je vais vous l’apprendre... Il y a vingt-cinq ans, lorsque votre oncle partit pour l’armée, il avait un ami, un camarade, avec lequel il fit toutes les campagnes du prince Charles... Cet ami, c’était mon père, qui, atteint près de lui d’un coup mortel, lui dit, avant d’expirer : « Je te lègue ma fille orpheline et sans fortune !... » Votre oncle lui serra la main en lui disant : « Je ne l’abandonnerai jamais !... » Et votre oncle ne manquait jamais à sa parole !... Aussi, ma vie entière a été un culte, une passion pour lui !...

LÉOPOLD, avec une ironie amère.

Ah ! vous l’avouez donc !

AMALIE.

Et pourquoi pas ?... Je ne suis pas la seule qu’il ait comblée de ses bienfaits...

Jetant sur lui un regard méprisant.

Mais du moins j’ai tâché de les mériter.

LÉOPOLD, avec intention.

C’est ce que l’on assure... et l’on prétend même que votre reconnaissance...

AMALIE.

Fût toujours digne de celui qui m’avait servi de père !... Dans le couvent où il m’avait fait placer... je ne le connus pendant longtemps que par ses lettres, et par son nom proclamé avec gloire sur tous nos champs de bataille... Mais enfin, un jour, il vint me voir, et quoique bien jeune alors, je n’oublierai jamais cette première entrevue... Oui, je me rappelle cette tournure si noble, si martiale que rehaussait son brillant uniforme... et surtout cette belle épaulette d’or dont il semblait si fier... Quelques années après, il revint... au lieu d’une épaulette, il en avait deux... mais une large cicatrice lui traversait le front !... Plus tard, il revint encore... Cette fois-là sa poitrine était couverte de plaques, de décorations... mais il ne pouvait plus marcher qu’à l’aide d’un bras... Du plus loin que je le vis, je m’élançai en pleurant, pour lui offrir le mien... « Tu m’as deviné, ma fille, me dit-il... Tu as deviné que j’avais besoin de toi et que je venais te chercher... Tu ne me quitteras plus, tu seras mon seul enfant... car pour servir d’appui et de consolation à ma vieillesse, j’avais compté sur un neveu... et je n’en ai plus !... »

LÉOPOLD.

Ô ciel !

AMALIE.

Oui, monsieur, il parlait sans cesse de ce neveu, seul héritier de son nom ! qui devait, disait-il, en soutenir la dignité, et qui, au contraire, le compromettait chaque jour par des dettes, des duels, des passions indignes de lui.

LÉOPOLD.

Et c’est pour me ramener à la vertu, qu’il m’ordonnait de vous épouser ?

AMALIE, vivement.

Je l’ignorais, monsieur, je vous l’atteste ; je ne l’ai appris que par votre réponse si injurieuse pour moi...

LÉOPOLD.

Aussi m’a-t-elle valu votre haine ?

AMALIE.

Dites ma reconnaissance ; car ce refus me dispensait moi-même de désobéir à mon bienfaiteur.

LÉOPOLD.

Mais ne vous empêchait pas de l’irriter contre moi.

AMALIE.

Hélas ! monsieur, nul mieux que vous ne se chargeait de ce soin, et ce qui lui porta le coup le plus rude, ce fut quand on lui annonça cette querelle nocturne, au sortir d’une maison de jeu... l’intervention de la police... votre lutte contre ceux qui vous arrêtaient... que sais-je !... Dans sa colère, il vous écrivit plusieurs lettres auxquelles vous ne répondiez même pas.

LÉOPOLD, embarrassé.

Oui, j’ai eu raison.

AMALIE.

Mais je dois peut-être m’en féliciter !... Vous ne m’accuserez pas du moins d’avoir intercepté vos lettres... Faut-il ajouter que ce dernier outrage acheva d’exaspérer le digne vieillard... qui malgré mes prières...

LÉOPOLD.

Se décida à me déshériter...

AMALIE.

Telle était du moins sa résolution !

LÉOPOLD.

Et il l’a parbleu fort bien exécuté...

Avec ironie.

malgré vos prières !

AMALIE.

Peut-être !

LÉOPOLD.

Comment, peut-être ?

AMALIE.

« Ma fille, me dit votre oncle, tu as beau demander grâce pour un ingrat... cette fortune, le prix de mes fatigues et de mon courage, je ne veux pas qu’elle soit dépensée après moi en folies coupables et honteuses... je te la lègue donc tout entière à toi... à toi seule, sans réserve, sans fidéicommis. »

LÉOPOLD.

Eh bien ! ce que je disais...

AMALIE, continuant.

« Te laissant maîtresse d’en faire à mon neveu telle part que tu voudras... et quand tu voudras ! »

LÉOPOLD, avec indignation.

Quoi ! madame !...

AMALIE, continuant toujours.

« Si, en ta conscience, tu reconnais qu’il en est devenu digne par son changement de conduite, et par sa docilité aux ordres que tu lui transmettras de ma part... »

LÉOPOLD.

J’entends !... c’est-à-dire, madame, que je serais sous votre tutelle !

AMALIE.

J’ignore, monsieur, si cela se nomme ainsi... tout ce que je sais, c’est que, pour la première fois de ma vie, je résistai aux ordres de votre oncle... Je refusai le legs qu’il voulait me faire !

LÉOPOLD.

C’est bien généreux de votre part !

AMALIE.

Alors il me menaça de tout donner aux hospices.

LÉOPOLD.

C’est aisé à dire !

AMALIE.

Et à prouver, monsieur... Vous n’avez donc pas lu en entier le testament de votre oncle ?...

LÉOPOLD.

Fi donc !... dès les premières lignes !...

AMALIE.

Je conçois... la colère, l’indignation contre moi... et vous avez eu tort... car à la fin vous auriez trouvé ces mots : « Si la fille de mon vieil ami, si Amalie de Moldau persiste à refuser ma fortune, je la lègue aux hospices de Vienne. » Je n’avais donc plus à hésiter dans votre intérêt même !

LÉOPOLD.

Dans mon intérêt !... toujours dans mon intérêt... Et vous croyez que sur la foi d’une prétendue restitution en perspective...

AMALIE.

Éprouvez-en la vérité, monsieur, et puisqu’il vous suffit de réformer votre conduite et d’être raisonnable...

LÉOPOLD.

Oh ! vous savez bien que vous ne risquez rien...

AMALIE.

Ce n’est donc pas de moi, mais de vous, que dépend votre fortune ! Je ne suis que dépositaire ; mettez-moi à même de vous la rendre et je vous en remercierai !...

LÉOPOLD.

Fort bien... de l’ironie, du persiflage !

AMALIE.

Non, monsieur... je parle sérieusement, et pour commencer, comme votre conversion complète pourrait se faire attendre longtemps, je trouve d’ici là convenable et prudent d’assurer au neveu du feld-maréchal de Wurtzbourg une position honorable... comme qui dirait douze ou quinze mille florins par année !

LÉOPOLD, avec indignation.

Moi !... vous oseriez ?...

AMALIE.

Pension qui s’augmentera tous les mois... en proportion de la réforme et de la raison dont il fera preuve !

LÉOPOLD, hors de lui.

Ah ! c’en est trop... subir vos outrages et vos railleries m’était possible... Mais supposer seulement que je puisse accepter vos présents !... présents injurieux qui viennent de mes dépouilles !...

AMALIE.

Alors ce n’est pas accepter... c’est reprendre...

LÉOPOLD.

Il suffit qu’ils aient passé par vos mains pour qu’il y ait honte à les recevoir.

AMALIE.

C’est bien dur, monsieur... mais je sais quels sont mes devoirs... je les remplirai !...

LÉOPOLD.

Moi je connais les miens... et jamais je n’accepterai rien de vous...

AMALIE.

Peut-être vous y forcerai-je !

LÉOPOLD.

Je vous en défie !

AMALIE.

Nous verrons...

LÉOPOLD.

Eh bien, soit !...

 

 

Scène IV

 

AMALIE, LÉOPOLD, FLORETTE

 

FLORETTE.

Ah ! monsieur le comte ! Ah ! madame !

LÉOPOLD.

Qu’est-ce donc ?

FLORETTE.

Je ne peux pas le croire, quoique je l’aie entendu !... J’étais en bas dans le salon lorsque sont arrivés deux hommes habillés de noir, qui m’ont demandé s’il était vrai que monsieur le comte de Wurtzbourg fût en cette auberge... Moi de répondre que oui !... et le premier de s’écrier vivement et sans faire attention à moi : « Hâtons-nous, car une fois à Vienne, nous ne pourrions plus nous en emparer ! – Mais s’il résiste, a répondu l’autre ! – Eh bien ! il y a contrainte par corps... arrêt, jugement exécutoire... et une lois sous les verrous, déshérité ou non, il faudra qu’il paie nos cinquante mille florins de lettres de change... Courez réclamer main-forte, et cernez la maison... moi, je vais faire avancer la voiture. » Et ils sont partis !

LÉOPOLD.

Attenter à ma liberté !... Ah ! quand je devrais assommer tous les huissiers et recors de la ville de Vienne...

AMALIE, froidement.

Cela augmenterait les frais... car un huissier assommé se paie maintenant comme un comte du saint-empire !

LÉOPOLD.

Madame !

AMALIE.

Je ne dis pas que cela vaille autant... mais c’est presque le même prix !...

À Florette.

Ma chère enfant, tâchez de retrouver ce monsieur en noir... priez-le de ne faire ni bruit ni éclat, et de venir me parler ici, en secret... à moi, à moi seule !

FLORETTE, souriant.

Oui, madame.

LÉOPOLD, avec colère.

Quel est votre dessein ?

AMALIE.

D’acquitter toutes vos dettes, car il ne serait pas convenable que le neveu du comte de Wurtzbourg fût conduit en prison.

LÉOPOLD, avec colère.

Et si je préfère y aller ?

AMALIE.

Vous n’en êtes pas le maître.

LÉOPOLD.

Si je le veux ?

AMALIE.

Vous ne le pouvez plus sans ma permission... Et quant à l’avenir, monsieur, si le cœur vous en dit, vous pouvez continuer... J’agirai de même !

LÉOPOLD.

Quoi ! pour toutes mes dettes... vous oseriez...

AMALIE.

Oui, monsieur, je les paierai toutes !

LÉOPOLD, hors de lui.

Mais c’est une horreur !... Je ne pourrai donc plus en faire !...

AMALIE.

Tant mieux ! c’est ce que je veux, et si vous tenez absolument à vous acquitter envers moi... rien de plus facile, avec du temps, de l’ordre et du travail !

LÉOPOLD, hors de lui.

Il ne manquait plus que cela !... M’insulter, m’outrager... et plus encore, me faire de la morale... Ah ! voilà ce qui me met hors de moi !... Mais, grâce au ciel, vous n’en n’êtes pas encore où vous croyez. Je repousse vos dons, et défendrai à mes créanciers de les accepter... car, Dieu merci, je puis me passer de vous et m’adresser à d’autres... Il me reste du crédit... Il me reste des amis... Ah ! maître Conrad !

 

 

Scène V

 

AMALIE, CONRAD, LÉOPOLD

 

LÉOPOLD.

Venez, venez, mon ami... Je n’ai point oublié que ce matin vous m’avez de vous-même, loyalement et généreusement, proposé vingt ou trente mille florins.

CONRAD.

C’est vrai !

LÉOPOLD.

Que j’ai refusés...

CONRAD.

C’est vrai !

LÉOPOLD.

J’accepte maintenant, j’accepte.

CONRAD, effrayé.

Vous ? monsieur le comte !...

LÉOPOLD, à Conrad, regardant Amalie.

Cela ne paiera pas, je le sais, tout ce qu’on exige en ce moment... mais cela, du moins, leur fera prendre patience... permettra, à eux, de m’accorder du temps, et à moi d’éviter une protection qui est une honte et une injure...

Vivement à Conrad.

Donnez... donnez vite...

CONRAD.

Impossible, monsieur le comte... et je vous dirai même, au contraire...

LÉOPOLD, indigné.

Comment !

CONRAD.

Je viens de recevoir à l’instant même une lettre de ma fabrique... nos ouvriers n’ont pas été payés la semaine dernière... ils tiennent à l’être celle-ci... et comme c’est demain samedi...

LÉOPOLD.

Eh bien ?

CONRAD, avec embarras.

Eh bien ! si, sans le gêner, monsieur le comte pouvait me rendre la somme...

LÉOPOLD.

Ô ciel !

CONRAD.

Que je lui ai prêtée depuis trois ans... sans le tourmenter, sans lui en parler... jamais, vous le savez.

LÉOPOLD, avec amertume.

Oui, sans doute !

CONRAD.

Il fallait une occasion comme celle-là... car monsieur le comte sait combien je suis de ses amis.

LÉOPOLD.

Je ne sais ce qui me retient de vous envoyer par la fenêtre rejoindre tous mes autres amis... comme, effrayé. Monsieur le comte !...

AMALIE.

Rassurez-vous, monsieur Conrad, je vais vous donner deux lignes sur mon banquier !

CONRAD.

Est-il possible !

LÉOPOLD, vivement à Conrad.

Monsieur...

CONRAD.

Qu’est-ce que c’est ?...

LÉOPOLD.

Je vous défends d’accepter !

CONRAD.

Que dites-vous ?

LÉOPOLD.

Qu’il est inutile que vous receviez rien de madame !

CONRAD.

Si monsieur le comte aime mieux me payer lui-même...

LÉOPOLD.

Non, pas maintenant... mais sous quelques jours...

CONRAD.

Il est alors bien plus simple de toucher sur-le-champ !

LÉOPOLD.

Non... je vous en supplie... Conrad, mon cher Conrad, si jamais vous avez eu quelque affection pour ma famille, pour moi, et pour ma fortune... n’acceptez pas !

CONRAD.

Allons donc !

LÉOPOLD.

Ne vous laissez pas payer.

CONRAD.

Vous n’y pensez pas...

LÉOPOLD.

Ne voyez-vous pas que pour moi c’est un outrage sanglant, un affront ?...

CONRAD.

Ça m’est égal.

LÉOPOLD.

Ça ne me l’est pas !...

Le prenant au collet.

Et vous ne recevrez pas, monsieur... ou vous ne mourrez que de ma main !...

CONRAD.

Voilà qui est trop fort !... ne rien donner et empêcher de recevoir...

LÉOPOLD, apercevant un jockey qui entre dans ce moment, quitte le collet de Conrad et court au devant de lui.

Ah ! ce sont ses gens... sa livrée... C’est elle !...

LE JOCKEY, lui remettant une lettre.

Oui, monsieur le comte.

Il sort.

LÉOPOLD, à Conrad, qui vient de prendre le billet écrit par Amalie.

Ah ! vous le pouvez maintenant... et je ne tarderai pas à m’acquitter envers tous... car voilà une amie... une amie véritable qui vient à mon aide !

CONRAD.

Est-il possible !...

LÉOPOLD, avec dignité.

Il suffit, monsieur... laissez-moi !

CONRAD.

La fierté revient... Est-ce que les capitaux seraient revenus... N’importe, et quoi qu’on en dise, il n’y a jamais de honte à toucher son argent !... Monsieur le comte, j’ai bien l’honneur de vous saluer.

 

 

Scène VI

 

AMALIE, LÉOPOLD

 

LÉOPOLD, ouvrant la lettre.

Oui ! c’est bien de Fridolina !

AMALIE.

Je ne connais pas ce banquier-là !

LÉOPOLD.

Un banquier... un banquier aux pieds de qui seraient tous les autres !

AMALIE.

Cela ne m’apprend rien !

LÉOPOLD.

Ah ! vous voulez tout savoir !... Eh bien ! madame, dût votre pruderie en rougir... Fridolina est une danseuse de l’opéra de Paris, en congé à Vienne... Ah ! quand on se mêle de tenir les gens en tutelle, de leur faire subir des interrogatoires... on est bien obligé d’écouter... c’est une fille adorable... une grâce, une légèreté... une taille enchanteresse et des poses délicieuses...

AMALIE.

Monsieur !

LÉOPOLD.

Pas prude... pas bégueule... aussi, comprenant fort mal ses intérêts, et ne tenant à la fortune que pour la dépenser... Du reste, d’un dévoument à toute épreuve pour ceux qu’elle aime... et j’ai l’honneur d’être de ce nombre... Qu’avez-vous à dire à cela ?

AMALIE, froidement.

J’ai à dire, monsieur, que vous avez tort d’avoir de pareilles connaissances.

LÉOPOLD.

Une connaissance !... Oh ! mieux encore, une passion !...

AMALIE, souriant.

Qui, comme l’amitié de tout à l’heure, ne survivra point à votre fortune.

LÉOPOLD.

C’est ce qui vous trompe ; et vous allez voir :

Lisant.

« Mon cher Léopold !... »

AMALIE.

Monsieur !

LÉOPOLD.

Je ne peux pas altérer le texte... ni tromper ma tutrice !...

Lisant.

« Mon cher Léopold, on prétend que vous êtes ruiné !... Je ne tiens pas à la fortune... »

À Amalie.

Vous l’entendez !... « car je n’ai jamais été plus riche qu’en ce moment... mais je tiens à un rang, à un titre, à la considération !... »

Continuant sa lecture à voix basse.

Ô ciel ! m’offrir sa fortune et sa main !

AMALIE, souriant.

C’est superbe !

LÉOPOLD, achevant.

« Réponse sur-le-champ. »

AMALIE.

Noble alliance, en effet, pour laquelle il faut se hâter !...

LÉOPOLD, amèrement.

Eh ! mais... la loyauté, la franchise, et surtout le désintéressement, ne me paraissent pas si fort à dédaigner... ils sont si rares !... Et d’ailleurs, ruiné par une femme et enrichi par une autre, il y aurait là une compensation... une justice, le doigt de Dieu !

AMALIE.

Monsieur, vous n’y pensez pas !

LÉOPOLD.

Si, parbleu !j’y pense... et je le répète... c’est un coup du ciel ! S’il y a blâme, ce n’est pas sur moi qu’il tombera, mais sur celle qui m’a forcé et contraint à cette extrémité !... C’est pour me soustraire à la position où elle m’a réduit ; c’est pour soutenir mon rang, ma naissance et mon nom !

AMALIE, vivement.

Que vous allez l’oublier, le déshonorer, nous afficher l’un et l’autre par un pareil scandale !

LÉOPOLD.

Ah ! vous craignez le scandale !... tant mieux. Moi, je l’aime... je le désire... c’est mon élément. Et puisque vous le redoutez... nous en aurons.

AMALIE.

Non, monsieur, car votre oncle m’a ordonné d’empêcher tout ce qui pourrait porter atteinte à l’honneur de son nom... et vous comprenez bien alors que ce mariage ne peut avoir lieu... que je ne puis y donner ni mon approbation, ni mon consentement.

LÉOPOLD.

Votre consentement ! vous !

AMALIE.

Oui, monsieur !

LÉOPOLD, se contenant à peine.

Ah ! parbleu ! voilà qui est amusant... et qui vaut seul et au delà le million que je perds... Il faudra, pour me marier, demander le consentement de madame !

AMALIE.

Oui, monsieur !

LÉOPOLD.

Ou envoyer à ma tutrice des sommations respectueuses !

AMALIE.

Qui seront inutiles tant que je ne vous connaîtrai pas d’autres sentiments.

LÉOPOLD.

Mes sentiments, à moi ! Vous tenez à les connaître, mes sentiments, madame ? C’est que je vous pardonnerais plutôt ma ruine, dont vous êtes cause, que ce ton doctoral, ce sang-froid orgueilleux... cette prétention de morale... ce pédantisme de raison et de vertu, qui, si jamais j’avais eu du goût pour elle, me l’aurait fait prendre en haine pour le reste de mes jours... Mes sentiments ! c’est qu’avant de vous connaître je ne vous aimais pas... au contraire, et je l’ai prouvé en refusant votre main... mais à présent, ce n’est plus de l’indifférence, c’est de la rage... c’est de la fureur !... Je vous déteste ! je vous abhorre ! voilà mes sentiments, madame... Et vous m’aurez fait connaître la constance... car je vous réponds que pour vous ils ne changeront jamais.

AMALIE, froidement.

Monsieur, il n’a jamais été dit dans le testament que vous seriez forcé de m’aimer... mais seulement que vous vous conduiriez d’une manière digne de votre noble famille... Je ne vous prierai donc pas en mon nom de renoncer à vos projets de mariage... ce serait une raison pour vous y engager... mais au nom de celui qui m’a confié le soin de votre honneur et de votre gloire... au nom de votre oncle, je vous dirai : je vous le défends !

LÉOPOLD.

Vous me le défendez, vous, madame !...

AMALIE.

Moi ?

LÉOPOLD.

Parbleu ! si j’avais pu hésiter... voilà qui m’eut décidé... Et à l’instant même, je réponds à la Fridolina, que j’accepte... avec amour, avec estime... avec enthousiasme !... et nous verrons, madame, comment vous vous y prendrez pour former opposition...

Il se met à table à droite, et écrit avec colère en tournant le dos à Amalie.

 

 

Scène VII

 

AMALIE, FLORETTE, amenant par la porte du fond un homme habillé de noir, LÉOPOLD, à droite, écrivant

 

FLORETTE, au fond, à l’homme vêtu de noir.

Tenez, monsieur, voilà cette dame qui désire vous parler pour tout arranger...

L’homme en noir s’approche d’Amalie qui cause avec lui à voix basse, et a l’air de lui donner des instructions et des ordres. L’homme en noir salue respectueusement et se retire.

LÉOPOLD, qui pendant ce temps a écrit, continue en tournant le dos à Amalie.

Ah ! vous me le défendez !... Enchanté alors de désobéir à mon précepteur !...

Écrivant.

« Ma chère Fridolina, je connais tes vertus... »

S’arrêtant.

et je ne suis pas le seul !... et j’aime mieux t’épouser que d’épouser une de ces prudes hypocrites, qui, sous un beau semblant de sagesse, cachent les calculs les plus intéressés... Tu n’as pas hésité... »

À part.

C’est-à-dire, si, elle hésite entre moi et milord... et, s’il lui offrait sa main, je ne suis pas bien sûr que...

Vivement.

Raison de plus pour le prévenir !...

Écrivant en regardant Amalie.

« Je t’offre ma main et mon rang, et je n’y mets qu’une seule condition... c’est que notre mariage aura lieu demain à Vienne, en grande pompe, dans la cathédrale... et que  feras afficher dès le matin même, à tous les coins de la ville : Ce soir, la Gypsy, pour les représentations de madame la comtesse de Wurtzbourg, qui dansera la Cracovienne ! »

AMALIE.

C’est de la démence, monsieur, et vous perdez la raison.

LÉOPOLD.

Pour elle, vous l’avez dit... Et je cours à l’instant même porter cette lettre !

 

 

Scène VIII

 

AMALIE, LÉOPOLD, UN HUISSIER

 

L’HUISSIER.

Vous n’irez pas plus loin, monsieur le comte, je vous arrête.

LÉOPOLD.

Moi !

L’HUISSIER.

Pas de bruit ! pas d’éclat... Il y a jugement et nous avons main-forte !... La maison est cernée... et monsieur le comte fera mieux de nous suivre sans résistance !

LÉOPOLD.

Vous ! mes créanciers !...

L’HUISSIER.

Non, nous n’avons plus cet honneur... Nous sommes payés... ou du moins nous avons caution suffisante, grâce à la personne a qui nous avons cédé nos créances et nos droits.

LÉOPOLD.

Et c’est ?...

L’HUISSIER.

Madame la chanoinesse Amalie de Moldau !

LÉOPOLD.

Ah ! il ne manquait plus que cette infamie... Après m’avoir ravi ma fortune... me ravir la liberté... oser m’arrêter.

AMALIE.

Non, monsieur ! mais arrêter votre mariage avec la Fridolina !... Je vous en avais prévenu... et comme on ne se marie pas en prison...

LÉOPOLD.

C’est possible !... mais quand j’en sortirai...

AMALIE.

Vous l’aurez oubliée !...

LÉOPOLD.

Jamais !

AMALIE.

Alors, je compte sur elle...

Elle fait un geste à l’huissier.

L’HUISSIER, s’approchant respectueusement de Léopold.

Monsieur, je suis à vos ordres !

LÉOPOLD.

Je ne partirai pas du moins sans, publier votre conduite... et sans vous couvrir aux yeux de tous de la honte et du ridicule...

AMALIE.

Que vous aurez commencé par jeter sur vous !... Si vous m’en croyez, monsieur, vous garderez sur cette retraite forcée un silence que, de mon côté, je jure de ne pas trahir !

L’HUISSIER.

Allons ! partons !

 

 

Scène IX

 

AMALIE, LÉOPOLD, L’HUISSIER, CONRAD, FLORETTE

 

CONRAD.

Eh ! mon Dieu ! qu’y a-t-il donc ?

FLORETTE.

Que s’est-il passé ?

AMALIE.

Un événement fort heureux pour monsieur le comte. Toutes ses dettes sont payées !

L’HUISSIER.

C’est vrai.

AMALIE.

Et de plus, il part en ce moment.

LÉOPOLD, avec colère.

Madame !...

AMALIE.

Pour une mission importante... qui le retiendra quelque temps éloigné... mais qui assurera, je l’espère, son avenir et sa fortune.

CONRAD.

Je vous prie, monsieur le comte, d’en recevoir mes compliments !

FLORETTE.

Et moi aussi.

CONRAD.

Et si jamais, par la suite, la maison Conrad et Cie, pouvait vous être utile...

LÉOPOLD, avec colère.

Monsieur...

CONRAD, à demi-voix.

Vous voyez bien que j’avais raison de vous dire : Écoutez-la !...

FLORETTE.

Est-ce un arrangement ?

CONRAD.

Ou un mariage ?...

LÉOPOLD, à part.

Ah ! on ne meurt pas de rage, puisque j’existe encore...

À l’huissier.

Monsieur, monsieur, partons !...

Il s’éloigne par la porte du fond, suivi de l’huissier.

FLORETTE.

Est-il pressé !

CONRAD.

Est-il heureux !

 

 

ACTE III

 

Un salon d’un riche château.

 

 

Scène première

 

CONRAD, FLORETTE

 

CONRAD.

Dis-moi seulement ce que tu as...

FLORETTE.

Je n’ai rien.

CONRAD.

Est-ce que tu n’es pas contente de notre voyage dans la vallée de Mur, la plus belle de la Styrie ?... Des montagnes, des rochers, des mines de plomb et de fer qui valent des mines d’or.

FLORETTE.

C’est possible ; je n’ai pas regardé.

CONRAD.

Comment ! je me détourne de mon chemin, moi qui suis pressé, parce que mademoiselle veut aller faire ses dévotions à Mariazell, le plus célèbre pèlerinage du pays, la Notre-Dame-de-Lorette de l’Autriche ; et à peine ai-je eu le temps de regarder la madone qui est en argent, sur un autel d’argent, entouré d’une grille d’argent, et qui mérite bien qu’on s’y arrête... moi d’abord, j’y serais resté toute la journée... mademoiselle prend mon bras... m’entraîne hors de l’église et ne me dit plus rien, ne voit plus rien tout le long de la route... Est-ce aimable !

FLORETTE.

Je pensais à autre chose.

CONRAD.

À quoi ?

FLORETTE.

À votre procès.

CONRAD.

Voilà du nouveau ! Un procès que je soutiens pour mes actionnaires et qui m’est bien indifférent... Directeur de l’affaire, je joue sur le velours...

Se frottant les mains.

Je n’ai plus d’actions... pas une...

FLORETTE.

C’est donc ça que, depuis deux ans, vous avez fait une si belle fortune ?

CONRAD.

Tu l’as dit, et je n’ai plus rien à désirer, qu’un bon mari pour ma fille, et pour moi, quelque titre, quelques honneurs.

FLORETTE.

Vous ?... mon père !...

CONRAD.

Pourquoi pas comme tant d’autres qui ne l’ont pas si bien mérité ? Sais-tu bien qu’en commençant je n’avais rien... pas un florin... et que maintenant j’en ai cinq cent mille ? Il me semble alors qu’on me doit bien quelque récompense.

FLORETTE.

Pour la fortune que vous avez faite !...

CONRAD.

Sans contredit... Une récompense nationale !...

Regardant autour de lui.

Et voici le château qu’on nous dispute... le plus beau de la province de Bruck, et de toute la Styrie... Il dépend de la succession du comte de Wurtzbourg.

FLORETTE.

Une habitation de prince.

CONRAD.

Nous en ferons une filature... si nous gagnons ; ce qui est douteux... Car l’héritière, la légataire universelle, mademoiselle Amalie de Moldau, se défend contre nous, et se défend bien... Aussi, et pour qu’on n’eût rien à me reprocher, je m’étais adressé au premier avocat de Vienne, maître Kuntzmann, qui n’a pu venir avec nous... Il plaide cette semaine une affaire importante. Mais il m’enverra, pour examiner les lieux et les titres, un jeune homme de talent qui travaille chez lui et sous sa direction. En attendant, comme on dit, on dîne ensemble et on plaide, et nous venons d’être accueillis à merveille, toi surtout, par mademoiselle Amalie de Moldau, notre adversaire.

FLORETTE.

Qui a poussé l’obligeance et la bonté jusqu’à nous offrir, à nous voyageurs, un logement dans son château.

CONRAD.

Son château ! son château !... le nôtre ; ce qui n’est pas encore décidé.

FLORETTE, regardant par la fenêtre à droite.

Et c’est si beau, si bien situé ; cette vue qui s’étend sur la vallée et sur le village...

Poussant un cri.

Ah ! mon Dieu !... c’est lui, c’est encore lui !

CONRAD.

Eh ! qui donc ?

FLORETTE.

La seconde fois que je le rencontre aujourd’hui... Mais cette fois c’est bien pis encore ! il était avec une jeune fille... très jeune, très jolie... j’en suis sûre.

CONRAD.

Qui donc ?

FLORETTE.

Et ce que vous n’auriez jamais cru de lui, ni moi non plus... car c’est d’une inconvenance, ça n’a pas de nom... Lui si réservé, si timide, il l’embrassait... dans une allée du parc... Je l’ai vu de cette fenêtre... je l’ai vu, je viens de le voir !...

CONRAD, avec impatience.

Qui donc ?

FLORETTE.

Julien !

CONRAD.

Mon ancien contremaître, qui depuis deux ans m’a quitté pour voyager !...

FLORETTE.

Si c’est ainsi que les voyages forment la jeunesse... Et moi, que vous accusiez de le regretter, de penser à lui, de l’aimer même... L’aimer !

CONRAD.

Dame !... tu refusais tous les partis que je te présentais.

FLORETTE.

Moi ?...

CONRAD.

Tandis que lui... Ce que tu me dis là ne m’étonne pas... Il est de ce village... Il y est né, et doit d’ici à trois ou quatre jours, à ce qu’on prétend, épouser une jeune fille du pays... celle que probablement tu venais de voir... Ainsi, rassure-toi... Il n’y a pas autant de mal que tu croyais.

FLORETTE.

Pas autant !... Bien plus encore...

CONRAD.

Et en quoi ?

FLORETTE.

En quoi... en quoi ?... C’est qu’il me semble que ce mariage, il devait nous en faire part... vous, chez qui il a été élevé... Loin de là... ce matin à Mariazell... au moment où je m’approchais de la chapelle d’argent... J’aperçois monsieur Julien que je n’avais pas vu depuis un an, et qui priait tout pâle, comme quelqu’un qui a peur !

CONRAD.

Quand on va se marier... c’est tout naturel !

FLORETTE.

Ce qui ne l’est pas... c’est qu’en me voyant, il pousse un cri... se lève et s’enfuit... au lieu de venir à moi, de me demander de mes nouvelles... des vôtres surtout... vous qui pendant ce temps-là étiez tranquillement à regarder les bas-reliefs de la chapelle... Voilà ce que je ne lui pardonnerai jamais ; voilà ce qui m’a mise de si mauvaise humeur durant toute la route... Mais pour le reste, peu m’importe, je ne lui en parlerai même pas... car j’espère bien ne plus le voir, ni le rencontrer ; C’est-à-dire, si !... je le désire... ne fût-ce que pour faire comme lui, et l’éviter.

CONRAD.

À la bonne heure !

FLORETTE.

Par exemple ! Et pour vous prouver l’injustice de vos idées... je veux être mariée sur-le-champ.

CONRAD.

Voilà qui est parler, et des notre retour à Vienne...

FLORETTE.

Non pas ! ici même, aujourd’hui, tout de suite !... pour qu’il en soit témoin... et mariée avant lui, parce qu’il croirait peut-être que c’est par désespoir.

CONRAD.

C’est juste, et comme nous avons deux ou trois partis à notre disposition...

FLORETTE.

C’est bien...

CONRAD.

Veux-tu le conseiller aulique ?

FLORETTE.

Oui.

CONRAD.

Aimes-tu mieux Barnek, le négociant ?

FLORETTE.

Oui.

CONRAD.

Ou Gœlman, le banquier ?

FLORETTE.

Oui.

CONRAD.

Oui ! oui !... Tu ne peux cependant pas les épouser tous les trois...

FLORETTE.

Peu m’importe ! Choisissez vous-même ce qu’il y aura de mieux, de plus brillant, pour que Julien en meure de dépit ! Ah ! s’il y avait moyen d’être comtesse ou duchesse, ou d’épouser quelque prince de la famille royale...

CONRAD.

Il ne s’en présente pas, et je n’en ai pas à t’offrir... mais alors, prends toujours le banquier.

FLORETTE.

Non ! c’est trop peu de chose !...

CONRAD.

Le négociant...

FLORETTE.

Encore moins...

CONRAD.

Alors nous retombons nécessairement sur le conseiller aulique.

FLORETTE.

Qui vous voudrez !... excepté celui-là que je déteste.

CONRAD.

À merveille... Nous voici revenus au même point.

 

 

Scène II

 

FLORETTE, CONRAD, LÉOPOLD

 

FLORETTE, regardant à la parle du fond.

Eh ! mais, que vois-je ?... Cet homme en noir...

CONRAD.

Le jurisconsulte que nous attendons.

FLORETTE, courant à lui.

Eh ! non, c’est monsieur Léopold...

CONRAD.

Monsieur le comte Léopold de Wurtzbourg, que nous prenions pour un avocat.

LÉOPOLD.

L’un n’empêche pas l’autre.

CONRAD.

C’est juste ! on exige cela maintenant de tous nos diplomates !... Et la haute mission dont vous étiez chargé ?...

LÉOPOLD.

Cette mission... a duré plus de trois mois !... Depuis, je me suis adressé à maître Kuntzmann, le premier avocat de Vienne, chez qui je travaille et j’étudie. Il m’avait confié quelques causes dont il paraît que je ne m’étais pas trop mal tiré... et en apprenant qu’il ne pouvait plaider pour vous contre Amalie de Moldau, je l’ai supplié de me charger de cette affaire, où je vous promets, sinon du talent, au moins des soins et un zèle à toute épreuve...

CONRAD.

Croyez-vous que nous gagnerons ?

LÉOPOLD.

Ah ! je voudrais pour tout au monde vous répondre du succès... mais...

CONRAD, secouant la tête.

La cause est douteuse ?

LÉOPOLD.

Comme vous dites !

CONRAD.

Je le sais bien... ainsi que nos actionnaires ! Et le plus effrayant, c’est que la chanoinesse, notre adverse partie, a du crédit, et surtout une réputation de probité et de désintéressement !

LÉOPOLD, avec impatience.

C’est inconcevable !... dans le monde, où pour cela je ne vais plus, chacun l’estime et la vante...

CONRAD.

On fait même courir le bruit qu’elle vous a rendu une partie de vos biens...

LÉOPOLD, cherchant à modérer sa colère.

Ah ! voilà qui m’indigne ! voilà où éclatent sa perfidie et son astuce ! Elle a voulu par là m’empêcher de réclamer et de me plaindre... aussi je me tais, vous le voyez ! personne n’a entendu de moi un murmure ! mais il me tarde de dévoiler sa conduite et d’arracher aux yeux de tous le masque hypocrite dont elle se couvre !

CONRAD.

Je vous y aiderai.

LÉOPOLD, vivement.

En vérité ?

CONRAD.

Vous savez qu’à Vienne tout le monde lui faisait la cour ! et que ses adorateurs...

LÉOPOLD.

Je les ai vus !... je les ai comptés... C’est tout simple, elle est si riche... et de tous ces fats qui l’entourent...

CONRAD.

Nul jusqu’ici n’avait su lui plaire ! Froide et impassible en apparence, elle n’avait donné prise ni au plus léger soupçon, ni à la plus innocente médisance... mais il paraît (ce qui pourrait nous servir), il paraît certain...

À demi-voix.

qu’elle a un amant !

LÉOPOLD, vivement.

Ce n’est pas vrai !...

CONRAD, stupéfait.

Comment !... vous la défendez ?

LÉOPOLD.

Moi !... m’en préserve le ciel ! Vous savez si je la hais, si je la déteste, et du premier jour que je l’ai vue, c’était, vous en avez été témoin, une répulsion, une antipathie qui n’a fait qu’augmenter !... Mais la haine ne me rend pas injuste ! Qu’elle soit fausse, avide, intéressée ! j’en conviens... et d’un pédantisme, d’un orgueil à vous rendre furieux... Je le reconnais, je l’accorde !... Mais pour son honneur, pour sa vertu, c’est différent ; il n’y a rien à dire : je ne l’ai pas perdue de vue un instant, et, de ce côté-là, du moins, il faut la respecter !

CONRAD.

Vous aussi !... qui êtes dupe !...

LÉOPOLD.

Moi ! comment cela ?

CONRAD.

Le comte de Walstein, Chambellan de l’empereur, lui a offert sa main qu’elle a refusée, en lui avouant qu’elle aimait quelqu’un !...

LÉOPOLD, s’efforçant de sourire, avec ironie.

Ah ! elle aime quelqu’un... elle en convient !... Il est parbleu bien heureux, et je lui en ferai compliment dès que je le connaîtrai !

CONRAD.

Attendez !... le colonel Kalkreuz, un de nos actionnaires, qui est intéressé à la perdre, nous a assuré que le préféré était le baron de Bubna.

LÉOPOLD.

Ce riche seigneur !...

CONRAD.

Lui-même !

LÉOPOLD.

En effet !... elle allait souvent... dans son hôtel... j’y ai vu sa voiture arrêtée.

CONRAD.

Et le jour...

À voix basse.

et la nuit !...

LÉOPOLD.

Ah ! si vous pouvez me prouver cela...

CONRAD.

Eh bien !... que ferez-vous ?

LÉOPOLD.

Je vous regarderai comme le meilleur, le plus fidèle des amis... À vous mon amitié, mon dévouement, ma reconnaissance.

CONRAD.

Soyez tranquille ! aujourd’hui même j’aurai une lettre et les preuves promises, preuves certaines, irrécusables, dont vous pourrez faire adroitement usage dans votre plaidoyer, et détruire par là cette réputation à la faveur de laquelle elle gagnerait un procès qu’elle doit perdre ! Car enfin, elle a beau alléguer...

LÉOPOLD.

C’est bien ; ce sont d’abord les titres qu’il faut examiner !

CONRAD.

Je les ai avec moi dans ma voiture... Je cours vous les chercher...

À Léopold, qui veut le suivre.

Non, non, restez, mon cher avocat, je veux dire, monsieur le comte !...

 

 

Scène III

 

FLORETTE, LÉOPOLD

 

FLORETTE, qui, pendant la scène précédente, s’est assise près de la table et s’est mise à travailler à l’aiguille, se lève en ce moment et regarde Léopold.

Je ne pourrai jamais m’habituer à cette idée... un grand seigneur devenu avocat !

LÉOPOLD.

Et pourquoi donc ? Ne faut-il pas vivre ?

FLORETTE.

Vous, monseigneur, qui êtes chargé de missions importantes !...

LÉOPOLD, avec impatience.

Ah ! n’en parlons plus, de grâce !

FLORETTE.

Et pourquoi donc ?...

LÉOPOLD, à demi-voix, avec une colère concentrée.

Vous ne savez pas que cette mission était une prison qui, par l’ordre d’Amalie de Moldau, se referma sur moi ! Vous ne savez as que pendant près de trois mois, j’y demeurai seul, sans autre compagnie que des in-folios poudreux, des livres de droit, d’histoire, de morale, de philosophie, tous plus assommants ou plus inutiles les uns que les autres, mais qu’il me fallut dévorer, sous peine de périr d’ennui... Et dans ma haine je voulais vivre, vivre pour me venger ! Enfin, au bout de trois mois, soit lassitude, soit caprice, ou ce qui m’indigne le plus, soit pitié... mes fers se sont brisés... je me suis trouvé libre et sans ressources.

FLORETTE.

Sans ressources !

LÉOPOLD.

Ah ! pis encore, car je n’avais que celle de la honte !... Tous les mois, comme pour me tenter, on me faisait remettre les arrérages d’une pension que j’ai repoussée... Oui, je n’ai pas voulu lui donner la joie de m’avilir... Oui, quand j’aurais dû mourir de misère et de faim auprès de son or, je jurai de n’y point toucher et je tiens parole. Mais, pour cela, il fallait se suffire à soi-même, et je travaillai sans relâche, je travaillai nuit et jour.

FLORETTE.

Avec plaisir ?...

LÉOPOLD.

Non... avec rage ! Le peu d’études que j’avais achevées ou plutôt commencées dans la prison, me permit de m’adresser à un jurisconsulte célèbre, qui daigna m’occuper près de lui et sous ses ordres !... Quelle joie, quel orgueil j’éprouvai au premier argent gagné par moi ! Comme je le contemplais avec bonheur et avec avarice ! Combien il me parut plus précieux que ces monceaux d’or acquis autrefois sans peine et dissipé sans plaisir... Et puis c’était un acheminement à ma vengeance ! Car pour rendre à cette femme affront pour affront, pour dévoiler ses secrets et ses amours, pour avoir enfin le droit de l’emporter sur elle et de l’humilier à mon tour, il faut d’abord m’acquitter ; il faut me délivrer de ce fardeau qui me pèse à présent plus que jamais : ces soixante à quatre-vingt mille florins qu’elle m’a fait l’injure de payer pour moi !

FLORETTE.

Vous n’y pensez pas !

LÉOPOLD.

Moi !... Je ne passe pas un jour ni une nuit sans y penser ; et, dans cette prison où j’étais malade de fatigue, de travail et de colère, au moment où j’allais succomber, il me suffisait de prononcer son nom... pour sentir renaître ma fureur et mes forces... Aussi... aussi, fasse le ciel que je rencontre un riche beau-père, et une dot qui me permette de payer mon ennemie mortelle ! Alors, et dès que je serai libre de me venger d’elle et de son amant... malheur à elle ! malheur à eux !

FLORETTE.

Quoi ! c’est là votre idée, votre projet ?...

LÉOPOLD.

Certainement ! Il est si doux de punir qui nous outrage.

FLORETTE.

À qui le dites-vous ?...

S’approchant de lui.

Et quoique avocat, vous êtes toujours le comte de Wurtzbourg ?

LÉOPOLD.

Oui, vraiment !

FLORETTE.

Votre femme serait madame la comtesse et trait à la cour ?

LÉOPOLD.

Sans doute.

FLORETTE.

Aurait des armes et un blason sur sa voiture ?

LÉOPOLD.

Sans contredit...

FLORETTE, à part.

Ah ! Julien les verra !...

Haut.

Eh bien ! monsieur le comte, je connais une personne qui aura trois ou quatre cent mille florins de dot... et qui tient à se marier tout de suite, tout de suite, tout de suite.

LÉOPOLD, vivement.

En vérité ?... Est-elle bien ?...

FLORETTE, froidement.

Très bien ! Je vous la propose...

LÉOPOLD.

Et moi, j’accepte.

FLORETTE.

Sur-le-champ ?

LÉOPOLD.

Sur-le-champ !

FLORETTE.

Comment ! sans la connaître ?

LÉOPOLD.

Du moment que vous en répondez...

FLORETTE.

Oh ! pour ce qui est de ça...

LÉOPOLD.

Je dois cependant vous prévenir et vous avouer avec franchise que je ne l’aimerai peut-être pas...

FLORETTE.

C’est trop juste ; elle ne vous aimera pas non plus !

LÉOPOLD.

Très bien ! Qu’il est même possible que...

FLORETTE.

Et elle aussi.

LÉOPOLD.

Car je ne l’épouserai que par dépit, par colère...

FLORETTE.

Ah ! je conçois bien cela !

LÉOPOLD.

Et comme moyen de me venger.

FLORETTE.

Justement ! Un mariage par vengeance ! c’est ce qu’il faut à la jeune personne !

LÉOPOLD.

À merveille ! et dès que vous m’aurez présenté...

FLORETTE, vivement.

Ça vous convient donc ?

LÉOPOLD.

Certainement !

FLORETTE.

Et à moi aussi !... Il est des personnes à qui je suis trop heureuse de prouver qu’on peut se passer d’elles...

LÉOPOLD, étonné.

Comment, mademoiselle... c’est vous ?

FLORETTE.

Oui, monsieur le comte. Cela vous fait-il de la peine ?

LÉOPOLD.

Non, sans doute...

FLORETTE.

Eh bien ! alors...

LÉOPOLD.

Mais votre père...

FLORETTE.

Tiens, c’est vrai !

LÉOPOLD.

Dont je connais le caractère...

FLORETTE.

C’est juste !

LÉOPOLD.

Ne voudra jamais...

FLORETTE.

Je n’y avais pas pensée... Ah ! le voilà !

 

 

Scène IV

 

FLORETTE, LÉOPOLD, CONRAD

 

CONRAD, entrant vivement.

Ah ! mon cher avocat... je veux dire monsieur le comte... je suis dans la stupéfaction... le ravissement... l’attendrissement...

FLORETTE.

Est-ce que par hasard vous auriez deviné ?

CONRAD.

Quoi donc ?

FLORETTE.

Que je suis enfin décidé à me marier !

CONRAD, avec joie.

Tu épouses le conseiller aulique, tu deviens conseillère !

FLORETTE.

Mieux que cela... je vous apporte un titre et un rang... à condition que vous consentirez sur-le-champ... car nous sommes pressés.

LÉOPOLD, à demi-voix.

C’est-à-dire...

FLORETTE, de même.

Oui.

Haut.

Nous nous aimons... moi et monsieur le comte...

CONRAD, poussant un cri.

Est-il possible !...

FLORETTE.

Et si vous voulez...

CONRAD, vivement.

Touchez là !

LÉOPOLD, étonné.

Comment ?...

CONRAD.

Touchez là, vous dis-je... mon gendre... mon cher gendre...

LÉOPOLD.

Vous savez cependant que je n’ai rien.

CONRAD.

Ça m’est égal... Le bonheur de mon enfant...

LÉOPOLD.

Rien absolument qu’un peu de talent et de courage pour toute fortune.

CONRAD.

En fait de fortune, monsieur, celle que vous avez me suffit... Eh ! oui, vraiment, faites le mystérieux avec eux tous... c’est votre idée, ça vous convient... mais à moi, vous pouvez tout avouer. car je viens de tout apprendre... Quoique déshérité en partie, je connais maintenant vos arrangements avec madame de Moldau.

LÉOPOLD.

Que voulez-vous dire ?

CONRAD.

Ces superbes forêts qui couronnent la montagne, ces terres si bien cultivées, ces vastes étangs, ces usines, ces fabriques, excitaient mon admiration ; je demandai avec un sentiment d’envie à plusieurs ouvriers ou paysans... quel en était le propriétaire... et tous m’ont répondu : Le neveu du général, le comte Léopold de Wurtzbourg.

FLORETTE, poussant un cri de joie.

Est-il possible !...

LÉOPOLD.

Quoi ! monsieur, ils vous ont dit que c’était...

CONRAD.

Un jeune seigneur, un original... un savant qui, depuis deux ans, n’est pas venu une fois visiter ses domaines... attendu qu’il reste à Vienne, chez un vieil avocat, à étudier le droit et la législation pour être un jour ministre ou ambassadeur.

LÉOPOLD, voulant l’interrompre.

Monsieur !...

FLORETTE, à Léopold.

C’est bien cela...

CONRAD, continuant.

Mais, du reste, et malgré son absence, m’ont-ils dit, jamais ses domaines n’ont été mieux administrés, jamais le pays n’a été plus riche. De là-bas, et malgré ses travaux, il a le temps de s’occuper de tout... Il a un intendant qui nous transmet ses ordres ; et grâce à ses immenses revenus qu’il amasse depuis deux ans, et dont il n’a pas touché un florin, nous avons une route superbe... nous avons une école, un hospice, une salle d’asile...

LÉOPOLD, avec colère.

Ce n’est pas vrai !... et nous verrons !

CONRAD, criant.

Je l’ai vu de mes propres yeux... sur la grande place du village... un édifice superbe, et votre nom qu’ils y ont écrit en lettres d’or : Hospice Léopold.

LÉOPOLD, avec impatience.

Eh ! monsieur, quand je vous répète...

CONRAD.

Que vous ne le saviez pas. Je le crois bien ! ils ne vous l’ont pas dit. Mais cela est ; et dès qu’ils ont appris par moi que monsieur le comte de Wurtzbourg... leur digue et noble seigneur, était ici incognito... ils ont couru s’entendre et s’organiser, et les voilà qui se disposent à venir, les notables du village en tête, les jeunes filles avec des bouquets, les hourras, les bravos, les vivats et une musique superbe... car ici ils sont tous musiciens... Vous allez entendre un fameux tapage...

FLORETTE.

Ah ! que je suis contente ! Julien l’entendra.

LÉOPOLD, furieux.

Une pareille scène... une pareille mystification... c’en est trop... Courez, monsieur, courez tout décommander... Et s’il est ici des gens qui n’ont pas craint de me prendre pour le but d’une raillerie aussi sanglante et d’un outrage...

CONRAD.

Vous voulez dire d’un triomphe.

LÉOPOLD.

Mais courez donc, vous dis-je, ou je pars à l’instant !

CONRAD.

En vérité, il n’y a pas exemple d’une pareille modestie.

LÉOPOLD.

Eh bien ! me comprenez-vous ?

CONRAD.

Non, mon gendre... mais, c’est égal... j’y cours, je vous obéis, mon gendre... Car vous êtes mon gendre... je vous ai unis, et cela tient toujours... Viens, ma fille.

FLORETTE.

Oui, allons parler de ce mariage... Moi d’abord, je vais en parler a tout le monde pour que Julien l’apprenne !...

Conrad et Florette sortent par la porte du fond.

 

 

Scène V

 

LÉOPOLD, seul

 

Ah ! c’est trop se jouer de moi ! et je saurai de quel droit on se permet, a mes dépens, une raillerie aussi injurieuse, aussi humiliante... Courons chez elle... Ah ! si elle avait un frère, un mari ! Si seulement, et comme on me le faisait espérer tout à l’heure... elle avait un amant !... Mais, non ; tout est contre moi, et je ne suis pas même assez heureux pour cela ! La voici... et il faut se calmer, se modérer !...

 

 

Scène VI

 

AMALIE, LÉOPOLD

 

AMALIE, tenant à la main une liasse de papiers qu’elle dépose sur la table.

J’apprends à l’instant même, monsieur le comte, votre arrivée en ce château.

LÉOPOLD.

Non comme votre hôte, madame, mais comme votre adversaire... Je venais, avocat de la société Conrad, faire valoir contre vous des droits et des intérêts qui me sont confiés.

AMALIE.

J’ai appris avec joie, monsieur, vos travaux et vos succès dans la carrière du barreau... La cause importante dont vous êtes chargé prouve assez quelle est déjà votre réputation ; et si les termes où nous en sommes m’avaient permis de vous prendre pour avocat...

LÉOPOLD, avec colère.

Madame !

AMALIE.

C’est à vous-même que j’aurais confié le soin d’une cause qui vous intéresse plus que personne, car ce sont les droits de votre oncle... (les vôtres bientôt !) que je défends avec raison et que vous attaquez à tort.

LÉOPOLD.

Nos juges en décideront. Mais avant de parler pour mes clients, j’ai à vous demander une explication qui m’est toute personnelle.

AMALIE.

Et laquelle ?... Je suis prête à répondre.

LÉOPOLD.

Je ne vous dirai rien du passé et de ces trois mois de captivité...

AMALIE.

Qu’il n’a pas été en mon pouvoir d’abréger...

LÉOPOLD.

Si vous pouviez me prouver cela !

AMALIE.

D’un seul mot : vous m’aviez juré d’épouser la Fridolina à votre sortie de prison, et je n’ai pu vous rendre la liberté que le jour où elle engageait à jamais la sienne à lord Cokeville.

LÉOPOLD, vivement.

Mariée !...

AMALIE.

Depuis près d’un an. Dans ce moment, elle plaide en séparation, et je suis étonnée qu’elle ne vous ait pas choisi pour son défenseur, vous, monsieur...

LÉOPOLD.

Trêve de railleries, madame... non que celle-ci puisse m’offenser ; mais il en est d’autres plus amères et plus sanglantes dont j’ai à vous demander compte. Que vous, vous soyez enrichie de mes dépouilles, j’y consens, je vous les abandonne ; mais dans ce pays, dans ce domaine, vous servir de mon nom pour m’humilier et me tourner en ridicule aux yeux de vos vassaux qui devraient être les miens ; mais ajouter à ma ruine la plaisanterie et l’insulte...

AMALIE.

En quoi donc, monsieur, ai-je mérité un tel reproche ? Est-ce une plaisanterie si coupable que d’employer vos revenus à doubler la valeur de vos domaines ? Est-ce vous insulter que de vous faire aimer de vos vassaux, de vous faire bénir par le pauvre et l’ouvrier, d’attacher votre nom à des établissements utiles qui sont votre ouvrage ?

LÉOPOLD.

Oui, si tout cela était vrai !

AMALIE.

Et qui vous dit que cela ne l’est pas ? De tous vos torts, monsieur, le plus grand est de n’avoir jamais voulu me croire, quand je vous disais que, dépositaire de votre fortune, j’étais obligée de la garder tant qu’elle courait des dangers entre vos mains, et disposée à vous la rendre dès que vous en seriez digne.

LÉOPOLD, avec impatience.

Mais, madame...

AMALIE.

Ah ! laissez-moi parler à mon tour ! Quand je vous ai vu prêt à dissiper cette fortune ou à flétrir votre nom par une union honteuse, moi, gardienne de vos biens et de votre honneur ; moi, votre tutrice, comme vous daignez m’appeler, je devais faire interdire un pupille plus insensé que coupable, et ne pouvant, pour y réussir, m’adresser aux magistrats, je me suis adressée à vos créanciers qui m’en ont donné le droit et les moyens.

LÉOPOLD.

Ah ! ne me rappelez pas ce temps, qui ranimerait toute ma colère.

AMALIE.

Rappelons-le, au contraire, pour vous réhabiliter à vos propres yeux. Oui, monsieur, en voyant avec quelle fierté vous repoussiez des dons que vous croyiez injurieux, avec quel courage vous luttiez contre le malheur et la détresse, avec quelle persévérance vous vous obstiniez à ne rien devoir qu’à vous-même et à votre travail... j’ai senti que j’avais eu raison de ne pas désespérer de votre avenir, et dès ce moment déjà je vous avais rendu toute mon estime...

Mouvement de Léopold.

Ne vous fâcher pas, monsieur, cela ne vous oblige à rien... pas même à la réciprocité... Mais pendant ce temps, ignorant votre captivité, et ne voyant que vos bienfaits, vos vassaux devaient tout naturellement vous aimer et vous bénir... Il n’y a là ni insulte ni raillerie ! Et maintenant qu’éclairé par l’expérience et par le malheur, vous connaissez le prix du temps et de l’étude et l’usage de cet or que l’on dépense toujours sagement quand on le gagne avec peine... maintenant que vous avez reconquis l’estime de tous, et surtout de vous-même, et que personne, excepté moi peut-être, n’a de reproches à vous faire, votre oncle, s’il vivait, vous trouvant enfin digne de votre nom et de vos aïeux, oublierait vos torts et serait content de vous... Je dois faire comme lui... Dès ce moment, mes fonctions cessent !...

LÉOPOLD, interdit.

Que voulez-vous dire ?

AMALIE, souriant.

Par exemple, vous vous chargerez du procès contre la compagnie Conrad dont vous êtes l’avocat, et plaidant à la fois pour les deux parties... il y aura bien du malheur si vous ne vous entendez pas !

LÉOPOLD, hésitant encore.

Ah !... vous m’abusez, vous raillez encore !

AMALIE.

Puisqu’il vous faut des pièces à l’appui, voici mes comptes de tutelle que je vous apportais, et que je vous prie d’examiner... le temps seulement de les mettre en ordre...

Elle va prendre les papiers qu’elle a déposés sur la table à gauche.

 

 

Scène VII

 

AMALIE, LÉOPOLD, CONRAD

 

CONRAD, tenant une lettre à la main.

La voici, mon ami, la voici !

LÉOPOLD.

Eh ! quoi donc ?

CONRAD.

Cette preuve que vous désiriez tant !... la lettre du colonel !

Léopold s’en empare vivement.

Et si, après l’avoir lue, vous doutez encore...

LÉOPOLD, tout en parcourant la lettre.

Ah ! c’est indigne !... c’est infâme !

CONRAD, à demi-voix.

Du tout ! c’est charmant ! car à l’audience on peut tirer parti de cela... et la perdre... avec égards s’entend !... Du reste, mon gendre, j’ai publié votre mariage dans le pays.

LÉOPOLD, toujours occupé de la lettre.

C’est bien !

CONRAD.

Ils sont dans le ravissement.

LÉOPOLD, avec dépit.

Et moi aussi !

CONRAD.

Car je leur ai annoncé que vous aviez ma parole, comme j’avais la votre... Et je voulais même prier le notaire de venir s’entendre avec nous !

LÉOPOLD, avec impatience.

Bien ! bien ! allez vite ! Tout ce qu’il vous plaira, tout ce que vous voudrez, je le signerai, pourvu que vous partiez !

CONRAD, vivement.

Je suis parti...

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

AMALIE, assise près de la table à gauche, LÉOPOLD

 

AMALIE.

Nous vous attendons, monsieur, moi et mes comptes de tutelle !

LÉOPOLD, sèchement.

C’est inutile, madame.

AMALIE.

Pour vous, peut-être !... mais moi, je tiens à vous prouver que j’ai rempli mes devoirs.

LÉOPOLD, avec ironie.

Vos devoirs !... Je sais que vous en êtes l’esclave... Il me suffit de la preuve que j’en ai entre les mains !

AMALIE.

Que voulez-vous dire, monsieur ?

LÉOPOLD.

Que dès longtemps je cherchais à me venger et à vous perdre !... J’en ai enfin les moyens... Rassurez-vous, madame... je ne m’en servirai pas, je me tairai !... Mais ne vantez plus ce que vous avez fait pour moi... car dès ce moment nous sommes quittes.

AMALIE.

Je ne vous comprends pas, monsieur ?

LÉOPOLD, avec amertume.

Vous ne comprenez pas qu’on se fasse un jeu de ce qu’il y a de lus sacré, qu’on affecte des dehors de rigorisme et e vertu, et que dans l’ombre et le secret on s’applaudisse de tromper tous les yeux... à commencer par les miens, car ce matin... tout à l’heure encore, malgré la haine que je vous dois et que je vous porte... je soutenais que vous étiez ce qu’il y avait de plus pur et de plus irréprochable !...

AMALIE.

Vraiment !

LÉOPOLD.

Mais maintenant que je sais tout...

AMALIE.

Eh ! que savez-vous, monsieur ?

LÉOPOLD.

Que vous aimez quelqu’un !...

AMALIE.

Quand il serait vrai, cela m’est-il interdit ?...

LÉOPOLD, avec colère.

Vous en convenez donc ?... Eh bien ! je connais votre secret, je sais qui !

Mouvement d’effroi d’Amalie.

Ne tremblez pas, madame, vous avez ma parole !... je serai discret... Je n’ai rien lu... je nierai même s’il e faut, et ne parlerai de cette lettre à personne... qu’à vous, madame...

La lui présentant.

Lisez-la, lisez, de grâce ! car moi je ne le pourrais ! Vous y verrez qu’Amalie de Moldau, qui jouissait dans le monde d’une si grande réputation d’insensibilité et de vertu, se rendait, pendant quinze jours de suite, seule et déguisée, chez le baron de Bubna ; qu’elle se faisait secrètement introduire dans les jardins de l’hôtel par la femme du concierge, et ne sortait qu’au petit jour... On l’a vue !... c’est le cocher du baron qui l’atteste !

AMALIE, froidement et lisant toujours la lettre.

Le cocher lui-même !... Je le vois bien !

LÉOPOLD.

Et justement à la même époque Amalie de Moldau était absente de chez elle, sans que personne ait pu dire où elle était allée... Nierez-vous le nom, la date, les faits ?

AMALIE.

Non, monsieur !... et ce qu’il y de pis... c’est qu’on ne vous en dit là que la moitié.

LÉOPOLD, étonné.

Comment !

AMALIE.

La moitié de l’anecdote... Alors autant vous la raconter toute entière !... Vous saurez donc, monsieur, que je m’étais chargée fort imprudemment d’un jeune pupille auquel je portais, malgré moi, plus d’intérêt qu’il ne méritait ; car, franchement, c’était un fort mauvais sujet... alors !... car depuis il est bien changé. Diverses circonstances, trop longues à vous raconter, m’avaient obligée à user de sévérité avec lui... Il était mon prisonnier... et quoique n’ayant pu agir autrement, je m’en faisais des reproches, qui redoublèrent encore lorsque j’appris que l’excès du travail l’avait rendu malade...

LÉOPOLD, vivement.

Quoi ! madame...

AMALIE.

Ah ! cela vous intéresse, je le vois...

LÉOPOLD.

Non, non, madame... Mais enfin !...

AMALIE.

Jugez alors de ce que dut me faire éprouver un malheur dont je m’accusais d’être la cause première ! Je voulais d’abord courir auprès de lui ; mais les strictes convenances ne l’auraient peut-être pas permis ; et puis, à vous parler franchement, j’étais fort mal avec mon pupille : il était peu soumis, peu docile, souvent même assez peu galant, ce qui n’était que demi-mal... Je commençais à m’y habituer, mais je craignais que ma vue ne lui causât, comme à l’ordinaire, une impression dangereuse... je veux dire fâcheuse, nuisible, et même fatale, vu son état... Je m’adressai alors au baron de Bubna, administrateur des prisons, ancien ami de votre oncle, homme fort aimable malgré ses soixante ans, et, par les jardins de son hôtel, qui attenaient à la prison... je me rendis plusieurs fois dans le costume d’une sœur de charité, près de mon pupille, qui n’avait garde de me reconnaître, car il avait une lièvre ardente... le délire au cerveau, et souvent, pendant que je lui présentai quelque potion destinée à le calmer... je l’entendais maudire avec rage une indigne... une infâme chanoinesse.

LÉOPOLD.

Ah ! madame...

AMALIE.

Ne lui en voulez pas, monsieur... il était dans le délire... Quelques jours après, cependant, et grâce aux soins que nous lui avions prodigués, il commençait à revenir à la raison, et je me disposais à le quitter. « Sœur Nancy, » me dit-il...

LÉOPOLD, vivement.

Sœur Nancy... Oui, je me rappelle...

AMALIE.

Et le malade, qui était déjà convalescent, lui serrait la main avec force, en lui disant : « Ma bonne sœur, toi, à qui je dois la vie, comment te prouver ma reconnaissance... Ah ! si j’étais encore riche, si cette maudite, cette scélérate chanoinesse, ne m’avait pas tout ravi, tout enlevé... mais il ne me reste rien qu’une bague... celle de ma mère !... Tiens, accepte-la... »

LÉOPOLD.

Cette bague que je croyais avoir perdue...

AMALIE.

Ne la cherchez plus, monsieur, car la voici.

LÉOPOLD.

Ah ! madame...

 

 

Scène IX

 

AMALIE, LÉOPOLD, CONRAD

 

CONRAD, entrant vivement.

Mon gendre ! mon gendre !

AMALIE.

Son gendre !

LÉOPOLD.

Ô ciel !

CONRAD.

Tous vos vassaux sont dans la cour du château, et cette fois pas moyen de les renvoyer... car votre mariage est déjà connu d’eux tous, et dès qu’ils ont vu le notaire que vous m’aviez prié d’amener...

AMALIE, avec émotion.

Quoi ! monsieur le comte se marie ?...

CONRAD, vivement.

Oui, madame, avec ma fille !... Un mariage d’inclination ! Ils s’aimaient tous les deux, et le croyant pauvre, ma fille lui avait offert sa main et sa fortune...

AMALIE, vivement.

Et maintenant que vous voilà rentré dans tous vos biens...

CONRAD, avec joie.

Est-il possible !

AMALIE.

Et dès que vous avez donné votre parole... dès qu’elle vous aime...

CONRAD.

Oh ! éperdument !

AMALIE.

Il n’y a plus alors à hésiter... j’approuve ! Et je demande, comme tutrice et comme amie, à signer au contrat !

CONRAD.

C’est trop juste...

Montrant la porte à droite.

D’autant que le notaire nous attend pour le rédiger.

AMALIE.

Il n’y a pas alors de temps à perdre !...

CONRAD, montrant la porte à droite.

Je vous précède !

AMALIE.

Et nous vous suivons !...

Conrad entre dans l’appartement à droite. Amalie, qui le suit, s’arrête en voyant Léopold qui vient de se jeter sur un fauteuil à gauche.

 

 

Scène X

 

LÉOPOLD, AMALIE

 

AMALIE, à Léopold.

Eh bien ! monsieur, vous ne venez pas ?

LÉOPOLD, sèchement.

Non, madame.

AMALIE.

Et pourquoi ?

LÉOPOLD.

C’est que je ne veux plus me marier !...

AMALIE.

Y pensez-vous ? quand le notaire est là, quand les paroles sont données, compromettre par un pareil affront une jeune fille qui ne l’a pas mérité ! une personne qui vous aime !...

LÉOPOLD.

Eh ! non !... j’ai idée qu’elle ne m’aime pas... ni moi non plus !

AMALIE.

Pourquoi alors consentir à ce mariage et surtout le publier ?

LÉOPOLD, avec expansion.

Je n’en sais rien !... ou plutôt si ! je le sais... Mais je ne veux ni ne peux vous le dire !

AMALIE.

En vérité, Léopold, vous m’effrayez !... Plus je vous écoute, et plus je crains que vous ne soyez pas dans votre bons sens.

LÉOPOLD.

Moi, j’en suis sûr !... et un seul mot vous expliquera mon extravagance ! c’est que j’en aime une autre !

AMALIE.

Et pourquoi ne pas le lui avoir dit ?

LÉOPOLD.

Ah ! j’étais si peu digne d’elle ! je lui reconnaissais, sans me l’avouer, une telle supériorité, que j’en étais humilié et indigné ! de sorte que furieux contre elle et contre moi... je l’aimais en la détestant... ou plutôt je m’efforçais de la détester pour ne pas l’aimer !...

AMALIE, baissant les yeux.

C’est difficile à comprendre...

LÉOPOLD, naïvement.

Aussi, madame, n’y ai-je jamais rien compris !... Cependant, si vous la connaissiez...

AMALIE, vivement.

C’est inutile... Si elle est telle que vous le dites, je doute qu’on puisse lui plaire en manquant à toutes ses promesses.

LÉOPOLD.

Que faut-il donc faire alors ?

AMALIE.

Les tenir... ne pas tromper les espérance de cette jeune fille, qui est dans l’ivresse du bonheur !... lui donner toute votre fortune !

LÉOPOLD.

Et vous ?... que vous restera-t-il ?...

AMALIE, lui montrant sa main.

Ma bague...

LÉOPOLD, avec désespoir.

Madame !...

 

 

Scène XI

 

AMALIE, FLORETTE, LÉOPOLD

 

FLORETTE, sanglotant.

Ah ! ah !...

LÉOPOLD.

Elle que vous disiez dans la joie de ce mariage... Elle pleure ! Ah ! que c’est heureux !

FLORETTE.

Est-il mauvais cœur...

À Léopold.

Moi qui vous ai proposé tantôt de vous épouser pour vous être agréable, au sujet de madame que vous détestiez... Oui, madame, c’est comme ça, par pure obligeance !... et il est bien terrible, quand on a voulu rendre service, d’en être punie...

AMALIE.

Que voulez-vous dire ?

FLORETTE.

Je viens de rencontrer Julien !... qui était parti depuis un an pour faire fortune et m’épouser.

LÉOPOLD.

Est-il possible ?

FLORETTE.

Mais quoiqu’il ait du talent et de la conduite... car il a de a conduite... il n’a pu réussir à rien, faute d’argent... pour en gagner... et alors, il était revenu dans ce village, qui est le sien, pour embrasser sa sœur... avant de mourir, il me l’a dit... À ce mot-là, j’ai senti ma colère s’en aller et mon amour revenir !

LÉOPOLD, poussant un cri.

Ah ! Florette !... tu es charmante, et il faut que je t’embrasse !

 

 

Scène XII

 

AMALIE, FLORETTE, LÉOPOLD, CONRAD, un parchemin à la main

 

CONRAD.

Bravo !... les futurs qui s’embrassent !... Ne vous dérangez pas !... je vous le permets...

Montrant le parchemin qu’il tient à la main.

Et voici le titre notarié qui vous en donne le droit.

LÉOPOLD.

Non, monsieur Conrad, ce n’est plus possible !

CONRAD.

Qu’est-ce à dire ?

LÉOPOLD.

J’aurais été votre gendre, car vous aviez ma parole !... mais un obstacle insurmontable auquel j’étais loin de m’attendre...

CONRAD, regardant Amalie.

Quoi ! madame oserait ?...

LÉOPOLD.

Du tout ! c’est votre fille qui ose en aimer un autre.

CONRAD, avec colère.

Le petit Julien !

LÉOPOLD, finement.

Vous le saviez ?

CONRAD, troublé.

C’est-à dire, je m’en doutais !

LÉOPOLD.

Et vous n’en parliez pas !... c’est mal !

CONRAD.

Ah ! c’est un détail...

LÉOPOLD.

Vous deviez penser qu’aucun sacrifice ne me coûterait pour assurer le bonheur de votre fille... D’abord, je renonce à elle !

FLORETTE, vivement.

Ah ! monsieur ! c’est moi qui maintenant vous embrasserais...

S’arrêtant.

si je l’osais !...

LÉOPOLD, à Conrad.

Vous l’entendez !...

Gravement.

Julien est un brave et honnête garçon que j’estime, que j’aime !...

FLORETTE, naïvement.

Vous ne le connaissez pas !

LÉOPOLD.

C’est égal !... il suffit que vous l’aimiez... pour que je l’aime aussi !

FLORETTE.

Voilà qui est trop fort.

LÉOPOLD, regardant Amalie.

En me rappelant les leçons qu’on a bien voulu me donner sur l’emploi des richesses... j’avancerai à Julien... je lui donnerai pour s’établir une dot égale à celle de votre fille.

FLORETTE, lui sautant au cou.

Ah ! cette fois, je n’y tiens plus !

CONRAD.

Ma fille ! ma fille !...

FLORETTE, à Léopold.

Que le ciel vous récompense !

LÉOPOLD, regardant Amalie avec tendresse.

Le ciel daignera-t-il m’entendre ?... et cette main qui déjà porte mon anneau sera-t-elle à moi un jour ?...

Amalie, sans lui répondre, lui tend le main ; Léopold pousse un cri et tombe à genoux.

FLORETTE.

Quoi ! cette tutrice qui vous a ruiné ?

CONRAD.

Et que vous détestiez !...

LÉOPOLD.

Est celle que j’aime !

AMALIE.

Et qu’il épouse...

LÉOPOLD.

Pour rester toujours en tutelle !

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