L’Homme automate (Eugène SCRIBE - Antoine-François VARNER - Jean-Gilbert YMBERT)

Folie-parade, mêlée de couplets.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 10 mai 1820.

 

Personnages

 

DUHAZARD, médecin

LÉMINCÉ, traiteur

MÉCANIQUE, amant de Claudine, et ami de Duhazard

BEAUVISAGE, élève de Curtius

CLAUDINE, fille de Lémincé

VILLAGEOIS

VILLAGEOISES

 

À Nanterre.

 

La place publique de Nanterre. À droite du spectateur la maison et la montre du traiteur Lémincé, avec cette enseigne : À la Belle Madeleine ; à gauche, le cabinet de curiosités de Beauvisage, avec cette inscription : Cabinet d’illusions ; l’entrée en est close par un rideau rouge mobile. En avant un piédestal sur lequel est un automate qui se place et se déplace à volonté, et qui, par le masque et la mise, doit ressembler le plus possible à l’acteur qui joue le rôle de Mécanique.

 

 

Scène première

 

DUHAZARD, MÉCANIQUE, se tenant par la main

 

MÉCANIQUE.

« Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle,
« Ma fortune va prendre une face nouvelle... »

Comment, mon cher Duhazard, c’est toi que je retrouve établi à Nanterre ?

DUHAZARD.

Ce pauvre Mécanique ! il n’est pas changé, je le vois encore avec le tablier blanc et la veste de nankin, chez ce brave limonadier qui nous logeait tous à crédit.

MÉCANIQUE.

Mon oncle Marasquin...

Air : Un homme pour faire un tableau. (Les Hasards de la guerre.)

Ton amitié, j’aime à le voir,
À ce souv’nir fidèl’ se montre.

DUHAZARD.

Oui, c’est chez lui, près du comptoir,
Qu’ nous fîmes notr’ premier’ rencontre.

MÉCANIQUE.

Tu m’empruntas dès l’ premier soir...
V’là comm’ tu m’as connu, je pense.

DUHAZARD.

Et d’puis je m’ suis fait un devoir
De r’nouv’ler souvent connaissance.

Oui, tu m’as vu dans le temps de mes fredaines, dans les jours d’orage et de grandes passions... Ce n’est plus cela... je ne suis plus ce brillant étudiant en médecine... la coqueluche de tout le faubourg Saint-Jacques... Tu sais qu’à la Faculté de Paris ils ont refusé de me recevoir, sous prétexte que je ne savais rien... comme si c’était une raison, et comme si les gros bonnets de l’ordre... Ma foi, j’ai pris mon parti et mon scalpel, et je me suis mis à courir la province... rognant... taillant... tranchant dans le grand ; j’ai fait de tout, jusqu’à des guérisons !... J’ai là les certificats ; et à la fin, fatigué de cette vie errante... sistimus hic tandem, je me suis arrêté dans cette ville, où tu me vois chirurgien sédentaire et officier de santé à ton service.

MÉCANIQUE.

Certainement, ce n’est pas de refus...

DUHAZARD.

Comment ! serais-tu malade ?

MÉCANIQUE.

C’est-à-dire, malade... jusqu’à un certain point... je suis amoureux.

DUHAZARD.

Parbleu ! si tu crois me rapprendre... peau moite... pulsations fréquentes... c’est écrit... ça doit être même assez grave...

MÉCANIQUE.

Voilà trois mois que ça m’a pris...

DUHAZARD.

Et ça continue ?...

MÉCANIQUE.

Avec des redoublements... C’est au bal de la Chaumière que ça m’a commencé... Je dansais avec une petite brune... c’est-à-dire, une châtaine...

DUHAZARD.

Sous les marronniers ?

MÉCANIQUE.

C’était en été... dans le jardin... il faisait très chaud... et j’ai senti tout d’un coup que ça me venait de là... v’lan ! comme un coup d’air.

DUHAZARD.

Diable !... diable !... très dangereux.

Air du vaudeville de Haine aux femmes.

Est-ce à Paris que serait né
L’objet de ta flamme sincère ?

MÉCANIQUE.

Non, ce qui m’a déterminé,
C’est que la belle est de Nanterre.
Dans cet endroit cher aux marmots
La pâtiss’rie n’est pas légère,
Et l’on dit qu’ les femm’s, à Nanterre,
Sont d’ la mêm’ pât’ que les gâteaux.

DUHAZARD.

Ah ! elle demeure ici ?

MÉCANIQUE.

Oui, mon ami, elle est ici... à Nanterre... dans une gargote, c’est le mot propre ; car, pour nous autres qui avons habité Paris, tu sais ce que c’est qu’un restaurateur de province, et son père en est un.

DUHAZARD.

Est-ce que par hasard ce serait le père Lémincé qui loge ici, À la Belle Madeleine ?

MÉCANIQUE.

Justement.

DUHAZARD.

Et qu’est-ce que tu comptes faire ?

MÉCANIQUE.

J’aurais bien envie... c’est une idée qui m’est venue, et que je ne crois pas mauvaise... de me présenter chez ce père dénaturé, en qualité de garçon traiteur... mais il faudrait se faire connaître ou avoir des répondants.

DUHAZARD.

Eh bien, ne suis-je pas là... moi, médecin en chef de la ville de Nanterre ?... et quand je te présenterai comme un jeune homme à son aise, qui ne tient pas aux appointements...

MÉCANIQUE.

Si fait... si fait... j’y tiens beaucoup ; songe donc que je suis sorti de chez mon oncle sans rien emporter... Il est vrai que le voilà, et que j’ai les deux cents francs que tu me dois.

DUHAZARD.

Mettons que tu n’as rien.

MÉCANIQUE.

Comment !...

DUHAZARD.

Oui, faisons une supposition... Qu’est-ce qu’il te faudrait ?

MÉCANIQUE.

Mais, dame !... une place de cent écus.

DUHAZARD.

Je m’en charge, avec d’autant plus de plaisir que cela va liquider notre restant de compte...

MÉCANIQUE.

Comment ! qu’est-ce que tu dis donc ?

DUHAZARD.

Sans doute... Je te dois deux cents francs, je te donne cent écus, tu vois bien que c’est cent francs que tu me dois.... Avant tout, il faut mettre de l’ordre dans une liquidation.

MÉCANIQUE.

Mais, permets donc !

DUHAZARD.

Tais-toi... voilà le futur beau-père que j’entends crier... Laisse-nous en tête-à-tête.

MÉCANIQUE.

Arrange ça comme tu voudras, mais que je voie Claudine... voilà tout ce qu’il me faut...

Il sort.

 

 

Scène II

 

DUHAZARD, LÉMINCÉ

 

LÉMINCÉ, à la cantonade.

Piquez bien le fricandeau... raccourcissez le civet, et allongez le bouillon...

DUHAZARD.

Bonjour, père Lémincé... vous voilà déjà dans la sauce ?

LÉMINCÉ.

Je crois bien, avec le monde que nous allons avoir aujourd’hui ! la foire de Nanterre, on ne l’a qu’une fois par an ; et si on ne se rattrapait pas ces jours-là...

Courant.

Remettez à la broche le coq d’hier.

DUHAZARD.

C’est unique, l’activité que vous avez à votre âge !... à la poêle... sur le gril... à la broche... vous êtes partout ; il est même étonnant que vous n’en soyez pas malade, mais ça ne peut pas manquer d’arriver.

LÉMINCÉ.

Vous croyez ?

DUHAZARD.

Parbleu ! voyez plutôt la poitrine.

Lui donnant un coup de poing dans l’estomac.

Hein ! comme ça sonne creux !

LÉMINCÉ.

Il faut vous dire que je n’ai pas déjeuné.

DUHAZARD.

C’est égal, vous avez quelque chose qui vous tourmente.

LÉMINCÉ.

Ça, c’est vrai ; j’ai ma fille Claudine... une jeunesse qui me fera perdre la tête. Imaginez-vous qu’elle a fait à Paris une connaissance qui m’a causé joliment du tintouin, sans compter la dépense.

Air : Dans ma chaumière. (Koulouf.)

À la Chaumière
Elle a dansé trois mois entiers ;
Que d’escarpins !... trop heureux père,
Si l’on n’usait que des souliers
À la Chaumière. (Bis.)

Enfin, aucun moyen de lui faire entendre raison... Cette petite fille ne fait rien... ne sert à rien... et ça nuit à l’économie d’une maison.

DUHAZARD.

J’ai ce qu’il vous faut... Vous demandez de l’économie, prenez un domestique de plus ; on n’en fait jamais d’autres dans les bonnes administrations... Un sujet excellent qui n’est pas cher.

LÉMINCÉ.

Eh ! mais, au fait !... Et a-t-elle de bons répondants ?

DUHAZARD.

Comment ! a-t-elle ?

LÉMINCÉ.

Eh ben ! oui, la domestique que vous me proposez.

DUHAZARD.

Comment, la domestique... c’est un beau et grand jeune homme... genre distingué... tenue bourgeoise... un de mes amis qui sort de chez Véry, où il a fait ses études.

Air : J’ai vu partout dans mes voyages. (Le Jaloux malgré lui.)

C’est un garçon dont rien n’approche,
Et qui, toujours leste et pimpant,
Conservait près du tournebroche
La fraîcheur de son linge blanc ;
Qui, des fourneaux à la toilette
Voltigeant dans un temps donné,
Le matin portait la serviette
Et la lorgnette après dîné.

LÉMINCÉ.

Oui-da ! encore quelque élégant qui en conterait à ma fille, et me boirait mon vin.

Air : Tonton, tonton, tontaine, tonton.

Il ne me faut dans ma guinguette
Rien qu’un talent de marmiton,
Tonton, tonton, tontaine, tonton.
Pour faire sauter l’omelette
Et rajeunir le miroton,
Tonton, tontaine, tonton.

DUHAZARD.

Comment ! vous vous arrêtez à de pareilles considérations ?

LÉMINCÉ.

Oui.

DUHAZARD.

Et vous me refusez ? moi, votre médecin ordinaire !

LÉMINCÉ.

Oui, oui, et cent fois oui ! D’ailleurs, depuis que ma fille est chez moi, je ne veux plus que des femmes à mon service, c’est plus calme, plus tranquille...

On entend un grand bruit dans la maison.

Ah ! mon Dieu ! c’est Madelon, la cuisinière, qui se dispute avec Javotte... Pan ! les bonnets à la tête... elles vont tout renverser.

DUHAZARD.

Mais, permettez donc...

LÉMINCÉ.

Non pas, non pas... c’est que, dans une cuisine, quand elles se jettent comme ça tout à la tête, c’est moi qui paie les pots cassés.

Il sort.

 

 

Scène III

 

DUHAZARD, seul

 

Mais, qu’est-ce que cela fait ?... qu’est-ce que cela vous fait ? laissez-les donc... quand il y aurait quelques bosses, quelques meurtrissures... ne suis-je pas là ?...

S’apercevant qu’il est seul.

Non, il a peur de me faire gagner cela... quel cœur de roche que le père Lémincé... Voilà ma médiation refusée... mon crédit compromis ! et ce pauvre Mécanique que j’ai promis de placer !

 

 

Scène IV

 

DUHAZARD, BEAUVISAGE

 

BEAUVISAGE, sortant de son cabinet à gauche.

Air : Ah ! qu’il est doux de vendanger. (Les Vendangeurs.)

En vain je rassemble à grands frais
De grotesques portraits ;
À créer des figur’s, hélas !
Ici je perds mes peines ;
J’en trouve à chaque pas
D’ plus farces que les miennes.

DUHAZARD.

C’est notre voisin Beauvisage, l’élève de Curtius... Eh bien ! farceur, comment va le grand vizir, la sultane favorite ?

BEAUVISAGE.

Hum !... ça va tout doucement.

DUHAZARD.

L’ambassadeur persan... Guillaume Tell... la petite Bébé, tout cela est-il en bonne santé ?... Quand il leur manquera quelque chose, vous savez que je suis là... S’il faut vous remettre un bras, une jambe, ne vous gênez pas.

BEAUVISAGE.

Pardi ! ils ne se portent que trop bien, ce n’est pas le travail qui les fatigue ; vingt-trois sous de recette dans la  journée d’hier... Mon garçon, on peut bien dire qu’il n’y a plus de goût, et que, n, i, ni, c’est fini pour les beaux-arts.

DUHAZARD.

Oui, mais aujourd’hui les pièces décent sous vont rouler... un jour de fête ! aussi vous vous êtes mis en frais.

Montrant l’homme de cire qui est à la porte.

Voilà votre trompette-mécanique, que vous avez habillé à neuf.

BEAUVISAGE, soupirant.

Ah ! ce n’est rien que ça, mon voisin... et j’ai manqué une belle fortune !... On peut vous confier cela, à vous qui êtes un ami...

Bas.

J’attendais de Paris... un gaillard solide au poste... sang-froid z’unique, physionomie immobile... qui devait remplir aujourd’hui le rôle de mon trompette, et vous jugez de l’effet... un automate joué par un homme naturel, ç’aurait été le triomphe de la mécanique... mais ça ne se peut pas.

DUHAZARD.

Je devine... une indisposition.

BEAUVISAGE.

Ah ! mon Dieu, oui, ça ruine les petits théâtres comme les grands.

DUHAZARD.

Mais attendez donc !... il vous faudrait un individu qui ne fût pas de cette ville ?...

BEAUVISAGE.

Sans doute.

DUHAZARD.

Et cependant une physionomie bête et sans expression ?

BEAUVISAGE.

Justement.

 

 

Scène V

 

DUHAZARD, BEAUVISAGE, MÉCANIQUE, dans le fond

 

DUHAZARD, l’apercevant.

Ah ! mon ami, mon cher ami !

Le prenant par la main et l’amenant devant Beauvisage qu’il regarde d’un air hébété.

Tenez, qu’en dites-vous, hein ?

BEAUVISAGE.

Ah ! c’est ça même, restez comme ça, en attitude.

À Duhazard.

Tâchez donc de l’engourdir.

DUHAZARD, à Mécanique.

Je le disais bien, que je te trouverais une condition... te v’là placé.

MÉCANIQUE, à demi-voix.

Ah ! ah ! c’est là le pure de Claudine ?... v’là une singulière figure de restaurateur.

DUHAZARD, de même.

Eh non ! le père Lémincé n’a pas voulu te recevoir ; alors, ne pouvant te faire entrer dans la maison, je t’ai mis en face.

MÉCANIQUE.

À la bonne heure, mais entendons-nous.

Air : Non, non, je ne veux plus aimer.

Je n’aime pas à travailler.

DUHAZARD.

Mon cher, tu n’auras rien à faire.

MÉCANIQUE.

Je n’ suis pas habile à parler.

DUHAZARD.

Tu n’auras jamais qu’à te taire.

MÉCANIQUE.

Qu’on n’ me donn’ pas de commission.

BEAUVISAGE.

Faut toujours qu’ici tu demeures,
Et dès qu’ t’auras un’ position,
T’en auras pour tes vingt-quatre heures.

MÉCANIQUE.

Une position !

À Duhazard.

Ah çà, quel diable d’état me donnes-tu donc là ?

DUHAZARD, l’amenant près du trompette.

Regarde ce particulier... c’est un de les confrères... te v’là enrôlé dans la troupe.

L’empêchant de parler.

Monsieur te donne la moitié de la recette.

BEAUVISAGE.

Comment ? comment ?

DUHAZARD.

Eh ! sans doute, il faut payer les talents... Trouvez donc un artiste de la capitale qui consente à jouer en province pour une demi-recette !... il vous demanderait la recette entière... et une gratification... Conclu et arrangé...

MÉCANIQUE.

À la bonne heure !... mais enfin à quoi suis-je tenu ? car encore faut-il se douter de son état.

BEAUVISAGE.

Afin que vous n’en ignoriez, je vas vous donner connaissance de votre engagement.

Tirant de sa poche un papier qu’il lit.

« Engagement pour les rôles de nature morte, etc., etc. 1° Monsieur... » Comment s’appelle-t-il ?

DUHAZARD.

Mécanique.

BEAUVISAGE.

Cela se trouve à merveille. 1° « Mécanique doit demeurer immobile toutes les fois qu’il y a public, quand même il ne serait pas en scène. 2° Pour qu’il y ait public... il suffit de deux spectateurs... »

MÉCANIQUE.

Diable ! deux spectateurs... Les billets donnés comptent-ils ?

DUHAZARD.

Tais-toi donc !

BEAUVISAGE.

Laissez-moi z’achever. « 3° Quand il n’y a qu’une personne, et même moins, Mécanique peut faire z’à volonté tous les mouvements indispensables aux fonctions naturelles et animales ; il est réputé z’au repos... »

MÉCANIQUE.

C’est-à-dire que j’irai me promener, et, dans ce cas-là, qui est-ce qui restera à la porte ?

DUHAZARD.

Comme tous les grands acteurs, tu te feras doubler.

MÉCANIQUE.

J’entends : par le confrère.

BEAUVISAGE.

« 4° Quand Mécanique travaille, comme il est censé être privé de sentiment, il doit recevoir, sans remuer ni pied ni patte... les coups de badine... taloches, darioles et autres agaceries analogues ; il n’y a d’exception que pour les coups de bâton, proprement dits... »

MÉCANIQUE.

Je vois qu’outre les profits, il y aura encore le tour du bâton.

DUHAZARD.

Je te dis que tout est réuni.

BEAUVISAGE.

Eh ! vite, mon garçon ! allez vous habiller... Moi, je vas prendre mon tambour et pousser z’à la recette par mes proclamations insidieuses.

Il rentre le mannequin.

MÉCANIQUE, à Duhazard.

Air du vaudeville des Gascons.

Ma foi, faudrait êtr’ ben malin,
En ma qualité d’automate,
Quand on n’ peut r’muer ni pied ni patte,
Pour parvenir à fair’ son ch’min.

DUHAZARD.

Plains-toi donc, mon cher ! tu seras
Dans une assez heureuse passe ;
Du moins si tu n’avances pas,
Tu n’ sortiras pas de la place.

Ensemble.

MÉCANIQUE.

Ma foi, faudrait êtr’ ben malin, etc.

DUHAZARD.

On peut, pans être bien malin,
Jouer un rôle d’automate,
Et sans remuer ni pied ni patte,
Tu pourras faire ton chemin.

Mécanique sort.

 

 

Scène VI

 

BEAUVISAGE, DUHAZARD

 

DUHAZARD.

Ah ! encore un mot : Voyez-vous, je vous demanderai mes entrées... ce n’est pas tant pour la chose que pour le décorum... ça fait bon effet dans le monde... on dit : c’est le médecin du théâtre... Et pour commencer... pendant que nous avons encore le temps... voyez, tâtez-vous... n’auriez-vous pas quelque petite indisposition dont on pourrait faire quelque chose ?

BEAUVISAGE.

Ma foi, non !

DUHAZARD.

Une petite migraine seulement... je vous en aurais fait une fluxion de poitrine.

BEAUVISAGE.

Quand je vous dis que je n’ai rien !... mais c’est égal, je vous donne vos entrées.

DUHAZARD.

Vous n’avez pas quelques cors aux pieds, quelques durillons ?

BEAUVISAGE.

Eh, non ! vous dis-je.

Il sort en courant.

 

 

Scène VII

 

DUHAZARD, seul

 

Voilà pourtant comme ils sont tous dans ce village, il n’y a pas moyen d’y tenir.

Air : Après vingt-cinq ans. (Monsieur Partout.)

Quel est le moyen
De vivre en cet asile ?
Où le paroissien
Rit, boit et mange bien,
Un chirurgien
Est un meuble inutile ;
Si l’on les croyait,
Pas un seul ne mourrait.

De tous ces rustauds
La santé complice
Suspend les impôts
Qu’attendent mes travaux,
Et les premiers mots
Qu’à sa grosse nourrice,
Dit le jeune enfant,
C’est : « Je suis bien portant. »

Quel est le moyen, etc.

Faudra-t-il revoir
La science trahie,
Dans son désespoir,
Adopter le rasoir ?
Faudra-t-il revoir
Cette main avilie
Aller usurper
Le peigne à retaper ?
Je suis las, ma foi !
De ces santés maussades ;
Subissez ma loi,
Allons, quelques malades !
Ou bien pour vous tous,
Redoutez mon courroux.

Quel est le moyen, etc.

À la fin de l’air on entend un roulement de tambour, et Beauvisage paraît suivi de plusieurs curieux.

 

 

Scène VIII

 

DUHAZARD, BEAUVISAGE, LÉMINCÉ, CLAUDINE, sortant au bruit du tambour, VILLAGEOIS et VILLAGEOISES

 

BEAUVISAGE.

Air : Eh ! r’lan, tan plan, tire lire.

Accourez tous promptement,
En plein vent, r’lan tan plan,
Pour un sou comptant,
On peut voir en ce moment
Un spectacl’ magnifique ;
C’est une mécanique
Qui fait de la musique,
Et qui chante bien souvent
En plein vent, r’lan tan plan,
Des airs de plain chant,
Comme un artiste vivant
De l’Opéra-Comique.

À la fin du couplet, Beauvisage entre dans le salon des figures.

CLAUDINE, à Lémincé.

Oh ! mon papa... un spectacle magnifique !

LÉMINCÉ.

Eh bien ! mademoiselle, est-ce que j’ai jamais refusé de vous procurer des plaisirs honnêtes ?... Si ça ne coule rien, on verra.

 

 

Scène IX

 

DUHAZARD, LÉMINCÉ, CLAUDINE, BEAUVISAGE apportant MÉCANIQUE, VILLAGEOIS et VILLAGEOISES

 

BEAUVISAGE.

Voilà, voilà ! voilà !! 

Il le pose sur le piédestal, où Mécanique a l’air de ne pas vouloir tenir.

Un instant, Joli-Cœur, il s’agit de vous caler... Maintenant le voilà d’aplomb. C’est avec la permission de M. le maire que j’ai l’honneur de vous présenter z’ici l’homme automate, nouvellement z’arrivé de Paris ; c’est le chef-d’œuvre d’un mécanicien allemand qui a passé à le faire quarante-deux ans de sa jeunesse...

Pendant cette démonstration, Beauvisage, armé d’une baguette, en frappe à plusieurs reprises le ventre de Mécanique, qui est recouvert d’un plastron.

Voyez, messieurs, comme c’est établi... comme ces cheveux, comme ces sourcils imitent la nature !... voyez comme c’est peint !

Repoussant les curieux avec sa baguette.

N’avancez pas trop près.

DUHAZARD, à Lémincé.

Laissez donc !... ce sont de ces figures de cire comme on en voit partout.

LÉMINCÉ.

Et puis, moi, je ne le trouve pas trop beau garçon.

BEAUVISAGE.

J’entends quelqu’un dans la société dire que mon automate n’est pas beau garçon.

LÉMINCÉ.

C’est moi, monsieur.

BEAUVISAGE.

Certainement, il n’est pas beau garçon ; mais l’auteur l’a fait exprès. Il a réservé tout son talent pour les quinze cent soixante-dix-neuf rouages qui composent l’organisation intérieure de cet individu ; d’ailleurs, je m’engage à l’ouvrir en deux, après cette brillante représentation. Je vais vous donner z’un échantillon de son savoir-faire.

Il prend une clef et monte l’automate comme une pendule ; on entend le bruit du rouage. Mécanique commence à remuer les bras.

DUHAZARD.

Diable !... mais voilà cependant qui n’est pas mal.

LÉMINCÉ.

Vous trouvez ? Moi, ça ne me semble pas du tout naturel...

CLAUDINE, s’avançant.

Voyons donc, papa.

LÉMINCÉ.

Quand on te dit qu’on ne peut pas avancer.

Voyant que l’automate ne remue plus.

Là ! j’en étais sûr, v’là déjà que ça s’arrête.

BEAUVISAGE.

Non pas, messieurs ! l’admirable de cette invention nouvelle c’est qu’ ça s’arrête ou reprend à volonté ; partez... restez... partez... restez...

Mécanique exécute les mouvements commandés.

Commandez-le vous-même, certainement vous n’êtes pas mon compère.

LÉMINCÉ.

Partez... marchez... allez... restez donc ; ah ! il se trompe.

DUHAZARD.

Permettez donc, messieurs, c’est que c’est très beau ; je suis difficile... mais je rends justice au mérite.

BEAUVISAGE.

Maintenant, Joli-Cœur, vous allez, s’il vous plaît, exécuter un concerto de trompettes... Ne vous y trompez pas, messieurs, c’est de la musique allemande.

L’automate exécute une fanfare.

LÉMINCÉ.

J’entends bien.

DUHAZARD.

Bravo ! bravo ! je reconnais le morceau, c’est du Mozart.

BEAUVISAGE.

Oui, messieurs, c’est du Mozart, dans son Canif de Bagdad.

Ôtant la trompette.

Assez, Joli-Cœur, assez soufflé... Mais vous direz peut-être,

Frappant toujours avec une baguette sur le ventre de l’automate.

messieurs : Son trompette n’est qu’un mécanisme ingénieux qui rentre dans la classe des automates proprement dits... et qui n’a d’autre expression que celle d’une momie... C’est ce qui vous trompe, messieurs, vous allez voir distinctement. Éloignons-nous, s’il vous plaît... il va prendre une prise de tabac comme une personne naturelle... maintenant, éternuez.

Mécanique éternue.

DUHAZARD.

Ah ! c’est superbe, c’est admirable, et je n’ai jamais rien vu de pareil.

BEAUVISAGE.

Eh bien ! messieurs, vous n’avez rien vu.

Air : Allons tous bras d’ssus, bras d’ssous.

Messieurs, ce n’est rien encor ;
Entrez, vous verrez la suite,
Et bientôt vous s’rez d’accord
Que c’est d’ plus fort en plus fort.
Pour un sol, ce n’est pas cher,
On peut nous rendre visite,
Ce n’est jamais en plein air
Qu’on montre tout son mérite.
Entrez vite.
Entrez vite !

Ensemble.

BEAUVISAGE.

Messieurs, ce n’est rien encor, etc.

TOUS.

Puisque ce n’est rien encor.
Entrons, nous verrons la suite.
Puissions-nous être d’accord
Que c’est d’ plus fort en plus fort.

Ils entrent tous dans le salon, excepté Lémincé, Claudine et Duhazard.

 

 

Scène X

 

LÉMINCÉ, CLAUDINE, DUHAZARD, MÉCANIQUE, sur le piédestal et près du salon

 

CLAUDINE, accompagnent tout le monde jusqu’à la porte, et s’arrêtant près de l’automate qu’elle regarde.

Ah ! mon Dieu !

LÉMINCÉ.

Eh bon ! quoi qu’elle a donc ? La v’là là comme une ébouriffée... quoi !...

CLAUDINE, interdite.

C’est que... c’est cette figure... qui est là... toute droite !

À part.

J’ai cru que c’était lui.

LÉMINCÉ.

Eh ! sans doute il est là, en attendant qu’il aille là-dedans faire ses exercices.

CLAUDINE, à part.

Je n’en reviens pas, c’est que c’est son teint, son menton... jusqu’à son nez retroussé... il faut qu’on l’ait modulé.

Elle s’approche de Mécanique qui veut faire un mouvement de la main ; elle s’enfuit effrayée.

Ah !

LÉMINCÉ.

Eh ben ! quoi qu’elle a donc encore ?

CLAUDINE.

Ah ! mon papa, quelle peur j’ai eue ! c’est cet homme-là qui a remué.

LÉMINCÉ, à Duhazard.

Dites donc, est-elle bête pour son âge !

CLAUDINE.

Je vous réponds qu’il a remué.

LÉMINCÉ.

Imbécile, tu ne vois pas que ça imite la nature ! tout remue dans la nature... les hommes remuent, les animaux remuent, tu vois bien que je remue.

À Duhazard.

Ces petites filles, ça ne raisonne pas.

CLAUDINE, regardant l’automate qui essaie de faire des signes.

Oui, en effet. Ah ! que c’est drôle !

DUHAZARD, à Lémincé, qu’il prend à part, et auquel il tâche de faire tourner le dos à sa fille et à Mécanique.

Sans doute... c’est comme une montre à répétition.

Pendant ce temps, Mécanique a cherché à se faire comprendre de Claudine, en tournant la tête vers elle, ou en mettant la main sur son cœur, ou en levant le pied pour descendre du piédestal. Chaque fois que Lémincé tourne la tête, il reste dans l’attitude où il se trouve.

Vous n’avez peut-être jamais vu de montre à répétition ? Eh bien, imaginez-vous, père Lémincé... que c’est le même procédé.

Lémincé se tourne et aperçoit Mécanique qui se baisse pour embrasser Claudine et qui reste en position.

Exactement le même ; écoutez-moi donc.

Montrant le cœur.

Il y a un grand ressort qui est là.

Montrant la tête.

Ça répond ici.

LÉMINCÉ, aperçoit Mécanique qui n encore fait le même geste.

C’est drôle, voilà deux fois que je le vois de là...

DUHAZARD.

Eh bien ! deux fois, qu’est-ce que ça fait ? puisque je vous dis que c’est à répétition...

Il a l’air de continuer ses explications.

CLAUDINE, regardant le geste de Mécanique.

C’est étonnant comme ça manœuvre... Est-ce qu’il serait vivant ?

LÉMINCÉ, à Duhazard.

Ma foi, mon voisin, ce que vous me dites là me donnerait presque l’envie de me risquer.

DUHAZARD.

Je suis médecin du théâtre... j’ai des protections, et je puis vous faire entrer gratis.

CLAUDINE.

Ah ! quel bonheur !

DUHAZARD.

Mais, par exemple, rien qu’une personne !

LÉMINCÉ, à Claudine.

Eh ben, c’est clair... on a beau avoir les bras longs, on ne peut pas protéger tout le monde.

À Duhazard.

Et voyez-vous, il vaut mieux que ça soit moi, parce qu’il n’entre pas dans mon plan d’éducation que ma fille fréquente beaucoup les spectacles.

DUHAZARD.

Comme vous voudrez... libre à elle de s’amuser aux bagatelles de la porte.

Duhazard et Lémincé entrent dans le salon.

 

 

Scène XI

 

CLAUDINE, MÉCANIQUE sur le piédestal, après un instant de silence, tournant la tête et parlant à voix basse, puis BEAUVISAGE

 

MÉCANIQUE.

Claudine ! Claudine !

CLAUDINE, effrayée.

Ah ! mon Dieu ! il a parlé.

MÉCANIQUE, qui a regardé autour de lui.

Il n’y a personne... libertas.

Sautant en bas du piédestal, et remuant les bras et les jambes.

Oh ! oh ! en avant les jetés-battus.

CLAUDINE.

Qu’est-ce qu’il fait donc là ?

MÉCANIQUE.

Je suis au repos, et je me délasse.

S’arrêtant.

Aïe ! me v’là un peu détiré.

CLAUDINE.

Comment ? ce serait possible ! c’est lui qui était là en estatue, et... c’est toi qu’ils attendent là-dedans pour faire tes exercices ?

MÉCANIQUE.

Ah ! mon Dieu, oui, je suis automate par hasard, et insensible par circonstance ; c’est un état que j’ai pris pour me rapprocher de toi... Ah ! mon Dieu !

Se sauvant sur le piédestal.

J’ai cru entendre quelqu’un ; c’était une peur.

À voix basse, regardant autour de lui.

Claudine, pendant que je ne travaille pas, un petit baiser ?

CLAUDINE, le lui envoyant avec la main.

Air : On peut, en observateur.

Tiens.

MÉCANIQUE, faisant signe d’approcher.

Viens.

CLAUDINE.

Moi ?

MÉCANIQUE.

Toi.

CLAUDINE.

Moi ?

MÉCANIQUE.

Voi...

CLAUDINE.

Quoi ?

MÉCANIQUE.

Si quelqu’un me regarde.

CLAUDINE.

Rien.

MÉCANIQUE.

Bien.

CLAUDINE.

Vien.

MÉCANIQUE.

Non.

CLAUDINE.

Bon.

MÉCANIQUE.

Mais...

CLAUDINE, l’arrêtant.

Paix !
L’on a parlé, prends garde !

MÉCANIQUE.

Faut-il, pour comble de maux,
De mon état victime,
Être gêné dans mes mots
Et dans ma pantomime !

Reprise de l’air.

CLAUDINE.

Tiens, etc.

MÉCANIQUE.

Ça m’est égal, ils diront ce qu’ils voudront, il faut que je l’embrasse... On vient.

Reprenant sa position.

V’là c’ que c’est que d’ lanterner.

BEAUVISAGE.

Allons, Joli-Cœur... j’ai fait le prologue et le première acte. À vous à paraitre !

MÉCANIQUE, pendant qu’on l’enlève.

Ô devoir, tu l’emportes !

 

 

Scène XII

 

CLAUDINE, douloureusement et le suivant des yeux

 

Il s’en va... il s’en va... et ce monsieur qui vient l’emporter tout justement au moment... Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

Air : À ma Margot, du bas en haut.

Quel drôl’ d’état que celui-là !
Ça n’ pourra pas durer comm’ ça :
S’il d’vient mon mari, qu’ c’est terrible
D’avoir un époux insensible,
Qui du lundi jusqu’au sam’di
S’engage à rester engourdi.
Et qui n’a pour prendr’ sa revanche,
De sentiment que le dimanche !
Quel drôl’ d’état que celui-là !
Ça n’ pourra pas durer comm’ ça.

Pauvre Mécanique ! il aura beau, toute la journée, être là... devant la porte... impossible de lui rien dire. Allons, puisqu’il n’y a pas moyen de lui parler... je vais lui écrire, ce sera toujours ça.

Elle rentre dans l’auberge.

 

 

Scène XIII

 

LÉMINCÉ, DUHAZARD, BEAUVISAGE, VILLAGEOIS et VILLAGEOISES

 

LES VILLAGEOIS.

Air du vaudeville du Secret de madame.

Vraiment, c’est un petit miracle
Qui serait digne de Paris,
Jamais on ne vit de spectacle
Si brillant à plus juste prix.

LÉMINCÉ.

Le plaisir que l’on idolâtre
Dessèche toujours le gosier ;
Entrez chez moi, car du théâtre
Vous voyez le limonadier.

LES VILLAGEOIS.

Vraiment, c’est un petit miracle, etc.

Pendant la reprise du chœur. Beauvisage rapporte Mécanique sur le piédestal.

LES VILLAGEOIS, entrant chez Lémincé.

Entrons, entrons.

LÉMINCÉ, à Beauvisage et à Duhazard.

Monsieur Duhazard, et vous, mon voisin, je vous remercie infiniment de votre politesse, et je ne vous engage pas à vous rafraîchir...

DUHAZARD.

Pourquoi donc pas ?... offrez toujours.

Bas, à Lémincé.

Vous lui devez bien ça.

À Beauvisage.

Allons.

LÉMINCÉ, à part.

Il y a comme ça des gens qui vous prennent au mot ; que diable ! à ce compte-là, voilà un spectacle gratis que j’aurai payé cher.

DUHAZARD.

Vous ne venez pas trinquer avec nous ?

Ils sortent.

LÉMINCÉ, prenant un panier de vin qui est déposé contre la porte de l’auberge.

Non pas, non pas ! il faut que je porte ce panier à une noce ici près.

 

 

Scène XIV

 

LÉMINCÉ, MÉCANIQUE, sur le piédestal, puis CLAUDINE

 

LÉMINCÉ.

C’est ça, boire avec eux, pour faire double dépense... sans compter que de trinquer ça les exciterait encore.

S’arrêtant avec le panier sous le bras en face de Mécanique.

Maudit automate, va, je suis bien taché à présent... Eh bien, à qui en a-t-il donc ? on dirait qu’il tourne les yeux du côté de ma maison.

Il regarde à gauche, et aperçoit Claudine qui est sur le seuil de la porte et qui montre à Mécanique une lettre qu’elle tient à la main ; elle la cache en apercevant son père. Lémincé met un instant à terre et aux pieds de l’automate le panier qu’il tient à son bras, et va vers Claudine.

Je vous demande ce que vous faites là, à la porte, au lieu d’être au comptoir, surtout un jour où nous avons du monde, et où l’on ne peut trop prendre garde à mon vin.

Pendant ce temps, Mécanique s’est baissé, a pris une bouteille dans le panier, et s’est mis à la boire. Lémincé à Claudine.

Rentrez, mademoiselle, rentrez, entendez-vous ! et que je ne vous voie plus !...

Claudine rentre dans l’auberge.

C’est vrai, ça, ces petites filles ne peuvent pas tenir en place ; elles sont curieuses... curieuses. Heureusement que j’ai l’œil à tout et que je suis là pour surveiller.

Se tournant et apercevant l’automate qui tient une bouteille à la main.

Oh ! oh ! qu’est-ce que je vois là ? Dieu me pardonne, v’là cette machine hydraulique qui me pompe mon vin, j’ vais tirer ça au clair.

Il reprend son panier et rentre chez lui en criant.

Monsieur Beauvisage ! monsieur Beauvisage !

 

 

Scène XV

 

MÉCANIQUE, seul, s’essuyant la bouche

 

J’en avais besoin ; il n’y a rien qui altère comme d’être en représentation... Mais il ne s’agit pas de faire des farces, ni de payer les bouteilles vides... Dès qu’il y a du danger, en avant le confrère.

Il va prendre le mannequin dans le cabinet, le met à sa place sur le piédestal, et lui met dans la main la bouteille vide.

À ton tour, paillasse.

Il s’enfuit à gauche.

 

 

Scène XVI

 

CLAUDINE, seule

 

En ce moment, Claudine s’échappe de l’auberge ; elle accourt en baissant la tête et sans regarder autour d’elle. Arrivée près de l’automate, elle lui place la lettre entre les doigts de la main gauche, et s’enfuit en disant.

Mon père est sur mes talons ; il y a réponse.

Elle sort.

 

 

Scène XVII

 

LÉMINCÉ, BEAUVISAGE, sortant en se disputant

 

LÉMINCÉ.

Air : Oui, mesdames, cherchons bien.

Oui, morbleu ! je vous le di,
Je viens de le prendre ici
Saisissant
Et sablant
Deux bouteilles de vin blanc.
Regardez, avais-je tort ?
Le drôle en tient une encor,
Et vous êtes, je l’ prétends,
Responsable de vos gens.

BEAUVISAGE, à part.

Est-ce que mon associé z’aurait fait des farces ?

Haut.

Je vous dis que je n’entre pour rien là-dedans.

LÉMINCÉ.

Eh bien, il est bon, celui-là ! pour rien... Je le trouve avec le docteur, assis à une table où on les avait servis gratis ; ils en étaient déjà à leur quatrième bouteille.

Montrant l’automate.

tandis que celui-ci, de son côté... Ah çà ! mais je suis donc au pillage ?

BEAUVISAGE, froidement.

Je vous ferai z’observer que cet individu ne peut z’agir sans commandement, et que, d’ailleurs, il n’est pas monté, attendu que j’ai la clef dans ma poche.

LÉMINCÉ.

Ça m’est égal, je m’en vais le secouer d’importance. Dites donc, dites donc, z’ivrogne que vous êtes !

Apercevant le billet.

Tiens, qu’est-ce que c’est que cette lettre qu’il me présente là ?

BEAUVISAGE.

C’est peut-être des nouvelles de vot’ vin.

LÉMINCÉ.

Voyons, voyons.

Lisant l’adresse.

« À mon ami Mécanique, en faction... Cher z’amant... » Eh ! mais, c’est l’écriture de Claudine !... Comment ! ma fille, mademoiselle Lémincé, brûlerait pour un homme de cire ? Il n’y a pas mèche ; ça ne prendra pas.

Lisant.

« C’est en vain que mon père voudrait contrecarrer notre inclination ; comme il n’y voit pas plus loin que le bout de son nez... »

Parlant.

Fille dénaturée !

Lisant.

« Ne Crains pas de faire jouer tous les ressorts possibles, et continue d’être insensible pour tout le monde excepté pour celle qui t’aime, Claudine Lémincé. » Une intrigue avec ma fille !... ah çà ! c’t automate-là a donc tous les vices possibles... le vin, les femmes, et cætera ; car moi, je ne puis pas savoir...

BEAUVISAGE, riant.

Ah ! ah ! ah !

LÉMINCÉ.

Monsieur, il n’est pas permis déporter si loin l’imitation de la corruption humaine, et j’ vais intenter à cet individu, qui a l’air de ne pas y toucher, un bon procès, pour avoir séduit ma fille et dérobé mon vin.

BEAUVISAGE.

C’est ce que nous verrons.

LÉMINCÉ.

Oui, monsieur, je le ferai chasser.

BEAUVISAGE.

Je le ferai rester.

LÉMINCÉ.

Je vais chez le commissaire.

BEAUVISAGE.

Et moi, chez M. le maire, qui doit sa protection à l’exercice paisible de toute industrie quelconque.

LÉMINCÉ.

Oh ! alors, s’il y a conflit de juridiction...

Reprise de l’air.

Morbleu ! je réclamerai,
Sur vous je remporterai ;
J’ai des droits,
Et je dois
Compter sur l’appui des lois.

Ensemble.

LÉMINCÉ.

Un buveur, un séducteur,
Prend mon vin et mon honneur ;
Et vous êtes, je l’ prétends,
Responsable de vos gens.

BEAUVISAGE.

Car il n’est, sur mon honneur,
Ni buveur, ni séducteur,
Et je ne suis pas céans
Responsable de mes gens.

Beauvisage sort par le fond, à gauche.

 

 

Scène XVIII

 

LÉMINCÉ, regardant l’automate qui est sur le piédestal, à gauche, et lui montrant le poing, puis MÉCANIQUE

 

LÉMINCÉ.

Ah ! tu en contes à ma fille, et tu veux faire jouer des ressorts ? eh bien, viens-y, je te le conseille !

Pendant ce temps, Mécanique s’est glissé près de la maison de Lémincé, et fait des signes pour se faire apercevoir de Claudine.

Approche seulement de ma maison... Fais-moi ce plaisir pour voir...

Il se retourne, et voit en face Mécanique qui, à son aspect, se met dans la même position que l’automate. Lémincé, effrayé et tombant.

Ah ! ah ! c’est fait de moi.

Mécanique saute par-dessus Lémincé qui est couché à plat-ventre, et rentre dans le salon des figures.

 

 

Scène XIX

 

LÉMINCÉ, seul, toujours à plat-ventre et levant la tête

 

Je l’ai entendu repasser... je crois que ma contenance l’a effrayé, et qu’il a eu peur.

Il se relève et aperçoit l’automate sur son piédestal.

Ah ! mon Dieu ! le v’là déjà à son poste... mais il ne remue plus... J’ai bien envie de profiter de ce moment-là. Allons, allons, du courage !

S’approchant de lui, et le prenant au collet.

Coquin ! je te tiens.

Il s’empare de l’homme de cire, l’emporte et le jette dans le puits, qu’il referme avec le couvercle. Mécanique entr’ouvre la porte du cabinet d’Illusions, suit des yeux Lémincé, puis se remet sur le piédestal.

 

 

Scène XX

 

LÉMINCÉ, MÉCANIQUE

 

LÉMINCÉ, revenant sur le devant.

Eh ben ! à présent qu’il en revienne... je le lui permets.

Il se retourne, aperçoit, sur son piédestal, Mécanique qui lui fait un geste menaçant, et se sauve en jetant un grand cri.

MÉCANIQUE, s’élançant du piédestal, après que Lémincé est parti.

Arrêtez... arrêtez... au secours !

Il prend le tambour qui est resté à la porte, et bat dessus.

 

 

Scène XXI

 

MÉCANIQUE, DUHAZARD

 

DUHAZARD.

Qu’est-ce qu’il y a ?... quel accident ?... qu’est-ce qu’est tué ?... qu’est-ce qui se meurt ?

Il se cogne dans Mécanique.

MÉCANIQUE.

Mon ami, mon ami, un fameux événement ! le père Lémincé m’a jeté dans le puits.

DUHAZARD.

Il a voulu ?...

MÉCANIQUE.

Non, il m’a jeté... c’est-à-dire mon représentant, ce qui est la même chose.

DUHAZARD.

C’est juste... l’intention y était. Sois tranquille, et à la réplique, je te réponds du poste.

Mécanique remonte sur son piédestal.

DUHAZARD, criant.

Alerte ! alerte ! alerte !

 

 

Scène XXII

 

MÉCANIQUE, DUHAZARD, LÉMINCÉ, CLAUDINE, BEAUVISAGE, VILLAGEOIS et VILLAGEOISE

 

LES VILLAGEOIS.

Air : Folie, folie, folie. (Le Prince en goguette.)

Alerte, alerte, alerte !
Quel est ce bruit et ce fracas ?
Alerte, alerte, alerte !
On n’ s’entend pas. (Bis.)

TOUS, parlant à la fois.

Qu’y a-t-il donc ? Qu’y a-t-il donc ?...

DUHAZARD.

Un instant, je me charge d’être rapporteur. Père Lémincé... une accusation grave pèse sur vous dans ce moment, vous avez porté atteinte à la propriété de monsieur.

Montrant Beauvisage.

Vous avez fait disparaître son automate.

LÉMINCÉ.

Ce n’est pas vrai, il est là pour le dire... D’ailleurs, y a-t-il des témoins ?

DUHAZARD.

Il y en a.

LÉMINCÉ.

Et quels sont-ils, s’il vous plaît ?

MÉCANIQUE, sur son piédestal, d’un air solennel, et sans remuer.

C’est moi !

LÉMINCÉ, effrayé.

Eh ! mon Dieu ! est-ce qu’il parle ?

MÉCANIQUE.

Vous m’avez jeté dans le puits tout à l’heure.

DUHAZARD, à Lémincé.

Vous le voyez, il dit que vous l’avez jeté...

LÉMINCÉ.

Ah ! il dit que... Je vous demande pardon, c’est faux ! car si vous étiez oùs que vous dites... vous ne seriez pas où vous êtes...

MÉCANIQUE.

Qu’on regarde plutôt dans le puits, on m’y trouvera sans connaissance... Ah ! méchant !

DUHAZARD.

Sans connaissance ; oh ! ciel !

LÉMINCÉ.

Ah çà ! il est ici, il est là-bas... C’est donc un démon ? Eh ben, oui, c’est vrai, où est le mal ? je l’y mettrais ben vingt fois, qu’ ça n’y ferait rien, puisqu’il revient sur l’eau à volonté.

DUHAZARD.

C’est égal, c’est égal, mauvaise affaire pour vous, père Lémincé ! vous vous êtes exposé à des dommages et intérêts... Si même l’individu est grièvement endommagé... ça peut aller au criminel.

LÉMINCÉ.

Ah çà ! un moment, un moment ! qu’est-ce que vous parlez donc d’un individu ?

DUHAZARD.

Il n’est plus temps de vous le dissimuler : c’est un homme organisé comme vous et moi ; un amant que vous avez repoussé ce matin de votre cuisine... et que l’amour a métamorphosé en homme de cire.

LÉMINCÉ.

Expliquez-vous donc, avec votre cire ! je commence à y voir clair.

Montrant les villageois.

Je suis sûr qu’ils ont tous été attrapés. Au fait, c’est un joli talent.

DUHAZARD.

Si vous m’en croyez, vous arrangerez cela paternellement ; c’est le seul moyen d’éviter une procédure.

LÉMINCÉ.

Vous êtes bon là ! est-ce que vous croyez que ma fille voudrait d’un Olibrius pareil ?

CLAUDINE.

Ah ! mon papa, je ne demande pas mieux.

LÉMINCÉ.

Ah ! tu ne demandes pas mieux ? Dites donc, docteur... une fille et un procès de moins, c’est tout bénéfice. Eh bien, va pour l’hyménée, et fiat voluntas...

BEAUVISAGE.

Un instant, ne perdons pas la tête, songeons à la représentation de ce soir, et n’oublions pas qu’il y a public.

Vaudeville.

Air : Entends-tu l’appel qui sonne. (Une Nuit de la garde nationale.)

BEAUVISAGE.

Vous autres, que l’on s’apprête,
En avant-deux la queu’ du chat !
Du village c’est la fête,
Il faut décocher l’entrechat.

TOUS.

Vous autres, que l’on s’apprête, etc.

BEAUVISAGE.

Air de Madame Scarron.

À l’aspect d’une jeunesse
L’ cœur qui s’agite soudain,
L’ Champagne qui mouss’ sans cesse,
La rivièr’ qui coul’ sans fin,
Et le pot-au-feu lui-même
Qui s’enfuit en bouillonnant,
Tout consacre l’ système
Des lois du mouvement.

LÉMINCÉ.

Ma tendresse, peu jalouse
Des trésors de la beauté,
Avait fait choix d’une épouse,
Prodige d’activité ;
Quelle femme ! je m’ rappelle
Qu’ pendant trente ans, constamment,
Sa langue fut fidèle
Aux lois du mouvement.

DUHAZARD.

Quand le Français aime à croire
Qu’il reçut l’agilité
Pour voler après la gloire,
Courir après la beauté,
L’Anglais dit :

Imitant le jargon anglais.

Il est notoire
Que le ciel uniquement,
Créa pour la mâchoire
Les lois du mouvement.

MÉCANIQUE, au public.

Personnage incomparable,
Que rien ne peut émouvoir.
D’un automat’ véritable
J’ai joué le rôl’ ce soir ;
Mais quand je cesse de l’être,
Que vos mains en ce moment
N’aillent pas méconnaître
Les lois du mouvement !

TOUS.

Vous autres, que l’on s’apprête, etc.

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