Nos intimes ! (Victorien SARDOU)

Comédie en quatre actes, en prose.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 16 novembre 1861.

 

Personnages

 

THOLOSAN

MARÉCAT

CAUSSADE 

MAURICE 

VIGNEUX 

ABDALLAH

LANCELOT 

DE LA RICHAUDIÈRE 

LAURENT 

UN JARDINIER 

CÉCILE

BENJAMINE

MADAME VIGNEUX 

RAPHAËL 

JENNY 

 

La scène est à Ville-d’Avray, dans la propriété de Caussade.

 

 

ACTE I

 

Une serre treillagée dont le fond est ouvert sur un jardin. À gauche, 1er plan, l’extérieur de la maison, porte et perron ; dans le coin à gauche, un guéridon sur lequel se trouve un verre d’eau complet, avec couteau, citron, etc. Au fond, des pots de fleurs. À droite, sur le devant de la scène, un canapé de jardin, une chaise, une table sur laquelle se trouvent une corbeille à ouvrage et un volume relié. 2e plan, une console sur laquelle sont un chapeau de paille et un éventail.

 

 

Scène première

 

BENJAMINE, JENNY[1]

 

Elles arrosent toutes deux des cactus.

BENJAMINE.

J’espère que maman ne dira pas qu’on néglige ses cactus !

JENNY.

C’est bien biscornu tout de même ces plantes-là ! Dire qu’il y en a comme ça dans toutes les maisons de campagne de Ville-d’Avray !... Est-ce que vous trouvez ça joli, vous, mademoiselle ?

BENJAMINE.

Pas trop ! Mais maman les aime, cela lui rappelle son pays ! Elle les a vues hier au bas de la terrasse et a demandé pourquoi elles n’étaient pas dans la serre. Avant déjeuner, j’ai fait tout monter par le jardinier, et, pendant qu’elle s’habille, nous aurons le temps de tout arroser pour lui faire la surprise.

JENNY.

Comme c’est drôle !

BENJAMINE.

Qu’est-ce qui est drôle, Jenny ?

JENNY.

De vous entendre parler comme ça de madame !

BENJAMINE.

De maman ?

Elle passe à droite.

JENNY.

C’est qu’elle n’est pas votre maman, comme vous dites... elle n’est que votre belle-mère !...

BENJAMINE.

C’est vrai ; mais j’étais si jeune quand ma pauvre maman est morte... et puis, qu’est-ce que cela fait qu’elle soit ma belle-mère, si elle est aussi ma bonne mère ? Quand papa arriva d’Alger, où il était allé refaire sa fortune, et quand il vint me chercher au couvent des Oiseaux, où j’étais depuis son départ, à la vue de cette belle dame, qu’il avait épousée là-bas et qui lui donnait le bras, mon cœur se serra et je fondis en larmes ! Mais elle m’attira si doucement, en m’appelant sa fille, que je lui sautai au cou et je l’embrassai comme si je n’avais fait que cela toute ma vie... et, depuis ce temps-là, ce qui m’arrive est bien singulier, va !... Autrefois, quand je pensais à ma première maman, je la voyais tout de suite devant moi avec ses yeux bleus et ses grandes boucles blondes ; maintenant, c’est la figure de ma seconde maman qui vient à sa place, si bien qu’avec le temps, il me semble qu’elles ne font qu’une toutes les deux, et que c’est toujours la même qui était partie et qui est revenue.

JENNY.

Ah ! vous pouvez bien vous figurer cela, mademoiselle ; mais elle, je vous réponds bien que non !

Elle remonte avec l’arrosoir.

BENJAMINE.

Pourquoi ?

JENNY.

Parce que cela lui ferait dix ans de plus, donc ! Une grande fille comme vous !... Savez-vous que ça la chasserait un peu loin ; et madame, qui a des prétentions...

BENJAMINE.

Elle est si charmante !

JENNY.

Dame ! les créoles !... car c’est une créole, n’est-ce pas, mademoiselle ?

BENJAMINE.

Oui.

JENNY.

Laurent m’a conté cela. Il paraît qu’on était joliment riche, mademoiselle, dans cette maison-là ; mais les procès mangeaient tout, si bien qu’à la fin, madame vivait bien pauvrement avec sa mère, quand elle fut demandée en mariage par votre papa, qui avait fait fortune, et qu’elle épousa... par dévouement pour sa mère... 

À part.

J’en ferais bien autant !

BENJAMINE.

Avoue qu’elle était faite pour la richesse, Jenny !... Quelle grâce !... quel goût !...

JENNY, déposant son arrosoir et descendant en scène.

Oh ! oui. Seulement, depuis quelques jours, je lui trouve des manières très drôles !

BENJAMINE.

À maman ?

JENNY.

Mais oui, mademoiselle !... Elle me donne un ordre, et, cinq minutes après, c’est tout le contraire !... Elle m’appelle : j’accours, et elle me regarde d’un air tout étonné !... Les trois quarts de la journée, elle reste dans un fauteuil à rêvasser les veux fermés, et quand elle se lève, c’est pour courir comme si le feu était à la maison !... Si une femme de chambre comme moi avait des lubies pareilles, on appellerait ça des turlutaines !...

BENJAMINE.

Papa est toute la journée occupé à son jardin ; elle s’ennuie ici.

JENNY.

J’ai fini d’arroser, mademoiselle.

BENJAMINE. Elle remonte vers le fond et regarde la campagne.

Alors, reposons-nous. Quelle belle journée de printemps ! Regarde donc la pelouse au soleil et le bois des Fausses-Reposes tout là-bas... Comme il fait bon vivre par un temps pareil ! Est-cc que tu ne trouves pas que cela grise ?

JENNY, avec malice.

Il faut bien que cela grise, mademoiselle, car vous parlez du bois qui est à droite, et vous regardez la maison de M. Tholosan, le médecin, qui est à gauche !

BENJAMINE, un peu troublée.

Moi ?

JENNY.

Dame !

BENJAMINE.

C’est que je trouve qu’il tarde bien à venir aujourd’hui.

Se reprenant.

Je dis cela, tu comprends, à cause de notre convalescent.

JENNY, rangeant le canapé, la chaise, etc.

Oh ! je comprends bien !... Mais soyez tranquille pour le convalescent, mademoiselle. Madame a soin de lui : voilà une bonne idée qu’il a eue là, ce M. Maurice, de tomber malade chez nous !

BENJAMINE.

Pauvre jeune homme ! Le mal l’a pris si subitement ! Papa l’avait amené de force à Ville-d’Avray pour lui faire voir sa nouvelle campagne et pour le distraire, car il paraît que M. Maurice avait de grands chagrins. Et, comme il se levait de table après dîner, voilà qu’il devient pâle tout à coup et qu’il tombe évanoui. On cherche le médecin... personne !... Enfin, papa se rappelle qu’il y a ici, à deux pas, un grand ami de M. Maurice, le docteur Tholosan, un médecin homéopathe...

JENNY, avec intention.

Un jeune homme charmant !

BENJAMINE.

Oui... et qui n’exerce la médecine qu’en amateur. Il court, le ramène, et voilà M. Maurice au lit, avec une fièvre !...

JENNY.

Allons, ça n’a pas été bien grave, mademoiselle.

BENJAMINE.

Parce que M. Tholosan était là ; autrement...

JENNY.

Voici madame !

BENJAMINE.

Maman !... Tu vas voir comme elle sera contente de trouver là tous ses cactus. Je vais lui ménager le coup d’œil.

Elle se place de manière à couvrir les cactus.

 

 

Scène II

BENJAMINE, JENNY, CÉCILE[2]

 

CÉCILE, entrant par le fond, sa tapisserie à la main.

Tiens ! un arrosoir !... Qu’est-ce que tu arroses ?

BENJAMINE.

Tout cela !

CÉCILE, jetant un coup d’œil aux cactus.

Des chardons ?

BENJAMINE.

Comment ; des chardons !... Ce sont les cactus que tu voulais voir sur ta terrasse.

CÉCILE.

Oh ! les monstres ! sont-ils laids !

BENJAMINE, déconcertée.

Et moi qui les arrose depuis ce matin pour te faire plaisir !

CÉCILE.

Pour moi, pauvre mignonne ! Venez ici qu’on vous embrasse.

L’embrassant.

Vous êtes bien jolie, ce matin, et l’on vous aime bien. M. Maurice n’est pas là ?

BENJAMINE.

Je crois qu’il est avec papa.

CÉCILE, à demi-voix.

À bêcher ?...

Haut.

Jenny, allez donc voir si M. Maurice est chez lui !

Elle va près de la table.

JENNY.

Voilà une commission que je commence à connaître !

Elle entre dans la maison.

 

 

Scène III

CÉCILE, BENJAMINE[3]

 

CÉCILE, s’asseyant sur le canapé.

Ah ! Dieu ! quelle chaleur ! On n’a de cœur à rien !

BENJAMINE, un peu railleuse.

Ah ! ah ! les voilà donc revenues les fameuses pantoufles de l’été dernier, pour papa !

CÉCILE.

Mauvaise petite langue ! C’est une façon de dire que je suis une paresseuse, hein ?

BENJAMINE, passant derrière elle pour venir s’asseoir sur le canapé.

Ah ! pour t’y remettre, il faut que tu t’ennuies bien ici !

CÉCILE, à demi-voix.

Ici ou ailleurs !

Haut.

Tu t’amuses donc, toi ?[4]

BENJAMINE, assise sur le tabouret comme une enfant.

Mais oui !

CÉCILE.

Heureuse créature, va ! Si tes oiseaux se portent bien et si tes fleurs sont en boutons, te voilà joyeuse pour toute la journée ! Ah ! la belle chose que tes dix-huit ans !... Moi aussi, j’avais un jardin qui me semblait grand comme le monde, et j’arrosais mes fleurs en causant avec elles... Et quel travail dans ma jeune tête !... quelles fantaisies !... quels rêves dorés pour l’avenir !... quels voyages dans le pays des chimères...

À elle-même.

jusqu’à l’arrivée... où il n’y a plus à s’occuper que des bagages...

BENJAMINE.

Tu dis ?

CÉCILE, revenant à sa tapisserie.

Rien, ma mignonne ! je suis une folle, va !

BENJAMINE.

Ta, ta... tu détournes la conversation. Tu crois donc que je m’ennuierai plus tard ?

CÉCILE.

J’espère bien que non, pauvre enfant !

BENJAMINE, insistant.

Quand je serai mariée ?

CÉCILE.

Cela dépend !

BENJAMINE.

De qui ?

CÉCILE.

Eh bien, de ton... de ton caractère... Qu’est-ce que tu me fais dire là, donc ?

BENJAMINE, se levant et passant à gauche.

Ah ! si ce n’est que le caractère, je suis tranquille... Avec moi, pourvu qu’il fasse beau, et qu’il y ait du soleil... Mais regarde donc ce soleil !...

CÉCILE.

Pour ce que j’en fais !

BENJAMINE.

Veux-tu venir te promener dans le bois ? Il est si joli !... Il est tout vert !

CÉCILE.

Il est trop vert !

BENJAMINE.

Eh bien, aux étangs ! Veux-tu ?

CÉCILE.

De l’eau qui dort !

BENJAMINE.

Alors, lisons !... Tiens ! voici un livre de papa !...

Elle prend le livre qui est sur la table.

Les Mariages de...

CÉCILE, vivement.

Oh ! non, pas de mariages !

BENJAMINE.

Mais sais-tu que tu n’es pas facile à distraire, petite maman, quand tu t’ennuies ? Qu’est-ce que tu as donc aujourd’hui ?

Se rapprochant d’elle.

Qu’est-ce qu’il te manque ?

CÉCILE.

Ce qu’il me manque !... Ah ! ce qu’il me manque !...

Changeant de ton et attirant à elle la corbeille à ouvrage.

C’est la laine bleue, tiens, pour finir les pantoufles de ton papa.

BENJAMINE.

Ah ! le voilà !

CÉCILE.

Maurice ?

BENJAMINE.

Non... papa !

Elle court au-devant de lui.

 

 

Scène IV

CÉCILE, BENJAMINE, CAUSSADE[5]

 

CAUSSADE, en tenue de campagne, avec un chapeau de jardinier ; il porte d’une main un râteau, de l’autre une souche de dahlia.

Bonjour, fillette.

Il l’embrasse.

Voilà le jardinier galant !

CÉCILE.

Ah ! mon Dieu ! comme vous êtes fait !

CAUSSADE, se regardant avec complaisance.

Comme tous les Parisiens pendant l’été.

Il va déposer son râteau au fond au théâtre, à gauche.

CÉCILE.

Vous êtes affreux !

CAUSSADE, gaiement.

Oh ! ma bonne amie, un agriculteur ne peut pas s’arrêter à de mesquines considérations de toilette.

Il redescend.

Le moment est solennel ! Les campagnes manquent de bras ! La terre nourrice voit ses enfants déserter le labeur des champs pour l’industrie forcenée de la capitale ! C’est aux Parisiens à corriger le mal, et à profiter de la belle saison pour reboiser les forêts, dessécher les marais, fertiliser les landes, et retremper la nature dans leur sein, en se retrempant eux-mêmes dans le sein de la nature.[6]

Il achève son discours, appuyé sur la table et penché vers Cécile.

CÉCILE, souriant.

Je ne sais pas où vous vous êtes trempé, mais vous exhalez des parfums...

BENJAMINE.

Ah ! oui, papa.

CAUSSADE, avec complaisance.

C’est le fumier ! Tu t’y feras, c’est sain !... c’est sain !... Ce sera bien autre chose quand je vais engraisser mes bêtes et concourir avec elles.

BENJAMINE.

Tu viens donc de planter quelque chose ?

CAUSSADE.

Oui, d’abord des pièges pour attraper une misérable bête que je soupçonne d’être un renard, et qui depuis hier ravage le poulailler... et puis trois cents pieds-d’alouette

À Cécile.

que tu désirais pour bordure au parterre... et je te prie de croire qu’en plein soleil...

CÉCILE.

Des pieds-d’alouette ! J’aurais mieux aimé du réséda.

CAUSSADE, déconcerté.

Ah !

BENJAMINE, à Caussade.

Voilà comme nous sommes, ce matin.

CAUSSADE.

Sapristi ! Moi qui croyais... Enfin, j’arracherai les trois cents pieds-d’alouette et je planterai trois cents pieds de réséda, mais tâchons de nous entendre !...

Apercevant le cactus.

Tiens ! mon cactus est là !

Il remonte et prend la fleur.

BENJAMINE.[7]

Qu’est-ce que tu appelles ton cactus ?

CAUSSADE.

Celui-ci.

Vivement.

Ne touche pas !

BENJAMINE.

Ça pique ?

CAUSSADE.

Ça pique... et puis c’est précieux.

Il descend en le tenant à la main avec solennité.

Ceci, chère enfant, te représente le cactus Cécilia, une espèce nouvelle, unique, créée par ton père, et à laquelle j’ai donné par galanterie le nom de ta maman.

Il pose la fleur sur la table, devant Cécile.

CÉCILE.

Mon nom à cela !... Mais je vous le défends ; c’est très laid !...

CAUSSADE.[8]

Oh ! c’est très laid ! mais c’est ce qui en fait la beauté ! Figurez-vous bien qu’il n’y a pas encore dans le commerce un cactus dont la laideur approche de celle-là ! Regardez-moi ça de profil !...

BENJAMINE.

Oh ! c’est horrible !

CAUSSADE, avec satisfaction.

C’est monstrueux !... Et la fleur ! Tu verras la fleur, demain, quand elle s’ouvrira... une heureuse combinaison de l’entonnoir et de l’artichaut. Mon voisin, M. Courtenot, va crever de dépit !

Il remet la fleur à Benjamine.

BENJAMINE.

Ah ! il produit aussi des...

Elle va reporter la fleur au fond.

CAUSSADE.

Ah ! oui, mais... moins réussi que cela ; ce qui a provoqué entre nous quelques discussions, puis de l’aigreur, et enfin une véritable discorde. Nous ne nous parlons plus, et il n’est pas de pierre ou de détritus végétal qu’il ne jette dans mon jardin, par-dessus la haie qui nous sépare. Tout à l’heure encore, cette souche de dahlia, que je lui ai renvoyée, qu’il m’a renvoyée et que je lui renverrai... Mais avant, je voulais consulter l’ami Maurice pour savoir si j’étais dans mon droit... Où donc est-il ?

CÉCILE, qui s’est levée aux derniers mots.

Mais je n’en sais rien ; je le croyais avec vous !

CAUSSADE.

Mais non !... Ah ! mon Dieu ! vous le laissez sortir par ce grand soleil ?...

CÉCILE.

Mais c’est vous qui le laissez sortir !

CAUSSADE, agité.

Un convalescent !... Un garçon qui n’a pas plus de raison !... Un véritable enfant !...

Appelant.

Maurice !...

JENNY, sur le seuil.

Il n’est plus dans la maison, monsieur !

Elle rentre.

CAUSSADE.

Là ! je suis sûr qu’il n’a pas seulement pris de chapeau de paille !

BENJAMINE.

Mais, mon Dieu ! quand il se promènerait un peu au soleil !

Cécile remonte un peu, en jetant un coup d’œil vers le jardin.

CAUSSADE.

M. Tholosan l’a défendu !

BENJAMINE.

Au contraire, papa, il l’a recommandé !

CAUSSADE.

Ah ! belle garantie ! ce docteur, il est fou !

BENJAMINE.

Comment, il est fou ?

CAUSSADE.

Mais certainement. Avec sa manie de regarder le crâne des gens et de deviner leur caractère à la grosseur de leur nez !... Et sa théorie des hommes qui ont commencé par être des légumes et puis des hôtes !... et puis un homéopathe ! Un homme qui ne saigne pas et ne purge pas, est-ce que c’est un médecin, ça ?

BENJAMINE.

Pourtant, papa, le docteur...

CAUSSADE, se retournant.

Eh ! là ! petite fille ! vous prenez bien chaudement la défense de ce médecin !... Et, à ce propos, je le soupçonne fort de faire ici plus de visites pour vous que pour son malade !... et de couver quelque demande en mariage...

Mouvement de Benjamine.

qui sera mal accueillie, je vous le déclare ; car, d’abord, ce docteur n’est pas mon ami !...

Cécile, qui est remontée au fond, redescend par la gauche et se retrouve en scène à ce dernier mot.

BENJAMINE.[9]

Pourtant, papa, je vous assure...

CAUSSADE.

Ensuite, il me déplaît, et enfin, il a quinze ans de plus que toi !...

BENJAMINE.

Mais, papa, tu as vingt ans de plus que petite maman, toi !...

Cécile lui prend la main et cherche à lui imposer silence.

CAUSSADE.

Oh ! mais moi, c’est différent !... c’est tout à fait différent... parce que moi... je... encore... Tu ne peux pas comprendre cela...

BENJAMINE.

Mais, petit papa !...

Même jeu de Cécile.

CAUSSADE, apercevant le chapeau de paille de Maurice sur la console.

Tiens !... Bon !... Dire que voilà son chapeau de paille, et qu’il n’a pas songé... Méchant gamin !... il va attraper un coup de soleil !...

Il prend le chapeau et remonte.

Et puis, enfin, je n’en veux pas, de ce docteur, parce que... parce que je n’en veux pas... Voilà une raison !...

Criant.

Eh ! Maurice !... Maurice !...

Il sort en courant.

 

 

Scène V

BENJAMINE, CÉCILE[10]

 

CÉCILE.

Ton père a raison, chère petite ; tu as l’air d’une enfant à côté de M. Tholosan !

BENJAMINE.

Mais, petite maman, qu’est-ce que cela fait, si je suis heureuse !

CÉCILE.

Tu ne seras pas heureuse, crois-moi !

BENJAMINE.

Mais, pourtant, si je l’aime bien !...

CÉCILE.

Tu t’apercevrais bien vite que tu ne l’aimes pas assez !

BENJAMINE.

Mais enfin... papa... est-ce que tu ne l’aimes pas, toi ?...

CÉCILE.

Moi ?... Quelle question ?... Vous êtes une enfant...On ne peut pas raisonner avec vous.

BENJAMINE, à part.

C’est égal ! je ne me tiens pas pour battue !...

Haut.

Ah ! le voilà, cette fois !

CÉCILE, vivement.

Maurice ?

BENJAMINE.

Oui, maman.

CÉCILE.

Pauvre jeune homme ! Je suis sûre qu’il n’a pas la force de se traîner !

BENJAMINE.

Mais non !... il marche très bien !

 

 

Scène VI

 

BENJAMINE, CÉCILE, MAURICE[11]

 

MAURICE. Il fume un cigare et lance la fumée d’un air de parfaite béatitude.

Bou... ou... ouf !...

CÉCILE, surprise.

Comment ! il fume !...

MAURICE, l’apercevant.

Aïe !...

BENJAMINE.

Comment ! vous fumez, monsieur ?

MAURICE, embarrassé.

Pardon... En effet, oui, je crois que je fume.

CÉCILE.

Mais oui.

MAURICE.

C’est un petit essai, madame, pour voir si je suis encore malade !

CÉCILE.

Un essai ?

MAURICE.

Mon Dieu oui, madame... La fumée de tabac est généralement insupportable aux malades. J’ai voulu voir si je fumerais avec plaisir.

BENJAMINE et CÉCILE.

Eh bien ?

MAURICE.

Eh bien, je fume avec plaisir !

CÉCILE.

Un cigare ! passe encore, monsieur... mais sortir par ce soleil...

MAURICE.

Vous avez raison, madame, je n’aurais pas dû vous quitter !

Il descend et passe à droite, puis il jette son cigare.

BENJAMINE.[12]

Et papa qui court après lui dans le parc !

Elle remonte.

CÉCILE, à Maurice.

Voyez-comme vous êtes rouge !... Ah ! je vais vous gronder, moi, monsieur Maurice !... Asseyez-vous !

Maurice s’assied sur le canapé.

BENJAMINE, redescendant.

Pauvre papa ! Il fait si chaud !...

CÉCILE, croyant qu’elle parle de Maurice.

C’est ce que je dis : Il fait si chaud !... Je suis sûre que vous avez soif !

MAURICE.

Oui, madame, en effet...

CÉCILE.

Benjamine, donne-moi... là, sur le guéridon...

BENJAMINE.

Oui, maman !

Maurice fait le geste de se lever.

CÉCILE.

Non ! non ! ne bougez pas... Mais je vous défends de boire tout de suite, par exemple !... Je vais préparer tout !

BENJAMINE, lui donnant le plateau.

Maman, si on prévenait papa que M. Maurice est retrouvé ?

CÉCILE, portant le plateau sur la table.

Pourquoi faire ? ils n’ont rien à se dire... 

À Maurice.

Vous n’avez rien à lui dire, n’est-ce pas ?

MAURICE.

Absolument rien !...

CÉCILE, à Benjamine.

Tu vois bien !...

BENJAMINE.

Ah ! je croyais... Alors, je vais à mon piano !

Elle rentre dans la maison.

 

 

Scène VII

CÉCILE, MAURICE[13]

 

CÉCILE.

Comment vous trouvez-vous ?...

MAURICE.

Un peu fatigué !...

CÉCILE, passant entre la table et le canapé et poussant le tabouret sous les pieds de Maurice.

Mettez le tabouret sous vos pieds...

MAURICE.

De grâce, madame !...

CÉCILE.

Allons, allons ! vous n’êtes pas ici pour faire vos volontés !...

MAURICE.

Ah ! madame, comment vous exprimer ma reconnaissance pour les soins adorables dont vous m’entourez !...

CÉCILE. Elle met du sucre dans le verre.

Oh ! ne parlons pas de cela !

MAURICE.

Parlons-en toujours, au contraire ! Quelle prévoyance délicate !... Ah ! c’est bien vous qui m’avez guéri !...

CÉCILE.

Avec le médecin !

MAURICE.

Non, madame, non ! le médecin n’y est pour rien... c’est votre douce influence qui m’a sauvé... C’est ce magnétisme si doux de la femme, qui nous enveloppe comme une caresses et qui rafraîchit notre front brûlant mieux que ne le ferait un ange gardien en agitant ses ailes !...

Cécile va chercher le citron qui est resté sur le guéridon, et revient à la table où elle verse de l’eau dans le verre.

Alors madame, languissant, épuisé par la fièvre, les yeux fermés, je vous entendais aller et venir comme dans un rêve et parler bas, sans autre bruit que le son de la cuillère dans la tasse ou le frôlement léger de votre robe... et j’écoutais, ravi !... Vous me disiez si doucement... « Êtes-vous mieux ?... Voulez-vous boire ?... » Et je me soulevais pour boire, non pas cette liqueur insipide que votre main me versait, mais le son de votre voix mais vos regards, mais votre souffle... et, avec lui, la santé, l’espérance et la vie !...

CÉCILE, remuant avec la cuillère le sucre qui fond.

Allons ! allons ! vous êtes un enfant !... Êtes-vous mieux ?...

MAURICE s’éventant avec son mouchoir.

Oui, madame, un peu mieux !...

CÉCILE.

Vous avez encore bien chaud !... Voulez-vous un éventail ?...

Elle repose le verre sur la table et va à la console en passant derrière le canapé.

Voyez pourtant comme vous êtes imprudent !... Si vous aviez une rechute !...

MAURICE.

Ah ! plût à Dieu !...

CÉCILE, prenant l’éventait.

Comment ! plût à Dieu !

MAURICE.

Car je serais encore votre malade, et je les retrouverais, ces souffrances que vous changiez en bonheur... Et je la bénirais de son retour, cette maladie qui s’éloigne, hélas, et qui emporte avec elle tant de douceurs !...

CÉCILE, redescendant à lui.[14]

Mais, mais, mais, mais qu’est-ce que c’est que cela ; mais voulez-vous bien ne pas dire de folies pareilles !...

MAURICE.

Ah ! ne défendez pas à celui que vous avez sauvé la seule joie qui lui reste aujourd’hui... la reconnaissance, cette douce religion du cœur !...

Cécile lui tend l’éventail qu’il prend, et ils restent un moment à le tenir tous deux.

CÉCILE.

Mais, avec vous, ce n’est plus de la religion, c’est du fanatisme !

MAURICE, prenant l’éventail, en glissant sa main de façon à effleurer celle de Cécile.

Qu’importe !...

CÉCILE, retirant sa main.

Vous avez encore un peu de fièvre !

MAURICE.

Peut-être !...

CÉCILE.

Oh ! certainement !... je le vois bien... Un peu d’agitation encore !

Elle revient à la table.

MAURICE.[15]

Toujours !

CÉCILE.

C’est votre faute !

MAURICE.

Ma faute ?...

CÉCILE, rapprochant la table du guéridon.

Assurément ! Deviez-vous fumer et marcher ainsi ?... Il vous faut du repos, du calme, et vous vous passionnez... Ah ! je comprends que vous soyez tombé malade de chagrin !... 

MAURICE.

Vous savez ?...

CÉCILE, achevant de faire la limonade et coupant le citron.

Oh ! fort peu ! M. Caussade est très discret ! Mais j’ai entendu parler de rupture, je crois... d’amour malheureux... contrarié ! – Enfin, quelque chose comme cela, n’est-ce pas ? Je ne sais déjà plus !

Elle presse le citron.

– Avez-vous assez de citron ?...

MAURICE.

Oui, madame ! Vous disiez qu’un amour ?...

CÉCILE, sans le regarder.

Ah ! mais, pardon, c’est mon mari qui disait cela, ce n’est pas moi !...

MAURICE.

Eh ! bien oui, madame, j’ai aimé.

CÉCILE, vivement.

Mais, je ne vous le demande pas.

Elle pose le verre devant Maurice et reprend sa tapisserie.

MAURICE.

J’ai aimé, aimé comme un fou ! Et ce que j’ai souffert, madame... Non ! il n’est pas de paroles humaines pour l’exprimer... Adorer une créature indigne, vulgaire, absurde ! Lui sacrifier devoirs, famille, fortune...

Cécile s’assied sur la chaise à gauche du guéridon.

Et jamais une pensée qui fût l’écho de la mienne... jamais ce doux accord, cette harmonie, cette poésie, cette fusion des âmes, qui est tout l’amour, vous le savez, et sans lequel l’amour n’est pas possible !

CÉCILE.

C’est bien vrai !

MAURICE, vivement.

N’est-ce pas, madame ?

CÉCILE, un peu troublée.

Du moins... on le dit ! Je n’en sais rien !

MAURICE, s’accoudant sur le guéridon et la regardant, doucement.

Rien ! En êtes-vous bien sûre ?

CÉCILE.

Ah ! mais vous êtes dangereux, monsieur, vous donnez un tour aux paroles qu’on laisse échapper...

MAURICE, sans la regarder, et jouant avec l’éventait.

C’est qu’il est bien difficile, madame, de ne pas faire certaines comparaisons, entre vous... et lui... Vous savez de qui je veux parler ?

CÉCILE.

Mon mari. – Eh bien, n’est-ce pas le meilleur des hommes, le plus dévoué, le plus affectueux, le plus estimable...

MAURICE, vivement.

Oh ! madame, estimable ! À qui le dites-vous ? Je suis ici pour faire son éloge, moi, son ami !...

Doucement et avec une certaine hésitation.

Mais l’amitié me fait justement un devoir de regretter que son intelligence ne soit pas toujours à la hauteur de son cœur... pour vous comprendre.

CÉCILE.

Il est si bon !

MAURICE, vivement.

Oh ! excellent !

Même jeu.

...mais un peu prosaïque... peut-être !...

CÉCILE.

Peut-être !

MAURICE, un peu railleur.

Voyons, entre nous... il ne faut pas lui demander le sens de tout ce qui est délicat, artistique... et fin !

CÉCILE, souriant.

Oh ! jamais ! mais il est si bon !...

MAURICE.

Oui, madame... mais la bonté... la bonté !...

CÉCILE.

Oh ! assez d’éloges !... C’est vous qu’il faut plaindre ! Heureusement, vous êtes jeune et vous vous consolerez bien vite !

MAURICE.

Seul, sans ami qui me soutienne, qui me raisonne, qui  m’encourage ?

CÉCILE.

Eh bien, et mon mari ?

MAURICE, avec plus de chaleur.

Eh ! madame, vous le savez bien, il est de ces blessures pour qui la main d’un homme est trop lourde... il faut les soins légers et délicats de la femme... Il n’est que votre amitié qui puisse faire oublier votre amour !... Je n’ai plus de mère !... je n’ai pas de sœur !... c’est une amie qu’il me faudrait !... ou plutôt, à un pauvre malade tel que moi... une sœur de charité... comme vous !

CÉCILE.

Comme moi !...

MAURICE, accoudé sur la table et les mains jointes.

Ah ! si j’osais vous supplier d’être cette fée, cet ange, et pour tout dire en un mot, cette amie que je rêve...

CÉCILE.

Mais une femme, je ne sais pas trop...

MAURICE, vivement.

Ce n’est qu’une lettre de plus, madame... Et d’ailleurs, avez-vous le droit de refuser ce titre que vous avez si bien justifié ? car vous m’avez accueilli en amie, soigné en amie, sauvé en amie ! Ah ! vous le voyez bien... j’ai le droit de vous le donner, ce nom qui m’est si doux à prononcer... et qui ne peut pas vous sembler bien cruel à entendre !

CÉCILE.

Je ne dis pas... certainement... Vous consoler ! Vous faire de la morale comme une grande sœur, à condition que vous écouterez comme un petit enfant !... Et, à force de bons soins guérir cette maladie de l’âme comme nous avons guéri l’autre... c’est une bonne action...

MAURICE.

Certes !

CÉCILE.

Et comme cela !... je ne vois pas... je ne crois pas... car enfin, ce n’est que de l’amitié, n’est-ce pas ? une amitié vraie...

MAURICE.

Une...

CÉCILE, se levant, et lui tendant la main à l’anglaise.

Une amitié de garçon !...

MAURICE.

Et il n’y a rien là qu’on ne puisse avouer.

CÉCILE, vivement.

Seulement nous n’en dirons rien : le monde est si méchant !

Elle pose sa tapisserie dans la corbeille.

MAURICE.

Rien ! Et ce sera délicieux ! Nous aurons nos secrets ! un secret à nous deux ; nous aurons nos petits mystères... nos regards et jusqu’à nos rendez-vous... comme en amour...

CÉCILE, retirant sa main.

Oh !

MAURICE, vivement.

Oh ! nous pouvons bien en parler... nous en sommes si loin !

CÉCILE, après une certaine hésitation, lui tendant la main.

C’est vrai, nous en sommes si loin !

LAURENT, dans la coulisse.

M. Maurice est au salon.

THOLOSAN, de même.

Bien ! bien !

MAURICE, à part.

On vient ! diable !

Il s’écarte vivement de Cécile.

Ah !

CÉCILE.

Qu’avez-vous ?

MAURICE, faisant semblant de s’évanouir.

Je ne sais... le bonheur, la joie...

Il retombe sur le canapé.

CÉCILE.

Ah ! mon Dieu ! il s’évanouit !... Jenny ! quelqu’un !

 

 

Scène VIII

 

CÉCILE, MAURICE, THOLOSAN[16]

 

THOLOSAN, entrant par le fond.

Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce que c’est ?

CÉCILE

Ah ! docteur !... accourez ! je ne sais ce qu’il vient de lui prendre tout à coup !

THOLOSAN.

Ah ! ah ! il est évanoui, le gaillard !

Maurice soupire.

CÉCILE, inquiète.

Vous l’entendez ?...

THOLOSAN, écrivant sur une feuille de son carnet et déchirant la feuille.

Parfaitement ! Voulez-vous avoir la complaisance d’envoyer chez moi et de faire remettre ceci à mon domestique, qui donnera un petit flacon en échange.

CÉCILE, très troublée et très émue.

Oui... docteur... tout de suite... C’est la chaleur, voyez-vous !...

THOLOSAN, sérieusement.

C’est la chaleur ! – Un petit flacon blanc !...

CÉCILE.

Oui, docteur ! Ah ! mon Dieu, c’est bien singulier... nous causions là bien tranquillement, et tout à coup !... Mais ce ne sera rien, n’est-ce pas ?

THOLOSAN.

Non, madame... Sur mon bureau !...

CÉCILE.

Et la surprise! L’étonnement ! je suis toute émue ! C’est bien naturel, n’est-ce pas ?

THOLOSAN.

C’est bien naturel !...

CÉCILE.

Oh ! certainement !... Je reviens tout de suite !

Elle sort par la maison.

 

 

Scène IX

MAURICE, THOLOSAN[17]

 

THOLOSAN, prenant le verre de limonade.

Maintenant, fais-moi le plaisir d’ouvrir immédiatement l’œil droit... 

Il boit la limonade.

Et puis l’œil gauche !...

Il boit.

Et en avant, marche !...

MAURICE, ouvrant les yeux.

Tholosan, je t’assure !...

THOLOSAN, passant derrière le canapé.

Ou je vais te tirer les oreilles !

MAURICE, sautant debout.

Hé !

THOLOSAN, vidant le verre.

Voilà le mouvement demandé !...

MAURICE.

Docteur satanique, va !... Il n’y a pas de plaisir à être malade avec lui !... C’était pourtant une vraie défaillance... parole d’honneur !...

Tholosan, sans répondre, met son pince-nez et le regarde attentivement.

Le soleil !... le printemps !... quand on relève, comme moi, de maladie... Eh ! bien, quoi... quand tu me regarderas, je ne sors peut-être pas de maladie ?

THOLOSAN, même jeu.

Si !... si !...

Il continue à déguster la limonade.

MAURICE.

Et d’une maladie causée par un désespoir d’amour.

Tholosan continue à la regarder.

Témoin ce frisson mortel qui me prenait tous les deux jours à midi... et qui ne s’apaisait qu’à cinq heures, l’heure de mes rendez-vous !... La fièvre du souvenir, du regret, de l’amour !...

THOLOSAN.

Oui... la fièvre des marais !

MAURICE.

Hein ?

THOLOSAN.

Je dis la fièvre des marais !

MAURICE.

Des marais ! Une affection de l’âme causée par une trahison !

THOLOSAN.

Une fièvre quarte de l’espèce la plus bénigne, contactée sur la Marne, en pêchant à la ligne !

MAURICE.

Par exemple !

THOLOSAN.

Voilà ton cas !...

MAURICE.[18]

Va-t’en au diable !...

Il passe à gauche.

THOLOSAN, venant à lui, et lui tapant sur l’épaule.

Mon petit Maurice, tu es bien gentil, bien gentil, bien gentil... mais tu as un défaut, mon fils... C’est de prendre le docteur Tholosan pour une bête !... Je ne suis pas une bête !... J’ai été une bête autrefois, dans une vie antérieure... comme tous les hommes !

MAURICE.

Ah ! voilà le dada !...

THOLOSAN.

Mais cette existence, que je n’aime pas d’ailleurs à me rappeler, n’a laissé aucune trace en mon individu présent, et je te défie de déclarer à la seule inspection de mon crâne quelle espèce d’animal j’ai pu être.

MAURICE.

Oh ! je ne sais pas ce que tu étais autrefois... mais aujourd’hui...

THOLOSAN, lui prenant la tête et le faisant tourner de profil.

Tandis qu’il me suffit de mesurer d’un coup d’œil exercé ce cerveau arrondi au vertex, et développé outre mesure à l’occiput, cet œil vif et rond, et ce nez fortement soudé au visage par l’expansion des narines pour discerner, dans ton humanité présente, tous les caractères de ton animalité passée.

MAURICE.

Ah ! parbleu ! je ne serais pas fâché de savoir ce que j’étais !...

THOLOSAN.

Sois heureux ! Tu étais pierrot !

MAURICE.

Oiseau !

THOLOSAN, insistant.

Pierrot !... C’est-à-dire animal gourmand, spirituel, effronté hardi, pillard et lascif !...

MAURICE.

Merci !

THOLOSAN, répétant et appuyant.

Et lascif !

MAURICE.

J’ai bien entendu !

THOLOSAN.

Au demeurant, le meilleur fils du monde... n’était son odieuse manie de se faufiler toujours dans le nid des autres.

Il désigne le plafond avec sa canne.

MAURICE.

Tholosan !

THOLOSAN.

Ah !... Tu vois, l’instinct, tu te reconnais !

MAURICE.[19]

Je ne sais ce que tu veux dire avec ton pierrot.

THOLOSAN, tranquillement.

C’est que tu n’observes pas les oiseaux, mon fils... Mais sans aller bien loin, tourne les yeux vers cette maison ; je suis sûr qu’en cherchant bien, tu trouverais sous ce toit un nid d’hirondelles dans lequel s’est glissé un pierrot voyageur. C’était le soir, un soir d’orage. Le pauvre diable était mourant et traînait de l’aile. Le ménage lui fit bon accueil, place à la table, place au logis... à lui le plus fin duvet et le grain le plus délicat ; et tandis que le mâle hospitalier court les champs, mon pierrot convalescent, gros et gras, raconte à la dame du lieu ses tribulations et ses amertumes... La dame a bon cœur !... elle s’apitoie... Il pleure, le traître !... et tendrement, de sa patte mignonne, elle essuie ses yeux... les larmes redoublent... elle les essuie du bout de l’aile... Il s’évanouit !... Que faire ? Il va mourir... Elle a tendu la patte, elle a tendu l’aile... elle tend le bec !... Et le mari revient quand elle s’est bien assurée de l’efficacité du remède !

MAURICE, qui l’a écouté, le dos tourné, appuyé contre le canapé, se retournant.

Ah ! çà, tu te moques de moi ! Que veux-tu dire ?

THOLOSAN, appuyé sur le canapé de l’autre côté.

Je ne veux rien dire... Tu vois... je dis !

MAURICE.

Et où prends-tu tout ce que tu me contes-là ! Où l’as-tu vu ?

THOLOSAN, frappant sur la carafe avec sa canne.

Où ? Dans cette carafe !... Adorable privilège de la femme !... Elle ne sait rien faire indifféremment ! Il faut qu’elle se révèle dans la boisson qu’elle prépare !... ou dans la paire de pantoufles qu’elle brode !

Il prend la tapisserie de Cécile.

As-tu jamais considéré d’un œil philosophe les pantoufles d’un mari brodées par sa femme ? As-tu médité sur la façon dont la laine bleue, la laine rouge, la laine jaune s’y croisent et s’y entrecroisent en dessins extravagants, en bourrelets grincheux, en zigzags rageurs, avec des bouts de laine qui passent, qui percent et qui piquent !... Tandis que les pantoufles de l’autre !... Ah ! quelles nuances, monsieur !... quel moelleux !... quelle caresse au pied !... Et cette limonade !... pour le pierrot !...

Il boit.

Quel velouté !... Est-ce amoureusement sucré !... Pas un pépin de citron au fond du verre !... Demande à Caussade combien de fois il a failli s’étrangler avec la sienne !

MAURICE, remontant et redescendant à gauche.

Oui ! oui ! je connais bien ton jeu : tu plaides le faux pour savoir le vrai ; mais tu ne sauras rien !... Car il n’y a rien !

THOLOSAN.[20]

Il y a tout ! car tu te fâches !

MAURICE.

Eh ! bien, oui, je me fâche ! car ce ne sont pas les attentions plus ou moins grandes que l’on peut avoir ici pour moi qui t’ont mis en tête ces folles visions !... Quelqu’un a parlé... d’elle et de moi... et je veux savoir qui !

THOLOSAN.

Qui ? parbleu !...Elle !...

MAURICE.

Elle ?...

THOLOSAN.

Et toi !

MAURICE.

Moi... je t’ai dit ?...

THOLOSAN.

Mais voilà un quart d’heure que tu bavardes, maladroit, et que ta discrétion m’apprend tout ce que je voulais savoir ! Ah ! cela t’étonne, et tu ne t’en doutais pas ! C’est qu’il y a trois sortes de confesseurs, mon bon : le prêtre, le juge d’instruction et le médecin ! Le prêtre ne sait jamais tout, précisément parce qu’on lui dit tout, et qu’il y a une façon de dire les choses qui les réduit, les réduit, les réduit !... Le juge d’instruction en sait un peu plus, lui ; car on lui ment, et il n’a qu’à prendre le contre-pied de tout ce qu’on lui dit pour deviner tout ce qu’on ne lui dit pas. Quant au médecin, mon fils... il entre, tire sa montre, vous fait tirer la langue, et vous tape dans le dos, en vous parlant névralgie, gastralgie, etc... À quoi vous répondrez, sans vous en douter, fatigue, ennui, misère, débauche ! Et quand il remet sa montre au gousset, il sait tout, car vous n’avez rien voulu dire, et, ne voulant rien dire, vous n’avez pris le soin de rien cacher !

MAURICE, railleur.

Oui-dà !

THOLOSAN.

Et maintenant, veux-tu que je lui tâte le pouls à votre fièvre, et que je te dise où vous en êtes ?

MAURICE, de même.

Oui... Où en sommes-nous, sorcier ?

THOLOSAN.

À la troisième période !

MAURICE.

Déjà ?

THOLOSAN.

Déjà ! Première période ou période sympathique. Regards doux et bienveillants, recherche réciproque et instinctive, serrements de mains légèrement prolongés, à la température ordinaire. Cet état s’est manifesté, lundi soir, en déchiffrant tous deux une romance, et a duré jusqu’à mercredi matin, où vous êtes entrés dans la seconde période ou période magnétique. Regards plus profonds, avec un certain vague dans la prunelle ! Attitudes penchées ! Apparitions de rougeurs ! Serrements de mains humides, à température de serre chaude, brusquement interrompus par la façon dont la dame retire ses doigts, comme au contact d’une pile électrique ! Cet état nouveau s’est prolongé de mercredi à samedi matin, qui est aujourd’hui, où, à la faveur de cette limonade, vous êtes entrés dans la troisième période ou période angélique, caractérisée par les frissons, les pâmoisons fausses ou vraies, les tendances aériennes... Serments solennels de s’en tenir à l’affection pure et désintéressée des anges... « Je serai votre sœur ? – Oui ! – Vous serez mon frère ? – Oui !... » –L’abus des mots : Ami !...Amitié !... Amical !... dont on exploite le radical... en attendant qu’on change la terminaison. Le tout accompagné de regards qui n’en finissent plus et de serrements de main à température d’œuf à la coque... et devant se prolonger en moyenne jusqu’à demain soir, où vous entrerez dans la période philosophico-sensuelle et gaillardo-mystique, en regardant les étoiles au ciel et les petits poissons rouges dans le bassin... Est-ce ça ?

MAURICE.

Tu es le diable, toi !

THOLOSAN.

Le diable, c’est toi, séducteur de femmes mariées ! Je t’ai connu dans le paradis terrestre. En ce temps-là, tu étais serpent, et tu cueillais des pommes avec madame Caussade, qui était blonde... et moi, j’étais moustique et je piquais le nez de Caussade qui ronflait ! Il n’y a que lui qui ne soit pas changé ! Il ronfle toujours, l’animal !

 

 

Scène X

MAURICE, THOLOSAN, CÉCILE[21]

 

Elle arrive un flacon à la main.

CÉCILE, un peu essoufflée.

Enfin ! Ah ! me voilà, docteur !

MAURICE.

Quoi, madame, c’est vous ?

CÉCILE.

Oui, j’y suis allée moi-même... Ces domestiques sont si maladroits !... Est-ce bien cela ?

THOLOSAN, prenant le flacon.

Parfaitement !

Benjamine sort de la maison.

 

 

Scène XI

MAURICE, THOLOSAN, CÉCILE, BENJAMINE

 

MAURICE.

Ah ! madame, que de remerciements !...

Il va pour baiser la main de Cécile, qui l’arrête.

THOLOSAN, à part.

Mais c’est déjà de la quatrième période, ça !... On ne peut plus les suivre !

Haut et vivement.

De l’eau, s’il vous plaît, de l’eau !...

Il va à la table et prépare le médicament.

BENJAMINE, qui a tourné le canapé, tandis que Maurice et Cécile se parlent tout bas à part.

Ne demandez pas ma main aujourd’hui ! Papa dirait non ![22]

THOLOSAN, à demi-voix.

Papa dirait non ?...

BENJAMINE, de même.

Et maman aussi !

THOLOSAN, de même.

Et maman aussi ! Parce que ?...

BENJAMINE, vivement.

Parce que papa dit que vous n’êtes pas son ami !

THOLOSAN.

Ah ! je ne suis pas...

À lui-même, désignant Maurice et faisant le geste d’envoyer un baiser.

Charmant ! 

À Benjamine.

Mais nous verrons bien ! je suis entêté...

BENJAMINE.

Moi aussi !

CÉCILE, se retournant.

Vous dites, docteur ?...

THOLOSAN, versant de l’eau dans la cuillère et de là dans le verre.

Pardon, madame... je compte !

BENJAMINE, mystérieusement.

Chut !... Il compte !

Maurice, Benjamine et Cécile entourent Tholosan et le regardent en silence.

 

 

Scène XII

MAURICE, THOLOSAN, CÉCILE, BENJAMINE, CAUSSADE

 

CAUSSADE, entrant par le fond, rouge et essoufflé.

J’ai beau courir ! Je ne peux pas mettre la main...

Apercevant Maurice.

Tiens ! le voilà !

MAURICE, lui faisant signe de se taire.

Chut !

CAUSSADE.

Hein ? 

À Maurice.

Comment ! tu es là... et tu me laisses...

Maurice remonte et passe à droite.

CÉCILE, montrant Tholosan.

Chut ! Il compte !

CAUSSADE.[23]

Il compte... quoi ?

THOLOSAN, versant des globules dans le verre.

Là ! une cuillerée tout de suite, et d’heure en heure !

CÉCILE, prenant le verre.

Oui, docteur !

THOLOSAN, bas à Maurice.

De l’eau claire, misérable !... C’est tout ce qu’il te faut !

MAURICE, riant.

Tes globules ! Oui !

Il remonte. Cécile, Benjamine et lui sont au milieu du théâtre pendant ce qui suit. Cécile remuant le médicament.

CAUSSADE, prenant Tholosan à part, à droite de la scène.

Docteur, comment le trouvez-vous ?

THOLOSAN.

Un peu agité.

CAUSSADE.

N’est-ce pas ?

THOLOSAN.

Oui, de la surexcitation ! Des idées bizarres... biscornues !

CAUSSADE.

Ah !

THOLOSAN.

Oui !... Vous devriez lui faire faire de grandes courses à pied !

CAUSSADE.

De grandes courses !

THOLOSAN.

Très loin, très loin... Cela lui forait du bien à la tête, et à vous aussi !...

CAUSSADE.

Ah ! oui...

THOLOSAN.

Et surtout ne le laissez jamais seul ici. Jamais seul !

CAUSSADE.

Oh ! soyez tranquille, docteur... Il est toujours avec ma femme !

THOLOSAN.

Ah ! très bien !

Il serre la main de Caussade.

Me voilà parfaitement tranquille !

Il va prendre sa canne et son chapeau.

CAUSSADE, à lui-même.

Il m’inquiète, ce médecin !... Si je le retenais à dîner... on l’aurait sous la main en cas d’accident.

THOLOSAN, saluant madame Caussade.

Madame...

CAUSSADE.

Comment ! comment, monsieur Tholosan ; mais vous ne vous en allez pas ? Vous nous restez à dîner, j’espère !

Tholosan le regarde d’un air étonné.

THOLOSAN, très surpris.

Pardonnez-moi, cher monsieur, mais...

BENJAMINE, passant derrière lui, et tout bas.

Acceptez donc !

CAUSSADE.

Oh ! vous ne pouvez pas me refuser cela, docteur !

THOLOSAN, après un petit coup d’œil à Benjamine, qui lui fait signe de rester.

Alors, j’accepte.

BENJAMINE, à part.

Enfin !...

Elle rentre dans la maison, où elle reporte le médicament.

 

 

Scène XIII

MAURICE, THOLOSAN, CÉCILE, CAUSSADE[24]

 

CAUSSADE, à Tholosan, qui redescend.

J’attends justement quelqu’un ce soir !

CÉCILE.

Vous attendez quelqu’un ?

CAUSSADE.

C’est-à-dire j’attends et je n’attends pas...

Cécile remonte à gauche. Maurice, qui est resté à droite, prend un journal, et remonte de façon à rejoindre Cécile sans affectation.

Figurez-vous que j’ai, au deuxième étage, la plus jolie chambre bleue ! Une chambre d’ami... une amour !... Je ne sais pas si vous êtes comme moi ; mais je ne comprends pas une maison de campagne sans chambre d’ami ! Il me faut toujours des amis autour de moi ! Des gens gais, de bons visages, des cœurs chauds... Enfin, je me sens si heureux que je veux toujours quelqu’un qui partage mon bonheur !

THOLOSAN, regardant Maurice et Cécile qui se sont rejoints et qui se parlent bas, et lui montrant Maurice.

Eh ! bien, vous avez votre affaire ?

CAUSSADE.

Maurice ! oui ; mais ça ne suffit pas ! La chambre est vide ! Il est tombé malade ; il a fallu lui dresser un lit dans un cabinet, au premier, à portée de tous les secours ! 

À Tholosan, préoccupé de Maurice et de Cécile.

Qu’est-ce que vous regardez donc ?

THOLOSAN, faisant semblant d’arranger sa cravate.

Rien... c’est ce faux-col !

CAUSSADE, lui arrangeant son faux-col et continuant.

Et vous ne sauriez croire à quel point je suis agacé de voir une chambre si bien meublée se faner toute seule ! C’est absolument comme une jolie fille qui ne trouve pas à se marier... et encore la jolie fille a la ressource... Non, ma comparaison n’est pas bonne...

THOLOSAN.

Elle n’est pas bonne !

CAUSSADE.

Je me dis un beau matin : « Il faut que je la remplisse cette malheureuse pièce. » Je prends le chemin de fer, je tombe à Paris, et, à chaque ami que je rencontre, je crie : « Comment ! ici, vous !... par ce temps-là ! Mais venez donc à Ville-d’Avray, vous y serez comme chez vous ! »

Même jeu de Tholosan, dont l’œil suit Cécile et Maurice, qui remontent vers le jardin.

Est-ce que ça ne va pas ?

THOLOSAN.

Si, si, ça va même très bien !

CAUSSADE, continuant.

J’ai fait la proposition à tous mes amis : à Marécat, un ami d’enfance ; à Vigneux, un ami de collège ; à Cahusac, un ami que j’ai fait en Algérie.

Ici Maurice et Cécile disparaissent à demi dans le jardin. Tholosan n’écoute plus Caussade et remonte un peu derrière lui, pour les surveiller : Caussade continue sans remarquer son absence.

À Valencin, un ami que j’ai fait à la chasse...

Ici il cherche Tholosan à sa droite, et ne le retrouve qu’à sa gauche.

Non, à la pêche... Non, je disais bien, à la chasse...

THOLOSAN.

Oui, oui, très bien !

CAUSSADE.

Aux Grandménil, des amis que j’ai faits en chemin de fer ; à Pérignon, un ami que j’ai fait à la Bourse ; à...

THOLOSAN, l’interrompant.

Sapristi ! mais voilà bien des amis. Combien en avez-vous donc comme ça ?

Plus haut, de manière à interrompre la conversation de Maurice et de Cécile.

Sans compter Maurice ?

Maurice descend en entendant son nom.

CAUSSADE.

Oh ! comme lui, pas beaucoup !

THOLOSAN, à part.[25]

C’est heureux !

CAUSSADE, frappant amicalement sur la tête de Maurice.

Le fils d’un vieux camarade ! Un gamin que j’ai vu naître... Mais j’en ai d’autres !

THOLOSAN.

Une douzaine ?

CAUSSADE.

Oh ! une vingtaine au moins !

THOLOSAN.

Une vingtaine, peste !

CAUSSADE.

Oh ! je suis très liant, moi ! Quand j’ai vu un homme deux ou trois fois, et que je connais bien son caractère... Est-ce que vous n’êtes pas liant, vous ?

THOLOSAN.

Non.

MAURICE.

Ah ! vous tombez bien ! Un homme auquel on ne connaît pas un ami, excepté moi !

THOLOSAN.

Et encore !

MAURICE.

Et encore, oui !

CÉCILE, qui est descendue lentement.

Pas un ami, et pourquoi ?[26]

THOLOSAN.

Mon Dieu, madame, parce que je n’ai trouvé personne qui fût digne de l’être ! M. Caussade se rattrape sur la quantité, lui ! Moi, je n’en veux qu’un, mais qui soit bon ! Vous êtes un gourmand d’amitié, vous ; moi, je suis un gourmet ! 

CÉCILE.

Mais vous êtes donc bien difficile, monsieur ?

THOLOSAN.

Pardonnez-moi, madame, de vous répondre par une question : Avez-vous lu les fables de Pilpaï !

CÉCILE.

Non.

THOLOSAN.

Non ! 

À part.

Moi non plus !

Haut.

Alors vous ne connaissez pas celle qui est intitulée : le Rat et ses intimes.

CAUSSADE.

Le Rat et ses amis intimes ?

THOLOSAN.

Non, pardon ! Remarquez bien la finesse du fabuliste. Il ne vous dit pas : Le Rat et ses amis intimes. Il ne s’engage à rien : Le Rat et ses intimes ! Maintenant, sont-ils ses amis, sont-ils ses ennemis, c’est ce qu’il s’agit de savoir !

CAUSSADE.

Oh ! oh ! voyons un peu votre fable ?

THOLOSAN.

Il y avait une fois à Ispahan, un rat qui donnait la clef de son cœur à tout le monde... et qui avait tant d’amis !... tant d’amis !...

 

 

Scène XIV

MAURICE, THOLOSAN, CÉCILE, CAUSSADE, LAURENT

 

LAURENT, interrompant Tholosan.

Monsieur ! monsieur ! C’est un ami de monsieur qui descend de la voiture du chemin de fer.

CAUSSADE, enchanté.

Un ami !

LAURENT.

Avec sa dame ! Les voilà !

Tholosan passe à droite.

 

 

Scène XV

 

MAURICE, THOLOSAN, CÉCILE, CAUSSADE, LAURENT, VIGNEUX et MADAME VIGNEUX[27]

 

CAUSSADE.

Eh ! c’est Vigneux et madame Vigneux !

VIGNEUX, au fond.

C’est nous ! Prête-moi donc de la monnaie pour ce garçon !

Le commissionnaire porte les bagages dans la maison, avec l’aide de Laurent.

CAUSSADE.

Ah ! que c’est gentil à vous d’avoir accepté notre invitation ! Ah ! vous êtes gentils !

Pendant ce temps Laurent enlève la table et la porte au fond.

VIGNEUX.

Il faut bien venir chez ses amis... si on veut respirer... Nous n’avons pas de maison de campagne, nous autres !...

MADAME VIGNEUX.

Ah ! chère madame ! Ah ! que je suis heureuse de vous voir ! Laissez-moi vous embrasser... Toujours belle !... Vous rajeunissez !

THOLOSAN, à part, à Maurice.

C’est déjà bien gentil, ça !

VIGNEUX, regardant partout avec envie.

Quel luxe !... Diable !...

CAUSSADE, à Tholosan et à Maurice.

Messieurs, permettez-moi de vous présenter M. Vigneux... employé aux bureaux de la ville... un ancien du collège Henri IV... où nous avons étudié ensemble... 

VIGNEUX.

C’est-à-dire où j’ai étudié... car toi !...

CAUSSADE.

Ah ! le fait est que j’étais un assez joli cancre... Tandis que ce brave Vigneux, lui...

VIGNEUX.

Si on m’avait dit en ce temps-là que tu aurais maisons de ville et de campagne avant moi !... Enfin, la vie est si drôle...

THOLOSAN, à part à Maurice.

Il ne va pas mal non plus, lui !

CÉCILE, à madame Vigneux.

Si vous voulez me suivre, madame...

CAUSSADE, à Laurent.

Laurent ! la chambre bleue !

MADAME VIGNEUX, à son mari.

La chambre bleue !...Si on ne dirait pas qu’ils en ont trente-six !

Elle sort, suivie de Cécile et de Laurent.

 

 

Scène XVI

 

THOLOSAN, CAUSSADE, VIGNEUX, MAURICE, puis JENNY, MARÉCAT et RAPHAËL

 

THOLOSAN, à Caussade.

Enfin, la voilà toujours casée, la fameuse chambre !

JENNY, en dehors.

Par ici, messieurs !...

CAUSSADE.

Encore !...

MAURICE.

Eh bien, ça s’emplit !... ça s’emplit !

JENNY, précédant Marécat.

Par ici, monsieur !

MARÉCAT, l’air très ennuyé.[28]

Parbleu ! je vois bien que c’est la porte !

CAUSSADE.

Marécal !

MARÉCAT.

Ne vous dérangez pas !

À Caussade, en lui mettant sur le bras son sac de nuit.

Débarrasse-moi de ça, toi !

CAUSSADE.

Messieurs, je vous présente mon vieil ami Marécat.

MARÉCAT.

Mon vieil ami... pas encore si vieux !... Débarrasse-moi aussi de ça !...

Il lui donne son parapluie.

Pour ne pas déranger ! Raphaël... donne-lui donc ton sac !...

Il donne le sac à Caussade.

Tiens !... 

À Tholosan.

C’est mon fils ! Il est timide comme une demoiselle... c’est moi qui l’ai élevé... c’est un ange !

Caussade porte les bagages au fond, où Jenny les entasse à terre en attendant Laurent.

THOLOSAN.

Allons ! tant mieux ! tant mieux !

CAUSSADE, redescendant gaiement.

À la bonne heure ! Tu as tenu parole !

MARÉCAT.

Ah ! il faut bien que ce soit pour toi !... moi qui ne peux pas souffrir la campagne !...

MAURICE.

Est-ce possible !...

MARÉCAT.

Je ne peux pas la souffrir !... Il y a des arbres... des fleurs qui sentent mauvais... des oiseaux qui font un train !... Mais il y a si longtemps qu’il m’ennuie pour venir ici avec mon garçon... que je me suis dit : Allons-y ! allons-y une fois... ça fait qu’il nous laissera peut-être tranquilles !

CAUSSADE, lui serrant la main.

Ah !... tu es bien aimable !

THOLOSAN, à part, à Maurice.

Oui !... oh ! il est bien aimable !

CAUSSADE.

Seulement, je me demande où je vais te fourrer, maintenant !

MARÉCAT.

Comment, me fourrer ?

CAUSSADE.

Dame... je ne comptais plus sur toi... j’ai disposé de la chambre bleue pour monsieur.

MARÉCAT.

Ça m’est égal !... S’il y en a une meilleure !...

CAUSSADE.

Il y a la chambre chocolat, au second !...

MARÉCAT, faisant la grimace.

La chambre chocolat !... oh ! sapristi !... ça ne doit pas être bien gai, ça !...

CAUSSADE.

Mon Dieu ! la nuit !...

MARÉCAT.

Moi qui ne suis déjà pas trop porté pour la campagne...

CAUSSADE.

Oui, mais...

MARÉCAT.

Car ce n’est pas une partie de plaisir que je fais là !... je te prie de le croire... ça m’ennuie assez... je le disais tout le long du chemin à Raphaël... déranger le monde... moi qui n’aime pas à me déranger !... Quitter ses habitudes... son lit... sa chambre !... pour une chambre chocolat !... j’aime mieux m’en aller... N’est-ce pas, Raphaël, tu aimes mieux t’en aller ?

RAPHAËL.

Oui, papa !

CAUSSADE.

Mais non !

MARÉCAT, remontant pour prendre ses bagages.

Allons-nous-en !

CAUSSADE.

Mais non ! mais non ! Cela peut s’arranger !... Vigneux te cédera la chambre bleue... n’est-ce pas, Vigneux ?

VIGNEUX, l’arrêtant, à part.

Du tout ! Pourquoi lui céderais-je ma chambre, à ce monsieur ? Parce qu’il est riche et que je suis pauvre, n’est-ce pas ?

MAURICE.

Allons ! allons ! ne vous fâchez pas, Monsieur Vigneux ! Je cède la mienne !

MARÉCAT.

Ah ! des dérangements !

CAUSSADE, lui arrachant des mains ses bagages.

Mais non !... une jolie chambre, celle-là !... avec cabinet de toilette !... une chambre jaune !... Ah ! tu n’as plus rien à dire !...

MARÉCAT.

Oui ! ce n’est pas non plus que je sois fou du jaune...Enfin, pourvu que je ne dérange rien !...

Il va pour s’asseoir sur le canapé, et écarte du geste Tholosan qui est devant.

et que tout le monde ici se mette...

THOLOSAN, achevant pour lui.

À votre aise !

MARÉCAT, un peu surpris.

À mon aise... oui... c’est-à-dire, non !

THOLOSAN.

Si, à votre aise !

MARÉCAT, assis.

Eh ! bien, oui ! c’est ce que je voulais dire ! 

À Tholosan.

Asseyez-vous donc...

Tholosan fait le geste de l’en défendre.

Non... mais ça me gêne de lever la tête !

THOLOSAN, s’asseyant à côté de lui.

Ah ! bon !

MARÉCAT.

C’est çà !... je suis mieux !... et puis je suis ici chez un frère, monsieur ! Nous sommes les deux doigts de la main... moi et lui !... Nous avons mangé de la vache enragée, tous deux !... C’était bien dur !...

CAUSSADE.

Oh ! oui, en 1835 !

MARÉCAT, à Caussade.

Assieds-toi donc aussi, toi.

Caussade s’assied.[29]

Nous habitions ensemble !

CAUSSADE.

Mon logement, oui !

MARÉCAT.

Nous n’avions qu’un lit !

CAUSSADE.

Mon pauvre lit !

MARÉCAT.

Et qu’une pipe !...

CAUSSADE.

Ah ! oui ! ma fameuse pipe !... que tu fumais toujours... C’était toi qui fumais toujours !...

MARÉCAT.

Entre amis... il y en a toujours un des deux qui fait tout !

CAUSSADE.

Et puis, nous nous sommes perdus de vue !... Il est allé en province... je me suis marié, établi... il est venu me voir une fois... deux fois... non, une fois seulement, je crois ?

MARÉCAT.

Je ne sais plus... tu étais très occupé... tu étais dans de mauvaises affaires !

THOLOSAN.

Vous avez eu peur de le déranger !

MARÉCAT.

J’avais peur, oui... mais on se retrouve toujours !... On retrouve toujours un ami !...

Il serre la main de Caussade.

CAUSSADE.

Toujours !

THOLOSAN.

Surtout, quand il a fait de bonnes affaires !

MARÉCAT, le regardant, étonne.

Surtout... non !... mais enfin, dans ce cas-là...

THOLOSAN.

On le retrouve plus vite !

MARÉCAT.

C’est ce que je voulais dire !... 

À Caussade.

Qu’est-ce que c’est donc que cet homme-là ?...

 

 

Scène XVII

 

THOLOSAN, CAUSSADE, VIGNEUX, MAURICE, MARÉCAT, RAPHAËL, ABDALLAH

 

Abdallah entre par le fond.

ABDALLAH, en zéphyr, petite tenue, les bottes sur l’épaule, figure noire, grandes moustaches, aspect formidable.

Pardon... excuse la compagnie !

On se retourne étonné, Caussade se lève et passe à gauche. Plus haut.

Je dis : Pardon, excuse la compagnie ! C’est-il ici chez mon ami Caussade ?

CAUSSADE.

Il paraît que c’est un de mes amis !...

ABDALLAH.

Mais, sacrebleu ! vous êtes donc tous muets, dans la maison ?

CAUSSADE.

Chut !... Zéphyr... nous avons des dames, ne jurez pas !... Qu’y a-t-il pour votre service ; c’est moi qui suis M. Caussade ?

ABDALLAH, jetant ses bottes à terre et lui tendant les bras.

Comment ! sacrebleu ! c’est toi !

Tous se lèvent.

CAUSSADE, surpris.

Toi !...

ABDALLAH, lui sautant au cou.

Mais on n’embrasse donc pas les amis d’Algérie ?

CAUSSADE, effaré.

C’est un ami d’Algérie !

THOLOSAN, à part.

Il en a partout !

ABDALLAH, embrassant Caussade.

Et ce gredin-là qui ne me reconnaît pas !... Ah ! mille noms d’un nom !...

CAUSSADE.

Si ! si ! parfaitement ! 

À part.

Je veux être pendu !...

Haut.

C’est cette barbe !

ABDALLAH, lui tapant sur l’épaule.

Ce n’est pas pour dire... ma vieille... mais je ne t’aurais pas reconnu... depuis que t’as coupé la tienne !

CAUSSADE.

Moi ?...

ABDALLAH.

Ce n’est plus la même frimousse ! Où faut-il fourrer tout ça ?

Il remonte à son paquet. Vigneux, Caussade, Maurice et Tholosan se rassemblent sur le devant de la scène, à droite. Maurice et Raphaël vont aider le zéphyr à déboucler son porte-manteau.

VIGNEUX.

Comment !... c’est un de tes amis, cet homme-là ?...

CAUSSADE, ahuri.

Mais dame !... je ne sais pas, moi ! Il faut croire !

VIGNEUX.

Comment, il faut croire !

CAUSSADE.

Vous voyez bien !... Il paraît que nous étions très liés en Algérie... Moi, j’ai oublié, dans la quantité... j’ai laissé là-bas une cinquantaine d’amis dans les sables !

MARÉCAT.

Mais enfin ! comment s’appelle-t-il cet Abd-et-Kader-là ?

CAUSSADE.

Ah ! voilà ! Comment s’appelle-t-il ?

VIGNEUX.

Si on pouvait savoir son nom !

THOLOSAN.

Tâchez de le lui faire dire.

CAUSSADE.

Tiens ! c’est une bonne idée !...

MARÉCAT.

Dis donc !... ne le retiens pas à dîner ! 

À Tholosan.

Il n’aurait qu’à le fourrer à côté de moi !

CAUSSADE, à Abdallah accroupi à terre et occupé à ses effets.

Mon cher...

Il laisse la phrase suspendue pour inviter l’autre à y ajouter son nom.

ABDALLAH.

Hein ?...

CAUSSADE.

Mon cher...

Même jeu.

ABDALLAH.

Eh ! bien ?

MARÉCAT, à Tholosan.

Ça ne mord pas !

CAUSSADE, bas.

Non !...

Haut à Abdallah.

Vous savez, mon cher, que je ne vous retiens pas à dîner pour aujourd’hui...

ABDALLAH, se levant et descendant.

Seulement !... Je crois bien ! je suis ici pour un mois !

MARÉCAT, VIGNEUX et THOLOSAN.

Un mois !

ABDALLAH.[30]

J’ai reçu un coup de sabre à la dernière affaire ! On m’a donné congé ; et je me suis dit : Tiens ! tu vas profiter de ça pour faire un tour à Paris ! De l’argent ? qu’en as-tu besoin ? l’ami Caussade est là-bas ! il t’a dit vingt fois en mangeant le couscoussou sous ta tente : Tu peux compter sur moi, à la vie, à la mort !...

MARÉCAT, à part.

Ahi !

ABDALLAH, continuant.

Ma bourse est la tienne !...

MARÉCAT, de même.

Oh ! là, là !

ABDALLAH.

Ma maison aussi !...

MARÉCAT, bas à Caussade.

On ne dit jamais ces choses-là !... ou bien on les dit quand on n’a pas de maison !

ABDALLAH.

Je vais tomber chez lui, là-bas, et lui faire un plaisir !...

Ils se regardent tous.

Mais j’ai eu du mal à te trouver ; si je n’avais pas rencontré le petit Salomon de Blidah !... Tu te rappelles le petit Salomon ?

CAUSSADE.

Salomon... vaguement !

MARÉCAT, à Tholosan.

Sapristi, est-ce qu’il va venir aussi ?

ABDALLAH.

Ah ! m’a-t-il dit !... Il a joliment fait ses affaires, Caussade, il est marié... Il habite sur la route de Versailles, par là... à Viroflay !... à Ville-d’Avray !... Ah ! ça, tu es donc marié, farceur !... vrai, pour de vrai ?...

 

 

Scène XVIII

THOLOSAN, CAUSSADE, VIGNEUX, MAURICE, MARÉCAT, RAPHAËL, ABDALLAH, CÉCILE, BENJAMINE, MADAME VIGNEUX, au fond, dans le jardin

CAUSSADE, montrant Cécile qui descend le perron.

Tu vois, voilà ma femme !

ABDALLAH.

Oh ! madame. 

À Marécat.

Ah ! diable ! Ah ! bigre ! Il a toujours eu bon goût, ce gaillard-là ! Vrai, c’était toujours lui qui dénichait les femmes les plus...

MARÉCAT, bouchant les oreilles de ton fils.

Zéphyr !...

ABDALLAH.

Ah ! oui, pardon, excuse... il y a de la jeunesse !...

Il passe à Tholosan et lui serre la main.

CÉCILE, à part, à son mari.

Quel est ce monsieur ?

CAUSSADE.

C’est un ami !

CÉCILE.

Vous allez le garder à dîner ?

CAUSSADE.

Ma chère enfant, je ne peux pas renvoyer comme ça un homme dont j’ai mangé le couscoussou sous la tente !

À part.

C’est égal ! C’est curieux, voilà un ami intime que je ne connais pas !

On sonne le dîner.

Ah !...

MARÉCAT.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

CAUSSADE, joyeusement, en lui frappant sur l’épaule.

C’est le dîner ?...

Mouvement de tout le monde vers la maison.

MARÉCAT.

Ah ! non !... C’est trop tôt !

Surprise générale.

C’est trop tôt !... Je ne dîne pas avant sept heures, moi... n’est-ce pas, Raphaël ?

RAPHAËL.

Oui, papa !

MARÉCAT.

On peut le croire : il n’a jamais menti ! C’est un ange !

VIGNEUX.

C’est un ange, mais nous ne sommes pas des anges, nous nous avons faim !

MARÉCAT.

À six heures ! Ce n’est pas possible !... Je n’ai pas faim, moi. Tu n’as pas faim, toi, Raphaël ?...

CAUSSADE.

Je t’assure, Marécat, que nous avons déjà très faim à six heures !

MARÉCAT, tranquillement.

Alors, juge donc ce que ce sera à sept heures !

THOLOSAN, à part.

Ah ! mais il est agaçant !

MAURICE.

Allons ! mettons qu’on dînera à six heures et demi !

MARÉCAT.

Oh ! bien, mes enfants !... si je trouble vos habitudes, j’aime mieux m’en aller !

CAUSSADE, le retenant.

Encore !

MAURICE, de même.

Voyons ! voyons ! monsieur Marécat !...

CAUSSADE.

On attendra !

THOLOSAN.

C’est pour notre agrément !

MARÉCAT, décidé.

Ah ! comme ça !...

VIGNEUX, à sa femme, à part.

Va-t-en voir si on aurait de ces complaisances-là pour nous !

MADAME VIGNEUX, de même.

Faire souffrir tout le monde pour ce monsieur !

CAUSSADE.

Eh ! bien jusqu’à ce qu’on sonne, messieurs, liberté entière ! Les jardins sont ouverts !

Il tire un cigare de sa poche.

LAURENT, tendant le journal à Caussade.

Le journal de monsieur !

VIGNEUX, prenant le journal, vivement.

Ah ! la Bourse !... voyons !

Il s’en va, le parcourant.

ABDALLAH, enlevant le cigare à Caussade.

Un cigare... bonne affaire !... ne bouge pas !... j’ai du feu !...

Il s’en va en allumant le cigare.

CÉCILE.

Nous allons au jardin ?

CAUSSADE.

Oui, si tu veux mon bras ?

MAURICE.

Pardon !

Il prend le bras de Cécile.

C’est retenu !

Il sort avec elle. Caussade va à droite prendre son chapeau de paille.

MARÉCAT.

Et dire que j’ai oublié d’apporter mon chapeau de paille !... Il n’y a donc pas de chapeau de paille ici ?... Ah ! si !

Il prend des mains de Caussade le chapeau de paille.

Voilà mon affaire.

Il se coiffe et s’en va. Tholosan et Caussade restent seuls en scène.

THOLOSAN, s’approchant de Caussade un peu ahuri.

Mon cher monsieur Caussade, je vous prie de remarquer que je ne vous prends rien, moi !... je ne vous prends rien !

La toile tombe.

 

 

ACTE II

 

Un salon de rez-de-chaussée chez Caussade. Trois portes au fond, ouvertes sur le jardin À gauche, 1er plan, une petite porte qui conduit chez Maurice. Au 2e plan, la porte du cabinet de Caussade ; du même côté, un piano qui n’est pas appliqué contre le mur, et dont on peut faire le tour. Un tabouret, un fauteuil faisant face au public, à la hanteur du tabouret ; une chaise en avant contre le piano. À droite, 1er plan, porte qui conduit chez Marécat ; 2e plan, fenêtre. À la hauteur de la porte de Marécat, une table chargée d’albums, de journaux, etc. Un fauteuil à gauche de la table, une chaise en avant.

 

 

Scène première

RAPHAËL, JENNY[31]

 

Raphaël, assis sur le fauteuil à droite, fait semblant de lire, mais il suit de l’œil tous les mouvements de Jenny, qui tourne autour du piano tout en l’essuyant, et qui observe Raphaël.

JENNY, à elle-même.

Oui... oui, regardez-moi... regardez ! Vous avez bien fait de vous lever matin pour me voir !... Certainement je suis gentille. Il a des yeux, ce petit !...

 

 

Scène II

 

RAPHAËL, JENNY, LANCELOT, air souriant et affairé

 

LANCELOT, entrant du fond, marchant sur la pointe du pied.

Pardon ! mon excellent ami Caussade n’est pas là ?

JENNY.

Non, monsieur, il n’est pas encore levé.

LANCELOT.

Je venais en voisin pour consulter sa bibliothèque.

Regardant à gauche.

Ah ! elle est ouverte ! Ne bougez pas, mademoiselle... les livres de Caussade me connaissent.

Il entre dans le cabinet.

JENNY, à elle-même.

Je crois bien !... il les déménage tous les uns après les autres sous prétexte de les emprunter.

RAPHAËL.

Qu’est-ce que c’est que ce monsieur-là ?

JENNY.

C’est M. Lancelot, le receveur... Un ami de campagne de Monsieur.

LANCELOT, reparaissant avec une douzaine de livres et se dirigeant vivement vers le fond.

Vous direz à Caussade, n’est-ce pas, que je lui emprunte deux ou trois livres.

JENNY, allant à lui.

Mais, monsieur...

LANCELOT, sur le seuil de la porte.

Je les lui rendrai avec les autres...

JENNY.

Mais...

LANCELOT, disparaissant.

C’est en voisin !

 

 

Scène III

JENNY, RAPHAËL

 

JENNY.

Il les prendra tous !...

Elle traverse et passe à droite.

Est-ce que c’est aussi de la bibliothèque, le livre que monsieur lit ?

Elle va près de lui.

RAPHAËL.

Non, mademoiselle... c’est un Quinte-Curce !

JENNY.

Un roman ?

RAPHAËL.

Non ! Du latin !

JENNY, tournant autour de la table pour venir essayer la chaise.

Voilà une langue bien utile... quand il y a tant de jolies choses à dire en français !

RAPHAËL.

Je le crois !

JENNY, se rapprochant.

Monsieur est donc au collège ?

RAPHAËL.

Non ! Papa n’a pas voulu m’y mettre...

JENNY.

Ah ! Pourquoi ?

Elle s’assied sur la chaise.

RAPHAËL.

Parce que papa dit que le collège n’est pas bon pour les jeunes gens !

JENNY.

Ah !

RAPHAËL.

Et qu’il n’y a que la maison paternelle pour former un jeune homme à l’ordre, à l’économie et à la moralité.

JENNY.

Quelle moralité, monsieur ?

RAPHAËL.

Eh ! bien, tout ce qu’on nous défend !... Par exemple, de regarder les femmes qui sont jolies !

JENNY, se levant et passant à gauche.

Si vous ne les regardez pas, comment saurez-vous si elles sont jolies ?

RAPHAËL.

C’est ce que je me dis toute la journée.

JENNY.

Et leur parler, est-ce que c’est aussi défendu ?

RAPHAËL.

Ah ! cela dépend !... Par exemple, il m’est permis de parler à ma tante !

JENNY.

Oh !... une tante... Ce n’est pas une femme !

RAPHAËL, se levant et s’approchant de Jenny.

C’est ce que je me dis aussi.

JENNY.

Tandis que moi – ce serait bien gentil de causer avec moi.

RAPHAËL, se rapprochant encore.

Ah ! certainement !

JENNY.

Et de rire un peu !

RAPHAËL.

C’est ce que je me dis depuis hier.

JENNY, à part.

Déjà !

Haut.

Et si papa le savait ?

RAPHAËL.

Tiens ! Je ne le dirai pas !

JENNY.

Et si quelqu’un nous voyait maintenant !

RAPHAËL, mettant son livre sous son bras.

Tiens ! Je lui dirais que ce n’est pas vrai !

JENNY, à part.

Mais il va bien !

RAPHAËL, lui prenant la main.

Et puis ici, on est ma !... mais dans le parc !...

JENNY.

Eh bien !

RAPHAËL.

Et tous deux pour causer, comme ça.

Il prend l’autre main.

JENNY.

Eh bien ? Eh bien ?

RAPHAËL.

Et comme ça !

Il baise les mains ; tous deux apercevant Tholosan qui vient d’entrer.

Ah !...

Ils se séparent. Le livre tombe.

 

 

Scène IV

 

JENNY, RAPHAËL, THOLOSAN[32]

 

THOLOSAN, au fond, levant les deux mains au ciel.

C’est un ange !

Descendant en scène.

Pardon !...

Il ramasse le livre.

JENNY.

Ah ! monsieur, vous nous avez fait une peur !... Monsieur me lisait Quinte-Curce !

THOLOSAN.

Quinte-Curce ! 

Il ouvre le livre.

Boccace !... Ah ! c’est la traduction de Quinte-Curce par Boccace !

JENNY, avec aplomb.

Oui, monsieur !

THOLOSAN, tendant le livre à Raphaël.

Tenez, jeune homme !

RAPHAËL, effrontément.

Ce n’est pas à moi, monsieur, ce livre-là !

THOLOSAN.

Bah !

RAPHAËL, de même.

C’est à elle !

JENNY, surprise.

Hein !

Raphaël lui fait signe de dire comme lui.

THOLOSAN.

C’est à vous, jeune fille, ce Quinte-Curce ?

JENNY.

Oui, monsieur !... Je l’ai laissé tomber.

THOLOSAN, montrant Raphaël.

De ses mains ! – Allons, tant mieux ! 

À Jenny.

Étudiez, jeunesse, étudiez ! Avec vos dispositions naturelles vous irez loin.

Jenny remonte et sort par la gauche, elle regarde Raphaël.

Lui aussi il ira loin.

Raphaël sort par la droite, et on le voit dans le jardin courir pour rejoindre Jenny.

Je crois même qu’ils iront très loin ensemble.

 

 

Scène V

 

THOLOSAN, seul, allant s’asseoir et poussant un soupir

 

Et toi, docteur, où vas-tu ? Que viens-tu faire dans cette maison, à neuf heures du matin, sous prétexte de visite médicale ? Le malade, c’est toi qui fais à ton âge la folie d’être amoureux ! et de penser au mariage ! Eh bien ! quoi, mon âge ! suis-je donc si déchiré ? N’ai-je pas bon pied, bon œil, et bon coffre... et quinze ans de différence...

S’arrêtant.

Mettons-en dix-sept !...

Se grattant l’oreille.

Ah ! il y en a bien dix-huit... Et l’exemple du bonhomme Caussade me donne à réfléchir. Oui, Tholosan, mais le bonhomme Caussade est un sot, et vous ne serez jamais !...

Se levant.

Vous n’en savez rien.

Allant et venant.

Diable d’homme ! La menace qui plane sur lui me fait trembler pour moi, s’il est... malheureux !... C’est fini ?... Je n’oserai jamais risquer l’aventure ! Il est de mon intérêt d’empêcher la catastrophe et de veiller sur la vertu de sa femme !... Drôle de métier !... Mais cela me formera la main pour la mienne ! Et puis je l’aime, moi, ce brave homme ! Il est maniaque, il a la folie, la furie, la rage de l’amitié et de la confiance. J’ai beau faire des allusions... Il ne comprend rien ! Eh ! bien, c’est grand ! c’est beau !... Et il ne sera pas dit que dans cette mare de faux amis où il patauge, il ne s’en trouvera pas un véritable, qui l’empêche...

Résolument.

Non ! de par tous les diables ! Il ne sera pas !... Et moi non plus !... Et j’épouserai !... Et je me guérirai de mon amour... en adorant ma femme !... Les semblables par les semblables !... l’homéopathie ! Il n’y a que ça !

Monsieur et madame Vigneux paraissent au fond.

Ah ! voici le détachement des Vigneux.

Il passe à droite.

 

 

Scène VI

 

MADAME VIGNEUX, VIGNEUX, THOLOSAN[33]

 

Tous deux, jetant un dernier regard au jardin, descendent en scène sans voir Tholosan, qui les observe à droite.

VIGNEUX, avec un mauvais rire.

Allons ! – C’est une véritable maison de campagne !

MADAME VIGNEUX, de même.

Ah ! mon Dieu oui !

THOLOSAN, à part.

Ils ne peuvent pas la digérer, cette malheureuse maison.

VIGNEUX.

Un parc magnifique !

MADAME VIGNEUX.

Un jardin anglais !

VIGNEUX.

Un potager !

MADAME VIGNEUX.

Une basse-cour !...

VIGNEUX.

Rien n’y manque !

Madame Vigneux s’assied à gauche dans le fauteuil.

THOLOSAN, à part.

Pas même des amis pour en être bien fâchés !

Vigneux l’aperçoit ; ils se saluent.

MADAME VIGNEUX.

Ah ! monsieur Tholosan !

THOLOSAN, allant à elle.[34]

Déjà levée, madame, vous êtes matinale !

MADAME VIGNEUX.

Oui, nous voulions, M. Vigneux et moi, visiter ce fameux parc !

THOLOSAN.

Une belle propriété, n’est-ce pas ?

VIGNEUX, assis sur la chaise, près de la table, et feuilletant les brochures.

Ah ! il en est assez fier !

MADAME VIGNEUX.

Nous a-t-il assez invités à venir la voir...

Appuyant.

Sa maison !

THOLOSAN.

C’est d’un bon cœur ! Il veut en faire profiter ses amis !

MADAME VIGNEUX.

Oh ! je ne dis pas ! Mais ce n’est pas une raison pour n’avoir que cela à la bouche !

THOLOSAN.

Le fait est que c’est bien ennuyeux pour ceux qui n’en ont pas !

VIGNEUX.

Si ce n’était qu’ennuyeux ! Mais à la longue, c’est un peu irritant ! Toujours ma maison !... mon jardin !... mon verger !...

MADAME VIGNEUX.

Mon Dieu ! mon ami, on sait bien que tous les parvenus en sont là !...

VIGNEUX.

Si ce n’était pas un ami, encore ! Cela me serait égal... mais ce qui me porte sur les nerfs... c’est que ce soit un ami !...

THOLOSAN.

Qui soit parvenu ?

VIGNEUX.

Non... mais qui fasse toujours étalage de sa fortune !... Car enfin, avec nous qui ne sommes pas riches, ce n’est pas de bon goût, cela... de nous éclabousser toujours de son luxe !

MADAME VIGNEUX.

Comme madame avec ses toilettes... C’est assez peu délicat !...

VIGNEUX.

C’est petit !... Ce plaisir d’humilier les autres !... De dire : « Moi, j’ai ceci ! Toi, tu ne l’as pas ! »

THOLOSAN.

Oui, mais comme cela se trouve bien qu’il l’ait ; puisque vous ne l’avez pas !... Car enfin, il vous a souvent obligés, n’est-ce pas ?

VIGNEUX.

Mon Dieu ! oui ; mais il a une façon de le faire... je ne sais pas, moi !...

Se levant et se rapprochant de Tholosan.

Ainsi, il n’attend pas qu’on demande ; il est toujours le premier à vous offrir ses services, sa bourse, son crédit... pour faire sonner son crédit, sa bourse !... Ce n’est pas d’un bon esprit, cela !

THOLOSAN.

Effectivement !...

MADAME VIGNEUX, levée.

C’est même d’un assez mauvais cœur !

THOLOSAN.

C’est d’un mauvais cœur, positivement ! Il ne faut jamais rendre service à ses amis, c’est d’un mauvais cœur ! 

VIGNEUX.

Oh ! je ne dis pas ça... je dis que quand on a des amis pauvres !...

THOLOSAN.

On ne les oblige pas ! 

À madame Vigneux.

C’est ce que je dis !

Ils le regardent d’un air étonné.

C’est ce que je dis !

Il remonte.

VIGNEUX, à sa femme.

Il est bête, ce médecin ! Il ne comprend pas !

 

 

Scène VII

 

MADAME VIGNEUX, VIGNEUX, THOLOSAN, MARÉCAT, sortant de sa chambre[35]

 

THOLOSAN.

Ah ! c’est M. Marécat !... Comment avez-vous dormi ?

MARÉCAT, grincheux.

Je n’ai pas dormi !

MADAME VIGNEUX.

Ces lits de campagne sont si durs ?

VIGNEUX.

Je parie pourtant que le vôtre était meilleur que le nôtre !

MARÉCAT.

Le vôtre ce n’est rien !... Mais le mien ! Et puis, ce n’est pas le lit !... Mais j’en ai assez, moi, de la campagne ! Les bêtes m’empêchent de boire, les bêtes m’empêchent de manger, les bêtes m’empêchent de dormir ! Conçoit-on ! On a l’idée de flanquer le couvert sous la tonnelle !... Je ne veux plus qu’on mette le couvert sous la tonnelle... Il me semblait à tout moment qu’il tombait une chenille dans mon verre, et qu’une araignée se balançait sur mon assiette... là, au bout d’un fil, comme ça...

Frissonnant.

Euh !... Je moule me coucher... avec ma bougie ! pin ! pan ! pan !... voilà les papillons qui me tapent dans le nez, qui me tapent dans l’œil !... Je me déshabille... je me mets au lit... je commence à m’assoupir...

Imitant le bourdonnement de la mouche.

Bouououh !... Il faut se lever... C’est une grosse mouche !... elle a peut-être le charbon !... Je la sens sur mon oreille... Je ne bouge plus !

S’appliquant une calotte sur l’oreille.

Bing !... je la manque et je m’applique une taloche !... Furieux !... je cours après, en chemise, mon bonnet de coton à la main... et je saute sur les chaises, sur la toilette... sur la table de nuit !... Elle vole à la fenêtre !...

Faisant le geste de frapper.

Boum !... je casse un carreau !... Mais au moins la mouche s’en va !

TOUS.

Ah !

MARÉCAT.

Ah ! oui attendez donc ! Ce n’est pas fini !... Je me recouche !... Les petits cousins se disent : Ah ! bon !... voilà le moment !... Et je te pique par ci... et je te pique par là ! Je bondis à terre, je me frotte d’ammoniaque... une odeur !... Et je cuis partout !... Mais au moins je ne sens plus les piqûres !...

TOUS.

Ah !

MARÉCAT.

Je me recouche !... et je commence à sommeiller... Voilà un gueux de chien qui aboie tout au loin, un autre qui lui répond plus près, et celui de la maison qui réplique sous ma fenêtre, et une conversation des trois à devenir fou !... Quand ils se sont tout dit... je me rendors encore, et cette fois tout à fait.

TOUS.

Ah !

MARÉCAT.

Ah ! oui... va te promener ! Je suis réveillé en sursaut !... Coquerico !... C’est le chantre du matin qui m’avertit que le soleil se lève !... Et qu’est-ce que ça me fait à moi que le soleil se lève ? Jour de Dieu ! Je fais comme lui, hors de moi, enragé, et donnant au diable la campagne et toutes les bêtes qui l’habitent... moi le premier !...

THOLOSAN.

Le fait est que les coqs !...

MARÉCAT.

J’ai donné ordre au domestique de les étrangler !

TOUS.

Les coqs !

MARÉCAT.

Tous les coqs !... et les chiens aussi !

THOLOSAN.

Diable !... vous qui n’aimez pas à déranger ! Ça va les déranger, ces bêtes !...

MARÉCAT.[36]

Ça m’est égal !... Il faut que je dorme !... Quand je ne dors pas, moi, je bâille toute la journée !... C’est ennuyeux !

THOLOSAN.

Pour les autres, oui !

MARÉCAT.

Pour les autres, ça m’est égal !... C’est ennuyeux pour moi !...

Il s’assied à gauche dans le fauteuil, après s’être assuré que la chaise est trop dure.

 

 

Scène VIII

 

MADAME VIGNEUX, VIGNEUX, THOLOSAN, MARÉCAT, CAUSSADE

 

CAUSSADE, entrant vivement.

Ah ! mais il m’agace, le zéphyr... il m’agace !... il touche à tout... il se mêle de tout !... Il se croit en Afrique ; il démolit son lit pour en faire une tente !... Il veut faire son café à l’orientale, et il met le feu à la cuisine ! Il va à mes bassins de pisciculture !... des essais admirables !... il soulève la claie, et voilà tous mes gros poissons qui mangent mes petits !... Et puis il me tutoie !... C’est une rage !... J’ai beau lui dire vous !... Je t’en moque !... tu, toi, ton, ta, tes... Il a un avantage énorme sur moi ! il sait mon nom, et je ne peux pas venir à bout de savoir le sien !

THOLOSAN.

Pas encore ?

Il reste près du piano et observe la scène à l’écart.

CAUSSADE.[37]

Mais non ! l’animal ! Ah ! Et puis, à propos d’animal !... tous les désagréments, ce matin ! Un coquin de renard qui depuis trois jours ravage mon poulailler et mon verger... et qui m’a fait cette nuit un dégât !...

MARÉCAT.

S’il pouvait tuer les coqs !

CAUSSADE, riant.

Ah ! les coqs t’ont réveillé, toi.

MARÉCAT, grognon.

Ah ! c’est très drôle !...

CAUSSADE, allant à Vigneux. Gaiement.

Eh bien ! Mes gaillards, l’avez-vous visitée, cette campagne, dans l’herbe et la rosée ? Est-ce assez joli, hein ?

VIGNEUX, debout, feuilletant.

Oui ! ce n’est pas mal ; mais ça manque d’horizon !

MADAME VIGNEUX, un livre à la main.

Et puis, je crois que c’est un peu humide !

CAUSSADE, déconcerté.

Humide !...

MARÉCAT.

Parbleu ! il n’y a qu’à sentir les cousins !...

VIGNEUX.

Dame !... le voisinage des étangs !

CAUSSADE.

Mais je ne vois pas...

VIGNEUX.

Ah ! bien ! tu verras plus tard !

MARÉCAT.

Quand tu seras perclus de rhumatismes !

CAUSSADE, inquiet.

Je serai perclus ?...

MADAME VIGNEUX.

Il n’y a rien de dangereux comme ces maisons qui sont près de l’eau !

MARÉCAT.

Moi, je sais bien que je n’habiterais pas ici, quand on me payerait !

VIGNEUX.

Et puis, dites donc, monsieur Marécat, cette fraîcheur sur les yeux !

MADAME VIGNEUX.

Et les fièvres !

MARÉCAT.

Et les fièvres ! J’ai connu quelqu’un qui n’a jamais pu s’en défaire : il habitait comme cela près d’un étang !... Je crois même que c’était à Ville-d’Avray... Je ne sais même pas si ce n’était pas de ce côté-ci !...

CAUSSADE, effrayé.

Eh bien ?...

MARÉCAT, se levant.

Eh bien ! il est mort !... empoisonné !... C’était un véritable empoisonnement !

CAUSSADE, effrayé.

Mes enfants, pas un mot de plus, vous me faites tourner le cœur. Est-il possible que ma maison soit si mortelle que ça... mon Dieu ?...

VIGNEUX, descendant à l’avant-scène.

Et puis, est-ce que c’est ton affaire, cette campagne-là ! Est-ce que ce n’est pas trop beau pour toi ?

CAUSSADE.

Comment !... trop beau !

MADAME VIGNEUX.

Mais c’est la propriété d’un grand seigneur, monsieur Caussade !...

VIGNEUX.

Ou d’un artiste !

MARÉCAT.

Enfin, de quelqu’un qui représente ! Tandis que toi, qu’est-ce que tu représentes ?

CAUSSADE.

Mais je représente...

VIGNEUX.

Enfin, tu ne peux pas te faire illusion !

MARÉCAT.

Tu n’as pas la prétention d’être un homme distingué !

VIGNEUX.

Tu sais bien ce que tu vaux ?

MARÉCAT.

Mais il le sait bien...

VIGNEUX.

Si tu n’étais pas notre ami, je ne te dirais pas ça !

MADAME VIGNEUX.

Mais on ne se gêne pas avec ses amis !...

MARÉCAT.

On leur doit la vérité crue !

Ils l’entourent.

VIGNEUX.

Eh bien ! franchement, tu fais une drôle de mine là-dedans !

MADAME VIGNEUX.

Vrai ! vous n’avez pas l’air d’être chez vous !

MARÉCAT.

Il a l’air de son jardinier !

VIGNEUX.

Ça fait mauvais effet !

MARÉCAT.

Ça fait crier !

MADAME VIGNEUX, se levant et venant à Caussade.

On vous discute !... On dit : « Qu’est-ce qu’il a donc fait, ce M. Caussade, pour avoir une si belle maison ? »

VIGNEUX, appuyé contre la table.

Quand des gens qui valent bien mieux que lui n’ont pas seulement un pauvre petit coin !

MARÉCAT.

Ou bien : « Il n’est pas assez intelligent ! »

VIGNEUX, se rapprochant de Caussade.

Ni assez habile !

MADAME VIGNEUX.

Ni assez fort !

CAUSSADE, protestant.

Mais... mais...

MARÉCAT, continuant.

Pour avoir gagné tout ça honnêtement !

CAUSSADE, se gendarmant.

Comment ! comment !...

VIGNEUX.

Mais voilà ce qu’on dit !...

CAUSSADE.

Mais c’est faux !

MARÉCAT.

C’est faux ! On n’en sait rien !

CAUSSADE, ahuri.

Mais sapristi ! Mes enfants, tout à l’heure, vous m’empoisonniez ; maintenant, vous m’envoyez aux galères !...

VIGNEUX.

Enfin ! Tu nous demandes notre avis, nous te le donnons !...

Il tend la main à Caussade.

MARÉCAT, tendant la main et serrant celle de Vigneux.

En amis !

Ils remontent.

CAUSSADE.

Merci !... Me voilà dégoûté de ma maison, maintenant !

THOLOSAN, tranquillement.

Il y avait une fois à Ispahan un rat qui donnait la clef de son cœur à tout le monde, et qui avait tant d’amis, tant d’amis... qu’il n’en avait pas un. 

À Caussade.

Où donc est Maurice ?

CAUSSADE.

Je n’en sais rien !... Il se promène avec ma femme !

Il passe à gauche.

THOLOSAN, à part.

Ah ! bien ! ah ! bon ! Il fallait donc le dire tout de suite !

Il remonte prendre sa canne et son chapeau.

MARÉCAT, à Caussade.

Qu’est-ce qu’il veut dire avec son rat ?

VIGNEUX, descendant.

Monsieur dénigre les amis... J’en connais pourtant d’assez beaux modèles !...

THOLOSAN, descendant avec sa canne et son chapeau et le regardant sous le nez.

Où ça ?

Il se trouve entre Marécat et Vigneux.

MARÉCAT, à lui-même.

Ah ! mais il est désagréable, cet homme-là !

VIGNEUX.

Je ne sais si j’ai la vue meilleure que monsieur, mais, pour ma part, je ne vois partout que gens faisant commerce d’amitié.

THOLOSAN.

Commerce !... Ah ! parbleu !... commerce ; oui !... On se voit une fois : « Monsieur !... » Deux fois : « Mon cher !... » Trois fois : « Mon vieux !... » Un Siamois qui tomberait sur le boulevard et qui nous prendrait au mot, se dirait : « Quelle bénédiction ! Ces Parisiens sont tous unis par les liens d’une affection indissoluble !...

Faisant le geste de distribuer des poignées de main autour de lui.

Mon ami !... Bon ami !... Cher ami !... Tendre ami !... Et des poignées de main !... devant... derrière... et je te secoue !... et je te démanche !... et je te serre la main !... Comme je te serrerais le cou !... Il est vrai qu’elle est pleine de boue et d’argent volé !... Raison de plus pour la secouer !... C’est le moyen qu’il en tombe quelque chose !

CAUSSADE.

Mais enfin, docteur, vous êtes bien sévère ! Tous les amis ne se ressemblent pas !... et...

THOLOSAN.

Comment donc ! Mais il y en a de toutes les couleurs !... C’est la classe la plus féconde en variétés bizarres. Nous avons l’ami despote qui nous fait faire ses commissions... l’ami spirituel qui fait des mots à nos dépens... l’ami indiscret, qui raconte aux hommes nos petites faiblesses, et aux dames nos petites infirmités !... l’ami gêné, qui est encore bien plus gênant... l’ami parasite qui nous mange... l’ami spéculateur qui nous gruge... enfin, mille espèces d’amis dont le dénombrement serait éternel, depuis celui qui nous emprunte nos livres... qu’il ne nous rend pas... jusqu’à celui qui nous emprunte notre femme qu’il nous rend...

MARÉCAT, avec sentiment.

Et l’ami sincère, monsieur ?

VIGNEUX.

L’ami dévoué ?

MARÉCAT.

Vous ne l’avez jamais vu ?

THOLOSAN.

Si !

MARÉCAT.

Ah !

THOLOSAN.

Mais pas ici !

MARÉCAT, avec triomphe d’abord, puis se reprenant.

Ah !

THOLOSAN.

J’en ai même connu deux... deux véritables !... Et vous pourrez apprécier les caractères qui les distinguent des autres. À quinze ans, le plus âgé tirait l’autre d’un canal où il se noyait ! À vingt ans, le plus jeune se battait à la place de l’aîné ! Un an plus tard, aimant la même femme, ils s’engageaient tous deux, en secret, par un sacrifice mutuel ; et ne se retrouvaient que sur le champ de bataille pour enlever un canon à l’ennemi et se disputer à qui céderait à l’autre l’honneur de l’avoir pris. Enfin, le plus jeune mourait, laissant un fils orphelin ; et son ami emportait le pauvre petit être dans ses bras, et l’élevait de manière à lui prouver que l’on n’a pas besoin d’être le fils d’un homme pour être son enfant. Et j’en parle savamment, messieurs, car cet orphelin, c’était moi !... Voilà peut-être ce qui m’a rendu si difficile en fait d’amitié : c’est que mes deux pères m’ont gâté !

MARÉCAT.

On ne peut pourtant pas, dans la vie ordinaire, prendre un canon tous les jours avec son ami !

VIGNEUX.

Ni le tirer de l’eau s’il n’y tombe pas !

THOLOSAN.

Ah ! je ne vous en demande pas tant ! Si vous pouviez seulement ne pas le jeter à l’eau, et ne pas lui tirer le canon dans les jambes !... Mais, en dehors des canons, il y a de mauvais moments dans la vie ordinaire !... On souffre, on pleure dans la vie ordinaire !... On a besoin de consolations, de sacrifices, de dévouements dans la vie ordinaire !... Et c’est là que j’attendrais M. Marécat, moi !...

MARÉCAT.

Moi ! monsieur.

THOLOSAN, à l’adresse de Caussade.

Je me dirais qu’un camarade est un camarade et rien de plus ! Qu’il ne suffit pas de connaître un homme depuis longtemps pour tirer si facilement un ami d’une vieille connaissance.

Mouvement de Caussade ; Tholosan poursuit avec plus de force.

Je me dirais que l’amitié, comme la chevalerie d’autrefois, veut ses garanties et ses preuves ; qu’avant d’armer un homme notre ami, il faut s’assurer qu’il n’abusera pas de l’arme sacrée qu’on lui confie, et qu’enfin, pour la sentir résonner à son côté, comme une forte épée sur laquelle on compte, c’est bien le moins qu’on l’ait trempée dans des larmes communes !

Il remonte. Fausse sortie.

CAUSSADE.

Ah ! oui !... Ah ! peut-être !... Certainement !... Mais aux qualités que vous exigez de lui...

MARÉCAT.

Oui... s’il faut qu’il pleure !

VIGNEUX.

Où diable voulez-vous qu’on le trouve !

THOLOSAN, se retournant.

Eh ! qui sait... Messieurs ? Là où on l’attend le moins peut-être ! Dans le dernier homme auquel on pense !

Avec intention.

Dans celui-là même auquel on refuse le titre d’ami... et qui, cependant, par l’effet d’une étrange sympathie... sans vous rien dire... épouse vos intérêts menacés comme s’ils étaient les siens, et s’applique à vous défendre mieux que vous ne vous défendez vous-même... Oh ! si celui-là n’est pas encore votre ami, du moins il est en bon chemin pour le devenir !... mais je m’arrête ici... car j’oubliais que son plus grand mérite est de s’effacer, de se taire... 

Se retirant.

Et de céder la place à ceux qui n’ont que leur amitié à la bouche... et qui ne l’ont pas ailleurs !...

Saluant.

Messieurs !...

 

 

Scène IX

 

MADAME VIGNEUX, VIGNEUX, MARÉCAT, CAUSSADE, puis ABDALLAH

 

MARÉCAT.

Cet homme-là n’a pas de cœur !...

La souche de dahlia, lancée par la fenêtre, tombe sur la scène, au milieu d’eux.

MADAME VIGNEUX, effrayée.

Ah !...

MARÉCAT.

Qu’est-ce que c’est que ça ?...

CAUSSADE, ramassant l’objet.

La souche de dahlia... encore ?... 

VIGNEUX.

Ça vient de chez le voisin !...

CAUSSADE laissant retomber la souche.

Mais voilà ce que je ne comprends pas. Il me la rejette... et je ne t’ai pas renvoyée... de peur d’un procès.

MARÉCAT.

C’est fantastique !...

ABDALLAH, entrant la pipe à la bouche, et prenant la souche des mains de Caussade.[38]

Tiens !... Te revoilà, toi... Ah !... sacrebleu !... je te croyais bien loin !...

CAUSSADE.

C’est donc vous ?...

ABDALLAH.

Pardine ; c’était au beau milieu d’un sentier... Je l’ai jetée par-dessus la haie !

CAUSSADE.

Pour qu’on me fasse un procès !... n’est-ce pas ?... Quand je vous dis qu’il se mêle de tout !...

ABDALLAH.

Allons ! c’est bon ! c’est bon !... Il n’y a pas de quoi se monter !... Ça te gêne ?...

Il ramasse la souche.

Eh ! bien, voilà !...

Il la jette par la fenêtre.

CAUSSADE, effrayé.

Dans son salon !...

UNE VOIX dehors.

Dites donc, vous, là-bas !... voulez-vous bien ne pas m’envoyer vos ordures...

CAUSSADE, d’un ton conciliant.

M. Courtenot !...

ABDALLAH, l’arrêtant.

Mais laisse donc !... je vais lui répondre, moi !... 

À la fenêtre.

Silence !... Chinois ?...

CAUSSADE, voulant protester et courant à la fenêtre.

Oh !...

ABDALLAD.

Voilà comme on parle !...

La souche revient par la fenêtre en couvrant Caussade de terre.

LA VOIX, dehors.

Tâchez donc de la renvoyer encore ?...

ABDALLAH.

Oh ! il va se faire couper les oreilles, cet animal-là !...

Il rejette la souche. Caussade veut l’arrêter, Abdallah résiste, et pendant ce temps Caussade crie.

CAUSSADE.

Monsieur Courtenot... Ce n’est pas moi !...

LA VOIX, dehors.

C’est bon !... grand dandin !... nous verrons !

On entend fermer une fenêtre.

TOUS.[39]

Hein ?

MARÉCAT et VIGNEUX.

Qu’est-ce qu’il a dit ?

CAUSSADE.

Il a dit, nous verrons !

MARÉCAT.

Oui, mais avant, il a dit quelque chose !

CAUSSADE.

Ah ! oui !... je ne sais quoi... Un juron ! je n’ai pas bien entendu !...

ABDALLAH.

Oh ! le juron... ça me connaît !... ce n’était pas un juron !...

MARÉCAT.

C’était plutôt une injure !...

VIGNEUX.

Oui !... j’ai entendu quelque chose comme gandin !...

CAUSSADE, descendant.

Mais non !... je vous dis que c’est un juron !... Comment voulez-vous qu’il m’appelle gandin !...Est-ce que j’ai l’air d’un gandin ?

MARÉCAT.

Alors, c’est peut-être gredin !... Gredin !... Ça s’appliquerait ?...

ABDALLAH, serrant les poings.

Il t’a traité de gredin !...

Il veut s’élancer.

CAUSSADE, l’arrêtant.

Mais non, c’est Marécat qui se figure...

MADAME VIGNEUX.

Moi, j’ai entendu grand Dandin !

TOUS.

Dandin ?

MARÉCAT.

Qu’est-ce qu’il veut dire avec cela ?

CAUSSADE.

Mais mon Dieu !... laissez donc !... il ne veut rien dire !...

 

 

Scène X

MADAME VIGNEUX, VIGNEUX, MARÉCAT, CAUSSADE, ABDALLAH, LAURENT

 

LAURENT, accourant.

Monsieur ?

CAUSSADE.

Quoi ?

LAURENT.

Venez ! vite ! vite ! je crois que je suis sur la trace de la bête qui nous mange tout !...

CAUSSADE.

Mon renard !... Ah ! le bandit !... j’y cours !... je vous demande pardon !... je reviens !... quand je le tiendrai celui-là !...

Il sort en courant.

 

 

Scène XI

MARÉCAT, VIGNEUX, ABDALLAH, MADAME VIGNEUX

 

ABDALLAH.

Ah ! ça, dites donc, dites donc, dites donc ! Est-ce que vous êtes d’avis que ça se passe comme ça, vous autres... et qu’on injurie devant nous ?...

VIGNEUX.

Un ami !...

MARÉCAT.

Nous ne pouvons pas permettre ça !

ABDALLAH.

Mais il faut qu’il s’explique, ce Monsieur, et tout de suite encore... et s’il ne retire pas son mot !...

VIGNEUX.

Vous avez raison !...

ABDALLAH.

S’il ne fait pas d’excuses !...

MARÉCAT, héroïquement.

Il aura affaire... à Caussade !...

ABDALLAH.

Qui est-ce qui vient avec moi ?

MARÉCAT, vivement, poussant Vigneux.

C’est M. Vigneux !... Allez, monsieur Vigneux !...

ABDALLAH.

Et je vais vous mener ça militairement... moi !... nom d’un nom !...

Il sort avec Vigneux. Au même instant Tholosan rentre par la porte gauche du jardin.

MADAME VIGNEUX, les suivant.

Monsieur Vigneux ! je t’en prie ! ne t’emporte pas !...

Elle sort derrière eux.

MARÉCAT, seul.

C’est pour ça que je n’y vais pas, moi !... je me connais !... je m’emporterais !... je gâterais tout !... tandis que le zéphir !...

 

 

Scène XII

MARÉCAT, THOLOSAN

 

THOLOSAN, rentrant et regardant sortir Vigneux et Abdallah.

Eh ! bien, qu’est-ce qu’ils ont... qu’est-ce qu’ils ont ?

MARÉCAT, l’apercevant, à part.

Ah ! te voilà ! toi, attends !...

Haut, avec intention, en remontant pour sortir.

Quoi qu’en disent certaines gens... il est heureux pour Caussade que j’aie été là !... car, sans moi, c’est une affaire qui n’avait pas de suites... il n’y avait rien du tout !... et je n’ai pas besoin de prendre un canon pour ça, moi !... je ne prends pas de canon, moi !... je ne me jette pas à l’eau, moi !...

THOLOSAN.

Vous avez bien tort !...

Marécat cherche quelque chose a lui répondre, s’avance, ne trouve rien et s’en va.

 

 

Scène XIII

THOLOSAN, puis MAURICE[40]

 

THOLOSAN, seul.

Qu’est-ce qu’ils ont encore manigancé contre ce pauvre homme ?... et pendant ce temps-là, Maurice...

Apercevant Maurice.

Ah ! le voilà !...

MAURICE.

Tu me cherchais ?

THOLOSAN.

Partout !

MAURICE.

J’étais dans le bois !

THOLOSAN.

Avec madame Caussade ?

MAURICE.

Oui... et Benjamine.

THOLOSAN, respirant.

Ah ! Benjamine aussi !... 

À part.

Allons ! tant mieux ! cela me rassure !... Faisons d’abord une sommation respectueuse !...

MAURICE.

As-tu quelque chose à me dire ?

THOLOSAN, lui prenant les deux mains.

Oui. Sais-tu ce que tu devrais faire, toi ?

MAURICE.

Qu’est-ce que je devrais faire ?

THOLOSAN.

Tu devrais faire la malle et partir par le convoi de neuf heures qui va passer...

MAURICE.

Pour Paris ?

THOLOSAN.

Oui... et puis de là pour Bordeaux... et puis de là pour Pau... et puis de là pour les Pyrénées !... et puis de là !...

MAURICE.

Ah ! ça, tu es donc bien pressé de me voir loin d’ici, toi ?

THOLOSAN.

Moi... oh !...

Énergiquement.

Eh ! bien, oui !... je voudrais te voir à tous les diables !...

MAURICE.

Parce que ?

THOLOSAN.

Ah ! Parce que j’aimerais mieux te savoir au fond de l’eau que de te voir ici, occupé à séduire la femme d’un ami, et à devenir un malhonnête homme !

MAURICE.

Tholosan !

THOLOSAN.

Ah ! parbleu !... je suis médecin ! je dis les choses comme elles sont !

Avec cœur.

Voyons !... un bon mouvement... mon petit Maurice... je t’en supplie... va-t-en ! Il y a dans ton cœur, qui n’est d’ailleurs ni meilleur, ni plus mauvais que celui des autres, un petit coin noir et gangrené... mets-y le feu ! mon fils !... que diable !... on n’en meurt pas, et la preuve, c’est que je suis là, moi... qui me suis fait la même opération !...

MAURICE.

Toi ?

THOLOSAN.

Parbleu ! Crois-tu que je n’aie jamais eu vingt-cinq ans comme toi... que je ne me sois pas permis, moi aussi, cet absurde roman de l’amour avec une femme mariée !... et que je n’aie pas su faire avant toi le raisonnement de la poire.

MAURICE.

De la poire ?

THOLOSAN.

J’appelle raisonnement de la poire, la série d’arguments en vertu desquels un monsieur quelconque persuade à une dame qui ne demande pas mieux que d’être persuadée, que son mari n’est pas du tout l’homme qu’il lui faut et que cet homme là... c’est lui

Frappant sur l’épaule de Maurice.

le monsieur ! Et je l’appelle le raisonnement de la poire, parce que toute sa logique est résumée dans la légende suivante que je te prie de méditer.

MAURICE.

Voyons la légende !

THOLOSAN.

Au commencement l’homme et la femme poussaient sur des arbres, et ne formaient, à eux deux,

Il indique avec ses deux mains rapprochées.

qu’un seul fruit, comme la poire ; l’union la plus parfaite régnait dans leurs pépins !... Brahma s’avisa un jour de couper tous ces fruits en deux – l’homme d’un côté, la femme de l’autre ; et mêlant toutes ces moitiés dans un panier : « Mes enfants, leur dit-il, tâchez maintenant de vous reconnaître ; mon paradis est à ceux qui sauront se retrouver dans le tas !... » Depuis lors, chacun de nous n’étant plus que la moitié de son tout, sent un certain vide à son côté, il se frotte, il se tâte... il lui faut sa moitié !... il la cherche dans la foule !... c’est elle !... non ! Et celle-ci ? peut-être ! Il fait un pas... la moitié féminine en fait un autre... ils se rapprochent !... On les unit... c’est le mariage, et l’on s’aperçoit ici qu’ils ne s’accordent pas du tout... mais il est trop tard !

MAURICE.

Et alors ?

THOLOSAN.

Et alors... il se trouve toujours par là un fragment de poire célibataire qui profite du déplaisir causé à la dame par cette découverte, pour se jeter à ses pieds en lui criant : « Mais vous êtes une poire bien malheureuse !... Mais votre mari n’est pas du tout la moitié qu’il vous faut !... c’est tout au plus un quartier... et encore quel quartier !... insuffisant ! mesquin... qui ne peut aucunement vous compléter !... mais vous êtes une duchesse. C’est un Martin sec !... mais votre moitié, c’est moi !... madame... Vous croyez ? Mais oui ! Essayez ? Essayons ! Et l’immoralité de la fable c’est que ces deux moitiés-là se raccordent toujours un peu plus mal que les deux autres !...

MAURICE.

Mauvais plaisant !... Tu parles bien comme un homme qui n’a jamais aimé !

THOLOSAN.

Et toi, gamin... as-tu la prétention d’aimer ?

Il passe à gauche.

MAURICE.

Je n’aime pas cette femme ?

THOLOSAN, il s’assied sur la chaise près du piano.

Allons donc ! Tu as 25 ans !... Tu ne fais rien... tu t’ennuies... une aventure se présente... qui flatte ta vanité... qui t’amuse... qui t’occupe...

MAURICE, avec chaleur.

Ah ! je te dis que je l’aime ! que je l’aime comme un fou ! – Oui, j’ai commencé comme tu le dis. – Je n’ai vu là qu’un jeu, la fantaisie d’une imagination qui s’égare... enfin, cet échange de coquetterie qui se mêle toujours à l’amitié d’une jolie femme... mais depuis deux jours... depuis hier surtout... depuis que tu m’as forcé toi-même à me rendre compte de ce que j’éprouve... Ah ! ce n’est plus ni caprice, ni folie... ni vanité, comme tu le dis... c’est de l’amour, – de l’amour... et rien que de l’amour !...

THOLOSAN.

Mais malheureux !...

MAURICE.

Ah ! laisse-moi parler ! Voilà bien assez longtemps que tu soutiens la morale et la raison. Laisse-moi défendre ma cause, à moi !... celle de la jeunesse et du cœur !... Prouve-moi donc que je ne dois pas aimer... maintenant que j’aime ! Est-ce que tu crois que je t’écoute ?... Est-ce que j’entends un mot de ce que tu me dis ? Et quand je l’entendrais... qu’est-ce que ça me fait à moi, ta morale ?... je l’aime ! la voilà, ma morale ! Le voilà, mon devoir ! Je l’aime, et je voudrais le crier par dessus les toits... Je l’aime parce qu’elle est belle, parce qu’elle est adorable... et parce que je l’aime, entends-tu, et voilà des raisons... et de bonnes... et les seules que je comprenne !

THOLOSAN.

Mais sac à papier... j’aime ! tu aimes ! il aime ! et la probité ?

MAURICE.

Ah ! parbleu ! je t’attendais là... et la vertu, n’est-ce pas ? Eh bien, non... je ne suis pas vertueux !... oui... je suis un coupable... c’est convenu ! Et je ferais mieux de m’en aller... Certainement ! – Mais cela t’est bien facile à dire, à toi ! ordonne donc à mon cœur de régler ses battements sur ceux de ta montre ! Est-ce que c’est moi qui mène mon amour ?... c’est lui qui me mène. Et je pourrais l’étouffer que je ne le voudrais pas !... et je le voudrais après tout, que je ne le pourrais pas !...

THOLOSAN.

Oh ! oh ! de l’Antony ! – Et le mari ! il ne compte pas ! le mari ?

MAURICE.

Eh bien, le mari ? Quoi le mari ? Il est dans son rôle et moi dans le mien ! Il ne voit rien... Tant pis pour lui ! C’est le mariage cela...depuis le commencement du monde... Est-ce ma faute à moi si l’amant attaque toujours bien... si le mari se défend toujours mal... et si la femme passe toujours à l’ennemi.

THOLOSAN, le reprenant.

Pardon !... À l’ami !

MAURICE.

Eh ! je ne suis plus l’ami de Caussade... je suis son ennemi et son rival... puisqu’il est le maître de mon bien.

THOLOSAN.

Ton bien ?

MAURICE.

Oui, mon bien ! Un cœur qui est tout à moi... un amour qui se donne à moi... une femme...

THOLOSAN, l’interrompant.

Enfin, sa femme, quoi...

MAURICE.

Eh ! bien oui... sa femme... et voilà pourquoi je l’exècre !

THOLOSAN.

Ah ! je te demande pardon, je posais mal la question. – Du moment que sa femme est à toi, et que c’est lui qui a le front... Ah ! tu as raison ! Caussade est dans son tort... à bas Caussade ! à mort Caussade !

MAURICE.

Ah ! Tholosan, trêve de railleries !

THOLOSAN, reprenant sur le piano sa canne et son chapeau.

Tu as tout dit ?

MAURICE.

Oui !

THOLOSAN.

Tu es bien décidé à ne pas partir ?

MAURICE.

Pour les Pyrénées... non... je ne crois pas !

THOLOSAN.

Et à donner suite ?

MAURICE.

Oui !

THOLOSAN.

Alors, je ne te prends pas en traître, et je te préviens que tu vois en moi un champion déclaré du mari.

MAURICE.

Ah ! oui-dà ; comme ami de l’homme ou de la femme ?

THOLOSAN.

Ni de l’un, ni de l’autre ! – Caussade n’est pas mon ami, et par conséquent je ne fais pas la cour à sa femme... Mais tu comprends qu’à mon âge, étant plus près du mariage que de l’amour, il est naturel que je défende une institution dont je ferai bientôt le plus bel ornement... Caussade est mon allié naturel... En outre, il n’est pas de force ; – de plus, sa femme trahit !...Trois raisons pour qu’un chevalier errant comme moi vole à sa défense en simple volontaire !

Il remonte. Fausse sortie.

MAURICE.[41]

C’est-à-dire que tu vas le prévenir, n’est-ce pas ?

THOLOSAN, s’arrêtant et se retournant.

Oh ! là là ! – Pour qui me prends-tu ? Ce sont les Marécat qui préviennent dans ce cas-là ! C’est la défense officielle, ça. – Le volontaire ne souffle mot, lui... Il débarque au moment où on ne l’attend pas, il tiraille sur les flancs, et d’escarmouche en escarmouche il vous bat à plaie-couture ! Tu vas voir !

MAURICE.

Eh bien ! nous verrons ! Mais j’ai ta parole !

THOLOSAN.

C’est donné !

Ils se serrent la main.

Va à tes affaires, je vais aux miennes ! Nous compterons après si j’y manque ! 

MAURICE.

Soit !

Il va pour sortir par la bibliothèque et aperçoit madame Caussade.

Voici madame Caussade. Je suis beau joueur, je te cède la place ! Tu peux commencer.

THOLOSAN, saluant.

Oh ! après vous, messieurs les Anglais !

MAURICE, de même.

Oh ! monsieur... je n’en ferai rien !

Il sort par le fond.

 

 

Scène XIV

THOLOSAN, seul, puis CÉCILE

 

THOLOSAN.

C’est tout ce que je voulais... Il est évident qu’avec des dispositions pareilles... ce gaillard-là va brusquer la déclaration !... Et nous sommes perdus ! Donc !... Empêcher la déclaration à tout prix ! Comment ? quel moyen simple... ingénieux... sans que la dame puisse me soupçonner ?

Se frappant le front.

J’y suis, très bien !... Et la voilà !... À mon rôle !...

Il tire de sa poche un calepin qu’il ouvre, semble consulter des notes, puis écrit. Cécile sort de la bibliothèque, aperçoit Tholosan et descend près de lui.

CÉCILE.[42]

Docteur !

Tholosan paraît absorbé.

Docteur !

THOLOSAN.

Qu’est-ce que ?

Se retournant et saluant.

Ah ! pardon... madame... pardon ; je ne vous entendais pas... J’écrivais...

CÉCILE.

Une ordonnance ?

THOLOSAN.

Précisément ; une ordonnance !

CÉCILE.

Pour Maurice ?

Se reprenant.

Pour M. Maurice ?

THOLOSAN.

Pour lui... Oui, madame !

CÉCILE, avec un peu d’inquiétude.

Vous devez être pourtant bien content de voire malade, docteur ?

THOLOSAN.

Oh ! certainement ! Très content !

CÉCILE.

Il a bien meilleure mine, n’est-ce pas ?

THOLOSAN, écrivant.

Excellente mine ! Excellente !...

CÉCILE.

Alors, il n’y a plus aucun danger ?

THOLOSAN, avec intention.

Aucun danger ?... Non !...

CÉCILE, inquiète.

Ah !

THOLOSAN.

Mais j’indique ici un régime à suivre... pour compléter la guérison.

CÉCILE, prenant le papier.

Oui, docteur !

THOLOSAN.

Malheureusement, un jeune homme sans famille, livré à lui-même... Ah ! madame, il serait bien à désirer que vos soins ne lui fissent pas défaut !

CÉCILE.

Mais, docteur, tant qu’il le faudra !

THOLOSAN.

S’il pouvait ne plus quitter cette maison où la vie est si réglée, si paisible, si douce !

CÉCILE.

Mais certainement !... Il ne faut pas qu’il la quitte !

THOLOSAN, avec chaleur.

Ah ! madame, vous me tirez d’une terrible inquiétude, car à l’idée que ce pauvre garçon pouvait retourner à Paris, recommencer sa vie de dissipation et de folie... Et qu’une passion fatale...

CÉCILE, vivement.

Une passion !

THOLOSAN, baissant la voix après avoir feint de s’assurer qu’ils sont seuls.

Oui, maintenant que je suis rassuré, je puis vous le dire en confidence. Ce que je redoute pour lui par dessus tout, c’est...

CÉCILE.

C’est ?

THOLOSAN, à demi-voix.

C’est cette exaltation de l’esprit, cette fièvre de l’âme ! Enfin... l’amour !

CÉCILE, saisie.

Ah !

THOLOSAN, vivement.

Ah ! madame, l’amour ! dans son état ! Que Dieu nous en préserve.

CÉCILE.

Dans son état !... Mais qu’est-ce que vous me dites-la, docteur ?

THOLOSAN.

Rien d’inquiétant... s’il est raisonnable... mais je viens de l’ausculter... vous savez, en frappant ?...

Il fait le geste.

CÉCILE.

Oui !... Eh ! bien ?

THOLOSAN.

Eh ! bien, le cœur est malade !

CÉCILE, effrayée.

Le cœur !

THOLOSAN.

Oh ! rassurez-vous, madame ! Il ne s’agit ici que de l’une de ces conformations anormales avec lesquelles on peut vivre soixante, quatre-vingts, cent ans !

CÉCILE, respirant.

Oh !

THOLOSAN.

Oh ! il peut vivre cent ans, – très bien ! Mais à la condition d’éviter les émotions trop vives ! Et sans aller bien loin, une déclaration seulement, surtout une déclaration ! Ah ! madame... à la pensée qu’il peut faire une déclaration... Tenez !... j’ai la chair de poule !... Un mouvement trop brusque du genou pour se jeter à terre... un geste trop vif du bras pour...

Il fait le geste de prendre la taille.

et ces seuls mots... Je vous aime !... dits avec trop de chaleur et d’élan... Oh ! mon Dieu ! il n’en faut pas plus pour qu’il ne puisse plus se relever !...

CÉCILE, effrayée.

Comment... parce qu’il aura seulement ?...

THOLOSAN.

Oui ! oui !

CÉCILE.

Mais c’est affreux, cela !

THOLOSAN.

Que voulez-vous ? Chacun a sa petite maladie !

CÉCILE.

Mais celle-là surtout ! Mais c’est horrible, docteur !... Ce n’est pas possible... ! Vous exagérez les choses !...

THOLOSAN.

Oh !

CÉCILE, l’interrompant.

Mais voyez donc !... On ne pourrait plus vivre, l’amour vous vient...on ne peut pas répondre de soi !... Il n’y pense pas...c’est vrai... Il ne veut plus aimer !...

THOLOSAN.

Eh ! bien, alors ?

CÉCILE.

Mais, docteur, ce n’est pas la même chose... on veut bien y renoncer volontairement... en se disant toujours... Il ne tiendrait qu’à moi ! Tandis que vous lui faites un régime, là... ne jamais aimer... jamais ! pensez donc ! C’est à lui donner envie d’aimer tout de suite... et à moi aussi !...

THOLOSAN.

À vous ?

CÉCILE, se reprenant.

Je dis moi... en me mettant à sa place... à sa place !...

THOLOSAN.

Ah ! très bien !... mais qu’il aime !... pourvu qu’il ne le dise pas !

CÉCILE.

Alors, c’est bien la peine !

THOLOSAN.

Il s’y fera !... On s’y fait ! – Oh ! mon Dieu, on s’y fait !...

CÉCILE, le retenant.

Voyons, docteur, on dit les homéopathes si conciliants ! Il y a amour et amour. – L’amour !...

Elle fait un geste qui indique la passion exaltée.

c’est dangereux ! Mais il y a aussi l’amour idéal !... l’amour des âmes !... Oh ! celui-là est si bon, si doux !... si tendre !... C’est encore de l’amitié !...

THOLOSAN, protestant.

Oh !

CÉCILE, insistant.

Enfin, ce n’est presque pas de l’amour !...

THOLOSAN, vivement.

La passion contenue, l’exaltation mystique ! C’est bien pis !... Mais voilà le poison !... S’il dit ! Je vous aime, seulement du bout des lèvres... en regardant une étoile... je ne réponds plus de rien !...

CÉCILE, désespérée.

Ah ! bien, alors, qu’est-ce que vous voulez ?...

THOLOSAN.

Aussi, je ne me fie pas à lui, et voilà pourquoi je suis si heureux de le mettre sous votre tutelle... C’est la douce mission que je vous confie, à vous, son amie, sa sœur, son ange gardien !... Et si par malheur quelque femme devait faire battre plus que de raison ce cœur malade, vous serez là pour appuyer sur lui votre main si blanche, si belle !... 

Il baise la main dé Cécile.

Et pour le ramener à l’ordre, en lui disant : Tout doux, monsieur ; de l’amitié tant qu’il vous plaira !... C’est la santé !... c’est la vie !... mais de l’amour !... Jamais ! c’est la mort !

CÉCILE, frappée.

Ah ! docteur !...

THOLOSAN.

Et dans dix, vingt, trente ans !... il pourra encore la couvrir de baisers, cette belle main... et s’écrier : C’est elle qui m’a sauvé !

CÉCILE.

Mais, voyons !...

THOLOSAN, sans l’écouter.

Oui, madame !... Dans soixante ans ! 

À part.

Ça nous sera bien égal !

CÉCILE.

Mais enfin !...

THOLOSAN, sans l’écouter.[43]

Et je pars tranquille, bien tranquille !... 

À part.

Voilà tout ce que je te permets, petit scélérat ! L’amour a la cent soixante-quinzième dilution.

Il sort.

 

 

Scène XV

CÉCILE, puis MAURICE[44]

 

CÉCILE, seule.

Mais c’est un monstre, ce médecin, on ne dit pas ces choses-là quand on ne peut pas vous guérir... Si jeune, si charmant !... une maladie pareille !... ah ! mon Dieu !... mon Dieu !...

Apercevant Maurice qui entre parle fond, à droite.

Lui !... le voilà !... Ah ! heureusement je suis là pour l’empêcher de faire des folies !...

MAURICE, à part.

Il est parti ! – Qu’est-ce qu’il a bien pu lui dire ?

CÉCILE, debout à son piano, lui tournant le dos, et feignant de feuilleter de la musique.

Pauvre jeune homme ! Il n’a pourtant pas l’air malade !

MAURICE.

Voyons comment je vais être reçu...

Il tousse.

CÉCILE, se retournant.

Vous êtes là, mon ami ?...

MAURICE, à part.

Mon ami ! Tout va bien.

Haut.

Je vous croyais au jardin !...

Il traverse.

CÉCILE.

Non ! – J’étais ici avec le docteur Tholosan !

MAURICE, la regardant.

Ah ! vous étiez avec Tholosan ?

Il passe derrière le piano, et se trouve ainsi en face de Cécile.

CÉCILE.[45]

Qui m’a bien recommandé de vous soigner, monsieur, et de veiller sur vous !

MAURICE.

Ah !... 

À part.

Est-ce qu’il lui a dit que j’étais fou ?...

CÉCILE.

Aussi, je vous préviens que je vais être d’une sévérité !...

MAURICE.

Vraiment !

CÉCILE.

D’abord, il vous est défendu, jusqu’à nouvel ordre, d’aller à Paris.

MAURICE.

Comment, défendu ?

CÉCILE.

Défendu ! – Et de quitter cette maison !

MAURICE, surpris.

C’est le docteur qui ordonne ?

CÉCILE.

Oui, monsieur, c’est le docteur.

MAURICE.

Je ne comprends pas, mais...

CÉCILE.

Ah ! c’est comme cela !

MAURICE.

Mais, madame...

Il a fait le tour du piano, et se trouve près de la chaise sur laquelle il s’assied pendant la phrase suivante.

CÉCILE.

Il n’y a pas de madame... Il y a une amie... Monsieur... une amie sérieuse, à qui vous avez fait serment d’obéissance...

Assise  sur le tabouret et lui tendant les deux mains.

Voyons !... Donnez-moi vos deux mains... N’est-ce pas que vous vous laisserez conduire par moi, et que vous serez bien obéissant, bien sage et bien doux ?

MAURICE.

Conduit par vous... Ah ! où il vous plaira... mais c’est le docteur qui a prescrit ?...

CÉCILE.

Le docteur veut que vous gardiez la maison avec moi, que vous vous promeniez doucement dans le jardin avec moi... que vous causiez, que vous lisiez avec moi !

MAURICE.

Enfin ! que je ne vous quitte pas ?...

CÉCILE.

C’est le régime !...

MAURICE, vivement.

Mais ce médecin est un homme de génie qui me rendrait la vie si j’étais mort !

Il lui baise les deux mains.

CÉCILE, à part.

Ah ! mon Dieu ! le voilà qui s’émeut maintenant !

MAURICE, avec chaleur, se levant et repoussant sa chaise.

Et je voudrais qu’il fût là !

CÉCILE, effrayée, se levant aussi.

Mais il s’émeut !... mais voulez-vous bien !...

MAURICE, surpris.

Plaît-il ?

CÉCILE.

Mais ne vous agitez donc pas comme cela !... C’est aussi défendu !...

MAURICE, étonné.

Il m’est défendu de prendre une chaise ?...

Il la soulève.

CÉCILE, l’arrêtant, vivement.

Encore !... ah ! je vous en prie !... Maurice !...

Elle lui prend la chaise des mains.

Tenez, mettez-vous là !

Elle se fait suivre tout doucement en le regardant, et porte la chaise à la droite du fauteuil de face.

Près de moi, bien tranquillement !...

MAURICE, à part, en traversant.

Mais qu’est-ce que cela veut dire ?

Il va pour s’asseoir un peu brusquement.

CÉCILE, l’arrêtant.

Allons ! allons ! bien doucement !...

Après l’avoir fait asseoir.

Là !...

MAURICE, en même temps qu’elle, suivant le mouvement.

Là ?

Cécile va prendre dans sa corbeille à tapisserie, sur son piano, un écheveau de laine qu’elle dévide en s’asseyant dans le fauteuil.

MAURICE, à lui-même.

Je n’y comprends rien.

Haut.

Vous voyez... j’obéis !... Quel charme de vous laisser penser et agir à ma place !... Il me semble que je ne suis plus moi... et que je suis un peu vous... et cela est d’une douceur !...

CÉCILE.

Regardez-moi bien ! Pensez-vous un peu tout ce que vous dites-là ?

MAURICE.

Voyez mes yeux s’ils mentent !

CÉCILE, après l’avoir regardé.

Non !... Et vous ne serez pas trop malheureux de vous asseoir souvent près de moi, comme cela ?

MAURICE.

J’y passerais ma vie !

CÉCILE.

Quelle douce chose que l’amitié, avouez-le !...

MAURICE, à part.

Comme ça, oui !

CÉCILE.

Et que cela remplit bien la vie, autant que tous vos amours !

MAURICE.

Ah ! oui.

CÉCILE.

Et paisiblement au moins... et honnêtement...

MAURICE, sans conviction.

Et honnêtement !

CÉCILE.

Une affection très désintéressée, très pure : voilà qui est bon ! voilà qui est doux !... Qu’est-ce que vous regardez ?

MAURICE.

Ce que vous faites !

CÉCILE.

Avec cela une petite maison de campagne que l’on habiterait seuls... loin de la ville !...

MAURICE.

Dans les bois !

CÉCILE.

Ou au bord de la mer !

MAURICE.

Un jardin plein de fleurs !

CÉCILE, cessant de broder.

Un ciel bleu ! bleu ! bleu !

MAURICE, approchant sa chaise sans bruit.

Une maison toute petite, pour être plus près l’un de l’autre.

CÉCILE, se grisant de ses propres paroles.

Et là, vivre de paresse et de rêveries!... sans autre souci que de varier l’emploi de ses journées elle choix de ses promenades ! Aujourd’hui les pins, les bruyères et leur parfum sauvage !... Demain, le rivage et le souffle de la mer qui soupire, qui expire... et les soleils ardents qui invitent au sommeil... et les longues rêveries au clair de lune... 

MAURICE.

Je vous parlerais avec tout mon cœur !

CÉCILE, avec amour.

Je vous écouterais avec toute mon âme !

MAURICE, avec passion.

Ah ! dites le mot !... avec amour !...

CÉCILE, tressaillant et réveillée subtilement.

De l’amour !

Protestant.

Mon ami !...

MAURICE.

Non, il n’y a plus d’ami ! C’est un mensonge ridicule, qui ne trompe plus personne !... Non, je ne suis plus votre ami, et ce qui brûle nos cœurs, nos mains, nos lèvres... Ce qui, de puis deux jours, embrase nos paroles, nos regards, et jusqu’à l’air que nous respirons !... ce n’est plus de l’amitié, c’est de l’amour !

CÉCILE, se levant.

De l’amour ! Ah ! mon Dieu !

MAURICE.

C’est de l’amour, et le plus vrai, le plus beau, le plus ardent !

CÉCILE, épouvantée.[46]

De l’amour ! Et le médecin ! Ce qu’il a dit !... Une déclaration !... Ah ! mon Dieu, l’y voilà !

MAURICE, la suivant et tombant à ses genoux.

Et il faudra bien que vous l’écoutiez ce cœur qui ne bat plus que pour vous !

CÉCILE.

Ah ! malheureux !... Au moins, pas à genoux !

MAURICE.

N’est-ce pas que c’est le bonheur, la joie, la vie ?

CÉCILE, désespérée.

Oh ! mon Dieu ; mais il va toujours ! il va toujours !...

MAURICE.

Et que je suis bien à vous ? Et que vous êtes bien l’âme de mon âme et l’ange de mon ciel ?

CÉCILE, s’oubliant.

Ah ! oui.

Se rappelant.

Non, c’est affreux ! Ah ! Maurice, si vous saviez ! Taisez-vous !

MAURICE.

Non, je ne me tairai pas, et je le dirai, ce mot qui brûle mes lèvres depuis si longtemps, et que je vous criais toutes les nuits et que vous deviez entendre... Je le dirai que je t’...

CÉCILE, désespérée et faisant tout ce qu’elle peut pour l’empêcher d’achever.

Non, je ne veux pas !

MAURICE.

Je t’...

CÉCILE, reculant vers le fauteuil de droite, en essayant de lui fermer la bouche.

Non !...

MAURICE.

Je...

CÉCILE.

Non, non !

MAURICE.

Je t’aime !

CÉCILE, tombant dans le fauteuil en poussant un cri.

Ah !...

Elle couvre ses yeux avec épouvante, puis écarte ses doigts et le regarde avec stupeur.

Le cœur... là... rien ?

MAURICE, surpris.

Plaît-il ?

CÉCILE, ivre de joie.

Rien ! Il n’a rien !... 

Elle se laisse tomber assise, épuisée.

Ah ! ce médecin ! Ah ! mon Dieu ! quelle peur et quel mal vous m’avez...

Éclatant d’un rire nerveux qui se termine en pleurs.

Ah ! ah ! ah !

MAURICE.

Cécile !

CÉCILE, à moitié folle.

Ah ! maintenant il n’y a plus de danger ! Ah !... laissez-moi vous voir à genoux !

MAURICE.

Vous êtes ma vie, mon âme !

CÉCILE.

Ah ! c’est donc cela, l’amour !

MAURICE.

Et je vous adore !

 

 

Scène XVI

 

CÉCILE, MAURICE, MARÉCAT, RAPHAËL

 

MARÉCAT, qui vient d’entrer, les apercevant.

Oh !

Il se retourne vers Raphaël qui le suit, en rabattant vivement la casquette du jeune homme sur ses yeux, pour qu’il ne voie rien, et en le serrant contre lui avec pudeur.

MAURICE, l’apercevant et se redressant.

Marécat !

CÉCILE, la tête perdue et ne voyant rien.

Quoi donc ? quoi ?

MAURICE, lui cachant Marécat.

Rien !... Mais si l’on venait !...

CÉCILE, revenant à elle.

Si l’on venait ! Qui donc ?

Se levant.

Ah ! mon mari ! J’oubliais. Ah ! malheureuse !

MAURICE.

Madame !

CÉCILE, le repoussant.

Ah ! laissez-moi ! laissez-moi ! laissez-moi !

Elle se sauve par la bibliothèque.

 

 

Scène XVII

MAURICE, RAPHAËL, MARÉCAT

 

MAURICE, à Marécat, avec menace.

Quant à vous, si vous...

MARÉCAT, tenant toujours Raphaël aveuglé.

Monsieur... respectez au moins l’innocence !...

MAURICE.

Au diable !... Il n’osera rien dire !...

Il sort par le fond.

 

 

Scène XVIII

MARÉCAT, RAPHAËL

 

MARÉCAT, relevant la casquette de Raphaël.

Qu’est-ce que tu as vu ?

RAPHAËL, aveuglé et ahuri.

Mais je n’ai rien vu, papa !... Tu m’as enfoncé !...

MARÉCAT, le poussant dehors.

Chut ! Va-t’en ! c’est pour ton bien !...

RAPHAËL.

Mais, papa !...

MARÉCAT, le poussant toujours, en entendant venir quelqu’un.

Va-t’en ! Tu es un ange !...

RAPHAËL.

Mais, papa !...

MARÉCAT, le faisant pirouetter et le poussant brusquement dans la chambre à droite.

Mais va-t’en, donc ! Dans la chambre jaune !...

 

 

Scène XIX

 

MARÉCAT, VIGNEUX, ABDALLAH, MADAME VIGNEUX, puis THOLOSAN

 

ABDALLAH, entrant en se frottant les mains.[47]

Eh ! bien, ça chauffe ! À la bonne heure !... On l’a vu ce monsieur ! Il enverra ses témoins !

MARÉCAT.

Ah ! ses témoins !... Parlons de témoins ! Ah ! c’est moi qui viens d’être témoin !

MADAME VIGNEUX.

De quoi ?

MARÉCAT.

De quoi ? Je viens de voir, comme je vous vois...M. Maurice... le malade... aussi gaillard que vous et moi... tenant... non, le mot n’est pas assez fort ! Serrant, comme ça...

Il prend madame Vigneux et la serre contre lui.

Non, ce n’est pas assez fort !... Pressant... écrasant... 

À Vigneux qui va protester.

Non ! c’est pour indiquer !...

Écrasant, voilà le mot ! Écrasant contre son cœur... Et il n’y a pas à dire que ce n’est pas vrai... Je l’ai vu de mes yeux !... Raphaël aussi l’aurait vu, si je ne lui avais pas enfoncé... Un enfant qui croit encore que les choux !...

Il se penche à l’oreille de madame Vigneux.

MADAME VIGNEUX, impatientée.

Mais écrasant sur son cœur... qui ? quoi ? qu’est-ce ?...

MARÉCAT.

Qui ? Je ne vous l’ai pas encore dit... madame Caussade !

TOUS.

Ah ! bah !

MARÉCAT.

Chut.

ABDALLAH.

Allons donc !

Ils se regardent tous en souriant.

MADAME VIGNEUX.

Eh bien ! Je m’en doutais !...

Ils se regardent tous d’un air enchanté. Rire étouffé.

MARÉCAT, d’un air malin.

Chut ! – Dites donc, je comprends maintenant pourquoi l’autre l’appelait dandin !...

TOUS, riant.

Parbleu !

THOLOSAN, qui est entre et descendu à droite, les regardant.

Oh ! Les intimes sont bien gais... Il y a un désastre dans la maison !...

 

 

ACTE III

 

Le salon du premier étage ; grande fenêtre au fond, ouvrant sur un balcon. Cette fenêtre ne se ferme pas à l’espagnolette, mais au moyen d’une crémone. À gauche, 1er plan, porte de communication avec la chambre de Maurice, fermée par un verrou. À la hauteur de cette porte, un guéridon, un fauteuil, une chaise, et au 2e plan, pan coupé, porte d’entrée. À droite, 2e plan, pan coupé, une porte ouverte sur l’escalier qui conduit au jardin. Au 1er plan, la porte de la chambre à coucher de Cécile. Entre les deux portes une console, et au-dessus un cordon de sonnette. À la hauteur du 1er plan, un divan, face au public.

 

 

Scène première

CAUSSADE, LAURENT

 

CAUSSADE, entrant du fond, à gauche suivi de Laurent.

Mais alors ! ce n’est pas un renard ! c’est la bête du Gévaudan ! Comment... toutes mes poules mangées !

LAURENT.

Il n’y en a plus qu’une dans le poulailler...

CAUSSADE, passant à droite.

En plein jour ! Et dire que depuis ce matin cet animal enragé me met sur les dents ! J’ai laissé déjeuner tout le monde sans moi !... J’ai passé toute l’après-midi à poser des pièges... Je rentre dîner, et je ne suis pas plutôt sorti de table... Toutes mes poules... des poules superbes... des poules de Cochinchine !

LAURENT.

Qu’est-ce que monsieur veut qu’on fasse ?

CAUSSADE.

Je veux que nous l’attrapions !... Et je l’attraperai, cette scélérate de bête, où j’y perdrai mon nom !... Il faut renoncer aux pièges... Bouche tous les trous de la haie !... Je suis sûr qu’elle est dans le petit bois... Nous ferons une battue !

LAURENT.

Oui, monsieur !

Fausse sortie.

CAUSSADE, le rappelant.

Et si tu vois du nouveau, ne manque pas de me prévenir !

LAURENT.

Oui, monsieur !

Il sort par le fond, à droite ; entre Vigneux du fond à gauche.

 

 

Scène II

CAUSSADE, VIGNEUX, puis MADAME VIGNEUX

 

CAUSSADE.

Quand je la tiendrai, celle-là...

Apercevant Vigneux.

Ah ! te voilà !

VIGNEUX.

Tu m’as dit de monter au salon !...

CAUSSADE.

Oui, j’ai quelque chose à te dire !... Et je ne veux pas qu’on nous entende !

Madame Vigneux entre ; Caussade l’aperçoit et la salue.

VIGNEUX.[48]

Comme ces messieurs fument sur la terrasse, et que ma femme n’est pas aussi aguerrie que la tienne contre l’odeur du cigare... elle est montée avec moi !

CAUSSADE.

Madame n’est pas de trop !...

VIGNEUX.

De quoi s’agit-il ?

CAUSSADE.

D’un service...

VIGNEUX, vivement.

À me rendre ?

CAUSSADE.

Non... à te demander !

Riant.

Cela t’étonne, hein ? Tu n’y es pas habitué ?...

VIGNEUX.

Si tu veux dire par là que c’est moi qui demande ordinairement, et toi qui...

CAUSSADE, se récriant.

Oh ! ma foi non !

VIGNEUX.

Et que j’abuse ?

CAUSSADE.

Mais non... Ai-je dit cela ?...

VIGNEUX.

Tu ne le dis pas ! Mais tu as l’air...

CAUSSADE.

Ah ! ça, mais, quelle mouche te pique, toi ?... je t’ai rendu quelques services... certainement !

VIGNEUX, vivement.

Malgré moi, le plus souvent !

CAUSSADE, étonné.

Malgré toi, si tu veux !... Mais il n’est pas question de cela, et Dieu me damne si je veux me les rappeler !

MADAME VIGNEUX, très raide.

Croyez bien, monsieur, que nous ne les avons pas oubliés... nous !

CAUSSADE.

Mais sapristi, madame... vous me dites ça comme une menace !

MADAME VIGNEUX.

Le fait est que pour un homme délicat...

Elle va s’asseoir à gauche du guéridon sur la chaise.

VIGNEUX.

Avec des amis qui ne sont pas aussi heureux que toi !...

CAUSSADE.

Mais, mon Dieu !... mes enfants !... Mais où allons-nous ?... mais qu’est-ce que c’est que ça ?... mais quelle querelle d’Allemands ?...

VIGNEUX.

Mais, c’est toi !... mon ami !...

CAUSSADE.

Oh ! là ! là !... que vous êtes susceptibles !... Voyons !... voyons !... Il ne s’agit pas de cela. Au fait ! J’ai un service à te demander... Veux-tu me le rendre ?... voilà tout !... C’est bien simple !...

VIGNEUX, sèchement.

Tu sais bien que je ne peux pas te le refuser !...

Il remonte pour redescendre à droite de la table.

CAUSSADE, seul, au milieu de la scène.

Permets-moi de prendre ceci comme parole d’amitié... la musique n’y est pas, mais enfin !...

VIGNEUX, l’interrompant.

Enfin, qu’est-ce que c’est ?...

CAUSSADE, allant à lui.

Presque rien ! J’ai un ami !... Un jeune ami, auquel je m’intéresse vivement... que j’aime !... un peu, comme s’il était mon enfant... Il n’est pas riche, par sa faute, car il a tout mangé ; il est désœuvré, et l’oisiveté est mauvaise conseillère. Je voudrais lui trouver une place lucrative, honorable. Enfin, c’est un gamin et je voudrais en faire un homme !...

VIGNEUX, assis dans le fauteuil.

Et tu comptes sur moi ?...

CAUSSADE, entre Vigneux et sa femme, appuyé sur la table.

Oui, le frère de madame Vigneux organise une compagnie pour l’acquisition de terrains. Tu auras, m’as-tu dit, des intérêts dans l’affaire : recommande mon protégé à ton beau-frère... C’est un garçon actif, intelligent, adroit... qui sera vite au fait de la comptabilité !... Il a fait son droit ! Il a bonne tenue... s’exprime bien, écrit bien ! Je parle du style... quant à la main, je m’en assurerai !... Enfin, c’est un cadeau que je vous fais ! Est-ce dit ?... Oui ! merci !...

VIGNEUX, se levant.

Ah ! diable ! comme tu y vas, toi !...

CAUSSADE, allant à lui.

Quand je t’aurai nommé la personne !...

VIGNEUX, vivement.

Je ne veux pas la connaître !... Cela augmenterait le regret que j’éprouve à te répondre par un refus !

MAUSSADE, saisi.

Un refus ?

VIGNEUX.

Mon cher ami, tu me demandes précisément la seule chose que je ne puisse pas faire pour toi !...

CAUSSADE.

Bah !...

VIGNEUX.

J’ai pris la résolution formelle de ne pas demander cela !... aux parents de ma femme !...

CAUSSADE.

Mais puisque ton beau-frère t’associe !...

MADAME VIGNEUX.

De son chef !

VIGNEUX.

Oui ; de son chef ! Je ne l’ai pas demandé !... Du reste, n’insiste pas, mon ami ; c’est une question de principes, et je ne transige pas avec des principes !... Madame Vigneux te dira que je n’ai jamais recommandé personne !

MADAME VIGNEUX, appuyant.

Oh ! personne !

VIGNEUX.

Personne !... Je fais de la recommandation une question si sérieuse !... Je vois dans la solidarité temporaire qu’elle établit entre le protégé et le protecteur une responsabilité si grande pour celui-ci ; en un mot, je la considère comme un devoir social d’une telle gravité... que j’aime mieux m’en abstenir tout à fait !

CAUSSADE.

C’est plus commode !

VIGNEUX.

Et puis, enfin, si je devais faire une exception à cette règle de conduite, ce ne serait certes pas dans un cas semblable, et surtout pour toi.

CAUSSADE.

Ah !... parce que ?...

VIGNEUX.

Ah ! parce que si je ne te connaissais pas du tout, si tu n’étais pas mon ami ! S’il n’était pas ton protégé... passe encore ! Alors, c’est un monsieur quelconque... Mais, appuyer de mon crédit le protégé d’un ami intime... un des tiens !... un des nôtres !... Jamais !... L’intérêt même que je lui porte me défend de l’obliger !...

MADAME VIGNEUX.

Certainement !

VIGNEUX.

Et je ne veux pas être accusé de complaisance, de camaraderie et de favoritisme !

CAUSSADE.

C’est-à-dire que tu ne peux pas me rendre service, parce que tu es mon ami !

VIGNEUX.

Mais, dans certains cas, c’est de l’intégrité !

CAUSSADE.

Ah !...

VIGNEUX.

Car, après tout, ce que tu me demandes là n’est pas précisément honnête !

MADAME VIGNEUX.

Pas précisément !

CAUSSADE.

Merci !...

VIGNEUX.

Tu cherches à pousser ton jeune homme par faveur, au détriment de vingt autres !

MADAME VIGNEUX.

Qui valent mieux que lui !...

VIGNEUX.

Et vouloir que je donne la main à ce tripotage, sous prétexte d’amitié... C’est... tranchons le mot !... c’est de l’intrigue !...

MADAME VIGNEUX.

Tout simplement !

Elle va s’asseoir dans le fauteuil.

CAUSSADE.

Eh bien, dites de la corruption !... et ajoutez que je suis un profond scélérat !

VIGNEUX.

Mon Dieu ! je ne dis pas cela !

Il remonte et ça s’asseoir sur le canapé.

CAUSSADE, allant à lui.

C’est heureux !... Ah ! ça, tu te moques de moi, dis donc !... Ce n’est pas sérieux ! Si je t’avais répondu de telles calembredaines toutes les fois que tu as fait appel à mon crédit et à ma bourse !...

VIGNEUX.

Ah ! nous y voilà !

MADAME VIGNEUX.

Des reproches !...

VIGNEUX.

Qu’est-ce que je vous disais, madame Vigneux ?

MADAME VIGNEUX.

Cela doit toujours finir par là !...

CAUSSADE, passant derrière Vigneux et prenant le milieu de la scène.

Mais non !... Mais, en vérité, vous me faites dire des choses !...

VIGNEUX.

Ah ! mon Dieu !... ne te gêne pas... va... nous sommes faits pour tout entendre !...

MADAME VIGNEUX.

Quand on a eu dans sa vie le malheur de recourir aux autres !...

CAUSSADE.

Mais c’est vous qui...

VIGNEUX.

Dis tout de suite que tu veux me faire payer les services que tu as pu me rendre ?

CAUSSADE.

Mais non, seulement...

VIGNEUX.

Ah !... si j’avais pu croire en acceptant que je vendais ma conscience !...

CAUSSADE, éclatant.

Ah ! la conscience !... J’attendais la conscience ! Mais, jour de Dieu !... garde-la, ta conscience... Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse... de ta conscience ?... Voilà quarante-cinq ans qu’elle n’est bonne à rien !...

VIGNEUX.

Caussade, ces paroles...

CAUSSADE.

Ah ! parce que tu es mon ami !... Ah ! si tu n’étais pas mon ami !... si je ne te connaissais pas du tout, je serais poli !... je te cacherais tes vérités... mais avec un ami... jamais !... l’intérêt même que je te porte m’ordonne de te dire des choses désagréables ; je ne veux pas être accusé de complaisance, de camaraderie et de favoritisme !

Il passe à gauche.

 

 

Scène III

 

CAUSSADE, VIGNEUX, MADAME VIGNEUX, MARÉCAT, entrant par le fond à gauche

 

MARÉCAT, mystérieusement.

Chut !...

CAUSSADE.

Quoi ?

MARÉCAT, sur le seuil de la porte.

Madame Caussade n’est pas là ?

CAUSSADE.

Non !

MARÉCAT, de même.

Bon ! 

À madame Vigneux.

Chère madame, soyez assez bonne pour nous laisser seuls un instant... Ce sont ces messieurs !...

CAUSSADE.

Quels messieurs ?

MADAME VIGNEUX.

Je vous laisse !

Elle sort par le fond à droite, reconduite par Marécat, qui place ensuite deux chaises à droite, devant le divan.

 

 

Scène IV

 

CAUSSADE, VIGNEUX, MARÉCAT, LANCELOT, DE LA RICHAUDIÈRE, puis ABDALLAH[49]

 

Lancelot et la Richaudière en grande tenue de visite.

CAUSSADE, allant à Lancelot pour lui donner la main.

Tiens ! c’est M. Lancelot !...

S’arrêtant.

Eh ! mon Dieu !... cette figure !... Vous avez perdu un de vos parents ?

LANCELOT.

Permettez-moi, cher monsieur Caussade, de vous présenter, ainsi qu’à ces messieurs, M. Octave-Honoré-Benoît de la Richaudière, qui a bien voulu se joindre à moi !...

CAUSSADE, saluant d’un air étonné.

Monsieur est le bienvenu !...

Se heurtant avec Abdallah, qui entre avec une boîte de pistolets et des sabres.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

Lancelot et la Richaudière s’entretiennent au fond pendant la petite scène suivante.

ABDALLAH.

Ça ?... c’est les outils !...

CAUSSADE.

Les outils ?

ABDALLAH.

Pour épousseter le col du voisin !

Il pose le tout sur le canapé.

CAUSSADE, sans comprendre.

Le voisin ?

MARÉCAT.

Oui ! L’homme à la souche !

Même jeu de Caussade, qui les regarde alternativement d’un air stupéfait.

VIGNEUX.

Courtenot !...

ABDALLAH.

Nous sommes allés chez lui !...

MARÉCAT, tranquillement.

Et nous avons arrangé ton affaire ?... Tu te bats.

CAUSSADE.

Je me bats ?...

ABDALLAH.

Voilà ses témoins !... 

Lui frappant sur l’épaule.

Ah ! le goulu !... il est enchanté... Tenez... ça lui rappelle l’Afrique !...

VIGNEUX, avec intention.

Tu vois que quand il s’agit de te rendre un service sérieux...

CAUSSADE, hébété.

Ah ! ça, vous croyez que je vais...

ABDALLAH, l’écartant.

Ne bouge pas !... ce n’est plus ton affaire !... c’est la notre !...

Il fait signe à la Richaudière et à Lancelot de s’asseoir. Vigneux et Abdallah se tiennent debout près du canapé. Marécat s’est assis sur une chaise.

LANCELOT.

Messieurs !... nous n’aurions pas accepté, M. de la Richaudière et moi, la mission toute délicate qui nous est confiée, si nous n’avions eu, in petto, l’espoir d’empêcher entre deux galants hommes un conflit toujours regrettable

Ici, Caussade, rassuré, s’assied entre Marécat et Abdallah.

et de donner à cet entretien le caractère tout pacifique d’une mission conciliatoire.

DE LA RICHAUDIÈRE, appuyant.

Parfaitement !

CAUSSADE, se levant pour serrer la main de Lancelot.

Mon cher M. Lancelot !...

ABDALLAH, le faisant rasseoir.

Pardon !... Laisse parler tes témoins !...

VIGNEUX.

Et nous demanderons d’abord à ces messieurs s’ils ont qualité pour nous offrir, sur l’épithète employée par M. Courtenot, des explications meilleures que celles qui nous ont été données tantôt ?

CAUSSADE, voulant se lever.

Mais, c’est inutile !...

VIGNEUX, ABDALLAH et MARÉCAT lui imposant silence doucement.

Chut !...

LANCELOT.

Monsieur Courtenot, messieurs, un peu légèrement peut-être... promptus animus, promptior lingua !... a laissé échapper... le mot ! Dandin !

VIGNEUX.

Pardon ! Alors, vous avouez Dandin ?

LANCELOT, après avoir demandé l’assentiment de La Richaudière.

Nous avouons Dandin !

MARÉCAT, tranquillement dans un coin, prisant.

Mais c’est très grave, cela ! c’est très grave !...

VIGNEUX et ABDALLAH.

Je crois bien !

CAUSSADE, se levant et protestant.

Oh !...

ABDALLAH, le faisant rasseoir brusquement.

Mais laisse donc parler tes témoins !...

LANCELOT.

Mon Dieu ! Messieurs... je cherche cette gravité et je ne la vois pas !... Pesons la valeur de l’épithète... c’est un terme si vague, si élastique !...

CAUSSADE.

Parbleu !...

MARÉCAT, de même.

Parbleu !... Caussade a raison !... Ainsi, de votre aveu, vous nous appliquez des épithètes élastiques !

Caussade, ahuri, ouvre la bouche pour parler.

LANCELOT, se levant, ainsi que La Richaudière.

Je m’explique, messieurs... c’est un nom propre qui est devenu en quelque sorte un nom commun.

MARÉCAT.

Ah ! vous nous donnez donc des noms communs...

LANCELOT.

Mais je m’explique, messieurs... c’est un nom de comédie !...

MARÉCAT.

Vous nous donnez donc des noms de comédie ?...

LANCELOT, étourdi.

Mais je m’explique, messieurs... je m’explique...

LA RICHAUDIÈRE.

Parfaitement !

ABDALLAH.

Mais non, Monsieur ne s’explique pas parfaitement !...

LANCELOT.

Je veux dire...

Il se lève, ainsi que la Richaudière.

VIGNEUX.

Ah ! vous voulez dire... mais vous ne dites pas !...

LANCELOT.

Que ce mot Dandin est... si je puis m’exprimer ainsi...

MARÉCAT, se levant.

Mais non, monsieur, mais non ! Vous ne pouvez pas vous exprimer ainsi !...

LANCELOT, ahuri.

Mais... mais... mais !...

CAUSSADE, à Marécat.

Mais puisque...

MARÉCAT, le faisant passer devant lui et le reléguant à l’extrême droite.

Mais laisse donc parler tes témoins, toi !

Caussade veut parler, sa voix s’étouffe.

LANCELOT.

Enfin, voyons, messieurs... prenons comme terme de comparaison, un nom propre très inoffensif !... Perrin-Dandin !...

MARÉCAT.

Et Georges, monsieur... et Georges Dandin !...

LANCELOT, vivement.

Mais nous n’avons pas dit Georges, messieurs, ni même Perrin !... Mais Dandin seulement... laissant notre intention tout à fait dans le doute !

VIGNEUX.

Mais ce doute, monsieur, est précisément une injure !...

MARÉCAT.

Deux injures !... puisqu’on ne sait pas laquelle !

VIGNEUX et ABDALLAH.

Parbleu !...

CAUSSADE.

Mais je voudrais...

MARÉCAT.

Mais tais-toi donc !

LANCELOT.

Et je dis plus, messieurs !... Loin de m’offenser, loin de me paraître une injure, ce mot rappelle à mon esprit l’idée de Dandy ; c’est-à-dire, l’image d’un homme élégant, distingué, bien mis. Image toute gracieuse que je suis très porté à considérer comme un compliment !... Oui, messieurs, c’est un compliment.

DE LA RICHAUDIÈRE.

Parfaitement !

MARÉCAT, VIGNEUX et ABDALLAH, raillant et remontant.

Ah ! ah !

CAUSSADE, s’élançant à Lancelot et lui prenant la main.

Mais parbleu !... Mon cher Monsieur Lancelot, je vous remercie, de tout mon cœur, de la chaleur que vous mettez à défendre mes intérêts !... Ah ! ça, messieurs, c’est fini, n’est-ce pas ? En voilà bien assez !

Allant au groupe des amis.

n’en parlons plus !

ABDALLAH, redescendant entre Lancelot et Caussade.

Notre ami a raison, messieurs. N’en parlons plus ! Il ne peut pas se contenter d’explications pareilles !

VIGNEUX, passant devant Caussade.

Et à moins que M. Courtenot ne soit prêt à faire des excuses...

CAUSSADE.

Hein ?...

MARÉCAT.[50]

Nous exigeons des excuses !

CAUSSADE.

Mais non !

ABDALLAH.

Mais, laisse-nous donc !

CAUSSADE.

Mais je ne demande pas d’excuses ! Je ne veux pas d’excuses !...

ABDALLAH.

Vous l’entendez, messieurs, notre ami Caussade ne veut pas même des excuses ?...

CAUSSADE.

Mais non !

MARÉCAT, plus haut.

Il n’en veut à aucun prix !...

CAUSSADE.

Parbleu !...

LANCELOT.

Alors, messieurs, réglons les conditions du combat !... C’est à l’offensé !...

ABDALLAH, à Caussade.

Le pistolet ?...

CAUSSADE.

Mais non !

ABDALLAH, à Lancelot.

Alors, l’épée !...

VIGNEUX, à Caussade.

Demain matin, n’est-ce pas ?...

CAUSSADE.

Mais, jamais !...

MARÉCAT.

Jamais demain ! Il veut tout de suite !...

ABDALLAH, à Lancelot.

Au premier sang !

CAUSSADE, hors de lui.

Mais non !... non ! non ! non !

ABDALLAH.

Ah ! fichtre !... alors, à mort, messieurs !...

MARÉCAT.

Nous nous battrons à mort !

Lancelot et la Richaudière remontent et se consultent.

CAUSSADE, exaspéré et à demi-voix à ses amis.

Mais je ne veux pas me battre !...

TOUS TROIS, baissant la voix.

Tu ne veux pas te battre ?

CAUSSADE.

Un duel à mort pour une souche de dahlia !...

VIGNEUX.

Mais veux-tu te taire !... s’ils t’entendaient !...

CAUSSADE.

Eh ! qu’ils m’entendent !... Ils n’en ont pas plus envie que moi ! Je vais leur dire...

ABDALLAH, l’arrêtant.

Mais je te le défends bien !

VIGNEUX, de même.

Désavouer tes témoins !...

MARÉCAT, de même.

Nous couvrir de ridicule !...

CAUSSADE.

Mais !...

MARÉCAT.

Mais si tu ne te bats pas pour toi... fais-le au moins pour nous !

CAUSSADE.

Comment, il faut ?...

ABDALLAH, montrant le poing à Caussade.

Cristi ! Si tu n’étais pas mon ami, toi !...

VIGNEUX.

C’est honteux !...

MARÉCAT, à Caussade.

Mais, regarde-moi ! Est-ce que je tremble, moi ?...

ABDALLAH, le poussant.

Allons ! marche !

CAUSSADE.

Et il faudra que je me batte pour leur faire plaisir !...

ABDALLAH, prenant sur le divan ce qu’il a déposé.

En route !

CAUSSADE.

Sac à papier !... j’ai un mal de nerfs !... Eh bien ! oui, je veux me battre, et me battre à mort... et me battre avec tout le monde !... Et battons-nous tout de suite ! Battons-nous, battons-nous !... mille diables !... où je vous bats !...

VIGNEUX, MARÉCAT et ABDALLAH.

À la bonne heure !

Fausse sortie.

 

 

Scène V

CAUSSADE, VIGNEUX, MARÉCAT, LANCELOT, DE LA RICHAUDIÈRE, ABDALLAH, THOLOSAN[51]

 

THOLOSAN, qui est entré aux derniers mots.

Pardon, messieurs, il vous manque un médecin !...

MARÉCAT, à lui-même.

Oh ! – À mort !...

THOLOSAN.

Si vous voulez bien m’agréer...

CAUSSADE.

Oui, oui !... Vite, docteur, vite, j’ai la rage !...

THOLOSAN.

Le temps seulement de boucler ma valise !

Fausse sortie.

VIGNEUX.

Vous voulez dire votre trousse !

THOLOSAN.

Non, je dis bien : ma valise !... N’allons-nous pas en Belgique ?

MARÉCAT.

Nous allons dans le bois ?

THOLOSAN.

Dans le... ah ! pardon ! pardon ! Un duel en France... diable ! en cas de mort... la prison pour les témoins !...

VIGNEUX et MARÉCAT, frappés.

La prison !...

THOLOSAN.

Six mois à un an ?

MARÉCAT.

Tant que ça !

THOLOSAN.

Et peut-être pis. Diable, messieurs ! je vous demande pardon, je ne suis pas des vôtres.

CAUSSADE.

Eh bien ! on se passera de médecin... Allons ! mais finissons !...

Fausse sortie.

MARÉCAT, l’arrêtant au milieu du théâtre et le faisant reculer.

Mais, allons ! Allons ! est-il enragé, lui !...

VIGNEUX, de même.

A-t-il envie de se faire tuer ?

MARÉCAT, faisant reculer Caussade jusqu’à l’extrême gauche, malgré sa résistance.

Car enfin, monsieur voit les choses froidement, lui... tu peux être tué !...

VIGNEUX, de même.

Nous n’y pensions pas !

MARÉCAT, tenant Caussade.

Et si un malheur arrivait !... je ne m’en consolerais jamais... En prison !

ABDALLAH.

Ah ! ça, vous allez caponner ?...

MARÉCAT, le repoussant sans lâcher Caussade.

Oh ! mais vous, vous êtes un buveur de sang, c’est connu !...

À Caussade, avec attendrissement.

Mais toi !... Voyons ! tu n’es pas un tigre ?...

VIGNEUX, serrant la main de Caussade.

À ton âge !...

MARÉCAT, de même, avec sentiment.

Un père de famille !...

CAUSSADE.

Alors, il ne faut plus que je me batte ?...

MARÉCAT, haut, vivement.

Il ne veut plus se battre !... vous l’entendez, messieurs !... Les témoins n’ont plus qu’à se retirer !... Nous nous retirons !

Mouvement des témoins pour sortir.

VIGNEUX.

On pourrait signer un petit procès-verbal !...

LANCELOT, tirant de sa poche un papier.

Je l’avais préparé à tout hasard !...

MARÉCAT, prenant la plume.

Très bien !... signons !... vite !... vite !...

VIGNEUX.

Tous !...

ABDALLAH, haussant les épaules.

Ah ! les feignants !...

MARÉCAT, signant.[52]

À quoi tient la vie d’un homme, mon Dieu !...

CAUSSADE, à Tholosan.

Merci, docteur !...

THOLOSAN

À votre service !... Maurice est chez lui ?

CAUSSADE.

Faites le tour : sa porte est condamnée !

THOLOSAN, montrant la première porte à gauche.

Celle-là ?...

CAUSSADE.

Oui.

THOLOSAN.

Bien ! 

À part.

Et d’un !... à nos amoureux, maintenant !... Ma parole d’honneur, il faut que dans une existence antérieure, j’aie été chien caniche... moi ! J’ai été chien caniche !

Il sort par le fond.

 

 

Scène VI

CAUSSADE, VIGNEUX, MARÉCAT, LANCELOT, DE LA RICHAUDIÈRE, ABDALLAH

 

VIGNEUX, après avoir signé.

À vous, Zéphir !... Signez !...

Marécal va à Caussade.

CAUSSADE, à Marécat.

Au moins, cela servira à quelque chose ; nous allons savoir son nom !

ABDALLAH, prenant la plume.

Il faut que je signe là ?...

MARÉCAT.

Oui !... en toutes lettres !...

Signes d’intelligence avec Caussade.

ABDALLAH.

Je ne sais écrire que ça, mais c’est moulé ! C’est un camarade indigène qui me l’a appris !

Il signe.

Voilà.

Il se lève.

Et je reporte en bas la batterie de cuisine !

Emportant les armes.

Ah ! mon Dieu ! Un duel arrangé ! Si ça ne fait pas mal !

Il sort par la porte du jardin.

CAUSSADE.

Enfin, je vais donc savoir comment s’appelle mon ami que je ne connais pas !...

MARÉCAT, revenant avec le papier.

Sapristi ! C’est en arabe !...

LANCELOT, prenant congé.

Cher monsieur Caussade !...

CAUSSADE, les reconduisant.

Bien des choses à ce bon monsieur Courtenot !

Lancelot sort, suivi de la Richaudière, au fond à gauche.

 

 

Scène VII

CAUSSADE, MARÉCAT, VIGNEUX[53]

 

CAUSSADE, redescendant.

Ouf !...

VIGNEUX.

Ce cher ami !...

Ils lui serrent tous deux la main avec effusion.

MARÉCAT.

Grâce à moi, c’est fini !...

CAUSSADE.

Ma foi, après cela, je voudrais bien embrasser ma femme !... Où donc est ma femme ?...

Vigneux et Marécat se regardent, puis Marécat se met à tousser légèrement.

Vous dites ?...

MARÉCAT.

Moi ?... rien !... je ne dis rien !...

VIGNEUX.

Elle est sans doute au jardin avec M. Maurice !

CAUSSADE, se dirigeant vers la porte du jardin.

Je vais la chercher, descendez-vous ?

MARÉCAT, dans ses dents.

Oh !... pas moi ! je n’aurais qu’à les déranger, comme ce matin !...

Il va s’asseoir sur le canapé.

CAUSSADE, naïvement, s’arrêtant.

Comment... les déranger ?

Vigneux s’assied à gauche.

MARÉCAT, légèrement.

Oui, je suis entré dans le petit salon du rez-de-chaussée... Ils causaient très vivement !... Ils ne m’attendaient pas du tout !... Oh ! du tout !...

Il sourit.

CAUSSADE, souriant.

Le fait est que s’ils parlaient musique... peinture... poésie... ta présence pouvait les gêner...

Fausse sortie.

MARÉCAT, dans ses dents.

Oui, je crois que je les gênais !...

Il se mouche avec affectation. Silence. Vigneux tousse, en affectant de ne pas regarder Caussade.

CAUSSADE, redescendant.

Ah ! ça !... qu’est-ce que vous avez donc tous deux ?...

MARÉCAT et VIGNEUX, avec une fausse naïveté.

Nous ?...

CAUSSADE.

Oui... vous avez un air de mystère... un air tout drôle !...

MARÉCAT, à lui-même, en faisant semblant de ramasser une épingle sur le tapis.

Ce n’est pourtant pas drôle !

CAUSSADE.

Qu’est-ce qui n’est pas drôle ?...

MARÉCAT, montrant Vigneux.

Non !... Ce que veut dire M. Vigneux !...

VIGNEUX, se levant.

Pardon ! – Moi je ne dis que ce que vous dites !

Caussade, étonné, les regarde attentivement.

MARÉCAT.

Oh !... moi je ne dis rien !

Se levant.

Descendons-nous ?

VIGNEUX.

Descendons.

Ils se dirigent vers le fond.

CAUSSADE, les arrêtant.

Pardon ! Faites moi le plaisir de m’expliquer tout de suite ces réticences qui commencent à me déplaire.

VIGNEUX.

Ah ! si tu te fâches !

CAUSSADE.

Je ne me fâche pas... seulement qu’y a-t-il ? Quoi ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?

MARÉCAT.

Tu vas te figurer que c’est par plaisir que... M. Vigneux fait des cancans !

VIGNEUX, surpris.

Tandis que c’est bien dans ton intérêt que... M. Marécat...

MARÉCAT.

C’est même pénible !... Mais enfin ce sont les charges de l’amitié... cela... quand il y a une mauvaise nouvelle à apprendre.

VIGNEUX, sur le même ton que Marécat.

Ou quelque chose de désagréable à dire...

MARÉCAT.

Les amis... sont toujours là... les pauvres amis !

CAUSSADE, insistant.

Mais, mon Dieu !...

VIGNEUX, l’interrompant.

Si un étranger venait te criera brûle-pourpoint...

MARÉCAT, légèrement.

Votre femme est un peu coquette !...

VIGNEUX, de même.

Elle est bien souvent avec ce M. Maurice...

MARÉCAT.

Ils sont toujours fourrés dans les petits coins...

CAUSSADE, frappé.

Oh !

MARÉCAT, vivement.

Ah ! tu vois ! Ça te donnerait un coup. Tandis que de notre part...

CAUSSADE.

Ma femme ! Maurice ! Vous osez !... Ah ! taisez-vous !

VIGNEUX.

Mais...

CAUSSADE.

Taisez-vous !... C’est une indignité que deux hommes auxquels je serre la main... et que j’appelle mes amis... osent devant moi... chez moi... Ma femme ! ma pauvre femme ! Oh ! vous ne saurez jamais le mal que vous venez de me faire.

MARÉCAT, qui est remonté près de la console.

Ah ! le voilà qui se monte... qui se monte... Je ne te dis pas que j’ai vu... mais enfin, j’ai vu...

CAUSSADE, vivement.

Et qu’est-ce que tu as vu ? Quoi ?

MARÉCAT.

Eh bien ! je les ai vus tous deux causant...

Vivement.

comme t’a dit M. Vigneux.

VIGNEUX, surpris.

Moi !

CAUSSADE, avec anxiété.

Et après ?

MARÉCAT, avec aplomb, interrogeant Vigneux.

Eh bien oui, après, M. Vigneux ?

Voyant l’embarras de Vigneux.

Ah !...

CAUSSADE.

Voilà tout ! Ah ! vous étiez donc bien pressés de venir troubler la paix d’un homme en le faisant douter de tout ce qu’il estime et de tout ce qu’il aime ! Et vous invoquez les devoirs de l’amitié. – Mais qu’est-ce que c’est donc que cette amitié-là ? Et que ferait de plus la haine ?... Depuis hier, quelle occasion avez-vous perdue d’empoisonner mon bonheur ? Ce matin, elle s’appliquait, cette amitié, à détailler tous les défauts de ma maison et à gâter toutes les joies que j’y trouve. Tantôt, elle s’acharnait, cette amitié, à transformer une querelle futile en un combat mortel... et comme elle n’a pu risquer ma vie à son caprice, il faut maintenant qu’elle prenne sa revanche en tuant mon honneur !

VIGNEUX.

Mais enfin, pourtant, si c’est...

CAUSSADE, vivement.

Si c’est vrai, n’est-ce pas ! Eh bien, si c’est vrai ! Il fallait ne rien dire et me laisser mon erreur.

MARÉCAT.

Enfin ! nous avons fait notre devoir d’amis : n’en parlons plus...

CAUSSADE.

Ah ! parlons-en, au contraire !... Vous figurez-vous que cela me suffise et que je vous laisse libres de porter sur ma femme tous les jugements qu’il vous plaira ? Ah ! que non pas ! Je ne laisserai pas son honneur et le mien sous le coup d’un pareil soupçon !

VIGNEUX.

Hélas ! nous ne demandons pas mieux ; mais comment veux-tu ?...

CAUSSADE.

Ah ! je n’en sais rien ! mais je chercherai... je trouverai... Je saurai bien vous donner une preuve si éclatante de son innocence...

VIGNEUX, vivement.

Une preuve de son innocence, mais mon Dieu, c’est notre plus cher désir.

CAUSSADE.

Et ce soir, ce soir même !

Il passe à droite. Marécat est remonté.

VIGNEUX, allant à lui.

Eh bien, oui ! Tiens, fais semblant de partir pour Paris... une lettre... une affaire... tout ce que ta voudras... et reviens à la nuit, subitement ! Le moyen est vieux, mais il réussit toujours !

MARÉCAT, descendant entre eux deux.

Il a raison ! C’est infaillible ! J’ai connu, moi, un mari qui voulait absolument savoir à quoi s’en tenir !... Il se met une lettre à la poste... la reçoit à l’heure du dîner et dit à sa femme : Oh ! Ah ! l’heureuse nouvelle, Virginie !... Elle s’appelait Virginie... Virginie, écoute donc, ma bonne... voilà une lettre qui m’apprend qu’un créancier contre lequel j’ai prise de corps est à Versailles... Je vais partir ce soir, coucher là-bas, et au lever du soleil j’empoigne mon gaillard... Virginie se récrie : – Une nuit dehors, c’est bien long ! Elle lui fait même une scène... « Il la trompe... il a des maîtresses... » Elle pleure... il la console... il lui promet un cachemire français... C’était le temps des cachemires français : toutes les femmes voulaient des cachemires français. – Alors elle ne pleure plus du tout, mais elle lui dit : Eh bien, mon chéri ! 

Avec ironie, levant la main au ciel.

« Mon chéri !... » je veux t’accompagner au chemin de fer. – C’est ça, accompagne-moi... Voilà le mari en wagon ! Il part, mais il descend à Clamart... 

À Vigneux.

C’était la rive gauche ! Par la rive droite il serait descendu à Asnières... ça revenait au même...

À Caussade.

Il prend le premier train qui le ramène à Paris... il arrive à neuf heures du soir... il faisait nuit !... C’était au mois de novembre !... Le 7 !!! Il entre chez lui tout doucement... il pousse la porte du salon... rien... il pousse la porte de la chambre... et ici, messieurs, qu’est-ce que je vois ?...

VIGNEUX, vivement.

C’était vous ?

MARÉCAT, ahuri.

Hein ! quoi ? Mais je n’ai pas dit... qu’est-ce que j’ai dit ?...

Il se cache la tête dans ses mains.

Ah !... sapristi !... Eh bien, oui, c’était moi ! Et je vous réponds qu’après ça on est fixé.

CAUSSADE.

Employer des moyens pareils, le mensonge, la ruse !

VIGNEUX.

Trouve mieux !

MARÉCAT.

Si tu femme est seule, te voilà rassuré !

VIGNEUX.

Et nous... très heureux !

CAUSSADE, passant.[54]

Oser paraître devant elle, et lui dire : – On vous soupçonne et je suis assez lâche...

MARÉCAT.

Mais on ne dit pas cela : on trouve un prétexte...

VIGNEUX.

On a manqué le convoi...

MARÉCAT.

On a oublié son mouchoir.

CAUSSADE, ébranlé.

Ah ! vous avez bien envie de me faire commettre une lâcheté !

VIGNEUX.

Une lâcheté !

MARÉCAT.

T’assurer...

CAUSSADE, avec force.

Oh ! si j’étais sûr...

MARÉCAT, vivement.

Ah ! tu crois donc la chose possible, maintenant ?...

CAUSSADE.

Est-ce que je sais ce que je crois, ce que je ne crois pas ? Vous me rendez fou avec cette infamie... Et pourtant je sais bien que vous mentez... Ce n’est pas vrai !... Me tromper, elle ! Pourquoi me tromper ? Est-ce que l’on trahit comme cela sans raison ? Une femme que j’adore... dont le bonheur est mon seul rêve... Et lui... un enfant que j’ai recueilli chez moi !... Mais si c’était vrai... j’aurais remarqué, j’aurais vu ! Elle me parle comme à l’ordinaire... elle n’a pas cet air inquiet... lui non plus ! Il est tranquille, tranquille... comme moi, tenez... malgré vous... car vous voyez bien que l’évidence est contre vous, et que ce n’est pas vrai, et que ce n’est pas !...

Avec désespoir.

Ah ! si c’est vrai pourtant.

Tombant sur le canapé.

Qu’est-ce que je vais devenir, moi ?...

VIGNEUX.

Chut ! ta femme !

Caussade se lève et cherche à maîtriser son émotion.

 

 

Scène VIII

 

CAUSSADE, MARÉCAT, VIGNEUX, CÉCILE, puis THOLOSAN, BENJAMINE et MAURICE[55]

 

CÉCILE, entrant avec Benjamine.

Eh ! bien, vous ne descendez pas au jardin avant qu’il fasse tout à fait nuit ?

CAUSSADE.

Non, nous causions... nous parlions.

MAURICE, entrant avec Tholosan, qui ne le lâche plus, sous prétexte de lui donner le bras.

Mais, dis donc, tu m’ennuies, toi.

THOLOSAN.

Devant le monde, je puis te lâcher.

Ils vont à la fenêtre et causent avec Benjamine.

CÉCILE.

Et de quelle chose si intéressante parlez-vous, messieurs ?

VIGNEUX.

Oh ! d’une petite affaire !...

MARÉCAT.

Qui ne vous amuserait pas du tout... du tout !

VIGNEUX.

Et qui oblige Caussade à partir ce soir pour Paris.

CÉCILE.

Ce soir ?

CAUSSADE, embarrassé.

Oui... je...

MARÉCAT, vivement.

Il a reçu tout à l’heure une lettre... N’est-ce pas ? C’est très pressé ? Il s’agit d’un créancier contre lequel il a prise de corps, et que nous voulons faire coffrer au lever du soleil. 

À Vigneux.

C’est de mon temps, ça !... On ne trouve plus des choses comme ça.

CÉCILE, à Caussade.

Eh bien ! vous ne pouvez pas charger quelqu’un ?

MARÉCAT.

Oh ! impossible, Virginie...

Se reprenant.

Non, pardon, je veux dire...

CÉCILE.

Eh bien ! vous partirez demain matin de bonne heure !

CAUSSADE.

En effet, je pourrais...

Cécile remonte près de la table.

MARÉCAT, bas.

Eh bien ! tu faiblis ?

CAUSSADE, bas.

Mais regardez-la et dites moi si c’est là une femme coupable ? Vous voyez bien qu’elle ne veut pas que je la quitte.

MARÉCAT.

Virginie non plus ne voulait pas que je la quittasse !

CAUSSADE.

Ce n’est pas une preuve ?

MARÉCAT.

Au contraire ! Regarde Maurice qui n’a pas osé te donner la main de toute la journée.

CAUSSADE, frappé.

Maurice... c’est vrai !

CÉCILE, revenant à eux.

Avez-vous fini de délibérer ?

CAUSSADE.

Oui ; décidément...

CÉCILE.

Vous restez ?

Maurice redescend. Tholosan reste au fond, sur le balcon, avec Benjamine.

CAUSSADE.

Non ! je pars...Tu comprends ; c’est forcé...

À part.

Ils ont raison, j’aime mieux en finir tout de suite.

CÉCILE.

Comment !... si tard ?

La nuit commence à venir.

CAUSSADE, affectant l’air dégagé.

Pour une nuit, il n’arrivera rien... La maison ne va pas brûler, n’est-ce pas ? D’ailleurs il y a du monde ! Vigneux ! Marécat ! Maurice ! Tu me réponds de ma femme, toi.

Il va à lui et lui prend la main.

Je te la confie... à toi surtout.

Cécile remonte et fait signe à Benjamine, qui va chercher dans la chambre le paletot de son père. Musique jusqu’à la fin de la scène.

MAURICE, embarrassé, cherchant à éviter son regard.

Soyez tranquille !

Il remonte.

CAUSSADE, à part, après avoir serré la main de Maurice.

Ah ! cette main glacée !

CÉCILE, redescendant.

Mais vous reviendrez demain pour déjeuner ?

CAUSSADE, sans la regarder.

Pour déjeuner, oui...

Il fait quelques pas pour sortir.

CÉCILE.

Eh bien ! vous partez comme cela ?

CAUSSADE, revenant à elle.

Non !

Il l’embrasse froidement d’abord, puis avec passion.

Oh ! ce n’est pas possible !

CÉCILE, relevant la tête.

Quoi donc ?

CAUSSADE, composant son visage.

Rien ! rien !

BENJAMINE, arrivent à lui, portant un châle.

Et moi, papa, tu ne m’embrasses pas ?

CAUSSADE.

Si ! Si !

Il l’embrasse Benjamine remonte près de Cécile et lui donne le châle que Cécile met. Laurent est entré avec le paletot pour Caussade. Caussade descendant seul au milieu de la scène et avec des larmes dans la voix.

Mon Dieu !... je suis pourtant un bon mari, un bon père ! Qu’est-ce donc qu’il faut être ?

VIGNEUX, remarquant son émotion.

Allons ! viens ! viens !

THOLOSAN, quittant le balcon et descendant à droite.

Comment ! il part ?

CÉCILE, prenant le bras de Caussade.

Je vous accompagne jusqu’au chemin de fer.

MARÉCAT, à part.

Comme Virginie !

BENJAMINE.

Et moi aussi, maman, et moi ?

CAUSSADE.

Allons !

Caussade sort donnant le bras à sa femme ; Vigneux donne le sien à Benjamine.

MARÉCAT, les suivant.

Est-il heureux d’avoir des amis comme nous, celui-là !

Il sort avec Maurice.

 

 

Scène IX

THOLOSAN, MAURICE[56]

 

THOLOSAN, les suivant des yeux.

Comment, il s’en va ? et il laisse l’autre comme ça toute la nuit, ce n’est pas possible !...

Il va au balcon, où il se perche pour les voir passer.

MAURICE rentre, et apercevant Tholosan qui ne peut le voir, marche sur la pointe du pied jusqu’à sa porte, premier plan à gauche.

Le verrou fermé !

Il le tire.

Le voilà ouvert !

THOLOSAN, redescendant.

Hein ?

MAURICE, faisant semblant de s’être heurté contre une chaise.

Rien !

Railleur.

Bonne nuit, docteur !

Il replace la chaise et sort.

 

 

Scène X

THOLOSAN, puis RAPHAËL, puis JENNY

 

THOLOSAN, le suivant des yeux.

Parbleu ! tu triomphes, scélérat ! Cet imbécile de mari qui coupe mes atouts ! Ah ! j’y renonce ; au diable ! Sois-le, mâtin, si tu y tiens, et puisque c’est écrit.

Il va pour sortir et s’arrêtant.

C’est écrit, mais tant que ce ne sera pas imprimé !... Eh bien, non, sapristi ! Non, je le sauverai malgré lui ou il dira pourquoi ! Pourquoi ? Ce n’est rien ! Je voudrais savoir comment !... Car du diable si je vois le moyen... Toute la nuit ! Douze heures à veiller Sur la vertu d’une femme.

Entre Raphaël tout pâle, la main sur l’estomac et venant du jardin.

Mazette ! Quelle faction ! Et le prétexte pour rester ? Et où se fourrer encore ?

RAPHAËL, descendant en scène, en soupirant.

Oh ! là ! là !

THOLOSAN, regardant à droite et à gauche.

Eh bien, quoi ! qu’est-ce que vous avez, vous ? En voilà une mine !

RAPHAËL.

Ah ! je ne sais pas ! Mais j’ai le cœur tout barbouillé !

THOLOSAN, même jeu.

Ce n’est rien ! Ce n’est rien !

RAPHAËL, chancelant.

Si, c’est quelque chose ! Çà tourne ! çà tourne !

THOLOSAN.

Eh bien ! eh bien !

RAPHAËL, tombant sur le fauteuil près de la table.

Ah ! Monsieur Tholosan !

THOLOSAN, allant à lui et se penchant à sa hauteur.

Ah ! cristi !... vous avez fumé, vous, hein ?

RAPHAËL.

Un petit cigare !... oui...

THOLOSAN.

Un petit cigare à papa ?

RAPHAËL.

Oui, un trabucos !

THOLOSAN.

Un trabucos !... voilà l’affaire !... L’estomac proteste !

RAPHAËL.

Ah ! Monsieur Tholosan, je crois que je vais mourir.

THOLOSAN.

Pas encore !

Il lui tape dans les mains.

RAPHAËL.

Oh ! si !

THOLOSAN.

Non ! non ! pas encore !

RAPHAËL.

Je voudrais bien un verre d’eau !

THOLOSAN, appelant.

Un verre d’eau !...

JENNY, accourant avec une lampe qu’elle pose sur la console. Demi-jour au théâtre.[57]

Un verre d’eau ! Ah ! mon Dieu ! Qu’est-ce qu’il a ?

Allant à lui.

Il est malade !

Elle s’empresse autour de lui pendant ce qui suit.

THOLOSAN.

Ah ! oui, tenez, jetez-lui un peu d’eau au nez !... Cela lui fera du bien !... Et quand il aura passé la nuit là-dessus !

Saisi d’une idée subite.

Ah ! mon Dieu ! Quelle idée !... mais le voilà, mon prétexte, pour rester !... Je le campe au lit ce pauvre jeune homme, je le soigne, je le veille... Je le veille toute la nuit et comme ça je reste dans la maison... nous sommes sauvés, Euréka ! Voyons, ai-je le temps de soigner le petit et de surveiller les grands ?

Il tire sa montre et fait le calcul suivant avec une extrême volubilité.

Dix minutes pour que tout le monde revienne de la station... Cinq minutes pour que les domestiques se retirent... c’est un quart d’heure pour coucher Raphaël... Madame Caussade est seule ; Maurice paraît ! 

Les imitant.

« Ciel ! c’est vous !... C’est moi !... » 

Reprenant le ton naturel.

Deux minutes au plus, et quinze font dix-sept... C’est le temps de donner la tisane au petit !

Même jeu.

« Retirez-vous ! – Jamais ! » Si l’on venait ! – Qu’on vienne ! » Deux minutes et demie et dix-sept font dix-neuf et demie ; mettons vingt !

Montrant Raphaël.

L’indigestion se déclare ! « – Je vous aime ! – Et moi donc ! je n’ai jamais aimé que vous. – J’allais vous le dire ! » Quatre minutes ; faisons le compte rond, vingt-quatre minutes !

Montrant Raphaël.

Il a fini !... Je descends ; vingt-cinq, vingt-six minutes !... Sapristi ! Non ! c’est trop ! c’est trop !... Il faut absolument que l’indigestion de ce chérubin ne dure que vingt-deux minutes au plus !

Enlevant Raphaël comme une plume.

Allons, en route, jeune homme ; nous ne sommes pas ici pour nous amuser !

RAPHAËL, soupirant dans ses bras.

Ah !

THOLOSAN.

Oui, oui, je sais bien ! Là-haut ! Mon ange ! Ô Providence ! Tous les moyens te sont bons pour sauver la vertu !...

Soupir de Raphaël.

Oui, Raphaël, oui, là-haut ! Mon ange !

Il l’emporte en courant.

Là-haut !...

JENNY, seule.

Ce n’est pas un homme, ça... je fume, moi, cela ne me fait rien !

 

 

Scène XI

 

CÉCILE, BENJAMINE, JENNY[58]

 

BENJAMINE, entrant par la porte du jardin, suivie de Cécile.

Voilà !

JENNY.

Déjà ?

BENJAMINE.

Oui, papa n’a pas voulu que nous allions plus loin que la grille ! Ah ! je vais me coucher, moi, je suis fatiguée.

CÉCILE, tirant les deux battants de la porte.

Où est donc la clé, Jenny ?

JENNY.

Je ne sais pas, madame, c’est monsieur qui l’a ordinairement.

BENJAMINE.

Bonsoir, maman.

CÉCILE, l’embrassant.

Bonsoir, ma mignonne ! Jenny, accompagnez...

BENJAMINE.

Oh ! je n’en ai pas besoin, bonne nuit !

Elle sort à gauche, deuxième plan.

 

 

Scène XII

 

JENNY, CÉCILE

 

JENNY.

Si madame veut aussi se coucher ?

CÉCILE.

Oui !

JENNY.

Je vais fermer les volets.

Elle va à la fenêtre du fond et déploie les volets qu’elle applique sur le châssis vitré de façon qu’ils fassent corps avec lui.

Quel joli clair de lune, madame...

CÉCILE.

Ne ferme qu’un battant que je respire un peu.

Jenny laisse ouvert un battant. À elle-même.

De quel air il m’a fait ses adieux !... Est-ce qu’il saurait ? Comment ? Je suis folle ! C’est une idée ! et c’est moi qui me figure.

Elle s’assied à gauche.

Mon Dieu ! Est-ce que je vais toujours vivre avec cette peur-là, maintenant ?

JENNY.

Si madame reste là, elle va s’endormir comme hier au soir.

CÉCILE, dans le fauteuil.

Laissez-moi ici... Il fait si chaud dans ma chambre à coucher, et je suis si bien...

JENNY.

Je vais toujours fermer les volets de la chambre.

Elle entre à droite.

CÉCILE, seule.

Il est si bon pour moi !... si affectueux !... si dévoué ; que me manque-t-il pour être heureuse avec lui ?... L’amour que j’ai pour ?... Est-ce que je l’aime ?... Oui !... au moment de ce départ j’avais le cœur serré... et je l’évitais... et je le cherchais encore... c’était... Ah ! je ne sais pas ce que c’était !... de l’amour ! de la haine ; peut-être tous les deux !... Depuis ce matin, j’ai la fièvre !... Je ne vis plus... mais ce que je sens bien... C’est que ce n’est pas là le bonheur...

Se levant.

Après tout ! il est encore temps ! Je n’ai fait qu’un pas ! Un seul !... Et je puis bien reculer si je veux !

Elle passe à droite.

Je n’ai qu’à lui faire quitter la maison... qu’à l’exiger ! Je fui dirai : « Je ne veux plus vous voir... je me suis trompée... Laissez-moi !... parlez !... part... »

S’arrêtant.

Il serait capable de partir !... Oh ! Dieu !... je ne sais plus ce que je veux, ce que je ne veux pas ! je souffre ! Si je pouvais dormir et ne plus penser.

Elle tombe accablée sur le canapé.

JENNY, rentrant. À part.

Elle dort déjà, tenez !

Haut.

Madame n’a plus besoin de moi ?...

CÉCILE, les yeux fermés.

Non !

JENNY.

Alors, bonne nuit à madame !

Elle sort par le fond à gauche.

 

 

Scène XIII

 

CÉCILE, MAURICE

 

Dès que la porte s’est refermée sur Jenny, Maurice ouvre la sienne ; il entre laissant sa porte ouverte, puis va doucement à la porte d’entrée, la ferme à double tour et met la clef dans sa poche. Musique.

CÉCILE, au bruit de la clef.

Jenny !... vous êtes encore là ?...

Maurice s’arrête et se tait.

Jenny !

Inquiète.

Jenny !

MAURICE, à demi-voix.

Chut !

CÉCILE, effrayée, se levant.

Ah !

MAURICE.

C’est moi !

CÉCILE.

Maurice !

MAURICE.

Oui, je suis entré par cette porte ! Personne ne m’a vu !

CÉCILE.

Ici, vous !

MAURICE.

Personne !... Je n’ai qu’un pas à faire et je suis chez moi !

Suppliant.

Vous n’avez rien à craindre, nous sommes seuls, libres ! Il est parti ! Tout dort !... Et je puis vous voir enfin, et vous regarder à mon aise ! Ah ! c’est vous qui êtes là... Et il n’y a plus personne... et rien ici pour éteindre l’amour dans mes yeux et pour l’étouffer sur mes lèvres.

CÉCILE, séparée de lui par le divan.

Il faut bien vous pardonner !... vous êtes un enfant !... Mais maintenant que vous m’avez vue... que vous m’avez parlé... rentrez chez vous...

MAURICE, suppliant.

Oh ! non... non...

CÉCILE, reculant un peu.

Maurice !

MAURICE, dépassant le divan, à gauche.

Je ne suis pas venu pour vous quitter ainsi ; j’ai tant de choses à vous dire.

CÉCILE.

Je vous en prie !...

MAURICE.

C’est moi qui vous en prie !... Ne me renvoyez pas !... Laissez-moi là, tenez ! À vos genoux.

Il tombe à genoux sur le tapis.

CÉCILE, reculant toujours.

Non !...

MAURICE, saisissant ses mains.

Si !... Ah ! que je t’aime !...

CÉCILE, séparée de lui par une chaise qui est restée là depuis le duel.

Mon Dieu !... si on venait !... Maurice... ce n’est pas raisonnable !... Mon ami, on peut venir.

MAURICE, l’attirant à lui, et l’enlaçant de ses bras.

On ne viendra pas et il n’y a que nous deux au monde, et je veux couvrir tes mains de mes caresses, t’envelopper de mon amour, et me griser une fois du parfum de ta beauté, du regard de tes yeux et du souffle de tes lèvres.

CÉCILE, enivrée, et tombant sur la chaise.

Ah !...je t’ai !

Se relevant d’un bond, et s’échappant vers la gauche.

Ah ! c’est de la folie, laissez-moi. Ah ! que je suis coupable, et que je suis punie !

Elle tombe sur le fauteuil.

MAURICE.

Coupable !...

CÉCILE, se relevant, désespérée.

Oui, coupable de n’avoir pas étouffé cet amour dans votre cœur ; coupable d’avoir si mal veillé sur nous ! Coupable de vous laisser faire ce que vous faites ce soir, au risque de nous perdre tous deux... et punie !... ah ! bien punie, par le mépris que j’ai pour moi !...

MAURICE.

Du mépris !...

CÉCILE.

Ah ! tenez, laissez-moi, je suis une misérable, une folle et une lâche !...

MAURICE, s’avançant vers elle, avec tendresse.

Parce que vous m’aimez ?

CÉCILE.

C’est faux !... je ne vous aime pas... Laissez-moi... vous n’avez pas le droit d’être ici... qu’est-ce que vous faites ici ?... Chez mon mari ?... Chez votre ami ?... c’est une infamie ! Allez-vous-en !...

MAURICE, de même.

Je ne suis pas chez lui, mais chez vous, qui tantôt...

CÉCILE.

Ce n’est pas vrai ! Je mentais !... Vous m’avez surprise, sans défense, et vous m’avez si bien bercée et enivrée de vos paroles ardentes que je ne savais plus ce que je répondais... et alors, j’ai cru... j’ai dit... qu’est-ce que j’ai dit, d’ailleurs ?... Je ne le sais plus !... Mais je ne veux plus vous aimer !... je ne le veux pas !... Non, je ne vous aime pas !...

MAURICE, l’enlaçant de ses bras.

Ah !... tu m’aimes donc bien pour t’en défendre si fort !...

CÉCILE, cherchant à se dégager.

Ah ! misérable que je suis !... Il ne me croit plus !...

MAURICE.

Et pourquoi te défendre ?... et de quoi ?... De cet amour qui est devenu ma vie, la tienne, notre âme à tous deux... tu le vois bien, puisque tu n’as plus la force de me repousser et que tu vas être à moi !...

CÉCILE, se dégageant, et s’élançant loin de lui.

Ah ! jamais !...

Elle passe entre le guéridon et la porte à gauche, et lui échappe.

MAURICE.

Cécile !...

CÉCILE, résolument.

Jamais !... Ah ! ma honte et la vôtre ; c’est là ce que vous voulez... n’est-ce pas ? Et quand vous parlez d’amour... Votre amour, le voilà !... C’est cela, votre amour ?...

MAURICE, faisant le même mouvement qu’elle.

Et comment veux-tu donc que je t’aime si ce n’est toute à moi ?

CÉCILE, reculant au milieu de la scène, vers la droite.

Ah ! ne m’approchez pas !... vous me faites peur !... Ah ! mon Dieu !... En suis-je là ? Vous ai-je donné le droit de tout dire et de tout oser ?... Et suis-je allée si loin dans l’oubli de tous mes devoirs, que je vous étonne maintenant avec mes retours de pudeur ?...

MAURICE.

Cécile !...

CÉCILE.

Ah ! légère, frivole, coquette, absurde, oui !... Mais votre maîtresse, non !...

MAURICE, que le vertige commence à gagner.

Et que voulez-vous être ?...

CÉCILE, lui montrant sa porte.

Votre ennemie !... Si vous ne sortez pas !...

MAURICE.

Vous seriez la première à rire de moi, si j’étais assez fou pour le faire !...

CÉCILE, faisant un pas vers lui.

Rire !... Ah ! regardez-moi donc ! Est-ce que je ris ?...

MAURICE.

Ah ! je vois que tu es belle... et que tu m’aimes malgré toi... et que je t’aime encore plus dans tes colères !...

Il va pour la saisir.

CÉCILE.

Laissez-moi !... Ou, au risque de tout perdre !... j’appelle !...

Elle s’élance vers la fenêtre.

MAURICE, la devançant, et lui barrant le passage à la fenêtre.

Appelle !...

CÉCILE, épouvantée.

Maurice !...

Elle court à la porte d’entrée, et cherche à l’ouvrir.

Fermée !...

Elle redescend d’un pas en renversant la chaise, écartée par Maurice, et aperçoit le cordon de sonnette. Mouvement de Maurice. Elle s’élance vers la console.

Si vous faites un pas... je sonne !...

MAURICE, la devançant, et saisissant le cordon d’une main, en le brisant de l’autre.

Non ! Vous ne sonnerez pas !...

Il jette le cordon à terre.

CÉCILE, au comble de l’effroi.

Maurice, mon ami !... par pitié !...

MAURICE, revenant à elle, lui prenant la main.

Non !...

CÉCILE, reculant.

Je veux sortir !... j’ai peur !... Maurice !... je vous en supplie !... Oh ! vous êtes un misérable !... Et vous me faites horreur !... Je vous hais !... Maurice !... Mon amour !...

Elle tombe sur le divan.

Oh ! le lâche qui use de sa force contre une femme !...

Elle se relève et le repousse.

MAURICE, à ses genoux.

Je t’adore !... Pardonne-moi !...Et dis-moi que tu m’aimes !...

CÉCILE, insistant, debout.[59]

Je suis perdue !...

MAURICE, de même.

Dis-le donc !...

CÉCILE, avec espoir, frappée d’une idée subite.

Ah ! la fenêtre !...

MAURICE.

Mais dis-le donc !...

CÉCILE.

Eh bien... oui !... oui !...

MAURICE, se relevant.

Enfin !...

CÉCILE, vivement, écartant le baiser de Maurice.

Taisez-vous !...

MAURICE.

Quoi donc ?

CÉCILE, désignant la fenêtre, à demi-voix.

Il y a là, quelqu’un... sur ce balcon !...

MAURICE.

Là !...

CÉCILE.

Oui !

MAURICE.

Non !

CÉCILE.

Je vous dis que si !... J’en suis sûre !... J’ai vu passer une ombre qui nous regarde !...

MAURICE, avec colère.

Qui donc, alors ?...

Il s’élance sur le balcon. Cécile le suit des yeux, et, quand il est hors de scène, elle s’élance à la fenêtre en jetant un cri de triomphe ; repousse vivement les battants ouverts et tourne le bouton, ce qui ferme à la fois fenêtre et volet.

CÉCILE.

Ah ! Personne !... Mais je suis sauvée !...

Elle tombe assise sur la chaise à gauche de la fenêtre.

Ah ! Si j’ai été coupable, je mérite mon pardon !... car je me suis bien défendue !

Elle tombe épuisée dans un fauteuil. On entend le bruit d’une clef dans la serrure de la porte du jardin... Elle se redresse effrayée.

Quelqu’un ?...

 

 

Scène XIV

CÉCILE, CAUSSADE, MARÉCAT, VIGNEUX[60]

 

CAUSSADE.

Seule !

CÉCILE, effrayée d’abord.

Vous !

CAUSSADE, respirant.

Oui, c’est moi !... Cela t’étonne, n’est-ce pas ?...

CÉCILE, se jetant à son cou avec une joie folle.

C’est vous !... Ah ! c’est vous !...

CAUSSADE, aussi heureux qu’elle.

Seule !... Ces messieurs peuvent entrer !... Je vais te dire je suis revenu parce que...

MARÉCAT, même jeu.

Il a manqué le convoi !

CÉCILE.

Ah !

CAUSSADE.

Oui ?

À Cécile en la prenant dans ses bras.

Tu ne m’attendais pas n’est-ce pas ?... Ton cœur bat ?

CÉCILE.

Mais, oui, la surprise, la joie !...

CAUSSADE, avec élan.

Laisse-moi te demander pardon !...

CÉCILE, surprise.

Pardon ?

CAUSSADE.

De... la peur que je t’ai faite !

CÉCILE.

Mon ami !...

CAUSSADE, cherchant à retenir ses larmes de joie.

Ah ! tu es une bonne, une brave femme que j’aime bien ! Tu ne sais pas combien je t’aime !...

Il prend la tête de Cécile et l’embrasse à plusieurs reprises.

VIGNEUX, apercevant la chaise à terre.

Tiens ! cette chaise à terre !...[61]

Mouvement de Caussade et de Cécile.

MARÉCAT, ramassant le cordon de sonnette.

Et ce cordon de sonnette !...

Même jeu.

VIGNEUX.

Et cette porte ouverte !...

CAUSSADE, hors de lui.

La porte !... qui donc a ouvert cette porte ?

 

 

Scène XV

 

CÉCILE, CAUSSADE, MARÉCAT, VIGNEUX, THOLOSAN

 

THOLOSAN, sortant de chez Maurice d’un air mystérieux, et parlant à voix basse.

Chut !... ne faites pas de bruit... il dort !...

TOUS, surpris.

Tholosan ?

THOLOSAN, à Caussade toujours sur le même ton.

Tiens ! Monsieur Caussade ! Vous avez manqué le convoi, j’en étais sûr !

CAUSSADE.

Mais !...

THOLOSAN.

Chut ! Ne parlez pas trop haut, il commence à dormir !

CAUSSADE.

Mais qui donc ?

THOLOSAN.

Raphaël !...

MARÉCAT.

Mon fils ?...

THOLOSAN.[62]

Oui ! le petit cigare, vous savez... Ah ! non, vous ne savez pas... Eh bien, cela a mal tourné... mais c’est fini !... c’est fini !... Je venais rassurer madame !

MARÉCAT.

Mon fils... un cigare !...

THOLOSAN.

Il n’y a plus d’enfants ! Je ne m’attendais à rien !... J’allais sortir... je le vois ici tout pâle...et puis, patatras !... le voilà qui s’évanouit et qui roule à terre avec sa chaise.

CAUSSADE, ravi et montrant la chaise renversée.

Celle-ci ?...

THOLOSAN, naturellement.

Ah ! je vous demande pardon, madame... j’ai oublié de la relever...

Il prend la chaise des mains de Caussade et la replace.

Mais, dans ces moments-là, vous comprenez... j’appelle... je cours... je me pends à la sonnette...j’ai même cassé le cordon, comme vous voyez !...

Il montre le cordon à terre.

CAUSSADE.

Ah ! c’est vous ?...

THOLOSAN.

J’ouvre la porte de Maurice... en tirant le verrou !... Nous enlevons le jeune homme que nous mettons au lit ! C’est un ange, ce pauvre enfant... Même dans ses déportements... c’est un ange !... Il appelait papa ! Maurice s’écrie ; je vole et le ramène !... Il part, et voilà une heure qu’il vous cherche !... Vous ne l’avez pas rencontré ?

CAUSSADE, respirant avec joie.

Ah !

VIGNEUX, à Marécat.

Ce n’est que ça ?

MARÉCAT.

Comment, c’est ce petit... ce petit... ce petit !...

THOLOSAN, achevant pour lui.

Marécat !... ne cherchez pas... 

À part.

Il ne trouvera pas mieux.

CÉCILE, à Tholosan.

Ah ! monsieur !

Elle passe à gauche.

CAUSSADE, allant à Vigneux et à Marécat.[63]

Eh bien ! êtes-vous convaincus, maintenant ?

VIGNEUX et MARÉCAT.

Dam ! oui.

CAUSSADE.

C’est heureux ! Mais je savais bien, moi... j’étais bien tranquille... J’ai eu un moment de surprise... mais d’inquiétude, jamais !... 

À part en descendant.

Ah ! c’est égal ! je respire mieux que tout à l’heure.

Il se retourne et aperçoit Cécile toute pâle dans le fauteuil.

Eh bien, quoi donc ?

CÉCILE.

Rien !... rien !...

THOLOSAN.

Ce n’est rien !... Madame a eu peur comme moi... c’est la réaction... On étouffe ici.

CAUSSADE.

En donnant un peu d’air...

Il monte à la fenêtre.

CÉCILE, se redressant et serrant le bras à Tholosan.

Oh !

THOLOSAN, comprenant, bas.

Il est là ?

CÉCILE, de même.

Oui !

THOLOSAN.

Sapristi !

Haut.

M. Caussade !

Caussade, sur le point d’ouvrir la fenêtre, s’arrête ; bas à Cécile.

Il n’a pas sauté ?

CÉCILE, de même.

Je ne sais pas !

THOLOSAN, s’oubliant.

Mais il faut qu’il saute ! Il sautera.

MARÉCAT.

Qui donc sautera ?...

THOLOSAN, lui montrant un flacon qu’il tient à la main, et faisant comme s’il ne pouvait l’ouvrir.

Ce bouchon ! Ces flacons à l’émeri... c’est insupportable... monsieur Caussade, vous n’avez pas ?...

Il fait deux pas vers Caussade.

CAUSSADE, lui donnant une clé.

Tenez !...

THOLOSAN.

Merci.

Caussade va tourner la poignée de la fenêtre, dont le volet droit s’ouvre de lui-même. Caussade redescend près de Tholosan et le regarde. Tholosan, frappant de la clé sur le bouchon et jetant un coup d’œil sur le balcon, sans bouger, à mesure que le battant s’ouvre.

Saute !... Saute !...

Avec curiosité.

Saute donc, animal !...

Il fait sauter le bouchon.

CAUSSADE, souriant.

Il a sauté !...

THOLOSAN, redonnant la clé à Caussade.

C’est fait... vous pouvez ouvrir, Monsieur Caussade.

Caussade ouvre l’autre volet ; à Marécat.

C’est une affaire d’adresse !...

CAUSSADE, près de la fenêtre ouverte toute grande. À Cécile.

Comment vas-tu ?...

CÉCILE, voyant le balcon vide.

Mieux !

CAUSSADE, prêtant l’oreille.

Chut !

Il remonte au balcon et écoute.

THOLOSAN.

Plaît-il ?

CÉCILE, avec terreur.

Il l’a vu !

Caussade, sans rien dire, va pour sortir par la porte du jardin.

Où allez-vous ?

CAUSSADE, vivement.

Rien !... Je vais m’assurer de quelque chose au jardin.

Il s’élance dehors.

CÉCILE, allant pour l’arrêter.

Oh !

THOLOSAN, la retenant.

Silence !

MARÉCAT et VIGNEUX, se regardant en souriant.

Tiens !... Tiens !...

La toile tombe.

 

 

ACTE IV

 

Le piano et le guéridon sont enlevés. La table au milieu du théâtre, avec albums, journaux, plumes, encre, etc. Fauteuils à droite et à gauche.

 

 

Scène première

 

BENJAMINE, puis THOLOSAN[64]

 

BENJAMINE.

Personne dans le jardin !... Personne ici... On n’est pas matinal aujourd’hui...

Apercevant Tholosan.

Ah ! voilà quelqu’un ; à bonne heure !

THOLOSAN, préoccupé, entrant vivement.

Bonjour, chère enfant, bonjour !

BENJAMINE.

Mais regardez-moi donc !... Vous avez le visage tout défait !

THOLOSAN, regardant partout.

Oui... je n’ai pas dormi comme à l’ordinaire.

BENJAMINE.

Mais vous êtes tout couvert de brins de mousse...

THOLOSAN.

Ce n’est rien... dites-moi un peu...

BENJAMINE.

Jusque sur le col... vous vous êtes donc couché sur l’herbe ?

THOLOSAN.

Oui... cette nuit... dans le parc.

BENJAMINE.

Dans le parc ?

THOLOSAN.

Je ne voulais pas rentrer chez moi !... Je voulais savoir... observer !... 

À part.

Eh ! bien, qu’est-ce que je lui dis donc, moi ?...

Haut.

Enfin, c’est une fantaisie... l’été, au clair de lune... Ne le dites pas !... On se moquerait de moi !... Votre père, où est-il ?

Il va vers la bibliothèque.[65]

BENJAMINE.

Je ne l’ai pas vu !...

THOLOSAN.

Et Maurice ?

BENJAMINE.

Maurice non plus !... Mais qu’est-ce que vous avez donc, ce matin ? Vous allez, vous venez !... sans faire attention à moi...

THOLOSAN, protestant.

Moi ? Par exemple ! Je ne pense qu’à vous !... Mais je crois que j’ai attrapé des fourmis... Vous seriez bien aimable, si vous pouviez savoir où est votre père en ce moment ?

BENJAMINE.

Et pourquoi ce besoin pressant de voir mon père, monsieur ?

THOLOSAN.

Parce que... mais parce que c’est ce matin, mademoiselle, que je lui demande décidément votre main...

BENJAMINE.

Ma main !... Mais ce que je vous ai dit hier !

THOLOSAN.

Oh ! Depuis hier, il s’est passé tant de choses !

BENJAMINE.

Vous croyez que le moment ?...

THOLOSAN.

Oh ! le moment est délicieux ! Délicieux, le moment !

BENJAMINE.

Et ma belle-maman ?...

THOLOSAN.

Je réponds de la belle-maman !

BENJAMINE.

Je vous disais bien qu’on pouvait la séduire !

THOLOSAN, à part.

Je l’ai bien vu !

BENJAMINE.

Ah ! Quel bonheur ! Je vais tout de suite savoir où est papa ?

THOLOSAN.

Du mystère !...

BENJAMINE.

Oh ! Soyez tranquille, monsieur, je suis bien rusée, moi, quand je veux !

THOLOSAN, souriant.

Oui, je le crois !

BENJAMINE.

Mais je ne le serai jamais avec vous, par exemple !

THOLOSAN.

Délicieuse enfant ! À tout à l’heure, madame Tholosan !

BENJAMINE.

À tout à l’heure, Monsieur Benjamin !

Elle sort par le jardin à droite.

THOLOSAN.

Trouvez-moi rien de plus charmant que cette naïveté !...

Se retournant du côté par où elle est sortie et lui envoyant des baisers.

Ah !... vous êtes un ange... vous... mais un vrai !... pas comme Raphaël !...

Voyant entrer Cécile.

Ah ! enfin !

 

 

Scène II

THOLOSAN, CÉCILE[66]

 

CÉCILE, fiévreuse, inquiète, sortant de la bibliothèque.

Vous êtes seul ?

THOLOSAN.

Oui, madame...

CÉCILE, tombant assise dans le fauteuil, à gauche.

Ah ! docteur !

THOLOSAN, cherchant à la rassurer.

Voyons ! madame... Il ne faut pas se laisser abattre ainsi !...

CÉCILE.

Mon mari ?

THOLOSAN.

Je ne l’ai pas vu !... Est-ce qu’il n’est pas rentré, hier au soir ? 

CÉCILE.

Rentré... qui ?... Ah ! oui !... J’ai la tête perdue ! Je ne sais plus ce que vous me dites !... Ah ! quelle nuit j’ai passée, mon Dieu !

THOLOSAN.

Est-ce qu’il y a eu entre vous ?...

CÉCILE.

Non !... Rien !... Il est rentré à une heure du matin... En l’entendant monter, je m’étais jetée toute habillée sur mon lit, et je faisais semblant de dormir... Il est venu à moi... il a écarté les rideaux... Je ne bougeais pas, mais mon cœur battait... Il aurait dû l’entendre... Il est resté un moment à me regarder... Je ne voyais pas ses yeux... Je les devinais... et ils me faisaient peur !... Alors, il s’est promené dans la chambre... puis, tout à coup, il a ouvert la fenêtre... et au lieu de se coucher, il s’est accoudé au balcon pour regarder le jardin, et ainsi toute la nuit... Et ce que je souffrais, moi, pendant ce temps-là !... Enfin, au petit jour, il est descendu et depuis je ne l’ai plus vu... Et j’ai besoin de le voir... Comprenez-vous cela, je le cherche !... Je le cherche, avec une peur horrible de le rencontrer !...

THOLOSAN.

Du courage, madame.

CÉCILE.

Ah ! je n’en ai plus !... Tout ce que je me suis dit ! Tout ce que j’ai pensé cette nuit !... Ah ! n’est-ce pas que je suis bien coupable, et que vous me méprisez bien ?

THOLOSAN.

Oh ! madame !...

CÉCILE.

N’est-ce pas qu’une femme comme moi, heureuse, adorée, n’est pas pardonnable de faire ce que j’ai fait, et que le ciel a bien raison d’être sans pitié pour elle, et de lui ôter tout le bonheur dont elle n’est pas digne ?

THOLOSAN.

Mon Dieu !... Vous vous alarmez trop tôt... et...

CÉCILE, sans l’écouter.

Mais qui donc l’a prévenu ? Qui ? ses amis, n’est-ce pas ?

THOLOSAN.

N’en doutez pas !

CÉCILE, se levant et passant à droite.

Les lâches !... Ce n’est pas lui qu’il fallait avertir... C’était moi qui étais folle et qui ne voyais rien !... Ils m’auraient sauvée !... Mais qu’est-ce qu’ils ont pu lui dire ?... Que j’étais la maîtresse de cet homme ?

Elle regarde Tholosan qui n’ose pas répondre.

Et il le croit !... Et cette nuit en me regardant, il se disait : C’est une misérable qui... Et je n’y pensais pas !... Et je ne me suis pas dressée pour lui crier : Ce n’est pas vrai !... Ce n’est pas vrai !...

THOLOSAN.

Il vous eût-peut-être répondu : Grâce à mon retour ?

CÉCILE.

Son retour !...Et pour le jeter sur mon balcon, cet homme !... Est-ce que j’ai attendu son retour ?

THOLOSAN.

C’est en vous défendant.

CÉCILE.

Mais qu’est-ce que vous croyez donc, vous aussi ?

THOLOSAN.

Ce que votre mari doit croire lui-même ! Que vous avez caché Maurice sur le balcon en entendant monter tout ce monde.

CÉCILE, désespérée.

Ah ! alors, j’aime mieux tout lui dire, tenez !...

THOLOSAN, la retenant.

Tout lui dire ?

CÉCILE.

Oui, j’aime mieux cela ! Je vais tout avouer, tout !

THOLOSAN.

Mais, mon Dieu !

CÉCILE.

Ah ! je suis bien coupable ! Mais j’ai encore droit au pardon !

THOLOSAN, la retenant.

De grâce !...

CÉCILE.

Laissez-moi !

THOLOSAN.

Il ne vous croira pas !

CÉCILE.

Il ne me croira pas ! Allons donc !

THOLOSAN.

Mais... la preuve ?

CÉCILE, arrêtée subitement.

Des preuves !... Mais j’en ai !... Non ! je n’en ai pas !... Tout m’accuse ! C’est vrai !... Il ne me croira pas !... Ah ! non ! le ciel n’est pas juste ! Et je suis trop punie !...

Elle retombe accablée dans le fauteuil.

THOLOSAN, apercevant Maurice.

On vient... Maurice !

CÉCILE.

Lui ! je ne veux pas le voir !

THOLOSAN.

Il faut pourtant que nous sachions ce qui s’est passé, et s’il a vu Caussade.

CÉCILE.

J’écouterai là !

Elle montre le cabinet de Caussade.

THOLOSAN.

Mais...

CÉCILE.

Oh ! laissez-moi !... Je vous dis qu’il me fait horreur !

Elle entre dans le cabinet.

THOLOSAN.

Dire que ça finit toujours par là ! C’est bien la peine de commencer !

 

 

Scène III

THOLOSAN, MAURICE, CÉCILE, cachée[67]

 

MAURICE. Il entre vivement, cherchant autour de lui, et tient sa main droite cachée dans sa redingote.

Ah ! c’est toi ! je te cherche partout !

THOLOSAN.

Parbleu ! Moi aussi !... T’a-t-il vu ?

MAURICE.

Je n’en sais rien ; mais je ne crois pas !... Je venais de sauter pour obéir à ton aimable invitation... vingt pieds de haut, mon doux ami, pour que tu le saches, et je me ramassais... quand je lève la tête et vois Caussade penché sur le balcon... Je me tiens coi dans l’ombre... il se retire... je déguerpis, et je n’ai que le temps de me réfugier dans le taillis pour le voir descendre sur la terrasse et regarder de tous les côtés... Enfin, il s’éloigne en cherchant toujours... Je respire, je gagne le bois, et une fois là, j’ai passé la nuit à faire des réflexions... qui n’étaient pas toutes couleur de rose !...

THOLOSAN.

C’est égal ! Il ne t’a pas vu !... Des soupçons... pas de certitude !... Tout va bien !

MAURICE.

Excepté ma main !

THOLOSAN.

Ta main ?

MAURICE.

En sautant du balcon, je suis tombé à faux sur la main droite...

Cécile soulève la portière de la bibliothèque et écoute.

THOLOSAN.

Une foulure !...

MAURICE.

Comme tu vois, je ne puis pas remuer le poignet.

Tholosan fait jouer le poignet. Maurice pousse un cri.

Oh ! tu me fais mal, mon ami !...

Il va tout souffrant s’asseoir dans le fauteuil à gauche.

THOLOSAN.

Mordieu ! Il ne manquait plus que cela !

MAURICE.

Ce sera long ?

THOLOSAN.

Eh ! je me moque bien de ta foulure ! Un bobo ! Tu n’as que ce que tu mérites !

MAURICE.

Merci !

THOLOSAN.

Mais, s’il a des soupçons, ce mari, il n’a qu’à regarder ta main pour être sûr que tu as sauté !

MAURICE.

Oh ! Si ce n’est que cela ; il ne saura rien : dussé-je faire des armes avec lui !... Mais le plus grave, c’est...

THOLOSAN.

Il y a encore quelque chose ?

MAURICE.

Parbleu ! – En sautant... toujours... je suis tombé sur des fleurs rangées au pied du mur, et notamment sur un cactus magnifique... et j’ai brisé la plante !

THOLOSAN.

Eh bien, vite ! Il faut remplacer ce cactus !

MAURICE.

Ah ! oui, une espèce unique... trouvée par Caussade ! Une fleur épanouie d’hier... et qu’il a baptisée du nom de sa femme... Où veux-tu que je trouve la pareille ?

THOLOSAN.

Au moins, as-tu ramassé les débris ?

MAURICE.

Je n’ai pas eu le temps ! Il arrivait : je me suis sauvé !

THOLOSAN.

Mais... cette nuit ?

MAURICE.

Je n’ai pas osé revenir, il était toujours à sa fenêtre !

THOLOSAN.

Et ce matin... tout à l’heure ?

MAURICE.

En plein soleil, n’est-ce pas ? pour que tout le monde me vît !... Autant dire : c’est moi !... D’ailleurs, faire disparaître la fleur, c’est aussi maladroit que de la laisser ! 

THOLOSAN.

Mais c’est terriblement dangereux, cela !

MAURICE, se levant et allant à lui.

Dangereux ! C’est effrayant !... Le jardinier va arroser tout à l’heure ; et, devant le dégât, je suis pris comme Chérubin avec sa giroflée !...

CÉCILE, sortant du cabinet, et n’ayant plus ni courage ni force.

Ah ! C’est fini ! je suis perdue !

MAURICE.

Elle !

THOLOSAN, cherchant à rassurer Cécile.

Pas encore ; voyons ! pas encore ! Je suis là !...

CÉCILE.

Qu’est-ce qu’il va arriver maintenant ?

THOLOSAN.

Chut ! Votre fille !

 

 

Scène IV

 

THOLOSAN, MAURICE, CÉCILE, BENJAMINE

 

BENJAMINE, courant embrasser Cécile.

Bonjour, maman !

À Tholosan.

Monsieur, vous demandiez papa! Le voilà qui vient !

Mouvement de tous.

THOLOSAN.[68]

Ah ! Il vient ?

BENJAMINE.

J’ai eu bien de la peine à le trouver... Il se promenait tout seul, dans l’endroit le plus désert, et je vous préviens qu’il n’a pas l’air de bonne humeur ce matin, il est tout préoccupé.

Elle remonte et regarde dans le jardin.

CÉCILE, à Tholosan.

Je ne peux pas rester !

THOLOSAN.

Y pensez-vous ? Ne bougez pas !

À Maurice.

Et toi non plus.

MAURICE.

Pourquoi ?

THOLOSAN, lui faisant signe de se taire, à Benjamine.

Ah ! il vous a paru ?...

BENJAMINE.

Oui !

Bas à Tholosan.

Je crois que le moment n’est pas très bon !... pour lui demander ma main !...

THOLOSAN.

Si ! si ! excellent !...

BENJAMINE.

Alors, je me sauve ! le voilà !

THOLOSAN.

Excellent ! excellent !

Maurice va à la fenêtre qu’il pousse, feignant de regarder dehors ; Cécile revient au fauteuil, où elle tombe assise. Benjamine sort. On voit au fond Caussade, tenant des journaux qu’il parcourt.

 

 

Scène V

THOLOSAN, MAURICE, CÉCILE, CAUSSADE[69]

 

THOLOSAN, comme s’il continuait une conversation.

Comment, vraiment, madame, vous préférez la musique de Bellini ?

CÉCILE.

Oui !... oui !...

THOLOSAN, se retournant.

Tiens ! voilà M. Caussade !...

CAUSSADE. Il a l’air préoccupé.

Bonjour, Monsieur Tholosan, comment vous portez-vous ?

THOLOSAN.

Très bien, merci !...

Bas à Cécile.

Il cache son jeu, c’est bien pis !... défiez-vous !...

CÉCILE, à part.

Comme il est pâle !...

CAUSSADE, allant à Cécile et lui prenant la main, légèrement.

Et toi, Cécile... Je t’ai quittée un peu brusquement hier au soir...

Il revient à la table.

et tu dormais si bien quand je suis rentré que je n’ai pas osé te réveiller... Pour mon compte, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, et j’ai ce matin une migraine !... Docteur, guérissez-vous la migraine ?

THOLOSAN, l’observant.

Comme médecin, je suis toujours obligé de dire oui ; mais comme voisin...

CAUSSADE, achevant pour lui.

Non !... j’aime cette franchise !... tenez !... voici les journaux !...

Il les jette sur la table.

CÉCILE, bas à Tholosan.

Ah ! docteur ! il m’effraie bien plus comme cela !...

THOLOSAN, de même.

Il a préparé quelque machine infernale !

CAUSSADE, apercevant Maurice, qui s’est tenu à la fenêtre.

Tiens ! te voilà, toi ?...

MAURICE.

Mais oui !

CAUSSADE.

J’ai frappé ce matin à ta porte, tu dormais bien !...

MAURICE.

À quelle heure !

CAUSSADE.

À cinq heures ?

MAURICE.

J’étais déjà sorti !

CAUSSADE.

Qu’est-ce que tu as donc à la main ? une blessure... une foulure...

Mouvement de Cécile, réprimé par Tholosan.

MAURICE.

Moi ! rien !...

CAUSSADE.

Ah ! comme tu la tenais là... je croyais...

MAURICE, montrant sa main avec affectation.

Heureusement non... comme vous pouvez voir !

CAUSSADE.

À propos de main... écris-moi donc sur cette enveloppe ton adresse à Paris... de ta plus belle écriture...

MAURICE.

Mon adresse ?

CAUSSADE.

Oui.

MAURICE.

Vous la savez !

CAUSSADE.

Oui, mais ce n’est pas pour moi ; c’est pour quelqu’un !

MAURICE.

Qui donc ?

CAUSSADE.

Je te le dirai plus tard !

MAURICE.

Cette idée !...

THOLOSAN.[70]

Mais écris donc !... Tu ne vas pas faire mystère de ton adresse ?

MAURICE, inquiet.

Non !

Bas à Tholosan.

Je ne peux pas !

THOLOSAN, bas.

Écris ! Coûte que coûte !

Il lui avance la chaise.

MAURICE, haut.

Où est l’encre ?

CAUSSADE, assis à gauche de la table.

Voilà ! — Avec tous les prénoms, n’est-ce pas ?

Maurice s’assied à la table à droite.

THOLOSAN.

Tiens ! Voilà une belle plume neuve !...

CAUSSADE, à Cécile qui s’est levée.

Tu veux le voir écrire ?...

CÉCILE, affectant de sourire.

Mais ce n’est pas bien curieux, je pense...

CAUSSADE, s’effaçant un peu avec son fauteuil.

Si, si ! Regarde !... Il est plein de grâce !

MAURICE, écrivant.

Maurice, Amédée, Gaston de Thérouane !

Bas à Tholosan, en maîtrisant sa douleur.

Oh ! c’est atroce !...

THOLOSAN, lui serrant l’autre main.

Courage !...

CAUSSADE.

Rue ?...

MAURICE, se remettant à écrire.

Rue... rue de Grammont !

Essuyant son front.

Qu’il fait chaud !...

CAUSSADE.

Paresseux, va !... Il est en nage pour écrire une malheureuse adresse ! 

À Cécile.

Et toi aussi !...

CÉCILE.

Oui... cette attention... en se penchant !... vous ne trouvez pas que cela tourne la tête ?... 

À part.

Ah ! cela ne finira donc pas !...

CAUSSADE, à Maurice.

Eh bien !...rue ?...

MAURICE, achevant résolument.

Rue de Grammont !... numéro !... quel numéro donc ?...

À Tholosan.

Je ne puis plus !

THOLOSAN, lui faisant respirer des sels, sans qu’on le voie.

Hardi ! c’est fini !

CAUSSADE.

Eh bien ! Numéro neuf !... 

À Cécile.

Neuf, n’est-ce pas ?

CÉCILE.

Mais je ne sais pas !...

CAUSSADE, très naturellement.

Ah ! tu n’es jamais allée chez lui ?

CÉCILE.

Chez lui !... Mais vous le savez bien !...

CAUSSADE.

Il a oublié le numéro de sa maison depuis qu’il est ici !

MAURICE.

Numéro neuf !...

La plume s’échappe de sa main.

CAUSSADE, reprenant la plume et la lui tendant.

À Paris !

MAURICE, reprenant la plume après avoir réprimé un mouvement de douleur.

À Paris !...

Il se lève et va tomber épuisé dans le fauteuil à droite.

THOLOSAN, l’arrêtant et prenant l’enveloppe.[71]

Je crois inutile de mettre le département.

Il la donne à Caussade.

CAUSSADE, se levant.

Merci !

Regardant l’écriture.

C’est un peu tremblé !...

Il la montre à Cécile.

CÉCILE, prête à s’évanouir.

Oui, c’est un peu tremblé !

CAUSSADE.

Mais enfin, c’est tout ce que je voulais !

Il garde l’enveloppe à la main en remontant.

CÉCILE, à part.

Ah ! je suis morte !

MAURICE, à Tholosan.

S’il faut recommencer cela !

THOLOSAN.

Tais-toi et détournons la conversation !

Il prend un journal.

Ah ! Ah ! vous avez le même journal que moi... Voilà un feuilleton ridicule !...

CAUSSADE, soufflant sur l’enveloppe pour la faire sécher et l’agitant.

Vous le lisez ?

THOLOSAN.

Jamais ! C’est mon domestique qui me l’a dit !

CAUSSADE.

Je ne suis pas de l’avis de votre domestique. Le feuilleton de ce matin, surtout, est très dramatique ! Il y a là un mari !...

Mouvement.

THOLOSAN, toussant.

Hum !

CAUSSADE.

Un mari trompé par sa femme !...

THOLOSAN, à part, frappant sur le journal.

Sapristi ! pas de chance !

CAUSSADE.

Et qui se tue de désespoir ! C’est très bien fait et très vrai !...

Silence.

THOLOSAN.

Très vrai !... Permettez-moi de vous faire remarquer, mon cher monsieur Caussade, que voilà un homme qui prend les choses bien tragiquement !

CAUSSADE.

Et comment voulez-vous qu’il les prenne ? En gaieté ? Ah ! si vous étiez marié, monsieur, et si vous étiez seulement jaloux !... vous comprendriez à quel point de folie le plus petit soupçon... et quand, au lieu de soupçon, c’est une certitude... quand il n’y a plus à douter... que faire ?... Tuer le séducteur... Et après ?... Chasser la femme... Et après ?... Rester seul avec sa douleur et sa honte... et son amour peut-être... tourment plus atroce... ou bien pardonner ?... Quel pardon !... On fait grâce oui, mais on n’oublie pas !... Et le souvenir est toujours là ! Il ne vous pardonne pas, lui ! Ah ! décidément, ce mari raisonne bien ; mourir en une seconde d’un coup de pistolet... ou d’une agonie qui dure toute la vie ! Il n’y a pas à hésiter !... Je suis de trop... je me tue !...

Mouvement.

CÉCILE, à part, se levant.

Se tuer !...

CAUSSADE, sans l’entendre.

Et je laisse à ma mort le soin de les punir, comme à leur amour le soin de me venger !...

CÉCILE.

Sa mort ! Que parle-t-il de mort ?

Tholosan l’arrête.

CAUSSADE.

Vous dites ?...

THOLOSAN, le détournant vivement.

Je dis... je dis que je ne trouve rien à dire !...

CAUSSADE.

Parbleu !...

Frappant sur le journal.

Lisez cela, Cécile... vous verrez si vous n’êtes pas de mon avis.

MAURICE, à part.

Ah ! je ne puis plus tenir ici, moi !... j’étouffe !

CAUSSADE.

Eh bien ! tu t’en vas ?...

MAURICE.[72]

Oui !... Je vais à Paris ce matin ! Si vous avez quelque commission...

CAUSSADE.

Tu vas à Paris aujourd’hui ?

MAURICE.

Oui !... je me suis rappelé une affaire...

Il regarde l’heure à sa montre.

Il faut même que je parte tout de suite !

CAUSSADE.

Tu viendras ce soir ?

MAURICE.

Probablement !

Il fait quelques pas vers la première porte à gauche.

CAUSSADE.

Dis sûrement !... J’aurai quelque chose à te dire !

MAURICE.

Soit ! je reviendrai ! Viens-tu, Tholosan ?... Madame !...

Il salue.

CAUSSADE.

Eh bien ! Et moi ?... Tu ne me tends pas la main ?

MAURICE.

Si !

CAUSSADE, lui serrant la main droite, sans le regarder.

Bon voyage !

Il va s’asseoir à la table.

MAURICE, contenant sa douleur.

Merci ! 

À Tholosan.

Emmène-moi !... je vais me trouver mal !

THOLOSAN, le soutenant, bas.

Courage !...

Il entraîne Maurice.

 

 

Scène VI

CAUSSADE, CÉCILE

 

Cécile fait un pas pour se retirer en regardant Caussade avec inquiétude ; celui-ci tire son portefeuille et regarde l’écrit de Maurice avant de le serrer.

CÉCILE.

Vous n’avez pas besoin de moi ?

CAUSSADE, simplement.

Non !

CÉCILE.

Vous n’avez rien à me dire ?

CAUSSADE, de même, serrant l’enveloppe.

Mais non !... Ah ! si !... vois donc si mes lettres sont arrivées...

Les apercevant sur la table.

Non, les voilà !...

CÉCILE, à part, effrayée de son sang-froid.

Qu’est-ce qu’il veut faire ?... Si j’avais le courage !... Si j’osais !...

Elle fait un mouvement pour parler, et aperçoit les amis au fond.

Encore eux !...

CAUSSADE, se retournant.

Hé ?...

CÉCILE.

Rien ! Rien !... mon ami.

Elle sort lentement par la porte de la bibliothèque, sans perdre Caussade de vue.

 

 

Scène VII

 

CAUSSADE, MARÉCAT, VIGNEUX, MADAME VIGNEUX, ABDALLAH

 

Vigneux entre du fond, et apercevant Caussade, il fait signe à Abdallah, à Marécat et à madame Vigneux d’entrer. Puis il descend par la gauche et vient à Caussade lui prendre la main et la serrer d’un air de condoléance. Caussade, occupé de ses lettres, répond au serrement de main sans le regarder. Même jeu d’Abdallah, qui secoue la main. Puis de Marécat, qui le fait avec sentiment. Tous l’entourent.[73]

MADAME VIGNEUX, soupirant.

Mon bon monsieur Caussade !...

Silence. Ils le regardent avec mélancolie.

CAUSSADE, repliant ses lettres et les serrant à mesure.

Comment avez-vous passé la nuit ?

Les amis se regardent, surpris de sa tranquillité.

VIGNEUX.

La nuit ?

CAUSSADE.

Oui !

MARÉCAT.

Pas mal, et toi ?

CAUSSADE.

Oh ! moi, comme un homme qui n’a pas fermé l’œil !...

MARÉCAT, mélancoliquement.

Naturellement !

CAUSSADE.

Mais non, ce n’est pas naturel du tout !

VIGNEUX.

Marécat veut dire qu’à la suite d’une nuit pareille...

Ils secouent la tête avec intention.

CAUSSADE, tranquillement.

On a envie de dormir, c’est vrai !... J’ai la tête lourde... Voulez-vous me permettre d’écrire deux mots de réponse ?...

Il va à la table et écrit pendant ce qui suit. Les intimes se rassemblent tous à gauche à l’avant-scène d’un air très surpris.

ABDALLAH, à Vigneux et à Marécat, à demi-voix.[74]

Ah çà ! qu’est-ce que vous me chantez, vous... que sa femme ?...

VIGNEUX, stupéfait.

C’est inconcevable !...

MARÉCAT, de même.

Ce sang-froid !

MADAME VIGNEUX, d’un ton désolé.

Il n’y a donc rien eu ?

VIGNEUX.

Elle lui aura donné le change !...

MADAME VIGNEUX, à son mari.

Ces maris sont si bêtes !...

MARÉCAT.

À qui le dites-vous !...

ABDALLAH.

Sacrebleu ! Moi qui espérais qu’on allait se battre un peu !... Pas de chance !...

MARÉCAT.

Du moment qu’il accepte sa position ! Car c’est un homme qui accepte sa position !...

MADAME VIGNEUX.

Oui, c’est gentil !...

MARÉCAT.

On la subit... mais on ne l’accepte pas !... Moi je l’ai subie toute ma vie... mais je ne l’ai jamais acceptée !...

VIGNEUX.

C’est ignoble !

MADAME VIGNEUX.

Un ménage à trois !... Monsieur Vigneux, j’espère que nous n’allons pas rester longtemps dans une maison pareille !...

MARÉCAT, redescendant.

Et moi donc ! Quel exemple pour Raphaël !... Voyez donc Raphaël... À l’âge où le cœur se forme... se disant naïvement : « C’est comme cela ici !... »

ABDALLAH, à lui-même.

C’était comme ça chez papa !...

MARÉCAT, achevant, sans l’écouter.

C’est donc partout comme ça !...

VIGNEUX.

Seulement, cela nous apprendra à rendre service à nos amis !

MADAME VIGNEUX.

Oui ! Ouvre-leur donc les yeux !...

MARÉCAT.

On est toujours la dupe de son amitié !

TOUS QUATRE.

Toujours !

MARÉCAT.

Ah ! les égoïste sont bien heureux !... Que de fois je me suis dit : Je voudrais bien être égoïste !

 

 

Scène VIII

 

CAUSSADE, MARÉCAT, VIGNEUX, MADAME VIGNEUX, ABDALLAH

 

LE JARDINIER, entrant.

Monsieur !... Monsieur !...

Il va parler bas à Caussade, qui se lève.

Sous le balcon !...

Il sort vivement, suivi du jardinier. Vigneux, Marécat, Abdallah et madame Vigneux remontent et le regardent sortir.

 

 

Scène IX

 

MARÉCAT, VIGNEUX, ABDALLAH, MADAME VIGNEUX[75]

 

MARÉCAT, haut.

Eh bien ! Eh bien ! Qu’est-ce qu’il a maintenant ?... Le voilà tout émotionné !...

ABDALLAH, redescendant, après avoir suivi Caussade des yeux.

Comme il court !

MADAME VIGNEUX.

Moi, je crois qu’il a dissimulé, et qu’il va se passer quelque chose d’épouvantable !...

MARÉCAT.

Eh bien, croyez-moi, ne nous en mêlons pas !... Nous nous en sommes déjà trop mêlés !... Une méchante affaire !... La justice !... On n’aurait qu’à nous fourrer là-dedans !...

MADAME VIGNEUX.

Vous croyez ?

MARÉCAT.

Nous avons fait notre devoir d’amis, n’est-ce pas ? Notre devoir jusqu’au bout ? Eh bien, maintenant, nous n’avons rien vu et nous ne savons rien !...

VIGNEUX.

Oh ! moi, d’abord, je ne sais pas ce qu’on veut dire !

MADAME VIGNEUX.

Si nous nous dispersions ?...

MARÉCAT.

C’est ça !... Dispersons-nous !... afin de ne pas être appelés comme témoins !...

VIGNEUX et MADAME VIGNEUX.

Oui !...

Ils s’éloignent sur la pointe du pied par le fond à gauche. Marécat gagne la porte, à droite.

ABDALLAH.

Tas de... Rien du tout !... va !...

MARÉCAT, à moitié sorti, revenant à Abdallah.

Dites donc ! Si j’avais bien pensé !... Comme j’aurais filé ce matin, moi !...

Il sort.

ABDALLAH, seul, les regardant et haussant les épaules.

Nom d’un nom !... je ne reconnais plus mon Caussade, moi... mais c’est égal, je vais le rejoindre ! Si je pouvais donc placer un bon coup de sabre là !... Que ça me ferait donc plaisir, pour lui !...

Il va pour sortir.

 

 

Scène X

 

ABDALLAH, CÉCILE[76]

 

Elle entre inquiète, après avoir paru un moment dans le jardin.

CÉCILE, l’arrêtant.

Monsieur !

ABDALLAH, s’arrêtant court.

Madame !...

CÉCILE.

Mon mari ?...

ABDALLAH.

Il vient de sortir, avec le jardinier !...

Maurice paraît à la porte de gauche et écoute ; il a un paletot sur le bras, son chapeau, comme un homme prêt à partir.

MAURICE, à part, s’arrêtant court.

Le jardinier !

CÉCILE, effrayée.

Oh ! je l’ai bien vu ! C’était le jardinier, n’est-ce pas ?

ABDALLAH.

Il est venu le chercher pour lui montrer je ne sais quoi sous le balcon...

Mouvement de Maurice.

Quelque fleur, probablement !

MAURICE, à part.

Ah ! ce que je craignais !...

ABDALLAH.

Et j’y cours aussi, comme vous voyez...

Il sort par la droite du jardin.

CÉCILE.

Ah ! des dangers et des menaces partout !

Elle remonte et regarde dans le jardin, du côté où est sorti Abdallah.

MAURICE, traversant.

C’est vrai ; partir dans un pareil moment c’est une lâcheté ! Je reste !

Il jette son paletot sur le fauteuil à droite.

 

 

Scène XI

CÉCILE, MAURICE

 

CÉCILE, se retournant et l’apercevant.

Vous ? encore vous ?...

MAURICE.

Oui, vous l’avez dit, il n’y a que dangers et menaces ! Aussi je veux être là pour attirer sur moi toute sa colère, pour m’accuser, pour vous justifier, pour défendre...

CÉCILE.

Et vous croyez que je veux être défendue par vous ?

MAURICE.

Je vous supplie...

CÉCILE.

Ah ! Partez donc ! C’est tout ce que je vous demande... Je saurai bien me justifier toute seule !

MAURICE.

Ah ! madame, vous oubliez !...

CÉCILE.

Oublier... Oh ! non, je n’oublie rien... Je n’oublierai pas que j’ai failli devenir, par vous, la plus vile et la plus méprisable des femmes ! Et je ne veux pas l’oublier... car ce n’est pas assez de toute une vie de dévouement et d’honneur, pour que je consente à me pardonner moi-même !

MAURICE.

Du moins, madame...

CÉCILE.

Mais partez donc ! partez donc ! partez donc ! Je ne veux pas que l’on vous trouve avec moi !

MAURICE.

C’est vrai !

Il va pour sortir.

CÉCILE, effrayée.

Lui !

Elle se laisse glisser dans le fauteuil, qui la dérobe à la vue de Caussade. Maurice recule jusqu’à l’extrême droite.

 

 

Scène XII

CÉCILE, MAURICE, CAUSSADE

 

Caussade entre tout d’un trait sans les voir ; il descend vivement à la table du milieu, bouleverse les papiers et les albums en cherchant quelque chose. Il va au cabinet à gauche, dont il laisse les deux battants ouverts. Maurice et Cécile suivent tous ses mouvements avec anxiété.

CÉCILE, à Maurice, qui est remonté pour voir.

Qu’est-ce qu’il cherche ?

MAURICE.

Je ne vois pas !

Il recule en voyant rentre Caussade, et ouvre derrière lui la porte de Marécat, qui retombe à demi et le cache. Caussade entre en scène avec la boîte de pistolets qu’il pose sur la table, l’ouvre, et tire un pistolet de la boîte qu’il laisse ouverte ; il sort par la porte du jardin. Maurice rentre.

 

 

Scène XIII

CÉCILE, MAURICE

 

CÉCILE, courant à la table.

Qu’est-ce qu’il a pris ?

Elle voit la boîte.

Ici !

Elle l’ouvre et pousse un cri terrible.

Ah !

MAURICE, épouvanté.

Les armes !

CÉCILE.

Il a pris l’autre !

MAURICE.

Ah ! venez vite !

CÉCILE, chancelant.

Où donc ? Je ne sais plus !

MAURICE.

Par ici !

CÉCILE.

Non... par là !...

Elle veut courir et manque de force ; elle ne peut plus ni parler ni avancer, et repousse Maurice qui vent la soutenir.

Appelez !... Criez !... Allez !... allez donc !... Je ne peux !...

Se redressant d’un bond.

Ah ! pourtant, je le veux...

Elle s’élance pour sortir. On entend une détonation lointaine. Ils s’arrêtent tous deux en poussant un cri. Cécile, près de la porte, chancelle et tombe contre le mur.

Ah ! je l’ai tué !... C’est moi qui l’ai tué !...

 

 

Scène XIV

 

CÉCILE, MAURICE, VIGNEUX, MADAME VIGNEUX, MARÉCAT, ABDALLAH, LAURENT, DOMESTIQUES, paraissant de tous côtés

 

TOUS.

Mon Dieu ! Ce bruit, qu’est-ce donc ?...

THOLOSAN, de même.

Qu’ya-t-il ?

MAURICE, lui montre la boîte de pistolets.

Tiens, regarde !... Caussade !

THOLOSAN.

Caussade ? Tué !

TOUS.

Tué !

Mouvement général. On se dirige vers la porte du fond. On entend au loin rire Caussade.

CAUSSADE, dans la coulisse, riant aux éclats.

Eh ! oui. Tué ! Ah ! ah !

 

 

Scène XV

 

THOLOSAN, CÉCILE, MAURICE, MARÉCAT, VIGNEUX, MADAME VIGNEUX, CAUSSADE, LAURENT, BENJAMINE[77]

 

Caussade entre radieux, triomphant, tenant son pistolet d’une main et de l’autre un petit renard qu’il vient de tuer.

CAUSSADE.

Tué ?... et du premier coup encore !... Le voilà, le gredin !...

TOUS.

Un renard !

CAUSSADE, triomphant, tirant les oreilles du renard et lui donnant des calottes.

Ah ! scélérat !... m’as-tu fait faire assez de mauvais sang depuis hier au soir !...

THOLOSAN.

Depuis hier au soir ?...

CAUSSADE.

Mais certainement, c’était lui !... Je l’avais entendu sous le balcon !... je l’avais reconnu !... et quand je suis descendu... les pots de fleurs roulaient de tous les côtés ! : Je me dis ; il reviendra, il en veut à ma poule... c’est à ma poule qu’il en veut !... Et comme c’est le chemin du poulailler !... je passe la nuit blanche à le guetter de ma fenêtre !... Mais rien, pas de renard... j’étais vexé !... 

À sa femme.

Tu ne t’es pas aperçue ce matin que je n’étais pas dans mon assiette ordinaire ? 

CÉCILE.

Si ! si !...

CAUSSADE.

Quand le jardinier vient me dire : J’ai vu flamber deux yeux dans le cellier. 

À sa femme.

sous tes fenêtres !... c’était lui !...

Il tire les oreilles du renard.

C’était toi, Cartouche !...

Il le jette à Laurent.

Mais il me coule cher !... ah ! il me coûte cher !...

MARÉCAT.

Comment cela ?

Marécat, Vigneux et madame Vigneux forment un groupe à gauche.

CAUSSADE, fouillant dans sa poche.

Regardez-moi ce qu’il a cassé hier !...

Il tire la fleur du cactus.

Mon cactus Cécilia, mon produit !

Offrant la fleur à sa femme.

Tiens !... ma bonne amie !... Cela te rappellera une grande journée !...

CÉCILE, prenant la fleur.

Je ne l’oublierai pas !...

THOLOSAN, à part.

Oui, je crois que la leçon...

VIGNEUX.

Comment ! comment ! C’était le renard !...

CAUSSADE, montrant la bête.

Parbleu !... Le voilà !

MARÉCAT, à lui-même.

Hier ce n’était pourtant pas un renard qui...

Il montre Cécile.  À madame Vigneux.

Après ça, c’était peut-être un renard !

CAUSSADE, tirant une lettre.

Et comme un bonheur n’arrive jamais seul !... Voici une place pour toi, ami Maurice !... une bonne place que j’ai sollicitée hier, au refus de Vigneux... et qui m’est accordée ce matin par le retour du courrier !

MAURICE.

Quoi, vous pensiez ?...

CAUSSADE.

Parbleu !... Pourquoi t’aurais-je fait écrire ton adresse, tantôt ?... Je voulais voir ton écriture... Je l’avais déclarée superbe !... Entre nous, il faut en rabattre... mais, bah !... Seulement, il faut que tu partes tout de suite !... tout de suite !...

MAURICE, très ému.

Ah ! monsieur Caussade !

CAUSSADE.

Eh bien ! eh bien ! Est-il enfant ? Il va pleurer !...

MAURICE.

Vous ne saurez jamais... non !... C’est vous... qui... pour moi... Ah ! monsieur !... monsieur !...

Il tend sa main à Caussade, qui la presse avec effusion, puis remonte près de Tholosan.

THOLOSAN, bas à Maurice.

Et la foulure ?

MAURICE, de même.

Ah ! je ne l’ai pas sentie !

Il salue Benjamine et Cécile, puis serre la main à Tholosan qui l’accompagne, et sort par le fond.

CAUSSADE, allant à Vigneux et lui frappant sur l’épaule.

Tu vois bien qu’en sollicitant !...

VIGNEUX, qui a déjà pris le bras de sa femme sèchement, l’interrompant.

Un reproche ! Tu peux te l’épargner !... Et comme ma fierté se refuse absolument à la position d’inférieurs, que l’on voudrait nous faire ici, tu nous permettras de quitter ta maison et de secouer la poussière de nos sandales à ta porte !... Allons, madame Vigneux !

Ils sortent.

 

 

Scène XVI

 

CAUSSADE, MARÉCAT, THOLOSAN, CÉCILE, BENJAMINE, puis ABDALLAH

 

CAUSSADE.

Au diable ! Bon débarras !

MARÉCAT.

Il te reste mon amitié et celle de Raphaël... Où est-il donc, Raphaël ?

ABDALLAH, entrant.[78]

Votre fils !... Le voilà qui monte dans l’omnibus du chemin de fer avec mademoiselle Jenny !

MARÉCAT, sautant.

Avec mademoiselle Jenny !

ABDALLAH.

Il était gris ! Il m’a crié de l’impériale : Dites à papa que je m’embête ici... et que je vais me dégourdir à Paris !... Et là-dessus, il a fait un geste... oh !

MARÉCAT, hors de lui.

Raphaël !... mon fils !... Enlever une femme de chambre !... Malheureux enfant !... elle va te déshonorer !...

CAUSSADE, voulant le contenir.

Voyons ! Marécat !

MARÉCAT.

Adieu ! Je vous maudis !... Je vous maudis !...

CAUSSADE.

Comment ! Sapristi !... c’est notre faute si...

MARÉCAT.

Je l’écrirai sur la porte de cette maison : Orgia ! Orgia !

CAUSSADE.

Ah ! mais dis donc ! dis donc !...

MARÉCAT, descendant tragiquement.

Lucien ! – Lucien ! Tu n’es qu’un ingrat !...

ABDALLAH, surpris.

Lucien !

MARÉCAT, en s’en allant.

Raphaël !... mon fils !... ne l’écoute pas !... Défends-toi !... courage !... me voilà !...

Il sort en courant.

 

 

Scène XVII

 

CAUSSADE, THOLOSAN, CÉCILE, BENJAMINE, ABDALLAH

 

ABDALLAH.

Lucien ! Ah ! ça, vous vous appelez donc Lucien, vous ?

CAUSSADE.

Dame...

ABDALLAH.

Mais alors, vous n’êtes donc pas Évariste Caussade, ancien maréchal-des-logis aux zéphirs d’Afrique ?

CAUSSADE.

Jamais !...

ABDALLAH.

Ah ! Cristi !... mais alors, qu’est-ce que je fais donc ici, moi ?...

CAUSSADE.

Mais c’est ce que je me demande ?

ABDALLAH, s’échauffant.

Mais je ne vous connais pas !...

CAUSSADE, de même.

Mais ni moi non plus !... sapristi !

ABDALLAH.

Mais est-ce assez bête, ça ! Nom d’un nom ! Voilà deux jours que je suis ici, que je mange, que je bois, que je dors... comme si j’étais chez un ami !... Vous croyez que ça m’amuse !...

CAUSSADE.

Et moi donc ?...

ABDALLAH, lui serrant les mains.

Ah !... crr... Enfin ! c’est égal !... vous êtes un bon homme !... je ne vous en veux pas !...

THOLOSAN.

Il est bien bon !...

ABDALLAH.

Et si jamais vous avez besoin de moi !... Jérôme Abdallah Bonafous !... toute l’Afrique connaît ça !...

Il se retourne sur le seuil.

Salut aux dames !... ah ! mille noms d’un nom !...

 

 

Scène XVIII

CAUSSADE, THOLOSAN, CÉCILE, BENJAMINE[79]

 

CAUSSADE.

Enfin ! mille noms d’un nom ! Je sais le sien ! C’est toujours ça.

Il se retourne et reste saisi.

Ah ! voilà un fameux vide !

BENJAMINE, étourdiment.

Il n’y aura plus personne pour signer à notre contrat.

CAUSSADE.

Comment, comment ! notre contrat ?

BENJAMINE, à Tholosan.

Eh ! bien, vous n’avez donc pas parlé, monsieur ?... Mais qu’est-ce que vous faites donc depuis ce matin ?... Mais à quoi pensez-vous ?

THOLOSAN, timidement.

Que voulez-vous ? Je n’ai pas osé... M. Caussade veut absolument pour gendre un ami.

CÉCILE.

Et où en trouvera-t-il un meilleur... un plus dévoué ?

CAUSSADE, lui tendant la main.

Ça, c’est vrai !

À part.

Il m’a sauvé la vie !

THOLOSAN.

À la bonne heure, donc !... Cette fois... vous êtes dans le vrai, monsieur mon beau-père.

CÉCILE, embrassant Benjamine.

Sois heureuse, chère enfant !...

BENJAMINE, bas.

Tu crois donc que c’est possible maintenant ?

CÉCILE.

J’en suis sure !...

CAUSSADE.

Eh bien ! et moi !... je marie ma fille !... je tue une vilaine bête !... je me débarrasse des autres !... et on ne m’embrasse pas !... On ne m’aime donc pas ?...

CÉCILE, se jetant dans ses bras.

Oh ! de toute mon âme !...

THOLOSAN, à Caussade.

Et vous voyez bien que ma fable avait raison, et que nos intimes ne sont pas toujours nos amis !


[1] Benjamine, Jenny.

[2] Benjamine, Cécile, Jenny au fond.

[3] Benjamine, Cécile.

[4] Cécile, Benjamine.

[5] Benjamine, Caussade, Cécile.

[6] Benjamine, Caussade, Cécile assise.

[7] Caussade, Benjamine, Cécile.

[8] Benjamine, Caussade, Cécile.

[9] Cécile, Benjamine, Caussade.

[10] Cécile, Benjamine.

[11] Cécile, Maurice, Benjamine.

[12] Cécile, Benjamine au fond, Maurice près du canapé.

[13] Cécile, Maurice.

[14] Maurice, Cécile.

[15] Cécile, Maurice.

[16] Cécile, Tholosan, Maurice.

[17] Tholosan, Maurice.

[18] Maurice, Tholosan.

[19] Tholosan, Maurice.

[20] Maurice, Tholosan.

[21] Maurice, Cécile, Tholosan.

[22] Cécile, Maurice, Tholosan, Benjamine.

[23] Caussade, Cécile, Benjamine, Tholosan, Maurice.

[24] Cécile, Caussade, Tholosan, Maurice.

[25] Tholosan, Caussade, Maurice.

[26] Tholosan, Cécile, Caussade, Maurice.

[27] Madame Vigneux, Cécile, Vigneux, Caussade, Tholosan, Maurice.

[28] Vigneux, Caussade, Marécat, Raphaël, Tholosan, Maurice.

[29] Caussade assis sur une chaise. Marécat et Tholosan sur le canapé. Maurice et Vigneux derrière eux.

[30] Vigneux, Abdallah Caussade, Marécat, Raphaël, Tholosan.

[31] Jenny, Raphaël.

[32] Jenny, Tholosan, Raphaël.

[33] Madame Vigneux, Vigneux, Tholosan.

[34] Madame Vigneux, Tholosan, Vigneux.

[35] Madame Vigneux, Tholosan, Marécat, Vigneux.

[36] Marécat, Tholosan, madame Vigneux, Vigneux.

[37] Tholosan appuyé sur le piano, Marécat dans le fauteuil, Caussade debout, madame Vigneux dans le fauteuil.

[38] Marécat, Caussade, Abdallah, madame Vigneux.

[39] Vigneux, Marécat, Abdallah plus haut. Caussade à la fenêtre, madame Vigneux.

[40] Maurice, Tholosan.

[41] Maurice, Tholosan.

[42] Tholosan, Cécile.

[43] Tholosan, Cécile.

[44] Cécile, Maurice.

[45] Maurice, Cécile.

[46] Maurice, Cécile.

[47] Vigneux, Abdallah, Marécat, madame Vigneux.

[48] Madame Vigneux, Caussade, Vigneux.

[49] La Richaudière, Lancelot, Abdallah, Caussade, Vigneux, Marécat.

[50] La Richaudière, Lancelot, Abdallah, Vigneux, Caussade, Marécat.

[51] La Richaudière, Lancelot, Caussade, Tholosan, Abdallah, Marécat, Vigneux.

[52] Vigneux, la Richaudière, Lancelot, Abdallah, Marécat à la table, Caussade, Tholosan.

[53] Vigneux, Caussade, Marécat.

[54] Vigneux, Caussade, Marécat.

[55] Cécile, Tholosan, Maurice, Benjamine au fond : Caussade, Vigneux, Marécat.

[56] Maurice, Tholosan.

[57] Jenny, Raphaël, Tholosan.

[58] Benjamine, Jenny, Cécile.

[59] Musique.

[60] Cécile, Caussade, Marécat, Vigneux.

[61] La musique cesse.

[62] Caussade, Tholosan, Cécile, Marécat, Vigneux.

[63] Cécile, Tholosan, Marécat, Caussade, Vigneux.

[64] Benjamine, Tholosan.

[65] Tholosan, Benjamine.

[66] Cécile, Tholosan.

[67] Maurice, Tholosan.

[68] Cécile, Benjamine, Tholosan, Maurice.

[69] Cécile, Tholosan, Caussade, Maurice.

[70] Cécile, Caussade, Maurice, Tholosan.

[71] Cécile, Caussade, Tholosan, Maurice.

[72] Cécile, Tholosan, Maurice, Caussade.

[73] Vigneux, Marécat, Caussade, madame Vigneux, Abdallah.

[74] Vigneux, Marécat, madame Vigneux, Abdallah.

[75] Vigneux, madame Vigneux, Marécat, Abdallah.

[76] Abdallah, Cécile.

[77] Maurice, Vigneux, madame Vigneux, Tholosan, Maurice, Caussade, Cécile, Benjamine.

[78] Marécat, Abdallah, Caussade, Tholosan, Cécile assise, Benjamine.

[79] Tholosan, Caussade, Cécile, Benjamine.

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