L’Ennui (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE - Jean-Henri DUPIN)

Comédie-vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 2 février 1820.

 

Personnages

 

ARTHUR, COMTE DERFORT

SIR BIRTON, baronnet

ARUNDEL

MACARTY, négociant

ROBIN, jardinier du comte

MARIE

VASSAUX DU COMTE

 

En Écosse, dans le château du comte Derfort.

 

Couplet d’annonce

Air de Julie, ou Le Pot de fleurs.

Sur notre affiche, en faisant apparaître
Ce mot redoutable : l’ennui !!!
L’auteur au moins ne vous prend pas en traître
Et vous savez sur quoi compter ici.
Quand chaque jour par le titre on vous triche,
Vous ne pourrez, messieurs, nous en vouloir,
Si, par hasard, la pièce allait ce soir
Tenir ce que promet l’affiche.

 

 

ACTE I

 

Une salle élégante du château. Deux portes latérales. Au fond, trois grandes portes vitrées, au travers desquelles on aperçoit un site pittoresque.

 

 

Scène première

 

BIRTON, étendu sur une chaise et lisant un journal, MACARTY, ROBIN

 

MACARTY, s’asseyant dans une bergère.

Ça m’est égal, j’attendrai ; voilà trois fois que je viens pour parler à lord Arthur, et je lui parlerai.

ROBIN, entrant.

C’est une horreur ! une infamie !

BIRTON.

Qu’est-ce que c’est donc qu’un tapage comme celui-là ! Robin, vous voulez donc réveiller tout le monde au château ?

ROBIN.

Comment, monseigneur dort encore à une heure de l’après-midi ! Dieu de Dieu ! qu’on est heureux d’être grand seigneur et de n’avoir pas le temps de se lever plus tôt !... moi qui veux lui parler...

MACARTY, brusquement.

Et moi aussi, et vous voyez que j’attends.

ROBIN.

Vous qui êtes un étranger, c’est bon ; mais moi, son frère de lait et son jardinier, j’ devrais passer avant tout.

BIRTON.

Que veux-tu ?

ROBIN.

J’ viens lui demander justice ; tenez, monsieur Birton, vous qui êtes son ami, imaginez-vous que le collecteur, le percepteur... je ne sais pas lequel, ont dressé procès-verbal pour un lapin que j’avais tiré dans l’ parc, et ils m’ont pris mon fusil sous prétexte que c’était la troisième fois qu’on me pardonnait ; j’ vous demande si ce n’est pas un abus !

BIRTON.

C’est bien fait ! pourquoi vas-tu tirer sur les lapins de ton maître ?

ROBIN.

Mais dame, puisqu’il n’en tue pas !

BIRTON.

Qu’est-ce que cela fait ?

ROBIN.

Alors, qui est-ce qui les tuera ?

Air : Tenez, moi je suis un bon homme. (Ida.)

V’là justement pourquoi j’enrage :
Qu’il nous laisse au moins ce soin-là :
Vous savez bien que c’est l’usage
Et qu’ici-bas le ciel plaça
L’ collecteur pour être intraitable,
Les vassaux pour être grugés,
Les grands seigneurs pour être à table,
Et les lapins pour êtr’ mangés.

C’est leur étal... mais voyez-vous M. le comte se promenant dans son parc ? T’nez, v’là comme il va à la chasse...

Il met ses mains dans ses poches.

et puis quand il a fait un tour d’allée, il rentre au château, s’étend dans une bergère, et s’occupe à se démonter la mâchoire. Corbleu ! que v’là un seigneur qui a une vie agréable !... Quand je vois ça, ça me met dans des fureurs de n’être que jardinier.

BIRTON.

Eh bien ! ne faudrait-il pas aussi que tu fusses seigneur !

ROBIN.

Dame ! tout comme un autre.

BIRTON.

Allons, allons, va travailler.

ROBIN, à part.

Travailler, travailler, ils n’ont que ça à vous dire, rien que ce mot-là... ça me fait mal...

Haut.

Dites donc, monsieur Birton, vous vous chargerez de mon affaire ?

BIRTON.

C’est bon, c’est bon, on va s’en occuper sur-le-champ.

MACARTY, à Robin qui s’en va.

Ah çà, mon cher, je vous en prie, tachez de savoir si votre maître se réveillera aujourd’hui.

ROBIN, imitant Birton.

C’est bon, c’est bon, on va s’en occuper sur-le-champ.

Il sort.

 

 

Scène II

 

BIRTON, MACARTY

 

BIRTON.

Voilà ce que c’est que de se lever matin ! ou est accablé de demandes.

MACARTY.

Vous vous levez donc matin, vous, monsieur ?

BIRTON.

Oui, monsieur, je suis sur pied depuis midi ; j’ai toujours eu les goûts roturiers.

MACARTY.

Je vous en fais compliment, car un gentleman qui dort ne vaut pas un roturier qui fait ses affaires, et John William Macarty, votre serviteur, ne serait pas devenu un des premiers manufacturiers de l’Écosse, s’il eût attendu la fortune dans son lit,

Regardant Birton.

ou sur une chaise.

BIRTON, se levant.

Ah ! vous êtes M. Macarty... Je vous en fais compliment à mon tour... ce gros négociant estimable qui a toujours de l’argent... Est-ce que vous viendriez en apporter ?

MACARTY.

Non, monsieur, au contraire, il faut enfin que le comte Derfort connaisse l’état de ses affaires ; je sais bien que son indolence, ses intendants et ses amis l’empêchent d’y voir clair ; mais ça va mal, entendez-vous ? ça va fort mal.

BIRTON.

Eh ! parbleu ! qui est-ce qui vous dit que ça aille bien ? qu’est-ce que ça me fait qu’il se ruine ? Je ne suis pas son intendant ; je suis son ami. Je lui dirai cependant que vous êtes venu.

MACARTY, tirant sa montre.

Ce n’est pas la peine, je le lui dirai bien moi-même... Une heure dans l’instant ; ah ! mon Dieu, et mes affaires !...

Air du vaudeville des Gascons.

Je pars, et je reviens céans ;
Dans cette salle
Je m’installe ;
Je pars ; nous autres commerçants.
Nous connaissons le prix du temps.

BIRTON.

Mais attendez encor.

MACARTY.

Bonsoir.
Je dois être toujours en course,
Je ne m’assieds qu’à mon comptoir.
Et je ne cause qu’à la Bourse.
Je pars, et je reviens céans, etc.

Il sort.

 

 

Scène III

 

BIRTON, seul

 

Parbleu ! voilà une visite qui fera grand plaisir au comte Derfort ; quant à moi, j’en ferai mon profit, et je ne crois pas que je reste longtemps au château... ça devient un séjour fort ennuyeux... Arthur ne dit mot ou bâille toute la journée ; j’ai beau faire tout au monde pour le distraire... encore hier, mille guinées que je lui ai gagnées, et cinq cents sur parole, il ne s’en est seulement pas aperçu : ma foi, j’y renonce.

Air du vaudeville de La Robe et les Bottes.

En d’autres lieux le doux plaisir m’entraîne.
J’ai vingt amis qui m’offrent leurs maisons,
Dans leur bourse je vois la mienne
Et par égard j’en use sans façons.
Partager tout est d’un ami fidèle :
Tout, entre amis, doit être de moitié,
Et chaque jour je remplis avec zèle
Tous les devoirs de l’amitié.

Mais l’amitié a des bornes quand la fortune en a, et je serais déjà parti depuis longtemps sans cette petite Marie qui est charmante ; il faut qu’Arthur soit aussi insouciant qu’il l’est pour ne pas l’avoir remarquée. Eh ! mais, c’est elle qui vient de ce côté.

 

 

Scène IV

 

BIRTON, MARIE, marchant sur la pointe du pied, et s’avançant vers la porte à gauche

 

BIRTON.

Eh bien, que faites-vous donc là ?

MARIE, l’apercevant.

Oh ! mon Dieu, je marchais tout doucement de crainte de réveiller monseigneur.

BIRTON.

Ah ! ne craignez rien ; quand il dort, il dort bien, il n’a que cela à faire. Eh bien, Marie, vous ne me regardez pas ?... allons, je vois que vous êtes encore fâchée du baiser d’hier ; écoutez donc ! si vous me l’aviez donné, je ne l’aurais pas pris.

Air nouveau de M. Panseron.

Premier couplet.

De toutes mes folies
Accuse ta rigueur.
Toujours tu te défies
De ma sincère ardeur.
Mais réponds-moi, traîtresse,
Par quels moyens, hélas !
Te prouver ma tendresse ?

MARIE.

En ne m’en parlant pas.

BIRTON.

Deuxième couplet.

J’ai fait pour toi, cruelle.
Des serments et des vœux,
Et j’ai fait sentinelle
Souvent une heure ou deux.
Alors dis-moi, ma chère,
Pour plaire à tes beaux yeux.
De plus que puis-je faire ?

MARIE.

Me faire vos adieux.

Quel bonheur ! voilà monseigneur qui descend !

BIRTON.

Eh ! non, ce n’est pas lui. Ah çà, quelle impatience avez-vous donc de le voir ?

MARIE.

C’est que j’ai de bonnes nouvelles à lui annoncer ; une nouvelle qui lui fera bien plaisir... un ami qui lui arrive.

BIRTON.

Parbleu ! des amis, quand on est riche, il vous en arrive tous les jours.

MARIE.

Oh ! non, celui-là, ce n’est pas un ami à sa fortune, c’est un ami à lui.

BIRTON.

Hein ?

MARIE.

Oui, c’est sir Arundel, celui qui l’a élevé ; un homme franc et loyal, qui ne flatte personne et dit toujours la vérité.

BIRTON.

Et ce monsieur-là a fait fortune ?

MARIE.

Eh ! mais... c’est lui, je crois, qui vient, entouré de tout ce monde.

BIRTON.

Adieu, Marie ; je cède la place à notre nouvel ami.

Il sort.

 

 

Scène V

 

MARIE, ARUNDEL, ROBIN, et PLUSIEURS PAYSANS qui entourent Arundel

 

ARUNDEL.

Air : Ah ! quoi plaisir ! (Jeannot et Colin.)

Ah ! quel plaisir de vous revoir,
Lieux chéris de mon enfance !
Ah ! quel plaisir de vous revoir,
Après une aussi longue absence !
Séjour de ma jeunesse,
De mes premiers plaisirs ;
Ici je vis sans cosse
De mes vieux souvenirs.
Mes amis, quelle ivresse !
Pour mon cœur quel plaisir !

Ensemble.

ARUNDEL.

Séjour de ma jeunesse, etc.

LES PAYSANS.

Séjour de sa jeunesse.
De ses premiers plaisirs ;
Il retrouve sans cesse
Tous ses vieux souvenirs.

ARUNDEL.

Mes bons amis ! mes chers amis ! combien je suis aise de vous revoir... Eh ! c’est Robin, le fils du jardinier... Je ne l’aurais pas reconnu.

ROBIN.

C’est vrai que je suis joliment grandi !

ARUNDEL.

Ce pauvre Robin !

À part.

Il a toujours l’air bête.

ROBIN.

Ça n’a lait que croître et embellir.

ARUNDEL, montrant Marie.

Eh ! quelle est cette jolie personne ?

ROBIN.

C’est Marie, cette orpheline que M. le comte avait recommandée en mourant à lord Arthur, son fils.

ARUNDEL.

Je sais, je sais ; cette petite fille... Diable ! c’est que depuis cinq ans ce n’est plus cela. Tenez, mes amis, voilà toujours de quoi boire à ma santé.

Les paysans sortent. Regardant autour de lui.

Quel plaisir j’éprouve à revoir ces lieux ! C’est ici que j’ai passé ma jeunesse avec ce pauvre comte Derfort, mon brave, mon respectable ami, l’honneur de son pays, la gloire de sa famille. Mais j’espère que son fils, que lord Arthur sera digne de lui... Je lui ai entendu prononcer son premier discours au parlement, et j’étais à côté de lui quand il fut blessé en Portugal, à la tête de son régiment.

Air : Il n’est pas temps de nous quitter. (Voltaire chez Ninon.)

Grâce à nos soins, à nos avis,
Grâce à l’exemple de son père,
Il servait déjà son pays
Comme un citoyen doit le faire ;
Soldat, orateur à la fois,
Il consacrait, dès l’âge le plus tendre,
Sa voix à proclamer nos droits
Et son épée à les défendre.

Regardant autour de lui.

Mais pourquoi n’est-il pas là pour me recevoir ?... Non pas que je tienne à l’étiquette, mais je tenais à l’embrasser le plus tôt possible.

ROBIN.

Dame ! c’est qu’il n’est pas encore levé.

ARUNDEL.

Comment ! pas encore levé !... Serait-il malade, par hasard ?

MARIE.

Oui, monsieur, oui, je le crois bien malade.

ARUNDEL.

Parbleu ! j’arrive bien heureusement. Dieu merci, je m’entends à tout... et surtout en médecine... Conduisez-moi vers ce pauvre Arthur... mais dites-moi, avant tout, quelle est l’espèce de sa maladie, et depuis combien de temps.. Hein ?... Eh bien ! vous gardez le silence ?

ROBIN.

C’est qu’elle n’ose pas vous dire que la maladie de monseigneur, c’est...

Il se met à bâiller.

ARUNDEL.

Que veut dire cet original avec ses bâillements ?

ROBIN.

Dame ! monsieur, vous devez bien voir, d’après ces symptômes, qu’il est malade de ne rien faire... et je troquerais bien sa maladie contre ma santé.

MARIE.

Hélas ! oui. Depuis que noire pauvre maître a eu le malheur de se voir à la tête de trois cent mille livres de rente, il n’est plus reconnaissable ; la première année, qui était celle de votre départ, ça allait encore bien.

Air des Visitandines.

D’être heureux, joyeux et content
Il avait d’abord la recette ;
Tout allait bien, grâce à l’argent,
Et dans c’ pays, où tout s’achète,
Il achetait de la santé,
Il ach’tait d’ l’amour vif et tendre,
Il ach’tait plaisir et gaîté ;
Mais dam’, quand il eut tout ach’té,
On n’eut plus rien à lui vendre.

ROBIN.

Et alors il resta de là, ne sachant plus que faire.

MARIE.

Vous oubliez tout le bien qu’il a fait ici à ses vassaux.

ROBIN.

Oui, ses vassaux ! il s’en occupe joliment : on ne peut seulement pas tuer un lapin sur ses terres.

MARIE, avec vivacité.

Robin ! vous êtes un mauvais cœur, et ce n’est pas à vous à parler ; vous, pour qui il a mille fois trop de bontés ! Lord Arthur est sensible, généreux plus qu’on ne croit ; et il est étonnant que les personnes qui devraient le défendre soient les premières à l’attaquer à lui faire perdre tous ses amis...

ARUNDEL.

Non, non, il en a encore, je le vois ; mais Robin a raison, et j’ai bien fait d’arriver pour traiter le malade ; moi, mes ordonnances ont toujours réussi, et à moins qu’il ne soit dans un état désespéré... Mais je vais d’abord commencer par moi, car j’ai une faim d’enfer... Conduisez-moi à la salle à manger, et surtout ne lui dites pas que je suis arrivé.

MARIE.

On vous attendait plus tôt.

ARUNDEL.

Oui, je suis en retard ; à quelques milles d’ici je me suis arrêté chez Tom, l’ancien garde-chasse ; il y avait de la brouille dans le ménage, je les ai raccommodés en passant ; moi, ça me fait du bien, ça me tient en haleine ; mais ça n’empêche pas d’avoir faim.

Air : Mon cœur à l’espoir s’abandonne. (Caroline.)

Puisque votre maître sommeille,
Mes amis, loin de le gêner,
En attendant qu’il se réveille,
Je vais trouver le déjeuner.

Quand le matin on rend service,
On mange mieux, à ce qu’on dit,
Et grâce au ciel qui m’est propice,
J’ai toujours eu bon appétit.

Puisque voire maître sommeille, etc.

Il sort avec Robin.

 

 

Scène VI

 

MARIE, puis ARTHUR

 

MARIE.

Et nous, préparons ce qu’il faut à monseigneur ; ah ! mon Dieu, le voici !

Arthur paraît en négligé et comme un homme qui vient de se lever ; il marche nonchalamment, arrive jusqu’au bord du théâtre, étend les bras.

Voilà pourtant comme il commence toujours la journée, et souvent comme il la finit.

ARTHUR, sans regarder Marie.

Holà ! quelqu’un ! quelle heure est-il ?

MARIE, timidement.

Deux heures.

ARTHUR.

Deux heures !... Comment, il n’est que cela ? les journées n’en finissent pas... Eh bien, mon déjeuner !

MARIE.

Voilà, monseigneur.

Elle approche la table sur laquelle est le thé.

ARTHUR.

Ah ! c’est toi, ma petite Marie...

À part.

C’est une excellente fille que Marie ; elle me gronde quelquefois ; mais quand j’ai causé le matin avec elle, il me semble que je suis plus content le reste de la journée.

MARIE.

Mon Dieu, monseigneur, vous vous êtes levé bien tard aujourd’hui.

ARTHUR.

Air : Des plaisirs promis à la terre. (Aristippe.)

Le jour trop long me fatigue et m’ennuie,
Et je l’abroge de mon mieux ;
Sur les chagrins de cette vie,
Je l’avouerai, j’aime à fermer les yeux.
De cette erreur où le sommeil me plonge
Pourquoi voudrais-tu me priver ?
Le bonheur n’existe qu’en songe,
Et je m’endors pour le trouver.

MARIE.

Vous avez beau dire, il y a des gens tout éveillés qui le rencontrent.

ARTHUR.

Eh ! parbleu, je ne demanderais pas mieux ; mais ce bonheur dont chacun parle, où est-il ? où le trouver ? Je t’en fais juge : je l’ai cherché à la cour, on n’en avait pas de nouvelles ; dans les emplois, dans les places, il partait le jour même qu’on y entrait ; dans les plaisirs, dans la dissipation, on croyait le saisir, on ne rencontrait que l’ennui, et même près des femmes... Les femmes de la ville, tu ne peux pas l’imaginer, toi, Marie, combien elles sont coquettes !

MARIE.

Eh bien, pourquoi vous adresser à celles-là ? Il en est tant d’autres que leur naissance, leur fortune, rendaient dignes de vous.

ARTHUR.

Tu crois, Marie ? Il est de fait que ce mariage qu’on me proposait...

MARIE.

Un mariage ?...

ARTHUR.

Oui, c’était fort convenable.

MARIE, vivement.

Il faut accepter, monseigneur.

ARTHUR.

Oui, mais je n’ai pas d’amour pour la personne.

MARIE, avec joie.

Ah ! vous n’avez pas... Alors, voilà qui est bien différent ; et je ne peux pas vous conseiller... Cependant...

Air de Toberne.

Je parierais d’avance
Qu’elle vous chérira ;
Et, par reconnaissance,
Votre cœur l’aimera.
De ce mal qui vous gêne
On est bientôt guéri
Quand l’amour vous enchaîne ;
Car on dit qu’avec lui
On peut avoir d’ la peine,
Mais jamais de l’ennui,
Non, non, jamais d’ennui.

ARTHUR.

Marie, tu es fort aimable, et surtout de bon conseil ; et peut-être aurais-je suivi celui que tu me donnes, s’il ne m’était pas venu une autre idée, un autre projet qui, je crois, assurera encore plus ma tranquillité ; et je suis étonné de n’y avoir pas pensé plus tôt.

MARIE.

Monseigneur, ce projet-là doit-il vous éloigner de nous ?

ARTHUR.

Oui ; mais je ne partirai pas sans avoir assuré votre bonheur à tous, et à toi surtout, ma bonne petite Marie ; mais nous nous reverrons aujourd’hui.

MARIE.

Aujourd’hui, non ; je vais à Falkirk pour porter à mon oncle la petite pension que vous lui faites ; Robin voulait m’accompagner, mais je n’ai pas voulu, et j’irai seule.

ARTHUR.

Ainsi je ne te verrai plus d’aujourd’hui.

MARIE.

Non, monseigneur ; mais demain.

ARTHUR.

Oui, demain... Adieu, Marie ; je te remercie de ton amitié, de l’attachement que tu me portes ; mais, après mon départ, tu penseras encore quelquefois à moi, n’est-ce pas ?

MARIE.

Oh ! toujours.

ARTHUR.

Adieu, Marie.

Il l’embrasse.

MARIE.

Adieu, monseigneur.

 

 

Scène VII

 

MARIE, ARTHUR, ARUNDEL

 

ARUNDEL, apercevant Arthur qui embrasse Marie.

Eh bien, courage ; il me semble, mademoiselle Marie, qu’il n’est pas si mal portant que vous le disiez.

ARTHUR, courant à lui.

C’est toi, mon cher Arundel ?

ARUNDEL.

Moi-même, qui, depuis une heure, attends en déjeunant le moment de l’embrasser.

ARTHUR.

Comment ! on t’a fait attendre ?

ARUNDEL.

Oh ! je ne me suis pas impatienté, vu que je faisais antichambre dans ta salle à manger. J’étais là d’ailleurs avec un original, M. Birton, que l’on prendrait pour le maître de la maison. Il s’est fait apporter du meilleur vin... Ce n’est pas cela que je blâme ; mais il dispose de tout avec un sang-froid !... Je te préviens qu’il a commandé ta calèche pour aller tantôt à Falkirk ; ainsi arrange-toi pour t’en passer.

MARIE, à part.

Comment ! il vient aussi à Falkirk ? Pourvu que je ne le rencontre pas. Hâtons-nous de partir.

À Arundel.

Adieu, monsieur.

ARUNDEL.

Au revoir, ma belle enfant.

Marie sort, emportant le plateau sur lequel est le déjeuner.

 

 

Scène VIII

 

ARTHUR, ARUNDEL

 

ARUNDEL.

Voilà une charmante fille, pour laquelle j’ai une affection toute particulière.

ARTHUR.

Comment ! tu la connais ?

ARUNDEL.

Parbleu ! depuis une heure que je suis arrivé, est-ce que je n’ai pas eu le temps de faire connaissance, de revoir tous tes anciens vassaux, et de recevoir sept ou huit pétitions ?... Les voilà... je t’en parlerai tout à l’heure, et il faudra bien que tu accordes, car je suis toujours solliciteur, et surtout tenace en diable ! Mais voyons d’abord dans quel état sont tes affaires.

ARTHUR, d’un air insouciant.

Mais... je crois que cela va bien.

ARUNDEL.

Il paraît que tu n’en es pas sûr ?

ARTHUR.

Ma toi, non : mais toi qui parles...

ARUNDEL.

Moi, c’est différent, je n’ai jamais eu beaucoup d’ordre, et je ne sais pas trop où j’en suis ; je crois même que j’ai par le monde quelques lettres de change ; mais enfin elles arriveront, et on verra bien.

Air de Lantara.

Qu’un autre aux calculs s’abandonne ;
Moi, mon budget est facile et léger ;
Je reçois moins que je ne donne,
Et j’emprunte pour obliger. (Bis.)
Je puis compter quelques dépenses faites ;
Je puis compter des services rendus ;
Bref, j’ai doublé mes amis et mes dettes :
Voilà l’état de tous mes revenus.

Mais, que veux-tu ? je suis garçon, je n’ai pas d’enfants, je me fais une famille ; j’ai le défaut de me mêler un peu de tout, il est vrai, mais comme c’est pour rendre service, on veut bien me le passer.

ARTHUR.

Et qu’est-ce que cela te rapporte ?

ARUNDEL.

Le plaisir d’obliger, c’est une spéculation comme une autre : dès que j’arrive quelque part, je vois un air amical, des figures ouvertes, le sourire sur les lèvres. On me paye en bon accueil. Si tu savais comme ils m’ont reçu dans le pays !... Vrai, je leur redois quelque chose.

ARTHUR.

Je vois que tu es toujours le même ; aussi tu étais digne d’être heureux.

ARUNDEL.

Et pourquoi ne le serais-tu pas autant que moi ? Je sais que tu as des chances contre toi : tu es riche, tu es grand seigneur ; mais qu’importe, morbleu ! le bonheur est partout.

ARTHUR.

Non pas pour moi, et si tu veux que je t’ouvre mon cœur, je suis le plus malheureux des hommes.

ARUNDEL.

J’y suis ! quelque passion ?

ARTHUR.

Non.

ARUNDEL.

C’est donc quelque chagrin bien profond, quelque accident imprévu ?

ARTHUR.

Plût au ciel !-Mais tout semble au contraire sourire à mes vœux.

ARUNDEL.

J’entends enfin, tu es malade de ton propre bonheur.

ARTHUR.

Oui, je t’avoue que l’ennui est le plus insupportable des fardeaux, que l’existence m’est à charge, et que je t’attendais pour le faire part de mes résolutions : tu étais l’ami de mon père, tu es le mien... c’est entre tes mains que je veux mettre ma fortune ; tu en feras un bon usage, j’en suis certain ; et quant à moi, ce soir... je n’aurai plus besoin de rien et ne m’ennuierai plus : voilà mon projet.

ARUNDEL, froidement.

Cela me parait raisonnable, et, dans la situation où tu es, tu n’as rien de mieux à faire : si tu étais utile à l’État, à ton pays, à tes compatriotes, je te presserais de vivre ; mais ton immense fortune, tes brillantes qualités, tes talents, n’ont contribué ni à ton bonheur, ni à celui des autres. Tu peux partir, tu ne laisseras, après toi, ni reproches, ni regrets ; ton absence même ne sera pas remarquée.

ARTHUR.

C’est ce qui te trompe ; je veux, après moi, leur être plus utile que je n’ai pu l’être jusqu’ici ; je te confie ces papiers, ce sont mes dernières volontés ; tu verras que je n’a oublié personne, que je donne à toi, à tous mes vassaux...

ARUNDEL, froidement.

C’est là ta dernière volonté ?

ARTHUR.

Oui, fixe et invariable.

ARUNDEL.

Eh bien, tu pouvais l’épargner cette peine : tu n’as rien à donner.

ARTHUR.

Comment ! je ne peux pas disposer de mes biens ?

ARUNDEL.

Tes biens ! apprends donc que tu n’en as pas, que tu n’as rien. Si j’ai consenti à me taire par tendresse pour toi, rien ne m’oblige maintenant à cacher la vérité, et ta résolution aura au moins cet avantage, qu’elle rendra au vrai comte Derfort et son nom et ses biens.

ARTHUR.

Que veux-tu dire ?

ARUNDEL.

Air : À soixante ans on ne doit pas remettre. (Le Dîner de Madelon.)

De ce séjour le maître véritable
Vit inconnu dans son propre château ;
Pour t’enrichir, une adresse coupable
Vous échangea tous les deux au berceau.
À tous les yeux s’il faut que je l’affiche,
J’y suis tout prêt, et sans rien épargner,
Son nom, ses biens, je vais tout lui donner.
Il est heureux, je vais le rendre riche,
Fasse le ciel qu’il y puisse gagner !

ARTHUR.

Et pourquoi m’as-tu aussi longtemps caché ce secret ?

ARUNDEL.

Je n’avais d’autre garant, d’autre preuve, que ma parole, et ne t’en aurais jamais parlé, sans la résolution dont tu viens de me faire part.

ARTHUR.

Oui, tu as raison, ces liions ne m’appartiennent pas, il faut les rendre.

ARUNDEL.

Je vais chercher le véritable propriétaire, il n’est pas loin d’ici ; je le rétablis dans tons ses droits... je viens après te rejoindre, et nous ne nous séparerons plus.

ARTHUR.

Que dis-tu ?

ARUNDEL.

J’ai promis à ton père de ne jamais te quitter, tu vois bien qu’il faut que nous parlions ensemble.

ARTHUR.

Est-ce toi que j’entends ?

ARUNDEL.

Oh ! moi, c’est différent...

Air du vaudeville des Amazones.

Sur mon destin je suis tranquille,
Pour mon pays j’ai combattu,
À mes amis j’ai tâché d’être utile,
J’ai toujours fait tout le bien que j’ai pu...
Celui qui voit sa tâche terminée
Vu doux repos peut se livrer gaiement ;
Bon ouvrier, j’ai fini ma journée,
Voici le soir, et je pars en chantant.

Sois tranquille, je vais tout disposer, et dans une heure je viens te chercher.

Il prend la main d’Arthur, et sort.

 

 

Scène IX

 

ARTHUR, seul

 

Il a beau dire... non, je ne lui laisserai pas exécuter ce dessein. Mais Marie, cette bonne Marie dont j’avais promis d’assurer le bonheur, je ne puis plus rien pour elle, il ne me reste rien.

 

 

Scène X

 

ARTHUR, BIRTON

 

BIRTON.

Ah ! c’est toi, mon cher ; je suis enchante de te rencontrer, je pars à l’instant même.

ARTHUR, distrait.

Ah ! tu nous quittes ?

BIRTON.

Oui, une affaire indispensable m’oblige à retourner à Édimbourg... Et comme j’aurai besoin de mes fonds... si tu pouvais me payer en ce moment ta dette d’hier au soir ?

ARTHUR.

Comment !

BIRTON.

Oui, ces cinq cents guinées que je t’ai gagnées sur parole ; les aurais-tu oubliées, par hasard ?

ARTHUR.

Non, certainement ; mais je ne m’attendais pas...

BIRTON.

Dans toute autre occasion, je te ferais crédit ; mais, dans ce moment...

Il lui parle à l’oreille.

On peut te confier cela, parce qu’autrefois tu étais un amateur. Je ne sais pas si tu as remarqué ici une charmante petite fille que l’on nomme Marie ?...

ARTHUR.

Oui, oui ; eh bien ?

BIRTON.

Je l’emmène avec moi à Édimbourg ; elle consent à me suivre ; et je pars avec elle dans la calèche : tu veux bien me la prêter... C’est bien ; j’en étais sûr, et j’en avais disposé d’avance.

ARTHUR, étonné.

Marie consent à te suivre ?...

BIRTON.

C’est-à-dire, j’aide un peu à la lettre ; mais tu sais, ces vertus de village ne demandent pas mieux que d’être un peu contraintes ; pourquoi leur refuser ce plaisir-là ? J’ai appris qu’elle allait aujourd’hui à Falkirk ; et John et William, mes deux piqueurs, les plus hardis coquins, des sujets impayables enfin, doivent la joindre sur la route, la faire monter dans ta calèche... et tu devines le reste.

ARTHUR, ému.

Birton, votre conduite est indigne d’un galant homme.

BIRTON, à part.

Eh bien, qu’est-ce qu’il a donc ?

Haut.

Est-ce que tu en es aussi amoureux ?... Il fallait le dire ; je suis le premier en date ; ce n’est pas ma faute.

ARTHUR.

Vous me rendrez raison de l’insulte que vous lui avez faite.

BIRTON.

Ce que tu dis là est très beau, et dans toute autre occasion j’accepterais ta proposition ; mais dans ce moment ma vie ne m’appartient pas, mes créanciers n’ont pas d’autre hypothèque, et je ne peux pas tromper leur confiance.

ARTHUR.

Monsieur !...

BIRTON.

Air : De sommeiller encor, ma chère. (Fanchon la vielleuse.)

Plus que toi cela me désole ;
Mais je te le dis sans détours,
Mes créanciers ont ma parole,
Et bien loin d’exposer mes jours,
J’en prends un soin inconcevable :
Je dors bien, je bois encor mieux,
Je passe enfin ma vie à table ;
Tu vois ce que je fais pour eux.

ARTHUR.

Je te le répète ! si tu n’es pas le dernier des hommes...

BIRTON.

Je ne suis pas le dernier des hommes, et je ne me battrai pas, ici du moins. Je galope sur la route de Falkirk, permis à toi de m’y rejoindre ; au moins ce ne sera pas un duel, ce sera une rencontre imprévue, mes créanciers n’auront rien à dire, et la belle Hélène que nous nous disputons sera le prix du combat. Adieu, mon très cher ami.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

ARTHUR, seul

 

Holà ! quelqu’un ; qu’on me selle un cheval !... Oui, je le rejoins, je m’attache à ses pas.

 

 

Scène XII

 

ARTHUR, MACARTY

 

MACARTY.

Enfin, je vous trouve donc.

ARTHUR.

C’est vous, mon cher Macarty... Dans tout autre moment j’aurais grand plaisir à vous voir.

MACARTY, le retenant.

Non, milord ; vous ne me quitterez pas...

ARTHUR.

Une affaire indispensable...

MACARTY.

Je n’en connais pas de plus indispensable que celle de réparer ses torts et d’empêcher la ruine d’un honnête homme.

ARTHUR.

Que voulez-vous dire ?

MACARTY.

Depuis longtemps votre insouciance avait causé le plus grand désordre dans nos affaires, vous n’avez pas même répondu aux deux dernières lettres où je vous demandais des fonds pour le paiement des ouvriers, et voilà qu’en rentrant à mon auberge, je reçois la nouvelle qu’ils viennent de se révolter et qu’ils veulent tous s’éloigner.

ARTHUR.

Serait-il possible !

MACARTY.

Milord, je dois tout à votre père, c’est lui qui a créé cette manufacture... et qui depuis a daigné m’y associer.

Air : Ce magistrat irréprochable. (Monsieur Guillaume.)

Grâce à lui, d’un nom respectable
Je me suis montré le soutien ;
Mais votre indolence coupable
A renversé son ouvrage et le mien. (Bis.)
Milord, vous m’ôtez plus, je pense,
Que ne m’avait donné mon bienfaiteur ;
Je ne lui dois que l’opulence,
Et vous me ravissez l’honneur.

ARTHUR.

Non, mon ami, non, tout peut encore se réparer... parle, dispose de moi, que veux-tu que je fasse ?

MACARTY.

Que vous daigniez seulement parler aux ouvriers ; ils vous connaissent, ils vous aiment ; un mot de vous les calmera, leur fera reprendre leurs travaux... Pendant ce temps, je m’occupe à rassembler les fonds nécessaires pour les payer... demain, je serai, je l’espère, en mesure ; mais ne perdez pas un moment, ou ma ruine est déclarée.

ARTHUR.

Oui, je te le promets, je te le jure ; fais tout préparer pour mon départ... quatre lieues, c’est l’affaire d’un instant.

Macarty sort.

 

 

Scène XIII

 

ARTHUR, puis ARUNDEL

 

ARTHUR, à part.

Et ce duel... malheureux que je suis... si j’allais succomber ! Deux heures... je ne demande que deux heures... que le ciel me les accorde, et je serai trop heureux.

ARUNDEL, froidement.

Je viens te chercher : quand tu voudras, nous partirons.

ARTHUR, vivement.

Non, mon ami, non, c’est impossible pour le moment ; quelques instants de plus ou de moins ne changeront rien à ma résolution, et dans une heure ou deux je suis à toi.

ARUNDEL.

Diable !... Mais comme tu dis, ça peut se remettre... Voici, d’ailleurs, tous tes anciens vassaux ; tu vas leur faire les adieux.

 

 

Scène XIV

 

ARTHUR, ARUNDEL, ROBIN, PAYSANS et PAYSANNES

 

Air : Fragment de Jean Paris.

LES PAYSANS et LES PAYSANNES.

Grands dieux ! quel événement !
Quoi ! monseigneur, on prétend
Que vous devez tout à l’heure
Partir de cette demeure,
Et quitter notre pays ?

ARTHUR.

Il est trop vrai, mes amis...

LES PAYSANS et LES PAYSANNES.

Ah ! pour nous tous quel malheur !
Vous nous quittez, monseigneur !

ARTHUR, bas à Arundel.

Oui, je pars... et toi, demeure ;
Je suis à toi dans une heure.

ARUNDEL, à part.

C’est fort bien ; une heure ou deux :
Oui, déjà cela va mieux.

ARTHUR, haut.

Mais je ne dois plus prétendre
Aux honneurs qu’on vient me rendre ;
Je ne suis plus maître ici,
Je ne suis que votre ami.

LES PAYSANS et LES PAYSANNES.

Que dit-il ? Parlez, de grâce !

ARUNDEL.

D’un autre il avait la place,
Et bientôt dans ce hameau
On va vous faire connaître
Celui qui de ce château
Est le véritable maître.

LES PAYSANS et LES PAYSANNES.

Du village et du château
Quel est donc le nouveau maître !

ROBIN.

Encore un qui va-t-êtr’ maître.
Quand donc ce s’ra-t-y mon tour ?

ARTHUR.

Oui, je veux perdre en ce jour
Et mon nom et ma richesse,
Mais pour vous j’aurai sans cesse
Toujours la même tendresse.

 

 

Scène XV

 

ARTHUR, ARUNDEL, ROBIN, PAYSANS, PAYSANNES, MACARTY d’un côté, DEUX VALETS de l’autre

 

MACARTY.

Allons, qu’on se dépêche ;
Partons, il faut en finir.

ARTHUR, troublé, aux paysans.

Mes amis... oui, je vous quitte.

Aux valets.

Je vous suis.

À Macarty.

Nous, partons vite.

À Arundel.

Je reviens de suite.
J’en perdrai l’esprit, vraiment.

LES PAYSANS et LES PAYSANNES.

Oui, monseigneur, partez vite,
Ne perdez pas un moment.

MACARTY.

Allons, la voiture est prête.

ARUNDEL, à part.

C’est fort bien : une heure ou deux ;
Oui, déjà cela va mieux.

Ensemble.

ARTHUR.

Vraiment, j’en perdrai la tête ;
À revenir je m’apprête.
Grand Dieu ! donnez-moi le temps
De tenir tous mes serments.

ARUNDEL.

Tout va bien, ma ruse est prête,
J’ai mon projet dans ma tête,
Encore quelques instants,
Et je tiendrai mes serments.

ROBIN.

Un nouveau seigneur, quell’ fête !
À bien danser je m’apprête,
Je prendrai donc du bon temps,
Et nous serons tous contents.

MACARTY.

Partons, la voiture est prête,
Mais ne perdez pas la tête ;
Nous avons encor le temps
De tenir tous nos serments.

LES PAYSANS et LES PAYSANNES.

À nous quitter il s’apprête,
Pour le village plus d’ fête ;
Malgré nos nouveaux serments,
Nous vous aim’rons en tout temps.

Ils sortent tous en suivant Arthur, qui serre la main d’Arundel et s’éloigne très agité.

 

 

ACTE II

 

Même décor.

 

 

Scène première

 

ARUNDEL, ROBIN, avec un habit très riche, mais ayant conservé le reste de son premier costume

 

ROBIN.

Comment, monsieur Arundel, c’est moi qui est le seigneur ?

ARUNDEL.

Oui, mon garçon, et tu l’as toujours été.

ROBIN.

Comment, je le suis, et de naissance... Voilà le plus drôle... Je vous demande comment mou père, qui était paysan, a-t-il eu l’esprit de faire un seigneur ?

ARUNDEL.

Rien de plus aisé à t’expliquer ; mais si tu en doutes...

ROBIN.

Du tout, du tout, mon Dieu, je vous crois sur parole ; vous l’avez dit, ça suffit, ce n’est pas moi qui voudrais y regarder après vous ; mais voyez queu revirement !... Il n’y a pas trois heures que j’étais à arroser les laitues de monseigneur, et maintenant je vas les manger pour mon propre compte...

ARUNDEL.

Ça te fait donc plaisir ?

ROBIN.

Parbleu !... il n’y a qu’une chose qui me fait de la peine, c’est de ne pas l’avoir su ce matin avant mon déjeuner, ça aurait fait une fameuse différence.

ARUNDEL.

Tu n’as donc pas mangé ?

ROBIN.

Au contraire, c’est que je m’en suis donné... et qu’il faut que j’attende à ce soir pour avoir de l’appétit... Qu’est-ce que je m’en vais faire jusque-là ?

ARUNDEL.

Eh bien, promène-toi.

ROBIN.

Le beau plaisir, me promener dans mes jardins, je les connais comme mes poches, je les ai assez ratisses.

ARUNDEL.

Va dans la bibliothèque, prends un livre.

ROBIN.

Faut d’abord que j’apprenne, et je n’ai jamais eu de goût.

ARUNDEL.

Tant pis.

ROBIN.

Tant mieux, parce que si j’aimais à lire, je donnerais dans la lecture, et je ne peux la souffrir.

ARUNDEL.

Monte à cheval.

ROBIN.

Et si je tombais, moi qui ne vais qu’à âne ! la santé d’un seigneur est autrement précieuse que celle d’un jardinier, je ne peux pas comme ça l’exposer.

ARUNDEL.

Eh bien, va voir tes vassaux... Ne disais-tu pas ce matin que si tu étais puissant, tu serais juste, affable, généreux ?

ROBIN.

Oh ! ça, c’est vrai.

Air du Nouveau Seigneur de village.

De mes droits, en maître équitable,
Déjà je me suis informé,
J’ai seul ici l’ droit d’être aimable,
J’ai l’ droit d’être toujours aimé ;
J’ons aussi le droit de tout prendre,
Enfin, jusques au collecteur
Que j’ai le droit de faire pendre :
Ah ! le joli droit du seigneur !

Et je vais commencer par en user ; son affaire est bonne.

ARUNDEL.

J’en suis fâché, mais c’est impossible ; ici, on est obligé de juger les gens avant de les condamner.

ROBIN.

Au moins, si j’avais là quelqu’un de mes gens, nous jouerions une partie.

ARUNDEL.

Fi donc ! ça ne se peut pas... et la dignité de seigneur, et le décorum !

ROBIN.

Ça ne se peut pas, cane se peut pas... alors, qu’est-ce que je peux donc ? apprenez-le-moi.

ARUNDEL.

Très volontiers.

Air : On dit qu’ le mariage. (L’Épreuve villageoise.)

Boire la nuit entière,
S’éveiller à midi ;
Bâiller dans sa bergère
Auprès de milady ;
Briguer dans les communes
L’honneur d’être nommé ;
Se montrer aux tribunes,
En descendre assommé ;
Voilà quels sont d’abord
Les devoirs d’un milord.
Par le Morning-Chronicle
Ranimer sa gaîté,
Arroser chaque article
D’une tasse de thé ;
Pour que l’on vous renomme,
Acheter du crédit
Ainsi que de l’esprit,
Et se croire un grand homme,
Quand le journal l’a dit.

Enfin, mon cher...

Devant ses Dulcinées,
Boxer, fier comme un roc ;
Placer mille guinées
Sur la tête d’un coq ;
Toute la matinée
Courir à New-Market,
Et finir la journée
D’un coup de pistolet :
Voilà quels sont encor
Les plaisirs d’un milord.

ROBIN.

Ah ! que c’est ennuyeux de s’amuser comme ça !

 

 

Scène II

 

ARUNDEL, ROBIN, MARIE, tout essoufflée

 

ROBIN.

C’est mam’zelle Marie.

MARIE.

Ah ! Robin...

ARUNDEL.

Vous voilà, ma chère enfant... Eh bien ! Arthur...

MARIE.

Ah, mon Dieu ! si vous saviez ce qu’il a fait pour moi !

Air : Vers le temple de l’hymen. (Amour et Mystère.)

Un indigne ravisseur
M’entraînait malgré mes larmes,
Quand j’entends le bruit des armes
Et la voix de monseigneur...
Birton l’outrage et s’avance ;
Mais, soudain, milord s’élance
Et malgré sa résistance
Le désarme...

ROBIN.

Oh ! sur ma foi,
De c’ récit j’ai l’âme émue,
Et je veux qu’il continue
À s’ battre toujours pour moi.

ARUNDEL, vivement.

Il s’est battu ! ça va bien... et il n’est pas blessé ?

MARIE.

Non, Dieu merci !

ARUNDEL.

Tant mieux, tant mieux... Cependant un petit coup d’épée, ça n’aurait pas mal fait ; mais il faut se contenter de ce qu’on a.

ROBIN.

Il s’est battu ! comment diable a-t-il fait son compte, lui qui donnait toujours ?

ARUNDEL.

Et qu’est devenu notre fou de baronnet ?

MARIE.

M. Birton ?... il s’est en allé; d’un côté ; monseigneur a repris au galop la route de Falkirk, et moi je suis revenue avec M. Macarty dans la calèche de milord.

ROBIN.

Dans ma calèche, c’est très bien.

ARUNDEL, réfléchissant.

M. Macarty, ce riche manufacturier que j’ai vu ici tantôt... si j’allais... je ne le connais pas, mais c’est égal.

Air : Époux imprudent, fils rebelle ! (Monsieur Guillaume.)

Il est, dit-on, plein d’honneur, de franchise,
Jamais n’obligeant à demi ;
Que même ardeur nous électrise.
Et conjurons pour sauver un ami.
Puisque l’on voit, dès qu’il faut nous surprendre,
De l’accord parmi les méchants,
Dans leurs complots d’honnêtes gens
Au premier mot doivent s’entendre.

Il sort.

 

 

Scène III

 

MARIE, ROBIN

 

ROBIN.

Allons, allons, v’là un combat qui me fait honneur ; il n’y a qu’une chose qui cloche : Mam’zelle, vous dites toujours monseigneur, milord Arthur ; et à moi, Robin tout court ; j’ vous l’ passe, parce que nous sommes seuls, mais en compagnie faudra vous observer.

MARIE.

Comment, Robin, il serait possible !... ce qu’on vient de me dire serait vrai, c’est toi qui es le seigneur ?

ROBIN.

Dame, quelle question ! est-ce que vous ne voyez pas l’habit brodé ?

MARIE.

Et lord Arthur ?

ROBIN.

N’est plus rien dans le château, mam’zelle ; tout est à moi, sa fortune, ses honneurs, ses décorations...

MARIE.

Ses décorations !... comment, tu oserais porter ?...

ROBIN.

Eh bien ! ses blessures donc, ses blessures qu’il a reçues en Portugal, si ça ne me comptait pas, ça serait joli !

Air : Va, d’une science inutile.

Tout c’ qu’il a fait, d’puis qu’il est l’ maître,
Doit me profiter, c’est mon bien.

MARIE.

Pour l’ remplacer, il faudrait être
Doué d’un mérite égal au sien.

ROBIN.

Qu’ vous avez donc la têt’ rétive !
Esprit, mérite, et cætera...
C’est moi qu’en ai, puisque j’arrive ;
Il n’en a plus, puisqu’il s’en va.

MARIE.

Ah, mon Dieu, mon Dieu ! je ne pourrai jaunis m’habituer à ne pas l’appeler monseigneur.

ROBIN.

Comment, mam’zelle...

MARIE.

J’en suis fâchée, Robin, mais je ne peux pas changer mes affections du jour au lendemain, et oublier ainsi celui qui fut notre bienfaiteur.

ROBIN, en colère.

Eh bien, v’là c’ que j’ n’entends pas, mam’zelle ! il n’y a que moi de maître ici ; il n’y a que moi d’aimable, de respectable, et si l’on me fait mettre eu colère, je saurai bien vous prouver aussi que je suis votre bienfaiteur... c’est que je chasserai tout le monde, moi.

MARIE.

Ah ! voilà milord ; oui, c’est lui... Robin, Robin, mais lève-toi donc, c’est milord.

ROBIN, se levant.

Là, je vous y prends encore... certainement je vas me lever, mais vous ne pouviez pas me dire : Monseigneur, lève-toi donc !

 

 

Scène IV

 

MARIE, ROBIN, ARTHUR, couvert de poussière

 

MARIE, courant à lui.

Milord, vous voilà enfin de retour.

ARTHUR, d’un air plus gai.

Oui, ma chère enfant, oui, Marie, et grâce au ciel j’ai réussi dans tout ce que j’avais entrepris.

MARIE, avec intérêt.

Vous avez l’air bien fatigué !...

ARTHUR, gaiement.

C’est que je me suis donné une peine depuis trois heures !... pas une minute de repos, toujours à cheval, six lieues au grand galop, un temps superbe, des chemins magnifiques ; c’était une promenade délicieuse ; j’ai vu tout le monde.

Riant.

Aussi, je n’en puis plus ; je suis harassé.

MARIE, approchant un fauteuil.

Asseyez-vous donc... vous devez avoir besoin de prendre quelque chose.

ARTHUR.

Ma foi, oui ! Le grand air et la course m’ont donné une faim de tous les diables.

MARIE.

Là !... et il n’y a peut-être rien de prêt ?

ARTHUR.

Bah ! un morceau de pain, une bouteille de porter ; la première chose venue.

MARIE.

Je cours chercher ce qu’il vous faut.

Elle sort.

ARTHUR.

Bonne petite Marie ! que je me félicite...

Il aperçoit Robin.

Ah, ah ! te voilà, Robin... Eh bien, mon garçon, comment te trouves-tu de ta seigneurie ?... commences tu à t’y faire ?

ROBIN, le chapeau à la main et d’un air embarrassé.

Oh ! monseigneur ! vous êtes bien bon, ça me donne bien un peu de tracas, mais je ne m’en plains pas.

ARTHUR, s’asseyant.

Je viens de travailler pour toi.

ROBIN, toujours debout.

Oui, monseigneur, j’ sais que vous avez eu la complaisance de vous battre.

Marie rentre et pose sur la table un plateau avec du pain, du vin, etc.

ARTHUR.

J’ai fait mieux que cela, j’ai vu les ouvriers de la manufacture du bon Macarty ; ils sont rentrés dans le devoir, et les travaux vont reprendre avec une nouvelle activité... lui passant à Falkirk, j’ai vu aussi le receveur des taxes, et j’ai obtenu pour les vassaux du comté une diminution que j’avais négligé de réclamer ; enfin, j’ai fait en ton nom ce que j’aurais dû faire plus toi pour moi-même et pour le bonheur de ces bons villageois ; mais vaut mieux tard que jamais...

Air du vaudeville de l’Avare et son Ami.

Mon cher, grâce à cette journée,
On respecte déjà ton nom ;
Mes soins dans une matinée
Ont tout changé dans le canton ;
On te bénit dans ce domaine.

ROBIN.

Soit, je me laisserai bénir,
Et ça m’ fait d’autant plus plaisir,
Que ça n’ m’a pas coûté grand’ peine.

Bas à Marie.

Là, voyez-vous encore ce que je viens de faire ! les taxes diminuées.

MARIE, à Arthur.

Monseigneur, vous êtes servi.

ROBIN.

Attendez donc, que j’approche cette table !

ARTHUR, mangeant avec vivacité.

Bien, bien.

MARIE, le servant.

Je suis désolée de n’avoir trouvé que ça à l’office.

ARTHUR, mordant dans son pain.

Excellent ! un verre !

ROBIN, prenant une serviette et l’essuyant.

Voilà... et c’te bouteille qui n’est seulement pas débouchée.

Il la débouche et verse à boire.

ARTHUR.

Délicieux ! je n’ai jamais rien bu de meilleur.

Il mange.

ROBIN, le regardant avec envie.

Comme il mange !... est-il heureux d’avoir faim comme ça ! et moi, faut que j’attende encore deux heures pour mon appétit du dîner.

MARIE, regardant vers le côté gauche en allant à Arthur.

Ah ! monseigneur !

ROBIN, lui faisant des signes de s’adresser à lui.

Eh bien, eh bien, encore !

À Arthur.

Dites-y donc, je vous prie, qu’elle s’adresse à moi, je suis le seigneur.

ARTHUR.

C’est trop juste, parlez à monsieur.

MARIE.

Eh ! mon Dieu ! voyez plutôt d’ici, c’est un constable et, des gens de justice... Si c’était pour ce duel, si on venait arrêter monseigneur...

ROBIN, se levant effrayé.

Eh ! arrêter monseigneur !... c’est que ça n’est plus ça du tout... Qu’est-ce que ça veut dire ?... un constable dans mon château !...

Fièrement.

Je m’en vas...

À part.

Je m’en vas me cacher.

Il s’enfuit.

MARIE, courant à Arthur.

Et moi, je ne vous quitte pas.

ARTHUR, regardant par le fond.

Je ne me trompe point, Macarty est au milieu d’eux, et il a l’air de leur donner des ordres.

 

 

Scène V

 

MARIE, ARTHUR, MACARTY

 

MACARTY, à la cantonade.

Qu’on s’empare de toutes les issues ; je vous répète qu’il est ici.

Se frottant les mains.

Ah, milord ! je vous trouve à propos.

ARTHUR.

Marie, laisse-nous.

MARIE.

Mais, monseigneur...

ARTHUR.

Laisse-nous, te dis-je.

MACARTY, à part.

Forme !... Portons-lui les derniers coups...

Marie sort par la droite, en témoignant son inquiétude ; elle se montre de temps en temps pendant la scène suivante.

 

 

Scène VI

 

ARTHUR, MACARTY

 

ARTHUR.

Eh bien ! mon cher Macarty, qu’y a-t-il donc ?

MACARTY.

Pardon, milord, si je vous ai laissé brusquement... nos affaires sont en bon train.

ARTHUR.

Vous croyez ?... Mais on vient de me parler du constable...

MACARTY.

Que cela ne vous inquiète pas ; c’est moi qui l’ai fait venir.

ARTHUR.

Vous ?...

MACARTY.

Pour cette lettre de change de trois cents guinées.

ARTHUR.

Ah !... votre débiteur est donc ?...

MACARTY.

Ici, je le suivais à la piste.

ARTHUR.

Il est au château ?

MACARTY.

Précisément.

ARTHUR.

Et vous allez le faire arrêter ?

MACARTY.

Sans difficulté... Je ne demande pas de grâce pour mes engagements ; mais, ventrebleu ! je veux qu’on soit de même, et sir Arundel va aller passer quelques mois à la Tour.

ARTHUR, troublé.

Arundel !... mon meilleur ami !... Quoi ! c’est lui !... En effet, il me parlait ce matin de quelques lettres de change... Mais je ne souffrirai pas... monsieur Macarty, je me rends sa caution.

MACARTY.

Vous, milord ; j’accepte.

ARTHUR.

Étourdi !... J’oublie que je n’ai plus rien, que je ne suis plus rien, que je ne puis disposer d’un schelling... Je n’ai plus de fortune, il est vrai, mais suis-je donc incapable d’en acquérir, de travailler ?... monsieur Macarty, je ne vous demande que du temps, ou plutôt... Oh ! quelle idée !... Vous êtes à la tête de plusieurs manufactures ?...

MACARTY.

Oui.

ARTHUR.

Que donnez-vous à vos ouvriers ?

MACARTY.

C’est suivant : je paie bien les bons travailleurs, peu les médiocres, et je renvoie les paresseux.

ARTHUR.

Donnez-moi une place d’inspecteur, de chef d’atelier, de teneur de livres, ça m’est égal.

MACARTY.

Sérieusement ?

ARTHUR.

Pourquoi non ?

Air de Julie.

Cher Arundel, en ce péril extrême,
De te servir mon cœur me fait la loi ;
Pour ne devoir ton salut qu’à moi-même,
Je serai fier du plus modeste emploi ;
Oui, sans rougir, au travail je me livre,
Je n’existais pas jusqu’ici ;
Mais je vais sauver un ami,
D’aujourd’hui je commence à vivre.

MACARTY.

Parbleu ! vous m’enchantez... J’ai justement une place de premier commis ; cent guinées par an, et le logement, ça vous convient-il ?

ARTHUR.

À merveille !

MACARTY.

Je ne vous en paierai que la moitié pendant six ans ; et votre ami sera quitte à la sixième année. Ah çà ! voyons ; un petit bout d’écrit, je ne connais que cela, moi.

ARTHUR.

Tout ce que vous voudrez.

Pendant que Macarty écrit à la hâte, Arthur se promène virement en se frottant les mains.

Ce bon Arundel !... Jamais ce jour ne s’effacera de ma mémoire !... J’éprouve une joie, un bonheur que je ne me croyais plus capable de ressentir.

MACARTY, lui présentant deux papiers.

Tenez, je crois que cela suffit.

ARTHUR, prenant la plume.

Très bien, très bien !

MACARTY.

Ah çà ! vous n’avez aucun regret ?

ARTHUR.

Des regrets, quand vous me sauvez plus que la vie !... Je signe aveuglément.

Ils prennent chacun un des doubles de l’écrit.

MACARTY, lui prenant la main.

Bien, monsieur Arthur, je vous estime, je vous honore : voyez-vous, je respecte beaucoup les litres, les distinctions,

Mettant la main sur son cœur.

mais cela avant tout, ça ne vous abandonne jamais, et ça vaut mieux que le reste... Sans adieu ; dans une heure je me remets en route, nous partons ensemble, je vous installe à la fabrique, et, corbleu ! vous verrez qu’on peut vivre heureux dans tous les états, quand on est honnête et qu’on fait son devoir. Serviteur.

Il sort, et Marie reparaît et s’approche lentement d’Arthur.

 

 

Scène VII

 

ARTHUR

 

Il a ma foi raison, et je vais travailler maintenant avec une ardeur, un plaisir !... Cent guinées par an, cinquante pour Arundel, cinquante pour moi, c’est trop juste... Eh bien, je ne serai pas à plaindre... cinquante guinées ! je n’aurai pas de quoi faire le seigneur, mais enfin on peut être heureux. Macarty l’est bien, tout respire chez lui un air de bonheur... il est vrai qu’il a une femme, des enfants qui l’aiment, qui le chérissent, tandis que moi... Eh bien, je n’avais pas encore pensé à cela... autour de moi, personne !...

Il se retourne et voit Marie près de lui.

C’est toi, Marie ?

 

 

Scène VIII

 

ARTHUR, MARIE

 

MARIE.

Il est donc vrai, vous nous quittez ?

ARTHUR.

Oui, Marie, et c’est moi qui serai le plus à plaindre ; car toi, tu resteras ici, tu t’établiras dans ce village.

MARIE, vivement.

Moi, jamais, milord ; ne vous l’ai-je pas dit ce matin ?

ARTHUR, la regardant avec intérêt.

En effet.

Après un silence.

Marie, je suis ton ami, ton meilleur ami... parle-moi franchement, n’aurais-tu pas de l’amour pour quelqu’un ?...

MARIE, hésitant.

Je crois que oui.

ARTHUR, ému, et douloureusement.

Comment, j’aurais deviné juste ?

Air : Je t’aimerai. (Blangini.)

Premier couplet.

Quoi ! vous aimez sans espérance ?

MARIE.

Aucune.

ARTHUR.

Son rang peut-être empêche un nœud si doux ?

MARIE.

Non, grâce au ciel, sa naissance est commune.

ARTHUR.

Et croyez-vous qu’il ait de la fortune ?

MARIE.

Pas plus que vous. (Bis.)

Deuxième couplet.

ARTHUR.

Vous aime-t-il ?

MARIE.

Hélas ! il me délaisse ;
Jamais pourtant je n’aurai d’autre époux.

ARTHUR.

Quoi ! lui garder une telle tendresse !
Et croyez-vous au moins qu’il la connaisse ?

MARIE, avec expression.

Pas plus que vous. (Bis.)

ARTHUR, à part.

Quelle idée !

Changeant d’intention.

Eh bien ! Marie, j’ai aussi un conseil à te demander : je t’avais parlé ce matin d’un mariage...

MARIE, vivement.

Oui, mais vous m’aviez dit aussi, je crois, que vous n’aimiez pas la personne.

ARTHUR, l’observant.

C’est vrai, Marie ; d’ailleurs un mariage de convenance, c’était bon lorsque j’avais de la fortune.

MARIE.

Sans doute, vous aviez l’habitude de vous passer de bonheur ; maintenant que vous n’avez plus rien, il faut songer à être heureux.

ARTHUR.

Oui ; mais ce bonheur, je ne pourrais le trouver qu’auprès d’une personne qui m’aimerait, et aujourd’hui que je suis privé de mes richesses...

MARIE.

J’entends bien, vous seriez obligé d’épouser quoiqu’un qui vous aimât pour vous-même... Dame ! en cherchant bien... ça peut se trouver.

ARTHUR, lui prenant la main.

À la bonne heure ; mais, supposé que cette personne-là existât, ne serais-je pas moi-même bien peu généreux de lui avouer mon amour quand je n’ai plus rien à lui offrir ?

MARIE, avec tendresse.

Qu’importe ! offrez toujours.

ARTHUR, avec feu.

Marie, je te dois les plus doux instants que j’aie encore goûtés ; oui, je t’aime, je l’aimerai toujours, nous ne nous quitterons plus, tu seras ma femme, mon amie !... Marie, le veux-tu ?

MARIE, avec joie.

Si je le veux ! Ah ! que c’est heureux pourtant que vous ayez tout perdu !

DUO.

Air : Au son des musettes. (Jeannot et Colin.)

Croyez qu’au village
On peut être heureux ;
On rit davantage,
On chante bien mieux,
La, la, la, la, la, la, la, la.
Gaiement à l’ouvrage
On part tous les deux ;
Mais le soir rassemble
Chacun au hameau.
Et l’on peut ensemble
Danser sous l’ormeau :
La, la, la, la, la, la, la, la.

ARTHUR, suivant ses mouvements.

Oui, ce que j’éprouve
Fait battre mon cœur,
Près de toi je trouve
Enfin le bonheur.
Ô moment prospère !
D’un époux reçoi
Cet anneau, ma chère,
Gage de ma foi.

Il lui donne une bague.

ARTHUR et MARIE.

Oui, jurons ensemble
De vivre au hameau,
Nous irons ensemble
Danser sous l’ormeau.
Oui, oui, oui, danser sous l’ormeau.
Tra, la, la, la, la, la, la.

Ils dansent.

La, la, la, la, la.

Ensemble.

ARTHUR.

Désormais Marie
Sera tout pour moi.
Veux toute ma vie
Danser avec toi.

MARIE.

À jamais Marie
Te donne sa foi.
Veux toute ma vie
Danser avec toi.

Ils dansent.

 

 

Scène IX

 

ARTHUR, MARIE, ARUNDEL, MACARTY, ROBIN, LES PAYSANS

 

À la fin du duo, Arundel parait à la porte à gauche, Robin à celle de droite, tous les villageois dans le fond.

ARUNDEL, prenant la main à Arthur.

Allons, mon ami ; allons, il est sept heures passées... Je viens te chercher.

ARTHUR.

Sept heures !... Déjà.

Apercevant les villageois.

Eh ! mon Dieu, que veut tout ce monde en habit de tête ?

MARIE.

Je m’en doute bien ; ils viennent remercier monseigneur de la diminution des taxes.

ROBIN.

Vite, mon fauteuil !

Il s’assied. Les villageois vont droit à Arthur qu’ils environnent, sans faire attention à Robin qui reste seul sur son fauteuil à l’autre bout du théâtre.

LES PAYSANS.

Air de Joconde.

C’est à vous (Bis.) que le village
Doit la paix (Bis.) et le bonheur.
Nous vous offrons notre hommage
Comme à notre bienfaiteur.
Vive, amis, vive notre bon seigneur !

ROBIN.

Eh bien ! eh bien ! nais ils se trompent ; dites donc, dites donc, me v’là : ils ne voient donc pas la broderie ?... Hum ! Oh ! les paysans !...

Arthur, attendri, serre la main de ceux qui l’entourent.

ARUNDEL, bas et tirant Arthur par son habit.

Allons, allons ; si tu t’amuses à écouter les bénédictions de tout ce monde-là, nous n’en finirons pas, et il faut partir.

ARTHUR.

Partir, dis-tu ? Non, mon ami, je ne pars plus.

Air : Connaissez mieux le grand Eugène. (Les Amants sans amour.)

L’honneur défend que je dispose
D’un bien qui ne m’appartient plus,
Mon cœur doit sa métamorphose
À tes bienfaits,

Montrant Marie.

À ses vertus. (Bis.)
Oui, désormais l’existence m’est chère,
Et je promets, jusqu’au dernier soupir,
De la consacrer tout entière
À ceux qui me l’ont fait chérir.

ARUNDEL.

Ah ! tu as changé d’avis...

ARTHUR, lui montrant l’écrit qu’il a signé.

Juge toi-même, mon ami, si je puis manquer à de pareils engagements.

ARUNDEL, lisant.

Comment ! c’est pour moi.

Lui serrant la main.

C’est bien, c’est très bien, je reconnais le fils de mon ancien ami, le noble héritier du comte Derfort... Tu es digne de son nom et de sa fortune, et maintenant tu peux les reprendre ; je te les avais ôtés ce matin, je te les rends.

ARTHUR.

Que dis-tu ?

MARIE et ROBIN.

Comment, milord Arthur...

ARUNDEL.

N’a jamais cessé d’être votre seigneur... Mais, pour le guérir, il fallait bien enlever la première cause du mal.

Marie ôte l’anneau de son doigt et le présente à Arthur en détournant la tête.

ARTHUR.

Ah ! Marie, peux-tu penser que je le reprendrai ?

MARIE.

Vous êtes riche, maintenant...

ARTHUR.

Oui, Marie, je suis riche, mais j’abandonnerais ma fortune plutôt que de renoncer à la seule femme que je puisse aimer ; viens partager le sort de ton époux, et m’aidera faire le bonheur de tout ce qui m’entoure.

MACARTY, en riant.

Avec tout cela, j’y perds un excellent commis.

ROBIN, en soupirant.

Et moi ?

ARUNDEL.

Toi ! de mon autorité privée je t’avais fait seigneur ; et maintenant je te fais garde-chasse.

ROBIN.

C’est bon, je pourrai tuer des lapins.

ARUNDEL, à Marie et à Robin.

Eh bien, quand je vous disais que je le guérirais ! Il est vrai, charmante Marie, que sans vous en douter vous m’avez bien secondé.

À Arthur.

Mon cher Arthur, je ne crains plus que pareille fantaisie te reprenne ; mais si tu rencontrais jamais de ces pauvres cerveaux, administre-leur mon remède, montre-leur que jusqu’au dernier moment on peut être utile à ses semblables, à ses amis, et ils renonceront bien vite à leur projet insensé.

Vaudeville.

Air des Rendez-vous bourgeois.

ARTHUR.

Gaîté, douce folie,
Amour,
Femme jolie,
C’est par vous que la vie
S’embellit tour à tour.

TOUS.

Gaîté, douce folle, etc.

MARIE, au public.

Air : Enfin, qu’elle n’ait rien de vous. (La Somnambule.)

Atteint d’une sombre manie,
Il voulait finir ses destins ;
Mais l’amour, mais l’amitié chérie,
Pour le sauver furent ses médecins.
Arthur, guéri de sa faiblesse,
En ce moment ne connaît plus l’ennui.
Ah ! puissiez-vous, en sortant de la pièce,
Vous porter (Bis.) aussi bien que lui. (Ter.)

TOUS.

Gaîté, douce folie,
Amour,
Femme jolie,
C’est par vous que la vie
S’embellit tour à tour. (Bis.)

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