Monsieur Alphonse (Alexandre DUMAS Fils)

Pièce en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 26 novembre 1873.

 

Personnages

 

MONTAIGLIN, commandant de vaisseau, 48 ans

OCTAVE, 38 ans

RÉMY, marin, 50 ans

DIEUDONNÉ, clerc de notaire, 30 ans

RAYMONDE DE MONTAIGLIN, 30 ans

MADAME GUICHARD, entre 35 et 40 ans

ADRIENNE, 11 ans

 

Les trois actes à la campagne, de nos jours, chez le commandant Montaiglin. Même décor pour los trois actes.

 

 

PRÉFACE

 

J’ai lu beaucoup de livres, et j’ai entendu beaucoup de discussions d’où il résultait que les hommes ont une âme et que es animaux n’en ont pas. Si nous n’attribuons au mot âme que ce sens général : principe de la vie, de la pensée et de la volonté chez l’homme, nous reconnaitrons tout de suite que l’homme a, en moyenne, moins d’âme que l’animal. En effet, la seule supériorité de celui-là sur celui-ci, jusqu’à nouvel ordre, est d’avoir donné, de la vie, de la pensée et de la volonté, une définition dont il a exclu tous les autres êtres animés, sans se demander si ces êtres n’usent pas beaucoup mieux que lui de ces facultés dont il s’attribue le privilège.

Pour prendre les choses à leur principe même, l’amour, qui est la source de la vie et qui a, par conséquent, une si grande action sur la pensée et la volonté des hommes, est de même manifestation physique et surtout de même résultat matériel chez tous les êtres organisés vivant à la surface de la terre ; de plus, il a cet avantage qu’il fait partie de ce qu’ils n’ont besoin d’apprendre ni les uns ni les autres.

La seule différence à constater entre l’amour auquel obéit l’animal et l’amour auquel obéit l’homme, c’est que l’animal cède à un besoin physiologique qui a ses intermittences et ne remplit qu’une fonction numérique qui a ses limites, tandis que l’homme suit, dit-il, un entraînement à la fois physique et moral que le sentiment, l’intelligence et l’idéal ont mission d’ennoblir. Chez l’animal, l’amour n’a pour but que la reproduction et la perpétuité de l’espèce ; chez l’homme il constitue une entente secrète mais positive, une solidarité consciente avec le Créateur. Une fois le besoin satisfait, une fois l’acte accompli, sous certaines influences de saisons et de contrées, l’animal perd tout souvenir de la sensation perçue, il rompt tout lien avec son conjoint, et, au bout d’un certain temps, avec son produit ; il ne distingue plus son ascendant de son descendant, et il recommence, à des époques déterminées, avec d’autres individus de son genre, quelquefois avec ceux dont il est issu ou qui sont issus de lui, cet acte de la génération dont il paraît éprouver alors d’autant plus le besoin qu’il en avait plus perdu la mémoire. L’homme, au contraire, doué d’intelligence et investi de liberté, dispose, pour l’amour, de toutes les saisons et de toutes les latitudes. La compagne qu’il s’est choisie librement et volontairement reste pour lui l’épouse unique et définitive, et les enfants qui viennent se joindre, par lui et par elle, aux hommes et aux femmes dont ils sont nés tous deux, forment la famille indissoluble, éternelle, sacrée qui relie l’humanité à Dieu.

La procréation chez l’homme, étant libre et préméditée, se rattache ainsi à la création divine, puisque non-seulement cette procréation donne une forme matérielle et animée au produit, mais qu’elle lui communique cette intelligence, cette pensée et cette volonté qui, si elles sont développées comme elles méritent, comme elles ont le droit de l’être, compléteront l’âme et la feront communier avec le principe inépuisable et infini. En un mot, l’amour, dans toutes les acceptions supérieures du mot, est l’agent qui, mis au service de l’homme par Dieu, ramène à Dieu l’homme après qu’il a rempli sur la terre sa quadruple mission d’être organisé, intelligent, sensible et producteur.

Tels sont ou à peu près les arguments de ceux qui attribuent une âme à l’homme et en refusent une à l’animal.

Si l’humanité suivait cette loi de l’amour, du travail, de la famille, de la responsabilité mutuelle, si bien définie dans le christianisme, la grande vérité serait bientôt connue, et l’alliance avec Dieu serait bientôt faite ; après quoi notre monde serait appelé très probablement aux conseils divins et nous participerions bien vite, avec connaissance des causes qui nous sont cachées aujourd’hui, au gouvernement et à la direction de l’univers ; mais nous ne sommes pas près d’atteindre à cet état supérieur, et, en attendant, malgré le grand mépris que les hommes ont pour les animaux, nous voyons plus souvent ceux-ci s’acquitter de leur fonction jusqu’au bout que nous ne voyons ceux-là remplir leur mission jusqu’à la fin.

Parmi les animaux, toutes les femelles, dont les soins sont nécessaires à leurs petits, donnent ces soins à leur progéniture. Il faut un cas de force majeure, une persécution de l’homme par exemple, pour qu’une ovipare abandonne sa couvée ou qu’une mammifère, même dans l’ordre des carnassiers, délaisse ou tue ses petits ; et de plus, nombre de volatiles couvent pieusement des œufs qu’ils n’ont pas pondus, et nombre de mammifères donnent leur lait à des animaux, y compris l’homme, qu’ils n’ont point engendrés.

Quel autre spectacle nous offrent les intelligents humains ! Combien d’hommes qui, le besoin satisfait, le plaisir épuisé, tournent le des à leur conjointe momentanée, sans s’inquiéter des conséquences de l’acte qu’ils viennent d’accomplir, et se mettent aussitôt en quête d’une nouvelle forme de femme, auprès de laquelle ils pourront retrouver cette sensation agréable, mais passagère, qu’ils voudraient bien rendre à la fois ininterrompue, variée et gratuite. Les moineaux, qui sont les plus mal famés parmi les oiseaux, passent pour en faire autant : mais au moins aident-ils la femelle qui s’est laissée convaincre, à faire le nid, et vont-ils lui chercher, pendant qu’elle couve, des vers et des mouches. Le mammifère mâle est plus indépendant, et, si le chien s’est fait la réputation de l’animal le plus intelligent après l’homme, c’est sans doute parce qu’il y a entre le plus grand nombre des hommes et lui une certaine ressemblance quant à la façon de comprendre l’amour. En général, le propriétaire de la chienne sinon compromise, du moins abandonnée par un chien qui passait et qu’on n’a plus revu, jette à l’eau les trois quarts des petits qu’elle a mis bas, et ne garde que ceux qui lui servent ou qu’on lui demande. Quelque désir, pour des raisons réputées excellentes, que les sociétés aient de se débarrasser de la même façon des enfants nés de messieurs qui passaient et qu’on n’a pas revus, il a fallu s’abstenir, du moins ostensiblement, de ce moyen facile, économique et sommaire. On ne tue donc pas publiquement les enfants quand on les trouve trop nombreux et trop coûteux, on se contente de les laisser mourir ou tuer par les mammifères à forme humaine qui leur ont donné le jour, on ne sait pas pourquoi, puisqu’ils le leur reprennent aussitôt. Ce procédé est un peu plus long, mais en somme cela revient à peu près au même, et le budget y trouve son compte.

L’économie, en y regardant bien, n’est malheureusement pas encore aussi certaine qu’elle paraît l’être au premier abord, parce que des agents trop zélés, au nom de je ne sais quelle morale dite à la fois naturelle et divine, ayant connaissance de ces infanticides, les dénoncent quelquefois, et qu’il faut payer des magistrats pour juger ces mères indépendantes, des geôliers pour les garder, des cantiniers pour les nourrir, des bourreaux pour leur couper la tête, bien qu’on les condamne rarement à mort, peut-être parce que, malgré la loi respectable qui innocente et protège le père, il ne semble pas à tout le monde que l’homme, dans cette circonstance, doive jouir seul de l’immunité.

Je ne vois pas très bien ce que devient, et surtout ce que fait l’âme, attribut divin de l’homme, dans ces sortes de combinaisons ignorées des animaux. Nous admettrons donc, si vous le voulez bien, qu’il y a u n certain nombre d’hommes qui font leur devoir, qu’il y en a un beaucoup plus grand nombre qui ne le font pas, en ceci comme en une foule d’autres cas et circonstances, et que cette âme en question n’est la qualité que de quelques-uns, lesquels s’efforcent, par le travail, par les vertus, par l’exemple, par la parole, par l’action, par l’écriture même, de la communiquer à ceux qui ne l’ont pas encore.

Cependant le spectacle des passions, des vices, des erreurs, des fautes, des crimes humains ne doit pas plus nous émouvoir outre mesure qu’il ne doit nous décourager complètement. Les vérités morales sont parfaitement connues des hommes ; ils le déclarent du moment qu’ils prétendent pratiquer une des nombreuses religions où ces vérités sont promulguées et ordonnées, et s’ils prévariquent, c’est qu’ils ont espéré trouver dans la prévarication des satisfactions et des jouissances plus grandes que dans l’accomplissement des devoirs prescrits. Il y a eu là, de leur part, une sorte d’arbitrage dont ils ont toute la responsabilité, et un aléa dont ils ont perdu le droit de se plaindre s’il tourne contre eux. Ils ont espéré être heureux plutôt par le mal que par le bien leur combinaison n’a pas réussi, tant pis pour eux ; ils m’intéressent peut-être comme observateur, ils ne m’émeuvent pas plus qu’il ne convient. Au milieu de toutes les catastrophes qui résultent des inepties humaines, il n’y a qu’un être véritablement intéressant qui mérite que l’on vienne toujours, sans cesse et sans restriction à son secours, parce qu’il peut être toujours malheureux sans avoir jamais été coupable, c’est l’enfant.

Eh bien, par une inconséquence qui met le comble à l’illogisme et à la culpabilité des hommes et des lois qu’ils font, c’est contre cet être faible, ignorant, innocent, digne de tous les amours, de tous les respects, de toutes les pitiés et de toutes les protections, c’est contre ce petit être sans défense, que les sociétés s’acharnent avec une férocité sauvage, quand il naît dans de certaines conditions dont il ne peut jamais être responsable ; c’est à lui qu’elles font payer alors toutes les fautes dont elles déchargent ses générateurs.

À cet enfant auquel, lorsqu’il sera arrivé à l’âge de raison, s’il y arrive, malgré tous les obstacles que lui crée le milieu où il naît, à cet enfant auquel les lois et les sociétés demanderont l’accomplissement de tous les devoirs, ces dites sociétés et lois ne reconnaissent qu’une partie des droits acquis aux autres hommes ; elles ne lui en reconnaissent quelquefois aucun, pas même le premier de tous, le droit de vivre. Tout en se faisant une gloire de donner la mort au plus grand nombre possible d’individus des autres pays, car ce sont les armées les plus nombreuses, les plus fortes et les plus meurtrières qui constituent et constitueront longtemps encore les plus grands états et les plus grandes civilisations, ces mêmes sociétés et ces mêmes lois ne font même pas ce raisonnement bien simple qu’il serait de l’intérêt  moral et économique des sociétés de protéger sérieusement la vie des enfants qui naissent dans les milieux quels qu’ils soient qu’elles régissent, puisqu’elles auront besoin un jour de ces enfants à la fois pour produire le plus grand nombre possible de défenseurs et pour tuer le plus grand nombre possible des voisins en question.

Tous les êtres sont conçus de la même façon, ils viennent au monde de la même manière, ils vivent et se reproduisent par les mêmes procédés, ils meurent par les mêmes phénomènes ; il y a là une égalité naturelle qui devrait éclairer le législateur et pénétrer la loi. Ce n’est pas tout ; la religion que nous pratiquons dans nos pays soi-disant civilisés, cette religion dont le dernier révélateur a voulu naître, dit la légende, dans une étable, parmi les plus obscurs, les plus pauvres et les plus persécutés, cette religion que le législateur invoque toujours, aurait dû lui inspirer quelque charité et quelque justice pour les enfants qui naissent dans des conditions analogues à celles de l’enfant Dieu. Le doux pasteur des âmes, à qui on n’a jamais connu d’autre père que Joseph, père adoptif, et Dieu, père invisible, n’est-il pas le type divin de l’enfant naturel, et, s’il est venu sur la terre, n’est-ce pas pour affirmer, étendre, consacrer la loi de Moïse, ce type par excellence de l’enfant abandonné ? En présence de pareilles traditions, le législateur chrétien eût dû prendre quelque souci des enfants naturels et des enfants abandonnés, lesquels ont beaucoup le droit et un peu la gloire de pouvoir revendiquer comme ancêtres Moïse et Jésus.

Il n’en va pas ainsi. Voici ce que fait le législateur ; il se dit :

« Pour donner la vie à un être humain, que faut-il ? Un homme et une femme. Si cet homme et cette femme sont unis par le mariage, ce sera très moral et je défendrai les droits de l’enfant même contre eux, le cas échéant ; mais s’ils ne sont pas unis par le mariage, ce sera très immoral, et je devrai sévir. Quel est, dans ce second cas, le plus coupable des trois, du père, de la mère ou de l’enfant ? C’est incontestablement le père, puisqu’il ne court aucune chance physique ou morale, qu’il n’a d’autre but que de satisfaire sa curiosité, son désir, ses sens. Eh bien, puisqu’il n’a pas de responsabilité physique ni morale, je vais le libérer de toute responsabilité matérielle et sociale ; je le mets hors de cause (car je suis homme, moi aussi, et l’on ne sait pas ce qui peut arriver à moi ou à quelqu’un des miens mâles), et ni la femme qu’il a rendue mère, ni l’enfant qu’il a volontairement appelé à la vie ne pourront rien lui réclamer. Il veut rester inconnu et libre, il restera inconnu et libre ; il veut pouvoir, s’il est constitué pour cela, donner ainsi le jour à des centaines d’enfants sans que personne ait le droit de lui dire quoi que ce soit, que ce droit lui soit acquis.

« La femme est-elle moins coupable que cet homme ? Évidemment ; l’homme qui prend possession d’une femme sait toujours quelles conséquences cet acte peut avoir ; la femme, la jeune fille surtout, qui s’abandonne à cet homme ne le sait pas toujours. En tous cas, ce qui la fait moins coupable, c’est qu’elle est plus exposée, que son honneur et sa vie sont en jeu et qu’elle ne pourra cacher qu’elle a commis une faute qu’en trompant ou en détruisant !

« La femme étant moins coupable que l’homme, moi, législateur, puisque je n’ai pas puni l’homme, et qu’il faut cependant qu’il y ait punition, puisqu’il y a eu contravention aux lois morales, sociales et religieuses, je vais punir la femme. De même que j’ai reconnu à l’homme le droit de l’abandonner, je vais reconnaître à l’enfant le droit de la poursuivre, pendant que la société se sera arrogé le droit de la mépriser et de l’exclure.

« Reste l’enfant, qui est absolument innocent, lui, qui n’a pas demandé à naître, qui n’a jamais rien fait de mal, excepté ; à ce qu’il paraît, comme nous tous, des milliers d’années avant de naître, par l’entremise d’Adam, et qui n’a aucuns moyens de se défendre et de se protéger. Qu’il se prépare, cet innocent, ce faible, ce pauvre ! car c’est sur lui que je vais frapper. Écoute donc bien ceci, avant de naître, et que cela te décide, si tu as quelque bon sens, à ne pas venir au monde :

« Si tu es un enfant naturel non reconnu, tu n’auras aucune revendication morale ni sociale à exercer contre ton père, quelques preuves que tu aies de sa paternité. Tu auras droit, si tu peux prouver ta filiation, à des aliments comme le cheval qui traîne sa charrette ou le chien qui garde sa maison ; mais tu pourras rechercher ta mère ? Quand cela ? Quand tu seras arrivé à l’âge où l’on sait ce que l’on fait, si tu as une pièce écrite et si tu peux prouver que tu es bien le même enfant qui est sorti de ses entrailles. – Comment vivrai-je jusque-là ? – Comme tu pourras, cela ne me regarde pas. En attendant, si tu vis et que tu te conduises mal, tu auras beau me dire que tu n’as eu ni famille, ni éducation, ni argent, ni morale, ni métier, je te mets en prison. Si tu n’es pas en prison quand tu atteindras vingt et un ans, j’interviendrai enfin dans ta vie, je te ferai soldat, et je t’enverrai défendre la patrie, la famille et le foyer des autres. Si tu veux te soustraire à cette loi, je te fais arrêter : si tu désertes, je t’envoie au bagne ; si tu lèves la main sur ton caporal, je te fusille. Va, mon garçon.

« Si tu es un enfant naturel reconnu, tu auras droit d’exiger de tes parents le gîte en plus de la nourriture ; mais s’ils t’ont fait apprendre un métier manuel, ils ne te devront plus rien. À leur mort, quand leur père, leur mère, leurs frères, leurs sœurs, leurs neveux et leurs nièces se seront partagé l’héritage, on te donnera quelque chose, selon le nombre des ascendants ou des collatéraux, ou des descendants légitimes qui auront pu venir après toi. Si ton père, t’ayant reconnu, veut le laisser la totalité de sa fortune, il ne le pourra pas au détriment des parents ci-dessus nommés ; mais il pourra la laisser, sauf la petite part que nous te reconnaissons, au premier étranger venu.

« Si tu es adultérin ou incestueux, c’est-à-dire si tes générateurs sont encore plus coupables et si tu es encore plus malheureux, ma vengeance contre toi n’aura plus de bornes. Non-seulement tu ne pourras jamais rechercher ton père, mais il te sera interdit de rechercher ta mère, tu ne pourras jamais être reconnu, tu n’auras ni nom ni état civil, mais tu seras tout de même soumis à tous les devoirs du citoyen et à toutes les chairs du soldat.

« Si tu es du sexe féminin au lieu d’être du sexe masculin, c’est encore plus simple : le suicide ou la prostitution ; la rivière ou le trottoir. »

Pour parer un peu à toutes ces conséquences, à toutes ces injustices et à toutes les catastrophes qui en découlent, nous avions fondé, jadis, des maisons hospitalières avec un mécanisme appelé : tour, où la mère sans ressources pouvait venir incognito déposer son enfant et, grâce à certains signes, le reprendre plus tard, si quelque bonne chance lui permettait le repentir. Cela pouvait ainsi faire, surtout dans l’enfance et la première jeunesse, une famille de tous ceux et à tous ceux qui n’en avaient pas.

Nous avons supprimé cela, c’était trop chrétien et surtout trop cher ; et puis des personnes pieuses ont juge que c’était un encouragement à la débauche et à la corruption, parce que quelques femmes adultères ou incestueuses avaient ainsi caché le fruit de leur faute, ou que des époux légitimes même, malgré le sacrement et le contrat, mettaient à notre charge le fruit de leurs conjonctions légales. Nous avons donc remplacé ce foyer anonyme et toujours ouvert par un asile où il faut que la mère déclare son nom avec la preuve qu’elle est sans ressources, ou bien par un secours mensuel à la fille mère pour qu’elle nourrisse elle-même son enfant, secours dérisoire, cela va sans dire, qui prétend, moyennant sept ou huit francs par mois, inoculer l’amour maternel aux créatures qui ne l’ont pas. Nous avons ainsi obtenu une grande diminution dans nos dépenses, parce que nous avons provoqué ainsi une grande augmentation dans la mortalité ; ces mères assistées empochent le premier mois de secours, ce qui est toujours ça, et laissent ensuite mourir leurs enfants faute de soins et de nourriture. Puis les avortements et les infanticides nous sont venus en aide ; c’est tout bénéfice, comme vous voyez : le budget est moins grevé ; nous sommes débarrassés de tous ces enfants de l’amour qui demandaient à manger, et nous avons le droit de dire que nous avons fait de notre mieux, en appelant la charité au secours du sentiment maternel[1].

Or, si vous avez lu la note ci-jointe, vous ne serez pas très étonné d’apprendre que, pour peu que les choses continuent de la sorte, dans six cents ans (on a fait le calcul), il n’y aura plus de France, par la simple raison qu’il n’y aura plus de Français ; ce qui ne laissera pas que d’être agréable à ces voisins que nous continuons en même temps à vouloir exterminer.

En face de cette éventualité qui semble nous être parfaitement indifférente, à nous, il est certain que ce n’est ni avec des conseils, ni avec des statistiques, ni avec des préfaces surtout, que l’on modifiera les mœurs et les passions des sociétés ; il y faut des obstacles, des châtiments, des dérivatifs dont les lois seules ont la disposition. Comment espérer que l’homme poussé, enivré par le désir le plus naturel, fasse tout à coup, dans l’intérêt d’un enfant qui ne naîtra peut-être pas, un retour violent sur lui-même, le délit étant doux, l’impunité étant assurée. Il cède donc, et le drame commence, non pour lui qui se tire presque toujours d’affaire par des moyens de comédie, mais pour la femme. Peut-on imaginer que la nature ait vraiment voulu cette injustice, que tout le plaisir soit pour l’un des deux, et tout le danger, toute la fatigue, toute la douleur soient pour l’autre ? Non. Si la nature a dispensé immédiatement celui-là des conséquences qu’elle impose immédiatement à celle-ci, c’est qu’elle a besoin de cette première force, redevenue subitement disponible pour aider à la mère et à l’enfant. Cette force devra veiller sur cette faiblesse qu’elle a vaincue, l’abriter, la défendre contre ce qu’elle ne saurait combattre toute seule, lui alléger le travail extérieur, pour que toutes ses énergies se concentrent sur l’enfant et pour que celui-ci puisse vivre, puisqu’on lui a donné la vie sans qu’il la demandât. L’homme qui se soustrait aux conséquences de la paternité, c’est-à-dire d’un acte qu’il a volontairement et sciemment accompli, est un réfractaire mille fois plus coupable que celui qui se soustrait au service de la patrie, puisque le premier savait qu’il allait se donner un plaisir de faire autrement, et la preuve c’est qu’il s’y soumet. Mais il est d’autres lois que la nature ne fait qu’indiquer à l’homme, qu’elle ne lui impose pas absolument, et que son libre arbitre peut éviter, contrecarrer, fausser, telles que le travail, l’amour, la reproduction de l’espèce. Si l’homme ne veut ni manger ni boire, ni dormir, ni respirer, il meurt ; mais, dans de certaines conditions, il peut se dispenser de travailler, de se reproduire et d’aimer ; il n’en meurt pas nécessairement. Ce sont ceux qui travaillent et qui aiment, qui ont voulu constituer la famille, qui en meurent quelquefois. Oui, la nature demande que les pères et les mères aiment et élèvent leurs enfants, c’est bien certain. Comment se fait-il donc que tous les pères et toutes les mères n’obéissent pas à cette loi naturelle si facile, si douce, si pleine de joies et de récompenses pour ceux qui la suivent ? C’est qu’à chaque instant la loi sociale vient heurter et contredire la loi naturelle, et que, dans cette lutte, la loi naturelle est toujours vaincue.

Que dit la loi naturelle à l’homme pubère ? « engendre » ; à la fille nubile ? « conçois ». Que leur dit la loi sociale ? « engendrez et concevez, mais unis éternellement par le mariage, ou vous me trouverez contre vous ».

Cette loi sociale est-elle la conséquence logique de cette loi naturelle ? Pas le moins du monde.

Voici comment procède la loi naturelle chez l’homme qui est l’initiateur : d’abord le désir physique de posséder la femme ; – auquel succède la possession résultant du désir ; – puis le plaisir résultant de la possession ; – puis l’enfant pouvant résulter du plaisir ; – et l’amour pour la femme et l’enfant pouvant résulter du tout.

Je ne vois rien là qui implique logiquement le mariage, surtout précédant tous ces phénomènes. Je comprendrais qu’un homme gui a désiré, possédé, fécondé une femme, qui a reçu d’elle le plaisir, l’enfant et la révélation de l’amour, je comprendrais que cet homme voulût s’associer éternellement cette femme et l’épousât, pour s’assurer, autant que possible, cette possession, ce plaisir, ce sentiment, cette famille ; c’est ce que font la plupart des hommes de la campagne qui sont plus près que nous de la nature et par conséquent de l’instinct, mais ce n’est pas ce que nous faisons, nous hommes des villes, qui nous disons plus près de la civilisation. Donc, si nous voulons rester en dehors des lois sociales quant à l’amour et ne suivre que les lois naturelles, nous voyons ces lois naturelles nous inspirer le désir, nous rendre énergiques pour arriver à la possession, et nous donner le plaisir. Jusque-là tout va bien. Puis tout à coup, si l’enfant apparaît et que nous voyions qu’il va falloir engager notre avenir, notre fortune, notre liberté, nous trouvons que cela ne se déduit plus aussi logiquement, et nous nous dérobons aux conséquences des lois naturelles avec d’autant plus de facilité que nous trouvons les lois sociales toutes disposées à nous venir en aide en laissant peser toute la responsabilité de notre initiative sur la femme et l’enfant, sans aucun recours contre nous. Voilà donc l’enfant privé de l’amour paternel, si naturel que soit aussi cet amour pour les hommes honnêtes. Il va lui rester l’amour maternel pour le protéger.

Pourquoi celui-ci existerait-il plus que celui-là ? S’il se manifeste dans ces conditions, il va être pour la femme la preuve de sa faute, il va entraîner pour elle le déshonneur certain. Cette femme, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, ne va plus avoir qu’une idée, idée fixe, tournant à la manie : se soustraire à ce déshonneur, à ces charges et, disons te mot, – puisque c’est celui qu’elle invoquera pour se justifier le jour où la société lui demandera des comptes, – et à cette injustice. Que va devenir l’amour maternel dans le conflit ? D’ailleurs prévoyait-elle seulement l’amour maternel, cette fille, quand elle s’est donnée sans mariage à cet homme ? Non ; car il était tacitement convenu, entre la confiance de l’une et la probité de l’autre, que l’enfant serait évité. S’il arrive, ce n’est que par l’inadvertance de la première et l’égoïsme du second. Est-ce justement quand l’enfant va surgir comme un danger, comme une honte, que l’amour maternel va se faire jour dans le cœur de cette créature menacée de toutes parts ? Il faudrait n’avoir jamais réfléchi une minute à toutes ces questions, il faudrait n’avoir jamais assisté à une de ces catastrophes pour ignorer que, sur dix mille filles pauvres qui ont encore quelque pudeur et qui donnent naissance à un enfant illégitime, il n’y en a pas une qui ait souhaité cet enfant, à moins que le père ne soit riche ou honnête, et que ce malheur ne doive faire espérer à la mère ou le bien-être ou le mariage. En dehors de ces deux hypothèses, non-seulement elles n’éprouveront pas pour cet enfant ce sentiment maternel, déclaré si naturel et si indiscutable, mais, du jour où l’enfant se sera annoncé, il aura inspiré l’épouvante, la colère, la haine.

Quant aux femmes riches et honorées qui ont un amant, et que la nature avertit tout à coup que la maternité va venir, sans qu’aucun subterfuge puisse la rendre légitime, avons-nous besoin de définir le sentiment qu’elles éprouvent, à cette nouvelle, pour le malencontreux petit être qui vient ainsi compromettre la réputation, l’honneur et la situation de sa mère ? Voulez-vous savoir ce qui se passe non pas dans le cœur, qui n’a plus rien à faire ici, mais dans l’esprit d’une de ces femmes en face de la maternité irrégulière et déshonorante ? Dès qu’elle en a le soupçon, elle pâlit comme à l’annonce du plus grand malheur, puis immédiatement elle se met à espérer qu’elle se trompe. S’il lui est démontré qu’il n’y a pas de doute possible, elle commence à compter sur un accident naturel, ou, s’il le faut, à le provoquer. Si cet accident naturel ne survient pas, malgré les espérances, les prières, les vœux, les longues courses à pied, en voiture, à cheval, les sinapismes et les sangsues, cette femme passe du regret de la faute à la pensée du crime, elle se fait à l’idée de risquer sa vie pour que l’enfant ne vive pas. La créature immonde qui pratique des manœuvres clandestines au fond de quelque bouge ignoble apparaît dans le cerveau troublé de cette mère comme l’ange rayonnant du salut ; si elle recule devant ce crime, ce qui n’arrive guère que si ses alentours le lui rendent impossible ou aussi compromettant pour elle que le fait tant redouté, elle cherche les moyens de disparaître le temps nécessaire, sans éveiller les soupçons, mais avec la secrète espérance que l’enfant mourra dans le passage du néant à la vie ; si, malgré tout, l’enfant s’obstine à naître, elle n’a qu’une idée, qu’on l’emporte, qu’on le cache, et qu’elle ne le revoie jamais.

Voilà, dans ces cas exceptionnels, les premiers rapports de la mère avec son enfant. Y trouvez-vous trace d’amour maternel, d’un sentiment irrésistible, acceptant tous les dangers, toutes les humiliations pour pouvoir éclater au grand jour ? Si l’on vous montrait une femme mariée, respectée jusque-là, près de devenir mère par une faute qu’il lui serait impossible de celer, avouant franchement et publiquement cette faute, se retirant de la société, mettant son enfant au monde, l’allaitant, l’élevant et se consacrant à lui, aux yeux de tous, non-seulement vous ne jetteriez pas la pierre à cette femme, si vous étiez un homme, mais vous la plaindriez et l’estimeriez, et, si vous étiez une femme, tout en étant forcée, au nom des exigences sociales, de vous écarter d’elle, vous l’admireriez dans le fond de votre conscience, et vous lui donneriez peut-être en secret toutes les marques et toutes les preuves de sympathie que mériterait ce triomphe de l’amour maternel ; eh bien, si vous connaissez cette femme, montrez-la-moi, je n’attends qu’une preuve vivante pour la chanter sur la scène, ne l’ayant encore vue que dans mon imagination de poète. Une ou deux fois j’ai cru la rencontrer ; en y regardant de près, j’ai reconnu qu’en accomplissant cet acte héroïque cette femme avait un intérêt caché, et qu’elle gagnait quelque chose à quitter ostensiblement son mari pour le père de son enfant.

Admettons ensemble, si vous voulez et pour tout dire, qu’au moment où le pauvre petit innocent pousse son premier cri, il y a un cri correspondant qui part des entrailles qu’il laisse béantes et délivrées ; qu’il y a un élan spontané, total, naturel de la mère vers son enfant ; qu’il y a oubli subit, complet, mais non durable, des obstacles qui vont les séparer toujours, peut-être : la femme pleure, elle se reproche alors, et très sincèrement, cette faute que ce malheureux va expier pour elle ; elle le recommande avec une émotion profonde aux étrangers à qui elle est forcée de le confier ; elle leur fait des largesses, elle leur promet plus qu’ils n’auraient rêvé. Elle se dit qu’elle viendra voir lécher petit en cachette, le plus souvent possible, et elle vient en effet quelquefois, de temps en temps, si elle est sûre de ne pas être connue de ces auxiliaires, de ne pas être trahie par des curieux ou des méchants, et, à mesure que l’enfant grandit et qu’elle va pouvoir échanger avec lui des caresses plus intimes, plus profondes, plus douces, plus compromettantes, elle se montre à lui de moins en moins, parce qu’il commence à voir, à se rappeler, à comprendre, et que finalement il ne faut pas qu’il sache. À partir du moment où il pourrait chercher et savoir qui est sa mère, elle ne reparaît plus, ou elle prend l’aspect et le langage d’une personne étrangère et désintéressée.

Si la femme n’est pas mariée, si elle n’appartient pas aux classes aristocratiques, si elle n’a pas de comptes à rendre de sa faute à un juge armé d’un droit légal, comme le père ou le mari, si elle appartient à cette classe moyenne où les convenances sociales sont moins nombreuses et moins exigeantes, où, les filles peu dotées se mariant très rarement, le célibat forcé, injuste, humiliant de la femme, rend la faute plus possible, plus prévue, et la fait absoudre plus facilement, il peut arriver que cette jeune mère soit conquise peu à peu et complètement par l’amour maternel et qu’elle en emplisse secrètement sa vie, sans autre espérance dans l’avenir que la reconnaissance et l’affection de l’enfant. C’est dans ce milieu que j’ai choisi mon héroïne pour le drame qui va suivre. Je ne pouvais la prendre que là, pour qu’elle fût en même temps intéressante et vraie. Au-dessous, dans le peuple, où la faute est plus fréquente encore, plus probable et presque couramment acceptée, elle ne produit plus les luttes et les conséquences que je voulais présenter au spectateur. Là, si la mère ne tue pas tout de suite l’enfant, par colère ou par misère, ou s’il ne meurt pas eu nourrice du manque de nourriture et de soins, la mère le prend avec elle quand elle est libre, ou le confie à une parente ou à une voisine quand elle ne l’est pas, et elle le reconnaît et l’avoue publiquement. Si un ouvrier, un pauvre diable comme elle l’épouse, il sait à quoi s’en tenir. Là, pas de secret à garder, pas de mensonge à faire, pas de préjugés à respecter, pas de luttes psychologiques à soutenir, en un mot, pas de péripéties dramatiques ; là enfin le sentiment naturel peut paraître et s’imposer.

Le sujet qui nous occupe en ce moment est inépuisable, et je ne puis avoir la prétention de dire tout ce qu’il comporte, mais je n’en aurais pas indiqué tous les côtés saillants, si je n’ajoutais, pour finir, que là où l’enfant naturel, non-seulement n’est que très rarement maudit et repoussé de sa mère, mais est souvent attendu avec impatience et reçu avec transport, c’est parmi les filles galantes, les femmes de théâtre, et, enfin, là où la femme passe pour n’avoir plus un sentiment humain : chez la fille publique. Et cela se comprend. Comme ces femmes sont plus ou moins, mais notoirement déchues, les dernières tombées au plus bas, celle nouvelle chute ne les abaisse plus, mais les relève. Quelque chose de pur et d’innocent va sortir de leur abjection, un être immaculé va les aimer et le leur dire sans leur rien reprocher, sans savoir qui elles sont. L’âme ressuscite un moment, et la pécheresse peut être sauvée par une des conséquences de son ignominie même.

Je supplie le lecteur de ne pas conclure de tout ce que je viens de dire que je ne crois à l’amour maternel que chez les femmes de mauvaise vie. J’ai voulu constater seulement que ce sentiment qui devrait être naturel en effet ne l’est et ne peut l’être incontestablement dans le cœur des femmes, que quand les lois sociales, régulièrement suivies ou adroitement tournées, ont préventivement sanctionné ou couvert l’enfantement ; j’ai ajouté et démontré par certains exemples, que, pour les femmes, quoi qu’elles en disent, il est des sentiments constitués par des conventions antinaturelles qui priment en elles ce sentiment créé et voulu par la nature, et qu’elles sont prêtes à l’immoler toujours à leur honneur, surtout à leur réputation, quelquefois à leurs intérêts, à leur santé ou à leur plaisir ; j’ai fait remarquer, à la suite de ces observations, qu’à mesure que les femmes, par leur situation, se trouvent affranchies des exigences sociales, et se rapprochent de l’état de nature, le sentiment maternel, n’ayant plus rien à redouter du milieu, se manifeste plus librement et plus franchement jusqu’à ce que, au plus bas de l’échelle sociale, c’est-à-dire là où la femme est assimilée à l’animal, ce sentiment vienne reprendre tout à coup et véritablement la forme la plus naturelle qu’il puisse avoir, celle de l’instinct, puisque la mère elle-même ne sait pas plus que le dernier des animaux par qui elle a conçu. Enfin je déclare très volontiers que toutes ces analyses et tous ces raisonnements n’aboutissent qu’à cette conclusion, que, si la femme veut connaître l’amour maternel dans toute sa puissance, dans toutes ses joies, et dans toute sa gloire, il faut d’abord qu’elle soif sûre d’aimer l’homme qui la rendra mère, qu’elle l’épouse avant de le devenir, qu’elle lui reste à tout jamais fidèle après l’avoir été, et que la fécondité lui soit chère, attrayante et sacrée, parce que longtemps encore, toujours même, il faut l’espérer, ce sera, tout compte fait, parmi les plus honnêtes femmes qu’on aura la chance de trouver les meilleures mères.

Cependant, si je n’avais eu à dire que cette dernière vérité qui ressort de tous les codes, de toutes les religions, de toutes les philosophies et de tous les faits, il est bien certain que je me serais abstenu ; mais une vérité a beau être évidente et même reconnue de tous, il ne faut pas que les cent mille formes sous lesquelles on la proclame et on l’affirme officiellement et pompeusement fassent croire qu’elle est autant d’usage que de règle.

En attendant que celle que nous venons de répéter, toute banale qu’elle est, soit universellement pratiquée, les quatre cinquièmes de mes semblables me paraissent avoir pris, de tous temps, et prendre de plus en plus, la résolution de s’affranchir de toutes les entraves qui les gênent et de vivre comme bon leur semble, aux risques et périls de leurs contemporains et surtout de leurs descendants, qui peuvent moins se défendre.

Une disposition vraiment naturelle et indiscutable de l’espèce à laquelle nous appartenons, c’est de préférer la liberté à la discipline, le droit au devoir, la jouissance au sacrifice, le plaisir à la peine. Grâce à cette disposition, les sociétés font craquer peu à peu, mais progressivement et fatalement, les formules politiques, sociales, religieuses, morales, dans lesquelles les législateurs qui avaient voulu faire une combinaison du bonheur et du bien les avaient primitivement enfermées. Cet ardent désir que nous avons de nous donner la plus grande somme possible de jouissance et de liberté, en supportant la plus petite somme possible d’obligations et de charges, nous n’essayons pas, pour la plupart, de le satisfaire par le moyen le plus sûr, qui est le bien, sous sa forme absolue, mais par le plus proche, le plus séduisant et le plus facile, qui est le mal, sous les pseudonymes et les euphémismes les plus variés. Il en résulte des désordres épouvantables qui fournissent matière à de fort beaux discours, tels que celui-ci, qui n’empochent rien, mais aussi à de grandes catastrophes que rien ne peut empêcher non plus et que jusqu’à présent rien ne répare, les lois se déclarant piteusement impuissantes contre nos passions et nos vices, dès que nous avons l’habileté de les transformer en mœurs.

Les sociétés, la société française particulièrement qui vient pour la troisième fois de prendre l’homme par son faible en l’appelant à la liberté dans tous les ordres, les sociétés sont-elles en mesure aujourd’hui de forcer les hommes à préférer la peine au plaisir, le sacrifice à la jouissance, le devoir au droit, la discipline à la liberté ? Non, bien certainement, et l’esprit d’indépendance et d’insoumission à tout ce qui gêne la fantaisie de l’homme ne va faire que se développer de plus en plus. Nous ne pouvons pas savoir jusqu’à quelles folies, de conséquences en conséquences, l’humanité sera entraînée par la logique de sa raison ! Croyez-vous que l’homme va se dire de lui-même et tout à coup : « Borné dans ma durée, dans mes forces, dans mon intelligence, je dois et je veux être borné dans mes désirs, dans mes passions, dans mes plaisirs, dans mes droits, dans ma liberté. » Vous ne le supposez pas, ni moi non plus ; au contraire, il va pousser tout droit devant lui, jusqu’à ce que, ayant dépassé son atmosphère morale, il ne puisse plus respirer. Quand l’esprit humain n’est plus dans la limite, il est dans le vide. L’homme reviendra donc sur ses pas, évidemment, puisque le vide est inhabitable ; mais quand reviendra-t-il ?

Voilà pour l’homme. Et la femme ? sera-t-elle demeurée stationnaire pendant cette exploration que l’homme aura faite ? Aura-t-elle essayé de l’arrêter, ou l’aura-t-elle suivi ? Elle l’aura suivi et devancé peut-être, ayant de bien autres revanches que lui et surtout contre lui à prendre. Qu’est-ce que le mariage, la famille, la pudeur, la filiation légitime ou non, l’amour même, vont devenir dans ce va-et-vient des âmes, dans ce tohu-bohu de premiers mouvements où tout le monde va partir pour quelque part, sans savoir bien où ça est.

L’homme ne veut plus se soumettre à un autre ; il veut être libre ; il ne reconnaîtra bientôt plus, sur toute la surface du globe, ni roi, ni prêtre, ni Dieu, ni père, ni patrie ; le voilà qui entre dans une phase nouvelle par où l’esprit d’investigation qui est en lui devait passer fatalement, et la science le mène à la glorification de la matière et au culte du fait ; vous ne l’arrêterez pas, quoi que vous fassiez. Bref, vous avez proclamé et vous voulez établir les Droits de l’homme ; je le veux bien aussi ; j’y tiens autant que vous, parce que je suis sûr de n’en pas abuser, et j’estime même que, quand vous l’avez fait, il y avait déjà longtemps que vous auriez dû le faire ; mais maintenant, les droits de la femme, qui est pour moitié dans les treize cents millions d’habitants de la terre, quand les proclamerez-vous ? Il va falloir y arriver, ne vous déplaise.

Vous imaginez-vous que le besoin de jouissance et de liberté nous est permis à nous seuls à cause d’une certaine forme physique que nous avons, qu’il ne gagnera jamais la femme et qu’elle va rester éternellement soumise à l’homme insoumis ? qu’il pourra éternellement lui casser les pieds selon les lois de Confucius, l’enfermer dans un harem selon les lois de Mahomet, la condamner au mariage indissoluble, au couvent, à la stérilité ou au vice selon les lois» traditions et mœurs de nos sociétés catholiques ? Si vous croyez cela vous êtes dans une complète et dangereuse erreur. Nous voulons la liberté pour nous, nous serons forcés de la vouloir pour elle, et elle passera par toutes les portes que nous aurons ouvertes ou enfoncées. Cet être que nous opprimons dans toutes nos lois, quitte à le glorifier dans toutes nos littératures, dans tous nos arts et dans toutes nos modes, cet être va revendiquer ses droits, tout comme nous, et, nous l’avons déjà dit autre part, l’immense prostitution qui nous envahit et qui nous entame, n’est qu’une des premières formes de celle revendication, forme compatible avec les seules armes que vous avez laissées sous la main de l’opprimée. Croyez-vous que l’agréable privilège dont use et abuse l’homme de pouvoir prendre impunément une fille vierge, parce qu’elle est nubile, pauvre ou curieuse, de la rendre mère pour un moment de plaisir qu’elle ne partage presque jamais, de l’abandonner ensuite avec son enfant, et de la traiter finalement de drôlesse et de corruptrice ; croyez-vous que ce privilège va être attribué à l’homme jusqu’à la fin des siècles ? Vous figurez-vous même que le mariage tel que nous le pratiquons le plus souvent, c’est-à-dire le droit pour nous, hommes, de spéculer sciemment sur l’ignorance et de nous approprier légalement la fortune d’une jeune fille, d’aller et de venir ensuite comme bon nous semble, de lui être infidèles tant qu’il nous plaît, sans qu’elle puisse ni bouger ni se plaindre, condamnée à la fécondité s’il nous va d’être pères, à la stérilité si cela nous ennuie, nous gêne ou nous fatigue, au déshonneur el à la honte si elle demande à un autre homme ce que nous ne lui aurons jamais donné, l’épanouissement de son cœur, de son esprit et de ses sens, tandis que nous pouvons avoir autant de bonnes fortunes et compromettre, déshonorer, féconder, abandonner, tuer autant de femmes que nous le pourrons, laisser mourir autant d’enfants que nous aurons pu en faire sans que la moindre honte ni charge en retombe jamais sur nous, vous figurez-vous que ce mariage tout d’asservissement et d’humiliation pour elle, et où sa faute peut être punie du déshonneur et même de la mort, elle va l’accepter et le subir jusqu’au jugement dernier ? Renonçons à cette illusion et commençons à prévoir.

Nous voulons l’égalité politique, civile, légale, sociale de tous les hommes ; soit, décrétons cette égalité, la nature continuera à se charger des inégalités intellectuelles nécessaires. Eh bien, la femme aussi va demander l’égalité comme les hommes. Pourquoi pas ? Est-elle un être vivant, pensant, travaillant, souffrant, aimant, ayant cette âme dont nous sommes si fiers, payant l’impôt comme vous et moi ? Je voudrais bien connaître les raisons que vous ferez valoir pour lui refuser toujours la liberté que vous réclamez pour vous ? Cette égalité de la femme et de l’homme qui est déjà dans les lois et dans les mœurs américaines, qui pénètre visiblement dans les idées et dans les habitudes anglaises, va nous arriver comme conséquence inévitable de nos fameux principes de 89, proclamés immortels. Il va falloir compter avec les madame Roland et avec les Théroigne de Méricourt peut-être, lesquelles avaient bien leurs raisons pour se faire les apôtres de la révolution, chacune à sa manière, l’une au nom d’un idéal qui l’a conduite à l’échafaud et à l’apothéose, l’autre au nom d’instincts qui l’ont menée au crime, à la folie et au cabanon. Quels arguments opposerez-vous aux femmes quand elles vous demanderont la liberté ?

Le jour où elles trouveront pour les défendre, et ce jour n’est pas loin, un tribun de la conviction et de l’éloquence de Michelet, leur apôtre sincère et passionné, tribun qui viendra revendiquer à la Chambre les droits politiques de la femme, vous passerez à l’ordre du jour, comme vous le faites on ce moment à propos du divorce, vous les grands élus du suffrage universel, les grands protecteurs des droits humains, vous les disciples de Rousseau, les antagonistes du moyen âge, les ennemis de l’Église catholique, les apôtres de la religion naturelle ! Quand la femme va venir vous dire, par l’organe de ce tribun, qu’elle est esclave depuis le commencement du monde et dans toutes les parties du globe, excepté dans la jeune Amérique républicaine, votre aïeule et votre aînée à vous, pères de la république française, quand elle va lever l’étendard de l’indépendance universelle de la femme, comme vous avez levé le drapeau de l’indépendance universelle de l’homme ; quand elle va appeler ses sœurs à la lumière du progrès, comme vous y appelez vos frères, qu’est-ce que vous répondrez[2] ? Vous hausserez les épaules, vous rirez dans vos barbes de libres penseurs autoritaires Un Prud’homme de votre parti montera à la tribune et, pour en finir, il invoquera, quoi ? les principes qui sont dans les Évangiles, dans les Bibles, que vous raillez, insultez et attaquez depuis cent ans ?

La femme passera outre, et vous entendrez le même tribun lui dire : « Comment ! tu contiens la beauté, la séduction, le plaisir le plus grand, le plus noble, le plus puissant, le plus naturel que l’homme puisse éprouver ; tu es à la fois le rêve et la réalité, l’idéal et l’idole ; tu es l’amante, l’épouse, la mère ; tu apportes tout, et tu subis tout, et tu ne reçois rien. L’homme a fait deux morales : une pour lui, une pour toi ; une qui lui permet l’amour avec toutes les femmes, une qui ne te le permet qu’avec un seul, en échange de ta liberté éternellement enchaînée ! Pourquoi ? La nature t’a donné, comme à l’homme, des sentiments, des passions, des organes, des sens, le besoin d’aimer un être d’un autre sexe que toi et d’avoir des enfants. Tu veux être une femme, tu veux être une mère, et en même temps tu veux garder ta liberté ? Hé bien ! quelle différence y a-t-il entre toi cl l’homme qui veut être un homme, qui veut être père, et qui veut rester libre ? Pourquoi serait-ce plus déshonorant pour toi que pour lui ? S’il n’y a pas plus de vénalité dans tes sentiments libres qu’il ne doit y en avoir dans les sentiments libres de l’homme, si tu es véritablement attirée par ton cœur et par tes sens vers celui à qui tu te donnes et que tu aimes, si tu élèves les enfants qui naîtront de cette involontaire attraction et de ce volontaire attachement, que pourra-t-on te reprocher ? Vas-tu te soumettre éternellement à un préjugé barbare qui ne te permet l’enfant, l’amour maternel que par le mariage, qui te condamne soit à te priver de ce sentiment, de ce devoir, de cotte joie, si le mariage ne se présente pas, soit à être déshonorée et méprisée si tu avoues et si tu aimes ton enfant, soit à le haïr, l’abandonner, le tuer pour échapper au déshonneur et au mépris que l’on t’inflige à cause de l’acte le plus naturel du monde ?

« Certains grands hommes, pour faciliter certains accommodements sociaux, pour simplifier le mécanisme de la vie en commun, sont convenus en effet d’établir des lois dites morales, telles que le mariage, par exemple, qui veut que l’homme n’ait qu’une femme, que la femme n’ait qu’un homme, à la condition que celle-ci devra obéissance à celui-là, que celui-là devra protection à celle-ci, et que tous deux seront unis par l’amour. C’était une combinaison admirable, si admirable qu’on l’a déclarée au-dessus des lois naturelles, émanée directement de celui qui a fait la nature, divine en un mot. Mais voilà que les hommes manquent de plus en plus à ce qu’ils ont établi, reconnu, accepté : ils veulent avoir plusieurs femmes, et que tu n’aies qu’un homme ; ils ne te garantissent même pas que tu en auras un, si les conditions où tu te trouves ne leur sont pas tout avantageuses Enfin, si tu rencontres cet homme, tu devras, sous peine de déshonneur, t’en tenir à lui, qu’il te batte, te ruine, t’abandonne. Tu auras bien à te soumettre, mais il n’aura pas à te protéger, ni comme vierge, ni comme épouse, ni comme mère, ni dans les lois, ni dans les mœurs, il veut jouir de toi et t’asservir, te glorifier, te corrompre et te mépriser, il te condamne, quand il ne lui plaît pas de t’épouser, à la stérilité ou à la prostitution, à la pauvreté ou au scandale, au meurtre ou à la honte. De quel droit ? Du droit du plus fort. Quand il était asservi, lui, qu’est-ce qu’il a fait ? Il a gémi pendant un certain temps comme toi, puis il s’est révolté et il a décrété l’égalité complète et la liberté absolue de la personne humaine. N’es-tu pas comprise dans la personne humaine ? Sois comme lui, contre lui ; proclame ton droit à l’amour, au plaisir et à la liberté.

« Tu veux aimer, aime ; tu veux être mère, sois mère ; c’est toi, n’est-ce pas, qui pour mettre l’enfant au monde risques ta santé, ta beauté, ta vie ; c’est bien le moins que tu choisisses l’homme par qui tu concevras. Celui que tu as choisi ne t’aime plus, laisse-le là ; tu n’aimes plus celui que tu aimais, prends-en un autre ; traite l’amour comme l’homme le traite ; la science et la nature te démontrent que les femelles obtiennent de plus beaux produits en changeant de mâles ; suis la science et la nature, fais comme les femelles et, puisque c’est à leur fonction que l’homme te réduit, tires-en au moins les avantages réservés jusqu’à présent aux animaux. Pourquoi pas ? Ta pudeur ? Invention de l’homme pour t’asservir davantage, et d’ailleurs vois ce qu’il en fait, de la pudeur ? Ton âme ? Regarde comme il se soucie delà sienne ? Ton Dieu ? C’est le sien ; vois comme il en tient compte. Tes petits ? Ils sont nés de lui ; se gêne-t-il pour les abandonner ? Si tu les aimes, élève-les ; si tu ne les aimes pas, fais comme lui, laisse-les là. L’homme repousse bien la femme qui va devenir mère, pourquoi la mère ne repousserait-elle pas l’enfant au nom duquel elle est repoussée. Qui se chargera de l’enfant ? La société qui a fait les lois dont tu souffres, qui s’est chargée des enfants de Jean-Jacques, sous l’invocation de qui l’homme accomplit ce qu’il appelle son progrès. Si la société le repousse, que restera-t-il à l’enfant ? La mort. Que t’importe ? Tu auras eu le plaisir sans la peine, ce qui est le but de la vie nouvelle. Et d’ailleurs n’aie que l’amour, n’aie pas l’enfant ; c’est facile. Tu ne créeras ainsi ni remords à ton âme, à laquelle tu as l’air de croire, ni danger à ton corps auquel tu tiens. »

« Mais, dira la femme, où prendrons-nous la force nécessaire pour accomplir cette révolution ? Nous sommes un sexe faible, sans volonté, sans énergie, sans persévérance, tout de sentiment, d’abandon, d’amour, ayant besoin de surveillance, de protection, créé pour obéir et pour se sacrifier ! »

« Où as-tu vu cela ? reprendra le tribun. C’est l’asservissement dans lequel l’homme t’a mise et te retient si habilement, à son seul profit, qui te fait croire à ta faiblesse. Regarde donc un peu attentivement et tu verras que, dans l’ordre intellectuel, moral, musculaire même, tu n’es pas aussi faible que l’homme le prétend. Un sexe qui peut donner des mères comme Cornélie et sainte Monique, sans parler de toutes les mères obscures et vaillantes que nous connaissons, des héroïnes comme Jeanne d’Arc, Jeanne Hachette, Jeanne de Montfort, Jeanne de Flandre, Jeanne de Penthièvre et Jeanne d’Albret, (prédestiné ce nom de Jeanne !) des reines comme Sémiramis, Élisabeth d’Angleterre, Catherine de Russie, Marie-Thérèse d’Autriche ; des saintes Comme Madeleine ; des martyres comme Agnès ; des écrivains comme Sapho, madame de Sévigné, madame de Staël et madame Sand (prédestinée cette lettre S) ; des diplomates comme madame de Maintenon, madame des Ursins, madame de Liéven ; des peintres comme la Rosalba, madame Vigée, Rosa Bonheur ; des tragédiennes comme Rachel ; des cantatrices comme la Malibran, c’est-à-dire des artistes dont le travail et l’intelligence peuvent produire des millions sans le secours d’un homme ; un sexe qui donne des (guerrières comme les amazones et les patriotes de Saragosse, des gaillardes comme les marchandes de la halle, les porteuses de galets des bords de l’Océan, des gymnastes que nous applaudissons dans les cirques et qui font des exercices d’adresse et de force qu’aucun des membres du sexe fort présents ne serait capable de faire ; un sexe qui nous dit continuellement : « Si vous aviez vous, hommes, à supporter les douleurs de l’enfantement, vous n’y résisteriez pas ; » un sexe qui fournit tant de sœurs admirables à la charité, tant de pétroleuses et d’incendiaires aux révolutions, tant de spectateurs aux exécutions capitales, ce qui prouve surabondamment que ce sexe peut vaincre cette susceptibilité maladive et impuissante à laquelle nous le déclarons condamné ; un sexe enfin dont nos législateurs redoutent tellement le pouvoir sur les hommes qu’il en est résulté les lois qui l’enchaînent dans le monde entier, pour le rendre aussi inoffensif que possible ; un pareil sexe n’est pas un sexe faible ; il n’a pas si grand besoin qu’on le protège ; il peut se conduire, se surveiller, se protéger lui-même ; il n’a besoin pour cela que de l’éducation qui lui convient, qu’il est digue de recevoir, qu’il est capable de mettre à profit et qu’il est grand temps qu’on lui donne.

« Je ne dis pas, continuera le tribun, qu’il faut que la femme porte les armes, bâtisse des maisons, conduise des locomotives, pave les routes, pas plus que je ne dis que les hommes doivent faire de la tapisserie, porter des cheveux longs et des jupons brodés, mettre les enfants au monde et les nourrir du lait de leurs mamelles ; je ne demande pas que les femmes abdiquent leurs grâces et leurs charmes, mais qu’elles y ajoutent, au contraire, en n’y voyant pas leur seul mérite et leur seul moyen d’action. Enfin, ne connaissant pas une seule raison juste, plausible, ou même spécieuse pour que cela leur soit refusé, je réclame pour elles la même liberté et les mêmes droits que pour les hommes. »

Telles sont, dans l’ordre social et moral, les théories auxquelles nous mèneront fatalement et rapidement les philosophies nouvelles, et quand, d’un autre côté, la politique va nous entraîner, avec la même fatalité, nous l’Europe, les fils de Japhet, à défoncer à coups de canon les huttes de Cham et les tabernacles de Sem, d’où se répandront à travers le monde soi-disant civilisé les ignorances, les curiosités, les colères, les appétits, les instincts de toute espèce, refoulés depuis des milliers d’années, mais non détruits dans ces vastes solitudes que nous croyons désertes parce qu’elles sont silencieuses, et que nous croyons inoffensives parce qu’elles sont éloignées de nous, quand Dieu ou la nature (puisque vous ne voulez plus qu’on dise Dieu), pour pouvoir continuer son œuvre de création perpétuelle, va entamer les réserves de l’Orient mystérieux, comme certains symptômes commencent à l’annoncer, quand tout ce féminin libéré de l’oppression et de l’animalité, affamé lui aussi de liberté, de jouissance et d’idéal vague, va se jeter sur nos sociétés abâtardies, épuisées, anémiques avec toutes les énergies accumulées pendant des siècles dans un tel esclavage et sous de telles latitudes ; enfin, quand le grand choc de la haine des races et des besoins de l’espèce va se produire entre l’Orient et l’Occident, je me représente aisément ce qui se passera, et n’ai nulle peine à prévoir ce que deviendront nos petites lois, nos petites politiques, nos petites morales de clocher déjà ébranlées de toutes parts. Dans cet immense conflit plus proche qu’on ne le suppose, inévitable, indispensable aux desseins de la Providence, et d’où sortira finalement, après des luttes énormes, des guerres formidables, des destructions effrayantes, des croisements monstrueux, d’où sortira finalement l’unité de la famille humaine, conséquente avec l’unité originelle bien que multicolore de l’espèce, que deviendra la famille particulière et locale, telle que nous la concevons aujourd’hui, et déjà si désunie, si inquiète, si fragile ?

Ce ne sera plus par armées de deux et trois cent mille hommes, comme nous venons de le voir tout récemment avec épouvante, que les peuples se rueront les uns sur les autres, ce sera par masses de millions d’hommes que le sol foulé sous leurs pas ne pourra pas nourrir, ce qui les forcera à s’exterminer, ce sera par masses de millions d’hommes que les races humaines se heurteront. La science aura fait de tels progrès qu’on pourra se battre sur la terre et dessous, sur les mers et sous les flots, dans les airs peut-être. C’est par centaines de mille que les cadavres engraisseront ces terres indifférentes, qui cultivées pourraient nourrir vingt milliards d’habitants et dont le milliard et demi d’hommes qui l’occupent se disputent avec acharnement les déserts et la stérilité ; on aura des foudres qui incendieront des villes entières, on chargera des mines qui feront sauter des quartiers du globe. Nous voudrions avoir ici assez de place pour montrer les bouleversements prodigieux que le besoin de connaître, de voir, de posséder, de jouir, va produire dans les choses établies.

Figurez-vous, dès lors, à quelle production d’hommes la femme va être forcée de fournir pour alimenter cette tuerie universelle. Croyez-vous que le mariage régulier, où les conditions économiques ne permettent guère qu’un enfant ou deux, que la procréation irrégulière où l’abandon, la misère des parents et l’égoïsme social tuent les trois quarts des produits, vont pouvoir y suffire. Croyez-vous que dans cette grande mêlée qui se prépare et où la victoire restera naturellement au plus fort, la France, étant données les conditions de mortalité des enfants où elle se trouve, soit seulement en mesure d’accepter la lutte, quand cette lutte viendra.

« Un seul Dieu adoreras, tes parents honoreras, adultère point ne seras, œuvre de chair ne désireras qu’en mariage seulement, le bien d’autrui tu ne prendras, homicide point ne seras. » Ces admirables commandements de Dieu, sur lesquels les sociétés s’appuieraient et reposeraient inébranlablement s’ils étaient suivis, ne pressentez-vous pas qu’ils vont être culbutés et submergés par ces implacables revendications d’instincts qui montent comme des marées circulaires et nous menacent de l’Est, de l’Ouest, du Nord et du Midi !

En attendant, et, comme pour faciliter la transformation générale qui se prépare, la famille se désagrège déjà partout, c’est visible, par les occasions et les facilités de dissémination des hommes sur toutes les parties du globe. Là où son intérêt pousse l’homme, là est aujourd’hui sa famille, et comme il peut se transporter d’un pôle à l’autre en quelques semaines, et qu’il est le seul animal à qui, en prévision de ce qui devait arriver, la nature ait donné la faculté de se reproduire sous toutes les latitudes, vous entrevoyez aisément ce qui en résultera. L’homme étant décidé à jouir, pour commencer, tendra de plus en plus à supprimer de sa vie tout ce qui l’a fait souffrir jusqu’ici.

Il a déjà bien diminué les distances pour son corps, il les a supprimées pour son esprit ; il ne se fatiguera bientôt plus ; il force déjà la matière à travailler à sa place ; il a presque complètement fait disparaître la douleur de la maladie. Ce qu’il a obtenu au profit de sa personne physique, ne tentera-t-il donc pas de l’obtenir au profit de sa personne morale ? Pourquoi ne s’efforcerait-il pas d’échapper à la domination des sentiments comme à toutes les autres, s’il lui est démontré que celle-là lui est tout aussi préjudiciable ? Pourquoi n’essaierait-il pas enfin de se dérober aux chagrins que lui cause son cœur, comme il s’est dérobé aux souffrances que lui causaient ses autres organes ? Puisque la seule raison qu’il ait d’accepter la vie c’est l’espérance et la recherche du bonheur, comment n’arriverait-il pas à se dire que la première chose à faire pour atteindre ce but, c’est de débarrasser sa route de toutes les peines reconnues définitivement inutiles ? Ne plus être malheureux, n’est-ce pas déjà le commencement du bonheur ?

L’humanité a eu beau, depuis des milliers d’années, prêter à un être abstrait, qu’elle a appelé Dieu, toutes les qualités et toutes les formes que pouvaient lui susciter son imagination et son infimité ; elle a eu beau, dans ses douleurs, supplier ce Dieu de lui venir en aide, il ne s’est jamais laissé attendrir ; elle a en vain déclaré qu’il était partout, il ne s’est laissé voir nulle part ; dès qu’elle croyait l’avoir trouvé, il lui apparaissait autrement, se manifestant toujours par des rigueurs nouvelles. Va-t-elle éternellement adresser des prières stériles et maintenir son obéissance onéreuse à ce Dieu incessamment modifiable, sans miséricorde et sans confiance ? « Il nous abandonne sur la terre, dira-t-elle, à nos risques et périls, sans autres ressources que notre labeur incessant, sans autres indications que des phénomènes dont la cause et la fin nous restent inconnues ; soit ! chacun pour soi. Que ce Dieu, s’il existe, garde son secret, qu’il se cache dans soi éternité derrière son ciel impénétrable ; quant à nous, tirons le meilleur parti possible de ce domaine terrestre qu’il ne peut pas nous reprendre et qu’il nous fait payer si cher. Il restera toujours la mort, que nous ne pourrons vaincre ! Qui sait ? À force de pouvoir accomplir un plus grand nombre de choses dans le peu de temps qui nous est dévolu, n’aurons-nous pas doublé, triplé, quadruplé l’existence ? Si nous parvenons aussi à en éliminer les peines et à y faire entrer toutes les jouissances qu’elle peut contenir, la mort ne sera-t-elle pas réduite à l’état de repos nécessaire, souhaité comme toutes les autres jouissances, et au-devant duquel nous irons peut-être de nous-mêmes ? En tous cas, jusqu’à ce que nous ne redoutions plus la mort pour nous, commençons par nous rendre indifférents à la mort des autres. Ce sera toujours un bon exercice.

« Lorsque nous voyons, en effet, et l’immense douleur que les hommes éprouvent de la perte de ceux qu’ils aiment, et avec quelle rapidité ils s’en consolent, sauf quelques individus qu’on plaint et qu’on évite plus qu’on ne les comprend, ne pouvons-nous pas nous dire qu’il serait bien plus simple, puisque le cœur arrive toujours à la consolation, qu’il y arrivât tout de suite ? Depuis que les hommes pleurent la mort de leurs pères, de leurs mères, de leurs enfants, de leurs amours, de leurs amitiés, de leurs affections de toutes sortes, la nature n’a pas plus compati à leurs regrets que Dieu n’a exaucé leurs prières ou répondu à leurs questions ; elle a continué, elle continue, elle continuera à tuer, impitoyable et sereine, les jeunes et les vieux, ceux qui ont aimé et ceux qui sont aimés. À quoi ont donc servi tant de désespoirs, tant de cris, tant d’imprécations, tant de larmes ? À rien. Ceux qui pleuraient sont allés rejoindre à leur tour ceux qu’ils avaient pleures, après les avoir presque toujours oubliés depuis longtemps ; et, de tant de douleurs, quelle trace reste-t-il ? quel bien ? quelle utilité ? S’il doit y avoir encore, pendant des millions d’années, des gens qui mourront, est-il bien nécessaire qu’il y en ait d’autres qui les pleurent, qui s’habillent de noir, suivent un convoi, croient à une douleur éternelle, pour recommencer à rire comme par le passé ? À quoi bon tout cela ? Que de temps perdu ! Quelle duperie !

« D’ailleurs, quel est donc le but des religions, des philosophies si ce n’est de nous mettre au-dessus de toutes les épreuves, de toutes les misères, de toutes les douleurs ? Eh bien, puisque la nature, en nous consolant tôt ou tard, nous démontre que les philosophies et les religions ont bien prévu, pourquoi ne pas nous consoler tout de suite, le raisonnement et la nature étant enfin d’accord ?

« Les longues douleurs succédant à la perte des êtres aimés s’expliquaient lorsque l’humanité était composée de petits groupes épars, séparés les uns des autres par des distances énormes, par des habitudes, des mœurs, des langages différents, même dans le sein de la même patrie. Il s’agissait d’être bien unis pour tenir tête à l’inconnu, qui pouvait tout à coup sortir du silence et de la solitude où l’on vivait. Ceux dont on était né, ceux qui naissaient de nous, les ascendants, les époux, les enfants, les frères et les sœurs, c’était là tout le passé, tout le présent, tout l’avenir, toute la joie, toute l’inquiétude. De la naissance à la mort, les cœurs battaient continuellement les uns contre les autres. Aussi, un des membres de ce groupe serré disparaissait-il, quel vide ! au moindre danger, quelles terreurs et en même temps quel courage ! Comme on défendait le champ, le foyer, le lit de l’épouse, le berceau de l’enfant, la tombe du père, le nid de la famille ! Si le barbare de l’Occident ou de l’Orient arrivait pour conquérir et tuer, quelle résistance ! Quand les légions de César ou les hordes d’Attila avaient exterminé tous les hommes, il leur fallait massacrer les femmes combattant sur les corps de leurs maris, et, les femmes massacrées, il fallait assommer ou éventrer les chiens défendant les cadavres de leurs maîtres. Mais la guerre, le commerce, les arts, la science, le progrès et la civilisation, sous toutes les formes, ont tellement parcouru, traversé, retourné la terre, que toutes ces familles éparses se sont forcément dispersées, répandues, rencontrées, haïes, aimées, croisées, modifiées, rapprochées enfin, contractant des besoins nouveaux et des idées nouvelles avec les nouveaux éléments qu’elles s’assimilaient, et c’est ainsi que les mœurs, les intérêts, les passions, se sont substitués au sentiment, à l’amour, à l’idéal.

« Aujourd’hui, il semble que la vapeur et l’électricité se soient introduites dans l’ordre moral comme dans l’ordre matériel. L’humanité ne sait pas plus qu’autrefois où elle va, mais elle veut y aller agréablement et vite. Pourquoi tant de supplément de bagages ? Adieu le clocher ; adieu la maison natale ; adieu le cimetière. L’homme a besoin d’apprendre, de voir, de posséder, de jouir ; il n’a plus le temps de s’attacher, de rêver, de se souvenir, d’aimer ; pourquoi aurait-il le temps de souffrir ? Le plaisir serait court et la douleur serait longue ! Pourquoi ?

La nature veut que nos parents meurent, résignons-nous à la volonté de la nature ; prévoyons cette mort et ne lui donnons pas plus d’importance que la nature ne lui en donne. Mes parents habitent Paris, mes affaires m’appellent au Japon ; je pars. Là j’épouse une Japonaise et j’en ai des enfants à la figure jaunâtre, aplatie, aux pommettes saillantes, aux yeux écartes ; j’envoie leurs photographies à papa et à maman, que je ne reverrai peut-être jamais. Ils disent : « Oh ! ils sont affreux ! » et ne les montrent à leurs amis que comme des curiosités. Je leur ai demandé leur consentement par le télégraphe, et c’est par le télégraphe que j’apprendrai leur mort, dont je n’aurai pas eu le spectacle sous les veux, et qui ne me tuera, à pareille distance du fait, que les larmes facilement apaisées des souvenirs lointains. Mes enfants, les petits Japonais, ne verseront pas de larmes, même japonaises, puisqu’ils n’auront jamais ni vu ni connu leurs aïeux, et si leurs intérêts les appellent, à leur tour, sur une autre partie du globe où je ne pourrai ou ne voudrai les suivre, ils en feront autant de moi et de leur mère japonaise. S’ils meurent loin de moi, il me restera à dire avec les matérialistes : « Ce n’est qu’un ensemble de molécules qui se désagrègent », ou avec les religieux : « Dieu me les avait donnés, Dieu me les reprend. Sa volonté soit faite ! »

Et nous ne parlons ici que de l’homme qui se marie et qui transporte le foyer sur un autre hémisphère ; mais celui qui ne se marie pas, qui parcourt le monde comme Joconde, et qui, au lieu de courir comme lui de la brune à la blonde, court de la blanche à la noire, de la noire à la jaune, et qui pourra changer, trois ou quatre fois dans l’année, la couleur de ses amours, et laisser tout le long de son chemin une descendance variée de tons, qu’il ne connaîtra et surtout ne reconnaîtra jamais, il faut le prévoir aussi celui-là. Croyez-vous que ses enfants le pleureront, et qu’il les regrettera beaucoup s’il les perd ? Et s’il va de chez nous dans les pays exotiques, ce producteur libre, il peut venir des pays exotiques chez nous. Combien les visiteurs de la dernière Exposition nous ont-ils laissé d’enfants anglais, américains, allemands, italiens, espagnols, russes, grecs, arabes, chinois, qui ne connaîtront jamais leur père, malgré la loi sur la recherche de la paternité qu’on va présenter au Sénat, et qui, si elle est acceptée, ce qui est aussi douteux qu’inutile, autorisera l’enfant arrivé à vingt et un ans à rechercher son père, s’il a certains papiers ou certains témoins qui prouvent, etc., etc. ? Au bout de vingt et un ans ! Dans des temps comme les nôtres ! Cherche, mon fils, cherche !

Voilà certainement par où l’humanité va passer en allant où elle va. Il n’y a, pour en être convaincu, qu’à regarder la route parcourue depuis la réforme jusqu’à l’encyclopédie, depuis l’encyclopédie jusqu’au nihilisme. Quelques mesures que prennent les gouvernements, quelques efforts que fassent les spiritualistes, ils n’arrêteront pas ce mouvement. Nous entrons en plein dans la philosophie positive. Il va y avoir de plus en plus négation des principes acceptés jusqu’à présent, gaspillage de l’amour, éparpillement de la famille, procréation inconsciente et immodérée. Les États, pour la sauvegarde des sociétés, vont être forcés d’intervenir et de se substituer à tous ces générateurs anonymes et internationaux, et de composer une immense famille de tous les êtres qui n’en auront pas. Si j’avais chance d’être écouté de ceux qui se chargent si volontiers et si facilement de la direction des hommes, je leur dirais tout bonnement ceci : Il y a dans les grandes sociétés modernes des individus par centaines de mille sur lesquels les principes fondamentaux de la morale et du devoir n’exercent plus aucune action, tandis que la nature, les passions, les vices continuent avec d’autant plus de violence à exercer la leur. Ces principes de morale et de devoir, auxquels ils ne veulent pas se soumettre et que vous professez, vous, religieux, politiques, législateurs, vous apprennent-ils, à vous qui avez la prétention de régir cesdites sociétés, que non-seulement la vie de l’enfant est sacrée, mais qu’elle est utile ? Pouvez-vous convaincre par le raisonnement ou par la force ces hommes et ces femmes entraînés par la jeunesse, par le tempérament, parla facilité des mœurs, par la misère, par l’ignorance, par l’éducation, par l’exemple, par la nature, par la liberté, qu’ils ont tort de ne pas se marier régulièrement et de ne pas élever honnêtement et moralement leurs enfants ? Pouvez-vous punir cette mère qui ne veut pas aimer ? Pouvez-vous atteindre ce père qui court le monde ou qui vous répond : « Ce n’est pas moi » ? Pouvez-vous tuer les enfants abandonnés comme vous tuez les chiens errants ? Non. Alors comment faire ?

Personne n’estime plus que moi les honnêtes gens dont je crois être, personne ne respecte et n’honore plus que moi la morale et le bien, et si je ne les pratique pas mieux personnellement, c’est que je ne suis qu’un homme ; personne en même temps n’est plus convaincu, plus heureux et plus fier des progrès que l’humanité fait, progrès lents, voilés sous les désordres et les erreurs que nous signalions, mais progrès constants, certains, bien que souvent invisibles, comme ces cours d’eau qui disparaissent tout à coup sous le sol et qui reparaissent plus loin, chargés d’éléments plus féconds empruntés aux terres qui les ont cachés et arrêtés en apparence. Ces progrès ne s’accomplissent quelquefois que par des moyens violents, dangereux, terribles pour des générations entières, comme ceux que nous venons de faire entrevoir, mais ils s’accomplissent, et, chaque fois que l’histoire fait sérieusement l’inventaire du passé, elle les constate et les additionne à l’actif de cette pauvre humanité qui n’a d’égal à la bêtise qui lui fait commettre tant de fautes, que l’héroïsme avec lequel elle les expie. Cette humanité ne se décompose comme familles partielles que pour n’être plus un jour qu’une seule et même famille, ce n’est pas douteux, et le bien prédit par les grands esprits et les grands cœurs, héritiers les uns des autres à des intervalles plus ou moins longs, s’accomplira. L’égalité, la liberté, la fraternité, régneront dans le monde après des milliers d’années peut-être, mais certainement. Cette espérance est la seule raison d’être et de durer des milliards d’hommes qui naissent, errent, souffrent et meurent sur cette planète. Le jour où l’homme n’aurait plus au fond de l’âme cette secrète conviction, il ne lui resterait plus qu’à utiliser en une fois tout œ que sa science, reconnue stupide alors, lui aurait révélé, à percer la terre jusqu’au centre, à emplir le trou de dynamite, à en frapper le bord de son talon de fer et à faire voler notre globe en éclats, sans attendre la dernière incarnation de Vischnou, qui, sous la forme d’un cheval, doit d’un seul coup de pied mettre notre monde en miettes. La loi des attractions serait rompue ; les autres planètes affolées et se cherchant au hasard se choqueraient et se briseraient les unes contre les autres, et le Dieu qu’on adorerait alors, esprit ou matière, qui n’aurait ni tenu les promesses faites par les apôtres qui l’auraient affirmé, ni livré son secret aux chercheurs qui l’auraient combattu, ne saurait plus où se réfugier.

À parler franchement, je ne crois pas que cela finisse ainsi. L’humanité fera preuve d’une patience égale à la durée qui lui est assignée dans l’ordre et le mouvement des choses universelles, et le dernier mot de cette patience sera encore un immense cri d’espoir. L’humanité va donc continuer, habitant une planète qui tourne sur elle-même autour du soleil, à tourner aussi moralement sur elle-même autour de la vérité, avec ses intermittences de lumière et d’ombre, ses étés et ses hivers, en se rapprochant toujours de cette vérité, insensiblement, irrésistiblement. Mais jusqu’à ce que toutes les révolutions que nous venons d’annoncer se soient accomplies, et surtout jusqu’à ce que le bien ait complètement triomphé du mal, nous avons encore assez de temps devant nous pour chercher les moyens d’arriver le plus vite possible à ce dernier résultat. Ces moyens consistent-ils seulement à combattre le mal ? non ; ils consistent aussi à éclairer, à renseigner le bien, à lui élargir la voie, et c’est ce qui m’amène à développer ce nouveau paradoxe que les vues des gens de bien manquent quelquefois, souvent, de justesse, de justice et surtout de grandeur.

Nous appelons gens de bien, n’est-ce pas ? ceux qui vivent encore selon les traditions des premiers groupes, qui se marient selon leur cœur plutôt que selon leurs intérêts, qui acceptent le mariage dans toutes ses lois et conséquences, qui aiment bien leurs enfants et les élèvent bien en leur inculquant les principes dans lesquels ils ont eux-mêmes trouvé tout le bonheur, toute la sécurité, toute la considération dont on peut jouir en ce monde. Eh bien, ce noyau d’honnêtes gens, qu’on retrouve heureusement dans toutes les sociétés, qui est leur exemple et qui devrait être leur guide, a le défaut de sa qualité : la pratique du bien le rend trop sévère ou trop indifférent pour ce qu’il appelle le mal. Ce sentiment si pur, si noble, si respectable de la famille, a son côté humain et par conséquent faible. Il amoindrit l’homme en le restreignant trop aux devoirs, aux jouissances, aux perspectives de l’époux et du père. L’homme dans l’exercice de ces fonctions déterminées et limitées, si largement qu’il les conçoive, n’a plus le sens tout à fait clair et désintéressé des autres conditions humaines. Il ne les juge plus qu’en raison de la situation nouvelle qu’il a prise et de l’action qu’elles peuvent dès lors exercer sur loi et les siens. Il les rapporte instinctivement et forcément aux intérêts particuliers qu’il ne s’est créés cependant qu’en vue de la morale et du bien ; il perd ainsi, le plus souvent à son insu, une assez large portion de son libre arbitre, de sa bonne foi, de sa justice, de la sublimité et de la puissance auxquelles il était divinement appelé. Bref, au nom de sa famille, de la famille, il trace autour de lui et des siens, selon son intelligence, son milieu ou sa fortune, un cercle non apparent, plus ou moins étendu, plus ou moins haut et dense qui le sépare presque complètement de la famille humaine et qu’il ne laisse plus franchir qu’à ceux qui paraissent devoir lui apporter du dehors quelque complément utile ou agréable à lui et à sa famille particulière. Il se renferme ainsi dans un égoïsme légal, consacré, logique et qui a toutes les apparences du devoir et même du droit. À partir de ce moment, tel d’entre nous (puisque je me suis mis dans les honnêtes gens, il faut bien que j’y reste jusqu’à la fin de ma thèse), à partir de ce moment tel d’entre nous, qui trouve très naturel et très légitime que chacun de ses enfants ait par ses parents tout le bien-être possible et l’augmente encore par des alliances et des héritages, ne trouve ni étrange ni véritablement injuste qu’un grand nombre d’autres êtres ayant tout autant que lui et les siens le besoin et le droit de vivre, n’aient pas de quoi manger, se vêtir et s’abriter. Il ne voit là qu’un malheur déplorable mais inévitable au sein des grandes agglomérations d’hommes et dépendant de circonstances auxquelles il ne peut pas plus remédier complètement, dit-il, qu’il n’y a volontairement contribué. La sympathie qu’il témoigne à ses semblables malheureux, que sa religion lui a appris à appeler ses frères, est sincère ; il cherche tous les moyens de prouver cette sympathie, mais les conditions extérieures et certaines nécessités personnelles veulent malheureusement qu’elle reste platonique et ne se manifeste qu’en sentiments et discours éphémères et légers, que le vent, zéphyr ou aquilon, mêle bientôt aux nuages qui passent.

« J’ai une femme et des enfants ; j’ai une famille » est une phrase devenue concluante sur nos lèvres quand on nous demande de nous apitoyer autrement qu’en paroles sur les infortunes des femmes et des enfants de nos frères. Les meilleurs d’entre nous les secourent, en prenant un peu sur ce qu’ils ont de trop. Où commence ce que nous avons de trop ? Aussi celui qui connaissait si bien le cœur de l’homme et qui disait : « Laissez venir à moi les petits enfants » (aucun texte ne dit qu’il ait ajouté « légitimes »), aussi celui-là a-t-il ordonné à ses apôtres et à ses ministres de n’avoir pas de famille particulière pour que le genre humain tout entier restât ou devint véritablement leur famille.

Tous les hommes ne peuvent pas évidemment être les apôtres et les ministres de Jésus, jusqu’à cette conséquence du célibat qui, au bout d’un certain temps, supprimerait non-seulement la famille particulière, mais la famille universelle, comme le demande à cette heure même, mais inutilement, je crois, le philosophe allemand Hartmann, et pour le plus grand nombre des hommes, la nature, en les restreignant à la famille, leur a créé un but, un bonheur et un idéal on rapport avec leur intelligence, leurs besoins et leur cœur. C’est sur ces familles unies, patientes, laborieuses, obscures, sédentaires, qui ne concentrent que sur leurs proches leurs facultés d’aimer, de penser et de dépenser, c’est sur ces groupes que reposent encore, somme toute, la durée, la richesse et la morale des sociétés ; nous le savons. Il y a certainement plus d’hommes qui sont devenus utiles parce qu’ils avaient une famille à élever, qu’il n’y en a qui sont devenus héroïques et célèbres parce qu’ils n’en avaient pas, ce n’est pas douteux, et je supplie de nouveau le lecteur de ne pas conclure trop vite de tous ces développements que j’ai conçu l’absurde et inutile projet de supprimer le mariage, les pères, les mères, les enfants, les affections, les souvenirs, les joies et les douleurs, et de vouloir que les membres des familles unies aiment et secourent les étrangers autant qu’ils s’aiment et se secourent entre eux, quand ils s’aiment et se secourent. Tout au contraire, je voudrais que la famille allât toujours en se fortifiant, mais je voudrais en même temps qu’elle s’élargît et qu’elle émergeât, pour ainsi dire. Je voudrais enfin que l’homme en devenant époux et père continuât à être un peu plus homme, c’est-à-dire à ne point changer le point de vue, la proportion et la couleur, en un mot la réalité des choses parce qu’il a changé, lui, de plan et de position.

Ainsi, par exemple, voilà un homme célibataire, libre, désintéressé par conséquent, intelligent et bon. Il rencontre une femme qui a commis une faute, qui la lui raconte, qui lui demande conseil, appui, protection. Il ne lui a rien promis à cette femme ; il ne la connaissait pas hier ; voyez comme il s’émeut, comme il comprend ! Il secourt, il fortifie cette coupable ; il se garderait bien de la mépriser, de l’insulter, de révéler sa confidence, de trahir son secret. Il y a là en présence une faible qui implore, un fort qui protège ; chacun d’eux est bien dans son rôle.

Supposez maintenant que cet homme et cette femme soient mariés ensemble. Comme tout change ! La femme a failli ; elle a besoin de conseils et de protection ; elle n’a ni père ni mère, ni parents, ni amis ; elle n’a que son mari qui lui a promis devant Dieu et les hommes de la protéger ; elle se repent, elle avoue à ce mari la vérité et elle implore de lui conseil, appui, salut.

Vous voyez tout de suite ce qui se passe ; quelle colère ! quels reproches ! quelles représailles ! quel scandale ! Cet homme ne se possède plus ! il crie ! il menace ! il plaide ! il répudie ! il déshonore ! il tue ! Pourquoi ? Parce qu’il n’est plus homme, il est mari ; cette femme n’est plus une femme, elle est sa femme. Le tout a disparu dans la partie ; le principe a été amoindri, dénaturé par un incident de pure convention. Les faiblesses inhérentes à la nature humaine que cet homme comprenait et soulageait hier chez une autre, qu’il comprend et excuse encore chez d’autres et chez lui-même, il ne les admet pas une minute chez sa femme.

Si la faute de cette femme doit donner le jour à un enfant dont le mari ne peut se croire le père, je n’ai pas besoin de vous montrer ce qui se passera. Double colère ! doubles reproches ! doubles représailles ! double scandale ! procès ! désaveu de paternité ! rejet de l’enfant ! ordre formel qu’il soit exclu de la famille ! désir secret qu’il disparaisse du monde.

Encore une fois, pourquoi tous ces drames ? Cette épouse n’est-elle pas une femme ; c’est-à-dire ce que nous, hommes, nous avons déclaré être ce qu’il y a de plus faible ? (Quid levius ? etc.) Ce mari n’est-il pas un homme, c’est-à-dire ce que nous, hommes, nous avons déclaré être ce qu’il y a de plus intelligent, de plus noble et de plus fort, l’image de Dieu sur la terre ? Ce petit bâtard n’est-il pas un enfant, c’est-à-dire, ce qu’il y a de plus pur, de plus innocent, de plus digne d’amour et de pitié ? Le mariage doit-il faire perdre à l’homme sa propriété d’homme, à la femme sa manière d’être de femme, à l’enfant sa qualité d’enfant ?

Quelle raison a pu modifier ainsi l’essence même des choses et des êtres ? Du contrat social et religieux, soit. Ce contrat engage les deux parties. Il dit : « Les époux se doivent mutuellement fidélité, secours, assistance. Le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari. »

Ce mari qui exige en épousant une jeune fille qu’elle n’ait jamais aimé un homme avant lui n’a-t-il jamais aimé une femme avant elle ? Le serment qu’il lui fait si facilement, et qu’il lui demande après un si minutieux examen de son passé à elle, ne l’a-t-il jamais fait à d’autres femmes qu’elle, et n’y a-t-il jamais manqué ? Ces femmes ne méritaient pas qu’il tint le serment qu’il leur faisait, soit. Alors, pourquoi le leur faisait-il ? La passion ! Cette fille innocente et ignorante qui se marie ne peut-elle pas, elle aussi, être accessible à la passion ? N’est-elle pas de chair, de muscles, de sang, de nerfs et d’os comme lui ? Ce qu’il trouve si simple qu’elle lui pardonne dans le passé, ce qu’il trouverait si simple qu’elle lui pardonnât dans l’avenir, le cas échéant, ce qu’il comprenait hier qu’une autre eût fait, pourquoi ne le lui pardonnerait-il pas à elle ? Ce dernier serment de fidélité qu’il a fait légalement, l’a-t-il tenu d’ailleurs ? J’admets qu’il l’ait tenu. Est-ce par amour, par devoir ou par satiété qu’il a été fidèle ? N’importe, il l’a été ; bien. L’engagement de protection qu’il a pris en même temps, l’a-t-il observé comme il devait le faire ? A-t-il renseigné, conseillé, dirigé, fortifié, en un mot, protégé, aimé, dans la véritable acception du mot, cette innocente, cette ignorante, cette faible ? S’il eût exécuté loyalement, sincèrement le traité, l’eût-elle rompu ? Si elle avait reçu de lui ce qu’elle avait le droit d’attendre, ce qu’il avait le devoir de donner, l’eût-elle demandé à un autre ? Non ; à moins qu’elle ne fût une malade de corps ou d’esprit, un cas pathologique, auquel cas elle relève du Codex et non du Code.

Alors pourquoi la loi et l’opinion et cet homme sont-ils si sévères pour cette femme dans le mariage, si indulgents pour cet homme ? Parce que la faute de la femme peut introduire l’enfant adultérin dans la communauté, et que la faute de l’homme ne le peut pas. Soit. Et puisque vous voulez punir, punissez la femme qui est coupable ; mais pourquoi punir l’enfant, qui est innocent ? Que vous a-t-il fait ? – Il est la preuve vivante d’une faute qui me désespère. – Mais ce n’est pas sa faute à lui. – Est-ce donc la mienne ? Tout ce que je sais, c’est que je ne veux pas, je ne peux pas le voir, je le renie et je le chasse. – Sa mère ne pouvant pas le garder, son père ne voulant pas le prendre, vous le repoussant, que va-t-il devenir ? – Peu m’importe. – Il n’y a pas d’asile pour le recueillir. – Tant pis. – Il va mourir. – Tant mieux. Voilà.

Or, quelques raisons que vous fassiez valoir, quelque chemin que vous preniez, vous le voyez, dans ces erreurs, ces fautes, ces crimes de l’amour, c’est toujours sur l’innocent que vous frappez, sur l’enfant, à moins qu’il ne se trouve entre vous et vos lois un homme qui, soit ce qu’on a tant reproché au commandant Montaiglin d’être, qui soit généreux, héroïque, divin, en un mot invraisemblable et selon quelques-uns un peu imbécile.

Or, si l’on a adressé ces reproches à mon héros, que j’ai fait agir comme il le fait parce que à ce type de bassesse, Alphonse, représentant l’homme protégé par la loi, qui abandonne son enfant, je devais opposer ce type de grandeur, Montaiglin, représentant l’homme éclairé par sa conscience, qui absout la coupable et recueille l’abandonné ; si l’on m’a adressé ces reproches, c’est qu’il est notoire pour tout le monde que les Alphonse sont communs et les Montaiglin rares, et il devient dès lors nécessaire de ne pas attendre les dévouements individuels, volontaires, invraisemblables, qualifiés ridicules, et de chercher des moyens plus généraux et plus pratiques de remédier à toutes ces misères de l’amour.

Eh bien, ces moyens seraient, si l’on voulait, d’une simplicité extraordinaire : ils consisteraient tout bonnement à recueillir, d’où qu’ils viennent, bâtards, adultérins, incestueux, tous les enfants que leurs parents, pour une raison ou pour une autre, ne veulent ou ne peuvent ni avouer, ni reconnaître, ni nourrir.

Les honnêtes gens, les époux réguliers, les familles exemplaires et unies dont nous parlions tout à l’heure, les personnes pieuses s’écrieront que c’est là le meilleur moyen d’augmenter les naissances illégitimes et immorales en encourageant les unions libres, la débauche et l’abandon des enfants même légitimes, par des pères et des mères qui pourraient les élever et qui profiteront de cette facilité pour se dispenser de ce devoir. Les contribuables ajouteront qu’il est parfaitement injuste de leur faire payer à eux, citoyens moraux (tous les contribuables sont moraux), de leur faire payer les désordres et les déportements de tant de drôles et de drôlesses, sans moralité, sans scrupules et sans cœur.

À tout ce qu’on pourrait dire, je répondrais obstinément.

« Y a-t-il des peuples qui se font la guerre et se jettent les uns sur les autres dans le seul but d’augmenter leur territoire et leur fortune ? Oui. Est-ce immoral, abominable, contraire à toutes les lois de la justice et de la belle maxime : « Aimez-vous les uns les autres » ? Évidemment.

« Êtes-vous forcés, pour ne pas être envahis et asservis par vos voisins, d’élever des forteresses, d’entretenir des armées, d’arracher pour cela des jeunes gens à leurs familles, à leurs travaux, à leurs amours, et de lever un impôt, onéreux, indispensable, inique, sur la fortune et le sang de vos concitoyens ? Oui.

« Y a-t-il des gens qui, malgré les religions et les codes, volent et assassinent leurs compatriotes et leurs frères ? Oui. Avez-vous, pour obvier à ce mal, des gendarmes, des juges, des geôliers, des bourreaux, des tribunaux, des prisons, des galères, des guillotines ? Oui. Pour entretenir tous ces moyens de préservation ou de répression, avez-vous été forcés de lever un impôt énorme, aussi nécessaire que le premier ? Oui.

« Y a-t-il des torrents qui débordent et qui se répandent dans les champs, emportant les récoltes, abattant les maisons, détruisant les troupeaux, anéantissant des familles entières ? Oui Êtes-vous forcés, à la suite ou en prévision de ces sinistres, pour empêcher autant que possible qu’ils ne se renouvellent, d’élever des digues, de creuser des canaux, de bâtir des quais, de faire les berges des rivières plus larges et leurs lits plus profonds, afin que les inondations ne soient plus si meurtrières, et pour cela levez-vous encore un impôt tout aussi onéreux et tout aussi nécessaire que les deux premiers ? Oui.

« Quand vous rendez vos comptes à votre pays, le rapporteur de votre commission du budget et tous les économistes constatent-ils que, si chers que ces moyens vous coûtent, ils sont mille fois au-dessous du prix que vous coûteraient les fléaux qu’ils sont destinés à combattre si vous les laissiez faire ? Oui.

« Eh bien, il y a des gens qui, sans morale, sans cœur, sans conscience, sans liens, sans fortune, injustes comme la guerre, perfides comme le vol, lâches comme l’assassinat, aveugles et stupides comme l’inondation, vivent dans l’erreur, la corruption, la débauche ; qui mettent au monde des enfants qu’ils abandonnent et dont le nombre s’élève, en France, au chiffre de 1 500 000 à 2 000 000, défalcation faite des 60 pour 100 qui meurent, parmi ces condamnés innocents, quelques jours après leur naissance, tués par la vie étrange qui leur est faite dans notre société chrétienne et civilisée. Pouvez-vous, avec les moyens que vous avez employés jusqu’à présent, empocher cette génération clandestine ? Non.

« Pouvez-vous discipliner tous ces générateurs, les faire entrer dans le mariage et les forcer d’élever leurs produits ? Non. Est-il, étant donnée la dépopulation menaçante du pays, est-il même de votre intérêt d’arrêter cette production immorale et coûteuse ? Non ; il serait plutôt de votre intérêt de l’encourager, chaque vie humaine bien employée représentant une valeur pouvant être cotée et produire intérêts, et un de ces enfants que vous laissez si facilement mourir pouvant être plus tard l’homme qui trouvera le mouvement perpétuel ou la direction des ballons, ce qui vous paierait bien vite toutes vos dépenses et vous créerait de bien autres embarras ! Cette production immorale, que son accroissement même rend nécessaire, que vous ne pouvez empêcher ni limiter, dont la morale, la salubrité, l’économie du corps social, l’ordre public et la voirie vous interdisent de vous désintéresser complètement, pouvez-vous la recueillir, l’utiliser et la transformer, comme vous faites des derniers excréments des hommes et des animaux, que vous recueillez avec tant de soin, que vous utilisez avec tant de bénéfice, et dont vous n’avez jamais assez, au point que vous êtes forcés d’en faire venir du Pérou ou d’en créer d’artificiels ? Certainement. Eh bien, recueillez l’enfant et reconnaissez-lui au moins les mêmes droits, la même valeur et la même utilité qu’aux plus vils excréments sortis, comme lui, de cette image de Dieu qu’on appelle l’homme.

« Laissez de côté toute sentimentalité évangélique et chrétienne, toute hypocrisie de justice et de charité ; ne cessez pas pour cela de répandre vos préceptes de morale et de foi sur les jeunes générations, de promulguer les lois préventives et répressives, et d’infliger les châtiments nécessaires ; mais, en attendant de meilleurs effets que ceux que vous avez obtenus jusqu’à présent des errements traditionnels, ne tenez compte que des avantages matériels du pays ; faites vos calculs, et voyez s’il n’est pas de votre intérêt économique de recueillir partout, le plus possible, sans leur demander d’où ils viennent ni qui vous les apporte, tous ces enfants sans père, sans mère et sans nom ; donnez-leur la nourriture, l’abri, le vêtement, la force, l’instruction, la morale dont ils ont besoin, auxquels ils ont droit, et quand ils seront en âge de travailler, vous direz à chacun d’eux : « Ton père et ta mère t’ont abandonné. L’État a remplacé ton père, la société a remplacé ta mère, et, grâce aux sacrifices qu’ils se sont imposés, l’État et la société t’ont conservé sain, robuste, honnête, et par conséquent utile. Fais pour eux maintenant ce que tu aurais fait pour ton père et ta mère s’ils avaient fait pour toi ce qu’ils auraient dû faire : travaille. Nous manquons d’agriculteurs, de soldats, de colons ; aide-nous à cultiver notre sol, à défendre notre patrie, à étendre et à développer nos colonies, à augmenter nos forces et nos richesses, dont tu as eu ta part jusqu’à présent sans y avoir contribué, et qui t’ont donné ce que tu ne devais pas avoir, une patrie, une famille et la vie. »

Voilà le seul parti à prendre. C’est celui qu’a pris la grande Catherine en Russie, il y a plus de cent ans. Et ce n’était qu’une femme, une barbare et une reine, tandis que nous sommes des hommes, des civilisés et des démocrates !

Mais si nous trouvons trop dispendieuse la combinaison proposée plus haut, ayons le courage implacable des grands politiques païens, la logique inflexible des mathématiciens, des matérialistes, des économistes modernes et des athées. Si tous ces enfants illégitimes, abandonnés, nous embarrassent et nous menacent décidément trop ; si, dans nos calculs, ils doivent nous coûter plus cher qu’ils ne nous rapporteraient, déclarons franchement et honnêtement qu’ils sont encombrants, inutiles et ruineux, que leur mort immédiate peut être plus productive que l’apparence de vie qu’on leur laisse pendant quelque temps, et tuons-les comme les petits chiens dont il a été parlé plus haut. Seulement ne les jetons pas à l’eau ; leurs corps peuvent servir.

Ces enfants pèsent en moyenne trois kilogrammes en venant au monde.

Combien y a-t-il d’enfants abandonnés, mourant par an ? – Tant.

Combien cela peut-il fournir de kilogrammes d’engrais ?  – Tant.

Jetons ça dans les champs au lieu de l’enterrer dans des lieux bénits, nous y gagnerons le suaire, la bière et le transport ; nous aurons moins de guano à acheter ; nous féconderons la terre sans perdre de terrain, et au moins tous ces enfants de l’amour serviront à quelque chose : ils feront pousser des betteraves ou du blé.

Vous reculez devant cette solution, si logique qu’elle soit ; vous n’osez pas encore ; je le comprends. Alors arrivez le plus vite possible à l’autre moyen, croyez-moi : car la mort s’en donne tellement que vous n’avez que juste le temps de faire alliance avec la vie.

 

*

 

De ces réflexions et de beaucoup d’autres sur cet inépuisable sujet, est née la pièce Monsieur Alphonse.

J’ai tiré, pour ainsi dire au hasard, dans cette masse d’hommes courants qui fourmillent sous le nom de société, j’ai tiré un garçon ni meilleur ni pire que les autres, un de ces êtres que leurs père et mère ont mis légalement au monde, sans trop bien savoir peut-être ce qu’ils faisaient, parce qu’il est bon et naturel que les filles se marient et qu’il devient dès lors nécessaire que des hommes les épousent. Honnêtes gens, d’ailleurs, qui ont élevé leur fils selon tous les préceptes traditionnels. On l’a baptisé tout de suite ; il a eu un parrain, une marraine ; on a donné des dragées ; sa mère l’a nourri elle-même ou fait nourrir sous ses yeux par une mercenaire bien constituée ; on l’a mis ensuite dans un pensionnat ou dans un collège ; on lui a fait faire sa première communion ; il a terminé tant bien que mal ses études ; il a passé son baccalauréat ; il a peut-être été reçu. Son père est mort ; comme fils de femme veuve d’officier de marine, il a obtenu une place dans un bureau ; il était joli garçon : il ne manquait pas d’esprit ; il était né de parents sains ; il avait des muscles, du sang, des appétits, enfin il était jeune, à Paris, la ville où on l’est le plus tôt et le plus longtemps, pour ne pas dire toujours, et il s’est amusé ; il faut bien que jeunesse se passe ! Nos dernières révolutions l’avaient créé électeur dès l’âge de vingt et un ans, afin qu’il pût nommer les députés qui maintiendraient ou feraient les lois auxquelles il devra la liberté de s’amuser impunément.

Or, quel est le plus grand amusement de l’homme jeune ? La femme.

Si l’homme qui veut s’amuser s’adresse aux courtisanes numérotées et patentées, il doit, comme au jeu d’oie, payer une certaine somme, selon le numéro sur lequel il tombe. S’il refuse, après s’être amusé, de payer la somme fixée, il y a une loi qui l’y force et la maîtresse du lieu patenté a le droit de requérir les agents de la sûreté et de la morale publiques. Mais si l’homme est délicat, gourmet, si la table d’hôte du plaisir commun – à tant par tête – ne lui plaît pas ou ne lui plaît plus, s’il préfère avoir tout seul, il peut, en pénétrant dans une famille honnête, se faire aimer d’une jeune fille, la séduire, la déshonorer et la rendre mère ; ça ne lui coûtera rien ; il n’y a pas de loi pour garantir les honnêtes filles. À partir de l’âge de quinze ans et trois mois, le code les met à la disposition de l’homme, pourvu que celui-ci n’emploie ni le rapt ni la violence.

Je n’excuse guère plus, je me hâte de le dire, les filles qui se laissent séduire que les hommes qui les séduisent. Je concède que les filles séduites avaient quelques dispositions à l’être. Cependant il faut tenir compte d’une certaine ignorance relative, de ce besoin d’aimer, qui agite plus profondément le cœur de la femme que celui de l’homme, du besoin d’être aimée surtout, de la pauvreté, de la solitude, des rêves qui la hantent, de l’imagination qui la dore et de la nature qui la trouble. Il faut admettre aussi qu’un misérable profitera de l’innocence complète de la jeune fille ou du manque de surveillance ou de moralité des parents. La loi n’a rien prévu de tout cela. Elle n’a prévu, nous le répétons, que le viol et le rapt, cas très rares et que l’expérience de l’homme élude facilement.

Notre jeune homme rencontre une de ces filles dont le travail du père faisait toute l’aisance. Elle a été instruite, bien élevée ; elle est de condition, d’éducation et d’habitudes à ne pouvoir vivre avec un ouvrier. Le père est mort ; le budget est donc fort amoindri. La mère se décourage et s’attriste ; elle meurt à son tour ; l’orpheline reste avec une vieille tante qui la recueille ; elle est jolie, mais elle est sans dot ; on la regarde, on la convoite ; on ne l’épouse pas. Ce dédain est encore du respect, et elle doit savoir gré à ceux qui ne lui demandent pas sa main de ne pas lui demander le reste de sa personne.

Celui qui doit profiter, abuser de cette solitude, de cette tristesse, de cette beauté, de ces rêves qui ont besoin d’un confident, de ces aspirations qui ont besoin d’un but, sort des brumes de l’horizon. Parle-t-il de mariage dans l’avenir, n’en parle-t-il pas ? Peu importe ; il parle d’amour. Il est écouté ; elle se livre. Puisque personne n’a voulu légitimement d’elle, pourquoi ne se donnerait-elle pas à quelqu’un ? Raisonnement de femme disposée à la chute ; soit. Elle devrait résister, évidemment. La religion, la morale, l’honneur, la raison, l’intérêt, tout le lui dit ; c’est convenu ; mais que voulez-vous ! C’était le printemps, la terre et le ciel étaient en fête, tout chantait l’amour auprès d’elle, au-dessus d’elle, autour d’elle, en elle ! Les cœurs battaient, les yeux brillaient, les mains brûlaient, les voix tremblaient. Toutes ses pudeurs, toutes ses beautés, tout ce qu’elle a de bon, de généreux, de secret, de fier, cette vierge le livre à cet homme. Elle est là tremblante, profanée, vaincue, heureuse, admirable de confiance et de faiblesse, toute rouge de honte et de plaisir. À ce moment, rien de plus touchant, rien déplus sacré ; c’est l’amour sans défense, sans calcul, sans regret.

Voyez-vous bien tout ce que cet homme reçoit de cette femme ! Il va certainement tomber à ses genoux, lui baiser les pieds, lui demander pardon, la nommer sa femme pour l’éternité devant Dieu et devant les hommes ; car il est bien sûr que cette femme l’aime ; quelle autre femme pourrait jamais l’aimer davantage et le lui mieux prouver ! Eh bien, non ! Cet homme couvre en effet cette femme de baisers, mais ce n’est que l’enthousiasme du corps. Quand il va s’éloigner tout à l’heure, car il faudra qu’il s’éloigne pour ne pas la compromettre et pour aller dîner, cette joie qu’il emportera sera la joie de l’orgueil, ce bien-être sera celui d’un désir assouvi, et ce qu’il se rappellera, ce sera une perfection physique qu’il aura pu saisir au milieu de son ivresse. Ce qu’il lui faudrait maintenant, ce serait de pouvoir proclamer son bonheur et son triomphe. Il le fera, n’en doutez pas. Il ne nommera pas la jeune fille, non, – pas tout de suite du moins ; – mais il racontera l’histoire à un ami, puis à un autre ; puis viendront certains détails ; puis il révélera des passages de ses lettres, où elle ne croit parler qu’à lui ; il dira son petit nom ; enfin il trouvera moyen de la montrer de loin, en recommandant le secret, car il faut qu’il soit envié et glorifié, et il ne sera vraiment heureux que lorsqu’il aura tout souillé de cette femme, son corps, son esprit, son âme, son honneur et son nom.

Mais ce n’est pas tout ; ce que le vice et le libertinage avaient appris à ce drôle, il n’a même pas su l’utiliser pour l’honneur extérieur de celle qu’il déshonorait. Si sa fantaisie laissait des traces, au moins eût-il pu faire qu’elle ne laissât pas de preuves. Les expédients auxquels il aurait peut-être eu recours avec sa propre femme, pour ne pas augmenter sa famille et ses dépenses, il ne veut pas s’y assujettir pour sauvegarder la réputation de celle qu’il prétend aimer. Elle devient mère.

Adieu la poésie, le rêve, les belles nuits d’été, les étoiles, les brises, les parfums, les baisers dans l’ombre, les mots à voix basse, les soupirs étouffés ; le petit remue. À qui se confier ? à qui réclamer assistance ? au père de l’enfant. Elle lui annonce la fatale nouvelle, elle lui demande un appui, un conseil. Il propose un crime ; « c’est ce qu’il y a de plus simple ; il a un ami étudiant en médecine, etc. ».

Elle n’est plus vierge ; elle n’est plus aimée ; elle n’est plus pure, soit ; mais elle ne veut pas devenir criminelle ; elle est et veut rester mère. C’était ce qu’il attendait, lui, pour devenir tout à fait lâche. « Si j’avais voulu avoir des enfants, je me serais marié. Que faire d’une maîtresse qui a un gros ventre et qui pleure toute la journée. » Il la plante là. Voilà qui est fait.

Est-ce cela que vous avez voulu. Seigneur Dieu, quand vous avez décrété, que de l’amour de l’homme et de la femme naîtrait l’enfant ?

Et si le fait est connu, la société, d’accord avec la loi, dira « Tant pis pour elle ! Elle n’avait qu’à se défendre. » C’est vrai.

Mais, si cette femme était votre sœur ou votre fille, monsieur, qu’est-ce que vous feriez ? – Je tuerais le misérable, ou je mourrais de chagrin. – Alors c’est sérieux. Merci, c’est tout ce que je voulais savoir. Continuons.

Le temps passe ; il va falloir avouer. La vieille tante voit l’altération des traits, la tristesse, les yeux rougis par les larmes nocturnes. Elle interroge ; la jeune fille raconte tout. C’est là que Pascal triomphe, et que le cœur trouve des raisons que la raison ne connaît point. Les deux femmes pleurent ensemble. Le petit vivra. Quels embrassements, à la suite de cette décision si touchante, si héroïque, si simple.

Il faut s’éloigner sous un prétexte quelconque. On trouve un refuge ignoré, un médecin discret ; l’enfant vient au monde. On le confie à une nourrice de campagne ; on revient à Paris ; on va le voir en cachette ; il est beau, il est sain, il est intelligent ; c’est bien l’enfant de l’amour. Si l’amour avait amené le mariage, quel bonheur, quelles joies, quelle fierté maternelle !

Les deux femmes travaillent pour augmenter les ressources. Voyez-vous ces veillées ! ces souvenirs ! ces regrets ! ces réflexions ! ces remords ! ces craintes. Pourvu qu’il vive ce pauvre petit, qu’il ne meure pas tout à coup pendant que sa mère ne peut être auprès de lui. Il ne manquerait plus que cela, maintenant, que l’enfant mourût !

Le père a été informé de la naissance, du lieu où l’enfant est élevé, à la charge des deux femmes. Il va le voir de temps en temps. Il y a des jours où ces visites l’amusent, surtout quand il fait beau ; mais c’est tout, et elles deviennent de plus en plus rares. D’ailleurs il songe à se marier. Il faut bien faire une fin. C’est si ennuyeux d’être seul ; on est si mal soigné par une femme de ménage ; la nourriture dans les petits restaurants est si mauvaise, et puis l’affaire est bonne. C’est une veuve, madame Guichard, etc.

L’enfant grandit ; il ne sait rien de tout cela, lui ; il paraît heureux de vivre. Tout le monde l’aime, excepté son père ; il commence à parler ; il ne dit que : « Maman » ; mais il a déjà l’air de comprendre. Qui sait ! Il comprend peut-être.

Quant à la mère, qui était née pour aimer, elle l’aime, et elle n’aimera plus que lui ; sa vie est faite. Regarde-t-elle dans l’avenir, elle n’y voit rien que son enfant. C’est une petite fille. Tant mieux, « elle ne fera pas ce que son père a fait ; » mais elle fera peut-être ce qu’a fait sa mère. « Oh ! non, je la préserverai, elle sera une honnête femme. » « Et puis, quand elle apprendra plus tard qu’elle doit le jour à une faute, elle sera plus indulgente qu’un homme. »

Quelques années se passent ainsi.

Le hasard mot sur le chemin de Raymonde un honnête homme, un marin, orphelin depuis ses premières années, tout seul en ce monde, qui a beaucoup travaillé, beaucoup vu, beaucoup pensé et dont le cœur et le cerveau se sont, pour ainsi dire élargis, dans la proportion de cet horizon circulaire toujours le même et toujours nouveau où l’immensité touche éternellement à l’infini. Il voit ces deux femmes solitaires, laborieuses, tristes ; il devine là de dures éprouves dans le passé, une douleur secrète dans le présent, une grande préoccupation pour l’avenir. Il pénètre peu à peu dans leur intimité. Il est bon et l’on ne fait aucun calcul. Il parle de spectacles grandioses, de contrées inconnues, d’émotions fortifiantes. Il fait pénétrer avec lui dans la modeste demeure un peu du grand air de sa vie poétique, laborieuse et libre et peu à peu il rafraîchit, parfume, agrandit les petites chambres des deux femmes. Il rétablit pour ainsi dire le lien entre la grande, l’éternelle nature et ces deux pauvres êtres dont l’existence étroite se résumait avant lui dans un souvenir et une angoisse.

Cette jeune fille coupable, résignée, qui n’a vu jusqu’alors dans les hommes que ceux qui l’ont dédaignée et celui qui l’a perdue, commence à entrevoir un nouvel aspect de l’homme. Elle n’aime pas le commandant Montaiglin ; non ; elle en a bien fini avec l’amour, elle le croit du moins, car le sentiment qu’elle éprouve pour Marc n’a rien de commun avec celui qu’elle a éprouvé pour Octave. Elle ne sait pas encore que l’amour, lui aussi, a des aspects différents, mais elle se dit quelquefois : « Pourquoi n’ai-je pas rencontré cet honnête homme avant l’autre ? » Il est beaucoup plus âgé qu’elle, ses cheveux grisonnent, mais il a l’énergie d’un jeune homme, le cœur d’un enfant, l’allure fière de ceux qui ont l’habitude de protéger et le droit de se faire obéir.

Il faut qu’il reparte, qu’il retourne ses compagnons, à la lutte, au devoir, à la grande solitude des océans. Il vient prendre congé de Raymonde. Il est ému, lui si courageux, si vaillant, si impassible devant les plus grands dangers. Il demande la permission d’écrire de temps en temps ; il espère aussi des nouvelles de ses deux amies, dans tels et tels endroits qu’il désigne, à mille, deux mille lieues. Les distances sont si grandes, les traversées sont si longues, et la vie est si courte ! On se sépare. Elle aurait voulu l’accompagner jusqu’à la gare ; elle n’a pas osé le lui offrir ; il n’aurait pas osé le lui demander. Il n’a même jamais osé lui demander pourquoi elle était toujours triste. Elle se met à la fenêtre. Elle lui dit un dernier adieu, pendant qu’il monte en voiture, l’adieu d’une amie ordinaire ; elle suit des yeux la voiture, jusqu’au tournant de la rue. Il a plusieurs fois regardé et salué par la portière. La voiture disparaît.

Voilà dans la vie de Raymonde un nouveau souvenir, un nouveau regret, un nouveau chagrin, sans une espérance de plus ; voilà un cœur encore plus gros dans une maison encore plus vide. Qui lui eut dit, il y a quelques mois seulement, qu’il y aurait de la place dans son cœur et dans son esprit pour une émotion qui ne lui viendrait pas de sa vieille tante ou de son petit enfant. Je suis sûr que le lendemain de ce départ, elle aura été voir Adrienne, qu’elle sera restée et qu’elle aura joué encore plus longtemps avec la petite, en l’embrassant davantage.

Mais puisqu’elle est encore plus abandonnée et plus seule, puisqu’elle aime tant sa fille, pourquoi ne la prend-elle pas avec elle ? Elle y a pensé bien des fois avant de faire connaissance avec le commandant Montaiglin ; mais sa faute est ignorée ; pourquoi la divulguer à tout le monde, et à lui surtout, maintenant ? Elle a peur da mépris, peut-être plus encore de la pitié, qui n’en est souvent qu’une des formes ; c’est bien assez de se mépriser soi-même. Puisque nous demandons si peu de délicatesse aux hommes, ne demandons pas trop d’héroïsme aux femmes.

L’enfant d’ailleurs n’a pas encore besoin de sa mère à tous les moments ; les soins de ses nourriciers lui suffisent, l’air de la campagne lui vaut mieux que l’air de Paris dans ce petit logement que les deux femmes ne peuvent quitter puisque c’est là que leur travail trouve des ressources ; avec des visites régulières, fréquentes, des caresses, des sourires et des jouets, les choses peuvent durer ainsi pendant quelque temps ; l’honneur de la mère y gagnera sans que la santé de sa fille en souffre.

Voyez-vous maintenant ces deux solitudes, la solitude étroite de Raymonde, la vaste solitude de Marc, rapprochées l’une de l’autre, pour ainsi dire, par l’infranchissable étendue qui les sépare ! Voyez-vous cette fille silencieuse, cousant, brodant, travaillant enfin près de sa fenêtre pendant le jour, sous la lampe, le soir ? « Où M. de Montaiglin peut-il être à cette heure ? dit-elle à sa tante. – Qu’il est heureux de voir d’autres pays ! Quel homme excellent ! »

Voyez-vous cet homme se promenant sur le pont de son navire ? il donne quelques ordres ; il surveille ; il sonde l’horizon ; il se souvient ; il rêve. Quand son bateau aura ainsi tracé sur les mers, pendant quelques années encore, ces sillons qui se referment tout seuls et ces sillages qui s’effacent tout de suite, quand au silence, à la solitude, au désert des grands espaces auront succédé avec l’âge et la fatigue, le silence, la solitude, le désert dans une petite ou dans une grande ville, au milieu d’une société loin de laquelle il aura vécu les trois quarts de sa vie, qui ne saura pas son nom, qui ne s’intéressera pas à ses souvenirs, avec laquelle il n’aura aucun lien, ni par les intérêts, ni par le cœur, que restera-t-il à cet homme de devoir, à ce héros obscur ? Un vieux serviteur, un ancien marin, fidèle et dévoué, qui épousera sa cuisinière et qui aura une famille sous ses yeux. Sa famille à lui, où sera-t-elle. Il n’a plus ni père, ni mère. Ils dorment l’un au-dessus de l’autre dans le modeste caveau d’un cimetière de province. Jusqu’à ce qu’il aille les y rejoindre, avec qui pourra-t-il parler de ces deux amours de sa vie ? Il n’a ni frère, ni sœur, ni neveux, ni nièces. Ses camarades, ses amis errent sur les flots, ou sont morts, ou se reposent quelque part, près de quelqu’un, loin de lui, disséminés, indifférents.

Voilà très probablement les phases et les réflexions qui ont précédé le mariage de Marc et de Raymonde.

Quelques personnes ont reproché à celle-ci, quand M. de Montaiglin est venu lui demander si elle voulait être sa femme, de ne lui avoir pas dit la vérité. Il faut connaître bien peu les femmes, pour faire, même au nom de l’esthétique, un pareil reproche à Raymonde. Où est la femme qui avoue sa faute, quand elle n’est pas absolument forcée de l’avouer ? Une femme fera la confidence d’une faute à une amie dont elle aura besoin, ou pour continuer à commettre cette faute ou pour en écarter les dangers ou pour en dissimuler les conséquences ; dans un premier moment de désespoir, elle racontera tout à un ami, qui lui sera absolument indifférent comme homme, et qui n’aura pas le droit de lui demander des comptes ; mais à son père, à son mari, à son amant, à celui qui l’aime, qui l’estime, qui la recherche, jamais elle ne dira rien, à moins que les circonstances ne fassent qu’elle ne puisse pas agir autrement ou que de ceux-là seulement dépende son salut. Et encore, nombre de femmes aiment mieux se perdre tout à fait ou mourir que d’avouer.

Le confessionnal n’a pas été institué pour autre chose que pour décharger les consciences des coupables dans le sein d’un homme qui a juré de ne rien révéler et qui assure avoir le droit d’absoudre, après certaines épreuves qui restent toujours un secret entre le pénitent et lui. Je ne pense pas qu’un prêtre qui a reçu la confession d’une femme adultère ait jamais ordonné à cette femme de tout avouer à son mari ; je n’admets pas davantage qu’une jeune fille ayant avoué une faute avec tous ses effets à son confesseur, celui-ci lui ait jamais inflige, comme pénitence, d’avouer cette faute, même à ses parents, encore moins à l’homme qui vent l’épouser. Une fois révélées dans le confessionnal, les fautes perdent, pour ainsi dire, tout leur caractère social ; elles ne sont plus sous la juridiction de ceux qu’elles pourraient léser, blesser, irriter et qui, dès lors, n’auraient plus, pour les juger, l’indépendance et l’équilibre d’esprit nécessaires ; elles passent de l’ordre des faits matériels dans l’ordre des défaillances morales, prévues par l’église, et elles ne sont plus justiciables dans les religions que du prêtre, lequel n’a de comptes à rendre à personne des arrêts qu’il prononce. S’il semble au prêtre que le coupable a suffisamment expié, par le repentir et la contrition, la faute commise dans le mystère et révélée dans le secret, le coupable, en vertu de cet axiome évangélique, qu’il y aura plus de joie au ciel pour un seul repentant que pour cent justes, le coupable peut et doit se considérer non-seulement comme libéré, mais comme innocent, et, au bout d’un certain temps, comme supérieur peut-être à ceux qui n’ont jamais péché.

Donc si Raymonde, pour mettre fin à ses scrupules, quand Marc lui a demandé d’être sa femme, est allée trouver et consulter un prêtre, ce prêtre a dû lui dire de ne rien déclarer à cet homme, qui, du moment qu’il prétend l’aimer, doit savoir d’avance à quoi l’engage implicitement l’amour chrétien, et pour le prêtre il n’en existe pas d’autre que celui-là. « Que celui qui est sans péché lui jette le premier la pierre ! » « Qu’elle aille et ne pèche plus ! » Et si les circonstances font que son mari apprenne la vérité, Dieu qui aura connu et accueilli le repentir de la coupable éclairera le juge.

Telle est certainement, s’il a été consulté, la réponse que le prêtre à faite.

Essayez de faire croire à une femme qui peut en apaisant ainsi sa conscience réaliser sa vie selon ses désirs, essayez donc de lui faire croire qu’elle n’est pas dans le droit, dans le vrai et même dans le bien ! elle a le ciel pour elle et avec elle. Quand la religion n’a pas pu empêcher la faute, c’est bien le moins qu’elle la remette.

Maintenant supposons que la coupable n’aille pas si loin, qu’elle ne consulte que son intérêt et que le plus simple bon sens, elle se taira encore. Si elle se croit forcée d’avouer à l’homme qui veut devenir son mari qu’elle a appartenu à un autre homme, et que de cette faute est né un enfant, c’est qu’elle suppose qu’après un pareil aveu l’homme qui la croit pure, et qui veut l’épouser, la sachant déshonorée ne voudra plus d’elle. Alors elle serait bien folle de confier son secret à un étranger qui aura le droit de lui tourner le des immédiatement, et que rien ne force, sauf la délicatesse, à ne pas divulguer cet aveu. Cette femme se sera donc mise sous la dépendance de cet étranger, elle aura livré son honneur sans avoir rien reçu, sans avoir rien pu exiger en échange. Elle aimera donc mieux s’en rapporter à la providence qui d’ailleurs lui doit bien une revanche après tout ce qu’elle a souffert, elle se taira, et, dans la pratique, elle aura raison. Avec un peu d’habileté, elle trouvera bien moyen que les faits ne soient jamais connus, et, s’ils le sont, il sera toujours temps d’avouer ou de mourir.

Les choses ne se passent pas autrement dans la réalité. On a vu quelquefois des gens préférer la mort à la crainte d’être déshonores ; je ne crois pas qu’on ait jamais vu un être humain préférer la mort à la chance d’être heureux.

Enfin, dans le cas que j’ai ru devoir soumettre au public, les traditions accoutumées du mariage sont quelque peu modifiées par des circonstances particulières. Il ne s’agit pas d’un jeune homme qui fait demander officiellement la main d’une jeune fille par son père, sa mère ou son notaire, aux parents de ladite jeune fille, avec renseignements sur sa position, sa moralité et ses espérances. En telle occurrence, il est tacitement convenu que la jeune fille n’aura pas le moins du monde engagé son cœur, compromis sa dignité, exposé sa personne.

Ce n’est pas dans ces conditions réglementaires que M. de Montaiglin s’est marié. Raymonde avait déjà vingt-sept ou vingt-huit ans. Elle vivait avec une vieille tante. Les deux femmes étaient tristes, et forcées d’ajouter leur travail à leurs bien modestes ressources. Est-il nécessaire d’avoir fait plusieurs fois le tour du monde pour deviner, pour sentir quelque grande déception, quelque grand chagrin derrière cette tristesse, cette résignation, cet isolement ? M. de Montaiglin avait dix-huit ou vingt ans de plus que Raymonde. Est-ce bien le mariage, dans le sens absolu du mot, qu’il a proposé à cette jeune femme ? N’est-ce pas plutôt une de ces associations amicales, une de ces unions mixtes d’où doivent être préventivement exclus les enthousiasmes, les illusions, les sévérités aussi bien que les ardeurs et les jalousies des unions entre jeunes gens. Un homme de cette intelligence et de ce caractère, de cette expérience et de cet âge, qui pendant dix ou douze ans encore naviguera et disparaîtra durant des mois et des années peut-être, qui par conséquent se séparera de sa femme durant ces absences prolongées, ira-t-il demander la main d’une jeune fille de dix-huit ou vingt ans ? Ne sait-il pas d’avance qu’on la lui refusera ? ou que, si on l’accepte, c’est que la jeune fille aura besoin d’argent, ou ne sera pas fâchée d’avoir beaucoup de liberté ?

Il est nombre d’hommes qui, par les conditions que leur a imposées la vie, en sont réduits à n’inspirer jamais que des sentiments, pour ainsi dire d’occasion, ayant déjà servi. Ils arrivent ou trop absorbés, ou trop timides, ou trop disgraciés de la nature ou de la fortune, ou trop tard, au banquet où les hardis, les heureux et les jeunes sont assis depuis longtemps. Ils doivent ou ne pas manger, ou se contenter de ce qui reste.

Les intelligents, les philosophes, les justes le savent, et s’y résignent. Ne les plaignons pas trop, ne nous moquons pas trop d’eux ; il leur arrive quelquefois de tomber sur un bon morceau, ignoré, oublié ou repoussé par un de ces convives difficiles, aveugles, gaspilleurs, rassasiés. Nous retrouvons alors une femme dont la vue éveille en nous le souvenir d’une, ou même de plusieurs aventures galantes, et dont le nom, pendant un certain temps et publiquement, a été accolé avec des noms d’hommes dans ces récits qui voltigent, à travers la fumée de leurs cigares, sur les lèvres des oisifs ; nous retrouvons cette femme au bras d’un honnête homme, qui a eu la faiblesse, disent les uns, le courage, disent les autres, la sottise, disent ceux-ci, la générosité, disent ceux-là, de couvrir légalement de son nom tous ces noms murmurés. Nous l’avons connue légère, compromise, coupable (l’était-elle autant qu’on le disait ?), elle l’était assez pour qu’on le dit ; nous avons peut-être été nous-mêmes parmi les prédécesseurs de cet homme ; puisque nous avons rompu avec cette femme, c’est qu’elle ne nous tenait guère au cœur, et nous sommes tout disposés à rire de celui qui se contente de nos restes.

La curiosité nous pousse à pénétrer dans son intimité. L’homme nous accueille, la femme nous sourit. Ils paraissent être si heureux ensemble, que nous nous demandons, si lui, s’est jamais douté de la vérité, si, elle, s’en souvient. Ce qui est certain, c’est que nous sommes complètement effacé de la vie de cette femme, et que nous découvrons tout à coup en elle des qualités intellectuelles, morales, physiques même, que nous ne soupçonnions pas, et que l’amour, l’estime d’un homme de cœur ont fait surgir du fond où elles attendaient et où nous n’avons pas touché. Nous nous apercevons trop tard que nous avons passé à côté d’une valeur véritable, peut-être de notre bonheur. Nous avons piétiné et cédé légèrement un terrain où le propriétaire qui nous a succédé a trouvé une mine d’or, grâce à certains indices qui ne nous avaient pas frappé, et nous ne pensons plus du tout à rire de lui ; nous commençons peut-être à l’envier.

C’est qu’il y a là une grosse question à débattre souvent dans sa conscience la plus intime, à savoir : si le fait physique, celui que notre orgueil et notre égoïsme reprochent le plus à la femme, la dégrade et la condamne autant que nous le croyons. Nous faisions remarquer tout à l’heure le peu d’importance que la religion donne au fait, quand l’âme de la coupable s’éclaire, se repent et se transforme. Le raisonnement, l’expérience et la philosophie en arrivent à conclure comme la religion. La femme, dont La Bruyère a pu dire justement : « Elle oublie d’un homme qu’elle n’aime plus jusqu’aux faveurs qu’il a reçues d’elle » ; la femme, au moral comme au physique, est vouée à des évolutions et à des métamorphoses pendant lesquelles on ne saurait affirmer qu’elle a bien la connaissance et la direction d’elle-même ; de sorte que, de cette faute que nous lui reprochons avec tant de rigueur et quelquefois tant d’injustice, elle peut dire véritablement et sincèrement : « Je ne sais pas comment cela s’est fait. Mon cœur et ma pensée sont aujourd’hui tellement loin de cette impression et de ce fait ! Je ne m’en rappelle rien. »

Toujours est-il que le commandant Montaiglin a épousé Raymonde, et que s’il n’a pas tout prévu, il a entrevu certainement, dans la vie de celle dont il faisait sa femme, un secret dont il a eu la délicatesse de ne pas lui demander la confidence, car il lui dit au premier acte : Je l’ai prévenue, n’est-ce pas, quand je t’ai demandé, il y a six ans, si tu voulais être ma femme ; je l’ai bien dit d’avance que ce n’était pas le mariage tel que le rêvent les jeunes filles, que je venais l’offrir ; ni mon âge, ni ma position ne me permettaient le rôle de Roméo. Nous avons contracté l’un avec l’autre une alliance défensive contre la vie... Je l’ai dit : « Voulez-vous un ami ? Je ne pourrai guère passer avec vous que deux ou trois mois par an ; mais je saurai dans mes longs voyages qu’il y a quelque part une personne qui pense à moi et qui m’attend quand je reviens. Voulez-vous être ma compagne pendant quelques années et ma fille pendant le reste ? » Tu as accepté ; c’est cela qui a été convenu, pas autre chose.

Cela dit, le drame commence et se déroule. Je n’ai pas à le raconter, il va se raconter lui-même quelques pages plus loin. Je n’avais à dire ici que ce qui l’a précédé, ta que je ne pouvais dire dans la pièce, que je voulais une et rapide. J’avais aussi à répondre à quelques critiques qui m’ont été faites, et dont je dois d’autant plus tenir compte que les éloges de la presse ont été cette fois presque unanimes.

On a trouvé qu’Adrienne était trop intelligente pour son âge. Il n’y a qu’une chose à répondre à ceux qui ont fait cette critique, c’est qu’ils n’ont probablement pas d’enfants et qu’ils n’ont jamais causé sérieusement avec les enfants des autres. On ne sait pas ce qu’il y a d’intelligence, d’intuition, d’observation, de réflexion, de profondeur, de courage, de justice, de malice et de réserves dans l’esprit et dans l’âme d’un enfant, surtout d’un enfant malheureux, surtout d’une petite fille. Ai-je besoin de rappeler ici la réponse du jeune Louis XVII, âgé de sept ou huit ans, à qui son bourreau Simon demandait : « Que feriez-vous de moi si les Vendéens triomphaient ? » et qui répondait : « Je vous pardonnerais. » Ai-je besoin de rappeler le silence que s’imposa jusqu’à sa mort le royal enfant, quelques mauvais traitements qu’on lui infligeât, quand il reconnut qu’on lui avait fait porter une accusation contre sa mère ?

On discute trop avec les hommes, on ne cause pas assez avec les enfants.

« Il n’y a pas d’homme comme Montaiglin, ai-je entendu dire aussi à propos du dénouement. » Tant pis, s’il n’y en a pas, car il faut qu’il y en ait ; mais heureusement il y en a, et la qualité de ces hommes supplée à la quantité absente. Il n’en faut qu’un sur cent, sur mille même, pour que l’exemple domine et pour que le bien et l’idéal triomphent finalement. D’ailleurs je n’ai pas à vous montrer seulement l’homme tel qu’il est, mais aussi tel qu’il pourrait, tel qu’il devrait, tel qu’il doit être. Il y a bien des hommes comme Alphonse, qui perdent les femmes ; pourquoi n’y en aurait-il pas comme Montaiglin, qui les sauvent ?

« Mais il sauve Raymonde aux dépens de son honneur à lui ! »

Où avez-vous vu cela ? Où avez-vous vu que l’honneur d’un homme puisse être compromis par la faute de sa femme, par la faute de qui que ce soit ? Ses illusions, son bonheur, son idéal, son amour, sa confiance, sa foi peuvent être entamés, son honneur, non. Notre honneur ne peut être compromis que par un acte émanant de nous-mêmes, de nous seuls, de notre propre volonté. Lorsqu’un homme, trompé par sa femme, provoque ou tue le complice de sa femme, est-ce pour venger son honneur ? Non ; il n’est ni plus ni moins honorable qu’avant. Il a tué ou il a été tué, voilà tout. Il a prouvé qu’il était malheureux, violent et brave, que sa douleur avait besoin de se transformer en vengeance, ou que son orgueil avait besoin de faire de l’éclat. Il a eu peur de l’inaction ou du ridicule ; il n’a eu ni l’indifférence du bon sens, ni l’héroïsme du pardon, ni l’esprit de la philosophie. Il a été un homme soumis à ses passions, comme les dix-neuf vingtièmes des hommes, voilà tout.

M. de Montaiglin fait partie du dernier vingtième. Depuis sa jeunesse, il est habitué à vivre parmi les hommes, à leur commander ; il a vu les plus beaux spectacles de la nature ; il a assisté aux plus grands dangers ; il a eu charge d’âmes ; il s’est senti grand à côté de ceux qui lui étaient confiés ; il s’est senti petit dans les immensités qu’il parcourait ; il a vu Dieu pour ainsi dire face à face ; il a pensé, il a contemplé, il a comparé, il a jugé, il s’est prosterné, il a compris. Il s’est dégagé ainsi des contingences sociales ; il s’est mis dans l’absolu où il s’est constitué homme, c’est-à-dire médiateur chrétien, ayant, dans le milieu qu’il occupe, à rétablir toujours l’accord entre le ciel et la terre. Au contact de ces hommes-là, ce qui est ignorant s’éclaire, comme madame Guichard ; ce qui est impénitent s’abîme, comme Alphonse ; ce qui est innocent est sauvé, comme Adrienne ; ce qui est faillible, mais repentant, est pardonné et racheté, comme Raymonde. Le dénouement de Monsieur Alphonse est la pendant du dénouement de la Femme de Claude, ou plutôt c’est le même dénouement, fait par le même homme portant un autre nom, accomplissant, au nom de la justice, de la conscience et de la vérité, ce qui doit être accompli. Cet homme marche dans la vie, une main pleine de châtiments, l’autre pleine de pardons, exterminant la révolte obstinée, comprenant la faiblesse et l’erreur d’un moment, absolvant quand le repentir est sincère et donne des preuves évidentes.

Claude, nous l’avons dit autre part, tue la femme qui, après avoir avili et prostitué tout ce qui fait la grandeur et la valeur de la femme, la virginité, l’amour, le mariage et la maternité, ne s’en tient pas là et, portant son action malfaisante au delà du foyer qu’elle a souillé, va devenir un danger pour la société, pour l’État, pour la patrie. Claude tue Césarine comme il tuerait la première créature venue pour empêcher une trahison qui mettrait en péril des milliers d’individus, comme un général fait fusiller le traître qui s’est glissé dans les rangs de son armée pour renseigner l’ennemi. Ce n’est pas sa femme adultère qu’il tue, ce n’est pas une femme coupable qu’il châtie, c’est un être nuisible qu’il supprime, c’est un animal venimeux qu’il écrase. Ses souffrances personnelles n’entrent pour rien dans le verdict de sa conscience et dans l’arrêt qu’il exécute. La coupable est sans repentir, le juge est sans pitié.

Montaiglin pardonne, lui, pourquoi ? Par le même esprit de justice. Il a à juger une femme qui a failli par confiance, que le remords épure, que la maternité relève. L’épouse a effacé la faute de l’amante, la mère a racheté la femme. Ni Claude ni Montaiglin ne jugent comme des maris ; ils n’agissent pas selon les droits contractuels que leur donne leur qualité particulière d’époux ; ils ne sont ni dans la passion ni dans la convenance ; ils sont dans leur fonction totale et dans leur destinée éternelle ; ils font tous deux ce que l’homme qui sait pourquoi il est dans ce monde doit faire. Le public a approuvé Montaiglin et désavoué Claude. Question de théâtre, d’opportunité, d’exécution. Ce doit être la faute de l’auteur, qui n’a pas su ou qui n’a pas voulu accommoder la vérité qu’il avait à dire dans la Femme de Claude à certaines habitudes du public, plus compatibles avec la donnée de Monsieur Alphonse, donnée appartenant plus que l’autre à l’humanité moyenne.

 

 

ACTE I

 

Un salon très simple au rez-de-chaussée, à la campagne ; porte vitrée au fond, portes latérales.

 

 

Scène première

 

OCTAVE, RAYMONDE, assise et brodant

 

OCTAVE, assis auprès de Raymonde.

Est-ce convenu ?

RAYMONDE.

Non.

OCTAVE.

Parce que ?

RAYMONDE.

Parce que c’est mal.

OCTAVE.

Qu’est-ce qu’il y a de mal là-dedans ? Je trouve cela très ingénieux.

RAYMONDE.

Trop ingénieux !

OCTAVE.

Vous ne voulez pas ?

RAYMONDE, se levant.

Non.

OCTAVE.

Je croyais que cela vous ferait plaisir de voir Adrienne tous les jours.

RAYMONDE.

Ce serait la joie de ma vie, mais pas dans ces conditions-là.

OCTAVE, ironique.

Il y a un autre moyen, alors !

RAYMONDE.

Lequel ?

OCTAVE.

Avouez tout à votre mari.

RAYMONDE.

Tout ?

OCTAVE.

Tout ce qui vous concerne, vous.

RAYMONDE.

C’est ce que j’aurais dû faire avant mon mariage. Je n’ai jamais osé : rougir devant lui, jamais ! j’en mourrais de honte. J’aime mieux mourir de chagrin tout bonnement. Ah ! je souffre, allez.

OCTAVE.

Alors, revenons à mon moyen qui concilie tout.

Silence de Raymonde.

RAYMONDE.

Il y a des choses que vous ne comprendrez jamais, décidément.

OCTAVE, riant.

Je suis donc bien bête ?

RAYMONDE.

Oh ! je vous en prie, ne riez pas toujours ainsi, et de tout.

OCTAVE.

Vous voulez que je sois sérieux ?

RAYMONDE.

Oui, si vous pouvez !

OCTAVE.

Eh bien, pour la dernière fois, voulez-vous, oui ou non, que j’introduise Adrienne ici par le moyen bien simple que je vous ai communiqué tout à l’heure ?

RAYMONDE.

Non.

OCTAVE.

Alors, ce ne sera pas ma faute si vous ne la revoyez plus.

RAYMONDE.

Comment, si je ne la revois, plus ? Qu’allez-vous donc faire ?

OCTAVE.

Je vais l’envoyer en Amérique, à une vieille parente à moi, qui consent à se charger d’elle.

RAYMONDE.

En Amérique ! Vous ne la laisserez pas chez les gens qui l’ont élevée ?

OCTAVE.

Elle ne peut pas y rester éternellement ; je ne peux pas non plus la prendre avec moi, puisque je me marie ; et ma future femme n’est pas de celles qui se chargent des enfants des autres. Dans cette situation, ma combinaison était un trait de génie. Au lieu de courir les routes, comme vous y êtes forcée, depuis dix ans, pour embrasser cette enfant à la dérobée, – ce que vous faites aussi souvent que vous le pouvez, c’est une justice à vous rendre, – vous auriez eu cette enfant perpétuellement à côté de vous, et vous auriez pu l’aimer, la soigner, l’embrassera la face de tous. Vous ne voulez pas, n’en parlons plus. Je vais la remmener.

RAYMONDE.

La remmener ! Où est-elle donc ?

OCTAVE.

Dans le village, à l’hôtel où je suis descendu.

RAYMONDE.

Vous avez eu l’audace de l’amener ici ?

OCTAVE.

J’étais si sûr de votre consentement ! voyez ma naïveté. Et, en somme, quelle audace y a-t-il à cela ? Je viens faire une visite d’adieu à ce vieil ami de ma famille qu’on appelle Marc de Montaiglin, commandant de la Galathée, qui repart demain pour un voyage d’un an, de deux ans peut-être. Il habile la campagne. Il fait beau. J’ai une fille de onze ans, personne n’en sait rien, pas même elle. J’emmène ma fille avec moi, pour lui faire prendre l’air ; mais, comme je n’ai pas besoin de raconter mes affaires à M. de Montaiglin, je laisse ma fille à l’hôtel pendant que je viens faire ma visite. En attendant que le commandant rentre, et tout en causant avec madame de Montaiglin, que je trouve triste, ce qui est bien naturel la veille du départ d’un mari qu’elle aime, il me vient une idée dont l’exécution pourrait la distraire pendant la longue absence du commandant. Cette idée, c’est de lui confier ma fille, qui n’a ni père ni mère, et qui ne saurait être en meilleures mains. Madame de Montaiglin repousse cette idée ; j’attends que M. de Montaiglin rentre, je lui présente mes devoirs, je l’embrasse même ; je m’en retourne à Paris avec Adrienne, et je la remets aux soins d’une étrangère qui, moyennant une rétribution quelconque, se chargera de la conduire en Amérique, voyage fatigant, dangereux même ; par l’enfant est changée, très changée depuis trois mois que vous n’avez pu aller la voir.

RAYMONDE.

Quel plaisir vous avez à me faire du mal ! Et comme je vous hais ! Pourquoi voulez-vous faire partir cette enfant ?

OCTAVE.

Parce que, je vous le répète, si la femme que je vais épouser apprenait la vérité avant le mariage, le mariage serait rompu, et il faut que ce mariage se fasse ; et que, si elle l’apprenait après, la vie serait un enfer. Elle est jalouse, même du passé. Elle me surveille sans cesse. S’il n’y avait que moi en jeu, ce ne serait rien, mais il y a vous ; et, après avoir eu connaissance de l’existence de cette enfant, si elle acquérait la preuve que c’est vous la mère, elle vous ferait tout le mal possible.

RAYMONDE.

Et pourquoi épousez-vous cette femme-là ?

OCTAVE.

Parce qu’il le faut.

RAYMONDE.

Je vous plains !

OCTAVE.

Il a bien fallu que vous épousiez M. de Montaiglin, vous...

RAYMONDE, avec amertume et ironie.

Cela est vrai ; mais, moi, j’avais commis une faute, tandis que vous, vous n’en avez jamais commis.

OCTAVE.

Enfin, dès que votre mari sera reparti, et il repart demain, vous retournerez voir Adrienne. Je ne veux pas qu’Adrienne reprenne l’habitude de vous aimer, puisque vous ne l’aimez pas. Si vous l’aimiez, non seulement vous accepteriez le moyen que je vous propose, mais vous me béniriez pour vous l’avoir proposé...

RAYMONDE.

Cette enfant, vous le savez, m’appelle maman quand elle me voit.

OCTAVE.

Mais elle ne sait pas ce que ce mot veut dire. Soyez tranquille, elle ne se trahira pas ici. Je lui ai recommandé d’avoir l’air de ne pas vous connaître ; elle est capable de garder un secret, elle ne dit que ce qu’elle veut dire. Elle tient de moi.

RAYMONDE.

J’espère que non.

OCTAVE.

Ah ! vous me traitez bien ; heureusement que je ne suis pas susceptible ; et, au bout de quelques mois de cette intimité nouvelle, il sera tout naturel que cette enfant d’adoption vous appelle sa mère, et tout le monde sera content. On regarde comme des malheurs un certain enchaînement de circonstances qui font l’étonnement et quelquefois le désespoir des imbéciles et des timides, mais dont l’homme intelligent ou se préserve ou tire parti. Il y a dans le passé un fait que vous voudriez en effacer ; c’est impossible ; il vaudrait mieux qu’il n’eût pas été, évidemment ; il est ; nous n’y pouvons plus rien. Au lieu de déplorer éternellement ce fait, voyons ce que nous pouvons en extraire d’agréable pour vous et d’utile pour l’enfant. Le hasard, le hasard seul a voulu que vous devinssiez la femme d’un ami de mon père qui m’a connu tout enfant. Utilisons le hasard : c’est la providence des gens d’esprit.

RAYMONDE.

Quel homme êtes-vous ?

OCTAVE.

Ma chère...

RAYMONDE, avec dignité.

Monsieur...

OCTAVE.

Pardon ; je suis familier, mettons mal élevé, si vous l’aimez mieux. Eh bien, chère madame... madame, je suis un homme qui voit la vie telle qu’elle est, et j’ai juré une fois pour toutes de n’être la dupe ni des choses ni des gens. Du reste, mon tort est de vous avoir fait part de mon projet. Je n’avais qu’à on parler à votre mari sans vous en rien dire, vous auriez été forcée d’accepter le fait accompli, car il n’est pas douteux qu’il n’acceptât, lui, ma proposition.

RAYMONDE.

Un homme comme lui est incapable de soupçonner.

OCTAVE.

C’est ce qu’il faut ; le reste est sans importance. Voici votre mari, laissez-moi faire et réfléchissez pendant ce temps-là. Si le résultat de vos réflexions est que vous devez refuser, eh bien, vous refuserez ; mais, moi, je n’aurai rien à me reprocher.

RAYMONDE.

Oh ! soyez tranquille ; les hommes comme vous n’ont jamais rien à se reprocher.

 

 

Scène II

 

OCTAVE, RAYMONDE, MONTAIGLIN

 

MONTAIGLIN.

Je suis un peu en retard, j’ai été retenu à Paris.

À Raymonde.

Tu n’as pas été inquiète ?

RAYMONDE.

Non, mon ami. J’ai bien pensé...

Elle lui montre Octave.

MONTAIGLIN.

Tiens, te voilà, toi, mauvais sujet ! Je te croyais mort !

OCTAVE.

Mon cher commandant, je savais que vous partiez demain, et, comme je ne vous ai pas vu depuis plusieurs années, je voulais vous présenter mes respects avant votre départ. J’avais à vous dire aussi beaucoup de choses, dont j’ai déjà touché deux mots à madame de Montaiglin ; mais madame ne veut rien conclure sans votre consentement. Et puis il y a, dans cette affaire, bien des détails qu’on ne peut donner qu’à un homme. Ce n’est pas pour rien, n’est-ce pas ? que vous m’appeliez mauvais sujet tout à l’heure. – Madame de Montaiglin, bouchez-vous les oreilles.

RAYMONDE.

J’aime mieux vous laisser ensemble ; j’ai des préparatifs à surveiller.

MONTAIGLIN, à Raymonde.

Tu as l’air triste.

RAYMONDE.

Comment serais-je gaie la veille de votre départ ? Qu’est-ce que je suis sans vous ?

MONTAIGLIN.

Ce voyage sera le dernier.

RAYMONDE.

Dieu le veuille !

MONTAIGLIN, l’embrassant.

Et il ne sera peut-être pas aussi long que tu le crois. Va, mon enfant, va.

Il l’embrasse encore.

 

 

Scène III

 

OCTAVE, MONTAIGLIN

 

MONTAIGLIN.

De quoi s’agit-il ?

OCTAVE.

J’ai un grand service à vous demander. Je n’ai pas besoin de vous dire, que vous me le rendiez ou non que la chose doit rester absolument entre nous. Je puis compter sur la discrétion de madame de Montaiglin comme sur la vôtre, je le sais ; mais à vous j’en dirai plus long qu’à elle : j’ai une fille.

MONTAIGLIN.

Toi ?

OCTAVE.

Moi.

MONTAIGLIN.

De la femme que tu vas épouser ?

OCTAVE.

Non.

MONTAIGLIN.

Ta future femme n’en sait rien ?

OCTAVE.

Elle ne s’en doute pas, et il ne faut pas qu’elle s’en doute. Elle ne me le pardonnerait jamais.

MONTAIGLIN.

Pourquoi ?

OCTAVE.

Parce qu’elle est convaincue que je n’ai jamais aimé qu’elle.

MONTAIGLIN.

Elle ne sait pas que tu n’as jamais aimé personne, ce qui est bien plus simple.

OCTAVE.

Vous avez une très mauvaise opinion de moi ?

MONTAIGLIN.

Oh ! très mauvaise.

OCTAVE.

Sérieusement ?

MONTAIGLIN.

Sérieusement.

OCTAVE.

Pourquoi ?

MONTAIGLIN.

Parce que j’ai la plus mauvaise opinion des gens légers et vaniteux.

OCTAVE.

Léger, c’est possible ; vaniteux, non. Et vous allez voir que ma légèreté n’est qu’apparente. Seulement, il faut hurler avec les loups, et, quand on est d’un temps égoïste et sceptique, se faire, en apparence, plus égoïste et plus sceptique que les autres, pour ne pas être mangé, quitte à se montrer tel que l’on est à un homme de cœur comme vous, que l’on estime et que l’on aime. Dois-je continuer ?

MONTAIGLIN.

Va.

OCTAVE.

J’ai donc une fille de onze ans.

MONTAIGLIN.

De onze ans ?

OCTAVE.

Oui.

MONTAIGLIN.

Et tu en as ?

OCTAVE.

Trente-trois.

MONTAIGLIN.

Tu n’as pas perdu de temps. Et où est-elle, ta fille ?

OCTAVE.

Elle est confiée à des paysans.

MONTAIGLIN.

Et sa mère ?

OCTAVE.

Sa mère ne la connaît pas.

MONTAIGLIN.

Qu’est-ce qu’elle est devenue, cette mère ?

OCTAVE.

Je pourrais vous dire qu’elle est morte. J’aime mieux vous dire la vérité. Elle court le monde.

MONTAIGLIN.

Grâce à toi !

OCTAVE.

Comment cela ?

MONTAIGLIN.

C’était sans doute une honnête fille que tu as séduite et que tu as abandonnée après ?

OCTAVE.

Est-ce qu’on séduit quand on a vingt ans ! on se laisse traîner.

MONTAIGLIN.

N’importe ; à partir du moment où elle devenait mère par toi et où tu devenais père par elle, tu devais l’épouser.

OCTAVE.

C’était impossible ; elle était mariée. Ah ! vous voudriez que les hommes fussent des anges ; cela vaudrait mieux certainement et cela simplifierait bien des choses ; mais ce n’est pas si facile que ça, et, en suivant le chemin qu’ils ont pris, ils n’y arriveront pas de sitôt ! En attendant, il faut tenir un peu compte de l’éducation que les gens ont reçue, du milieu dans lequel ils se sont trouvés et des mauvais exemples qu’ils ont eus autour d’eux Je ne suis pas un saint, c’est évident ; mais toutes les femmes non plus ne sont pas des saintes. Vous êtes magnifiques, vous autres gens moraux et heureux. Parce que vous avez eu une jeunesse surveillée et contenue, parce que vos parents vous ont mis sur une route toute droite, parce que vous avez vécu en relation avec les grands océans, les grands horizons, les grands spectacles et les grandes pensées ; parce que vous avez trouvé une honnête fille que vous avez aimée, qui vous aimait et dont vous avez pu faire votre femme, vous dites : « Il n’y a rien de plus simple que de vivre régulièrement ; il n’y a qu’à faire comme moi. » Eh ! mon cher commandant, tous ceux qui sont à ma place font comme moi, et beaucoup de ceux qui sont à la vôtre ne font pas comme vous. Voilà la vérité.

MONTAIGLIN.

Je ne sais pas ce qu’il y a de vrai et de faux dans tout ce que tu me racontes, et je ne te juge que d’après ce que je t’ai vu faire moi-même. Nul n’est plus indulgent que moi, mais il est des choses que je ne pardonne pas, ce sont les choses vilaines que l’on fait sciemment. Qu’un garçon de vingt ans, abandonné à lui-même, mal élevé, mal entouré comme tu l’étais, fasse toutes les folies de son âge, je l’admets et je l’excuse pendant quelque temps ; mais, peu à peu, quand on est aussi intelligent que toi, ce que les autres ne nous ont pas appris, on l’apprend tout seul. Les hommes les plus solides et les plus valables sont ceux qui se sont faits eux-mêmes par leur propre expérience et leur propre volonté, et, quoi que tu en dises, c’est ainsi que je me suis fait. Or, tu as trente-trois ans, et tu vas te marier...

OCTAVE.

Eh bien, c’est donc mal, de se marier ?

MONTAIGLIN.

Je vais te dire le fond de ma pensée : à ton âge, on sait ce qu’on fait, quand on est le garçon que tu es ; et, quand on sait ce qu’on fait et qu’on se marie comme tu vas te marier, on sait qu’on fait ce qu’on ne doit pas faire.

OCTAVE.

Commandant, ma femme...

MONTAIGLIN.

Ta femme, ou plutôt ta fiancée, je ne dis rien d’elle, je ne la connais pas, et je me figure que je ne la connaîtrai jamais ; mais, si je ne la connais pas, je connais des gens qui la connaissent. Elle est plus âgée que toi.

OCTAVE.

Deux ou trois ans au plus, et elle est encore très bien.

MONTAIGLIN.

Cependant si elle n’était pas riche, si elle n’avait pas quarante ou cinquante mille livres de rente, tu ne l’aurais probablement pas regardée. Tu fais donc une affaire, ce que j’appelais tout à l’heure une vilaine chose. Avec cela, tu as un enfant ; quand tu me l’as appris tout à l’heure, j’ai cru que cet enfant était de cette femme ; ton mariage devenait alors la mise en ordre d’une situation fausse que la mort d’un mari permettait de régulariser à peu près. Non, ce n’est pas même cela. Tu as trente-trois ans, l’âge où l’homme ayant toute sa force peut prouver toute son énergie, tout son désintéressement, toute sa dignité. Tu es dans un bureau, c’est modeste, mais c’est honorable et suffisant ; avec un peu de travail et de persévérance, tu pourrais rendre ta situation meilleure en la maintenant indépendante et régulière ; tu aimes mieux épouser une femme au-dessous de toi par sa naissance, par son éducation, par ses antécédents.

Mouvement d’Octave.

Je ne te demande rien ; tu aimes mieux épouser cette femme, parce que sa fortune te permettra de ne plus rien faire et de vivre à Paris avec des oisifs qui vont t’exploiter ou le mépriser, selon qu’ils seront au-dessous ou au-dessus de toi ; tu es dans le faux. Voilà ce que me donne le droit de te dire la vieille amitié que j’avais pour ton père, brave marin qui est mort dans mes bras et dont le seul tort était de ne pouvoir te surveiller assez, et de te confier à ta mère, qui t’aimait trop. Elle l’a bien payé, la pauvre femme ! elle est morte, probablement en se reconnaissant inutile, du moment qu’elle avait dépensé jusqu’au dernier sou pour effacer tes folies. Tout cela n’est pas joli, mon garçon.

OCTAVE.

Je vous ferai seulement observer, commandant, qu’en me mariant, je légitime une situation...

MONTAIGLIN.

Oui, tu es depuis trois ans en liaison avec madame Guichard, qui fut jadis servante à l’hôtel du Lion d’or, dans je ne sais plus quelle ville de province, et que le maître dudit hôtel a élevée jusqu’à lui.

OCTAVE.

Et qu’il a épousée.

MONTAIGLIN.

Quand cela ?

OCTAVE.

Deux heures avant de mourir.

MONTAIGLIN.

Il était temps !

OCTAVE.

Cela prouve qu’il l’estimait.

MONTAIGLIN.

Et qu’il n’avait pas raison de l’estimer, puisque tu étais...

OCTAVE.

Il était bien ennuyeux, bien malade ; elle a eu bien du mérite, cette femme-là ! Elle l’a soigné avec un dévouement que bien des femmes n’auraient pas eu.

MONTAIGLIN.

Enfin, on m’a dit que tu n’étais pas seulement l’amant de cette femme, mais aussi son obligé.

Mouvement d’Octave.

Je ne te demande ni démenti ni aveu. Ce sont là choses dont il vaut mieux ne pas parler.

OCTAVE, s’éloignant.

Adieu, commandant.

MONTAIGLIN.

Tu t’en vas ?

OCTAVE.

Oui, après ce que je viens d’entendre, c’est, je crois, ce que j’ai de mieux à faire.

MONTAIGLIN.

Non ; de moi tu peux tout entendre ; et, si je te parle ainsi, juste au moment où tu vas me demander un service, ce n’est ni pour te faire comprendre que tu es indiscret, ni pour te le faire payer d’avance ; c’est parce qu’il est encore temps que tu réfléchisses ; c’est parce qu’il s’agit d’un enfant et que j’ai l’espoir que tu vas racheter tout ce que tu as à te reprocher par le sentiment paternel. – Aimes-tu ta fille ?

OCTAVE.

L’aurais-je élevée jusqu’à onze ans, si je ne l’aimais pas ?

MONTAIGLIN, lui donnant la main.

Donne-moi ta main. Tu commences d’aujourd’hui pour moi ; qu’est-ce que tu veux ?

OCTAVE.

Eh bien, commandant, voici ce que je voulais vous dire : quelles que soient les raisons pour lesquelles j’épouse madame Guichard, je l’épouse, et jamais elle ne consentira à se charger de ma fille, dont dès lors je suis forcé de lui cacher l’existence ; cette enfant a onze ans ; à cet âge, une fille a besoin d’être surveillée. Elle est restée jusqu’à ce jour entre les mains de braves gens de la campagne qui l’aimaient assez bêtement, comme on aime à la campagne, et qui lui ont fait apprendre à lire, à écrire, à compter et à coudre. Ça ne va pas beaucoup plus loin un peu de catéchisme, et c’est tout. Vous n’avez pas d’enfant, vous partez demain pour un très long voyage ; madame de Montaiglin va rester absolument seule ; voulez-vous me permettre de lui confier ma fille, qui ne saurait avoir une meilleure directrice, qu’elle élèvera comme il lui plaira, et qu’elle traitera enfin comme son enfant ? Madame de Montaiglin est toute prête ; elle n’attend plus que votre autorisation.

MONTAIGLIN.

Amène ta fille quand tu voudras.

OCTAVE.

Je vais la chercher, elle est dans le village.

MONTAIGLIN, appelant.

Raymonde ! Raymonde !

À Raymonde qui est entrée.

Je t’ai dit quelquefois du mal de ce garçon-là : oublie-le ; il a une enfant, il l’aime, le voilà, en route pour le bien.

À Octave.

Va chercher ta fille.

Octave sort, en regardant Raymonde, qui détourne les yeux.

 

 

Scène IV

 

RAYMONDE, MONTAIGLIN

 

RAYMONDE.

Comme vous êtes bon !

MONTAIGLIN.

Alors, embrasse-moi.

RAYMONDE.

Oh ! bien volontiers.

Elle lui jette les bras autour du cou.

Vous ne pouvez pas savoir combien je vous aime.

MONTAIGLIN.

Est-ce vrai ?

RAYMONDE.

Et si je ne vous le dis pas plus souvent...

MONTAIGLIN, souriant.

C’est que je suis souvent trop loin pour l’entendre.

RAYMONDE.

Non : c’est que vous êtes trop grand pour que je l’ose ; alors, je vous l’écris ; cela me semble plus facile à distance.

MONTAIGLIN.

Hélas ! j’ai quinze ans de plus que toi ; voilà ma seule supériorité, et je l’abandonnerais pour bien peu de chose. Et, si tu ne me dis pas que tu m’aimes, ou, du moins, si tu ne me le dis pas autant que tu le voudrais quand je suis là, c’est qu’il faudrait me le dire comme à un époux de ton âge, et que mes cheveux grisonnants ne te laissent guère d’illusions ; tandis que, à distance, je n’ai plus d’âge, ni de forme, ni de nuance, je me confonds avec les teintes vagues de l’horizon, et tu peux m’oublier assez pour croire que tu m’aimes.

RAYMONDE.

Vous doutez ? C’est mal ! Écoutez, j’ai pour vous une telle admiration, un tel respect, un tel culte...

MONTAIGLIN.

Dis tous les mots que tu voudras, ça ne fera jamais de l’amour.

RAYMONDE.

Un tel amour, si puissant, si profond, si jeune, que je ne pense qu’à vous, que je ne vis que pour vous, dans l’idéal comme dans la réalité. Car je vous dois tout ! Vous m’avez prise fille pauvre et dédaignée et vous m’avez faite ce que je suis, femme heureuse, enviée, riche. Vous m’avez donné votre fortune, votre nom glorieux, vous m’avez associée à votre grande et utile existence. Avant vous, je ne voyais pas, je ne savais pas, je ne comprenais pas ; vous m’avez fait vivre enfin ! Soyez béni ! et sachez que, si ma mort, à quelque moment que ce soit, pouvait vous épargner une douleur, un chagrin, une émotion, je mourrais en souriant, en chantant.

MONTAIGLIN.

Je te crois et je t’aime.

RAYMONDE, le retenant près d’elle.

Non, non, vous m’avez faite trop intelligente et je vous connais trop pour ne pas voir un doute dans vos yeux ; si vos yeux pouvaient me le cacher, je le lirais dans votre pensée. Nous ne faisons plus qu’un, rappelez-vous-le bien ; vous êtes mon maître, mon père, mon époux, mon ami, mon Dieu ! rien de ce qui vous touche ne m’est indifférent et ce qui vibre en vous retentit en moi. Vous êtes triste quand je vous dis que je vous aime. Pourquoi êtes-vous triste ?

MONTAIGLIN.

Je pars demain.

RAYMONDE.

Ne partez pas. Donnez votre démission ; vous n’avez besoin de personne.

MONTAIGLIN.

Mais il y a des gens qui ont besoin de moi. Tout mon équipage m’attend et m’aime. Ces hommes et moi, nous avons vécu de la même vie, nous avons couru les mêmes dangers. Je suis leur chef, leur compagnon, leur frère, comme je suis ton époux, ton guide et ton ami. Je n’ai pas le droit de les livrer à un autre tant que j’ai la force de les conduire. Et puis j’ai pris l’habitude de cette existence virile, de ces rudes travaux, de ces luttes soudaines avec les éléments, de ces fatigues régulières et des pensées saines et fortifiantes qui nous viennent dans le silence des grandes étendues. C’est elles qui m’ont fait ce que je suis ; laisse-moi donc retourner à elles, elles ont peut-être encore quelque chose à m’apprendre. L’inaction prolongée me tuerait, et, toi-même, tu ne m’estimerais plus oisif. D’ailleurs, c’est le travail, c’est le devoir, c’est-à-dire la communion de l’homme avec l’humanité ; laisse-moi faire.

RAYMONDE.

Vous avez raison, toujours raison. Soyez utile et bon, je ne peux qu’y gagner.

MONTAIGLIN.

Puis je t’ai prévenue, n’est-ce pas ? quand je t’ai demandé, il y a six ans, si tu voulais être ma femme : je t’ai bien dit d’avance que ce n’était pas le mariage tel que le rêvent les jeunes filles que je venais t’offrir ; ni mon âge ni ma position ne me permettaient le rôle de Roméo. Nous avons contracté l’un avec l’autre une alliance défensive contre la vie. Tu étais si modeste, si triste auprès de cette vieille tante dont la raison s’éteignait peu à peu, que je me suis cru en droit de t’offrir mon nom et ma tendresse pour t’abriter définitivement. Que serais-tu devenue après si mort ? Je t’ai dit : « Voulez-vous un ami ? Je ne pourrai guère passer avec vous que deux ou trois mois par an ; mais je saurai, dans mes longs voyages, qu’il y a quelque part une personne qui pense à moi, et qui m’attend quand je reviens. Voulez-vous être ma compagne pendant quelques années, et ma fille pendant le reste ? » Tu as accepté. C’est cela qui a été convenu, pas autre chose.

 

 

Scène V

 

RAYMONDE, MONTAIGLIN, OCTAVE, ADRIENNE

 

OCTAVE, entrant et tenant Adrienne par la main.

Voilà notre sauvage.

Bas, à Montaiglin.

Elle m’appelle monsieur : elle ne sait pas que je suis son père. Ne le lui dites pas.

MONTAIGLIN.

Sois tranquille.

À Adrienne qui a regardé pendant ce temps-là Raymonde et a échangé avec elle un signe invisible pour les autres.

Entrez, mon enfant, entrez ! Les personnes qui sont ici ne vous veulent que du bien.

ADRIENNE, à Montaiglin et à Raymonde.

Alors, vous voulez bien vous charger de moi ?

RAYMONDE.

Nous en sommes très heureux.

MONTAIGLIN.

Quel âge avez-vous ?

ADRIENNE, à Octave.

Près de onze ans, n’est-ce pas, monsieur ?

Octave fait signe que oui.

MONTAIGLIN.

Et vous vous nommez ?

ADRIENNE.

Adrienne. Au village, on m’appelait Adrienne Freneau, du nom de mes père et mère nourriciers. Mais, véritablement, je n’ai pas d’autre nom qu’Adrienne.

Montaiglin regarde Octave.

OCTAVE.

C’est un joli nom.

MONTAIGLIN.

Alors, vous n’avez plus de parents ?

ADRIENNE.

Je n’en ai jamais eu ; je n’ai jamais vu, en dehors de mes nourriciers, que monsieur,

Elle montre Octave.

qui a connu mes parents, m’a-t-il dit, et leur a promis, quand ils sont morts, de s’occuper de moi. Il a tenu parole, il a été bien bon pour moi, mais jamais autant qu’aujourd’hui.

Elle lui tend les bras.

MONTAIGLIN.

Embrasse-la donc.

OCTAVE, l’embrassant sur le front.

Elle sait que je l’aime bien.

MONTAIGLIN.

Vous croyez donc que vous serez heureuse ici ?

ADRIENNE.

J’en suis sûre.

MONTAIGLIN.

Étiez-vous donc mal chez vos nourriciers ?

ADRIENNE.

Non ; mais ils avaient beaucoup à faire, et puis ils n’en savaient pas long, et il n’y avait pas moyen de causer avec eux.

MONTAIGLIN.

Et vous voulez causer, vous ?

ADRIENNE.

Oui.

MONTAIGLIN.

De quoi ?

ADRIENNE.

De tout ce que vous savez et que je veux savoir. Et puis je pense aussi, moi, et je voudrais dire à quelqu’un ce que je pense ; à madame, si elle veut.

Mouvement instinctif d’inquiétude de Raymonde en voyant Adrienne s’approcher d’elle.

Oh ! ne craignez rien, madame ; vous pouvez approcher de moi, je ne suis pas méchante. Figurez-vous que j’avais quelquefois si grand besoin de dire ce que j’avais là et là,

Elle montre sa tête et son cœur.

que je pleurais toute seule et que j’étais malade, de ne pouvoir le dire à personne, dans ces derniers temps surtout ; mais, maintenant, je vais me rattraper.

MONTAIGLIN.

Pourquoi ne causiez-vous pas avec monsieur ?

Il montre Octave.

ADRIENNE.

Il ne pouvait pas venir me voir souvent, et, lorsqu’il venait, il était toujours pressé.

OCTAVE.

Mon bureau ! mon bureau !

MONTAIGLIN.

Puisque vous saviez écrire, il fallait lui écrire de venir.

ADRIENNE.

Nous ne connaissions pas son adresse, nous ne connaissions que son nom : M. Alphonse.

OCTAVE, bas à Montaiglin.

Je n’avais pas dit mon vrai nom...

MONTAIGLIN.

Oh ! je comprends, sois tranquille.

À Adrienne.

Je parierais que vous savez combien de fois M. Alphonse est venu vous voir ?

ADRIENNE.

Oui, six fois.

OCTAVE.

Mais j’y suis allé bien plus souvent quand elle était toute petite ; seulement, elle ne peut pas se le rappeler.

MONTAIGLIN, à Octave.

Évidemment... Enfin !

À Adrienne.

Eh bien, ma chère enfant, je ne pourrai pas causer beaucoup avec vous, parce que je pars demain.

ADRIENNE, très affectueusement.

Déjà !

MONTAIGLIN.

Mais je reviendrai, et alors nous pourrons causer de bien des choses que vous aurez apprises pendant ce temps-là. En attendant, laissez-moi vous dire que Dieu... vous avez entendu parler de Dieu ?

ADRIENNE.

Oh ! oui ; mais je crois qu’il a encore plus entendu parler de moi. Je l’ai tant prié !

MONTAIGLIN.

Eh bien, Dieu, qui a voulu que vous n’eussiez pas de parents, a voulu que nous n’eussions pas d’enfants. Alors...

ADRIENNE.

Je comprends : vous serez mes parents et je serai vos enfants.

MONTAIGLIN.

Cela vous va comme cela ?

ADRIENNE.

Oh ! très bien.

MONTAIGLIN, lui donnant la main comme à une grande personne.

Alors, c’est convenu.

Adrienne lui serre la main. Montaiglin l’embrasse.

Sur ce, je vous laisse avec madame, qui va s’occuper de votre installation, pendant que je vais m’occuper de mes préparatifs de départ. Et puis, deux femmes qui vont vivre ensemble ont tant de choses à se dire !

ADRIENNE.

Oh ! oui.

MONTAIGLIN, à Octave.

Et toi, tu dînes avec nous ?

OCTAVE.

Mais...

MONTAIGLIN.

Allons, allons, tu dînes avec nous ; fais la journée complète.

ADRIENNE.

« Je suis forcé de retourner à Paris ! » Voilà ce que monsieur va vous répondre. Je connais cette phrase-là ; il me l’a dite six fois.

MONTAIGLIN.

Ces six fois-là, c’est encore beaucoup pour lui. Il faut lui pardonner.

ADRIENNE.

Ce n’est pas assez ; je l’aime, car, enfin, il n’était pas forcé de venir.

MONTAIGLIN.

Elle est adorable !

À Octave.

Si tu en as une autre pareille, tu sais que tu peux l’amener. Enfin, dînes-tu avec nous ?

OCTAVE.

Je ne sais pas. Il faut que je retourne à Paris.

ADRIENNE, riant.

Là !

OCTAVE, bas à Montaiglin.

Je ne peux pas laisser comme ça madame Guichard toute une journée. Si je parviens à m’esquiver, je reviens dîner ici.

MONTAIGLIN, même jeu.

Tu vaux ton pesant d’or ! mais je ne t’achèterai pas ce prix-là. Envoie-lui une dépêche, à madame Guichard. Elle sait que tu me connais.

OCTAVE.

Certainement ; mais je lui ai dit hier que j’allais chez mon oncle.

MONTAIGLIN.

Alors, envoie une dépêche à ton oncle pour qu’il envoie une dépêche à madame Guichard ! Mon Dieu, que ça doit être ennuyeux et fatigant de mentir toujours comme ça !

Ils sortent.

 

 

Scène VI

 

RAYMONDE, ADRIENNE

 

À peine Montaiglin et Octave sont-ils sortis, qu’Adrienne, s’assurant que personne ne peut plus voir ce qu’elle fait, se jette dans les bras de Raymonde en criant.

Maman !

RAYMONDE, lui mettant la main sur la bouche.

Tais-toi, malheureuse enfant ! si on t’entendait !

ADRIENNE.

Il n’y a pas de danger ! mais il y a si longtemps que je ne t’ai vue, que j’ai comme besoin de t’embrasser jusqu’au sang ! Ah ! je t’aime tant, ma mère adorée, et je vais pouvoir te le dire tous les jours, à toute minute. Pourquoi n’es-tu pas venue depuis trois mois ?

RAYMONDE.

Je ne pouvais pas, chère enfant ! mais je t’ai écrit plusieurs fois. Tu as reçu mes lettres ?

ADRIENNE.

Et je les ai lues et relues, je t’en réponds ! Je n’ai appris à lire que pour ça.

RAYMONDE.

Qu’est-ce que tu as fait de mes lettres ?

ADRIENNE.

Je les ai brûlées ; je les sais par cœur, et, là où elles sont écrites maintenant, personne ne les lira.

RAYMONDE.

Tu as donc compris ?

ADRIENNE.

Je n’ai rien compris, je n’ai rien cherché. J’ai senti, voilà tout, qu’il n’y a que toi qui m’aime au monde, que je n’aime que toi sur la terre, et que c’est un secret. Le comment et le pourquoi de ce secret, ça ne me regarde pas ; l’important, c’est que nous nous aimions, ma chérie, et que nous puissions nous le dire à toute heure. Voilà donc qui est convenu ; quand nous serons toutes seules, bien seules, toi et moi, tu seras maman ; quand il y aura du monde, tu seras madame, et je t’aimerai d’autant plus que je t’embrasserai moins.

RAYMONDE.

Et tu es sûre de ne pas te trahir ?

ADRIENNE.

Sois tranquille, je ne m’embrouillerai pas. On me couperait en quatre avant de me faire dire ce que je ne veux pas dire. La seule manière que j’aie de te prouver que je t’aime, c’est de le cacher aux autres ; ils n’y verront rien, je t’en réponds.

Dans les bras l’une de l’autre.

Rien ne nous séparera plus ?

RAYMONDE.

Rien.

ADRIENNE.

Je coucherai près de toi ?

RAYMONDE.

Oui.

ADRIENNE.

Dans ta chambre ?

RAYMONDE.

Dans la chambre voisine.

ADRIENNE.

La porte ouverte ?

RAYMONDE.

Oui.

ADRIENNE.

Nous nous endormirons en causant le soir ?

RAYMONDE.

C’est cela.

ADRIENNE.

Et la première éveillée embrassera l’autre.

RAYMONDE.

Ce sera moi.

ADRIENNE.

Ce n’est pas sur.

RAYMONDE, l’embrassant.

Ah ! chère petite !

ADRIENNE, toujours aux aguets.

Ah ! voilà quelqu’un qui vient par ici. Je me sauve. Veux-tu être bien gentille ?

RAYMONDE.

Dis.

ADRIENNE.

Où est la chambre ?

RAYMONDE, montrant une porte.

Là.

ADRIENNE.

Je tombe de fatigue et d’émotion. Laisse-moi aller dormir et me rouler dans ton lit.

RAYMONDE.

Va, mignonne, va.

ADRIENNE.

Je t’adore.

Voyant le domestique. Haut.

Merci, madame, de toutes vos bontés.

Elle sort en sautant.

 

 

Scène VII

 

RAYMONDE, MADAME GUICHARD, RÉMY

 

RAYMONDE, au domestique en costume de marin.

Qu’est-ce que c’est, Rémy ?

RÉMY.

Une dame qui veut parler à madame.

RAYMONDE.

Faites entrer cette dame.

Rémy fait signe à madame Guichard d’entrer et se retire.

 

 

Scène VIII

 

RAYMONDE, MADAME GUICHARD

 

MADAME GUICHARD, richement mise, sans goût, d’un ton brusque.

La femme du commandant Montaiglin, c’est vous, madame ?

RAYMONDE.

Oui, madame. À qui ai-je l’honneur de parler ?

MADAME GUICHARD.

À madame veuve Guichard, qui doit épouser dans trois semaines M. Octave.

RAYMONDE, troublée, mais se contenant.

Que puis-je pour votre service, madame ?

MADAME GUICHARD.

Vous pouvez me donner un renseignement dont j’ai besoin.

RAYMONDE.

J’écoute, madame.

MADAME GUICHARD.

M. Octave est venu ici ce matin ?

RAYMONDE.

Oui, madame.

MADAME GUICHARD.

Accompagné d’une petite fille âgée de dix à douze ans.

RAYMONDE.

En effet, madame.

MADAME GUICHARD.

Où est-elle, cette petite fille ?

RAYMONDE.

Elle dort ; elle était très fatiguée.

MADAME GUICHARD.

On ne peut pas la voir, alors ?

RAYMONDE.

Pas maintenant, du moins.

MADAME GUICHARD.

Et son père ? où est-il ?

RAYMONDE.

Son père ?

MADAME GUICHARD.

Oui, son père, M. Octave. Car c’est son père, vous le savez aussi bien que moi.

RAYMONDE.

Si vous voulez vous donner la peine d’attendre ici quelques minutes, madame, je vais faire prévenir M. Octave, puisque c’est lui que vous venez chercher chez moi.

MADAME GUICHARD, s’adoucissant.

C’est vrai ! je suis chez vous... Oh ! ne vous fâchez pas, je suis un peu violente, et, du reste, j’ai des motifs de l’être aujourd’hui plus qu’à l’ordinaire ; je n’ai pas dormi de la nuit : j’ai couché dans un fiacre, et je cours les routes depuis ce matin, par ce temps-là.

Mouvement de Raymonde.

Merci, je n’ai besoin de rien ; j’ai mangé un morceau en route. Mais je n’ai rien contre vous, ma petite dame, au contraire, et vous pouvez me rendre service. Entre femmes, on se comprend si on ne se connaît pas ; s’il n’y a pas d’amitié, il doit toujours y avoir l’esprit de corps. Il faut nous défendre les unes les autres, contre les hommes, pas vrai ! Sans ça, ils auraient trop d’avantages. Eh bien, j’ai intérêt à savoir la vérité sur cette enfant qu’Octave a amenée ici aujourd’hui ; il faut que je la sache, coûte que coûte ! Elle a une mère, cette enfant ; elle n’est pas venue au monde sans ça. Je veux la connaître, cette mère, je veux la voir, et nous nous expliquerons ensemble ; je ne vous dis que ça. Je vous ennuie ? Bref, Octave m’a dit hier au soir d’un petit ton indifférent : « S’il fait beau demain, j’irai chez mon oncle à Fontainebleau. » Je me suis méfiée, je ne sais pas pourquoi. Je l’ai laissé partir et je l’ai suivi. Il est rentré tout droit chez lui, ça, il n’y a rien à dire ; moi, je suis restée dans mon fiacre, à cent pas de sa maison. À six heures du matin, il est sorti et il s’est dirigé, non pas vers le chemin de fer du Midi, mais vers le chemin de fer de l’Ouest ; mon premier mouvement a été de me mettre entre le guichet et lui et de lui dire : « Ah ! c’est par ici que tu vas à Fontainebleau ?... » et de lui faire une scène devant tout le monde ; mais je n’aurais rien su, et je voulais savoir pourquoi il m’avait menti. Le mensonge, d’abord, ça m’exaspère. Je lui ai tout dit, moi ; je lui ai raconté ma vie ; c’était à prendre ou à laisser ; il a accepté, ça ne me regarde plus ; mais il n’a qu’une excuse, lui, c’est de m’aimer et de m’être fidèle et de tout me dire à son tour. Je l’ai donc suivi ; il est allé à Rueil ; il est entré, là, dans une maison de paysans. J’ai encore attendu, çà m’intriguait. Je ne pouvais pas supposer ! Il en est sorti avec l’enfant et une malle. Je n’ai pas pu questionner les gens chez qui elle était, cette petite. Il fallait que je suivisse mon gaillard sans être vue, ce qui n’est pas facile ; mais j’ai trouvé moyen de tout savoir tantôt, peut-être. Octave a repris le train, a traversé Paris et a gagné la gare du Nord avec l’enfant et la malle. Qu’est-ce que c’est que cette enfant ?

RAYMONDE.

Madame...

MADAME GUICHARD.

Oui, vous ne pouvez, vous ne devez rien dire, je comprends ça. C’est un compte à régler entre lui et moi. Eh bien, Octave étant resté ici avec la petite et la malle, j’ai dit : « C’est décidément ici qu’elle s’arrête ! » Ça ne m’a pas étonnée ; je vous connais depuis longtemps. Il me parlait souvent de M. de Montaiglin dans le commencement que nous nous connaissions. Il m’avait dit que M. de Montaiglin était marié. Je vais tout vous dire. J’ai voulu voir comment sa femme était faite, au commandant. Je suis jalouse et je me méfie du bonhomme. Je suis venue rôder par ici. Je vous ai vue, vous êtes jolie ! ce n’était pas rassurant. J’ai pris des informations sur votre compte : on m’a dit que vous étiez une très honnête femme.

RAYMONDE.

Madame...

MADAME GUICHARD.

Oh ! ne vous en défendez pas, il n’y en a pas tant ! – C’est égal, ça ne me rassurait pas complètement. Octave est si séduisant ! mais je l’ai fait surveiller, je passe ma vie à ça, je ne comprends pas qu’on aime autrement. Octave n’est jamais venu ici pendant les absences de votre mari ; par conséquent, il n’y avait rien. Aujourd’hui, il est venu vous amenant sa fille. C’est sa fille, n’est-ce pas ? qu’est-ce que ça vous fait de me le dire ? parole d’honneur, je ne dirai pas que vous me l’avez dit.

RAYMONDE.

Écoutez, madame, M. Octave doit être dans le jardin avec mon mari ; je vais le prévenir qu’une dame désire lui parler.

MADAME GUICHARD.

Non, ne lui dites pas que c’est une dame ; dites-lui tout bonnement que quelqu’un le demande ; si vous dites que c’est une dame, il devinera que c’est moi, et il arrangera une histoire.

RAYMONDE.

Je ferai comme vous désirez, madame.

MADAME GUICHARD.

Merci, merci ! Dites donc, sans cérémonie... est-ce qu’on pourrait avoir un verre de bière, ou du vin et de l’eau ?

RAYMONDE.

Certainement, madame.

À part.

Je suis perdue !

Elle sort.

 

 

Scène IX

 

MADAME GUICHARD, seule, puis RÉMY

 

MADAME GUICHARD.

Si tu ne me dis pas toute la vérité, mon bel Octave, ça sera drôle !

S’essuyant le front.

Sapristi, qu’il fait chaud ! –

Rémy entre avec la bière.

Ah ! tu me sauves la vie, toi, mon garçon !

Elle boit.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

MADAME GUICHARD, MONTAIGLIN

 

Madame Guichard à la même place qu’au tomber du rideau, lisant le journal et finissant son verre de bière ; puis Montaiglin.

MONTAIGLIN, s’approchant de madame Guichard.

Vous avez à me parler, madame ?

MADAME GUICHARD.

Vous êtes M. de Montaiglin ?

MONTAIGLIN.

Oui, madame.

MADAME GUICHARD.

Madame votre épouse vous a prévenu ?

MONTAIGLIN.

Oui, madame.

MADAME GUICHARD.

Je n’ai rien à vous dire, à vous ; je suis tout de même bien aise de vous voir ; mais c’est Octave qu’il me faut.

MONTAIGLIN.

Il est parti.

MADAME GUICHARD.

Pour Paris ?

MONTAIGLIN.

Pour Paris.

MADAME GUICHARD.

Après ou avant que madame de Montaiglin vous avait averti de ma présence ?

MONTAIGLIN.

Avant.

MADAME GUICHARD.

Ah ! commandant, vous qui ne mentez jamais, pourquoi me dites-vous ça ?

MONTAIGLIN.

Comment savez-vous que je ne mens jamais ?

MADAME GUICHARD.

Ça se voit bien. Madame de Montaiglin est allée au-devant de vous et de M. Octave, il a dû demander à votre femme comment était la personne qui venait ainsi le relancer chez vous ; madame de Montaiglin n’aura pas voulu mentir et, aux premiers renseignements, il m’aura reconnue tout de suite. Il aura pensé à se sauver, car il est poltron, il n’aime pas les scènes ; mais, comme vous étiez là, et madame aussi, l’orgueil l’aura emporté sur la crainte, sans compter que vous étiez en droit d’exiger de lui une explication. Il va venir, le temps de se faire une figure et de trouver une histoire ; c’est bien ça, n’est-ce pas ? Il y a plus longtemps que moi que vous le connaissez, mais je le connais encore mieux que vous. Vous savez, les femmes, ça ne voit pas seulement dessus, ça voit dedans. La chambre de votre femme est là ?

Elle lui montre la porte à sa gauche.

Eh bien,

Elle lui montre la porte à sa droite.

je parie qu’il est là, derrière cette porte, qu’il nous écoute et qu’il regarde par le trou de la serrure.

Elle se dirige vers la porte, qu’elle ouvre sans même regarder de ce côté.

Allons, viens, Octave, viens, mon garçon !

Octave paraît.

Je vous demande pardon, commandant, de traiter votre maison comme la mienne, mais c’est grave, très grave ; et il faut que ce gaillard-là s’explique.

 

 

Scène II

 

MADAME GUICHARD, MONTAIGLIN, OCTAVE

 

OCTAVE.

Que désirez-vous, madame ?

MADAME GUICHARD.

Tu fais de la dignité parce qu’il y a du monde. Monsieur sait très bien qui je suis et dans quels termes nous sommes. Il n’y a qu’à voir le commandant pour savoir à qui l’on a affaire. Et, si tu étais comme lui, je n’aurais pas besoin de courir après toi.

MONTAIGLIN.

Je me retire, madame.

MADAME GUICHARD.

Si vous voulez rester, commandant, vous n’êtes pas de trop ; mais, pour lui, je crois qu’il vaut mieux que nous soyons seuls.

MONTAIGLIN.

Oui, cela vaut mieux.

À Octave, bas, en riant.

Je te fais mon compliment, elle est charmante.

Il sort.

 

 

Scène III

 

OCTAVE, MADAME GUICHARD

 

OCTAVE.

Maintenant que nous sommes seuls, vous allez me dire de quel droit vous vous êtes permis de venir chez des gens que vous ne connaissez pas, faire une scène ridicule et inconvenante. Heureusement pour vous, vous êtes tombée sur une femme du monde, très bien élevée et d’une bonté extraordinaire ; une autre vous eût fait jeter à la porte par ses gens.

MADAME GUICHARD.

Tu as fini ?

OCTAVE.

Et ne me tutoyez pas ici, à haute voix. Pour qui voulez-vous qu’on vous prenne ? Songez que vous devez être ma femme.

MADAME GUICHARD.

Quel bonheur ! mais ce n’est pas sûr. Et puis je parlerai comme ça me viendra. Qu’est-ce que c’est que cette enfant ?

OCTAVE.

Quelle enfant ?

MADAME GUICHARD.

L’enfant que tu as amenée ici.

OCTAVE.

C’est une enfant.

MADAME GUICHARD.

À qui ?

OCTAVE.

À un de mes amis.

MADAME GUICHARD.

À un de tes amis, qui se nomme ?

OCTAVE.

S’il avait voulu être nommé, il aurait reconnu l’enfant.

MADAME GUICHARD.

Et c’est toi qui es chargé ?...

OCTAVE.

De m’occuper de l’enfant, en l’absence du père. Je suis son correspondant.

MADAME GUICHARD.

Et pourquoi l’amènes-tu ici ?

OCTAVE.

Parce que son père, qui est des amis aussi de M. de Montaiglin, a demandé à celui-ci de s’en charger.

MADAME GUICHARD.

Et pourquoi ne m’as-tu jamais parlé de cette enfant et de cet ami ?

OCTAVE.

Parce que c’était un secret.

MADAME GUICHARD.

Tu sais que je ne crois pas un mot de ce que tu me dis ?

OCTAVE.

Comme il vous plaira.

MADAME GUICHARD.

Je veux... je veux, entends-tu, savoir la vérité.

OCTAVE.

Je vous l’ai dite.

MADAME GUICHARD.

Cette enfant est ta fille.

OCTAVE.

Vous aimez mieux ça ? eh bien, soit, c’est ma fille.

MADAME GUICHARD.

N’essaye pas de me donner le change. Oui, c’est ta fille. La mère, où est-elle ?

OCTAVE.

Elle est morte.

MADAME GUICHARD.

Ce n’est pas vrai !

OCTAVE.

Elle vit.

MADAME GUICHARD.

Tu le moques de moi.

OCTAVE.

Vous ne voulez pas me croire, ce n’est pas ma faute.

MADAME GUICHARD.

Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu avais une enfant ?

OCTAVE.

Parce que cela ne m’a pas plu.

MADAME GUICHARD.

Ah ! c’est comme ça que tu le prends ?

OCTAVE.

Je le prends comme je dois avec une femme à qui l’on ne peut rien dire comme à une autre, et qui est toujours prête à faire des esclandres, comme une femme de bas étage.

MADAME GUICHARD.

C’est vrai, je suis une femme de rien, une fille du peuple, une femme de bas étage, comme tu dis. C’est à peine si je sais lire et écrire, et je parle, Dieu sait comme ! J’ai été servante d’auberge, c’est vrai ! mais, aujourd’hui, je suis madame Guichard ; je suis veuve, j’ai deux maisons à Paris, qui me donnent cinquante mille livres de rente. Il m’a épousée lui, Guichard, quand je n’avais rien, il ne m’a jamais causé un chagrin. C’était un brave homme.

OCTAVE.

Est-ce que je vous reproche de l’avoir aimé, moi ?

MADAME GUICHARD.

Imbécile ! Elle était du monde, cette femme, – de ton monde à toi ?

OCTAVE.

Oui.

MADAME GUICHARD.

Jolie ?

OCTAVE.

Très jolie.

MADAME GUICHARD.

Tu la revois ?

Silence volontaire d’Octave.

Réponds donc !

OCTAVE.

Puisque je vous dis qu’elle est morte.

MADAME GUICHARD.

Ta parole ?

OCTAVE.

Ma parole.

MADAME GUICHARD.

D’honneur ?

OCTAVE.

D’honneur.

MADAME GUICHARD.

Tu l’as aimée ?

OCTAVE.

Oui.

MADAME GUICHARD, étouffant un sanglot.

Beaucoup ?

OCTAVE.

Beaucoup.

MADAME GUICHARD.

Longtemps ?

OCTAVE.

Jusqu’à sa mort.

MADAME GUICHARD.

Malheur ! Et quand est-elle morte ?

OCTAVE.

Il y a deux ans.

MADAME GUICHARD.

Depuis que tu me connais ?

OCTAVE.

Oui.

MADAME GUICHARD.

Et tu la revoyais !

OCTAVE.

Rarement. Elle était malade, ne pouvait guère me recevoir et ne pouvait sortir.

MADAME GUICHARD.

Elle ne pouvait pas voir sa fille, alors ?

OCTAVE.

Non.

MADAME GUICHARD.

Tant mieux.

OCTAVE.

Vous êtes méchante.

MADAME GUICHARD.

Je souffre, tu le vois bien. Tu m’as menti ; tu m’as dit que tu n’avais jamais aimé. Tu avais eu des caprices, comme tous les jeunes gens, mais tu n’avais jamais aimé, disais-tu ; c’était là l’important pour moi. Pourquoi n’as-tu pas fait ton devoir ? pourquoi ne l’as-tu pas épousée, cette femme ? Elle était donc pauvre ?

OCTAVE.

Elle était mariée.

MADAME GUICHARD.

Il n’y a donc pas que les anciennes servantes qui trompent leur mari ? Et le mari ?

OCTAVE.

Le mari vit toujours.

MADAME GUICHARD.

Et l’enfant, comment avez-vous fait ?

OCTAVE.

Le mari était absent, alors.

MADAME GUICHARD.

Alors, l’enfant a été déclaré ?...

OCTAVE.

Père et mère inconnus.

MADAME GUICHARD.

Pourquoi ne lui as-tu pas donné ton nom ?

OCTAVE.

Je ne pouvais pas le reconnaître sans risquer de compromettre la mère ; la recherche de la maternité est permise.

MADAME GUICHARD.

Est-ce vrai, tout ça ?

OCTAVE, affectant l’impatience.

Allez-y voir.

MADAME GUICHARD.

Où ?

OCTAVE.

À la mairie du huitième arrondissement, à la date du 11 août 1862... Adrienne-Marie-Pauline....

MADAME GUICHARD.

Voilà trois ans que tu me connais, tu ne t’es pas trahi une fois. Ah ! tu es trop fort pour moi, je ne pourrai plus avoir confiance en toi maintenant, moi qui croyais tout ce que tu me disais ! Qu’est-ce que je vais devenir ?

Elle pleure dans ses mains.

OCTAVE.

Adieu !

MADAME GUICHARD.

Comment adieu ?

OCTAVE.

Vous avez raison ; nous ne devons plus nous revoir. Je pars.

MADAME GUICHARD.

Tu pars. Eh bien, et moi ?

OCTAVE.

Vous ! je vous rends votre liberté.

MADAME GUICHARD.

Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ?

OCTAVE.

Il le faut, cependant.

MADAME GUICHARD.

Il le faut ! pourquoi ?

OCTAVE.

Parce que, décidément, nous ne nous entendrons jamais. Il y a entre nous, ce n’est pas votre faute, une trop grande différence de caractères et d’habitudes. Vous ne pouvez vous changer ; vous êtes violente, soupçonneuse, jalouse ; moi, j’ai besoin d’épanchements intimes, je suis une nature confiante. Avec vous, auprès de vous, je me contrains sans cesse ; j’ai toujours peur de vous faire de la peine, car je sais que vous êtes bonne au fond, et je n’oublie jamais tout ce que je vous dois. Je ne demandais qu’à vous dire la vérité, et puis j’ai eu peur que vous ne vous en prissiez à cette enfant.

MADAME GUICHARD.

Moi ?

OCTAVE.

Vous. Est-ce que la jalousie sait où elle va ? J’ai résolu de me taire. Il y a dans nos mœurs d’hommes du monde des sous-entendus, des nuances, des finesses que vous ne comprendrez jamais. Séparons-nous pendant que cela nous est encore possible. Une fois mariés, nous nous haïrions faute de nous comprendre. À quoi bon ?

MADAME GUICHARD.

Ah ! que tu me connais bien ! que tu sais bien que je ne puis pas me passer de toi ! Malheureuse que je suis ! Quel empire as-tu donc sur ma volonté, et que me sert d’être forte comme un cheval ? Tu me mènes comme tu veux. C’est que, en effet, tu es d’une autre race que moi ; tu as des petits pieds, tu as des petites mains ; c’est toi la femme. Et tes yeux, et ta voix ! Je t’adore, et j’ai envie de t’étouffer ; ça ne me serait pas difficile, et je te suis soumise comme un chien.

Avec une sorte de rugissement de colère.

Ah ! ah ! je t’aime trop !

OCTAVE.

Non, vous ne m’aimez pas.

MADAME GUICHARD.

Oh ! n’abuse pas, crois-moi, n’abuse pas de ta puissance ! Si jamais je me reprenais, si jamais je parvenais à te rejeter de mon cœur et de ma pensée, ce serait effrayant pour toi ; je ne sais pas ce que je te ferais ! Finissons-en. La mère de cette enfant est morte, c’est bien vrai ?

OCTAVE.

Je vous ai donné ma parole.

MADAME GUICHARD.

Eh bien, va chercher cette enfant, et emmenons-là ! je la prends, je me charge d’elle.

OCTAVE.

Vous vous chargez de cette enfant ?

MADAME GUICHARD.

Oui, de l’enfant de l’autre. Tu ne diras plus que je ne t’aime pas ; du reste, c’est à prendre ou à laisser ; je t’en donne ma parole d’honneur de commerçante ; tu sais, celles-là sont bon teint ; je ne t’épouse qu’avec ta fille dans ma maison. Et, si la mère vit, qu’elle s’adresse à moi, elle trouvera à qui parler.

OCTAVE, troublé.

Soit ; mais à quoi bon vous donner cet embarras, vous imposer ce sacrifice ?

MADAME GUICHARD.

Cela me plaît ; et à quoi bon donner cet embarras, imposer ce sacrifice à des étrangers ? Tu es toute ma famille, je suis toute la tienne ; il est naturel que ta fille vive avec nous.

OCTAVE.

Certainement, mais...

MADAME GUICHARD.

Mais quoi ?

OCTAVE.

Madame de Montaiglin trouvera très extraordinaire...

MADAME GUICHARD.

Que tu élèves ta fille, et que, moi t’épousant, je l’accepte comme la mienne ?

OCTAVE.

Voulez-vous que je vous dise la vérité ? je crois que pour cette enfant il vaut mieux qu’elle reste ici.

MADAME GUICHARD.

Je relèverais trop mal, n’est-ce pas ? Sois tranquille, on lui donnera des maîtres.

OCTAVE.

Oui ; mais, ma chère, on ne vient pas chez des amis, chez des gens comme il faut, leur demander de se charger d’une enfant, et, quand ils ont accepté, la leur reprendre deux heures après. Ménagez mon amour-propre ! Que je n’aie pas l’air d’être mené comme si j’étais un enfant moi-même !

MADAME GUICHARD.

Il n’y a pas d’amour-propre là-dedans, et monsieur et madame de Montaiglin comprendront très bien, au contraire, que tu reprennes ta fille, du moment que je consens à l’élever. Ils n’ont pas eu le temps en deux heures de s’attacher à elle, et, s’ils lui portent quelque intérêt, ils seront enchantés de ce dénouement, qui est un grand bonheur pour cette petite.

Elle se dirige vers la porte.

OCTAVE.

Où allez-vous ?

MADAME GUICHARD.

Je vais leur expliquer tout ça, puisque tu n’oses pas l’expliquer toi-même.

OCTAVE.

Comme vous vous agitez, comme vous vous tourmentez, comme vous vous mettez la cervelle à l’envers ! Vous voulez avoir cette enfant ? eh bien, vous l’aurez. Quand vous n’en voudrez plus, on la ramènera ici ou autre part.

MADAME GUICHARD.

Elle sera véritablement ma fille, je t’en réponds. Je suis tout aussi capable qu’une autre d’aimer un enfant. Je souffre assez de ne pas en avoir. Ah ! si j’avais un enfant de toi ! Dis-moi que tu m’aimes un peu ?

OCTAVE.

Vous le savez bien, folle !

MADAME GUICHARD, regardant sa montre et redevenue joyeuse.

Quelle heure est-il ? une heure. Il me faut une heure pour aller à Paris, une heure pour faire ce que j’ai à y faire.

OCTAVE.

Quoi ?

MADAME GUICHARD, gaiement.

Ça ne te regarde pas.

OCTAVE.

Vous me faites trembler.

MADAME GUICHARD.

Je suis si bête, n’est-ce pas ? Une heure pour revenir, je serai ici entre quatre et cinq heures avec ma voiture, et nous emmènerons l’enfant.

OCTAVE.

Pas aujourd’hui.

MADAME GUICHARD.

Parce que ?...

OCTAVE.

Parce que le commandant, qui part demain, m’a demandé de dîner avec lui ; j’ai accepté. Je ne puis pas lui dire maintenant que je refuse.

MADAME GUICHARD.

C’est juste ; eh bien, nous dînerons tous ensemble ici ; il m’invitera.

OCTAVE.

J’en doute.

MADAME GUICHARD.

Je sais ce que je dis ; ce soir, lui et moi, nous serons les meilleurs amis du monde. Je ne te dis que ça. Reste avec ce monsieur et cette dame, annonce leur ma résolution. À mon retour je m’excuserai d’être partie sans avoir pris congé d’eux. Tu vois qu’on sait son monde, quand on veut s’en donner la peine ; mais je n’ai pas de temps à perdre. Adieu... Oh ! je t’aime !

Elle sort en lui envoyant des baisers.

 

 

Scène IV

 

OCTAVE, seul

 

Elle ne se doute de rien ; mais, maintenant, il faut décider Raymonde à rendre Adrienne. Il le faut, ou elle est perdue, et moi aussi.

 

 

Scène V

 

OCTAVE, RAYMONDE

 

RAYMONDE, entrant.

Je viens de voir partir madame Guichard. Pourquoi cette visite ? Que veut-elle ?

OCTAVE.

Elle veut se charger d’Adrienne ; elle veut me donner cette preuve d’affection.

RAYMONDE.

Vous avez refusé ?

OCTAVE.

J’ai consenti, et j’allais vous en informer.

RAYMONDE.

Vous voulez me reprendre Adrienne !

OCTAVE.

Il n’y a pas moyen de faire autrement. Quelle raison donner ? Si j’hésite seulement, madame Guichard devinera tout. C’est pour vous, ce que j’en fais.

RAYMONDE.

Vous êtes fou !

OCTAVE.

Que comptez-vous donc faire ?

RAYMONDE.

Cette enfant est ici et elle y restera. Est-ce que vous n’avez pas eu la mesure de mon amour pour elle en me voyant me prêter à votre supercherie, et vous aider à surprendre la confiance du plus juste et du meilleur des hommes ? Et vous croyez que, après cet effort, mon amour va vous rendre cette enfant, et que je vais consentir à m’en séparer pour toujours ? Car, la donner à votre femme, c’est consentir à ne plus la voir.

OCTAVE.

Je vous l’amènerai de temps en temps.

RAYMONDE.

Inutile. Trouvez un moyen. Arrangez-vous, ça ne me regarde pas.

OCTAVE.

Il n’y a pas de moyen possible. Tout ce que j’ai pu faire a été d’empêcher madame Guichard d’aller vous annoncer elle-même la décision qu’elle venait de prendre, et sur laquelle elle ne reviendra pas. Réfléchissez une minute et vous verrez que c’est sérieux. Il y va de votre bonheur, dont j’ai eu souci, et dont j’ai souci encore, malgré votre injustice à mon égard. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour que l’enfant vous restât ! S’il ne s’agissait que de mon intérêt, comme vous paraissez le croire, j’aurais sacrifié mon intérêt. Madame Guichard manque d’éducation, elle ne manque ni de pénétration ni d’esprit ; j’ai commencé par mentir, mais elle n’a pas été dupe de l’histoire que je lui racontais, et il a fallu tout avouer, tout, excepté ce qui pouvait vous faire soupçonner. Si elle entrevoyait que c’est vous la mère, elle se figurerait que notre intimité continue depuis mes engagements avec elle et doit subsister encore après mon mariage. Elle n’aurait qu’une idée : se venger brutalement, grossièrement, irréparablement. Que voulez-vous ! c’est comme ça. Mon mariage serait rompu, peu vous importe ; cela m’importe un peu plus à moi. Si cela devait s’arrêter là, j’en prendrais peut-être mon parti comme vous, mais elle dira tout à votre mari ; il faudra que je me batte avec lui, qu’il me tue ou que je le tue ; et dame ! je ferai mon possible pour ne pas être tué ! Chacun pour soi.

RAYMONDE.

M’aurez-vous fait assez de mal dans votre vie.

OCTAVE.

Ce n’est pas moi, ce sont les circonstances. Croyez-moi, commençons par gagner du temps. Une fois que votre mari sera parti, nous craindrons beaucoup moins madame Guichard, et nous pourrons aviser.

RAYMONDE, qui n’avait pu retenir ses larmes, les essayant tout à coup.

Vous avez raison.

OCTAVE.

À la bonne heure. Et puis elle est si changeante ! Elle n’est pas plus faite pour être mère que moi ! L’enfant l’ennuiera et elle sera trop heureuse un beau jour de vous la rendre. Je vous promets, du reste, de faire tout mon possible pour cela.

RAYMONDE.

Et quand faut-il lui livrer ma fille ?

OCTAVE.

Elle va revenir la chercher à cinq heures.

RAYMONDE.

C’est bien bon à elle de nous avoir donné jusque-là. Mais il faut que je prépare Adrienne à cette idée, dans quoi elle se trahira ; car on ne peut pas lui demander, à cette enfant, bien qu’elle soit née de vous, votre présence d’esprit et votre circonspection. Ce qu’elle a fait ce matin est déjà au-dessus de son âge ; si elle se trahit, mon mari saura tout ; il n’y aura pas de votre faute non plus, mais il le saura et j’en mourrai, ce qui ne servira de rien. Vous qui avez du sang-froid et qui êtes maître de vous, allez retrouver M. de Montaiglin et tenez-le éloigné assez longtemps de la maison pour que je puisse parler à Adrienne et qu’il ne puisse voir ni ses larmes ni les miennes ; et puis, lorsque votre fiancée viendra la chercher, si vous pouvez obtenir quelle me la laisse jusqu’à demain, jusqu’après le départ de mon mari, je vous serai très reconnaissante ; quant aux raisons à lui donner, vous les trouverez plus facilement que moi qui ai la tête perdue. Allez, monsieur, allez ! c’est le seul service que je vous aurai demandé de ma vie ; vous me le devez peut-être, et ce sera le dernier, je vous le promets.

OCTAVE.

Du sang-froid, du sang-froid, et comptez sur moi.

RAYMONDE.

Merci.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

RAYMONDE, seule

 

Allons, je suis perdue, ou comme femme ou comme mère. Ah ! l’habitude du bonheur se prend vite ; il n’y a pas deux heures que j’avais commencé, et j’étais déjà convaincue qu’il serait éternel, que Dieu me le devait peut-être ! Le châtiment ne s’est pas fait attendre ; il n’est que juste ; mais cette enfant, il faut la sauver. Que je souffre, moi qui suis coupable, c’est bien naturel ; mais elle, qui est innocente, ce serait abominable. Il ne faut pas que cela soit. Elle ne peut être livrée à cette femme qui ne l’aime pas, qui se vengera sur elle chaque fois que son mari la fera souffrir. Oh ! cet homme ! À quoi était donc occupée la bonté de Dieu le jour où il est né ? – Que faire ? – Me sauver avec Adrienne ? Et lui, mon mari, qui m’a donné son nom, qui croit en moi, qui compte sur moi pour le repos de sa vieillesse, que je respecte et que j’aime, l’abandonner, le déshonorer ?... Non... Gagner du temps jusqu’à son départ d’abord. Après, quand il ne sera plus là, quand j’aurai une année devant moi, alors nous verrons. Il s’agit de tromper cette femme. Tromper, je ne saurai pas... Tu te vantes, malheureuse ! voilà six ans que tu trompes le cœur le plus loyal et le plus confiant. Une fois de plus, qu’est-ce que ça te coûtera ? C’était la première fois qu’il ne fallait pas mentir ; maintenant, qu’importe ! et puis il s’agit de ton enfant, de ton enfant qui ne t’a pas demandé à naître, et à qui tu dois tout sacrifier maintenant, même ton honneur, ou ce qui t’en reste. Si tu disais tout à ton mari, ce serait bien plus simple. Et s’il te méprise ? et s’il te chasse ?et s’il en meurt ? Et puis, entrer dans le récit de la chute et de l’opprobre, jamais ! Mon Dieu ! que je suis malheureuse !

Elle s’assied, pose ses coudes sur ses genoux, cache sa tête dans ses mains comme pour y concentrer sa pensée, et pleure en silence quelques secondes. Se relevant tout à coup.

Je suis là à discuter, à pleurer, à craindre. Est-ce qu’il y a une force au monde qui puisse me séparer de mon enfant tant que je suis vivante ? Il s’agit bien de moi ! c’est elle qu’il faut garantir. Quant à moi, nous verrons bien après ce qui m’arrivera. Elle dort, la pauvre petite !

Ouvrant tout doucement la porte de sa chambre et la reformant sans bruit.

Laissons-la dormir.

 

 

Scène VII

 

RAYMONDE, ADRIENNE, paraissant et venant l’embrasser par derrière

 

RAYMONDE.

Je t’ai réveillée.

ADRIENNE.

Non, j’ouvrais les yeux. Ah ! que j’ai bien dormi et que je me sentais bien en dormant !

RAYMONDE.

Tant mieux ! tu auras repris des forces, et tu en as besoin.

ADRIENNE.

Qu’est-ce qu’on t’a fait ?

RAYMONDE.

Chère enfant, tu ne penses qu’à moi.

ADRIENNE.

À qui veux-tu que je pense ?

RAYMONDE.

Écoute-moi bien ! Tu m’as dit que tu avais du courage et de la volonté ?

ADRIENNE.

Oui ; que faut-il faire ?

RAYMONDE.

Il faut que nous nous séparions pendant quelque temps. Prépare-toi à cette idée.

ADRIENNE.

Oh ! jamais !

RAYMONDE.

Il le faut.

ADRIENNE.

Mais nous nous reverrons ?

RAYMONDE.

Et très vite, je te le jure.

ADRIENNE.

Où faut-il aller ?

RAYMONDE.

N’importe où, pourvu que tu ne sois pas ici. Écoute-moi bien.

ADRIENNE.

Oh ! je t’écoute.

RAYMONDE.

Il va venir aujourd’hui ici une dame que tu ne connais pas, qui doit être la femme de M. Alphonse, et qui veut absolument t’emmener avec elle.

ADRIENNE.

Je ne veux pas !

RAYMONDE.

Ni moi non plus ; mais nous ne pouvons nous y opposer l’une et l’autre qu’au risque des plus grands dangers pour moi ; il faut donc prendre patience jusqu’à demain, ce n’est pas long, et tu n’auras même pas, d’ici à demain, à quitter cette maison ; seulement, prends sur lui d’être très aimable avec cette dame, d’avoir l’air d’accepter tout ce qu’elle t’offrira, d’en être heureuse même, et nous obtiendrons ainsi d’elle qu’elle te laisse avec nous jusqu’à demain. Demain, nous n’aurons plus rien à craindre d’elle.

ADRIENNE, très attentive.

Alors ?

RAYMONDE.

Alors, comme tu es intelligente, comme tu es brave, comme tu m’aimes...

ADRIENNE.

Oh !...

RAYMONDE.

Et comme il ne faudra pas qu’on sache de longtemps ce que tu seras devenue, comme il faudra que j’aie l’air de l’ignorer moi-même, tu partiras d’ici toute seule, personne ne doit être dans la confidence, et tu t’en iras chez ma vieille nourrice, rue des Dames, 12, à Montmartre. N’oublie pas cette adresse, dans le cas où je ne pourrais plus te parler seule d’ici là. Il faut tout prévoir, et qu’au premier signe tu comprennes qu’il est temps de partir.

ADRIENNE.

Oh ! je comprends, je comprends, sois tranquille.

RAYMONDE.

Tu laisseras ici une lettre où tu diras que tu ne peux vivre ni avec moi, ni avec cette dame ; et comme, après tout, cette dame n’a aucun droit sur toi, elle en prendra son parti, et nous nous rejoindrons pour toujours ; nous partirons. Enfin, je m’arrangerai de telle manière que nous ne nous quitterons plus.

ADRIENNE.

Montmartre, rue des Dames, n° 12. S’il fallait m’en aller avant demain, ta n’aurais qu’à me dire un mot, à faire un geste ; je me sauve. Quant à ta dame, elle peut être sûre que je l’adorerai tant qu’elle voudra jusqu’à demain. Ah ! Et le nom de ta nourrice que tu oublies ?

RAYMONDE.

La mère Simon ; je vais lui écrire.

ADRIENNE, bas.

Monsieur de Montaiglin !

 

 

Scène VIII

 

RAYMONDE, ADRIENNE, MONTAIGLIN

 

MONTAIGLIN, s’approchant de Raymonde.

Tu as pleuré ?

RAYMONDE.

Moi ? non.

MONTAIGLIN.

Tu as les yeux tout rouges ! qu’est-ce que tu as ?

ADRIENNE.

C’est que je racontais à madame combien j’ai été triste et malheureuse jusqu’à ce jour, et elle ne pouvait s’empêcher de pleurer.

MONTAIGLIN, l’embrassant.

Rentrez un moment dans votre chambre, mon enfant ; j’ai à causer avec madame de Montaiglin.

RAYMONDE, à part.

Mon Dieu ! qu’est-ce qu’il y a ?

ADRIENNE.

Adieu, monsieur.

MONTAIGLIN.

Au revoir, mon enfant.

Adrienne sort en envoyant à Raymonde un baiser que Montaiglin ne voit pas.

 

 

Scène IX

 

MONTAIGLIN, RAYMONDE

 

MONTAIGLIN, tout en cachetant des lettres et en rangeant  des papiers sur la table.

Octave t’a dit que sa femme consent à prendre cette enfant avec elle ?

RAYMONDE.

Comment le savez-vous ?

MONTAIGLIN.

Il vient de me le dire, et m’a chargé de l’excuser auprès de toi et de te faire comprendre la situation.

RAYMONDE, à part.

Ah ! le misérable !

Haut.

En effet, il m’a annoncé cette nouvelle.

MONTAIGLIN.

C’est ce qui pouvait arriver de plus heureux à cette petite.

RAYMONDE.

Croyez-vous que cette enfant puisse être heureuse avec ce père qui ne l’a jamais aimée et cette femme qui ne l’a jamais vue ? Qui sait si cette créature mal élevée, irascible, jalouse, ne va pas la martyriser ?

MONTAIGLIN.

Non, cette femme-là n’est pas méchante.

RAYMONDE.

Adrienne n’en tremble pas moins de peur. C’était de cela que nous parlions quand vous êtes arrivé. M. Octave m’avait priée de la préparer à cette résolution, et, dès les premiers mots, elle a fondu en larmes, et avec des termes si touchants, si au-dessus de son âge, en me suppliant tellement de la garder avec nous, que je n’ai pu retenir mes larmes non plus, et que j’allais vous prier d’intercéder auprès de son père.

MONTAIGLIN.

Il n’y a pas à essayer. Madame Guichard a fait de cette clause la condition expresse de son mariage ; il vient de me le dire. Elle aimera peut-être cette enfant. Ces natures élémentaires et incultes sont capables de tous les excès, même dans le bien. La présence de cette enfant eût été une grande distraction pour toi, mais c’eût été aussi une grande responsabilité pour nous. Cette responsabilité, je l’acceptais de grand cœur, mais mieux vaut, peut-être, qu’une autre s’en charge. Madame Guichard est riche, elle n’aura probablement pas d’enfant. Le bonheur d’Adrienne est peut-être là. En tout cas, nous ne pouvons pas mettre obstacle aux résolutions de son père. Il nous l’a confiée ce matin, il nous la reprend ce soir : c’est son droit, c’est même son devoir ; pour une fois qu’il le fait, il ne faut pas le lui reprocher.

RAYMONDE.

C’est juste. Mais si l’enfant ne veut pas aller avec cette femme ?

MONTAIGLIN.

Il faudra bien qu’elle obéisse.

RAYMONDE.

Quel titre invoquera M. Octave ?

MONTAIGLIN.

Il est son père.

RAYMONDE.

Qu’est-ce qui le prouve ? Il ne lui a pas donné son nom, il nous l’a dit.

MONTAIGLIN.

Il a pris soin d’elle jusqu’à présent.

RAYMONDE.

Est-ce bien sûr ?

MONTAIGLIN.

Nous ne connaissons cette enfant que par lui, et, si peu de droits qu’il ait sur elle, il en a encore plus que nous.

RAYMONDE, malgré elle.

Cet homme sera cause d’un malheur.

MONTAIGLIN.

Parce que ?...

RAYMONDE, s’oubliant et se trahissant peu à peu.

Parce que cette enfant me disait là, à l’instant, qu’elle aimerait mieux mendier son pain, qu’elle aimerait mieux mourir que de vivre avec M. Alphonse, comme elle l’appelle, et cette étrangère. Les enfants ont des intuitions, des pressentiments ; ils sentent, ils devinent même ce qu’ils ne comprennent pas ; vous le savez si bien que vous n’avez pas voulu parler de ces choses-là devant Adrienne. Elle est tendre, elle est affectueuse, elle n’a jamais eu avec qui s’épancher : elle a besoin de tendresse et de soins, elle sent qu’elle aura tout cela ici ; une émotion violente peut la tuer. Pauvre petite ! Elle a eu une enfance si triste, si abandonnée ! voyez comme elle est pâle et frêle, et comme le malheur précoce a développé son intelligence et sa sensibilité ! Songez donc ce que c’est que de n’avoir pas de parents, de vivre avec des paysans ignorants et grossiers qui ne voyaient en elle qu’un salaire à gagner et qui l’auraient vendue à cette femme qui espionnait son futur mari, si celui-ci n’avait eu l’idée de nous l’amener ! Et ce misérable, plus vénal encore que ces mercenaires, la vend, son enfant, à cette créature, et vous, vous, le meilleur des hommes, vous trouvez cela tout simple et vous ne défendez pas contre lui ce petit être qui commençait à respirer, dont le pauvre petit cœur contracté depuis si longtemps commençait à s’ouvrir et à naître. Il n’y a donc pas de justice, ici-bas ni là-haut, pour empêcher de pareilles infamies !

MONTAIGLIN, qui, depuis quelques instants, regarde fixement Raymonde sans que celle-ci s’en aperçoive, se levant, lui mettant la main sur l’épaule et la regardant bien en face.

Raymonde ! – C’est ta fille.

RAYMONDE, se jetant dans les bras de Montaiglin avec un cri d’aveu, de repentir et de confiance.

Ah !

MONTAIGLIN la tient dans ses bras. Après un silence, et une grande lutte intérieure.

C’est bien, nous la garderons.

RAYMONDE, se reculant, le regardant avec admiration et joignant les mains.

Qu’est-ce que tu dis là, si simplement ? Nous la garderons ! tu le veux bien ? Tu me pardonnes ?

MONTAIGLIN.

Je n’ai rien à te pardonner ; je ne t’ai rien demandé ; tu ne m’as pas menti. Tu aurais peut-être mieux fait, dans l’intérêt de l’enfant, de me dire la vérité plus tôt, voilà tout.

RAYMONDE.

C’est vrai ; mais comment prévoir qu’il y aura dans le monde un homme assez généreux pour comprendre et pardonner tout de suite. J’étais mère et j’ai voulu rester mère. Oui, j’aurais dû tout te dire lorsque Dieu m’a mise sur ton chemin ; je te dirai tout, tu verras ce que tu dois faire.

MONTAIGLIN.

Je sais tout ce que je dois savoir.

RAYMONDE.

Tu n’exiges pas que je me confesse, que je rougisse et que je m’humilie ?

MONTAIGLIN.

À quoi bon ?

RAYMONDE.

Tu me méprises ?

MONTAIGLIN.

Je te plains !

RAYMONDE.

Je ne sais pas si je n’aimerais pas mieux ta colère. Tu vas douter de tout ce que je t’ai dit et de tout ce que je le dira maintenant. Cependant je le jure qu’il n’y a pas eu consentement de ma part. Il y a eu ignorance ! Et de sa part à lui, ruse, attentat, violence ! Ah ! le maudit ! le lâche ! Trahison avant, abandon après ; et, entre les deux, je ne sais quels conseils abominables ! Mon père était mort ! ma pauvre mère, qui n’avait su que m’aimer, sans savoir me renseigner ni me défendre, elle en est morte. Si je ne me suis pas tuée, moi, c’est que je devais vivre pour cette enfant. C’était mon devoir ; mais mon devoir aussi était de repousser ta main quand tu me l’as tendue, puisque je n’étais plus digne de toi, ou de confier la vérité à ton honneur et à ton amour ; je ne l’ai pas fait ! je suis une coupable vulgaire, sans excuse ! Je pensais à elle tous les jours et je ne te le disais pas ! Je te trompais ; tu croyais être seul dans mon cœur, elle y était avec toi. À peine étais-tu parti, que j’allais la voir. Ce n’est pas moi cependant qui ai eu la pensée de l’amener ici, c’est lui, ce matin, il m’a menacée de la faire partir, si je ne consentais pas ; j’ai consenti. Ah ! que cela me fait de bien de t’avoir tout dit ; mais, je t’en prie, punis-moi !

MONTAIGLIN.

Créature de Dieu, être vivant et pensant qui as failli, qui as souffert, qui te repens, qui aimes et qui implores, où veux-tu que je prenne le droit de te punir ?

RAYMONDE.

Ah ! tu es trop noble, tu me dépasses trop ! Je ne comprends plus, mais je t’admire, je te bénis et je t’aime. Tu me rends mon enfant ! tu me le permets ! tu veux bien que je l’embrasse devant toi ! Qu’est-ce que je ferai pour toi à mon tour ? Si tu savais comme c’est beau, ce que tu fais là ! Oui, oui, tu me feras oublier ma faute ; moi, toute seule, je ne pourrais pas.

Il la tient sur sa poitrine avec une main, tandis que de l’autre il s’essuie les yeux.

Tu souffres aussi, tu croyais en moi, je te fais beaucoup de mal, et tu me tiens dans tes bras et tu me tutoies comme hier. Ah ! que tu es grand ! Ah ! que tu es bon !

MONTAIGLIN.

Lorsque je t’ai épousée, ne l’ai-je pas promis aide et protection dans toutes les circonstances de la vie ? Tu n’en doutais pas tout à l’heure, puisque ton premier mouvement a été de te jeter dans mes bras. Tu as bien fait, c’est là ton refuge et ton salut, et je tiendrai l’engagement que j’ai pris devant Dieu. On veut t’enlever ton enfant : c’est une infamie ; compte sur moi. Personne ne te fera de mal. Tu es mère, tu es bonne mère, tu es sacrée !

RAYMONDE.

Mais, moi aussi, j’avais fait un serment.

MONTAIGLIN.

D’obéissance et de fidélité. Depuis que tu as fait ce serment, tu n’as porté aucune atteinte ni à mon affection, ni à mon honneur, n’est-ce pas ? Il ne te reste plus maintenant qu’a obéir et tu auras tenu ton serment tout entier.

RAYMONDE.

Ordonnez !

MONTAIGLIN.

Tu as l’acte de naissance de cette enfant ?

RAYMONDE.

Oui.

MONTAIGLIN.

Tu me le donneras. Et puis pas un mot à qui que ce soit, et quoi qu’il arrive, de ce qui vient de se passer entre nous, car tout n’est pas fini.

RAYMONDE.

Je tremble !

MONTAIGLIN.

Ne crains rien. Ton honneur et ta réputation n’auront rien à redouter. Je ferai tout ce qu’il faudra faire.

RAYMONDE.

Et moi ! que dois-je faire encore ?

MONTAIGLIN.

Toi ! va embrasser ta fille.

Elle sort. Montaiglin reste un moment immobile, puis se dirige vers la table, s’assied, essuie une dernière fois ses yeux, et se met à écrire.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

RÉMY, DIEUDONNÉ, puis MONTAIGLIN

 

RÉMY, à Dieudonné.

Si vous voulez attendre là un instant, monsieur, je vais provenir le commandant. Qui annoncerai-je ?

DIEUDONNÉ.

Dieudonné, premier clerc de maître Robertot, notaire.

RÉMY.

Voici justement le commandant.

Il salue et se dispose à sortir.

MONTAIGLIN.

Ne t’éloigne pas, Rémy, j’aurai peut-être besoin de toi.

RÉMY.

Oui, mon commandant.

MONTAIGLIN.

Si cette dame qui est venue tantôt revient, – elle doit revenir, – tu me l’amèneras, à moi, et non à madame de Montaiglin. Si tu rencontres M. Octave, qui doit être dans le jardin, tu me l’enverras.

RÉMY.

Oui, commandant.

Il sort.

 

 

Scène II

 

DIEUDONNÉ, MONTAIGLIN

 

MONTAIGLIN.

Je vous demande pardon, mon cher monsieur Dieudonné, de vous avoir dérangé. J’aurais dû passer chez vous : mais je pars demain et j’ai beaucoup à faire aujourd’hui.

DIEUDONNÉ.

Tout à votre service, commandant, et trop heureux...

MONTAIGLIN.

Il s’agit d’un acte de reconnaissance.

DIEUDONNÉ.

Un enfant naturel ?

MONTAIGLIN.

Oui.

DIEUDONNÉ.

Rien de plus simple.

MONTAIGLIN.

Quelles sont les formalités ?

DIEUDONNÉ.

Si le père est célibataire et majeur, cela va tout seul ; s’il est marié, il faut le consentement de sa femme.

MONTAIGLIN.

Bien !

DIEUDONNÉ.

L’enfant a été inscrit ?...

MONTAIGLIN.

Père et mère inconnus.

DIEUDONNÉ.

Nous n’avons pas à nous occuper de la mère ?

MONTAIGLIN.

Non.

DIEUDONNÉ.

C’est qu’elle peut, comme quiconque y a intérêt, attaquer la reconnaissance faite par le père.

MONTAIGLIN.

Elle ne l’attaquera pas. Il est même probable qu’elle ne se fera jamais connaître.

DIEUDONNÉ.

Où est l’acte de naissance ?

MONTAIGLIN.

Le voici...

DIEUDONNÉ.

« Une enfant du sexe féminin déclarée sous les noms d’Adrienne-Marie-Pauline. Père et mère inconnus... » C’est en règle. Quand faut-il cet acte ?

MONTAIGLIN.

Tout de suite.

DIEUDONNÉ.

Le nom du père ?

MONTAIGLIN.

Vous le laisserez momentanément en blanc.

DIEUDONNÉ.

Célibataire ou marié ?

MONTAIGLIN.

Laissez en blanc aussi.

DIEUDONNÉ.

Bien.

MONTAIGLIN.

Avez-vous du papier timbré ?

DIEUDONNÉ.

Oui, vous m’avez fait dire d’en apporter.

MONTAIGLIN.

Eh bien, cher monsieur, mettez-vous là, et procédez.

DIEUDONNÉ.

C’est que, pour la régularité de l’acte, il faut que je sois assisté d’un second notaire.

MONTAIGLIN.

Ou de deux témoins, je crois ?

DIEUDONNÉ.

Oui.

MONTAIGLIN.

On trouvera les deux témoins, soyez tranquille. Mettez-vous là et préparez l’acte, pendant que je cause avec monsieur.

Octave paraît.

 

 

Scène III

 

DIEUDONNÉ, MONTAIGLIN, OCTAVE

 

OCTAVE, regardant Montaiglin avec anxiété.

Vous m’avez fait demander, commandant ?

MONTAIGLIN, après un silence où l’on sent qu’il fait un grand effort de volonté pour rester calme devant Octave.

Oui, j’ai à causer avec... toi...

Octave l’étudie encore du coin de l’œil et l’attitude de Montaiglin le rassure.

J’ai parlé à ma femme.

OCTAVE.

Elle a compris tout de suite, n’est-ce pas ?

MONTAIGLIN.

Eh bien, non, elle n’a pas compris.

OCTAVE.

Comment cela ? Vous aviez compris tout de suite, vous...

MONTAIGLIN.

Oui ; mais, tu sais, les femmes ont des idées à elles. Raymonde est très attachée à cette enfant.

OCTAVE.

Déjà ?

MONTAIGLIN.

Déjà.

OCTAVE.

En deux heures de temps ?

MONTAIGLIN.

Les bons cœurs sont prompts.

OCTAVE.

Alors, madame de Montaiglin ?...

MONTAIGLIN.

Refuse absolument de rendre Adrienne.

OCTAVE, avec véracité.

Et les raisons qu’elle donne ? Car, enfin, il faut qu’elle donne des raisons.

MONTAIGLIN, très calme.

Ne t’emporte pas. Ses raisons ne sont pas mauvaises. Elle prétend d’abord que tu n’aimes pas cette enfant.

OCTAVE.

Qu’en sait-elle ?

MONTAIGLIN.

Adrienne t’appelle monsieur Alphonse-tu l’as vue cinq ou six fois dans ta vie ; tu la cachais à ta future, et tu ne l’as amenée ici que pour la lui cacher encore mieux, pour t’en débarrasser, disons le mot, comme tu ne veux la reprendre que parce que madame Guichard fait de cette reprise la condition sine qua non du mariage projeté entre vous. À l’heure qu’il est, cette enfant te représente cinquante mille livres de rente ; voilà pourquoi tu tiens à elle. Que demain, ta femme, qui me paraît être une personne à la fois emportée, autoritaire et capricieuse, prenne cette enfant en aversion, et qu’elle exige de toi que tu l’éloignés, tu l’éloigneras de nouveau, avec autant de laisser aller que tu as fait toutes les autres choses qui concernent cette petite. Madame de Montaiglin a donc tout lieu de supposer que l’enfant sera plus heureuse auprès d’elle qu’auprès de n’importe quelle autre personne, et elle est résolue à la garder.

OCTAVE.

Ce ne sont là que des raisons ; moi, j’ai des droits.

MONTAIGLIN.

Lesquels ?

OCTAVE.

Je suis le père.

MONTAIGLIN.

Qu’est-ce qui le prouve ?

OCTAVE.

Je le dis.

MONTAIGLIN.

Ce n’est pas une preuve irréfutable. L’enfant est déclarée père et mère inconnus, elle n’appartient pas plus à toi qu’à un autre.

OCTAVE.

Ainsi, vous vous faites le complice... ?

MONTAIGLIN, sévèrement.

Comment dis-tu ?...

OCTAVE.

Je vous dis : vous approuvez cette conduite et vous y encouragez madame de Montaiglin ?

MONTAIGLIN.

Moi, je ne comprends que le devoir. Or, les circonstances étant ce qu’elles sont, il s’agit tout simplement, pour moi, de juger quel est mon devoir. Est-ce de garder une enfant sans famille ou de la rendre à l’étranger qui me l’a amenée, et qui, après n’avoir vu en elle qu’un embarras, ne voit présentement en elle qu’une affaire ? Évidemment, mon devoir est de garder et de défendre cette orpheline. Je fais là un acte qui à la fois satisfait ma conscience et sert les intérêts de l’enfant : à moins que, puisque tu affirmes être le père de cette orpheline, tu ne la reconnaisses.

DIEUDONNÉ, qui n’a rien entendu, se levant.

Commandant...

MONTAIGLIN.

Je suis à vous tout de suite, mon cher monsieur Dieudonné.

OCTAVE.

La reconnaître... la reconnaître... C’est une bien grosse affaire !... Ma femme, qu’est-ce qu’elle dira ?

MONTAIGLIN.

Ceci ne regarde ni moi, ni ta fille, ni ta femme ; cela ne regarde que toi...

OCTAVE.

Attendons qu’elle vienne.

MONTAIGLIN.

Non ; réponds immédiatement. Il y a là un notaire ; Rémy et moi serons tes témoins. C’est l’affaire de cinq minutes. Puisque ta femme consentait à se charger de l’enfant, elle y consentira d’autant plus volontiers que cette enfant portera ton nom.

OCTAVE.

Ce n’est pas sûr ; un enfant reconnu, ce n’est plus comme un enfant recueilli ; il lui est constitué des droits qui deviennent très gênants dans les affaires, les successions. Jusqu’à nouvel ordre, je suis à la disposition de madame Guichard ; attendons-la.

MONTAIGLIN.

C’est ton dernier mot ?

OCTAVE.

Une heure de plus ou de moins, qu’importe.

MONTAIGLIN, d’une voix brève et ferme.

Assez.

À Dieudonné.

Tout est prêt, monsieur Dieudonné ?

DIEUDONNÉ, qui regardait par la fenêtre pour ne pas entendre ce que disaient Montaiglin et Octave.

Oui, commandant.

MONTAIGLIN, appelant.

Rémy !

Rémy paraît et salue militairement.

Appelle madame de Montaiglin.

Rémy ouvre la porte de gauche. Raymonde paraît.

Reste là, Rémy...

RÉMY.

Oui, commandant.

MONTAIGLIN.

Mon cher monsieur Dieudonné, voulez-vous nous donner lecture de l’acte que vous venez de préparer ?

DIEUDONNÉ, lisant.

« Par-devant maître Robertot, notaire, a comparu M... »

Parlé.

J’ai laissé le nom en blanc, comme vous me l’avez dit.

MONTAIGLIN.

Mettez mon nom.

DIEUDONNÉ.

Veuillez me donner vos noms de baptême.

MONTAIGLIN.

Jean-Marc de Montaiglin.

DIEUDONNÉ.

« A comparu M. Jean-Marc de Montaiglin, commandant de vaisseau, officier de la Légion d’honneur, lequel a, par ces présentes, volontairement et librement reconnu, pour sa fille naturelle, Adrienne-Marie-Pauline... »

OCTAVE, à Montaiglin, bas.

Mais...

MONTAIGLIN.

Attends, attends !

DIEUDONNÉ, continuant.

« Née à Paris, le 44 avril 4862, inscrite aux registres de l’état civil du 8e arrondissement, comme étant née de père et mère inconnus. En conséquence, Jean-Marc de Montaiglin a consenti que ladite Adrienne-Marie-Pauline porte à l’avenir le nom de Montaiglin, son père, et que dorénavant elle soit appelée Adrienne-Marie-Pauline de Montaiglin. Et, de plus, il a consenti que mention des présentes soit faite sur toutes les pièces où il sera nécessaire, et notamment en marge de son acte de naissance. Madame de Montaiglin, épouse de monsieur Jean-Marc de Montaiglin, a donné son consentement et signé aux présentes. »

Il regarde Raymonde.

RAYMONDE.

Oui, monsieur...

DIEUDONNÉ.

« Fait et passé en présence... »

Parlé.

Les noms des témoins ?

MONTAIGLIN.

Ton nom, Rémy ?

RÉMY.

Mon commandant me fait l’honneur ?...

MONTAIGLIN.

Va, mon ami, va. C’est moi qui te suis reconnaissant du service que tu veux bien me rendre.

RÉMY, fier et ému.

Rémy-Bénédict Deschamps.

DIEUDONNÉ, regardant Octave.

Monsieur est le second témoin ?

MONTAIGLIN.

Oui.

OCTAVE, bas à Montaiglin.

Moi ?... Qu’est-ce que cela veut dire ?

MONTAIGLIN, bas à Octave, mais d’un ton sans réplique.

Cela veut dire que, comme Adrienne est la fille de ma femme, elle ne doit pas avoir d’autre père que moi. Allons, signe !

OCTAVE.

Soit ! mais nous nous retrouverons !

MONTAIGLIN.

Tout à l’heure !

RAYMONDE, à part.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

Octave va signer.

DIEUDONNÉ.

« La lecture du présent acte et sa signature par monsieur de Montaiglin ont eu lieu en présence des témoins et de madame de Montaiglin, qui ont signé. »

MONTAIGLIN, à Raymonde, à haute voix.

Ma chère femme, je te remercie publiquement de m’avoir aidé à faire mon devoir.

Il l’embrasse.

Qu’à partir de ce jour ma fille soit la tienne.

À Dieudonné.

Merci, mon cher monsieur Dieudonné.

DIEUDONNÉ, en sortant.

À votre service, commandant.

MONTAIGLIN.

Vous dînez avec nous, n’est-ce pas ?

DIEUDONNÉ, saluant.

J’aurai cet honneur.

Il sort.

MONTAIGLIN, à Rémy.

Va, mon ami, merci. Je n’ai plus besoin de toi.

Rémy sort, à Raymonde.

Retourne auprès d’Adrienne.

Raymonde sort.

 

 

Scène IV

 

MONTAIGLIN, OCTAVE

 

OCTAVE.

Je suis à vos ordres.

MONTAIGLIN.

Ce qui signifie ?...

OCTAVE.

Que je suis prêt à vous faire réparation.

MONTAIGLIN.

Par les armes ?...

OCTAVE.

Comme il vous plaira.

MONTAIGLIN.

Ta mort, ou la mienne, dans un duel, compromettrait une femme qui ne doit pas être compromise, et le monde, c’est-à-dire les indifférents, les curieux et les méchants, supposerait ou devinerait ce qui ne doit rester connu que de nous trois : elle, toi et moi... Et encore l’ai-je déjà oublié. Du reste, tu ne me gênes pas du tout sur la terre. Nous ne nous y rencontrerons jamais ; car, si le hasard nous met en présence, certainement je ne te reconnaîtrai pas, je ne te verrai même pas. Mais, puisque tu te tiens à mes ordres, mes ordres sont que tu gardes aussi bien ton secret que je le garderai moi-même. Quand madame Guichard va venir, c’est moi qui la recevrai, et, comme elle surtout – rappelle-toi ceci ! – ne doit pas connaître la vérité, je lui expliquerai les choses de manière à paraître ton obligé. Tu m’as dit tantôt que tu avais commencé par lui dire que cette enfant était la fille d’un ami à toi ; cet ami, ce sera moi. Pour sauver l’honneur de la femme que tu as séduite et qui est devenue la mienne, je mentirai. Quant au châtiment que tu mérites, Dieu s’en chargera ; je suis bien tranquille.

OCTAVE.

Voulez-vous que je vous dise la vérité ? Je ne comprends plus du tout, et...

MONTAIGLIN.

Que cela ne t’étonne pas ; tu n’as jamais compris, et tu ne comprendras jamais. Toi et moi, nous ne parlons pas la même langue, et, sache-le, nous ne sommes pas de la même espèce.

Regardant dehors.

Voici madame Guichard. Passe dans cette chambre, laisse-moi avec elle. Tiens-toi prêt seulement à lui offrir ton bras quand elle quittera cette maison, c’est-à-dire le plus tôt possible. Tu pourras écouter derrière la porte pour te mettre au courant, et ne pas me démentir. Va !

Il ouvre la porte à Octave, qui sort ; il referme la porte et va au-devant de madame Guichard, qui entre.

 

 

Scène V

 

MONTAIGLIN, MADAME GUICHARD

 

MADAME GUICHARD, entrant comme chez elle et s’arrêtant devant Montaiglin.

Ah ! c’est vous, commandant !

MONTAIGLIN.

Oui, madame ; qu’y a-t-il pour votre service ?

MADAME GUICHARD.

Octave n’est pas ici ?

MONTAIGLIN.

Il n’est pas loin. Il va venir tout à l’heure.

MADAME GUICHARD.

C’est que j’ai hâte de le voir.

MONTAIGLIN.

Que vous arrive-t-il ?

MADAME GUICHARD.

Je viens le chercher, lui et Adrienne, comme c’est convenu.

MONTAIGLIN.

Je suis désolé, madame, que vous ayez pris la peine de revenir pour cet objet ; nous garderons décidément Adrienne...

MADAME GUICHARD.

Malheureusement, moi, j’ai décidé que je l’emmènerais avec moi, et, quand je me suis mis quelque chose dans la tête, ça tient bien, et je vais jusqu’au bout. Je suis partie d’ici tantôt, bien résolue à me charger de cette petite, autant dans son intérêt que dans le mien. C’était une garantie !... mais, quand j’ai eu appris qu’Octave m’avait fait un nouveau mensonge, cela m’a décidée encore plus, et, ce que je n’aurais peut-être fait que dans quelques jours, je l’ai fait tout de suite.

MONTAIGLIN.

Et quel était ce nouveau mensonge d’Octave ?

MADAME GUICHARD.

Il m’avait dit que la mère de sa fille était morte.

MONTAIGLIN.

Eh bien ?

MADAME GUICHARD.

Eh bien, elle ne l’est pas. Oh ! je suis une femme expéditive et de précaution. Pendant que je le suivais ici, ce matin, j’envoyais un homme sûr et malin, avec de l’argent, chez ces paysans de Rueil, que je n’avais pas eu le temps d’interroger moi-même, et, en traversant Paris, j’ai revu mon messager. Les paysans, furieux qu’on leur eût repris l’enfant tout à coup, sans dire ce qu’on en faisait, et probablement sans leur payer leurs soins et leur silence le prix qu’ils les estimaient, ces paysans ne demandaient pas mieux que de parler, et ils ont dit que la mère n’était pas morte du tout, et qu’elle venait souvent, très souvent, revoir l’enfant. Ils ne l’ont cependant pas vue depuis quelques mois...

MONTAIGLIN.

Mais ils ont dû dire qu’Octave ne venait jamais avec elle.

MADAME GUICHARD.

Ça, c’est vrai, puisqu’il n’est pas venu plus de cinq ou six fois en tout ; mais c’était peut-être une malice pour ne pas la compromettre ; car il paraît que c’est une femme comme il faut, jeune encore et très jolie ; et elle aime son enfant. Eh bien, son enfant, elle ne le reverra plus, ou si elle veut la revoir, elle viendra la voir chez moi, puisque c’est moi la mère, maintenant.

MONTAIGLIN.

Je ne comprends pas.

MADAME GUICHARD.

C’est pourtant bien simple. Le Code est un bon garçon, il permet à ceux qui ont des enfants de ne pas les reconnaître ; mais il permet à ceux qui n’en ont pas de reconnaître ceux des autres. J’ai reconnu l’enfant. Marie-Pauline-Adrienne, père et mère inconnus, est ma fille ; voici l’acte de reconnaissance.

Elle lui donne un papier.

MONTAIGLIN.

Eh bien, chère madame, vous avez fait un faux.

MADAME GUICHARD.

Légal.

MONTAIGLIN.

Mais qui peut être attaqué.

MADAME GUICHARD.

Par qui ?

MONTAIGLIN.

Par le père.

MADAME GUICHARD.

Il s’en gardera bien.

MONTAIGLIN.

Ne vous y fiez pas.

MADAME GUICHARD.

Vous croyez qu’Octave ? Ah ! je voudrais bien voir ça !

MONTAIGLIN.

Octave n’est pas le père d’Adrienne.

MADAME GUICHARD.

Octave n’est pas le père d’Adrienne ? Il m’a avoué tantôt qu’il l’était !

MONTAIGLIN.

Après vous avoir dit qu’Adrienne était la fille d’un de ses amis.

MADAME GUICHARD.

C’était faux !

MONTAIGLIN.

C’est-à-dire que vous n’avez pas voulu le croire ; alors, pour vous punir de votre jalousie et de vos soupçons, il vous a raconté une histoire où il n’y a pas un mot de vrai. Bref, Octave a en effet rendu service à un ami, voilà tout.

MADAME GUICHARD.

Et cet ami ?

MONTAIGLIN.

C’est moi.

MADAME GUICHARD.

Vous, commandant ! La preuve ?...

MONTAIGLIN.

La preuve, c’est que j’ai reconnu ma fille.

MADAME GUICHARD.

Vous l’avez reconnue ?

MONTAIGLIN.

Il y a une heure : et voici mon acte de reconnaissance à lui, contresigné par mes deux témoins, dont l’un est Octave, comme vous voyez.

MADAME GUICHARD, abasourdie.

Mais alors ! En voilà une histoire ! Mais alors, dites donc, commandant, me voilà compromise sur les registres de l’état civil, des registres tout neufs. Je voulais bien avoir eu un enfant avec Octave, car je le lui aurais fait reconnaître aussi, mais pas avec un autre.

MONTAIGLIN, s’efforçant de sourire.

Je n’en dirai rien.

MADAME GUICHARD.

Excepté à madame de Montaiglin, car enfin, il faut qu’elle sache que je suis innocente. Octave saura bien à quoi s’en tenir, lui ; mais, si on vient à apprendre, ça lui fera une position embarrassante.

Un temps.

C’est égal, c’est drôle. Si on m’avait dit ce matin que j’avais eu un enfant avec vous, je ne l’aurais jamais cru. Comme les choses arrivent, hein ! On ne saurait être trop sur ses gardes. Nous aurions beau donner notre parole, jurer nos grands dieux que ce n’est pas vrai, on ne nous croirait pas. Fiez-vous donc aux apparences, et aux états civils ! Mais Octave, lui, qui sait que je suis toute de premier mouvement, il aurait dû prévoir que j’allais faire quelque sottise et me dire la vérité.

MONTAIGLIN.

Ce n’était pas son secret et je lui avais fait jurer de n’en jamais dire un mot à personne, et franchement personne ne pouvait deviner...

MADAME GUICHARD.

Mais pourquoi avait-il amené justement ici cette enfant dont vous vouliez cacher l’existence à votre femme ?

MONTAIGLIN.

Parce qu’il avait trouvé une combinaison excellente pour que je pusse avoir toujours l’enfant avec moi ; il amenait Adrienne ici comme si elle était réellement sa fille, et il nous priait, madame de Montaiglin et moi, puisque nous n’avons pas d’enfant, de nous en charger et de l’élever.

MADAME GUICHARD.

C’était ingénieux.

MONTAIGLIN.

Oh ! très ingénieux.

MADAME GUICHARD.

Madame de Montaiglin aurait pu lui dire : « Pourquoi ne chargez-vous pas plutôt votre femme que nous de votre enfant ? »

MONTAIGLIN.

Madame de Montaiglin adore les enfants, elle n’y a pas même pensé.

MADAME GUICHARD.

Et puis...

MONTAIGLIN.

Et puis ?

MADAME GUICHARD.

Et puis Octave aura donné pour raison qu’il épousait une femme jalouse, colère, despotique.

MONTAIGLIN.

Non ! il a dit simplement à ma femme qu’il craignait de vous faire de la peine et que, plus tard... Bref, il m’a aidé à jouer mon rôle.

MADAME GUICHARD.

Et il m’a bien dépistée aussi. Enfin, c’était pour vous rendre service ; il avait promis le secret, il a tenu sa parole, il a bien fait. C’est très bien. Il est capable d’être sérieux et discret, ça me fait plaisir, et ça excuse bien des choses ; j’aime mieux qu’il ait menti quand il m’a dit qu’il avait un enfant, que lorsqu’il m’a dit qu’il n’en avait pas.

MONTAIGLIN.

Vous l’aimez donc beaucoup ?

MADAME GUICHARD.

C’est ridicule à mon âge et avec une frimousse comme celle-là, mais le cœur est en dedans et il ne sait pas comment le visage est fait. Que voulez-vous ! je n’ai jamais eu de famille, j’ai beaucoup pâti dans ma jeunesse ; je me suis rattrapée un peu depuis ; enfin, j’ai besoin d’aimer. Je crie beaucoup, j’ai l’air d’être très méchante ; au fond, je ne le suis pas. Il n’y a qu’une chose qui me révolte, c’est le mensonge. Moi, je dis toujours ce que j’ai sur la conscience. Quand j’ai appris tantôt que la mère vivait, après qu’il m’avait dit qu’elle était morte, je n’ai eu qu’une idée, j’ai cru n’avoir qu’une idée, celle de me venger. Et puis, quand j’ai été à la mairie, quand j’ai vu cet acte de naissance, sans parents, sec et glacé comme un décès, je me suis rappelé ma naissance, à moi, qui a été à peu près la même, et je me suis attendrie sur cette petite, que je n’ai jamais vue et que je détestais deux heures auparavant. J’ai fait le vœu d’être bonne pour elle. Voilà comme je suis. Drôle de femme, n’est-ce pas ? Et je lui apportais des cadeaux, à cette enfant, des robes, des petits bijoux. C’est là dans ma voiture. Faites-la-moi venir, commandant, que je lui donne ses petites affaires, que je la voie enfin, ma fille, notre fille, et que je me sauve comme une maladroite qui est venue se mêler de ce qui ne la regardait pas. Ah ! la drôle d’histoire ! J’en aurai eu des aventures, moi, dans ma vie !

MONTAIGLIN, lui tendant la main.

Madame Guichard, vous êtes une brave femme.

MADAME GUICHARD.

Trop vive... trop tendre et trop passionnée. Mais, si j’avais eu un peu d’éducation, un peu d’instruction, un peu d’argent pour commencer, on aurait fait quelque chose de moi. Merci, monsieur de Montaiglin, ça me fait plaisir, ce que vous me dites là, parce que, vous aussi, vous êtes un brave homme. S’il y avait seulement un homme comme vous sur cent, le monde pourrait encore se tirer d’affaire. Dites donc ! quel malheur que notre aventure ne soit pas vraie ! mais vous n’auriez pas voulu de moi, ou vous m’auriez plantée là encore plus vite que vous n’avez fait de l’autre. Ce qui m’étonne, même, c’est que vous l’ayez prise un moment, l’autre. Cela ne sied pas à votre grande mine d’avoir trompé un mari, de lui avoir pris sa femme et d’avoir eu un enfant en cachette sans lui donner tout de suite votre nom. Ça n’a pas l’air d’être fait pour vous, ces choses-là... C’est bon pour nous, le commun des martyrs !... La jeunesse... l’entraînement... Et puis vous étiez un beau garçon. Et nous sommes si persévérantes, si opiniâtres, quand l’amour nous tient ! Enfin, vous avez failli aussi comme nous, ça nous relève un peu.

MONTAIGLIN, à part.

Étrange femme !...

MADAME GUICHARD.

Est-ce que vous voudrez bien être le témoin d’Octave ?

MONTAIGLIN.

Impossible, je pars demain.

MADAME GUICHARD.

C’est juste ; mais vous permettrez que je vienne, en votre absence, voir ma fille de temps en temps ?

MONTAIGLIN.

Madame de Montaiglin et Adrienne partent avec moi. Je dois séjourner un au ou deux dans une de nos colonies et je ne veux pas rester si longtemps loin d’elles, maintenant surtout.

MADAME GUICHARD.

N’importe, je voudrais la voir, madame de Montaiglin, avant de sortir d’ici, et lui demander pardon de la manière dont je m’y suis présentée et conduite. Vous lui expliquerez bien le quiproquo, n’est-ce pas ?

MONTAIGLIN.

Oui, je vais vous envoyer ma femme avec Adrienne. Madame Guichard, soyez heureuse, vous le méritez, et je vous le souhaite bien sincèrement...

MADAME GUICHARD.

Vous avez encore quelque chose à me dire ?

MONTAIGLIN, hésitant un moment.

Non ! rien...

Il sort.

 

 

Scène VI

 

MADAME GUICHARD, puis OCTAVE

 

MADAME GUICHARD, seule.

Il voulait dire quelque chose qu’il n’a pas dit. Il était ému, embarrassé, presque triste ; il n’y a pas de quoi cependant, puisque tout s’arrange comme il le désirait. Pourquoi emmène-t-il sa femme ? Sans doute pour que l’autre ne vienne pas faire des scènes ici, quand elle verra qu’on lui a pris son enfant. Tout ça est un peu bizarre.

À Octave qui entre.

Ah ! te voilà, toi !

OCTAVE.

Oui, je venais pour vous dire...

MADAME GUICHARD.

Je sais tout. Je viens de voir M. de Montaiglin. C’est lui le père. Je t’avais accusé à tort, mais tu aurais bien pu avoir assez de confiance en moi pour me dire la vérité : ça m’aurait évité la sottise que j’ai faite.

OCTAVE.

Quoi donc ?

MADAME GUICHARD.

J’ai reconnu Adrienne à Paris, pendant que M. de Montaiglin la reconnaissait ici.

OCTAVE, jouant l’étonnement.

Et pourquoi avez-vous fait ça ?

MADAME GUICHARD.

Pour te prouver que je t’aimais jusque dans l’enfant d’une autre.

OCTAVE.

Vous ne changerez jamais. Toujours des coups de tête ! Et le commandant, qu’est-ce qu’il a dit ?

MADAME GUICHARD.

Il m’a paru plus sérieux qu’il ne convenait. Allons, il paraît que vous êtes tous les mêmes.

Un temps.

Tu sais, je suis un peu curieuse. Tu ne connais pas la mère ?

OCTAVE.

Quelle mère ?

MADAME GUICHARD.

La mère de l’enfant, la vraie ?

OCTAVE.

Non.

MADAME GUICHARD.

Tu ignores son nom ?

OCTAVE.

Absolument. Je sais que c’est une femme du monde, voilà tout.

MADAME GUICHARD.

Tu ne l’as jamais rencontrée ?

OCTAVE.

Où cela ?

MADAME GUICHARD.

Chez les gens de Rueil ?

OCTAVE.

Jamais. Elle y allait donc ?

MADAME GUICHARD.

Oui.

OCTAVE.

Comment le savez-vous ?

MADAME GUICHARD.

Ils ont parlé. Je leur ai envoyé quelqu’un. Je voulais tout savoir.

OCTAVE.

Moi, je n’y suis allé que quatre ou cinq fois seulement quand le commandant m’écrivait d’y aller.

MADAME GUICHARD.

On t’y appelait monsieur Alphonse... Pourquoi ?

OCTAVE.

Parce que je ne voulais donner ni mon nom, ni mon adresse... Ces gens auraient pu croire...

MADAME GUICHARD.

Regarde-moi bien.

OCTAVE.

Je vous regarde.

MADAME GUICHARD.

Tu me jures...

OCTAVE.

Ah ! bon, voilà que ça vous reprend !

MADAME GUICHARD.

Tu me jures que tout cela est bien la vérité ?

OCTAVE.

Quel intérêt le commandant aurait-il, je vous le demande, à reconnaître un enfant qui ne serait pas le sien ?

MADAME GUICHARD.

Je l’ai bien reconnue cette petite, moi qui ne l’ai jamais vue.

OCTAVE, riant.

Mais vous... vous êtes folle.

MADAME GUICHARD.

Peut-être.

OCTAVE.

Maintenant, allons-nous-en.

MADAME GUICHARD.

Tu es bien pressé.

OCTAVE.

Nous ne pouvons pas rester éternellement ici.

MADAME GUICHARD.

Mais je croyais que le commandant t’avait invité à dîner.

OCTAVE.

Oui... Mais...

MADAME GUICHARD.

Tu l’as oublié ?

OCTAVE.

Non. Mais, quand il m’a invité, vous n’aviez pas...

MADAME GUICHARD.

Vous n’aviez pas ?...

OCTAVE.

Vous n’aviez pas fait ce que vous avez fait.

MADAME GUICHARD.

Je n’avais pas fait une action dont il doit m’être reconnaissant toute sa vie, et j’ignorais que tu lui avais rendu un grand, très grand service depuis dix ans. Il n’y a pas là de quoi nous sauver comme des voleurs, surtout quand l’un des deux est invité à dîner et que l’autre a l’envie et a bien le droit de l’être aussi. Que le commandant me retienne avec toi, voilà ce qui est naturel, et...

À part.

voilà ce qui ne se fait pas cependant. Il y a quelque chose... on me ment... on me trompe... c’est dans l’air.

 

 

Scène VII

 

MADAME GUICHARD, OCTAVE, RAYMONDE, ADRIENNE, puis MONTAIGLIN

 

RAYMONDE, faisant un très gros effort sur elle-même, pour paraître calme et sincère.

Mon mari vient de me faire connaître, madame, la bonne pensée que vous avez eue au sujet de cette enfant, à qui j’apprendrai à vous être reconnaissante, comme si elle était, réellement ce que la loi l’a faite. Je regrette seulement que l’explication que nous avons eue aujourd’hui, M. de Montaiglin et moi, nous ne l’ayons pas eue plus tôt ; vous n’auriez pas trouvé l’occasion, il est vrai, de donner une grande preuve de cœur, mais aussi, vous n’auriez pas eu les embarras d’une situation tout à fait exceptionnelle. Heureusement, tous les intéressés savent à quoi s’en tenir sur votre compte, et ce bon mouvement vous portera bonheur.

MADAME GUICHARD.

Alors, vous voulez bien me donner la main, madame ?

RAYMONDE.

De grand cœur.

Elle lui donne la main.

MADAME GUICHARD, à part.

Sa main tremble.

RAYMONDE, désignant Octave.

Il me reste à remercier monsieur qui s’est intéressé à cette petite et qui a été forcé de vous faire un mensonge que vous lui pardonnerez, je pense, comme moi.

À part.

J’étouffe !...

Haut.

Adrienne... va embrasser monsieur, qui ne te devait rien et à qui tu dois beaucoup, surtout depuis ce matin.

ADRIENNE, à Octave en lui tendant le front.

Merci, monsieur Alphonse.

MADAME GUICHARD, en regardant Montaiglin qui va entrer en scène, dit à Octave.

Embrasse-la donc, cette enfant, puisqu’elle te tend le front, et que tu as été son père – un moment.

MONTAIGLIN, très simplement.

Madame a raison ; embrasse-la.

Bas, à Raymonde.

Encore un peu de courage.

RAYMONDE, à Adrienne.

Et maintenant, va embrasser madame.

ADRIENNE.

Très volontiers.

MADAME GUICHARD, à part.

La petite se troublera bien, que diable !

Haut.

Vous savez, ma chère enfant, que je viens vous chercher ?

ADRIENNE, simplement, et tout en faisant signe à Raymonde de ne rien craindre, qu’elle se rappelle les recommandations du second acte.

Pour aller où ?

MADAME GUICHARD.

Chez moi...

ADRIENNE.

Pour combien de temps ?

MADAME GUICHARD.

Pour toujours.

ADRIENNE.

Est-ce que vous m’emmènerez aujourd’hui ?

MADAME GUICHARD.

Quand vous voudrez.

ADRIENNE.

Demain alors ; aujourd’hui, vous resterez avec nous.

MADAME GUICHARD.

Cela ne vous fait donc pas de peine de quitter cette maison ?

ADRIENNE.

Cela m’a fait de la peine de quitter celle où j’étais depuis ma naissance.

Montrant Raymonde.

Madame a été très bonne pour moi depuis ce matin ; mais, puisque vous voulez bien vous charger de moi et que je n’ai pas de parents, je vous suivrai avec bonheur ; vous m’amènerez quelquefois ici ?

MADAME GUICHARD.

Vous m’aimerez un peu ?

ADRIENNE.

Je vous aime déjà.

MADAME GUICHARD.

Ne me dites pas cela ; je vous regretterais trop. Car je vais vous dire la vérité : vous resterez toujours avec monsieur et madame.

Bas.

Elle ne bronche pas.

Haut.

Et nous ne nous reverrons probablement plus.

ADRIENNE, comme émue.

Pourquoi ?

MADAME GUICHARD.

Parce que le commandant va emmener sa femme et que sa femme tient à vous garder ; mais, si vous avez besoin de moi, je viendrai vous rejoindre ; car, enfin, je suis votre mère ; la seconde, la troisième ; enfin, j’en suis une, ça peut servir à l’occasion.

ADRIENNE.

Vous aussi, vous m’écrirez, je sais lire ; vous me direz où vous serez, et je vous promets d’aller tout de suite à vous si le malheur voulait que je fusse de nouveau orpheline et que je perdisse mon père et...

MADAME GUICHARD, croyant qu’Adrienne va se trahir.

Et... ?

ADRIENNE, montrant Raymonde.

Et madame.

MADAME GUICHARD, bas.

Ils mentent tous ! Pourquoi ? Il faudra bien qu’ils se trahissent.

Haut.

Pour vous encourager à me suivre, je vous avais apporté quelques petits présents ; je les ai laissés dans ma voiture, qui est restée à la grille. Voulez-vous aller les chercher ?

Adrienne sort.

Allez, courez. Dites au cocher de vous porter ce paquet. Les chevaux sont sages, ils ne bougeront pas. Comme elle court !

Avec un cri d’effroi.

Ah ! mon Dieu !

RAYMONDE.

Qu’est-ce qu’il y a ?

MADAME GUICHARD.

Elle est tombée, elle est pleine de sang.

RAYMONDE, poussant un cri déchirant et sa précipitant vers la porte.

Ah !

MADAME GUICHARD, l’arrêtant.

Allons donc ! vous êtes la mère ! J’en étais sûre. Ne vous inquiétez pas. Elle n’a pas de mal. J’ai fait comme vous ; j’ai menti. Je voulais que vous vous trahissiez.

MONTAIGLIN.

Madame...

MADAME GUICHARD.

Ne craignez rien ; je sais ce que je fais.

À Octave, qui fait un mouvement.

Tu m’as donc crue bien bête ? Je comprends tout. Cette enfant, c’est ta fille, et tu l’as laissée à des mercenaires, et tu allais la voir une fois tous les deux ans ; cette femme, tu l’as séduite, tu l’as rendue mère et tu l’as abandonnée ; cet homme, qui était ton ami, tu l’as contraint, pour sauver l’honneur de sa femme, à reconnaître ton enfant. Et tu as signé comme témoin, toi, le père ! misérable ! Et tout cela pour pouvoir faire le beau avec l’argent de Victoire, l’ancienne fille d’auberge ! L’honneur de l’une et les pièces de cent sous de l’autre... rien que ça ! Et les lois pour empocher ces infamies, où sont-elles ? Il n’y en a pas. On a oublié de les faire. Et, d’ailleurs, c’est l’amour ! Voilà l’homme ! ou plutôt les hommes. Car l’homme, celui qui mérite ce nom, le chef, le guide, le maître, le sauveur, le voilà !

Elle montre Montaiglin.

Comme c’était difficile à deviner, à sentir, que c’était lui l’honnête homme, et toi le gredin ! Quand on pense que j’allais épouser ce pierrot-là... Allons, va-t’en... Je t’assommerais ; j’ai fendu plus dur que toi à l’auberge du Lion d’or. Tu vas quitter la France, et que je ne t’y rencontre jamais. Tu peux garder tout ce que tu as reçu de moi. Et, maintenant, file !

Adrienne est rentrée avec ses paquets pendant les dernières lignes.

MONTAIGLIN, à Octave, froidement.

Tu peux te retirer.

Octave sort en s’essayant faussement les yeux.

MADAME GUICHARD.

Oh ! tu peux faire semblant de pleurer ; c’est bien fini.

À Raymonde et à Montaiglin.

Je vous demande pardon, mais j’avais besoin de me soulager ; ça va mieux. Enfin ! me voilà veuve d’un mari que je n’ai jamais eu, et mère d’un enfant qui n’est pas de moi ; ça me suffit. Toi, ma petite, je t’ai fait peur. J’ai trop crié ! Je ne recommencerai plus, et je t’aimerai bien, de loin, puisque tu vas partir ; mais nous nous reverrons, plus tard, quand ton père sera sûr que je suis une bonne femme. Ce matin, tu n’avais pas de famille ; ce soir, tu as un père comme il y en a peu et deux mères, et deux bonnes, je t’en réponds. Tu ne comprends pas grand-chose à tout cela. Tant mieux. Laisse-toi aimer, ça t’expliquera tout.

MONTAIGLIN.

Ô cœur humain, changeant comme la mer, profond comme le ciel, mystérieux comme l’infini !

Tendant la main à madame Montaiglin.

Ma femme !

À madame Guichard.

Mon amie !

MADAME GUICHARD, émue et reconnaissante.

Ah ! commandant !

MONTAIGLIN, embrassant Adrienne.

Ma fille !

ADRIENNE, embrassant Montaiglin.

Mon père !

Revenant embrasser madame Guichard.

Ma mère !

Sautant au cou de Raymonde.

Maman !


[1] En 1832, le nombre des inculpés d’avortement ou d’infanticide était de 885 ; en 1862, il était de 1720. Et combien d’avortements et d’infanticides restés inconnus ! Il faut aussi ajouter à ce chiffre celui des enfants mort-nés illégitimes, c’est-à-dire de ceux que les découvertes scientifiques modernes permettent d’aller tuer avant qu’ils naissent dans le sein de leur mère, et sans que le crime laisse de traces. Ces enfants mort-nés étaient en 1839 de 27 490 ; en 1873 (après la perte de deux provinces et l’abaissement de la population de 38 millions à 36 millions), ils ont été de 44 487. Enfin, sur la totalité des naissances, la proportion des mort-nés de 1865 à 1873 a été de 1 sur 19 pour les naissances illégitimes ; cette proportion a été de 1 sur 11 en 1874. Sur un chiffre de 781 000 naissances, on a compté près de 45 000 mort-nés, où le crime s’en donne certainement à son aise. De 1868 à 1870, la mortalité des enfants illégitimes s’est élevée dans une proportion de 100 à 207 ; il meurt chaque année en France de 100 000 à 120 000 enfants envoyés en nourrice, 50 000 enfants trouvés, 50 000 dans les premiers mois de leur retour dans la famille, c’est-à-dire un total de 200 000 à 220 000 enfants par an, enfin, sur 1 million d’enfants qui naissent par an, chez nous il en meurt du jour de leur naissance à la première année accomplie 360 000. (Consulter à ce sujet le livre du docteur Brochard : La vérité sur les enfants trouvés et le rapport de M. Bérenger au Sénat sur le rétablissement des tours.)

[2] Au moment même où je corrige les épreuves de ces dernières lignes, je lis celles-ci dans un journal (23 janvier 1879) :

« Nous trouvons dans le Voltaire un appel adressé aux Femmes de France par plusieurs personnes qui ne sont pas contentes de leur sort. Ce n’est pas la première fois que nous avons à reproduire des appels semblables, mais c’est toujours drôle :

« Après ce dernier triomphe de la République, voici venir l’heure de conquérir notre liberté. La question politique tranchée, on va s’occuper de la question sociale. Si nous ne sortons pas de notre indifférence, si nous ne réclamons pas contre notre situation de mortes civiles, la liberté, l’égalité viendront pour l’homme ; pour nous, femmes, ce sera toujours de vains mots.

« Les ministères se succéderont ; la République de nom deviendra République de fait. Si la femme se contente d’être résignée, elle continuera sa vie d’esclave, sans pouvoir se rendre indépendante de l’homme, dont le droit seul est reconnu, le travail seul rétribué.

« FEMMES DE FRANCE,

« Trois projets de loi qui nous concernent sont en ce moment soumis aux Chambres. Eh bien ! pas une de nous ne pourra les soutenir ou les amender. Une assemblée d’hommes va faire des lois pour les femmes comme on fait des règlements pour les fous. Les femmes sont-elles donc des folles auxquelles on puisse appliquer un règlement ?

« L’homme fait les lois à son avantage, et nous sommes obligées de courber le front sans rien dire. Parias de la société, debout ! Ne souffrons plus que l’homme commette ce crime de lèse-créature, de donner à la mère moins de droit qu’à son fils. Entendons-nous pour revendiquer la liberté et la faculté de nous instruire, la possibilité de vivre indépendantes en travaillant, la libre accession de toutes les carrières pour lesquelles elles justifieront des capacités nécessaires.

« L’association, et non la subordination dans le mariage ;

« L’admission des femmes aux fonctions de juges consulaires, de juges civils et de jurés ;

« Le droit d’être électeur et éligible dans la commune et dans l’État.

« Femmes de Paris, il ne tient qu’à nous de changer notre sort. Affirmons nos droits, réclamons-les avec persévérance et insistance. Nos sœurs de la province nous suivront, et les républicains sincères nous donneront leur concours à la tribune et au scrutin, parce que tous savent qu’émanciper la femme, c’est affranchir la génération naissante, c’est républicaniser le foyer. »

Le rédacteur du journal qui a cité cette proclamation trouve cela drôle. S’il est encore de ce monde dans vingt ans, il reconnaîtra que cela n’était pas si drôle qu’il le croyait le 23 janvier 1879.

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