La Fausse apparence (Paul SCARRON)

Comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois en 1662.

 

Personnages

 

DON CARLOS DE ROXAS, cavalier castillan, amant de Léonore

LÉONORE, fille de don Pèdre, maîtresse de don Carlos

DON PÈDRE DE LARA, gentilhomme castillan, père de Léonore

DON SANCHE DE LUSSAN, amant de Flore

FLORE, maîtresse de don Sanche, sœur de don Louis

DON LOUIS DE ROXAS, cavalier de Valence, frère de Flore et cousin de don Carlos

FABRICE, valet de don Carlos

CARDILLE, valet de don Sanche

MARISE, servante de Flore

 

La scène est à Valence, dans la maison de don Louis.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

DON CARLOS, FABRICE, puis LÉONORE

 

DON CARLOS.

Verrai-je don Louis ?

FABRICE.

Il vient dans un moment.

DON CARLOS.

Et Léonore ?

FABRICE.

Elle est dans son appartement.

DON CARLOS.

Sans obligation je m’engage moi-même

À ne la laisser point dans un péril extrême.

Je veux la protéger, puisque je l’ai promis,

Quand je verrais sur moi fondre mille ennemis.

Ah ! que ne puis-je encore avoir pour l’infidèle

Les tendres sentiments qu’autrefois j’eus pour elle !

Mais puis-je avec honneur encor m’assujettir

À ses indignes fers dont j’ai voulu sortir ?

Il la faut éveiller, afin qu’elle convienne

Des moyens d’assurer sa fortune et la mienne.

Mon cousin don Louis, qui va venir ici,

Pourra nous conseiller et nous servir aussi.

LÉONORE entre.

Je ne dors point, Carlos, le sommeil est sans charmes

À des veux qui sans cesse ont à verser des larmes ;

Et ta fière rigueur me cause trop d’ennuis,

Pour avoir du repos ni les jours ni les nuits.

DON CARLOS.

Cherchez de vos ennuis en vous-même la cause ;

Mais je venais ici vous parler d’autre chose ;

Sachez-donc...

LÉONORE.

Non, Carlos, je ne veux rien savoir,

Pour me faire obéir tu n’as rien qu’à vouloir.

DON CARLOS.

Si cette complaisance, autant qu’elle est forcée,

Partait d’une amour vraie, et non intéressée.

Que ne ferais-je point pour un si grand bonheur ?

LÉONORE.

Que ne ferais-je point pour te tirer d’erreur ?

Mais quand d’un faux soupçon l’âme est préoccupée,

Si loin de travailler à se voir détrompée,

Elle fuit son remède, en vain la vérité

Tâche à lui redonner sa première clarté.

DON CARLOS.

Sur la foi de ses yeux on ne se trompe guère,

Et ce qu’ont vu les miens n’est pas imaginaire ;

Mais tous ces vains discours ne sont pas de saison,

Quand j’aurais plus de tort que je n’ai de raison,

Votre père nous suit : peut-être qu’à cette heure

Il sait où vous et moi faisons notre demeure.

Vous savez son dessein, et que je ne dois pas

Contre un tel ennemi me servir de mon bras ;

Et soit que l’on se cache, ou qu’on prenne la fuite,

Que votre sûreté veut beaucoup de conduite.

Quoique après tout l’espoir que vous m’aviez permis

Après l’amour constant que vous m’aviez promis,

Vous ayez fait servir au dessein de ma perte

Une feinte tendresse à la fin découverte ;

Quoiqu’un si lâche tour ait banni pour jamais

De mon esprit crédule et la joie et la paix,

M’ait tiré de vos fers, et dispensé mon âme

De conserver encor pour vous la moindre flamme ;

Par la seule pitié que me fait votre sort,

Je me veux exposer pour vous jusqu’à la mort.

LÉONORE.

Cette compassion, don Carlos, est tardive :

Si tu ne n’aimes plus, qu’importe que je vive ;

Mais, Carlos, si ton cœur si dur à l’amitié,

Est, comme tu le dis, sensible à la pitié,

Ou capable du moins d’un peu de complaisance,

Puisque depuis Madrid je garde le silence,

Et que quand je te parle, au lieu de m’écouter,

Ta colère te porte à me vouloir quitter ;

Puisque mon sort cruel qui te rend si barbare,

Pour la dernière fois peut-être nous sépare,

Daigne prêter l’oreille à mes derniers discours,

Quand tu n’en croirais rien, comme tu fais toujours,

Quand ta haine serait encore plus mortelle,

Quand autant que tu dis je serais infidèle,

Peux-tu n’accepter pas cette condition ?

DON CARLOS.

Eh bien ! je vous écoute avec attention.

LÉONORE.

Tu m’aimas, don Carlos ; qu’ai-je dit, insensée ?

Mon indiscrète langue a trahi ma pensée,

Et j’ai mal commencé par une fausseté,

Un discours qui sera la même vérité.

Tu feignais donc d’aimer, et je crus être aimée,

Je crus que je régnais dans ton âme charmée ;

Mais tu ne fus jamais d’amour bien enflammé,

Qui peut cesser d’aimer n’a jamais bien aimé.

Tu sais bien si mon cœur fut facile à surprendre ;

Combien il combattît avant que de se rendre,

Et de quelle rigueur je traitai les valets

Qui s’osèrent charger de tes premiers poulets.

Enfin à m’attaquer telle fut ta constance,

Si faible fut la mienne à faire résistance,

Que tu vis tes désirs sur les miens absolus,

Tu me persuadas tout ce que tu voulus ;

Tes lettres que j’avais constamment refusées,

Tandis qu’à mon devoir je les crus opposées.

Tes vers et tes chansons, et tout ce qu’un amant

Emploie à faire croire un amoureux tourment,

Me donnèrent du tien des marques si pressantes,

Ton mérite y joignit des forces si puissantes,

Qu’après mille serments, les gages de ta foi,

Je te donnai la mienne et te reçus chez moi.

Je veux bien l’avouer, j’eus répugnance à faire

Une pareille avance à mon devoir contraire ;

Mais craignant les regards des voisins curieux,

Des actions d’autrui juges malicieux,

Qui te voyaient souvent passer sous ma fenêtre,

Et m’observaient alors qu’ils m’y voyaient paraître,

Dans un appartement où personne n’entroit.

D’où l’on venait au mien par un passage étroit,

Je reçus en secret ta première visite,

Et je ne fus jamais à tel point interdite.

Et l’aise de te voir, et la peur que j’avois,

Suspendirent longtemps l’usage de ma voix :

Nos âmes par nos yeux se parlaient l’une à l’autre.

Mais quel bonheur jamais dura moins que le nôtre !

J’ouïs ouvrir ma chambre, et j’y courus soudain,

Tu crus que je fuyais peut-être par dédain,

Ou que le repentir qui suit une imprudence,

M’obligeait, quoique tard, à fuir ta présence :

Tu voulus m’arrêter, tu courus après moi,

Et lors un cavalier qui parut hors de soi,

Et qui de son manteau se couvrait le visage,

S’offrant à tes regards, te donna de l’ombrage ;

Mais le temps t’apprendra...

FABRICE.

Monsieur, votre cousin

Vient vous voir.

LÉONORE.

Il est donc encore en mon destin,

Qu’il vienne quand je veux prouver mon innocence ?

FABRICE.

Le voici.

DON CARLOS.

Cachez-vous, madame, en diligence ;

Écoutez de la porte, aussi bien vous serez

Le sujet des discours que vous écouterez.

 

 

Scène II

 

DON LOUIS, DON CARLOS, puis LÉONORE

 

DON LOUIS.

Je viens vous quereller.

DON CARLOS.

Et pourquoi, je vous prie ?

DON LOUIS.

Pour vous être logé dans cette hôtellerie.

Et vous ne pouviez pas me faire un plus grand tort,

Qu’en ne descendant pas en ma maison d’abord.

DON CARLOS.

Arrivé cette nuit ?

DON LOUIS.

Jour et nuit, à toute heure,

Vous auriez dû chez moi choisir votre demeure.

Qui vous mène à Valence ?

DON CARLOS.

Ô mon cher don Louis !

Comme partout ailleurs, des malheurs inouïs,

Quelque part où le sort me transporte, ou m’arrête,

Je m’y trouve bientôt battu d’une tempête,

Et comme par dessein, cet implacable sort

Me suscite toujours l’orage auprès du port.

DON LOUIS.

Si tout ce que je puis et ce que je possède

Peut soulager vos maux, ou leur donner remède.

Je vous offre mon bras, mon crédit et mon bien.

DON CARLOS.

En l’état où je suis, je ne refuse rien.

Cependant apprenez le sujet de ma peine,

Et le cruel malheur qui dans ces lieux m’amène.

Esclave dans Madrid de mon ambition.

J’éloignais de mon cœur toute autre passion ;

Mais quand on a des yeux, peut-on garder son âme

De brûler tôt ou lard d’une amoureuse flamme ?

J’aimai donc à la cour une jeune beauté ;

Je lui dis mon amour et j’en fus écouté ;

Et sans faire le vain, ma fortune fut telle,

Qu’elle brûla pour moi, si je brûlai pour elle.

Je n’allongerai point ce récit malheureux

Des services, des soins que rend un amoureux ;

Il suffit que je fis tout ce qu’il faut pour plaire ;

Et comme les présents font à la fin tout faire,

Pour la première fois, en secret, et la nuit,

Je fus par sa suivante en sa chambre introduit.

Hélas ! dans ce moment elle était infidèle ;

Un rival nous surprend, j’enrage, je querelle ;

J’attaque, on se défend, je blesse, et sous mes coups

Ce rival accablé satisfait mon courroux.

Lors le croyant sans vie, et la voyant pâmée,

Par le bruit du combat sa famille alarmée,

Je crus que le courroux d’un vieux père irrité,

À cause de ses ans devait être évité,

Et je crus qu’insulter à cette malheureuse,

N’était pas l’action d’une âme généreuse.

Préparant donc la mienne à tout événement,

Et mettant mon espoir en mon bras seulement,

J’étais prêt à sortir, sans croire mon courage,

Qui n’avait pas encore assez soûlé sa rage,

Quand l’ingrate beauté reprenant ses esprits,

Faisant parler pour elle et ses pleurs et ses cris,

Me pria, m’embrassant, quoi que je pusse faire,

De ne la laisser pas au pouvoir de son père.

J’avais pour elle alors, avec juste raison,

Toute l’horreur qu’on a pour une trahison,

Et j’avais eu besoin de toute ma prudence,

Pour ne m’emporter pas à quelque violence.

Mais peut-on s’empêcher, quand on est généreux,

D’aider un ennemi que l’on voit malheureux ?

Je répandrai mon sang pour vous sauver la vie,

Beauté trop tard connue, et trop longtemps servie :

Et si je meurs pour vous, lui dis je, je permets

À votre esprit ingrat de n’y songer jamais.

Elle ne répondit qu’en répandant des larmes,

Et même en sa douleur conserva tous ses charmes.

Nous sortîmes sans peine et sans autre danger,

Que la crainte que j’eus qu’on ne vînt nous charger.

Le mal que m’avait fait Cette fille infidèle,

Ne pouvait m’empêcher de tout craindre pour elle ;

Un ami nous reçut chez un ambassadeur ;

On saisit tout mon bien, on m’ôta tout l’honneur.

Mon rival fut trouvé percé de trois blessures.

Dont on tira d’abord de tristes conjectures ;

Mais sa jeune vigueur l’aura fait revenir :

Je n’ai pas de son nom gardé le souvenir.

Il poursuivait en cour une importante affaire,

Mais cette circonstance ici n’importe guère.

DON LOUIS.

L’aventure est étrange.

DON CARLOS.

Écoutez ce qui suit.

Vous voyez par l’état où le sort m’a réduit,

Qu’il faut absolument que je quitte l’Espagne,

La justice me suit, le père est en campagne.

Je ne dois plus l’aimer, et ne dois pas aussi

La laisser sans secours, l’ayant conduite ici :

Il ne faut pas non plus qu’on me trouve avec elle,

Un couvent servirait d’asile à cette belle ;

Mais du bien que j’avais il ne m’est rien resté

Que le malheureux fer que je porte au côté.

DON LOUIS.

Je vous offre ma bourse.

DON CARLOS.

Ah ! je ne veux pas prendre

Ce que je ne suis pas en état de vous rendre.

DON LOUIS.

Mais chez moi, mon cousin, qui la viendra chercher ?

DON CARLOS.

Mais belle comme elle est, s’y peut-elle cacher ?

Pour qui passerait-elle ?

DON LOUIS.

Ou bien pour ma parente,

Ou ma sœur la tiendrait au lieu d’une suivante.

Rien n’est plus à propos que ce déguisement.

DON CARLOS.

Puis-je lui proposer un tel abaissement ?

LÉONORE, sortant de sa chambre.

Tu le peux, don Carlos, tout est facile à faire

À qui met son bonheur à ne te point déplaire.

Dans les plus bas emplois je ne rougirai point,

Si je sers une dame a qui le sang te joint.

Ne considère plus ma fortune passée ;

Du soin de mon salut détourne ta pensée,

Songe au tien : cours en Flandre exercer ta valeur,

Et me laisse ici seule avecque mon malheur.

Et vous, en qui le ciel me suscite un asile,

Telle qu’il ma dépeinte, il est bien difficile

Que vous puissiez douter de ce qu’il vous a dit ;

Mais tout secours humain me devienne interdit :

Que le ciel m’abandonne aux affronts, aux injures,

Et fasse de ma mort un exemple aux parjures,

Si Carlos, qui reçut mes premières amours,

Ne les possède encor comme il fera toujours ;

Si mon âme envers lui fut jamais criminelle.

Et fut autre pour lui que sincère et fidèle.

DON CARLOS.

Et cet homme caché dans votre appartement ?

LÉONORE.

Ah ! don Carlos, ce fut sans mon consentement,

Et j’atteste le ciel qui sait mon innocence,

Que je n’eus point de part en sa jeune insolence,

Si ce n’est en avoir que la sévérité,

Que j’opposai toujours à sa témérité ;

Mais pour peu qu’on déplaise, on en est moins croyable.

DON CARLOS.

Vous êtes l’innocente, et je suis le coupable.

On ne peut trop blâmer mon procédé jaloux ;

Mais d’un honneur suspect on n’est jamais absous.

Mais l’honneur où l’on voit la moindre ombre paraître,

S’il n’est déjà taché, n’est pas longtemps sans l’être.

DON LOUIS.

Votre beauté, madame, est un témoin puissant

Pour me persuader votre amour innocent.

Chez moi ne doutez pas que l’on ne vous respecte

Autant qu’on le pourra, sans vous rendre suspecte ;

Ma sœur est sans suivante, et quand elle en aurait,

Pour vous prendre avec elle, elle s’en déferait.

J’ai songé qu’il faudra que vous portiez vous-même

Un billet que j’aurai d’une dame que j’aime ;

Ce billet ne sera que pour dire à ma sœur

Que vous êtes adroite, et très fille d’honneur,

Qu’elle répond de vous, et qu’en cette occurrence

Elle prétend lui faire un présent d’importance.

Votre condition ainsi se cache mieux

À l’esprit des valets toujours trop curieux.

Je m’en vais de ce pas la supplier d’écrire.

Et ce billet écrit, je reviens vous le lire.

Il sort.

LÉONORE.

Don Carlos, ton esprit sera bientôt en paix,

Puisqu’on va m’éloigner de tes yeux pour jamais ;

Mais, cruel ! si le temps qui change toutes choses,

Change jamais en bien le mal que tu me causes ;

Si je ne puis jamais faire voir que la foi

Que je t’avais donnée est toute encore à toi,

Et que je n’avais pas seulement de l’estime

Pour celui que tu crois complice de mon crime,

Ne me tiendras-tu pas ce que tu m’as promis ?

On tient ce qu’on promet, même à ses ennemis.

DON CARLOS.

Que mon cœur ne peut-il oublier une offense,

Avoir mes yeux suspects, croire votre innocence !

Mais, ingrate beauté, ne fut-ce pas chez vous

Que mon bras fit tomber un rival sous ses coups ?

Ah ! ne souhaitons plus de la voir innocente ;

Éloignons, éloignons une fille inconstante.

Hélas ! en même temps je l’aime et je la hais,

Qui de ces passions l’emporte, je ne sais ;

Mais je sais seulement qu’une douleur extrême

S’empare de mon cœur, quand il hait ou qu’il aime,

Et que les mouvements de ce trouble intestin

Seront les derniers coups de mon cruel destin.

LÉONORE.

Ah ! si je n’avais pas encor quelque espérance,

Que le ciel tôt ou tard protège l’innocence,

Tu n’aurais pas longtemps encore à me haïr.

DON CARLOS.

Ma résolution commence à me trahir.

Si j’écoute longtemps cette fille infidèle,

Mon âme, malgré moi, me parlera pour elle.

Madame, don Louis viendra dans un moment

Vous conduire chez lui.

Il sort.

LÉONORE.

Que n’est-ce au monument !

Hélas ! depuis qu’amour a fait des misérables,

En voit-on dont les maux soient aux miens comparables ?

J’aime plus que moi-même un homme qui me hait,

Et qui croit me haïr avec juste sujet.

Il n’est rien de plus faux, quoi qu’il en puisse croire,

Que le crime apparent dont il tache ma gloire :

Et de tout ce qui peut me faire ajouter foi,

L’inhumain s’en défie ou s’en sert contre moi.

Juste ciel ! qui toujours protégeas l’innocence,

Et qui seul de la mienne eus toujours connaissance,

Si mes maux sont trop grands pour en pouvoir guérir,

Qu’en peu de temps au moins ils me fassent mourir.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

DON SANCHE, CARDILLE

 

CARDILLE.

Oui, le fier don Louis, et sa bizarrerie,

Vient d’entrer à l’instant dans cette hôtellerie ;

Mais pourquoi n’osez-vous entrer en sa maison ?

DON SANCHE.

Il me l’a défendue et me hait sans raison,

Et c’est celle que j’ai de lui cacher la flamme,

Que son aimable sœur allume dans mon âme :

Je viens donc en secret voir cette aimable sœur.

CARDILLE.

Vous ne pouvez jamais mieux placer votre cœur :

Mais l’aimez-vous encore ?

DON SANCHE.

Oui, Cardille, je l’aime

Autant qu’on peut aimer, enfin plus que moi-même.

CARDILLE.

C’est fort bien fait à vous : et celle de Madrid

Chez qui certain rival fantasque vous surprit

Et vous perça de coups, mais vous perça de sorte,

Que votre altesse en fut quinze jours demi-morte ;

La beauté donc pour qui le très illustre sang

De mon très cher patron rougit son linge blanc ;

Et pour qui de son cœur Flore se vit chassée,

N’est plus rien dans son cœur qu’une idole cassée ?

Il lui jurait pourtant, car il est grand jureur,

Qu’elle serait toujours la reine de son cœur ;

De même qu’aujourd’hui le drôle fait à Flore,

Il lui disait pourtant : ô beauté que j’adore !

Beauté de qui dépend ma vie et mon trépas,

Et cent autres beaux mots que je ne redis pas.

Ma foi, tyran des cœurs, monseigneur et mon maître,

À parler franchement, vous êtes un grand traître.

DON SANCHE.

Les hommes de mon âge aiment en divers lieux

Tous les objets charmants qui s’offrent à leurs yeux :

De ces objets charmants qui leurs âmes captivent,

Il en est toujours un que constamment ils suivent.

Flore est le seul objet que j’aime constamment :

Pour l’autre je l’aimais en passant seulement.

CARDILLE.

Oui, ce fut en passant, et vous passâtes même

De Madrid jusqu’ici d’une vitesse extrême.

DON SANCHE.

Je sortis vitement de Madrid, ayant peur...

CARDILLE.

D’y rencontrer encor quelque rude frappeur ?

Quelque gloire qu’apporte une belle entreprise,

S’y faire assassiner, c’est faire une sottise ;

Et pour moi, j’aime mieux n’être qu’un homme obscur,

Que de n’avoir plus rien à prétendre au futur.

La sotte ambition d’enflammer quelques folles

Qui le seraient assez pour croire en mes paroles,

Ne me mettra jamais en cette extrémité,

De perdre tout mon sang, où vous avez été.

DON SANCHE.

Tu fais aller trop loin ta froide raillerie,

Ne la pousse pas tant, et surtout je te prie

De ne rien dire ici du malheur de Madrid,

Ou bien point de quartier.

CARDILLE, à part.

J’ai pourtant tout écrit.

DON SANCHE.

Que dis-tu ?

CARDILLE.

Je vous dis que je me sais bien taire,

Quand il en est besoin.

DON SANCHE.

Tu ne saurais mieux faire.

CARDILLE, à part.

Si Flore qui sait tout, allait pour mon malheur,

Par malice, ou sottise, éventer son auteur ?

DON SANCHE.

Que grondes-tu tout bas ?

CARDILLE.

Je fais un soliloque.

DON SANCHE.

Sais-tu bien comme on traite un faquin qui se moque ?

CARDILLE.

Oui, seigneur : mais de grâce encor. Si par hasard,

Comme l’on sait toujours les choses tôt ou tard,

Flore allait découvrir votre amour clandestine ;

Mais je ne dis plus rien, voici venir Marine.

 

 

Scène II

 

DON SANCHE, CARDILLE, FLORE, MARINE

 

MARINE.

Oui, prête à vous servir, comme elle fut toujours,

Pourvu que vous soyez constant dans vos amours ;

Mais que désirez-vous de votre humble soumise ?

DON SANCHE.

Des nouvelles de Flore, et par ton entremise

Le moyen de la voir.

MARINE.

Attendez un moment,

Je n’ai rien plus à cœur que servir un amant.

Elle sort.

CARDILLE.

Ô quel tison d’enfer !

DON SANCHE.

Ne lui dis rien, Cardille ;

Tu sais bien que je l’aime, et qu’elle est bonne fille.

CARDILLE.

Elle fille ? elle l’est tout comme je la suis.

DON SANCHE.

Si tu m’aimes, tais-toi.

CARDILLE.

Dites donc si je puis.

DON SANCHE.

Tu deviens bien fâcheux, Cardille.

CARDILLE.

Il me le semble.

Qui ne le deviendrait, étant toujours ensemble ?

DON SANCHE.

Parleras-tu toujours ?

CARDILLE.

Vous savez mon défaut,

Et si je ne parlais, que je mourrais bientôt.

DON SANCHE.

Hé bien ! chère Marine ?

MARINE, qui rentre.

Il faut attendre encore,

Si vous m’en demandez la raison, je l’ignore :

Entrez dans cette chambre, et quand je le pourrai,

À l’objet de vos vœux je vous présenterai.

Je vous enferme ainsi pour éviter son frère,

Qui d’elle étant jaloux, et ne vous aimant guère,

S’il allait vous trouver, ferait quelque rumeur.

DON SANCHE et CARDILLE s’enferment.

Je remets en tes mains ma vie et mon honneur.

MARINE, seule.

Ma maîtresse est pour lui terriblement changée ;

À son nom seulement elle a fait l’enragée,

Sans doute elle aura su que don Sanche à la cour,

Pour n’être pas oisif, a fait un peu l’amour ;

Mais la voici.

FLORE, entrant.

Je viens encore te le dire ;

Quand tu vois qu’aujourd’hui je pleure et je soupire,

Tu crois que c’est l’amour qui me tourmente ainsi.

Non, ce n’est plus l’amour qui cause mon souci ;

Une autre passion à l’amour opposée,

Aussi bien que l’amour à vaincre mal aisée,

Me fait haïr don Sanche ; il aimait à la cour,

L’ingrat que je croyais si fidèle en amour :

Mais le ciel ennemi de l’amant infidèle,

A puni depuis peu sa flamme criminelle.

Un rival m’a vengée, un rival l’a blessé ;

Je sais de bonne part comme tout s’est passé ;

Et le traître viendra me protester encore

Qu’il n’est né que pour moi, qu’il m’aime, qu’il m’adore ?

Il ne m’attrape plus à ses trompeurs appas.

MARINE.

Et s’il vient pour vous voir ?

FLORE.

Il ne me verra pas.

MARINE.

Madame, pourriez-vous le punir de la sorte ?

FLORE.

À de plus grands excès ma colère m’emporte,

Je veux pour m’en venger, de mon cœur le bannir,

Et n’en réserver pas le moindre souvenir :

Mais on frappe à la porte.

MARINE.

Et si c’est lui, madame ?

FLORE.

Il n’a que faire ici, s’il est hors de mon âme,

L’ingrat qui vient à moi comme à son pis-aller.

MARINE.

Je le renverrai donc ?

FLORE.

Non, je veux lui parler.

Tu ne lui tiendrais pas un langage assez rude.

MARINE s’en va.

Je ne puis rien comprendre en votre inquiétude.

FLORE.

Dans un esprit frappé d’un mal comme le mien,

Un dessein détruit Vautre, et l’on ne résout rien.

L’amant dissimulé, le méchant, quand une autre

Lui refuse son cœur, il a recours au nôtre.

Est-ce lui ?

MARINE revient.

Non, madame.

FLORE.

Et qui donc ?

MARINE.

Béatrix,

Dont depuis si longtemps votre frère est épris :

Sachant que depuis peu vous êtes sans soubrette,

Vous en renvoie une autre assez propre et bien faite,

La fera-t-on entrer ?

FLORE.

Je n’ai pas le pouvoir,

En l’état où je suis, même de rien vouloir.

Fais comme tu voudras.

MARINE.

Entrez, mademoiselle.

Léonore entre.

FLORE.

Elle a bonne façon et parait assez belle.

Qui vous amène ici ?

 

 

Scène III

 

LÉONORE, FLORE, MARINE

 

LÉONORE.

Madame, vous saurez,

Par ce petit billet, ce que vous désirez.

FLORE lit la lettre.

« On m’a dit que vous cherchiez une suivante : je vous en envoie une que j’aurais prise, si je ne préférais à mon utilité et à tout ce que j’ai de plus cher, l’honneur d’être votre servante.

 « Béatrix. »

Sans doute Béatrix vous aura bien choisie.

Êtes-vous de Madrid ?

LÉONORE.

Je suis d’Andalousie,

Mais j’ai servi longtemps une dame à Madrid

Avec affection, quoique avec peu d’esprit.

FLORE.

Vous savez bien coiffer ?

LÉONORE.

On me le persuade :

Pour l’embellissement, il n’est point de pommade,

Il n’est point de secret qu’on me puisse montrer ;

Je sais coudre et blanchir à me faire admirer ;

Enfin, si j’ai l’honneur d’être votre servante,

Vous verrez si je sais les choses que je vante.

FLORE.

Quels gages gagnez-vous ?

LÉONORE.

Je suis sans intérêt ;

Vous les pouvez régler à si peu qu’il vous plaît :

L’honneur de vous servir m est trop de récompense.

FLORE.

Je vous dois savoir gré de cette confiance.

Je vous prends, et croyez, demeurant avec moi,

Que vous ne perdrez pas votre temps.

LÉONORE.

Je le croi.

FLORE.

Comment avez-vous nom ?

LÉONORE.

On m’appelle Isabelle.

FLORE.

Je vous trouve un défaut, et c’est d’être trop belle.

LÉONORE.

Quand bien je la serais, quelquefois la beauté

Est un bien dangereux, ou sans utilité.

FLORE.

Je puis juger encor par cette repartie,

Que votre esprit bien fait a de la modestie.

 

 

Scène IV

 

DON LOUIS, FLORE, MARINE

 

DON LOUIS.

Je viens vous faire part du plaisir que je sens.

Ce cousin que j’aimai dès mes plus jeunes ans,

Don Carlos de Roxas arrivé de Castille,

Est notre hôte aujourd’hui. D’où nous vient cette fille ?

FLORE.

Béatrix me l’envoie, et j’ai cru, la prenant,

Vous avoir fait plaisir.

DON LOUIS.

Oui, ma sœur, et très grand ;

L’aimant comme je fais, l’obliger c’est me plaire.

De grâce, efforcez-vous de faire bonne chère

À l’aimable parent qui nous est venu voir.

FLORE.

Je m’en vais donner ordre à le bien recevoir.

DON LOUIS s’en va.

Et moi, vous l’amener.

FLORE.

De colère embrasée,

À le bien divertir, je suis mal disposée.

Qu’il vient à contretemps !

MARINE entre.

Madame, un mot tout bas.

FLORE.

Quoi ?

MARINE.

Don Sanche est ici.

FLORE.

Ne me l’amène pas.

MARINE.

Mais ils sont dès tantôt, le valet et le maître,

Dans la chambre voisine.

FLORE.

Et que dit-il, le traître ?

MARINE.

Il ne sait rien encor.

FLORE.

Qu’il sache tout de toi.

Je ne le veux point voir. Ma fille, suivez-moi.

Elle sort.

LÉONORE, à part.

À quelle extrémité me réduit ma disgrâce !

MARINE.

La soubrette en sortant a fait une grimace.

Je la trouve rêveuse, et je me trompe bien,

Ou son cher petit cœur aime si peu que rien :

Mais laissons-le brûler, ce n’est pas notre affaire,

Avec nos deux amants qu’avons-nous donc à faire ?

Je ne sais, ma maîtresse a l’esprit bien aigri,

Et d’ailleurs son amant m’a le cœur attendri.

Sortez, monsieur, sortez.

 

 

Scène V

 

DON SANCHE, MARINE

 

DON SANCHE.

Est-elle donc visible ?

MARINE.

Peut-être.

DON SANCHE.

Ah ! tu me fais une frayeur terrible,

Parles-tu tout de bon ? Mais je la vois venir.

MARINE.

Oui, ma foi, le pauvret n’a qu’à se bien tenir.

Mais je sais qu’en amour la plus grande querelle,

Au lieu de diviser, réunit de plus belle ;

C’est jeter un peu d’eau dans un brasier ardent.

 

 

Scène VI

 

FLORE, DON SANCHE

 

FLORE.

Il me trahit, l’ingrat, et me voit, l’impudent !

Don Sanche, où venez-vous ? et que pensez-vous faire ?

Et n’avez-vous point peur de rencontrer mon frère ?

Vous n’avez pas toujours vécu si bons amis,

Que vous me deviez voir, sans qu’il vous l’ait permis.

DON SANCHE.

Votre frère aurait droit d’y trouver à redire ;

Mais vous, dont la beauté sans cesse à soi m’attire,

Vous me permettrez bien pour vous venir revoir,

De ne considérer ni respect ni devoir ;

Et vous pouvez juger, par cette impatience,

Des maux que j’ai soufferts dans une longue absence.

FLORE.

Je n’attendais pas moins que de galants discours

De qui vient du pays des galantes amours.

DON SANCHE.

Ah ! madame, la cour, le séjour des délices,

Ne m’a paru sans vous qu’un enfer de supplices.

Ce n’est pas que la cour n’ait de charmants appas ;

Mais je suis toujours triste où je ne vous vois pas.

Combien de fois mes yeux ont-ils versé des larmes,

Dans un temps où Madrid avait le plus de charmes ?

Combien de fois les bords du clair Manzanarès

Ont-ils été témoins de mes tristes regrets ?

FLORE.

Vous m’attendrissez fort en me faisant entendre

Tout ce qu’en un roman on peut lire de tendre.

Quoi, bons dieux ! à la cour, où tout charme, où tout rit,

La tristesse a toujours régné sur votre esprit ?

Voit-on d’un autre amant une plus belle vie ?

Votre fidélité me donne de l’envie ;

Si je pousse la mienne aussi loin, je pourrai

La voir, comme la vôtre, au suprême degré.

DON SANCHE.

Ce langage moqueur est un peu fort, madame.

FLORE.

C’est l’effet de la joie où s’emporte mon âme,

De vous revoir vivant et vous avoir cru mort.

DON SANCHE.

Être absent, ou mourir, ne diffèrent pas fort.

FLORE.

On ne vous crut pas mort des rigueurs d’une absence,

Mais d’un cœur sans pitié, c’est le bruit de Valence :

Quelle apparence aussi de vivre sans amour,

Entre tant de beautés qui brillent à la cour ?

DON SANCHE.

Pour une autre que vous, moi, soupirer, madame ?

Ah ! vous connaissez mal les secrets de mon âme.

FLORE.

Je les ai mal connus, mais je les connais mieux,

Depuis que vous avez abandonné ces lieux.

DON SANCHE.

Sur quelque faux rapport vous en jugez peut-être.

FLORE.

Eh bien ! j’avouerai donc de ne les pas connaître.

DON SANCHE.

Ah ! cette indifférence est un signe apparent...

FLORE.

Que vous ne m’êtes plus qu’un homme indifférent,

Et que faussant la foi que l’on m’avait promise,

On perd de mon amour l’espérance permise.

DON SANCHE.

Je ne puis vous nier qu’un funeste accident...

FLORE.

Voulez-vous déguiser un mensonge évident ?

Songez que votre front, qui rougit et se trouble,

Me parle, malgré vous, contre votre âme double.

DON SANCHE.

Que ne pourrait troubler un sort si malheureux !

Ma partie est mon juge, et juge rigoureux.

FLORE.

Je ne veux point ces noms de juge et de partie,

Je veux absolument que don Sanche m’oublie :

Je lui permets aussi, s’il veut, de me haïr.

DON SANCHE.

Il mourra bien plutôt que de vous obéir.

FLORE.

Qu’il vive donc heureux pour cette belle fille

Qui put le retenir si longtemps en Castille.

DON SANCHE.

Je la vis, il est vrai, mais ce fut sans amour.

FLORE.

Oubliez-vous déjà cet astre de la cour ?

Me voyant, l’avez-vous de votre âme effacée,

Ainsi qu’en le voyant, vous m’en avez chassée ?

Votre sang qu’un rival répandit à ses yeux,

Dans son cher souvenir vous conservera mieux.

Allez, don Sanche, allez retrouver cette belle.

Elle est digne de vous, vous êtes digne d’elle ;

Ses charmes vous ont fait révolter contre moi,

Les vôtres l’ont portée à rompre aussi sa foi :

Le ciel qui vous a fait sans doute l’un pour l’autre,

Devait bien à son cœur, un cœur comme le vôtre.

Mais ne lui parlons plus par des déguisements :

Découvrons à l’ingrat mes justes sentiments,

Don Sanche, je vous hais d’une haine mortelle,

Comme un amant ingrat, un lâche, un infidèle.

Un homme dans Madrid pour venger son amour,

Vous a quasi réduit à votre dernier jour ;

Une femme peut bien vous faire dans Valence

Courre un même péril, pour une même offense.

DON SANCHE.

Si vous voulez m’ouïr...

FLORE.

Ne me parlez jamais ;

Retournez à Madrid, et me laissez en paix.

 

 

Scène VII

 

MARINE, FLORE, DON SANCHE, CARDILLE

 

MARINE.

Tout est perdu.

FLORE.

Quoi donc ?

MARINE.

On frappe, et je soupçonne

Que c’est pour nos péchés votre frère en personne.

FLORE.

Quel accident, Marine !

MARINE.

Où les cachera-t-on ?

FLORE.

Que sais-je ? où tu voudras ; songe.

MARINE.

Dans le balcon ;

Et si l’on veut ouvrir, la clef sera perdue ;

En tout cas, ils n’auront qu’à sauter dans la rue.

FLORE.

On refrappe, hâte-toi de cacher cet ingrat.

MARINE.

Il paraît tout contrit.

Ils s’en vont.

FLORE.

Ce n’est qu’un scélérat.

Oh ! qu’il est mal aisé de garder sa colère,

Quand celui qui la cause, a le secret de plaire !

Et que le souvenir d’une offense d’amour

Dure trop dans un cœur, s’il dure plus d’un jour !

À peine ai-je fait craindre une éternelle absence

À cet ingrat amant que j’aime, et qui m’offense,

Que j’ai peur de le perdre ! et mon cœur impuissant,

Qui le hait criminel, le souhaite innocent.

Amour trop violent ! trop sévère conduite !

De vos conseils divers quelle sera la suite ?

Chasserai-je un ingrat qui vient de me trahir ?

Saura-t-il que mon cœur ne le saurait haïr ?

Qui peut s’imaginer le trouble de mon âme ?

 

 

Scène VIII

 

MARINE, FLORE

 

MARINE.

Moi.

FLORE.

Tu m’écoutais donc ?

MARINE.

Vous l’avez dit, madame :

Mais c’est pour vous ôter du trouble où je vous vois,

Pourvu que vous vouliez vous en remettre à moi.

Il faudra qu’on se fâche, et que l’on me querelle,

Quand je ramènerai votre esclave infidèle,

Et je ferai par là d’une pierre trois coups ;

Je raccommoderai le coupable avec vous :

Vous ne laisserez pas de bien faire la fière,

Et de vous conserver dans votre humeur altière :

Don Sanche me devra son raccommodement,

Et m’en régalera, s’il a du jugement.

FLORE.

Travaille à mon repos, et ménage ma gloire.

MARINE.

L’un et l’autre est aisé, si vous m’en voulez croire.

À propos, votre frère au bas de l’escalier,

Conteste pour l’entrée avec son cavalier :

Quand ils se seront fait de grandes révérences,

Force civilités et force déférences,

Don Louis vous viendra présenter son cousin,

De qui vous entendrez quelque compliment fin.

Tandis que ce cousin radouci de visage,

Vous rendra ses respects en sublime langage,

Don Sanche peut sortir : mais, d’un autre côté,

Je viens de m’aviser d’une difficulté ;

Votre frère inquiet, autant qu’homme du monde,

Quand il donne à manger sur sa grand’table ronde,

Et que son ordinaire est un peu rehaussé,

Va, vient, monte, descend, et fait fort l’empressé.

Quand il ira cent fois visiter sa cuisine,

S’il allait rencontrer, et don Sanche, et Marine,

Indubitablement il les rouerait de coups,

Et ses coups pourraient bien s’étendre jusqu’à vous.

Laissons-le donc encore avecque son Cardille

Contempler à loisir ]e balcon et sa grille,

Jusqu’à tant que la nuit de couleur de charbon,

Déité favorable à tous gens de balcon,

Inspire le sommeil à tout notre hémisphère,

Et l’inspire surtout à monsieur votre frère :

Lors j’irai sûrement les désembalconner.

FLORE.

J’approuve assez l’avis que tu viens de donner.

Va les en avertir, et ne demeure guères,

Afin de revenir préparer des lumières.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

DON LOUIS, DON CARLOS, FABRICE

 

DON LOUIS.

Vous nous quittez si tôt ?

DON CARLOS.

Vous savez mes affaires :

Je ne veux pas manquer l’escadre des galères

Qui sont à Barcelone, et qui partent demain.

J’éprouve en mon pays un sort trop inhumain,

Pour n’aller pas chercher dans une étrange terre

Le repos que la mort fait trouver dans la guerre.

C’est un bien qui jamais ne manque aux malheureux.

DON LOUIS.

Puis-je vous obliger d’attendre un jour ou deux ?

DON CARLOS.

Si c’est pour vous servir, j’attends ma vie entière.

DON LOUIS.

Je ne vous ferais pas une telle prière,

Et ne vous romprais pas un voyage arrêté,

Sans avoir pour excuse une nécessité.

DON CARLOS.

Que la raison en soit ou bien faible, ou bien forte,

Vous servir me suffit, le reste ne m’importe.

Je ne pars point, Fabrice, il faudra renvoyer

Les chevaux arrêtés.

FABRICE sort.

Et pas moins les payer.

DON CARLOS.

Sors.

DON LOUIS.

Une jeune sœur n’est pas au soin d’un frère

Un tranquille travail, une charge légère.

La mienne a de l’esprit, est sage, aime l’honneur :

Mais rien n’est si changeant aux filles que l’humeur ;

Et quand ses actions feraient médire d’elle,

J’en saurais des derniers la fâcheuse nouvelle.

Hier, quand je vous eus mis dans votre appartement,

Afin qu’en mon logis vous fussiez sûrement,

Je vis fermer ma porte, et contre l’ordinaire,

Je voulus de mes clefs être dépositaire.

À peine me laissais-je assoupir au sommeil,

Quand un bruit surprenant qui causa mon réveil,

Me fit sortir du lit, et contre la fenêtre,

Curieux de savoir ce que ce pouvait être,

Je vis de mon balcon deux hommes descendants,

Et fermer le balcon par quelqu’un de dedans.

Soit larcin, soit amour, l’un et l’autre m’oblige

À craindre un mal qui croît pour peu qu’on le néglige :

J’en suis en des soupçons que je n’ose avérer,

Le bruit que j’en ferais peut le mal empirer :

Ce peut être aussitôt ma sœur qu’une servante,

Et je pourrais m’en prendre à la plus innocente.

Vous voyez, mon cousin, quel accident fâcheux

Me fait avoir besoin d’un ami généreux.

Je crois l’avoir en vous qui m’aimez et que j’aime,

Comme un très cher parent, comme un autre moi-même ;

Et qui caché chez moi, sans qu’on en sache rien,

Verra de ma famille et le mal et le bien ;

Y veillera pour moi, tandis que mon absence,

Pour de pareils desseins donne toute licence.

Afin de mieux cacher cet important secret,

De votre prompt départ je feindrai du regret,

Et ferai vos adieux à votre Léonore.

Par bonheur tout mon monde est dans le lit encore,

Et hors votre valet...

DON CARLOS.

Pour lui ne craignez rien,

Fiez-vous-y sur moi.

DON LOUIS.

La feinte ira donc bien.

Caché dans cette chambre, où j’enferme mes livres,

Où seul j’aurai le soin de vous porter des vivres,

Et dont seul j’ai la clef, vous pourrez aisément

Découvrir les auteurs de ce dérèglement.

Je rougis de l’emploi qu’il faut que je vous donne.

DON CARLOS.

Gardez ce compliment pour une autre personne

Sur qui vous n’avez pas un absolu pouvoir.

Nous en blâmions l’excès, vous et moi hier au soir ;

M’en faire, c’est douter de l’ardeur de mon zèle.

Mais Fabrice revient.

 

 

Scène II

 

FABRICE, DON CARLOS, DON LOUIS

 

FABRICE.

Vous dire une nouvelle

Qui déplaît à Fabrice, et qui vous déplaira.

DON CARLOS.

Qu’est-il donc arrivé ?

FABRICE.

Don Pèdre de Lara,

Père de Léonore, est en bas qui demande

Le seigneur don Louis.

DON CARLOS.

Ô Dieu ! que j’appréhende

Qu’il ne trouve sa fille !

DON LOUIS.

Elle est encore au lit...

DON CARLOS.

Il sait qu’elle est ici...

DON LOUIS

Qui lui peut avoir dit ?

Alors que l’on saura le sujet qui l’amène,

Il sera temps assez de vous en mettre en peine ;

Mais le voici déjà, cachez-vous, mon cousin,

Ce Castillan paraît un vieillard fort mutin.

 

 

Scène III

 

DON PÈDRE, DON LOUIS

 

DON PÈDRE.

Êtes-vous don Louis.

DON LOUIS.

C’est ainsi qu’on me nomme.

DON PÈDRE.

De Roxas ?

DON LOUIS.

Oui, monsieur.

DON PÈDRE.

Cette lettre est d’un homme

Qui croit qu’auprès de vous elle seule suffit,

Pour m’y faire appuyer de tout votre crédit,

Dans l’affaire d’honneur qui m’amène à Valence ;

C’est du duc d’Alve.

DON LOUIS.

Il a sur moi toute puissance.

Il lit la lettre.

« On a enlevé la fille de don Pèdre de Lara. Le ravisseur est dans Valence. Je vous prie de croire qu’en servant don Pèdre, qui est mon parent et mon ami, vous obligerez

« Le Duc d’Alve. »

Vous avez entendu ce que le duc m’écrit.

Il a pu vous offrir le bras, et le crédit

D’un homme qui lui doit encore davantage ;

Mais il faut que je sache avant que je m’engage,

Quel est ce cavalier à qui vous en voulez.

DON PÈDRE.

Je m’aperçois par là de ce que vous valez,

Et c’est être prudent que prendre connaissance

Si vous devez, ou non, m’offrir votre assistance.

DON LOUIS.

Je ne manquai jamais à ce que j’ai promis ;

Mais je ne promets rien qui blesse mes amis.

DON PÈDRE.

Don Sanche de Lussan a-t-il l’honneur d’en être ?

DON LOUIS.

Non, mais j’ai seulement celui de le connaître.

DON PÈDRE.

Je vous apprendrai donc, puisqu’il ne vous est rien,

Qu’il est mon ennemi.

DON LOUIS.

J’en ferai donc le mien.

DON PÈDRE.

Ce don Sanche à Madrid galantisait ma fille,

Cette peste fatale à sa noble famille :

Un rival l’attaqua dans sa chambre une nuit,

Le laissa demi-mort, et ma fille s’enfuit.

La justice en connut, et fit ses procédures :

Mon honneur demandait plus que des écritures :

Je laissai donc guérir ce don Sanche en prison,

Et cherchai son rival pour en tirer raison ;

Mais je ne pus savoir, quoique je pusse faire,

Où se cachait ma fille, et cet autre adversaire.

De ces deux ennemis un seul donc m’est connu ;

C’est don Sanche, et je sais qu’il est ici venu :

Ma fille l’a suivi, sa maîtresse, ou sa femme,

Car hors lui qui voudrait se charger d’un infâme ?

DON LOUIS.

Ce rival inconnu peut l’avoir comme lui.

DON PÈDRE.

Oui, si l’on n’avait su de lui-même aujourd’hui

Qu’il est depuis un jour arrivé dans Valence.

DON LOUIS.

C’est encore en juger sur la seule apparence.

DON PÈDRE.

Mais on m’a dit souvent, partout où j’ai passé,

Alors que j’ai pris langue, et qu’on m’a vu pressé,

Que des gens de cheval dont je suivais la piste,

Emmenaient avec eux une femme fort triste :

C’est sur ce fondement que je veux l’attaquer.

Sur l’un de ces rivaux je ne saurais manquer,

Puisqu’ils m’ont l’un et l’autre osé faire une offense,

De montrer à l’Espagne une illustre vengeance.

Adieu, ne sortez point.

DON LOUIS.

Je fais ce que je dois.

DON PÈDRE.

Ce sera donc, monsieur, pour cette seule fois.

 

 

Scène IV

 

DON CARLOS, FABRICE

 

DON CARLOS, sortant d’où il était caché.

Heureusement pour nous le vieillard prend le change.

Ô Dieu ! que dois-je faire en ce rencontre étrange ?

Dois-je pas m’éloigner d’une ingrate beauté ?

Dois-je l’abandonner en cette extrémité ?

Et me dois-je cacher ? un ami m’en conjure,

Un parent dont j’éprouve une amitié si pure.

Comment donc accorder ces devoirs opposés,

Que l’amour et l’honneur rendent si mal aisés ?

Fabrice, il faut aller avertir Léonore,

Que son père la cherche : il faut lui dire encore

Que sans lui dire adieu, j’ai parti ce matin ;

Et pour toi, que tu sers désormais mon cousin.

FABRICE.

J’y vais ; mais quelqu’un vient, cachez-vous.

 

 

Scène V

 

FLORE, LÉONORE, MARINE

 

FLORE.

Isabelle ?

LÉONORE.

Madame.

FLORE.

Achevez donc de remplir ma dentelle.

LÉONORE.

Elle est toute remplie, à quelque chose près :

Voulez-vous qu’à l’instant je me remette après ?

Léonore sort.

FLORE.

Oui. Marine ?

MARINE.

Madame.

FLORE.

Il n’est pas nécessaire

Que cette fille ait part dans ce que je vais faire.

Va-t-en donc l’observer. Marine, et garde bien

Qu’elle ne me surprenne.

MARINE.

Elle n’en fera rien.

FLORE.

Et don Sanche ?

MARINE.

Il soupire en ma chambre, il lamente,

Il meurt en attendant que je vous le présente.

FLORE.

Va le faire monter.

MARINE.

Vous l’allez voir tremblant.

Elle sort.

FLORE.

Il n’a pas tant de peur qu’il en fait le semblant.

Ô raison sur mon âme autrefois absolue !

Ô vertu, qui m’avez si souvent secourue !

Ma fierté, mes dédains, mon devoir, mon honneur,

Que vous résistez mal à ma folle fureur !

Mais quand vous m’offririez vos conseils salutaires,

Ma passion vous croit des vertus trop austères ;

Et mon cœur qui la croit plutôt que ma raison,

Chérit le mal qu’il souffre, et craint sa guérison.

Don Sanche entre.

Quoi ! don Sanche à mes yeux ose paraître encore,

Don Sanche, un infidèle, un amant que j’abhorre !

 

 

Scène VI

 

DON SANCHE, FLORE, MARINE

 

DON SANCHE.

Don Sanche, un infidèle, un amant odieux,

Pour la dernière fois se présente à vos yeux,

Pour obtenir enfin le pardon qu’il demande.

Sa faute, il le sait bien, ne peut être plus grande ;

Aussi confesse-t-il d’avoir trop mérité

D’être puni de vous avec sévérité ;

Si la vôtre à sa mort est enfin résolue,

Vous pouvez l’ordonner de puissance absolue.

FLORE.

Je ne veux point ta mort.

DON SANCHE.

C’est assez la vouloir,

Que de me déclarer indigne de vous voir,

Et c’est me dire assez ce qui me reste à faire,

Pour me mettre en état de ne vous plus déplaire.

FLORE.

Ingrat, qui sais tenir de semblables discours,

Qui te forçait d’aimer pour n’aimer pas toujours ?

DON SANCHE.

Je vous aimai toujours, et d’une ardeur extrême :

Mais ne voit-on jamais offenser ce qu’on aime ?

Doit-on faire durer si longtemps un courroux ?

Nous offensons les dieux oui peuvent tout sur nous ;

Mais ces divinités qui quelquefois punissent,

Pardonnent plus souvent et jamais ne haïssent.

Conformez-vous, madame, à ces divinités

Dont vous avez déjà les célestes beautés ;

L’esclave fugitif qui revient dans vos chaînes,

Puni par son remords autant que par ses peines,

En a souffert assez pour apprendre aux ingrats

Qu’il est des châtiments pires que le trépas.

FLORE.

Et tes discours flatteurs, et tes trompeuses larmes,

N’ont pour moi désormais ni mérites ni charmes.

Méchant, qu’on ne peut trop, ni trop longtemps haïr,

Ne tient-il qu’à tromper, ne tient-il qu’à trahir ?

À cause qu’on saura se valoir de ses feintes,

À moi que tu trahis, tu fais de moi des plaintes ?

Infidèle ! ah, jamais ne parais devant moi !

Ce sont là de vos tours, Marine ?

MARINE.

En bonne foi,

Il s’est comme un lion, un tigre sanguinaire,

Poussé jusques ici, quoi que je pusse faire.

Un homme plein d’amour est pire qu’enragé,

Prend tout sans demander, entre et sort sans congé.

 

 

Scène VII

 

CARDILLE, DON SANCHE, FLORE, MARINE

 

CARDILLE.

Songez à vous, seigneur.

DON SANCHE.

Et qu’est-ce donc, Cardille ?

CARDILLE.

Don Louis, qui fait tant le père de famille,

M’a vu, monte après moi de fort mauvaise humeur ;

Il nous tient pour ce coup.

FLORE.

J’en ai toujours eu peur.

MARINE.

Ne perdons point de temps : entrez dans cette chambre.

DON SANCHE.

Moi, me cacher ?

FLORE.

Oui, vous.

CARDILLE.

J’en suis pour plus d’un membre,

Que ne suis-je dehors pour cent coups de bâton !

MARINE.

Cache-toi promptement, impertinent bouffon !

 

 

Scène VIII

 

DON LOUIS, FLORE, DON CARLOS

 

DON LOUIS.

Il ne peut m’échapper.

FLORE.

Et qu’avez-vous, mon frère ?

DON LOUIS.

Vous le verrez, ma sœur.

FLORE.

Vous êtes en colère ?

DON LOUIS.

J’y suis avec sujet : laissez-moi seul ici.

FLORE.

Mais pourquoi vous laisser ?

DON LOUIS.

Mais il le faut ainsi.

Tirant une clef de sa poche. Flore sort.

C’est moi, mon cher cousin, laissez ouvrir la porte.

DON CARLOS sort.

Qu’avez-vous découvert ?

DON LOUIS.

Enfin, j’ai fait en sorte

Que les gens du balcon seront pris sur le fait,

Si du balcon en bas ils ne font le trajet.

Votre valet prend garde à la porte fermée.

Ma famille s’en trouble, et paraît alarmée :

Si je puis découvrir que quelqu’un de chez moi

Ait eu la moindre part... Mais qu’est-ce que je voi ?

 

 

Scène IX

 

DON SANCHE, LÉONORE, DON LOUIS, DON CARLOS, FLORE, MARINE, FABRICE, CARDILLE

 

DON SANCHE, sortant effrayé d’une chambre où il a trouvé Léonore.

Ombre qui me poursuis, n’es-tu pas assouvie

De m’avoir vu chez toi près de perdre la vie,

Sans encore venir, spectre horrible à mes yeux !

Te joindre aux ennemis que je crains en ces lieux ?

LÉONORE, effrayée de voir don Sanche.

Ou don Sanche, ou fantôme, objet qui m’es funeste,

Étant cause déjà qu’un époux me déteste,

Et m’ayant fait sortir du logis paternel,

N’étais-tu pas assez envers moi criminel,

Sans venir en barbare, en tigre impitoyable,

Achever les malheurs de mon sort déplorable ?

DON LOUIS, à part.

C’est donc pour Léonor que don Sanche est ici ?

DON CARLOS, entr’ouvrant la porte de la chambre où il est caché.

L’ingrate Léonor me trompe donc ainsi ?

Au moins serai-je quitte avec cette infidèle.

DON LOUIS, à part.

Au moins, ma sœur n’est pas envers moi criminelle.

DON SANCHE.

Don Louis, il est vrai, je suis en ta maison.

DON LOUIS.

Oui, don Sanche, où ton sang doit me faire raison.

DON SANCHE.

Mais avant que de croire une aveugle vengeance,

Souffre que je te parle, et vois si je t’offense ;

Et si de mes raisons tu n’es pas satisfait,

De ta fière menace on pourra voir l’effet.

J’ai servi dans Madrid cette fille : et chez elle

Contre un de ses amants je pris un jour querelle ;

Nous en vînmes aux mains, et je fus fort blessé.

Je viens la voir chez toi, t’ai-je trop offensé ?

L’amour peut, ce me semble, excuser un tel crime.

DON LOUIS.

C’est me manquer chez moi de respect et d’estime,

Qu’y faire le galant lorsque je n’y suis pas :

Pour une moindre offense on donne le trépas ;

Mais fût-elle excusable, il faut savoir encore

Si tu ne me mens point : dit-il vrai, Léonore ?

DON CARLOS, d’où il est caché.

Que dira cette ingrate ?

LÉONORE.

Il dit la vérité :

C’est par lui, don Louis, que tout bien m’est ôté.

Je me trouve par lui sans pays et sans père,

La haine d’un époux ; réduite à la misère

De servir de suivante, et sans votre secours,

Les malheurs qu’il me cause auraient fini mes jours.

MARINE, bas à Flore.

La prudente soubrette a parlé comme un ange.

FLORE.

Elle en dit trop. Marine.

MARINE.

Ah, vous êtes étrange !

Je n’aurais pu moi-même aussi bien controuver.

DON LOUIS.

Une difficulté reste encore à lever :

Est-ce la seule fois qu’en amant téméraire

Tu t’es caché chez moi ?

DON SANCHE.

Bons dieux ! que dois-je faire ?

Le mensonge me sert, la vérité me nuit ;

Mais cessons de mentir. Je passai l’autre nuit

Caché dans ton balcon.

DON LOUIS.

Tu sautas dans la rue ?

DON SANCHE.

Je ne le puis nier.

DON LOUIS.

Ta mort est résolue.

Défends-toi, si tu peux.

DON CARLOS, sortant d’où il est caché.

C’est à moi, c’est à moi,

De le punir encore.

DON SANCHE.

Et que me veux-tu, toi,

Qui m’étant inconnu, viens m’attaquer en traître ?

DON CARLOS.

Je t’ai pourtant donné sujet de me connaître,

Ce fut lorsque mon bras tout ton sang répandit,

Ou bien lorsque le tien si mal te défendit.

DON SANCHE.

Tu te livres toi-même à ma juste vengeance.

DON LOUIS.

Mon cousin, laissez-moi punir son insolence.

FABRICE, entre et veut frapper don Sanche.

Point de quartier, main basse.

MARINE l’arrête.

Arrête, malheureux !

DON SANCHE.

C’est donc contre moi seul trop peu que de vous deux ?

DON CARLOS.

Il dit vrai : s’en venger avec tant d’avantage,

C’est moins une action de valeur que de rage.

Ta faiblesse te sert, don Sanche, sauve-toi ;

Tu n’auras désormais qu’à te garder de moi.

DON LOUIS.

Don Carlos n’est pas seul à menacer ta vie.

DON SANCHE.

Il ne tiendra qu’à vous d’en passer votre envie.

Qui seul contre vous deux se croit hors de danger,

Seul contre un de vous deux peut bien se partager.

DON CARLOS.

Garde après ta victoire une telle insolence,

Et battu dans Madrid, sois modeste à Valence.

CARDILLE, parlant bas à son maître.

N’allez pas faire ici le vaillant indiscret,

Et filez doux, seigneur, quoiqu’avecque regret :

Pour moi, sans me piquer de faire l’âme forte,

Hardi comme un lion, je viens d’ouvrir la porte.

Sauvons-nous.

DON SANCHE, se retirant.

À demain, Castillan fanfaron.

DON LOUIS.

Insolent ! souviens-toi qu’on te traite en poltron.

DON SANCHE.

Je veux prendre mon temps pour vous battre à mon aise.

CARDILLE, fermant la porte après soi.

Et moi, je vous enferme. Adieu, race mauvaise.

DON LOUIS.

Le lâche éprouvera la valeur de mon bras.

FLORE.

Ah ! battez-vous, mon frère, et ne l’outragez pas :

D’un homme sans honneur la victoire est honteuse,

Et d’un homme d’honneur la haine est généreuse.

Avoir à vaincre un homme et le perdre d’honneur,

C’est manque de prudence, ou bassesse de cœur.

DON LOUIS, à part.

On voit dans ses discours sa criminelle flamme.

DON CARLOS, à Léonore.

Tu ne peux me cacher le plaisir de ton âme,

De voir don Sanche encore échappé de mes mains.

LÉONORE.

Il est vrai, cher Carlos, je t’aime, et je le crains.

DON CARLOS.

Tu n’es pas avec lui d’intelligence ? infâme !

LÉONORE.

Cesse de m’outrager, cher époux.

DON CARLOS.

Toi, ma femme !

Appelle ton époux, ce lâche qui s’enfuit,

Qui vient te visiter et le jour et la nuit.

Qu’il te faut peu de temps pour te faire connaître !

LÉONORE.

Si tu voyais mon cœur !

DON CARLOS.

Je verrais un grand traître.

LÉONORE.

Te dois-tu prendre à moi de tes emportements ?

DON CARLOS.

As-tu cru conserver à la fois deux amants ?

LÉONORE.

Cruel ! tu ne crois pas tout ce que tu m’imputes.

DON CARLOS.

Ah ! c’est perdre le temps en de vaines disputes.

Mon cousin, désormais je ne fais rien ici,

Puisque de vos soupçons vous êtes éclairci.

Je veux donc aujourd’hui sortir de cette ville,

Léonore chez vous n’a plus besoin d’asile,

Puisque chez le rival qu’elle m’a préféré,

Elle trouve celui qu’elle a tant désiré.

Son père est à Valence, il faut qu’il en dispose :

Après tant de rumeur que chez vous elle cause,

Votre sœur se plaindrait avec juste raison,

D’avoir à la garder encore en sa maison.

Cependant que don Sanche exalte sa vaillance,

Qu’il dise que la peur me chasse de Valence ;

Que Léonore l’aime, et qu’il me pousse à bout :

Qu’il me l’ôte, il en est quelque chose après tout :

Non qu’il me fasse peur, mais le laisser en vie,

Ce me serait sans doute une grande infamie,

Si mon cœur généreux qu’elle a traité si mal,

Ne respectait en elle un trop heureux rival :

Et ce dernier service en une âme équitable,

Serait de tous les miens le plus considérable ;

Mais l’ingrate qu’elle est, pour ne me devoir rien.

Dira qu’elle le hait, et qu’elle m’aime bien.

LÉONORE.

Oui, je le hais ; je t’aime, ou plutôt je t’adore :

Mais toi, cruel ! tu hais la pauvre Léonore.

DON CARLOS.

C’est encore t’aimer que ne te pas haïr.

Toi qui m’as pu tromper, toi qui m’as pu trahir.

LÉONORE.

Ce reproche dernier m’achève, et te délivre

De l’objet odieux qui sans toi ne peut vivre.

Je me meure.

Elle s’évanouit.

DON LOUIS.

Elle tombe, hé ! prenez-la, ma sœur.

Marine !

MARINE.

C’en est fait.

DON CARLOS, à part.

J’en mourrais de douleur.

FLORE.

Portons-la dans ma chambre.

On l’emporte.

MARINE.

Elle respire encore.

DON CARLOS.

Sauvons, mon cher cousin, la vie à Léonore,

Si quelque humain remède est encor de saison ;

Je la distingue encor d’avec sa trahison ;

Et si cet accident allait finir sa vie,

Sa mort serait bientôt de la mienne suivie.

DON LOUIS.

Et pour elle, et pour vous, y prenant intérêt,

Je vais voir chez ma sœur en quel état elle est.

Il sort.

DON CARLOS.

Non, laissons-la mourir, il n’y va plus du nôtre,

Puisqu’elle ne vit plus que pour le bien d’un autre.

Mais avec ses défauts ne l’adores-tu pas ?

Et pourrais-tu, mon cœur, survivre à son trépas ?

Quand tu détestes plus son humeur infidèle,

Ne te souviens-tu pas à quel point elle est belle ?

Faible cœur ! qui ressens plus vivement l’effet

Du mal qu’elle a souffert, que du mal qu’elle a fait,

À quoi vont t’engager tes nouvelles tendresses ?

Songe aux maux que t’ont fait ses trompeuses caresses ;

Songe combien de sang notre bras répandit

À l’infidélité que l’ingrate nous fit ;

Songe combien de sang on aurait pu répandre,

Si l’on eût obligé don Sanche à se défendre ;

Et songe, faible cœur, à quoi t’obligera

Le honneur d’un rival qui la possédera.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

DON CARLOS, DON LOUIS

 

DON CARLOS.

Est-elle revenue ?

DON LOUIS.

Oui, mais d’une manière,

Que je la plaindrais moins de perdre la lumière.

DON CARLOS.

Et qu’a-t-elle donc fait après sa pâmoison ?

DON LOUIS.

Elle a repris ses sens, et non pas sa raison,

Et m’a si fort paru de ses ennuis troublée,

Et si sourde aux discours qui l’auraient consolée,

Qu’en son esprit qu’accable un chagrin triste et noir,

Je crains les accidents d’un cruel désespoir.

De peur qu’elle ne soit à soi-même cruelle,

Et ma sœur et Marine auront les yeux sur elle :

Et vous, puisque son mal vient de votre rigueur,

Traitez-la désormais avec plus de douceur.

DON CARLOS.

Vous vous étonnerez de ce qu’aimant encore,

Autant qu’on peut aimer, l’ingrate Léonore,

Par un effet d’amour qui n’eut jamais d’égal,

Je veuille la céder à mon heureux rival.

Céder à son rival ainsi ce que l’on aime,

C’est bien ce qu’on appelle aimer plus que soi-même :

C’est bien l’effort plus grand que puisse faire un cœur,

Que perdre son repos pour sauver son honneur.

DON LOUIS.

Mon cœur, comme le vôtre, à l’amour tributaire,

Croit un homme amoureux capable de tout faire ;

Mais je ne comprends pas, qu’étant bien amoureux,

On veuille à ses dépens rendre un rival heureux.

DON CARLOS.

C’est pourtant le dessein que j’ai pour l’infidèle ;

C’est le dernier effort que je ferai pour elle,

Et par cette action l’imprudente apprendra

Quel amant elle perd quand elle me perdra.

Il faut que ce rival, par un prompt hyménée,

Rétablisse l’honneur de cette infortunée ;

Pour peu qu’il le refuse, il n’est rien ici-bas

Capable de le mettre à couvert de mon bras.

Je veux, soit que l’on s’aime, ou que l’on se haïsse,

Qu’avant la fin du jour cet hymen s’accomplisse.

Hélas ! si je pouvais brûler d’un autre feu,

Je la perdrais sans peine, ou j’en souffrirais peu ;

Mais je perds tout en elle, et lorsque je la cède,

D’un mal douteux encor, j’en fais un sans remède.

DON LOUIS.

Ce généreux dessein que votre amour a pris,

M’a donné de la joie, et ne m’a pas surpris.

DON CARLOS.

Allez donc de ma part voir don Sanche, et lui faire

La proposition.

DON LOUIS.

La plus facile affaire

Cesse bientôt de l’être en la pressant trop fort.

Il ne faut pas aller à don Sanche d’abord.

Tout homme ayant du cœur fait-il la moindre chose

De ce qu’un adversaire, un rival lui propose ?

Bien loin d’y consentir, il s’en offenserait,

Quand bien sa passion par là se flatterait.

DON CARLOS.

Il faut donc voir don Pèdre, et lui faire promettre

De bien traiter sa fille, et puis la lui remettre.

Ensuite à cet hymen vous le disposerez

Par les plus doux moyens que vous aviserez.

DON LOUIS.

Mais qui verra don Sanche ?

DON CARLOS.

Et qui le peut mieux faire

Qu’un père intéressé ?

DON LOUIS.

C’est pour rompre l’affaire,

Et ce futur beau-père et ce futur époux

Sont ensemble aussi mal qu’ils le sont avec vous.

Ni don Pèdre, ni vous, ne devez pas paraître,

Où quelqu’un moins suspect réussira peut-être.

Ma sœur connaît don Sanche, elle peut le mander,

Lui proposer la chose, et le persuader :

Outre que son esprit sans doute en est capable,

Un tel emploi me semble à son sexe sortable :

Et de plus, Léonor chez elle, et ce qu’elle est,

L’oblige à la servir par son propre intérêt :

Entrez donc dans ma chambre.

DON CARLOS.

Il n’est pas nécessaire

Que je me cache encor.

DON LOUIS.

Le rival ou le père

Pourraient vous quereller, s’ils vous trouvaient ici.

DON CARLOS.

Que vous seul sachiez donc que je me cache ainsi.

Il sort.

 

 

Scène II

 

FLORE, DON LOUIS

 

FLORE.

Je cherchais don Carlos : Léonor le demande.

DON LOUIS.

Je venais comme vous le chercher.

FLORE.

J’appréhende

Qu’il n’ait suivi don Sanche, et que se rencontrant,

La mort de l’un des deux vide leur différend.

DON LOUIS.

Je veux les observer craignant la même chose ;

Mais de leurs différends puisque l’on sait la cause,

Il nous est fort aisé de les raccommoder,

Pour peu que vous vouliez mes efforts seconder :

Je vais donc vous fier un secret d’importance.

FLORE.

Me fier un secret ! vous dont la défiance

M’a tantôt outragée avecque tant d’aigreur ?

DON LOUIS.

N’aimant rien tant que vous, si ce n’est mon honneur,

Et l’honneur d’une sœur étant celui d’un frère,

Je crois n’avoir rien fait que je ne dusse faire ;

Et votre esprit peut-être en serait satisfait,

S’il savait les motifs de tout ce que j’ai fait.

FLORE.

De son frère une sœur n’est jamais satisfaite,

Quand d’injustes soupçons contre elle il s’inquiète ;

Mais sachons ce secret.

DON LOUIS.

Quand don Sanche et Carlos

Seraient moins ennemis, ne seraient point rivaux :

Quand je n’aimerais pas Carlos plus que ma vie,

Carlos à qui le sang et l’amitié me lie,

Don Sanche est envers nous à tel point criminel,

Que je serais toujours son ennemi mortel.

La querelle jamais n’en sera terminée,

Si l’un d’eux préféré par cette infortunée,

Et lui rendant l’honneur, devenu son époux,

L’autre ne soit par là satisfait comme nous :

Agissez donc, ma sœur, de toute votre adresse,

Calmez un différend où Carlos s’intéresse ;

D’où peut naître un combat fatal à sa valeur,

Et pour nous un sujet d’éternelle douleur.

Encor que Léonore aujourd’hui reconnue,

Se tire du bas rang où nous l’avons tenue,

Elle est chez nous encore, et c’est encore assez,

Pour être avec Carlos de don Sanche offensés.

Parlez donc.

FLORE.

À Carlos ?

DON LOUIS.

Non, à son adversaire,

A l’insolent don Sanche.

FLORE.

Hé bien ! il le faut faire.

DON LOUIS.

Figurez-lui les maux dont il est menacé

De son rival Carlos qui l’a déjà blessé ;

De moi son ennemi ; du père de la fille,

Parent et fort aimé des plus grands de Castille ;

Qu’il trouve en cette fille, outre sa sûreté,

De l’honneur, des amis, du bien, de la beauté.

Adieu, mandez don Sanche, et je vais chercher l’autre.

Don Louis sort.

FLORE.

Je vous obéirai. Quel destin est le nôtre !

Don Sanche fut toujours mon espoir et mon bien :

Il posséda mon cœur, je possédai le sien :

Et par une funeste et bizarre aventure,

Par une loi d’honneur, mais des lois la plus dure,

Il faut que ce soit moi, moi qui n’aime que lui,

Qui traite son hymen, mais, hélas, pour autrui !

Ainsi je hâterai l’heure de mon supplice,

Ainsi contre moi-même il faut donc que j’agisse ;

Et qu’ayant tous les jours à cacher mes ennuis,

J’aie à passer en pleurs mes solitaires nuits.

Mais avant de donner à ce penser funeste

Les malheureux moments que ma vie a de reste,

Voyons don Sanche encore, et tâchons de savoir

Quelle part en son cœur je puis encore avoir ;

Et pour peu que l’ingrat en son devoir hésite,

La mort aux malheureux n’est jamais interdite ;

Ce remède assuré des maux qui n’en ont pas,

Ne peut intimider que des courages bas.

Marine, à moi.

 

 

Scène III

 

LÉONORE, FLORE, DON CARLOS

 

LÉONORE.

Madame !

FLORE.

Aimable Léonore,

Avez-vous nom Marine, et servez-vous encore ?

LÉONORE.

Me ravir cet honneur, c’est vouloir tout m’ôter.

DON CARLOS, à part, entr’ouvrant la porte de sa chambre.

J’entends mon infidèle, il la faut écouter.

FLORE.

Je n’exige de vous que d’être mon amie.

À part.

Tu seras bien plutôt ma mortelle ennemie.

LÉONORE.

Quand je veux vous servir, je fais ce que je doi,

Après tant de bontés que vous avez pour moi.

FLORE.

Je veux faire pour vous encore davantage.

LÉONORE.

Et que pourriez-vous faire ?

FLORE.

Un heureux mariage.

LÉONORE.

Et le ciel, et Carlos, me veulent trop de mal.

FLORE.

Au défaut de Carlos vous aurez son rival.

LÉONORE.

Et par quelle action puis-je assez vous déplaire,

Pour mériter le mal que vous me voulez faire ?

FLORE.

Et ne l’aimez-vous pas ?

LÉONORE.

Et pourrais-je l’aimer,

Puisque j’ai même horreur à vous l’ouïr nommer ?

Les monstres, les serpents, tous les objets semblables,

Deviendraient à mes yeux des objets supportables,

Plutôt qu’un importun, de qui les vains désirs

Ont commencé mes maux et fini mes plaisirs.

FLORE, à part.

Ne m’en dis plus de mal, puisque mon cœur l’adore.

LÉONORE.

Le ciel me gardait-il cette disgrâce encore ?

Un cruel !

FLORE, à part.

Tais-toi donc.

DON CARLOS, d’où il est caché, à part.

Elle n’en parle ainsi,

Qu’à cause qu’elle sait que je l’entends d’ici.

LÉONORE.

Un don Sanche !

DON CARLOS, à part.

Un rival que ton cœur me préfère !

LÉONORE.

M’épouser !

DON CARLOS, à part.

Pourquoi non, puisqu’il a pu te plaire ?

LÉONORE.

Ah ! madame, quittez ce dessein malheureux,

Trop malaisé pour vous, pour moi trop dangereux.

FLORE.

Mais ne songez-vous pas que par cet hyménée...

LÉONORE.

On hâte de ma mort la fatale journée.

Quand bien don Sanche aurait plus de bien, plus d’appas,

Quand il serait aimable autant qu’il ne l’est pas ;

Et quand bien je serais cent fois plus malheureuse,

Je lui préférerais la mort la plus affreuse.

FLORE.

Vous savez le péril qu’il a couru pour vous,

Lorsque dans votre chambre il reçut tant de coups ?

LÉONORE.

Quoi, bon Dieu ! vous comptez pour quelques grands services

Les funestes effets de toutes ses malices ?

FLORE.

Vous voyez comme il suit ses amoureux desseins

Ici comme à Madrid.

LÉONORE.

Et c’est dont je me plains.

FLORE, s’en allant.

Songez-y, Léonore.

LÉONORE.

Hélas ! lorsque j’y songe,

Et lorsqu’en ce penser mon désespoir me plonge,

De mes malheurs passés le souvenir cuisant

Augmente la rigueur de mon malheur présent.

Inhumain don Carlos, que ne peux-tu m’entendre !

Non pour m’aimer encor, je ne l’ose prétendre ;

Mais afin que mon nom te soit moins odieux,

Lorsque j’aurai perdu la lumière des cieux.

DON CARLOS.

A-t-on jamais vu feindre et fourber de la sorte ?

LÉONORE.

Ennemi qui m’es cher !... mais on frappe à la porte.

 

 

Scène IV

 

DON PÈDRE, LÉONORE, DON CARLOS

 

DON PÈDRE.

Le seigneur don Louis.

LÉONORE.

Et qu’est-ce que je voi ?

Juste ciel ! c’est mon père.

DON PÈDRE.

Infâme, c’est donc toi ?

Quel asile assez sûr, quelle puissance humaine,

Te peut mettre à couvert des effets de ma haine ?

DON CARLOS, ouvrant la porte, et tirant Léonore dans sa chambre.

Ne crains rien, infidèle, où sera ton Carlos :

Viens encore éprouver comme il sert à propos.

DON PÈDRE.

Il n’est chambre fermée où ne s’ouvre un passage

L’impétueux effort d’un homme qu’on outrage.

Je te tiens, malheureuse, et de ton châtiment

Tu recules en vain le funeste moment.

Si l’honneur te donnait des remords de ton crime,

Tu te viendrais offrir toi-même pour victime ;

Mais celle qui perdit sa réputation,

Ne saurait jamais faire une bonne action.

Ouvre, fille perdue ! ingrate ! ouvre à ton père.

LÉONORE, de l’autre côté de la porte.

Ouvrons-lui, cher Carlos.

DON CARLOS, de l’autre côté de la porte.

Non, non, laissons-le faire.

DON PÈDRE.

Et des pieds, et des mains.

 

 

Scène V

 

MARINE, FLORE, DON PÈDRE

 

MARINE.

Ce cavalier grison

Veut-il à coups de pieds démolir la maison ?

FLORE entre.

Marine, et d’où vient donc ce bruit épouvantable ?

MARINE.

De ce vieillard qui fait une rumeur de diable.

FLORE.

Et devant une dame, et chez un cavalier,

Téméraire vieillard, faut-il tant s’oublier ?

Savez-vous qui je suis ? savez-vous où vous êtes ?

Et jusqu’où peut aller l’action que vous faites ?

DON PÈDRE.

Je connais la maison dont je trouble la paix,

Et jusqu’où peut aller l’action que je fais ;

Mais quand d’une maison plus qu’un temple sacrée,

Et le fer et le feu me défendraient l’entrée,

J’oserais y chercher un bien qui m’appartient,

Comme je cherche ici celui qu’on m’y retient.

FLORE.

Et que vous retient-on ?

DON PÈDRE.

L’ingrate Léonore,

Qui jadis me fut chère, et qu’aujourd’hui j’abhorre :

Rendez-la donc, madame, ou ma juste fureur

Remplit votre maison de massacre et d’horreur.

FLORE.

Un homme de cet âge aime aussi Léonore ;

Et don Sanche, et Carlos, ont ce rival encore ?

MARINE.

Tant d’amants à la fois ne se gardent pas bien.

Et qui veut tout avoir, le plus souvent n’a rien.

DON PÈDRE.

Madame, encore un coup, faites-la-moi donc rendre.

FLORE.

Ah, mon frère ! approchez, et nous venez défendre.

Don Louis entre.

Ce colère vieillard qu’on ne peut apaiser,

Ne veut pas moins chez vous que les portes briser.

 

 

Scène VI

 

DON LOUIS, DON PÈDRE, FLORE

 

DON LOUIS.

Tout beau, ma sœur, parlez avec moins de colère ?

Maître absolu chez moi, don Pèdre y peut tout faire.

DON PÈDRE.

Être maître chez vous, n’est pas ce que je veux,

Et je sais mieux régler mes souhaits et mes vœux :

Je songe encore moins à vous faire une offense,

Moi qui n’ai pour ami que vous seul dans Valence ;

Mais ma fille est chez vous, et je la veux avoir,

Et l’ayant, vous deviez me le faire savoir.

DON LOUIS.

La sachant en ces lieux de votre bouche même,

De la chercher partout j’ai pris un soin extrême,

Enfin je l’ai trouvée, et l’amenant chez moi,

Je crois m’être acquitté de ce que je vous doi :

Elle est avec ma sœur, et ne peut pas mieux être.

Lorsque je vous verrai de vous-même le maître,

Capable d’arrêter un premier mouvement,

Je vous la ferai voir, mais non pas autrement.

DON PÈDRE.

Je vous suis obligé d’avoir trouvé ma fille :

Mais où trouver l’honneur qu’elle ôte à sa famille ?

DON LOUIS.

On peut vous rendre aussi ce service important ;

Mais j’ai peur de manquer un homme qui m’attend,

Et qui peut me servir à vous tirer de peine.

FLORE, parlant bas à son frère.

Don Sanche va venir.

DON LOUIS.

C’est pourquoi je l’emmène.

Allons, monsieur.

DON PÈDRE.

Allons, c’est de vous seulement

Que j’espère en mon mal quelque soulagement.

FLORE.

Vous n’avez plus à craindre, aimable Léonore ;

Et vous pouvez sortir.

DON CARLOS, parlant à Léonore en la laissant sortir.

Non seulement à Flore,

Mais à qui que ce soit, ne va pas révéler

Que don Carlos se cache.

FLORE.

Ils s’en viennent d’aller.

Vous avez eu grand’peur.

LÉONORE.

On doit craindre son père,

Quand on se fait l’objet de sa juste colère.

FLORE.

Vous pourriez aisément adoucir son esprit

Par cet heureux hymen que je vous avais dit.

LÉONORE.

Cessez, si vous m’aimez, de songer davantage

À faire réussir un pareil mariage ;

Songez au déplaisir que me pourrait causer

La dure extrémité de vous rien refuser.

La rigueur de mon père à ma perte obstinée,

Pourrait bien me forcer à ce triste hyménée ;

Mais par tant de moyens on trouve le trépas,

Que la peur d’un tel mal ne m’inquiète pas.

La haine de Carlos toujours inexorable,

Est bien un plus grand mal, et bien moins supportable ;

M’en guérir, c’est autant que me ressusciter ;

Mais mon malheur commence à ne se plus flatter

Des espoirs mal fondés : il sait trop la coutume,

De changer leur douceur en beaucoup d’amertume ;

Il a trop éprouvé combien leurs faux appas

Irritent les douleurs qu’ils n’adoucissent pas.

FLORE.

Venez-vous dans ma chambre ?

Flore sort.

LÉONORE.

Allez, ma chère dame.

Je vous suis, cher Carlos, le maître de mon âme,

Si d’un si tendre nom j’ose encore appeler

Celui qui ne veut pas seulement me parler :

Ouvre un moment ta porte et vois ta Léonore

Sans ta protection prête à périr encore ;

Une seconde fois tire la du tombeau.

DON CARLOS, sortant de sa chambre.

As-tu fait contre moi quelque crime nouveau ?

Car c’est de nos destins la fatale ordonnance,

Que mon bras te protège, et que ton cœur m’offense.

LÉONORE.

De nos destins plutôt, c’est la fatale loi,

Que tu ne m’aimes point, que je n’aime que toi.

DON CARLOS.

Est-ce là ce grand mal dont je dois te défendre ?

LÉONORE.

C’en est bien un plus grand, si tu daignes m’entendre.

DON CARLOS.

Dis-le donc vite.

LÉONORE.

Hélas ! pour comble de mes maux,

On m’ordonne d’aimer un autre que Carlos.

Flore pour accomplir ma dure destinée,

Vient de me proposer don Sanche en hyménée ;

Et si ton noble cœur n’en détourne l’effet,

Tu perdras tout le fruit du bien que tu m’as fait.

DON CARLOS.

Tu viens me demander une plaisante chose :

Romprais-je cet hymen, puisque je le propose ?

LÉONORE.

Toi, cruel !

DON CARLOS.

Moi, perfide !

LÉONORE.

Et pourquoi donc, ingrat ?

DON CARLOS.

Pour rendre à ton honneur quelque sorte d’éclat.

LÉONORE.

Inhumain ! peux-tu croire à tes soupçons encore,

Et n’as-tu pas ouï ce que j’ai dit à Flore ;

Et de quelle façon j’ai traité ton rival,

Quand elle m’a parlé de cet hymen fatal ?

DON CARLOS.

Hé ! ne savais-tu pas que je pouvais t’entendre ?

Et dis-moi, quand ton père a pensé te surprendre,

Te serais-tu sauvée, à moins que l’avoir su

Dans la chambre où j’étais ; à cela que dis-tu ?

LÉONORE.

Que lorsqu’on nous accuse, et que notre innocence,

Quoique vraie en effet, est fausse en apparence,

Il vaut autant mourir, que de toujours nier

Un crime qu’on ne peut d’ailleurs justifier.

Elle s’en va.

DON CARLOS.

Bons dieux ! si c’était moi qui fusse le coupable ;

Si mes yeux, pour le vrai, prenaient le vraisemblable ;

S’il est vrai que toujours j’ai régné dans sou cœur ;

Mais aussi s’il est vrai qu’elle n’a plus d’honneur ;

Si lorsqu’entre deux maux dont l’un se peut élire,

C’est toujours le plus sûr que d’éviter le pire,

Achevons son hymen, et sans plus hésiter,

Pour lui rendre l’honneur, laissons-nous tout ôter.

Mais quand j’aurai perdu toute mon espérance,

Me réponds-tu, mon cœur, de ton indifférence ?

Et la pourras-tu voir dans les bras d’un rival,

Au milieu des plaisirs, se riant de mon mal ?

Es-tu bien assuré qu’une jalouse rage

Ne tourne ses efforts contre mon propre ouvrage,

Et que me repentant d’être amant généreux,

Je ne trouble la paix de ces amants heureux ?

Mais fuis des passions dont tu n’es pas le maître ;

Sois généreux, mon cœur, on ne saurait trop l’être ;

Rentrons dans cette chambre, allons-y sans témoins,

Abandonner notre âme à ses tragiques soins.

Attendons-y l’effet que pourra nous produire

Un hymen qu’autrefois j’aurais voulu détruire,

Et quoique cet hymen nous satisfasse ou non,

Empêchons notre bras de noircir notre nom.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

LÉONORE

 

Aveugle déité ! sujette au changement,

Qui fais tout sans raison, sans choix et sans mesure,

Et qui rends malheureux le plus fidèle amant,

Aussitôt que le plus parjure :

Si l’injuste Carlos doute de mon amour ;

S’il me reprend son cœur pour le donner à Flore ;

Si je trouve en tous lieux don Sanche que j’abhorre,

Quel mal, cruel destin ! me peux-tu faire encore,

Si tu ne te résous à me priver du jour ?

 

Si tu ne me fais pas cette grâce funeste,

Pour sortir de tes mains et de celles d’amour,

Je me sens des forces de reste.

Accoutumé peut-être à me voir tant souffrir,

Tu crains qu’après ma mort, enfin, je ne repose ;

Mais pour finir ma vie, il suffit que je l’ose,

Et ta rigueur en vain à ce dessein s’oppose,

Si la seule douleur nous peut faire mourir.

 

Faisons agir la nôtre, et lui laissons tout faire :

Peut-être qu’à l’ingrat qui ne me peut souffrir,

Mon trépas au moins pourra plaire.

Finissons tout d’un temps ma vie et mon malheur,

Sous les lois de l’amour, qui toujours malheureuse,

Endure sans espoir une peine amoureuse,

Doit s’en tirer soi-même, et suivre courageuse

Les funestes desseins qu’inspire la douleur.

 

En l’état où je suis, ils sont aisés à suivre ;

Qui redoute la mort, mérite son malheur,

Quand c’est l’augmenter que de vivre.

Je mourrai, cher Carlos ; mais pourrais-je espérer,

Quand des pâles esprits j’augmenterai le nombre,

De sortir quelquefois de ma demeure sombre,

D’errer autour de toi, te faire voir mon ombre ?

Hélas ! si la voyant, tu pouvais soupirer !

 

Que ne devrais-je point à ton âme attendrie ?

Que pourrais-je en vivant davantage espérer,

Quand tu m’aurais toujours chérie ?

Mais ne nous flattons plus d’inutiles désirs.

Quand nos corps ne sont plus qu’un amas de poussière,

Ils ne reprennent plus leur figure première ;

Et l’on perd à la fois, en perdant la lumière,

Et l’usage des maux et celui des plaisirs.

 

Mais, je le vois, l’auteur des peines que j’endure ;

Don Sanche et Cardille entrent.

Éloignons un objet de si mauvais augure.

Elle sort.

 

 

Scène II

 

DON SANCHE, CARDILLE

 

DON SANCHE.

Elle s’enfuit ainsi, parce qu’elle m’a vu.

CARDILLE.

Grand signe des attraits dont vous êtes pourvu.

DON SANCHE.

Sa haine, ou son amour, ne me tourmentent guère.

Je n’en dis pas ainsi, quand Flore est en colère :

Pour te dire le vrai, j’ai peur de son abord.

Mais me demande-t-elle ?

CARDILLE.

Oui, seigneur, et bien fort.

DON SANCHE.

Marine te l’a dit ?

CARDILLE.

Elle-même, ou je meure.

DON SANCHE.

Que je vinsse voir Flore ?

CARDILLE.

Oui, Flore, et tout à l’heure.

DON SANCHE.

Sans redouter son frère ?

CARDILLE.

Oui, sans le redouter.

DON SANCHE.

Ah, tais-toi !

CARDILLE.

Je me tais.

DON SANCHE, à part.

Qui l’y peut inciter ?

CARDILLE.

Je ne sais.

DON SANCHE.

Tais-toi, dis-je, il n’est pas temps de rire.

CARDILLE.

Pleurons donc.

DON SANCHE.

Tais-toi donc, te le faut-il tant dire ?

À part.

Mais me faire passer dans son appartement,

Dans celui de son frère !

CARDILLE.

Elle est sans jugement ;

C’est une...

DON SANCHE.

Oses-tu bien m’en parler de la sorte ?

Est-ce colère, amour, vengeance ?

CARDILLE.

Et que m’importe ?

DON SANCHE.

Mais elle vient à moi.

 

 

Scène III

 

FLORE, DON SANCHE, DON CARLOS

 

FLORE.

Vous êtes étonné

Du lieu du rendez-vous que je vous ai donné ;

Et choisir pour vous voir la chambre de mon frère,

C’est vous donner soupçon de quelque grand mystère :

Vous y voir sans témoins, vous trouble également ;

Mais j’attends compagnie en mon appartement,

Où vous ne devez pas être vu de personne.

DON SANCHE.

Vous ne vous trompez point, ce procédé m’étonne :

Enfin je suis venu sur votre bonne foi.

FLORE.

Vous y pouviez venir, quoique mal avec moi,

Alors que vous aimiez, ou feigniez d’aimer Flore,

Et que dans son esprit vous étiez bien encore,

Son abord quelquefois vous fut à redouter ;

Mais vous ne devez plus vous en inquiéter.

Quand on cesse d’aimer, on en est plus civile ;

Au défaut de l’amour, je veux vous être utile,

Et par quelque bienfait je veux me retenir

Quelque petite place en votre souvenir.

La belle Léonore, une adorable fille,

Des meilleures maisons de toute la Castille,

Est aujourd’hui sans bien, sans honneur, sans époux,

Sans pays, sans parents ; et tout cela pour vous.

Vous devez l’épouser.

DON SANCHE.

Moi, l’épouser, madame ?

Ah ! ce n’est pas de vous que je veux une femme ;

Je n’en aurai jamais, ou bien vous la serez.

FLORE.

Quant à vous épouser, vous m’en dispenserez.

DON CARLOS, à part, entr’ouvrant la porte où il est caché.

Flore aimait mon rival, et j’allais aimer Flore !

Mais je veux écouter ce qu’ils diront encore.

FLORE.

Don Sanche, vous rêvez, et paraissez confus.

DON SANCHE.

Il est vrai, je le suis, si jamais je le fus ;

Me mander, et par là flatter mon espérance ;

Me dire qu’on me hait, contre toute apparence ;

Me parler d’un hymen sous ombre de bonté,

Mais d’un hymen honteux, autant que détesté,

Et m’ôter tout d’un temps l’espérance donnée

De vivre avecque vous sous un saint hyménée,

Qui ne ressentirait les divers mouvements

Qu’excitent les dédains dans le cœur des amants ?

Qui ne s’affligerait de vous voir si changée,

Vous par tant de serments à m’aimer engagée ?

Qui ne serait rêveur, qui ne serait confus,

Ou qui ne serait pas quelque chose de plus ?

FLORE.

Vous tairez-vous, don Sanche, et voulez-vous m’entendre ?

DON SANCHE.

Tenez donc des discours que je puisse comprendre.

FLORE.

Il faut vous contenter, don Sanche. Vous pensez

Que je ne songe plus à vos crimes passés :

Vous vous trompez, don Sanche ; une fois offensée,

La mémoire à jamais en reste à ma pensée.

Léonore vous aime, et vous l’aimiez aussi ;

Elle a tout fait pour vous, et son père est ici.

Songez combien de sang vous perdîtes pour elle,

Les tourments endurés dans les fers de ta belle :

Faites servir, don Sanche, à votre utilité,

Et la perte du sang, et de la liberté.

À moins que d’épouser cette charmante fille,

Craignez l’inimitié de plus d’une famille ;

Mille fiers ennemis vous suivront en tous lieux,

Et vous êtes perdu : puis-je m’expliquer mieux ?

DON SANCHE.

Trop bien pour mon repos, belle et cruelle Flore :

Trop bien pour me laisser quelque espérance encore.

Je pourrais, comme amant, vous déguiser mon cœur ;

Mais je veux vous répondre en cavalier d’honneur.

J’aimai donc Léonore, et mon âme inconstante

Se prit aux doux attraits de sa beauté naissante :

Je tâchai de gagner son inclination,

Et me trouvai l’objet de son aversion.

La résistance pique, et la croyant cruelle

Par la seule raison de ce qu’elle était belle,

Et cette raison-là me la faisant aimer,

Son sévère dédain ne fit que m’enflammer.

Enfin je découvris que cette beauté fière

Pour un autre que moi ne se ménageait guère,

Qu’un bienheureux rival qu’elle favorisait,

Était riche des biens qu’elle me refusait ;

Et qu’à ce cavalier elle s’était donnée,

Sous l’incertaine foi d’un futur hyménée.

Je la surpris enfin avec son cher amant...

FLORE.

Je sais de vos amours le triste événement ;

Mais, ingrat ! puisqu’il faut qu’on vous le dise encore,

Sous ombre de me voir, vous vîtes Léonore,

Vous l’avez dit vous-même.

DON SANCHE.

Il est vrai, je le dis,

Pour cacher notre amour au fâcheux don Louis :

Il a pu voir l’horreur que me fît sa présence,

Outre que j’ignorais qu’elle fût à Valence.

Mais devez- vous m’offrir un semblable parti ?

L’honneur avec la honte est-il bien assorti ?

Et quand j’y trouverais un notable avantage,

Prendrais-je pour ma femme une fille peu sage,

Qui suit depuis Madrid un amant jusqu’ici,

Et peut-être un amant qui n’en veut plus aussi ?

DON CARLOS, d’où il est caché.

J’ai donc cru faussement Léonore coupable ?

Hélas ! que je le suis, et qu’elle est adorable !

FLORE.

Enfin il faut finir, qu’avez-vous résolu ?

DON SANCHE.

Quand vous l’ordonneriez d’un pouvoir absolu,

Vous, seule déité qu’ici-bas je respecte,

De n’épouser jamais une femme suspecte.

FLORE.

Que d’étranges malheurs vous êtes menacé !

DON SANCHE.

Si vous ne m’aimez plus, le plus grand est passé.

FLORE.

Ne suivez plus un bien qui ne se peut atteindre,

Songez aux ennemis que vous avez à craindre.

DON SANCHE.

Et qui sont-ils, grand Dieu ! ces mortels ennemis ?

FLORE.

Elle, moi, don Carlos, don Pèdre, don Louis.

DON SANCHE.

De tous ces ennemis si grands, si redoutables,

Qui peuvent me jeter dans des maux effroyables,

Je méprise la haine, et ne crains rien que vous :

Soyez seule pour moi, je suffis contre eux tous.

 

 

Scène IV

 

CARDILLE, DON SANCHE, FLORE

 

CARDILLE.

Ce frère ingénieux à surprendre le monde,

En qui de l’univers toute la bile abonde,

Vient avec don Pèdre, qui lui sert de recors ;

C’est à vous à songer au salut de nos corps.

FLORE.

Le péril n’est pas grand du côté de mon frère ;

Mais je ne réponds pas de la fureur d’un père.

DON SANCHE.

Il me trouve toujours, don Louis.

CARDILLE.

Ah ! pour lui,

C’est le plus ponctuel des frères d’aujourd’hui :

Et de plus, cachez-vous mille fois, que je meure,

S’il ne va vous trouver mille fois en une heure.

FLORE.

Par bonheur, cette chambre est ouverte ; entrez-y,

Et sans perdre de temps. Mais qui la ferme ainsi ?

On ferme la porte à don Sanche, comme il est prêt d’entrer.

DON SANCHE.

Un homme que j’ai vu : vous le saviez, madame,

Et je vois bien pourquoi vous m’offrez une femme :

Je vois d’où sont venus vos charitables soins,

Et pourquoi vous vouliez me parler sans témoins.

FLORE.

Que dites-vous, don Sanche ?

DON SANCHE.

Ô fille trop légère !

Fausse en votre douceur, fausse en votre colère !

Pour autoriser donc votre infidélité,

Vous vouliez m’inspirer la même lâcheté ?

C’est donc pour un dessein de si grande importance,

Que vous me combattiez avec tant d’éloquence ?

Mais m’ayant tant aimé, me deviez-vous haïr ?

Ou pour m’avoir haï, m’avez-vous dû trahir ?

FLORE.

M’osez-vous condamner avant que de m’entendre ?

DON SANCHE.

Convaincue, osez-vous encore vous défendre ?

Il faut lui répéter les discours spécieux

Dont elle m’appuyait ses conseils odieux :

Ne suivez plus un bien qui ne se peut atteindre ;

Songez aux ennemis que vous avez à craindre.

Il est vrai que jamais une infidélité

N’appuya ses raisons sur plus de vérité.

Vous m’êtes à la fois ce bien inaccessible,

Et de mes ennemis l’ennemi plus terrible :

Et comme un ennemi que l’on veut prévenir,

Pour me tuer, sans doute, on m’aura fait venir.

Mais avant que ma mort vide notre querelle,

Je jugerai du choix de votre âme infidèle :

Je verrai ce galant.

FLORE.

Si je sais quel il est,

Si vous pouvez prouver que j’y prenne intérêt...

DON SANCHE.

Puisque vous ignorez quel homme ce peut être,

J’espère en peu de temps vous le faire connaître.

 

 

Scène V

 

LÉONORE, DON SANCHE, FLORE

 

LÉONORE.

Quels cris ai-je entendus ? horreur de mes regards !

Te verra-t-on toujours me suivre en toutes parts ?

Pour la troisième fois me viens-tu nuire encore ?

DON SANCHE.

Autre ennemi cruel, qui se vient joindre à Flore !

Mais, ingrate ! assemblez tous ces fiers ennemis,

Don Pèdre, Léonor, don Carlos, don Louis,

Quand toute leur valeur par vos pleurs animée,

M’empêcherait d’ouvrir cette porte fermée,

Malgré ces ennemis contre moi conjurés,

Je verrai cet amant que vous me préférez.

FLORE.

Don Sanche, regardez ce que vous allez faire.

DON SANCHE.

Il n’est plus question de plaire ou de déplaire,

D’être dans le respect, d’être dans son devoir :

Qu’a-t-on à ménager, quand on n’a plus d’espoir ?

FLORE.

Je n’oublierai jamais vos paroles hardies.

DON SANCHE.

Je n’oublierai jamais vos noires perfidies.

FLORE.

Hé bien ! il faut le voir, et je l’ai résolu,

Celui que vous avez ou croirez avoir vu :

Mais pour votre malheur, si je suis innocente,

Ni les soumissions d’une âme repentante,

Ni tout ce qui fait croire une immuable foi,

Ne vous pourrait jamais remettre avecque moi.

Vous vous repentirez de m’avoir soupçonnée.

DON SANCHE.

Je me rendrais plutôt au honteux hyménée,

Qui jusques à ma mort me serait reproché,

Qu’à ne connaître pas cet amant mal caché.

FLORE.

Pourquoi donc, insolent ! n’enfoncez-vous la porte ?

LÉONORE.

Hélas ! c’est don Carlos.

FLORE.

Qui que ce soit, qu’il sorte.

DON SANCHE.

Se fera-t-il forcer, cet homme sans valeur.

Il veut rompre la porte.

Qui s’entend défier, et se cache en voleur ?

 

 

Scène VI

 

DON CARLOS, DON SANCHE

 

DON CARLOS.

Je ne me cache plus.

DON SANCHE.

Ah ! c’est donc toi ?

DON CARLOS.

Moi-même.

DON SANCHE.

Toujours rival, toujours aimant tout ce que j’aime ?

DON CARLOS.

Toujours prêt à finir ta vie et tes amours.

DON SANCHE.

Ôtons donc cet obstacle au bonheur de nos jours,

Défends-toi, don Carlos.

 

 

Scène VII

 

DON PÈDRE, DON LOUIS, DON CARLOS, DON SANCHE, LÉONORE, CARDILLE, MARINE

 

DON PÈDRE.

Qu’aperçois-je ? qu’entends-je ?

Et le ciel permet-il enfin que je me venge ?

Eh ! vois-je pas don Sanche, et n’a-t-il pas nommé

Don Carlos ?

DON LOUIS, à part.

Eh, bon Dieu ! que n’est-il enfermé ?

DON PÈDRE.

Parle, es-tu don Carlos, l’objet de ma colère !

DON CARLOS.

Oui, je suis don Carlos, prêt à te satisfaire,

Si tu veux m’écouter.

DON PÈDRE.

Ah ! Je n’écoute pas

Des satisfactions que j’attends de mon bras.

Don Sanche, don Carlos, venez, cruels ! ensemble ;

Que le commun péril contre moi vous assemble :

Puisqu’un crime commun qui blesse mon honneur,

Mérite également d’éprouver ma fureur.

DON LOUIS.

Don Pèdre, suspendez votre colère encore,

Vous serez satisfait. Don Sanche, as-tu vu Flore ?

DON SANCHE.

Et trop vue !

DON LOUIS.

Et dis-moi, t’a-t-elle proposé

Le moyen le plus sûr, comme le plus aisé,

De contenter don Pèdre, et d’apaiser ta flamme ?

DON SANCHE.

Dis plutôt le moyen de me rendre un infâme.

C’est bien moi qui prendrai les restes d’un rival !

Léonore ou la mort m’est un malheur égal.

DON LOUIS.

Don Pèdre, vengeons donc notre offense commune.

DON CARLOS, se mettant au côté de don Sanche.

Arrête, don Louis, j’ai part en sa fortune.

DON LOUIS.

Vous prenez son parti ?

DON CARLOS.

Je le prends, et le doi.

DON PÈDRE.

Nous sommes deux à deux.

DON CARLOS.

Don Pèdre, écoute-moi.

Quand indigne du nom des auteurs de mon être,

Par cent noirs attentats d’un scélérat, d’un traître,

J’aurais noirci ma vie, et ton honneur blessé,

Si contre mon dessein je t’avais offensé,

Si mon intention n’était pas criminelle,

La tienne passerait pour injuste et cruelle ;

Et quand on te verrait à ma perte animé,

Je serais plaint peut-être, et tu serais blâmé ;

La seule intention augmente ou diminue

L’action la plus noire, ou la plus ingénue :

Suspens donc ta colère, et d’un esprit plus sain,

Vois si de t’offenser j’eus jamais le dessein.

Je vis ta Léonore, et cette fille aimable,

En beauté sans pareille, en esprit adorable,

Dès le même moment, du moins le même jour.

Que je brûlai pour elle, eut pour moi de l’amour.

Quand entre deux amants l’amour est partagée,

Elle n’est pas longtemps sans être soulagée.

Mais ce n’est pas assez dans l’empire amoureux,

D’aimer et d’être aimé, pour être bien heureux.

On voit de mille amants les espérances vaines ;

Flatter jusqu’à la mort leurs mutuelles peines ;

Et l’on voit mille amants, se croyant près du port,

Y trouver la tempête, et maudire leur sort.

Dans le temps que ta fille en son amour fidèle

Me croyait plus donner des marques de sou zèle,

Mes yeux furent trompés d’une jalouse erreur ;

Autant que je l’aimais, elle me fit horreur.

Mais pour ne l’aimer plus, pour la croire infidèle,

Je ne m’offris pas moins à tout faire pour elle ;

Je la mis à couvert de ton juste courroux,

Et je voulais aussi lui trouver un époux :

Ainsi tu m’eusses dû l’honneur de Léonore.

Vois par là si ta haine est légitime encore,

Et songe que mon sang peut sur toi rejaillir :

L’amour peut m’excuser, comme il m’a fait faillir.

Calme donc les transports d’une juste colère :

Prends pitié de ta fille, et lui rends un bon père.

DON PÈDRE.

Puisqu’elle est sans honneur, elle ne m’est plus rien.

DON CARLOS.

Si je suis son époux, mon honneur est le sien.

DON PÈDRE.

Vous me rendez l’honneur, le repos et la joie.

DON LOUIS.

Mais de tous vos soupçons, que voulez-vous qu’on croie ?

DON CARLOS.

Que j’aime Léonore, et que de mon erreur

Son innocence enfin triomphe dans mon cœur.

LÉONORE.

Il est donc vrai, Carlos, qu’enfin ma patience

Bannit de ton esprit l’injuste défiance ?

Tu ne doutes donc plus que je ne t’aie aimé

Tout ce que peut aimer un cœur bien enflammé :

Tu m’aimes maintenant, à cause que je t’aime :

Est-il quelqu’autre amant qui ne m’aimât de même ?

Alors que ton esprit cessant de m’estimer,

Ta raison t’ordonna de ne me plus aimer,

N’était-ce pas assez pour châtier mon crime,

Que n’avoir plus pour moi ni d’amour ni d’estime ?

Mais, Carlos, tu joignis l’outrage au châtiment,

Et tu fus inhumain dans ton ressentiment.

Le moins heureux captif dans les plus rudes chaînes,

Souffre moins qu’en tes fers je n’ai souffert de peines.

Tu m’as vue à tes pieds mille fois fondre en pleurs :

Je t’ai vu d’un œil sec regarder mes douleurs :

Mais tout cela n’était que de légers supplices,

Tu m’affligeas aussi par d’importuns services.

Oui, ta fière rigueur en son plus grand excès,

Ne m’affligea pas tant que firent tes bienfaits.

Cependant cette fille ingrate et criminelle,

N’était que malheureuse, et fut toujours fidèle ;

Et celui qu’elle aima d’un amour éternel,

La condamna toujours, et fut seul criminel.

Nos sens sont trop enclins à croire l’imposture,

Pour n’avoir plus à craindre une telle aventure ;

Tu crois trop tôt le mal sans l’avoir avéré,

Pour vivre avecque toi dans un calme assuré.

Mais quoi qu’avecque toi j’aie beaucoup à craindre,

Je ne te puis haïr, moins encore le feindre ;

Vainement ma raison m’exhorte à t’oublier,

Mon cœur n’y consent pas, je ne puis le nier.

DON CARLOS.

Ah ! que vous vous vengez d’une façon cruelle !

Qu’on se venge aisément alors que l’on est belle,

Et que votre bonté me donne de remords,

Me cause de tourments, pires que mille morts !

DON PÈDRE.

Il n’est plus question de plaintes amoureuses,

Mais bien de donner ordre à vos noces heureuses,

De rendre grâce au ciel, qui finit vos malheurs,

Et qui fait succéder l’allégresse aux douleurs.

DON LOUIS.

Il ne plaît pas au ciel que j’en dise de même ;

Mais je veux que don Sanche...

DON CARLOS.

À votre sœur qu’il aime,

Donne sans différer la conjugale foi,

Et que ce couple imite, et Léonore, et moi.

Approuvez donc l’hymen de don Sanche et de Flore.

DON LOUIS.

J’approuve, et je souhaite un parti qui l’honore.

DON CARLOS.

Don Sanche, approchez-vous du seigneur don Louis :

Devenez tout d’un temps frères et bons amis ;

Combattons à l’envi d’amitiés mutuelles,

Et que le souvenir de toutes nos querelles

Nous serve à l’avenir de divertissement,

Et pardonnez, ami, ce que je fis amant.

DON SANCHE.

Vous réparez trop bien les sanglantes blessures...

DON CARLOS.

Eh ! de grâce, oublions ces tristes aventures.

LÉONORE.

Soyez au moins d’accord, vous et votre rival.

Qu’une fausse apparence est un dangereux mal.

CARDILLE, se battant tout seul.

Je pars, et tout d’un temps faisant feinte à la vue,

Je lâche le pied droit et donne une venue.

MARINE.

Et contre qui, grand fou, te sers-tu de ton bras ?

CARDILLE.

Et grand’folle, dis-moi, ne nous battons-nous pas ?

MARINE.

Non, grand fou ; mais, ma foi, l’on te devrait bien battre.

CARDILLE.

Lorsque j’ai dégainé, je fais le diable à quatre :

Ces rivaux m’ont rendu de si mauvaise humeur,

Qu’il faut absolument que je fasse rumeur,

Si nous n’allons tous deux, conjoints par l’hyménée,

Grossir de ces amants la troupe fortunée.

MARINE.

Ma foi, cher Cardillon, si nous étions conjoints,

Tu maudirais souvent mes ongles et mes poings. 

PDF