Les fâcheux (MOLIÈRE)

Comédie en trois actes et en vers.

Faite pour les divertissements du Roi, au mois d’août 1661, et représentée pour la première fois en public à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 4 novembre 1661, par le Troupe de Monsieur, frère unique du Roi.

 

Personnages

 

DAMIS, tuteur d’Orphise

ORPHISE

ÉRASTE, amoureux d’Orphise

ALCIDOR, fâcheux

LISANDRE, fâcheux

ALCANDRE, fâcheux

ALCIPPE, fâcheux

ORANTE, fâcheux

CLIMÈNE, fâcheux

DORANTE, fâcheux

CARITIDÈS, fâcheux

ORMIN, fâcheux

FILINTE, fâcheux

LA MONTAGNE, valet d’Éraste

L’ÉPINE, valet de Damis

LA RIVIÈRE et DEUX CAMARADES

 

La scène est à Paris.

 

 

AU ROI

Sire,

 

J’ajoute une scène à la comédie ; et c’est une espèce de fâcheux assez insupportable qu’un homme qui dédie un livre. Votre Majesté en sait des nouvelles plus que personne de son royaume, et ce n’est pas d’aujourd’hui qu’elle se voit en butte à la furie des épîtres dédicatoires. Mais, bien que je suive l’exemple des autres, et me mette moi-même au rang de ceux que j’ai joués, j’ose dire toutefois à Votre Majesté que ce que j’en fais n’est pas tant pour lui présenter un livre que pour avoir lieu de lui rendre grâces du succès de cette comédie. Je le dois, Sire, ce succès qui a passé mon attente, non seulement à cette glorieuse approbation dont Votre Majesté honora d’abord la pièce, et qui a entraîné si hautement celle de tout le monde, mais encore à l’ordre qu’elle me donna d’y ajouter un caractère de fâcheux, dont elle eut la bonté de m’ouvrir les idées Elle-même, et qui a été trouvé partout le plus beau morceau de l’ouvrage. Il faut avouer, Sire, que je n’ai jamais rien fait avec tant de facilité, ni si promptement que cet endroit où Votre Majesté me commanda de travailler. J’avais une joie à lui obéir qui me valait bien mieux qu’Apollon et toutes les Muses ; et je conçois par-là ce que je serais capable d’exécuter pour une comédie entière, si j’étais inspiré par de pareils commandements. Ceux qui sont nés en un rang élevé peuvent se proposer l’honneur de servir Votre Majesté dans les grands emplois, mais, pour moi, toute la gloire où je puis aspirer, c’est de la réjouir. Je borne là l’ambition de mes souhaits ; et je crois qu’en quelque façon ce n’est pas être inutile à la France que de contribuer quelque chose au divertissement de son roi. Quand je n’y réussirai pas, ce ne sera jamais par un défaut de zèle ni d’étude, mais seulement par un mauvais destin qui suit assez souvent les meilleures intentions, et qui sans doute affligerait sensiblement,

 

Sire,

 

De Votre Majesté,

Le très humble, très obéissant, et très fidèle serviteur et sujet.

J.-B. P. Molière.

 

 

AVERTISSEMENT

 

Jamais entreprise au théâtre ne fut si précipitée que celle-ci, et c’est une chose, je crois, toute nouvelle qu’une comédie ait été conçue, faite, apprise et représentée en quinze jours. Je ne dis pas cela pour me piquer de l’impromptu et en prétendre de la gloire, mais seulement pour prévenir certaines gens qui pourraient trouver à redire que je n’aie pas mis ici toutes les espèces de fâcheux qui se trouvent. Je sais que le nombre en est grand, et à la cour et dans la ville, et que, sans épisodes, j’eusse bien pu en composer une comédie de cinq actes bien fournis, et avoir encore de la matière de reste. Mais, dans le peu de temps qui me fut donné, il m’était impossible de faire un grand dessein, et de rêver beaucoup sur le choix de mes personnages et sur la disposition de mon sujet. Je me réduisis donc à ne toucher qu’un petit nombre d’importuns, et je pris ceux qui s’offrirent d’abord à mon esprit, et que je crus les plus propres à réjouir les augustes personnes devant qui j’avais à paraître ; et, pour lier promptement toutes ces choses ensemble, je me servis du premier nœud que je pus trouver. Ce n’est pas mon dessein d’examiner maintenant si tout cela pouvait être mieux, et si tous ceux qui s’y sont divertis ont ri selon les règles : le temps viendra de faire imprimer mes remarques sur les pièces que j’aurai faites, et je ne désespère pas de faire voir un jour, en grand auteur, que je puis citer Aristote et Horace. En attendant cet examen, qui peut-être ne viendra point, je m’en remets assez aux décisions de la multitude, et je tiens aussi difficile de combattre un ouvrage que le public approuve, que d’en défendre un qu’il condamne.

Il n’y a personne qui ne sache pour quelle réjouissance la pièce fut composée, et cette fête a fait un tel éclat qu’il n’est pas nécessaire d’en parler ; mais il ne sera pas hors de propos de dire deux paroles des ornements qu’on a mêlés avec la comédie.

Le dessein était de donner un ballet aussi ; et, comme il n’y avait qu’un petit nombre choisi de danseurs excellents, on fut contraint de séparer les entrées de ce ballet, et l’avis fut de les jeter dans les entractes de la comédie, afin que ces intervalles donnassent temps aux mêmes baladins de revenir sous d’autres habits. De sorte que, pour ne point rompre aussi le fil de la pièce par ces manières d’intermèdes, on s’avisa de les coudre au sujet du mieux que l’on put, et de ne faire qu’une seule chose du ballet et de la comédie ; mais, comme le temps était fort précipité, et que tout cela ne fut pas réglé entièrement par une même tête, on trouvera peut-être quelques endroits du ballet qui n’entrent pas dans la comédie aussi naturellement que d’autres. Quoi qu’il en soit, c’est un mélange qui est nouveau pour nos théâtres, et dont on pourrait chercher quelques autorités dans l’antiquité ; et, comme tout le monde l’a trouvé agréable, il peut servir d’idée à d’autres choses qui pourraient être méditées avec plus de loisir.

D’abord que la toile fut levée, un des acteurs, comme vous pourriez dire moi, parut sur le théâtre en habit de ville, et, s’adressant au Roi avec le visage d’un homme surpris, fit des excuses en désordre sur ce qu’il se trouvait là seul, et manquait de temps et d’acteurs pour donner à Sa Majesté le divertissement qu’elle semblait attendre. En même temps, au milieu de vingt jets d’eau naturels, s’ouvrit cette coquille que tout le monde a vue, et l’agréable Naïade qui parut dedans s’avança au bord du théâtre et, d’un air héroïque, prononça les vers que M. Pellisson avait faits, et qui servent de prologue.

 

 

PROLOGUE

 

UNE NAÏADE, sortant des eaux dans une coquille.

Pour voir en ces beaux lieux le plus grand roi du monde,

Mortels, je viens à vous de ma grotte profonde.

Faut-il, en sa faveur, que la terre ou que l’eau

Produisent à vos yeux un spectacle nouveau ?

Qu’il parle ou qu’il souhaite, il n’est rien d’impossible :

Lui-même n’est-il pas un miracle visible ?

Son règne, si fertile en miracles divers,

N’en demande-t-il pas à tout cet univers ?

Jeune, victorieux, sage, vaillant, auguste,

Aussi doux que sévère, aussi puissant que juste :

Régler et ses États et ses propres désirs ;

Joindre aux nobles travaux les plus nobles plaisirs ;

En ses justes projets jamais ne se méprendre ;

Agir incessamment, tout voir et tout entendre,

Qui peut cela peut tout : il n’a qu’à tout oser,

Et le ciel à ses vœux ne peut rien refuser.

Ces termes marcheront, et si Louis l’ordonne,

Ces arbres parleront mieux que ceux de Dodone.

Hôtesses de leurs troncs, moindres divinités,

C’est Louis qui le veut, sortez, nymphes, sortez ;

Je vous montre l’exemple, il s’agit de lui plaire.

Quittez pour quelque temps votre forme ordinaire ;

Et paraissons ensemble, aux yeux des spectateurs,

Pour ce nouveau théâtre, autant de vrais acteurs.

Plusieurs Dryades, accompagnées de Faunes et de Satyres, sortent des arbres et des termes.

Vous, soins de ses sujets, sa plus charmante étude,

Héroïque souci, royale inquiétude,

Laissez-le respirer, et souffrez qu’un moment

Son grand cœur s’abandonne au divertissement :

Vous le verrez demain, d’une force nouvelle,

Sous le fardeau pénible où votre voix l’appelle,

Faire obéir les lois, partager les bienfaits,

Par ses propres conseils prévenir nos souhaits,

Maintenir l’univers dans une paix profonde,

Et s’ôter le repos pour le donner au monde.

Qu’aujourd’hui tout lui plaise, et semble consentir

A l’unique dessein de le bien divertir.

Fâcheux, retirez-vous ; ou, s’il faut qu’il vous voie,

Que ce soit seulement pour exciter sa joie.

La Naïade emmène avec elle, pour la comédie, une partie des gens qu’elle a fait paraître, pendant que le reste se met à danser au son des hautbois, qui se joignent aux violons.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

ÉRASTE, LA MONTAGNE

ÉRASTE.

Sous quel astre, bon Dieu ! faut-il que je sois né,

Pour être de fâcheux toujours assassiné !

Il semble que partout le sort me les adresse,

Et j’en vois chaque jour quelque nouvelle espèce ;

Mais il n’est rien d’égal au fâcheux d’aujourd’hui :

J’ai cru n’être jamais débarrassé de lui ;

Et cent fois j’ai maudit cette innocente envie

Qui m’a pris, à dîner, de voir la comédie,

Où, pensant m’égayer, j’ai misérablement

Trouvé de mes péchés le rude châtiment.

Il faut que je te fasse un récit de l’affaire,

Car je m’en sens encor tout ému de colère.

J’étais sur le théâtre en humeur d’écouter

La pièce qu’à plusieurs j’avais ouï vanter :

Les acteurs commençaient, chacun prêtait silence,

Lorsque, d’un air bruyant et plein d’extravagance,

Un homme à grands canons est entré brusquement

En criant : « Holà ! ho ! un siège promptement ! »

Et, de son grand fracas surprenant l’assemblée,

Dans le plus bel endroit a la pièce troublée.

« Hé ! mon Dieu ! nos Français, si souvent redressés,

Ne prendront-ils jamais un air de gens sensés ?

Ai-je dit ; et faut-il sur nos défauts extrêmes

Qu’en théâtre public nous nous jouions nous-mêmes,

Et confirmions ainsi, par des éclats de fous,

Ce que chez nos voisins on dit partout de nous ? »

Tandis que là-dessus je haussais les épaules,

Les acteurs ont voulu continuer leurs rôles ;

Mais l’homme pour s’asseoir a fait nouveau fracas,

Et, traversant encor le théâtre à grands pas,

Bien que dans les côtés il pût être à son aise,

Au milieu du devant il a planté sa chaise,

Et, de son large dos morguant les spectateurs,

Aux trois quarts du parterre a caché les acteurs.

Un bruit s’est élevé, dont un autre eût eu honte ;

Mais lui, ferme et constant, n’en a fait aucun compte,

Et se serait tenu comme il s’était posé

Si, pour mon infortune, il ne m’eût avisé.

« Ha ! marquis, m’a-t-il dit, prenant près de moi place,

Comment te portes-tu ? Souffre que je t’embrasse. »

Au visage, sur l’heure, un rouge m’est monté

Que l’on me vît connu d’un pareil éventé.

Je l’étais peu pourtant ; mais on en voit paraître

De ces gens qui de rien veulent fort vous connaître,

Dont il faut au salut les baisers essuyer,

Et qui sont familiers jusqu’à vous tutoyer.

Il m’a fait à l’abord cent questions frivoles,

Plus haut que les acteurs élevant ses paroles.

Chacun le maudissait ; et moi, pour l’arrêter :

« Je serais, ai-je dit, bien aise d’écouter.

– Tu n’as point vu ceci, marquis ? Ah ! Dieu me damne !

Je le trouve assez drôle, et je n’y suis pas âne ;

Je sais par quelles lois un ouvrage est parfait,

Et Corneille me vient lire tout ce qu’il fait. »

Là-dessus, de la pièce il m’a fait un sommaire,

Scène à scène averti de ce qui s’allait faire ;

Et jusques à des vers qu’il en savait par cœur,

Il me les récitait tout haut avant l’acteur.

J’avais beau m’en défendre, il a poussé sa chance,

Et s’est devers la fin levé longtemps d’avance :

Car les gens du bel air, pour agir galamment,

Se gardent bien surtout ouïr le dénoûment.

Je rendais grâce au ciel, et croyais de justice

Qu’avec la comédie eût fini mon supplice ;

Mais, comme si c’en eût été trop bon marché,

Sur nouveaux frais mon homme à moi s’est attaché,

M’a conté ses exploits, ses vertus non communes,

Parlé de ses chevaux, de ses bonnes fortunes,

Et de ce qu’à la cour il avait de faveur,

Disant qu’à m’y servir il s’offrait de grand cœur.

Je le remerciais doucement de la tête,

Minutant à tous coups quelque retraite honnête ;

Mais lui, pour le quitter me voyant ébranlé :

« Sortons, ce m’a-t-il dit, le monde est écoulé. »

Et sortis de ce lieu, me la donnant plus sèche :

« Marquis, allons au Cours faire voir ma galèche :

Elle est bien entendue, et plus d’un duc et pair

En fait à mon faiseur faire une du même air. »

Moi, de lui rendre grâce, et, pour mieux m’en défendre,

De dire que j’avais certain repas à rendre.

« Ah ! parbleu ! j’en veux être, étant de tes amis,

Et manque au maréchal, à qui j’avais promis.

– De la chère, ai-je fait, la dose est trop peu forte[1]

Pour oser y prier des gens de votre sorte.

– Non, m’a-t-il répondu, je suis sans compliment,

Et j’y vais pour causer avec toi seulement ;

Je suis des grands repas fatigué, je te jure.

– Mais si l’on vous attend, ai-je dit, c’est injure.

– Tu te moques, marquis ! nous nous connaissons tous ;

Et je trouve avec toi des passe-temps plus doux. »

Je pestais contre moi, l’âme triste et confuse

Du funeste succès qu’avait eu mon excuse,

Et ne savais à quoi je devais recourir

Pour sortir d’une peine à me faire mourir :

Lorsqu’un carrosse fait de superbe manière,

Et comblé de laquais et devant et derrière,

S’est, avec un grand bruit, devant nous arrêté,

D’où sautant un jeune homme amplement ajusté,

Mon importun et lui courant à l’embrassade,

Ont surpris les passants de leur brusque incartade :

Et, tandis que tous deux étaient précipités

Dans les convulsions de leurs civilités,

Je me suis doucement esquivé sans rien dire ;

Non sans avoir longtemps gémi d’un tel martyre,

Et maudit ce fâcheux, dont le zèle obstiné

M’ôtait au rendez-vous qui m’est ici donné.

LA MONTAGNE.

Ce sont chagrins mêlés aux plaisirs de la vie.

Tout ne va pas, monsieur, au gré de notre envie :

Le ciel veut qu’ici-bas chacun ait ses fâcheux,

Et les hommes seraient sans cela trop heureux.

ÉRASTE.

Mais de tous mes fâcheux le plus fâcheux encore

C’est Damis, le tuteur de celle que j’adore,

Qui rompt ce qu’à mes vœux elle donne d’espoir,

Et fait qu’en sa présence elle n’ose me voir.[2]

Je crains d’avoir déjà passé l’heure promise,

Et c’est dans cette allée où devait être Orphise.

LA MONTAGNE.

L’heure d’un rendez-vous d’ordinaire s’étend,

Et n’est pas resserrée aux bornes d’un instant.

ÉRASTE.

Il est vrai ; mais je tremble, et mon amour extrême

D’un rien se fait un crime envers celle que j’aime.

LA MONTAGNE.

Si ce parfait amour, que vous prouvez si bien,

Se fait vers votre objet un grand crime de rien,

Ce que son cœur pour vous sent de feux légitimes,

En revanche, lui fait un rien de tous vos crimes.

ÉRASTE.

Mais, tout de bon, crois-tu que je sois d’elle aimé ?

LA MONTAGNE.

Quoi ! vous doutez encor d’un amour confirmé ?

ÉRASTE.

Ah ! c’est malaisément qu’en pareille matière

Un cœur bien enflammé prend assurance entière ;

Il craint de se flatter ; et, dans ses divers soins,

Ce que plus il souhaite est ce qu’il croit le moins.

Mais songeons à trouver une beauté si rare.

LA MONTAGNE.

Monsieur, votre rabat par devant se sépare.

ÉRASTE.

N’importe.

LA MONTAGNE.

Laissez-moi l’ajuster, s’il vous plaît.

ÉRASTE.

Ouf ! tu m’étrangles, fat ; laisse-le comme il est.

LA MONTAGNE.

Souffrez qu’on peigne un peu...

ÉRASTE.

Sottise sans pareille !

Tu m’as, d’un coup de dent, presque emporté l’oreille.

LA MONTAGNE.

Vos canons...

ÉRASTE.

Laisse-les, tu prends trop de souci.

LA MONTAGNE.

Ils sont tout chiffonnés.

ÉRASTE.

Je veux qu’ils soient ainsi.

LA MONTAGNE.

Accordez-moi du moins, pour grâce singulière,[3]

De frotter ce chapeau, qu’on voit plein de poussière.

ÉRASTE.

Frotte donc, puisqu’il faut que j’en passe par là.

LA MONTAGNE.

Le voulez-vous porter fait comme le voilà ?

ÉRASTE.

Mon Dieu, dépêche-toi !

LA MONTAGNE.

Ce serait conscience.

ÉRASTE, après avoir attendu.

C’est assez.

LA MONTAGNE.

Donnez-vous un peu de patience.

ÉRASTE.

Il me tue.

LA MONTAGNE.

En quel lieu vous êtes-vous fourré ?

ÉRASTE.

T’es-tu de ce chapeau pour toujours emparé ?

LA MONTAGNE.

C’est fait.

ÉRASTE.

Donne-moi donc.

LA MONTAGNE, laissant tomber le chapeau.

Hai !

ÉRASTE.

Le voilà par terre :

Je suis fort avancé. Que la fièvre te serre !

LA MONTAGNE.

Permettez qu’en deux coups j’ôte...

ÉRASTE.

Il ne me plaît pas.

Au diantre tout valet qui vous est sur les bras,

Qui fatigue son maître, et ne fait que déplaire,

À force de vouloir trancher du nécessaire !

 

 

Scène II

 

ORPHISE, ALCIDOR, ÉRASTE, LA MONTAGNE

 

Orphise traverse le fond du théâtre ; Alcidor lui donne la main.

ÉRASTE.

Mais vois-je pas Orphise ? Oui, c’est elle qui vient.

Où va-t-elle si vite, et quel homme la tient ?

Il la salue comme elle passe, et elle, en passant, détourne la tête.

 

 

Scène III

 

ÉRASTE, LA MONTAGNE

 

ÉRASTE.

Quoi ! me voir en ces lieux devant elle paraître,

Et passer en feignant de ne me pas connaître !

Que croire ? Qu’en dis-tu ? Parle donc, si tu veux.

LA MONTAGNE.

Monsieur, je ne dis rien, de peur d’être fâcheux.

ÉRASTE.

Et c’est l’être en effet que de ne me rien dire

Dans les extrémités d’un si cruel martyre.

Fais donc quelque réponse à mon cœur abattu.

Que dois-je présumer ? Parle, qu’en penses-tu ?

Dis-moi ton sentiment.

LA MONTAGNE.

Monsieur, je veux me taire,

Et ne désire point trancher du nécessaire.

ÉRASTE.

Peste l’impertinent ! Va-t’en suivre leurs pas,

Vois ce qu’ils deviendront, et ne les quitte pas.

LA MONTAGNE, revenant sur ses pas.

Il faut suivre de loin ?

ÉRASTE.

Oui.

LA MONTAGNE, revenant sur ses pas.

Sans que l’on me voie,

Ou faire aucun semblant qu’après eux on m’envoie ?

ÉRASTE.

Non, tu feras bien mieux de leur donner avis

Que par mon ordre exprès ils sont de toi suivis.

LA MONTAGNE, revenant sur ses pas.

Vous trouverai-je ici ?

ÉRASTE.

Que le ciel te confonde,

Homme, à mon sentiment, le plus fâcheux du monde !

 

 

Scène IV

 

ÉRASTE, seul

Ah ! que je sens de trouble, et qu’il m’eût été doux

Qu’on me l’eût fait manquer, ce fatal rendez-vous !

Je pensais y trouver toutes choses propices,

Et mes yeux pour mon cœur y trouvent des supplices.[4]

 

 

Scène V

 

LYSANDRE, ÉRASTE

LYSANDRE.

Sous ces arbres, de loin, mes yeux t’ont reconnu,

Cher marquis ; et d’abord je suis à toi venu.

Comme à de mes amis, il faut que je te chante

Certain air que j’ai fait de petite courante,

Qui de toute la cour contente les experts,

Et sur qui plus de vingt ont déjà fait des vers.

J’ai le bien, la naissance, et quelque emploi passable,

Et fais figure en France assez considérable ;

Mais je ne voudrais pas, pour tout ce que je suis,

N’avoir point fait cet air qu’ici je te produis.

Il prélude.

La, la, hem, hem : écoute avec soin, je te prie.

Il chante sa courante.

N’est-elle pas belle ?

ÉRASTE.

Ah !

LYSANDRE.

Cette fin est jolie.

Il rechante la fin quatre ou cinq fois de suite.

Comment la trouves-tu ?

ÉRASTE.

Fort belle assurément.

LYSANDRE.

Les pas que j’en ai faits n’ont pas moins d’agrément,

Et surtout la figure a merveilleuse grâce.

Il chante, parle et danse tout ensemble, et fait faire à Éraste les figures de la femme.

Tiens, l’homme passe ainsi ; puis la femme repasse ;

Ensemble ; puis on quitte, et la femme vient là.

Vois-tu ce petit trait de feinte que voilà ?

Ce fleuret ? ces coupés courant après la belle ?

Dos à dos : face à face, en se pressant sur elle.

Après avoir achevé.

Que t’en semble, marquis ?

ÉRASTE.

Tous ces pas-là sont fins.

LYSANDRE.

Je me moque, pour moi, des maîtres baladins.

ÉRASTE.

On le voit.

LYSANDRE.

Les pas donc ?

ÉRASTE.

N’ont rien qui ne surprenne.

LYSANDRE.

Veux-tu, par amitié, que je te les apprenne ?

ÉRASTE.

Ma foi, pour le présent, j’ai certain embarras...

LYSANDRE.

Hé bien donc, ce sera lorsque tu le voudras.

Si j’avais dessus moi ces paroles nouvelles,

Nous les lirions ensemble, et verrions les plus belles.

ÉRASTE.

Une autre fois.

LYSANDRE.

Adieu : Baptiste le très cher

N’a point vu ma courante, et je le vais chercher :

Nous avons pour les airs de grandes sympathies,

Et je veux le prier d’y faire des parties.

Il s’en va, chantant toujours.

 

 

Scène VI

 

ÉRASTE, seul

 

Ciel ! faut-il que le rang, dont on veut tout couvrir,

De cent sots tous les jours nous oblige à souffrir ;

Et nous fasse abaisser jusques aux complaisances

D’applaudir bien souvent à leurs impertinences !

 

 

Scène VII

ÉRASTE, LA MONTAGNE

LA MONTAGNE.

Monsieur, Orphise est seule, et vient de ce côté.

ÉRASTE.

Ah ! d’un trouble bien grand je me sens agité !

J’ai de l’amour encor pour la belle inhumaine,

Et ma raison voudrait que j’eusse de la haine.

LA MONTAGNE.

Monsieur, votre raison ne sait ce qu’elle veut,

Ni ce que sur un cœur une maîtresse peut.

Bien que de s’emporter on ait de justes causes,

Une belle, d’un mot, rajuste bien des choses.

ÉRASTE.

Hélas ! je te l’avoue, et déjà cet aspect

À toute ma colère imprime le respect.

 

 

Scène VIII

ORPHISE, ÉRASTE, LA MONTAGNE

ORPHISE.

Votre front à mes yeux montre peu d’allégresse :

Serait-ce ma présence, Éraste, qui vous blesse ?

Qu’est-ce donc ? qu’avez-vous ? et sur quels déplaisirs,

Lorsque vous me voyez, poussez-vous des soupirs ?

ÉRASTE.

Hélas ! pouvez-vous bien me demander, cruelle,

Ce qui fait de mon cœur la tristesse mortelle ?

Et d’un esprit méchant n’est-ce pas un effet

Que feindre d’ignorer ce que vous m’avez fait ?

Celui dont l’entretien vous a fait à ma vue

Passer...

ORPHISE, riant.

C’est de cela que votre âme est émue ?

ÉRASTE.

Insultez, inhumaine, encore à mon malheur.

Allez, il vous sied mal de railler ma douleur,

Et d’abuser, ingrate, à maltraiter ma flamme,

Du faible que pour vous vous savez qu’a mon âme.

ORPHISE.

Certes il en faut rire, et confesser ici

Que vous êtes bien fou de vous troubler ainsi.

L’homme dont vous parlez, loin qu’il puisse me plaire,

Est un homme fâcheux dont j’ai su me défaire ;

Un de ces importuns et sots officieux

Qui ne sauraient souffrir qu’on soit seule en des lieux,

Et viennent aussitôt, avec un doux langage,

Vous donner une main contre qui l’on enrage.

J’ai feint de m’en aller pour cacher mon dessein ;

Et jusqu’à mon carrosse il m’a prêté la main.

Je m’en suis promptement défaite de la sorte ;

Et j’ai, pour vous trouver, rentré par l’autre porte.

ÉRASTE.

À vos discours, Orphise, ajouterai-je foi ?

Et votre cœur est-il tout sincère pour moi ?

ORPHISE.

Je vous trouve fort bon de tenir ces paroles,

Quand je me justifie à vos plaintes frivoles.

Je suis bien simple encore, et ma sotte bonté...

ÉRASTE.

Ah ! ne vous fâchez pas, trop sévère beauté !

Je veux croire en aveugle, étant sous votre empire,

Tout ce que vous aurez la bonté de me dire.

Trompez, si vous voulez, un malheureux amant ;

J’aurai pour vous respect jusques au monument.

Maltraitez mon amour, refusez-moi le vôtre,

Exposez à mes yeux le triomphe d’un autre ;

Oui, je souffrirai tout de vos divins appas.

J’en mourrai ; mais enfin je ne m’en plaindrai pas.

ORPHISE.

Quand de tels sentiments régneront dans votre âme,

Je saurai de ma part...

 

 

Scène IX

ALCANDRE, ORPHISE, ÉRASTE, LA MONTAGNE

ALCANDRE.

À Orphise.

Marquis, un mot. Madame,

De grâce, pardonnez si je suis indiscret,

En osant, devant vous, lui parler en secret.

Orphise sort.

 

 

Scène X

 

ALCANDRE, ÉRASTE, LA MONTAGNE

 

ALCANDRE.

Avec peine, marquis, je te fais la prière ;

Mais un homme vient là de me rompre en visière,

Et je souhaite fort, pour ne rien reculer,

Qu’à l’heure, de ma part, tu l’ailles appeler.

Tu sais qu’en pareil cas ce serait avec joie

Que je te le rendrais en la même monnaie.

ÉRASTE, après avoir un peu demeuré sans parler.

Je ne veux point ici faire le capitan ;

Mais on m’a vu soldat avant que courtisan :

J’ai servi quatorze ans, et je crois être en passe

De pouvoir d’un tel pas me tirer avec grâce,

Et de ne craindre point qu’à quelque lâcheté

Le refus de mon bras me puisse être imputé.

Un duel met les gens en mauvaise posture ;

Et notre roi n’est pas un monarque en peinture :

Il sait faire obéir les plus grands de l’État,

Et je trouve qu’il fait en digne potentat.

Quand il faut le servir, j’ai du cœur pour le faire ;

Mais je ne m’en sens point quand il faut lui déplaire.

Je me fais de son ordre une suprême loi :

Pour lui désobéir, cherche un autre que moi.

Je te parle, vicomte, avec franchise entière,

Et suis ton serviteur en toute autre matière.

Adieu.

 

 

Scène XI

 

ÉRASTE, LA MONTAGNE

 

ÉRASTE.

Cinquante fois au diable les fâcheux !

Où donc s’est retiré cet objet de mes vœux ?

LA MONTAGNE.

Je ne sais.

ÉRASTE.

Pour savoir où la belle est allée,

Va-t’en chercher partout : j’attends dans cette allée.

 

 

Ballet du premier acte

PREMIÈRE ENTRÉE.

Des joueurs de mail, en criant gare, l’obligent à se retirer ; et comme il veut revenir lorsqu’ils ont fait.

DEUXIÈME ENTRÉE.

Des curieux viennent, qui tournent autour de lui pour le connaître, et font qu’il se retire encore pour un moment.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

ÉRASTE, seul

 

Mes fâcheux à la fin se sont-ils écartés ?

Je pense qu’il en pleut ici de tous côtés.

Je les fuis, et les trouve ; et, pour second martyre,

Je ne saurais trouver celle que je désire.

Le tonnerre et la pluie ont promptement passé,

Et n’ont point de ces lieux le beau monde chassé.

Plût au ciel, dans les dons que ses soins y prodiguent,

Qu’ils en eussent chassé tous les gens qui fatiguent !

Le soleil baisse fort, et je suis étonné

Que mon valet encor ne soit point retourné.

 

 

Scène II

ALCIPPE, ÉRASTE

ALCIPPE.

Bonjour.

ÉRASTE, à part.

Hé quoi ! toujours ma flamme divertie !

ALCIPPE.

Console-moi, marquis, d’une étrange partie

Qu’au piquet je perdis hier contre un Saint-Bouvain,

À qui je donnerais quinze points et la main.

C’est un coup enragé, qui depuis hier m’accable,

Et qui ferait donner tous les joueurs au diable ;

Un coup assurément à se pendre en public.

Il ne m’en faut que deux, l’autre a besoin d’un pic :

Je donne, il en prend six, et demande à refaire ;

Moi, me voyant de tout, je n’en voulus rien faire.

Je porte l’as de trèfle (admire mon malheur !),

L’as, le roi, le valet, le huit et dix de cœur,

Et quitte, comme au point allait la politique,

Dame et roi de carreau, dix et dame de pique.

Sur mes cinq cours portés la dame arrive encor,

Qui me fait justement une quinte major ;

Mais mon homme, avec l’as, non sans surprise extrême,

Des bas carreaux sur table étale une sixième.

J’en avais écarté la dame avec le roi ;

Mais lui fallant un pic, je sortis hors d’effroi,

Et croyais bien du moins faire deux points uniques.

Avec les sept carreaux il avait quatre piques,

Et, jetant le dernier, m’a mis dans l’embarras

De ne savoir lequel garder de mes deux as.

J’ai jeté l’as de cœur, avec raison, me semble ;

Mais il avait quitté quatre trèfles ensemble,

Et par un six de cœur je me suis vu capot,

Sans pouvoir, de dépit, proférer un seul mot.

Morbleu ! fais-moi raison de ce coup effroyable !

À moins que l’avoir vu, peut-il être croyable ?

ÉRASTE.

C’est dans le jeu qu’on voit les plus grands coups du sort.

ALCIPPE.

Parbleu ! tu jugeras toi-même si j’ai tort,

Et si c’est sans raison que ce coup me transporte :

Car voici nos deux jeux, qu’exprès sur moi je porte.

Tiens, c’est ici mon port, comme je te l’ai dit,

Et voici...

ÉRASTE.

J’ai compris le tout par ton récit,

Et vois de la justice au transport qui t’agite.

Mais pour certaine affaire il faut que je te quitte.

Adieu. Console-toi pourtant de ton malheur.

ALCIPPE.

Qui, moi ? J’aurai toujours ce coup-là sur le cœur ;

Et c’est pour ma raison pis qu’un coup de tonnerre.

Je le veux faire, moi, voir à toute la terre !

Il s’en va, et prêt à rentrer, il dit par réflexion :

Un six de cœur ! deux points !

ÉRASTE.

En quel lieu sommes-nous ?

De quelque part qu’on tourne, on ne voit que des fous.

 

 

Scène III

ÉRASTE, LA MONTAGNE

 

ÉRASTE.

Ah ! que tu fais languir ma juste impatience !

LA MONTAGNE.

Monsieur, je n’ai pu faire une autre diligence.

ÉRASTE.

Mais me rapportes-tu quelque nouvelle, enfin ?

LA MONTAGNE.

Sans doute ; et de l’objet qui fait votre destin

J’ai, par un ordre exprès, quelque chose à vous dire.[5]

ÉRASTE.

Et quoi ! déjà mon cœur après ce mot soupire.

Parle.

LA MONTAGNE.

Souhaitez-vous de savoir ce que c’est ?

ÉRASTE.

Oui, dis vite.

LA MONTAGNE.

Monsieur, attendez, s’il vous plaît.

Je me suis, à courir, presque mis hors d’haleine.

ÉRASTE.

Prends-tu quelque plaisir à me tenir en peine ?

LA MONTAGNE.

Puisque vous désirez de savoir promptement

L’ordre que j’ai reçu de cet objet charmant,

Je vous dirai... Ma foi, sans vous vanter mon zèle,

J’ai bien fait du chemin pour trouver cette belle ;

Et si...

ÉRASTE.

Peste soit fait de tes digressions ![6]

LA MONTAGNE.

Ah ! il faut modérer un peu ses passions ;

Et Sénèque...

ÉRASTE.

Sénèque est un sot dans ta bouche,

Puisqu’il ne me dit rien de tout ce qui me touche.

Dis-moi ton ordre, tôt.

LA MONTAGNE.

Pour contenter vos vœux,

Votre Orphise... Une bête est là dans vos cheveux.

ÉRASTE.

Laisse.

LA MONTAGNE.

Cette beauté, de sa part, vous fait dire...

ÉRASTE.

Quoi ?

LA MONTAGNE.

Devinez.

ÉRASTE.

Sais-tu que je ne veux pas rire ?

LA MONTAGNE.

Son ordre est qu’en ce lieu vous devez vous tenir,

Assuré que dans peu vous l’y verrez venir,

Lorsqu’elle aura quitté quelques provinciales,

Aux personnes de cœur fâcheuses animales.

ÉRASTE.

Tenons-nous donc au lieu qu’elle a voulu choisir.

Mais, puisque l’ordre ici m’offre quelque loisir,

Laisse-moi méditer.

La Montagne sort.

J’ai dessein de lui faire

Quelques vers sur un air où je la vois se plaire.

Il se promène en rêvant.

 

 

Scène IV

ORANTE, CLIMÈNE, ÉRASTE, dans un coin du théâtre sans être aperçu

ORANTE.

Tout le monde sera de mon opinion.

CLIMÈNE.

Croyez-vous l’emporter par obstination ?

ORANTE.

Je pense mes raisons meilleures que les vôtres.

CLIMÈNE.

Je voudrais qu’on ouît les unes et les autres.

ORANTE, apercevant Éraste.

J’avise un homme ici qui n’est pas ignorant ;

Il pourra nous juger sur notre différend.

Marquis, de grâce, un mot. Souffrez qu’on vous appelle

Pour être entre nous deux juge d’une querelle,

D’un débat qu’ont ému nos divers sentiments

Sur ce qui peut marquer les plus parfaits amants.

ÉRASTE.

C’est une question à vider difficile,

Et vous devez chercher un juge plus habile.

ORANTE.

Non : vous nous dites là d’inutiles chansons.

Votre esprit fait du bruit, et nous vous connaissons ;

Nous savons que chacun vous donne à juste titre...

ÉRASTE.

Hé ! de grâce...

ORANTE.

En un mot, vous serez notre arbitre,

Et ce sont deux moments qu’il vous faut nous donner.

CLIMÈNE.

Vous retenez ici qui vous doit condamner :

Car enfin, s’il est vrai ce que j’en ose croire,

Monsieur à mes raisons donnera la victoire.

ÉRASTE, à part.

Que ne puis-je à mon traître inspirer le souci

D’inventer quelque chose à me tirer d’ici !

ORANTE, à Climène.

Pour moi, de son esprit j’ai trop bon témoignage

Pour craindre qu’il prononce à mon désavantage.

À Éraste.

Enfin, ce grand débat qui s’allume entre nous

Est de savoir s’il faut qu’un amant soit jaloux.

CLIMÈNE.

Ou, pour mieux expliquer ma pensée et la vôtre,

Lequel doit plaire plus d’un jaloux ou d’un autre.

ORANTE.

Pour moi, sans contredit, je suis pour le dernier.

CLIMÈNE.

Et dans mon sentiment, je tiens pour le premier.

ORANTE.

Je crois que notre cœur doit donner son suffrage

À qui fait éclater du respect davantage.

CLIMÈNE.

Et moi, que si nos vœux doivent paraître au jour,

C’est pour celui qui fait éclater plus d’amour.

ORANTE.

Oui ; mais on voit l’ardeur dont une âme est saisie,

Bien mieux dans le respect que dans la jalousie.[7]

CLIMÈNE.

Et c’est mon sentiment que qui s’attache à nous

Nous aime d’autant plus qu’il se montre jaloux.

ORANTE.

Fi ! ne me parlez point, pour être amants, Climène,

De ces gens dont l’amour est fait comme la haine,

Et qui, pour tous respects et toute offre de vœux,

Ne s’appliquent jamais qu’à se rendre fâcheux ;

Dont l’âme, que sans cesse un noir transport anime,

Des moindres actions cherche à nous faire un crime,

En soumet l’innocence à son aveuglement,

Et veut sur un coup d’œil un éclaircissement ;

Qui, de quelque chagrin nous voyant l’apparence,

Se plaignent aussitôt qu’il naît de leur présence ;

Et, lorsque dans nos yeux brille un peu d’enjouement,

Veulent que leurs rivaux en soient le fondement ;

Enfin qui, prenant droit des fureurs de leur zèle,

Ne vous parlent jamais que pour faire querelle,

Osent défendre à tous l’approche de nos cœurs,

Et se font les tyrans de leurs propres vainqueurs.

Moi, je veux des amants que le respect inspire,

Et leur soumission marque mieux notre empire.

CLIMÈNE.

Fi ! ne me parlez point, pour être vrais amants,

De ces gens qui pour nous n’ont nuls emportements ;

De ces tièdes galants, de qui les cours paisibles

Tiennent déjà pour eux les choses infaillibles,

N’ont point peur de nous perdre, et laissent, chaque jour,

Sur trop de confiance endormir leur amour ;

Sont avec leurs rivaux en bonne intelligence,

Et laissent un champ libre à leur persévérance.

Un amour si tranquille excite mon courroux :

C’est aimer froidement que n’être point jaloux ;

Et je veux qu’un amant, pour me prouver sa flamme,

Sur d’éternels soupçons laisse flotter son âme,

Et, par de prompts transports, donne un signe éclatant

De l’estime qu’il fait de celle qu’il prétend.

On s’applaudit alors de son inquiétude ;

Et, s’il nous fait parfois un traitement trop rude,

Le plaisir de le voir, soumis à nos genoux,

S’excuser de l’éclat qu’il a fait contre nous,

Ses pleurs, son désespoir d’avoir pu nous déplaire,

Est un charme à calmer toute notre colère.[8]

ORANTE.

Si, pour vous plaire, il faut beaucoup d’emportement,

Je sais qui vous pourrait donner contentement ;

Et je connais des gens dans Paris plus de quatre,

Qui, comme ils le font voir, aiment jusques à battre.

CLIMÈNE.

Si, pour vous plaire, il faut n’être jamais jaloux,

Je sais certaines gens fort commodes pour vous ;

Des hommes en amour d’une humeur si souffrante

Qu’ils vous verraient sans peine entre les bras de trente.

ORANTE.

Enfin, par votre arrêt, vous devez déclarer

Celui de qui l’amour vous semble à préférer.

Orphise paraît dans le fond du théâtre, et voit Éraste entre Orante et Climène.

ÉRASTE.

Puisqu’à moins d’un arrêt je ne m’en puis défaire,

Toutes deux à la fois je vous veux satisfaire ;

Et, pour ne point blâmer ce qui plaît à vos yeux,

Le jaloux aime plus, et l’autre aime bien mieux.

CLIMÈNE.

L’arrêt est plein d’esprit ; mais...

ÉRASTE.

Suffit. J’en suis quitte.

Après ce que j’ai dit, souffrez que je vous quitte.

 

 

Scène V

ORPHISE, ÉRASTE

ÉRASTE, apercevant Orphise, et allant au-devant d’elle.

Que vous tardez, Madame, et que j’éprouve bien... !

ORPHISE.

Non, non, ne quittez pas un si doux entretien.

À tort vous m’accusez d’être trop tard venue,

Montrant Orante et Climène qui viennent de sortir.

Et vous avez de quoi vous passer de ma vue.

ÉRASTE.

Sans sujet contre moi voulez-vous vous aigrir,

Et me reprochez-vous ce qu’on me fait souffrir ?

Ah ! de grâce, attendez...

ORPHISE.

Laissez-moi, je vous prie,

Et courez vous rejoindre à votre compagnie.

 

 

Scène VI

 

ÉRASTE, seul

Ciel ! faut-il qu’aujourd’hui fâcheuses et fâcheux

Conspirent à troubler les plus chers de mes vœux !

Mais allons sur ses pas, malgré sa résistance,

Et faisons à ses yeux briller notre innocence.

 

 

Scène VII

DORANTE, ÉRASTE

DORANTE.

Ah ! marquis, que l’on voit de fâcheux, tous les jours

Venir de nos plaisirs interrompre le cours !

Tu me vois enragé d’une assez belle chasse

Qu’un fat... C’est un récit qu’il faut que je te fasse.

ÉRASTE.

Je cherche ici quelqu’un, et ne puis m’arrêter.

DORANTE, le retenant.

Parbleu ! chemin faisant, je te le veux conter.

Nous étions une troupe assez bien assortie,

Qui pour courir un cerf avions hier fait partie ;

Et nous fûmes coucher sur le pays exprès,

C’est-à-dire, mon cher, en fin fond de forêts.

Comme cet exercice est mon plaisir suprême,

Je voulus, pour bien faire, aller au bois moi-même,

Et nous conclûmes tous d’attacher nos efforts

Sur un cerf qu’un chacun nous disait cerf dix-cors ;

Mais moi, mon jugement, sans qu’aux marques j’arrête,

Fut qu’il n’était que cerf à sa seconde tête.

Nous avions, comme il faut, séparé nos relais,

Et déjeunions en hâte avec quelques œufs frais,

Lorsqu’un franc campagnard, avec longue rapière,

Montant superbement sa jument poulinière,

Qu’il honorait du nom de sa bonne jument,

S’en est venu nous faire un mauvais compliment,

Nous présentant aussi, pour surcroît de colère,

Un grand benêt de fils aussi sot que son père.

Il s’est dit grand chasseur, et nous a priés tous

Qu’il pût avoir le bien de courir avec nous.

Dieu préserve, en chassant, toute sage personne

D’un porteur de huchet, qui mal à propos sonne ;

De ces gens qui, suivis de dix hourets galeux,

Disent : Ma meute, et font les chasseurs merveilleux !

Sa demande reçue, et ses vertus prisées,

Nous avons été tous frapper à nos brisées.

À trois longueurs de trait, tayaut ! voilà d’abord

Le cerf donné aux chiens. J’appuie, et sonne fort.

Mon cerf débuche, et passe une assez longue plaine,

Et mes chiens après lui, mais si bien en haleine,

Qu’on les aurait couverts tous d’un seul justaucorps.

Il vient à la forêt. Nous lui donnons alors

La vieille meute ; et moi, je prends en diligence

Mon cheval alezan. Tu l’as vu ?

ÉRASTE.

Non, je pense.

DORANTE.

Comment ! c’est un cheval aussi bon qu’il est beau,

Et que, ces jours passés, j’achetai de Gaveau.

Je te laisse à penser si, sur cette matière,

Il voudrait me tromper, lui qui me considère :

Aussi je m’en contente ; et jamais, en effet

Il n’a vendu cheval, ni meilleur, ni mieux fait.

Une tête de barbe, avec l’étoile nette,

L’encolure d’un cygne, effilée et bien droite ;

Point d’épaules non plus qu’un lièvre ; court-jointé,

Et qui fait dans son port voir sa vivacité ;

Des pieds, morbleu ! des pieds ! le rein double : à vrai dire,

J’ai trouvé le moyen, moi seul, de le réduire ;

Et sur lui, quoique aux yeux il montrât beau semblant,

Petit-Jean de Gaveau ne montait qu’en tremblant.

Une croupe en largeur à nulle autre pareille,

Et des gigots, Dieu sait ! Bref, c’est une merveille ;

Et j’en ai refusé cent pistoles, crois-moi,

Au retour d’un cheval amené pour le roi.

Je monte donc dessus, et ma joie était pleine

De voir filer de loin les coupeurs dans la plaine ;

Je pousse, et je me trouve en un fort à l’écart,

À la queue de nos chiens, moi seul avec Drécar.

Une heure là-dedans notre cerf se fait battre.

J’appuie alors mes chiens, et fais le diable à quatre ;

Enfin, jamais chasseur ne se vit plus joyeux.

Je le relance seul ; et tout allait des mieux,

Lorsque d’un jeune cerf s’accompagne le nôtre ;

Une part de mes chiens se sépare de l’autre ;

Et je les vois, marquis, comme tu peux penser,

Chasser tous avec crainte, et Finaut balancer :

Il se rabat soudain, dont j’eus l’âme ravie ;

Il empaume la voie ; et moi, je sonne et crie :

« À Finaut ! à Finaut ! » J’en revois à plaisir

Sur une taupinière, et résonne à loisir.

Quelques chiens revenaient à moi, quand, pour disgrâce,

Le jeune cerf, marquis, à mon campagnard passe.

Mon étourdi se met à sonner comme il faut,

Et crie à pleine voix « Tayaut ! tayaut ! tayaut ! »

Mes chiens me quittent tous, et vont à ma pécore :

J’y pousse, et j’en revois dans le chemin encore ;

Mais à terre, mon cher, je n’eus pas jeté l’œil

Que je connus le change, et sentis un grand deuil.

J’ai beau lui faire voir toutes les différences

Des pinces de mon cerf, et de ses connaissances,

Il me soutient toujours, en chasseur ignorant,

Que c’est le cerf de meute ; et, par ce différend,

Il donne temps aux chiens d’aller loin. J’en enrage ;

Et, pestant de bon cœur contre le personnage,

Je pousse mon cheval et par haut et par bas,

Qui pliait des gaulis aussi gros que les bras :[9]

Je ramène les chiens à ma première voie,

Qui vont, en me donnant une excessive joie,

Requérir notre cerf, comme s’ils l’eussent vu.

Ils le relancent ; mais ce coup est-il prévu ?

À te dire le vrai, cher marquis, il m’assomme ;

Notre cerf relancé va passer à notre homme,

Qui, croyant faire un trait de chasseur fort vanté,

D’un pistolet d’arçon qu’il avait apporté,

Lui donne justement au milieu de la tête,

Et de fort loin me crie : « Ah ! j’ai mis bas la bête ! »

A-t-on jamais parlé de pistolets, bon Dieu !

Pour courre un cerf ? Pour moi, venant dessus le lieu,

J’ai trouvé l’action tellement hors d’usage

Que j’ai donné des deux à mon cheval, de rage,

Et m’en suis revenu chez moi toujours courant,

Sans vouloir dire un mot à ce sot ignorant.

ÉRASTE.

Tu ne pouvais mieux faire, et ta prudence est rare :

C’est ainsi des fâcheux qu’il faut qu’on se sépare.

Adieu.

DORANTE.

Quand tu voudras, nous irons quelque part,

Où nous ne craindrons point de chasseur campagnard.

ÉRASTE, seul.

Fort bien. Je crois qu’enfin je perdrai patience.

Cherchons à m’excuser avecque diligence.

 

 

Ballet du second acte

PREMIÈRE ENTRÉE.

Des joueurs de boule l’arrêtent pour mesurer un coup dont ils sont en dispute. Il se défait d’eux avec peine, et leur laisse danser un pas, composé de toutes les postures qui sont ordinaires à ce jeu.

DEUXIÈME ENTRÉE.

De petits frondeurs les viennent interrompre, qui sont chassés ensuite.

TROISIÈME ENTRÉE.

Par des savetiers et des savetières, leurs pères, et autres, qui sont aussi chassés à leur tour.

QUATRIÈME ENTRÉE.

Par un jardinier qui danse seul, et se retire pour faire place au troisième acte.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

ÉRASTE, LA MONTAGNE

 

ÉRASTE.

Il est vrai, d’un côté mes soins ont réussi,

Cet adorable objet enfin s’est adouci ;

Mais d’un autre on m’accable, et les astres sévères

Ont contre mon amour redoublé leurs colères.

Oui, Damis son tuteur, mon plus rude fâcheux,

Tout de nouveau s’oppose aux plus doux de mes vœux,

À son aimable nièce a défendu ma vue,

Et veut d’un autre époux la voir demain pourvue.

Orphise toutefois, malgré son désaveu,

Daigne accorder ce soir une grâce à mon feu ;

Et j’ai fait consentir l’esprit de cette belle

À souffrir qu’en secret je la visse chez elle.

L’amour aime surtout les secrètes faveurs :

Dans l’obstacle qu’on force il trouve des douceurs ;

Et le moindre entretien de la beauté qu’on aime,

Lorsqu’il est défendu, devient grâce suprême.

Je vais au rendez-vous ; c’en est l’heure à peu près,

Puis je veux m’y trouver plutôt avant qu’après.

LA MONTAGNE.

Suivrai-je vos pas ?

ÉRASTE.

Non. Je craindrais que peut-être

À quelques yeux suspects tu me fisses connaître.

LA MONTAGNE.

Mais...

ÉRASTE.

Je ne le veux pas.

LA MONTAGNE.

Je dois suivre vos lois ;

Mais au moins si de loin...

ÉRASTE.

Te tairas-tu, vingt fois ?

Et ne veux-tu jamais quitter cette méthode,

De te rendre à toute heure un valet incommode ?

 

 

Scène II

CARITIDÈS, ÉRASTE

CARITIDÈS.

Monsieur, le temps répugne à l’honneur de vous voir :

Le matin est plus propre à rendre un tel devoir ;

Mais de vous rencontrer il n’est pas bien facile,

Car vous dormez toujours, ou vous êtes en ville :

Au moins messieurs vos gens me l’assurent ainsi ;

Et j’ai, pour vous trouver, pris l’heure que voici.

Encore est-ce un grand heur dont le destin m’honore,

Car, deux moments plus tard, je vous manquais encore.

ÉRASTE.

Monsieur, souhaitez-vous quelque chose de moi ?

CARITIDÈS.

Je m’acquitte, monsieur, de ce que je vous doi,

Et vous viens... Excusez l’audace qui m’inspire,

Si...

ÉRASTE.

Sans tant de façons, qu’avez-vous à me dire ?

CARITIDÈS.

Comme le rang, l’esprit, la générosité,

Que chacun vante en vous...

ÉRASTE.

Oui, je suis fort vanté.

Passons, monsieur.

CARITIDÈS.

Monsieur, c’est une peine extrême

Lorsqu’il faut à quelqu’un se produire soi-même ;

Et toujours près des grands on doit être introduit

Par des gens qui de nous fassent un peu de bruit,

Dont la bouche écoutée avecque poids débite

Ce qui peut faire voir notre petit mérite.

Enfin, j’aurais voulu que des gens bien instruits[10]

Vous eussent pu, monsieur, dire ce que je suis.

ÉRASTE.

Je vois assez, monsieur, ce que vous pouvez être,

Et votre seul abord le peut faire connaître.

CARITIDÈS.

Oui, je suis un savant charmé de vos vertus,

Non pas de ces savants dont le nom n’est qu’en us,

Il n’est rien si commun qu’un nom à la latine :

Ceux qu’on habille en grec ont bien meilleure mine,

Et pour en avoir un qui se termine en ès,

Je me fais appeler Monsieur Caritidès.

ÉRASTE.

Monsieur Caritidès, soit. Qu’avez-vous à dire ?

CARITIDÈS.

C’est un placet, monsieur, que je voudrais vous lire,

Et que, dans la posture où vous met votre emploi,

J’ose vous conjurer de présenter au roi.

ÉRASTE.

Hé ! monsieur, vous pouvez le présenter vous-même.

CARITIDÈS.

Il est vrai que le roi fait cette grâce extrême ;

Mais, par ce même excès de ses rares bontés,

Tant de méchants placets, monsieur, sont présentés,

Qu’ils étouffent les bons ; et l’espoir où je fonde

Est qu’on donne le mien quand le prince est sans monde.

ÉRASTE.

Hé bien ! vous le pouvez, et prendre votre temps.

CARITIDÈS.

Ah ! monsieur, les huissiers sont de terribles gens !

Ils traitent les savants de faquins à nasardes,

Et je n’en puis venir qu’à la salle des gardes.

Les mauvais traitements qu’il me faut endurer

Pour jamais de la cour me feraient retirer,

Si je n’avais conçu l’espérance certaine

Qu’auprès de notre roi vous serez mon Mécène.

Oui, votre crédit m’est un moyen assuré...

ÉRASTE.

Eh bien ! donnez-moi donc, je le présenterai.

CARITIDÈS.

Le voici. Mais au moins oyez-en la lecture.

ÉRASTE.

Non.

CARITIDÈS.

C’est pour être instruit : monsieur, je vous conjure.

« AU ROI.

« SIRE,

« Votre très humble, très obéissant, très fidèle et très savant « sujet et serviteur, Caritidès, Français de nation, Grec de « profession, ayant considéré les grands et notables abus qui se « commettent aux inscriptions des enseignes des maisons, « boutiques, cabarets, jeux de boule, et autres lieux de votre « bonne ville de Paris ; en ce que certains ignorants « compositeurs desdites inscriptions renversent par une « barbare, pernicieuse et détestable orthographe, toute sorte de « sens et raison,[11] sans aucun égard d’étymologie, analogie, « énergie, ni allégorie quelconque, au grand scandale de la « république des lettres et de la nation française, qui se décrie « et déshonore, par lesdits abus et fautes grossières, envers les « étrangers, et notamment envers les Allemands, curieux « lecteurs et inspectateurs desdites inscriptions...[12] »

ÉRASTE.

Ce placet est fort long, et pourrait bien fâcher.

CARITIDÈS.

Ah ! monsieur, pas un mot ne s’en peut retrancher.

ÉRASTE.

Achevez promptement.

CARITIDÈS continue.

« Supplie humblement VOTRE MAJESTÉ de créer, pour le bien « de son État et la gloire de son empire, une charge de « contrôleur, intendant, correcteur, réviseur et restaurateur « général desdites inscriptions ; et d’icelle honorer le suppliant, « tant en considération de son rare et éminent savoir, que des « grands et signalés services qu’il a rendus à l’État et à VOTRE « MAJESTÉ en faisant l’anagramme de VOTRE DITE MAJESTÉ en « français, latin, grec, hébreu, syriaque, chaldéen, « arabe... »

ÉRASTE, l’interrompant.

Fort bien. Donnez-le vite, et faites la retraite :

Il sera vu du roi ; c’est une affaire faite.

CARITIDÈS.

Hélas ! monsieur, c’est tout que montrer mon placet.

Si le roi le peut voir, je suis sûr de mon fait ;

Car, comme sa justice en toute chose est grande,

Il ne pourra jamais refuser ma demande.

Au reste, pour porter au ciel votre renom,

Donnez-moi par écrit votre nom et surnom :

J’en veux faire un poème en forme d’acrostiche

Dans les deux bouts du vers et dans chaque hémistiche.

ÉRASTE.

Oui, vous l’aurez demain, monsieur Caritidès.

Seul.

Ma foi, de tels savants sont des ânes bien faits.

J’aurais, dans d’autres temps, bien ri de sa sottise.

 

 

Scène III

ORMIN, ÉRASTE

ORMIN.

Bien qu’une grande affaire en ce lieu me conduise,

J’ai voulu qu’il sortît avant que vous parler.

ÉRASTE.

Fort bien. Mais dépêchons, car je veux m’en aller.

ORMIN.

Je me doute à peu près que l’homme qui vous quitte

Vous a fort ennuyé, monsieur, par sa visite.

C’est un vieux importun qui n’a pas l’esprit sain,

Et pour qui j’ai toujours quelque défaite en main.

Au Mail, à Luxembourg, et dans les Tuileries,

Il fatigue le monde avec ses rêveries ;

Et des gens comme vous doivent fuir l’entretien

De tous ces savants-là qui ne sont bons à rien.[13]

Pour moi, je ne crains pas que je vous importune,

Puisque je viens, monsieur, faire votre fortune.

ÉRASTE.

Voici quelque souffleur, de ces gens qui n’ont rien,

Et vous viennent toujours promettre tant de bien.[14]

Haut.

Vous avez fait, monsieur, cette bénite pierre

Qui peut seule enrichir tous les rois de la terre ?

ORMIN.

La plaisante pensée, hélas ! où vous voilà !

Dieu me garde, monsieur, d’être de ces fous-là !

Je ne me repais point de visions frivoles,

Et je vous porte ici les solides paroles

D’un avis que par vous je veux donner au roi,

Et que tout cacheté je conserve sur moi :

Non de ces sots projets, de ces chimères vaines,

Dont les surintendants ont les oreilles pleines ;

Non de ces gueux d’avis, dont les prétentions

Ne parlent que de vingt ou trente millions ;

Mais un qui, tous les ans, à si peu qu’on le monte,

En peut donner au roi quatre cents de bon compte,

Avec facilité, sans risque ni soupçon,

Et sans fouler le peuple en aucune façon ;

Enfin, c’est un avis d’un gain inconcevable,

Et que du premier mot on trouvera faisable.

Oui, pourvu que par vous je puisse être poussé...

ÉRASTE.

Soit ! nous en parlerons. Je suis un peu pressé.

ORMIN.

Si vous me promettiez de garder le silence,

Je vous découvrirais cet avis d’importance.

ÉRASTE.

Non, non, je ne veux point savoir votre secret.

ORMIN.

Monsieur, pour le trahir, je vous crois trop discret,

Et veux, avec franchise, en deux mots vous l’apprendre.

Il faut voir si quelqu’un ne peut point nous entendre.

Après avoir regardé si personne ne l’écoute, il s’approche de l’oreille d’Éraste.

Cet avis merveilleux, dont je suis l’inventeur,

Est que...

ÉRASTE.

D’un peu plus loin, et pour cause, monsieur.

ORMIN.

Vous voyez le grand gain, sans qu’il faille le dire,

Que de ses ports de mer le roi tous les ans tire ;

Or, l’avis dont encor nul ne s’est avisé,

Est qu’il faut de la France, et c’est un coup aisé,

En fameux ports de mer mettre toutes les côtes.

Ce serait pour monter à des sommes très hautes ;

Et si...

ÉRASTE.

L’avis est bon, et plaira fort au roi.

Adieu. Nous nous verrons.

ORMIN.

Au moins, appuyez-moi

Pour en avoir ouvert les premières paroles.

ÉRASTE.

Oui, oui.

ORMIN.

Si vous vouliez me prêter deux pistoles,

Que vous reprendriez sur le droit de l’avis,

Monsieur...

ÉRASTE.

Il donne de l’argent à Ormin.

Seul.

Oui, volontiers. Plût à Dieu qu’à ce prix

De tous les importuns je pusse me voir quitte !

Voyez quel contretemps prend ici leur visite !

Je pense qu’à la fin je pourrai bien sortir.

Viendra-t-il point quelqu’un encor me divertir ?

 

 

Scène IV

FILINTE, ÉRASTE

FILINTE.

Marquis, je viens d’apprendre une étrange nouvelle.

ÉRASTE.

Quoi ?

FILINTE.

Qu’un homme tantôt t’a fait une querelle.

ÉRASTE.

À moi ?

FILINTE.

Que te sert-il de le dissimuler ?

Je sais de bonne part qu’on t’a fait appeler ;

Et, comme ton ami, quoi qu’il en réussisse,

Je te viens contre tous faire offre de service.

ÉRASTE.

Je te suis obligé ; mais crois que tu me fais...

FILINTE.

Tu ne l’avoueras pas, mais tu sors sans valets.

Demeure dans la ville, ou gagne la campagne,

Tu n’iras nulle part que je ne t’accompagne.

ÉRASTE.

Ah ! j’enrage !

FILINTE.

À quoi bon de te cacher de moi ?

ÉRASTE.

Je te jure, marquis, qu’on s’est moqué de toi.

FILINTE.

En vain tu t’en défends.

ÉRASTE.

Que le ciel me foudroie,

Si d’aucun démêlé...

FILINTE.

Tu penses qu’on te croie ?

ÉRASTE.

Hé mon Dieu ! je te dis, et ne déguise point,

Que...

FILINTE.

Ne me crois pas dupe, et crédule à ce point.

ÉRASTE.

Veux-tu m’obliger ?

FILINTE.

Non.

ÉRASTE.

Laisse-moi, je te prie.

FILINTE.

Point d’affaire, marquis.

ÉRASTE.

Une galanterie

En certain lieu ce soir...

FILINTE.

Je ne te quitte pas.

En quel lieu que ce soit, je veux suivre tes pas.

ÉRASTE.

Parbleu ! puisque tu veux que j’aie une querelle,

Je consens à l’avoir pour contenter ton zèle :

Ce sera contre toi, qui me fais enrager,

Et dont je ne me puis par douceur dégager.

FILINTE.

C’est fort mal d’un ami recevoir le service ;

Mais puisque je vous rends un si mauvais office,

Adieu. Videz sans moi tout ce que vous aurez.

ÉRASTE.

Vous serez mon ami quand vous me quitterez.

Seul.

Mais voyez quels malheurs suivent ma destinée !

Ils m’auront fait passer l’heure qu’on m’a donnée.

 

 

Scène V

DAMIS, L’ESPINE, ÉRASTE, LA RIVIÈRE et SES COMPAGNONS

 

DAMIS, à part.

Quoi ! malgré moi le traître espère l’obtenir !

Ah ! mon juste courroux le saura prévenir.

ÉRASTE, à part.

J’entrevois là quelqu’un sur la porte d’Orphise.

Quoi ! toujours quelque obstacle aux feux qu’elle autorise !

DAMIS, à l’Épine.

Oui, j’ai su que ma nièce, en dépit de mes soins,

Doit voir ce soir chez elle Éraste sans témoins.

LA RIVIÈRE, à ses compagnons.

Qu’entends-je à ces gens-là dire de notre maître ?

Approchons doucement, sans nous faire connaître.

DAMIS, à l’Épine.

Mais, avant qu’il ait lieu d’achever son dessein,

Il faut de mille coups percer son traître sein.

Va-t’en faire venir ceux que je viens de dire,

Pour les mettre en embûche aux lieux que je désire,

Afin qu’au nom d’Éraste on soit prêt à venger

Mon honneur, que ses feux ont l’orgueil d’outrager,

À rompre un rendez-vous qui dans ce lieu l’appelle,

Et noyer dans son sang sa flamme criminelle.

LA RIVIÈRE, attaquant Damis avec ses compagnons.

Avant qu’à tes fureurs on puisse l’immoler,

Traître ! tu trouveras en nous à qui parler.

ÉRASTE.

Bien qu’il m’ait voulu perdre, un point d’honneur me presse

De secourir ici l’oncle de ma maîtresse.

À Damis.

Je suis à vous, monsieur.

Il met l’épée à la main contre La Rivière et ses compagnons, qu’il met en fuite.

DAMIS.

Ô ciel ! par quel secours,

D’un trépas assuré vais-je sauver mes jours ?

À qui suis-je obligé d’un si rare service ?

ÉRASTE, revenant.

Je n’ai fait, vous servant, qu’un acte de justice.

DAMIS.

Ciel ! puis-je à mon oreille ajouter quelque foi ?

Est-ce la main d’Éraste ?...

ÉRASTE.

Oui, oui, monsieur, c’est moi.

Trop heureux que ma main vous ait tiré de peine,

Trop malheureux d’avoir mérité votre haine !

DAMIS.

Quoi ! celui dont j’avais résolu le trépas

Est celui qui pour moi vient d’employer son bras ?

Ah ! c’en est trop, mon cœur est contraint de se rendre ;

Et, quoi que votre amour ce soir ait pu prétendre,

Ce trait si surprenant de générosité

Doit étouffer en moi toute animosité.

Je rougis de ma faute, et blâme mon caprice.

Ma haine trop longtemps vous a fait injustice ;

Et, pour la condamner par un éclat fameux,

Je vous joins dès ce soir à l’objet de vos vœux.

 

 

Scène VI

ORPHISE, DAMIS, ÉRASTE

ORPHISE, venant avec un flambeau d’argent à la main.

Monsieur, quelle aventure a d’un trouble effroyable... ?

DAMIS.

Ma nièce, elle n’a rien que de très agréable,

Puisqu’après tant de vœux que j’ai blâmés en vous,

C’est elle qui vous donne Éraste pour époux.

Son bras a repoussé le trépas que j’évite,

Et je veux envers lui que votre main m’acquitte.

ORPHISE.

Si c’est pour lui payer ce que vous lui devez,

J’y consens, devant tout aux jours qu’il a sauvés.

ÉRASTE.

Mon cœur est si surpris d’une telle merveille

Qu’en ce ravissement je doute si je veille.

DAMIS.

Célébrons l’heureux sort dont vous allez jouir,

Et que nos violons viennent nous réjouir !

Comme les violons veulent jouer, on frappe fort à la porte.

ÉRASTE.

Qui frappe là si fort ?

 

 

Scène VII

 

DAMIS, ORPHISE, ÉRASTE, L’ÉPINE

 

L’ESPINE.

Monsieur, ce sont des masques,

Qui portent des crin-crin et des tambours de basques.

Les masques entrent, qui occupent toute la place.

ÉRASTE.

Quoi ! toujours des fâcheux ! Holà ! Suisses, ici ;

Qu’on me fasse sortir ces gredins que voici.

 

 

Ballet du troisième acte

PREMIÈRE ENTRÉE.

Des suisses, avec des hallebardes, chassent tous les masques fâcheux, et se retirent ensuite pour laisser danser à leur aise

DERNIÈRE ENTRÉE.

Quatre bergers, et une bergère qui, au sentiment de tous ceux qui l’ont vue, ferme le divertissement d’assez bonne grâce.


[1] Var. De la chère, ai-je dit, la dose est trop peu forte (1682).

[2] Var. Et malgré ses bontés lui défend de me voir (1682).

[3] Var. Accordez-moi du moins, par grâce singulière (1682).

[4] Var. Et mes yeux par mon cœur y trouvent des supplices (1673).

[5] Var. J’ai par son ordre exprès quelque chose à vous dire (1682).

[6] Var. Peste soit, fat, de tes digressions ! (1734).

[7] Var. Bien mieux dans les respects que dans la jalousie (1673, 1682).

[8] Var. Sont un charme à calmer toute notre colère (1682).

[9] Var. Qui pliait des gaulis aussi gros que le bras (1682).

[10] Var. Pour moi, j’aurais voulu que des gens bien instruits (1682).

[11] Var. toute sorte de sens et de raison (1682).                                                                 

[12] Var. et spectateurs desdites inscriptions (1682).

[13] Var. De tous ces savantas qui ne sont bons à rien (1682).

[14] Var. Et nous viennent toujours promettre tant de bien (1682).

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