La Dame aux jambes d'azur (Eugène LABICHE - MARC-MICHEL)

Pochade en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 11 avril 1857.

 

Personnages

 

ARNAL, devant jouer PAPAGALLO, président du conseil des Dix

RAVEL, devant jouer UN CAPORAL

GRASSOT, devant jouer LE DOGE DE VENISE

HYACINTHE, devant jouer BENGALO-BENGALINI, page

AMANT, devant jouer ALPHONSE D’ESTE, duc de Ferrare

LACROIX, devant jouer UN MACHINISTE

ALINE DUVAL, devant jouer LA CATHARINA, fille du doge

MADAME CHATCHIGNARD

 

La scène se passe à Paris, au Théâtre du Palais-Royal.

 

Le théâtre représente une forêt, un arbre isolé se détache au milieu de la scène.

 

 

Scène première

 

ARNAL, seul

 

On frappe trois coups. L’orchestre commence l’ouverture ; après quelques mesures, le rideau se lève, Arnal, en costume de président du conseil des Dix, s’avance, fait signe à l’orchestre de s’arrêter, et après trois saluts, fait l’annonce suivante au public.

Messieurs... au moment de lever le rideau... on vient de s’apercevoir que la pièce intitulée La Dame aux jambes d’azur n’était pas complètement mûre... il nous sera impossible de la présenter ce soir au public... nous allons passer une partie de la nuit à la répéter, afin de pouvoir vous l’offrir demain sans faute...

Il fait plusieurs saluts, puis revient vers le public.

Ah ! j’oubliais de vous dire que l’auteur est extrêmement contrarié de cette... conjoncture !... c’est son premier pas sur la scène... comme poète... car vous avez déjà daigné l’encourager comme acteur... c’est un de nos camarades... un homme d’ordre !... beau cavalier... plein de zèle, de conscience, d’amour pour son art, enfin, c’est... c’est moi !

Minaudant.

Oui, messieurs... oui, messieurs... à force de jouer les œuvres de Messieurs tels et tels... œuvres qu’il ne m’appartient pas de qualifier, mais qui sont souvent d’une platitude !... je me suis dit : Pourquoi n’en ferais-je pas autant ?... Alors, je taillai ma plume, j’étudiai le cœur humain, et en moins de douze jours, j’écrivis mon œuvre... La Dame aux jambes d’azur... cent quarante-neuf pages... sans ratures... rien que ça !... Je m’empressai de présenter l’ouvrage au directeur... il mit cinq ans à le lire... et au bout de ce lustre, il me fit cette réponse évasive : « Mon ami, c’est une ordure !... » J’ose croire qu’il était dans l’erreur... et j’en appelle au public... qui viendra demain, car ce soir, nous allons faire ce qu’on appelle une bonne répétition... Nous n’osons pas vous prier d’y assister... cependant, nous serons très reconnaissants aux personnes qui voudront bien rester... Mais je dois vous prévenir que c’est une simple répétition, et que tout signe d’improbation est formellement interdit... mais on peut applaudir... L’auteur espère, messieurs, que vous en trouverez fréquemment l’occasion... On va commencer...

Saluant.

Mesdames... Messieurs...

Il se retire, le rideau tombe.

 

 

Scène II

 

ARNAL, puis GRASSOT, puis HYACINTHE

 

On frappe les trois coups. L’orchestre recommence l’ouverture. Tout à coup le rideau se lève, Arnal reparaît, la musique s’interrompt.

ARNAL, au public, après avoir fait les trois saluts.

Mesdames et messieurs, nous n’avons pas de chance aujourd’hui !... Notre souffleur, ayant eu l’imprudence de manger des moules à son dîner, vient d’enfler tout à coup, de manière à ne plus pouvoir entrer dans son trou... Un machiniste... qui ne sait pas lire, a bien voulu le remplacer... Cet accident a tellement impressionné M. Grassot, le doge de Venise, qu’il ne sait plus un seul mot de son rôle...

GRASSOT, entrant par la droite, et après trois saluts. Il est en costume de ville.

Messieurs... je suis heureux de pouvoir vous annoncer... que mon camarade Hyacinthe n’en sait pas plus que moi.

ARNAL, à part.

Eh bien ! ça va être gentil !

HYACINTHE, entrant par la gauche, et après trois saluts. Il est en costume de page.

Messieurs... sur mon honneur, j’en donne ma parole, Mon camarade Amant n’a jamais su son rôle.

ARNAL.

Et de trois !... ça ne peut pas marcher comme ça !...

Au public après trois saluts.

Messieurs, vu les circonstances pénibles qui se présentent... j’ai le regret de vous annoncer... que nous allons commencer incontinent !... Place au théâtre !...

Grassot et Hyacinthe se retirent en saluant.

 

 

Scène III

 

ARNAL, puis RAVEL

 

ARNAL, regardant dans le trou du souffleur.

Le machiniste est là ? Bon !

Lui adressant la parole.

Dites-moi, mon ami, vous ne savez pas un petit peu lire ?... Hein ?... pas du tout !... merci !... Ah ! ça va être gentil !... alors, bornez-vous à tenir mon manuscrit le plus proprement possible... mais pas à l’envers !

Le lui retournant.

Ça troublerait les acteurs...

Remontant et parlant à la cantonade.

Voyons, mes enfants, y sommes-nous ? Soignons les entrées, s’il vous plaît ? soignons les entrées !

Il s’assied à gauche.

RAVEL,
montrant sa tête dans la première coulisse à gauche, il est en costume de caporal.

Dis donc, Arnal... je ne suis pas de la pièce... je viens de jouer Le Caporal et la Payse, à Montmartre... à un bénéfice... mais veux-tu me permettre d’assister ?... je ne dirai rien.

ARNAL, se levant.

Comment donc !... avec plaisir... et même si tu as quelques conseils à me donner, je t’en prie, ne te gêne pas, entre camarades...

RAVEL.

Je parie que ta pièce est très jolie !

ARNAL.

Pourquoi ?

RAVEL.

Parce que le directeur l’a trouvée mauvaise...

ARNAL.

Ah ! le mot est caustique !... je t’aime pour ta causticité !... C’est une œuvre littéraire, voilà tout !

RAVEL.

Dis donc... tu ne m’en voudras pas... mais, jusqu’à présent, j’avais négligé de te regarder comme un homme remarquable.

ARNAL.

Moi aussi, moi aussi !... Je m’ignorais... mais depuis que j’ai écrit cent quarante-neuf pages en douze jours... sans ratures !... j’ai cessé de me considérer comme un imbécile.

RAVEL.

Parbleu ! Est-ce que tu joues dans ta pièce ?

ARNAL.

Un bout de rôle... mais dans le genre noble... le président du conseil des Dix.

RAVEL, regardant autour de lui.

Ah ! voilà ton décor !... Qu’est-ce que ça représente ?

ARNAL.

Une forêt... à Venise...

RAVEL.

Oh ! oh !... il n’y a pas de forêt à Venise.

ARNAL.

Pourquoi ça ?

RAVEL.

Puisque c’est bâti dans la mer... sur pilotis.

ARNAL.

Précisément !... avec quoi fait-on des pilotis ? avec du bois... avec quoi fait-on du bois ?... avec des forêts... Donc, il y a une forêt.

RAVEL.

Je veux bien, moi.

ARNAL, à part.

Il n’est pas instruit, Ravel.

RAVEL, à part.

Il est complètement dénué, Arnal !

ARNAL.

Venise est par là... à droite... à gauche, les lacunes...

RAVEL.

Gunes !

ARNAL.

Gunes ?... quoi ?...

RAVEL.

On dit les lagunes.

ARNAL.

Du tout !... j’ai fait des recherches... ce sont des canaux... pleins d’eau... la terre manque complètement... donc c’est une lacune !

RAVEL.

Je veux bien, moi.

ARNAL, à part.

Ah ! mais, il n’est pas instruit, Ravel.

RAVEL, à part.

Ah ! mais, il est complètement dénué, Arnal !

ARNAL, regardant son décor.

Ah ! cristi !... j’étais sûr qu’ils l’oublieraient.

RAVEL.

Quoi donc ?

ARNAL.

Où est le machiniste ?... Machiniste !

LACROIX, paraissant.

Monsieur ?

ARNAL.

Et ma cheminée ? Je ne vois pas ma cheminée !...

LACROIX.

Vous voulez une cheminée ?

ARNAL.

Certainement...

Prenant le manuscrit des mains du souffleur.

Le manuscrit porte : le théâtre représente une forêt... avec une cheminée !...

LACROIX.

Bien, monsieur...

Il sort. Amal rend le manuscrit au souffleur.

RAVEL.

Dis donc... je ne suis pas de la pièce... mais ça me paraît cocasse.

ARNAL.

Quoi ?

RAVEL.

Une cheminée... dans un bois !

ARNAL.

On met bien le bois dans une cheminée, pourquoi ne mettrait-on pas la cheminée dans un bois ?...

RAVEL.

Je veux bien, moi...

Il va s’asseoir à gauche sur une chaise placée près de l’avant-scène.

LACROIX, entrant avec une applique de cheminée.

Voilà, monsieur, où faut-il la placer ?

ARNAL, prenant la cheminée et parcourant le théâtre pour choisir une place. Lacroix lui emboîte le pas.

Voyons !... diable !... diable !... Là... au pied de ce vieux chêne.

Il la place. Lacroix sort. S’adressant à Ravel.

Ce n’est pas ridicule, n’est-ce pas ?

RAVEL.

Au contraire... et le tuyau ?

ARNAL.

Quel tuyau ?

RAVEL.

Pour la fumée.

ARNAL.

On supposera que l’arbre est creux.

RAVEL.

C’est juste... ou que c’est une cheminée qui ne fume pas !

ARNAL.

Voilà !

RAVEL.

Je te demande encore pardon... mais...

ARNAL.

Va donc toujours ! Souvent un imbécile peut vous donner un bon conseil.

RAVEL.

Merci !... Pour quoi faire une cheminée ?

ARNAL, à part.

Il est agaçant.

Haut.

J’en ai besoin... c’est là-dessus que le duc de Ferrare prend ses pistolets.

RAVEL.

Pourquoi pas dans sa poche ?

ARNAL.

Hein ?

RAVEL.

Pourquoi pas dans sa poche ?

ARNAL, illuminé.

Ah ! cristi !... ah ! cristi !...

RAVEL.

Tu t’es mordu la langue ?

ARNAL.

Non !... j’ai trouvé un moyen ! il les prendra dans sa poche !

RAVEL.

Mais c’est moi qui ai trouvé...

ARNAL.

Toi ! allons donc ? Est-ce que tu sais composer ?

Appelant.

Machiniste ! machiniste !

LACROIX, paraissant.

Monsieur !

ARNAL.

Enlevez la cheminée !... nous coupons la cheminée.

LACROIX.

Bien, monsieur...

À part.

Il ne sait jamais ce qu’il veut.

Il enlève la cheminée et sort.

 

 

Scène IV

 

RAVEL, ARNAL, puis HYACINTHE, GRASSOT, AMANT, LACROIX

 

HYACINTHE, passant la tête par la coulisse de gauche, deuxième plan.

Ah çà ! commençons-nous, oui ou non ?

GRASSOT, passant sa tête par la coulisse de droite, premier plan.

C’est embêtant de droguer comme ça !

AMANT, passant sa tête par la coulisse de droite, troisième plan.

Est-ce qu’on ne va pas bientôt commencer ?

ARNAL.

Tout de suite, mes enfants, tout de suite...

Appelant.

Machiniste !

LACROIX, paraissant.

Monsieur ?

ARNAL.

Priez la princesse d’entrer... où est-elle ?

LACROIX.

Elle mange une saucisse.

ARNAL.

Très bien !... dès qu’elle aura fini sa saucisse.

Il va s’asseoir en face de Ravel.

En attendant, si nous prenions le monologue du doge, quand il va épouser la mer...

Appelant.

Grassot !

RAVEL.

C’est Grassot qui épouse la mer ?

ARNAL.

Oui.

RAVEL.

Alors, il est le père de tous les poissons.

ARNAL.

C’est un concetto... je fais peu de cas de ce genre d’esprit...

Criant.

Grassot, on commence par le monologue du doge... À toi !

GRASSOT, entrant en tenant sa montre. Il est en bourgeois.

Va te promener... j’ai encore cassé le verre de ma montre... ça fait trois depuis huit jours !... Mille noms d’un nom ! Triple fichtre de mâtin !

RAVEL.

Il est vigoureux, le monologue du doge...

ARNAL.

Ta montre !... c’est un petit malheur... Voyons !

GRASSOT.

Une montre superbe... à répétition... qui marque les secondes et le quantième...

Regardant sa montre et poussant un cri.

Ah ! sapristi !... ah ! crebleu !...

ARNAL.

Quoi donc !

GRASSOT.

C’est aujourd’hui le 15 !... Nous sommes le 15 !

ARNAL.

Eh bien ?

GRASSOT.

Tu n’as rien à louer ?

ARNAL.

Pour qui ?

GRASSOT.

Pour moi... j’ai oublié que je déménageais à midi... et il est minuit...

Remontant.

Adieu !

ARNAL.

Où vas-tu ?

GRASSOT.

Chercher un appartement.

ARNAL.

Mais le monologue du doge ?

GRASSOT.

Je me fiche bien du monologue... je ne suis que de la fin... je reviendrai...

Sortant.

Sapristi ! Qu’est-ce qui a quelque chose à louer ?...

Il disparaît à gauche, troisième plan.

ARNAL.

Le doge qui s’en va !... Eh bien, ça va être gentil !...

RAVEL.

Je trouve que ça marche très bien.

ARNAL.

Quoi ?

RAVEL.

Le doge qui casse sa montre... et qui déménage...

ARNAL.

Qu’est-ce qu’il chante ?

RAVEL.

En costume, Grassot sera très drôle !...

ARNAL.

Mais ce n’est pas de la pièce !... ce n’est pas le doge... c’est cet animal de Grassot qui déménage.

RAVEL.

Ah ! bah !... tant pis !... ça commençait bien.

ARNAL.

Je te prie de croire que quand je commence... je commence mieux que ça !

RAVEL.

Oui, mais tu ne commences pas...

ARNAL.

Ce n’est pas ma faute...

Appelant.

Machiniste !

LACROIX, paraissant.

Monsieur ?

RAVEL, à part.

Quelle drôle de pièce !... on ne voit que le machiniste.

ARNAL.

Voyons... la princesse a-t-elle fini sa saucisse ?

LACROIX.

Oui, monsieur... elle vous attend.

ARNAL.

« Elle nous attend » est joli !... Enfin... qu’elle entre !

Lacroix disparaît.

RAVEL.

Cette fois, c’est de la pièce !...

Il va s’asseoir à gauche.

ARNAL, allant s’asseoir à droite.

Oui, écoute le style... attache-toi au style...

 

 

Scène V

 

RAVEL, ARNAL, ALINE, en costume vénitien

 

ALINE, entrant avec une saucisse sur un morceau de pain.

Dis donc, mon petit... je crève de soif...

ARNAL.

Hein ?...

ALINE.

Je crève de soif !

RAVEL, à part.

Une princesse qui crève de soif !

ALINE.

Le temps de boire une chope et je reviens.

Elle disparaît.

ARNAL, accablé.

C’est incroyable !... Qu’est-ce que tu dis de ça ?

RAVEL.

Mais, dame !... certainement, c’est joli... comme style ! mais je trouve la scène un peu écourtée... et puis... « Je crève de soif »... est bien réaliste !

ARNAL.

Mais ce n’est pas de la pièce !... ce n’est pas de la pièce !

RAVEL.

Non plus ?

Allant à lui.

Ah çà ! es-tu bien sûr d’avoir fait une pièce ?

ARNAL.

Tu vas voir.

Appelant.

Eh bien, Aline !... y sommes-nous, ma Bibi ?

ALINE, passant la tête.

Je suis là !... j’attends l’orchestre.

Elle disparaît.

ARNAL, à l’orchestre.

Le petit trémolo, s’il vous plaît ?...

L’orchestre joue un trémolo. À Ravel.

Attention ! méfie-toi du style !

RAVEL.

Je m’en méfie énormément !

ALINE, entre et récite son rôle tout en tricotant une bourse.

« Où suis-je ? où vais-je ?... où trouver un tronc d’arbre pour reposer ma tête ? »

RAVEL, à part.

Sa tête... elle veut s’asseoir ?...

ARNAL.

Un peu vite, ma petite chatte !... « Où suis-je ?... où vais-je ?... » C’est joli à dire, ça !

RAVEL.

Oh ! oui... voilà une chose que j’aimerais à dire !...

ARNAL, à Aline.

Tu cours la poste... tu ne fais pas valoir les nuances... et puis laisse ton tricot, ça te retire de la passion.

ALINE.

Ah ! bien, non !... faut que j’aie fini demain... c’est pour la fête de...

ARNAL.

Je ne te le demande pas !... garde ton tricot... mais ajoutes-y un grain de passion.

RAVEL.

Oui, tricote avec... passion !

ARNAL.

Veux-tu recommencer, mon poulet ?... et doucement...

ALINE.

« Où suis-je... »

ARNAL, comptant.

Une !...

ALINE.

« Où vais-je ?... »

ARNAL, comptant.

Deux !

ALINE.

« Où trouver un tronc d’arbre pour reposer ma tête ? »

ARNAL.

Et trois !... voilà tes trois temps !... Tu bredouillais... maintenant, tu joues la comédie... ça n’est pas plus difficile que ça... Continue...

ALINE.

« Voilà trois jours que j’erre... »

ARNAL.

Promène-toi !... « Que j’erre !... » Promène-toi !...

À part.

Faut tout leur expliquer !

ALINE, se promenant et tricotant.

« Voilà trois jours que j’erre dans ces sombres forêts. »

ARNAL, à Aline.

Pardon...

Au souffleur.

Baissez un peu la rampe... « Ces sombres forêts !... » Il faut baisser la rampe.

La rampe se baisse.

ALINE, continuant.

« J’ai fui le domicile de mon noble époux, le duc de Ferrare !... »

RAVEL.

Elle a découché !

ALINE.

« Hélas ! voici l’aurore... »

ARNAL, à Aline.

Pardon...

Au souffleur.

Levez un peu la rampe... « Voici l’aurore... » Il faut lever la rampe !

À part.

Si on n’était pas là, quelle collection d’huîtres !

La rampe se lève.

RAVEL, applaudissant.

Bravo ! bravo !... Ces effets de rampe sont parfaitement intrigués !

ARNAL, modestement.

Ménage-moi, Ravel, ménage-moi !...

À Aline.

Veuille continuer...

ALINE, continuant.

« C’est à peine si je puis me traîner sur mes jambes d’azur... c’est à peine... »

RAVEL.

Pardon... je ne comprends pas bien... Pourquoi a-t-elle des jambes d’azur ?...

ALINE.

Oui, pourquoi ?

ARNAL.

Est-ce que le public s’inquiétera de ça ? Pourvu qu’on le touche, qu’on l’intéresse, qu’on l’instruise.

RAVEL.

Tu as beau dire... des jambes d’azur !... ça n’est pas commun... ça ne pousse pas comme des champignons !

ARNAL.

Voici l’histoire... La Catharina...

RAVEL.

Ioup ! la Catharina !... c’est une marmotte ?...

ARNAL, va prendre une chaise au fond.

Non c’est Aline... la fille du doge...

À Aline.

Tu peux t’asseoir.

Elle va chercher une chaise à droite.

RAVEL, apportant sa chaise.

Rapprochons-nous...

Tous trois s’asseyent.

ARNAL.

Elle vient d’épouser Alphonse d’Este, duc de Ferrare... qui n’aime pas le bleu.

RAVEL.

Tiens ! pourquoi n’aime-t-il pas le bleu ?

ARNAL.

On le saura plus tard... ce prince est extrêmement jaloux... comme tous les princes qui n’aiment pas le bleu.

RAVEL.

Mais pourquoi ?...

ARNAL.

Tu m’ennuies !... Sa jolie fiancée, la Catharina ici présente... adore les beaux vêtements... elle apprend que il Tintoretto...

RAVEL.

Qu’est-ce que c’est que celui-là ?

ARNAL.

Un célèbre teinturier de Venise... j’ai fait des recherches... Elle apprend que ce Juif a reçu des étoffes de pourpre de Tyr... Poussée par la coquetterie, elle fuit son palais avec une de ses suivantes, entre dans le laboratoire du teinturier et se fait montrer ces riches tissus... à rendre les fées jalouses !

RAVEL.

Fichtre ! comme c’est écrit !

ARNAL.

C’est une phrase du prologue que j’ai coupée... je la pleure...

RAVEL.

Console-toi.

ARNAL.

Elle monte sur un frêle escabeau pour atteindre à un rayon plein de pourpre... le frêle escabeau bascule... et crac !

RAVEL.

Elle se casse les reins ?

ARNAL.

Non ! mais ses deux jambes, pétries par les grâces... tombent dans un baquet plein de bleu...

RAVEL.

De Prusse ?

ARNAL.

De Tyr !

ALINE.

C’est du propre !

RAVEL.

C’est palpitant !... Rapprochons-nous !

Ils rapprochent leurs chaises.

ARNAL.

La pauvre Catharina en sort avec des mollets d’azur !

RAVEL.

Que cette fable est ingénieuse !

ARNAL.

Elle demande un bain de pieds au Tintoretto... mais cet homme cruel lui déclare que cette couleur est indélébile !

RAVEL, frissonnant.

Ah !... Rapprochons-nous !

ARNAL.

Que faire ? Rentrer au palais... ce serait la mort ! Le duc de Ferrare n’aime pas le bleu...

RAVEL.

Ah ! je comprends, il n’aime pas le bleu, parce que...

ARNAL.

Sans cela il n’y aurait pas de pièce.

RAVEL.

Voilà !... C’est très corsé !

ARNAL.

Alors, elle s’échappe de Venise, elle se retire dans la forêt voisine pour consulter un vieil ermite... qui est chimiste...

RAVEL.

Quelle chance !

ARNAL.

Elle erre sur ses jambes d’azur... ne vivant que de racines...

RAVEL, à part.

Et de saucisses !

Haut.

Pardon... mais si elle a les jambes bleues... pourquoi ne met-elle pas des bas blancs ?

ARNAL.

Ah ! que c’est bête !... puisqu’elle vient de se marier... Il arriverait un moment où le terrible Alphonse d’Este s’apercevrait de la tricherie... une nuit de noces !

RAVEL.

C’est juste !

ALINE, pudiquement.

M. Arnal !

ARNAL.

Je m’arrête...

Ils se lèvent.

Maintenant, te voilà dans la forêt, tu es imbue de l’esprit de ton rôle... Veuille continuer !

Ils reportent leurs chaises.

RAVEL, à part.

Si j’étais dans la salle, j’irais fumer un cigare !

ALINE.

Dis donc... je voudrais bien un couplet dans la forêt ?...

ARNAL.

Sur quel air ?

ALINE.

Sur l’air : J’en guette un petit de mon âge...

RAVEL.

Farceuse !

ARNAL.

Ton poète y rêvera... Veuille continuer !

ALINE, jouant.

« Ô Seigneur ! soutenez-moi... »

À part.

Je crève de soif !

Haut.

« Donnez-moi la force de me traîner jusqu’à la porte de ce vénérable ermite... »

ARNAL, criant.

Hyacinthe !... attention !

HYACINTHE, dans la coulisse.

On y est !

ALINE, jouant.

« Il connaît les simples qui détachent... je lui confierai mes ennuis, je lui montrerai mes angoisses... »

RAVEL, à part, se frappant la jambe.

Elle appelle ça ses angoisses !

ALINE, regardant à droite.

« Que vois-je ? »

ARNAL, à Aline.

Palpite !... palpite !...

ALINE, jouant.

« Cette robe !... cette barbe séculaire !... c’est lui ! »

ARNAL, appelant.

Hyacinthe !...

À Aline.

Palpite toujours !

 

 

Scène VI

 

RAVEL, ARNAL, ALINE, HYACINTHE en costume d’ermite, avec un chien en laisse

 

HYACINTHE.

« Ô puissances du ciel !... secondez mes desseins ! »

ARNAL.

Un chien !... Qu’est-ce que c’est que ça ?

HYACINTHE.

C’est le mien... il vient de se battre avec celui d’Amant... ils sont toujours à s’asticoter... alors je le tiens...

ARNAL, à part.

Un griffon dans une pièce littéraire !... cristi !...

RAVEL.

À ta place, je couperais le détail du chien.

ARNAL.

Mais ça n’y est pas ! on mutile ma pensée ! on y ajoute des chiens !

HYACINTHE, jouant.

« Caché sous la barbe du vénérable ermite... la princesse ne me reconnaîtra pas... elle sera sans défiance... »

RAVEL.

Ah çà ! ce n’est donc pas l’ermite ?...

ARNAL.

Non ! voilà où est la malice ! c’est expliqué dans la scène XI... que j’ai coupée... je la pleure !

RAVEL.

Console-toi.

HYACINTHE, jouant.

« Voici venir la princesse... Ô mon cœur, ne me trahissez pas !... »

À part, se grattant.

Cré chien !

RAVEL.

Beau mouvement !

ALINE, jouant.

« Ermite !... bon ermite !... »

ARNAL, à Ravel.

Tu vois... elle le prend pour l’ermite... j’ai trouvé ça en douze jours...

RAVEL.

Sans ratures !

HYACINTHE, jouant.

« Approchez, ma fille... je vous attendais... »

ARNAL, à Hyacinthe.

De l’onction ! de l’onction !

ALINE.

« Un grand malheur est tombé sur ma tête !... »

RAVEL, à part.

Sur sa tête !

HYACINTHE.

« Ne craignez rien, ô ma fille !... je suis à l’abri des passions humaines... confiez-moi vos douleurs, montrez-moi vos angoisses !... »

RAVEL.

Mâtin ! ça tombe dans le croustilleux !

ARNAL.

C’est écrit avec la plume de Tibulle !

ALINE, jouant.

« Eh ! quoi ! mon père... vous voulez ? »

HYACINTHE.

« Je le veux, ô ma fille ! »

ALINE.

« Les voilà ! »

RAVEL.

Eh bien !... elle ne montre pas ses angoisses ?

ARNAL.

C’est une répétition... Elle les montrera demain.

RAVEL.

Tu as tort... il faut toujours répéter avec les accessoires ! Je demande les accessoires !

HYACINTHE.

Moi aussi !

ALINE.

Ah ! mais non !

On entend le son du cor.

RAVEL.

Tiens ! Qu’ès-aco ?...

ARNAL.

Le farouche Alphonse d’Este... une scène très dramatique... Palpite, Aline, palpite toujours !...

Hyacinthe ôte sa robe d’ermite et sa barbe ; il est en costume de page.

 

 

Scène VII

 

RAVEL, ARNAL, ALINE, HYACINTHE, AMANT, tenant un chien en laisse, lisant La Patrie, en costume vénitien

 

AMANT.

Dites donc... les Ouest ont monté de huit francs.

ARNAL.

Comment !... encore un chien !

AMANT.

Oui... il se bat toujours avec celui d’Hyacinthe... alors je le tiens...

ARNAL, à part, avec désespoir.

Faites donc de l’art... entre deux caniches !

RAVEL.

Je leur donnerais à chacun une clarinette.

ARNAL.

Mais ça va vous gêner pour votre scène de provocation...

AMANT.

Tu crois ?...

À Ravel, lui remettant son chien.

Dis donc... veux-tu me le tenir ?

RAVEL.

Avec plaisir... mais je ne suis pas de la pièce...

HYACINTHE, donnant son chien à Arnal.

Prends le mien aussi...

ARNAL, à part.

Un auteur ! quel métier !

Haut.

Allons ! provoquez-vous et chaudement.

AMANT.

Oui...

Se posant.

« Bengalo-Bengalini !... »

S’interrompant.

Je n’étais pas là...

HYACINTHE.

Si, mon petit.

AMANT.

Non, je t’assure que j’étais de l’autre côté.

HYACINTHE.

Ça m’est égal... Tu comprends, un côté ou l’autre.

Ils changent de place.

ARNAL.

Allons ! provoquez-vous... et chaudement !

AMANT, se posant.

« Bengalo-Bengalini... »

S’interrompant.

Non !... tu as raison, j’étais par là.

HYACINTHE.

Je le savais bien...

Ils changent de place.

ARNAL, à part, rageant.

Quelle charrette que cet Amant !...

RAVEL.

C’est extrêmement chaud !

ALINE, dans le fond.

Hé ! là-bas ! dépêchez-vous !... voilà un quart d’heure que je palpite !

AMANT.

Voilà !

Se posant.

« Bengalo-Bengalini ! »

HYACINTHE.

« Duc Alphonse d’Este ! »

AMANT, à Ravel.

Comprend-on les Ouest qui ont monté de huit francs ?

HYACINTHE, à Arnal.

Tiens ! je voulais en acheter...

ARNAL.

Mes enfants !... au nom du ciel !...

AMANT, à Arnal.

Oui...

À Ravel.

Moi, j’ai toujours eu confiance dans l’Ouest... parce que l’Ouest...

RAVEL, à part.

Ce n’est pas Alphonse d’Este... c’est Alphonse d’Ouest !...

ARNAL.

Amant !... Hyacinthe !...

AMANT.

On y est !

Se posant.

« Bengalo-Bengalini ! »

RAVEL, à part.

Ça ne va pas finir ?

HYACINTHE.

« Duc Alphonse d’Este ! »

ARNAL.

Toisez-vous !... toisez-vous !... La main sur la garde de votre épée... très bien !

À Aline.

Toi, palpite... palpite toujours, mon enfant !

ALINE.

Eh ! je ne fais que ça !

ARNAL, les regardant. Tous les trois sont immobiles.

Là... ne bougez pas... restez comme ça... voilà l’effet !...

À Ravel.

Hein ? qu’est-ce que tu dis de ça ?

RAVEL.

C’est écrit comme la galerie de M. Curtius !

ARNAL, outré.

M. Ravel, vous n’êtes qu’un Zoïle !...

RAVEL.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

ARNAL.

Je ne sais pas... je ferai des recherches.

HYACINTHE, toujours immobile.

Ah mais ! nous posons !

ARNAL.

J’attends le doge.

RAVEL.

Il déménage.

ARNAL, appelant.

Grassot ! Grassot !

 

 

Scène VIII

 

RAVEL, ARNAL, ALINE, HYACINTHE, AMANT, GRASSOT, en costume de doge et entre avec un parapluie ouvert, puis MADAME CHATCHIGNARD

 

ARNAL.

Ah ! voici le doge.

GRASSOT, fermant son parapluie.

Quel chien de temps ! Je suis trempé ! et pas d’appartement !

HYACINTHE.

C’est à toi la pose... Sépare-nous !

GRASSOT.

Il s’agit bien de cela... j’arrive des Batignolles ; depuis deux heures je promène mon mobilier sur une voiture...

ARNAL.

Mais tout cela est étranger... Ma pièce ! ma pièce !...

GRASSOT.

Mais, sacrebleu ! je suis exposé à coucher dans la rue si je ne trouve pas Madame Chatchignard... Qui est-ce qui connaît Madame Chatchignard ?

MADAME CHATCHIGNARD, au balcon.

C’est moi ! qu’y a-t-il pour votre service ?

GRASSOT.

Comment ! c’est vous !

Avec passion.

Ah ! madame, que je suis heureux de vous rencontrer !... Quelle chance ! quelle félicité !...

MADAME CHATCHIGNARD, pudiquement.

M. Grassot !

GRASSOT.

Ah ! non !... ce n’est pas pour ça !

La saluant.

Madame, vous êtes propriétaire d’un immeuble aux Batignolles ?...

MADAME CHATCHIGNARD.

Oui, monsieur.

Tout le monde salue.

GRASSOT, à Madame Chatchignard.

Madame, je viens d’avoir l’honneur de me présenter chez vous... on m’a dit que vous étiez dans un théâtre quelconque...

MADAME CHATCHIGNARD.

Chez moi ! à une pareille heure !...

GRASSOT.

Non ! ce n’est pas pour ça !... Madame, vous avez un appartement à louer ?

MADAME CHATCHIGNARD.

Oui, monsieur...

GRASSOT.

Combien de pièces ?

Au public.

Vous permettez ?...

ARNAL.

Allons ! bien !... ils vont parler de leurs petites affaires !

MADAME CHATCHIGNARD.

Une antichambre, deux cuisines, pas de salle à manger et une chambre de bonne...

GRASSOT.

Ça me va parfaitement !

MADAME CHATCHIGNARD.

Ah ! je dois vous prévenir... dans ma maison, on ne laisse, sous aucun prétexte, monter les porteurs d’eau.

GRASSOT.

Cependant, pour boire ?

MADAME CHATCHIGNARD.

Ça salit les escaliers...

GRASSOT.

Très bien !... j’attendrai qu’il pleuve... je mettrai mon verre sous la gouttière... Et tout au juste, tout au juste ?

MADAME CHATCHIGNARD.

Monsieur, je vais vous dire la vérité... j’en ai refusé quatorze mille francs.

GRASSOT.

J’en offre six cents francs !

MADAME CHATCHIGNARD.

Oh !

ARNAL, vivement.

Allons ! allons ! c’est une affaire manquée ! Continuons.

AMANT.

Oui !

À Hyacinthe.

« Bengalo-Bengalini ! »

HYACINTHE.

« Duc Alphonse d’Este ! »

MADAME CHATCHIGNARD, les arrêtant.

Pardon, messieurs... je veux bien faire une concession... parce que Monsieur est un homme distingué... je vous le laisserai à huit mille francs.

GRASSOT.

Six cents francs !

ARNAL.

Huit mille francs ! deux cuisines et une chambre de bonne !

MADAME CHATCHIGNARD.

Monsieur !

ARNAL.

Mais en Suisse, madame, on a un chalet, deux escaliers, un glacier, le ranz des vaches et la vue de la Jungfrau... pour trois cents francs !... et on est nourri !

TOUS, suppliant.

Voyons, Madame Chatchignard ! voyons, Madame Chatchignard !

MADAME CHATCHIGNARD, attendrie.

Allons, allons ! vous m’émouvez ! Et puis l’honneur de loger un prince de la rampe !... je cède.

TOUS.

Bravo ! bravo !

ARNAL.

Allons ! c’est une affaire arrangée... Maintenant, continuons !... « Bengalo-Bengalini ! »

TOUS.

Non, non ! à demain, à demain !

ARNAL.

Un instant ! j’ai apporté le couplet au public... je le crois assez malicieux...

L’offrant.

Tiens, Grassot !

GRASSOT, il passe à la droite d’Arnal.

Moi, sous aucun prétexte !

ARNAL, l’offrant.

Hyacinthe ?

HYACINTHE, il passe à la droite de Grassot.

Jamais !

AMANT.

Ni moi !

ALINE.

Ni moi ! Si tu me l’avais offert d’abord, j’aurais pu...

ARNAL.

Ah çà ! il faut pourtant que quelqu’un le chante.

Appelant.

Machiniste ! machiniste !

VOIX dans la coulisse.

Il est parti !

RAVEL.

Dis donc, si tu veux... moi qui ne suis pas de la pièce !

ARNAL, touché .

Ah ! Ravel ! c’est très bien ce que tu fais là !...

Il lui donne le couplet.

RAVEL.

Ah ! c’est que je ne connais pas cet air-là... Voyons donc... Ah ! que c’est mal écrit ! Ça ne fait rien... je passerai les mots que je ne pourrai pas lire.

Il met son pince-nez et chante.

Air : Ces bosquets de lauriers.

Ta di da da... indulgent tribunal,

Ta di da da... un arrêt trop sévère...

GRASSOT, mettant son pince-nez.

Donne donc !... je vais essayer.

Il chante.

Ta di da da... toujours impartial,

Ta di da da... la faveur du parterre...

HYACINTHE, mettant son pince-nez et arrachant le papier.

Il ne sait pas lire !

Il chante.

Ta di da da... le pauvre auteur,

Ta di da da... son espérance...

ARNAL, mettant vivement ses lunettes, et arrachant le papier.

Donne donc !... ça fait pitié !

Déchiffrant le papier.

Eh bien... eh bien !... Qu’est-ce que j’ai donc écrit là ?

Il chante.

Ta di da da... sa frayeur...

Ta di da da... espoir flatteur...

Ta di da da... votre indulgence.

ENSEMBLE, reprise.

Ta di da da... votre indulgence.

Ta di da da... sa frayeur, etc.

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