La Question d'argent (Alexandre DUMAS Fils)

Comédie en cinq actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 31 janvier 1857.

 

Personnages

 

RENÉ DE CHARZAY

JEAN GIRAUD

DE RONCOURT

DURIEU

DE CAYOLLE

ÉLISA DE RONCOURT

MADAME DURIEU

LA COMTESSE SAVELLI

MATHILDE DURIEU

DOMESTIQUES

 

La scène est à Paris. Au premier et au deuxième acte, chez Durieu ; au troisième, chez Roncourt ; au quatrième, chez la comtesse ; au cinquième, chez Durieu.

 

 

À CHARLES MARCHAL

 

Accepte la dédicace de cette comédie. Je te l’ai destinée entre toutes, parce que mieux qu’une autre elle te rappellera le bon temps : notre jeunesse alerte, insouciante, un peu folle, et cette petite maison de la rue de Boulogne où nous avons tant ri, où, durant trois années, j’ai pu me dire complètement heureux. Te souviens-tu de ton premier mot, chaque fois que tu rouvrais ma porte : « Es-tu toujours complètement heureux ? » et de ma réponse, toujours la même : « Complètement ! » C’est le soleil de ces jours-là que Josué aurait dû arrêter jusqu’à la fin de la victoire. Il n’a renouvelé ce miracle que pour toi. Tu es resté jeune de corps, de cœur et d’esprit. Ton intelligence et ton talent ont grandi sans dépouiller ta jeunesse et sans altérer ta bonne humeur. Ta robuste nature vit en intimité avec tous les éléments, en camaraderie avec toutes les choses. Tu parcours l’existence comme un lion parcourt la plaine, sûr de ta force, ferme sur tes jarrets, le nez au vent, l’œil ouvert aux quatre coins du ciel. Tu n’as pas cette philosophie acquise dans l’expérimentation et l’étude des hommes, qui épuise le corps, qui ride le front, qui appauvrit le sang, jusqu’à ce qu’elle ait renouvelé l’âme ; tu as ce calme souriant des organisations en équilibre qui peuvent se projeter incessamment au dehors, parce qu’elles se reprennent et se reconstituent immédiatement dans tout ce qui les entoure. Les malheurs et les méchants les attaquent sans les entamer ; elles sont semblables à ces rochers de granit que la mer couvre pendant la tempête de ses vagues furieuses, qu’elle croit noyer, qu’elle lave et qui reparaissent ensuite au soleil plus polis et plus luisants. L’adversité fait briller ceux qu’elle ne peut abattre. Tu l’as prouvé quand il le fallait. Garde-toi donc tel que tu es le plus longtemps possible. Ta santé est un si bel exemple ! et que de consolations pour ceux qui te connaissent, rien que dans le spectacle de ta gaieté !

Cependant, ne crains rien, et ne va pas croire que cette préface soit une élégie. Je n’ai pas à me plaindre du sort et ne me plaindrais pas de lui quand même. J’ai quelquefois regardé la vie trop en face ; elle m’a contraint à froncer le sourcil et à baisser les yeux : mais, à l’occasion, je retrouve encore le bon rire d’autrefois, surtout au printemps. Le printemps est ma maison. Il a toujours sur moi la même influence, et je ne saurais voir la première feuillée des branches sans être pris du besoin de courir aux champs.

Ce n’est pas que je sois un adorateur de la nature pour la nature elle-même : je ne tombe pas en extase devant elle, je l’avoue ; au contraire, elle m’attriste, elle me trouble, elle m’évapore ; la solitude m’inquiète ; l’infini me trouble. L’homme m’y paraît si petit, qu’il ne mérite plus la peine d’être observé ; il n’y est qu’un mouvement comme un autre, qu’un point plus grand qu’un mouton, plus petit qu’un moulin. Dieu s’impose trop quand il est sans intermédiaire ; il est trop direct, trop grand ! il aveugle l’œil humain, qui ne voudrait regarder que la créature, et il abîme et soumet dans la contemplation, dans le rêve, dans l’impuissance, l’esprit qui avait résolu de s’en tenir aux formes tangibles et aux proportions calculables. Je ne veux pas encore le regarder de si près. Mais, dans ce silence, dans cette solitude, dans cet infini, je cherche et trouve ce dont j’ai besoin : l’air vivace, les émanations saines, l’exercice, le repos, la reprise de forces nécessaires pour me rejeter ensuite dans l’humanité. Le droit de marcher à grands pas, de m’étendre sous les arbres ou dans l’ombre des meules, de me rouler sur les foins, de ramer, de nager en pleine eau, de porter une blouse, de ne parler qu’à des gens qui se soucient peu de ce que j’ai dans la cervelle, de redevenir enfant, en un mot, voilà tout ce que je demande à la campagne, et voilà comment je la combats. Quant au toit qui m’abrite, il m’occupe peu, pourvu qu’il m’abrite, qu’il s’élève entre une rivière et un bois, et qu’il soit autre part que celui de l’année précédente. Aussi ai-je toujours eu en horreur l’idée de posséder cet ager rusticus tant vanté par les poètes. Le sol le plus enchanté me deviendrait odieux du moment que je m’y sentirais des racines. Si j’avais été le premier homme, j’aurais perdu le paradis à moi tout seul sans l’aide de la première femme ; je m’en serais enfui, bien avant que Dieu m’en chassât, – pour voir autre chose.

Et puis à quoi bon posséder ces arbres, ou cette pelouse, ou ce ruisseau, ou cette muraille ? Pourquoi borner ses regards et se fermer l’étendue ? Pourquoi se réduire, s’immobiliser, se faire plante quand on a des ailes, et regarder tourner son ombre autour de soi ? La vie, c’est l’action. Varions les aspects ! Changeons les perspectives ! Tâchons de laisser toujours où nous ne sommes plus les ruines et les décombres de notre passé ! Ne revenons pas où nous avons été heureux ; ne retournons pas où nous avons souffert ; n’essayons pas de revivre dans ce qui ne doit plus être. Il ne reste rien de nous dans ce que nous avons été ! Que le vent emporte où il veut, et que les autres foulent en riant nos feuilles tombées ! Pendant le voyage que nous accomplissons ici-bas, touchons d’un pied rapide et léger, d’un pied libre surtout, cette terre qui nous reprendra bien assez vite. On n’a jamais trop de place pour vivre, et on en a toujours assez pour mourir.

Avec de pareilles idées que tu connais mieux que personne, il va sans dire que mon moi vivant rencontre mon moi mort, sur toutes les routes. Je ne peux plus quitter Paris, que je pousse au midi, au nord, à l’est ou à l’ouest, sans retrouver un de mes anciens nids où d’autres font leur couvée. Je pourrais dater chacune des pièces de ce recueil d’un lieu différent. Février vient à peine de mourir : les premiers bourgeons des lilas parisiens éclatent au choc des premiers grêlons de mars, sous les rayons blancs d’un soleil frileux, et je me demande déjà où je pourrais bien aller : je m’éparpille toujours comme le passé, et, si je meurs l’été, ce sera bien certainement dans la maison d’un inconnu.

Puisque nous en sommes aux souvenirs, te rappelles-tu Sainte-Assise ? – Quel été nous avons passé là, en 1856, il y a douze ans, un tiers de la vie humaine ! Tu dois te rappeler que c’est là, en te jetant à toute volée sur une meule au pied de laquelle je lisais sans défiance, et en me tombant par conséquent sur la tête, que tu faillis envoyer ton ami chez les ombres. Est-ce Zéphire qui, jaloux de mon amitié pour toi, te lança sur ma tête comme il lança jadis le palet d’Apollon sur le front d’Hyacinthe ? C’est possible ; cependant, tu étais déjà gros à cette époque et lourd, je t’en réponds. Ce qui est certain, c’est que, pour dissimuler ton émotion sans doute, tu me fis une scène d’où il résultait que les meules sont faites pour qu’on saute dessus, non pour qu’on s’asseye dessous, et que c’était moi qui étais dans mon tort. Ne te vante pas d’avoir inventé ces sortes d’arguments ; ils datent de loin. Et ce beau poisson que j’avais tué d’un coup de fusil au moment où il apparaissait à fleur d’eau avec une étourderie qui m’a toujours étonné de la part d’un poisson (le poisson est défiant, disent les pêcheurs). Je le tuai cependant, comme une alouette, et il coula droit au fond de l’eau. Nous voyions son ventre d’argent miroiter entre deux pierres. Il semblait qu’il n’y eût qu’à étendre la main pour le saisir. Tu retroussas ta manche et tu plongeas le bras. La transparence de l’eau nous avait trompés. Tu ne pouvais atteindre le mort sans mouiller ta chemise. Tu l’ôtas, c’était élémentaire, et, te mettant à plat ventre sur la berge, tu te penchas vers la rivière en me chargeant de te retenir par les pieds. C’était l’occasion ou jamais de te rendre la plaisanterie de la meule ; quand je te vis bien la tête en bas, au lieu de te retenir, je te poussai et tu tombas à l’eau, ce qui était moins dangereux que de recevoir sur la nuque un ami de cent quatre-vingts livres ; je te donnai pour raison en réponse à la tienne que les pieds ne sont pas faits pour se tenir en l’air et la tête en bas, et j’allai te rejoindre après avoir jeté nos effets dans notre canot, compagnon intelligent de nos courses nautiques. Nous nous en allâmes nageant tout droit devant nous. Tu me précédais à quelques brassées. Au bout de dix minutes, tu te retournas en me faisant signe de me taire et de te suivre dans une autre direction. En même temps, tu nageais vers de grandes herbes qui bordaient la terre, à l’ombre des saules et au milieu desquelles tu pris pied, ne laissant que ta tête sortir de l’eau. Je supprime la comparaison puisée dans le règne végétal qui me vint à l’esprit quand je vis ta grosse figure posée pour ainsi dire sur les larges feuilles aquatiques : j’allai tout doucement me placer à côté de toi et je cherchai à distinguer ce que ton doigt me montrait à travers les arbres. Était-ce un martin-pêcheur prêt à partir comme un éclair bleu, un couple d’amoureux ne se souciant plus des hommes, ou notre poisson ressuscité qui se moquait de nous sur la rive ? Non ; c’était une jeune fille de dix-huit ans à peu près, sans autre voile que ses cheveux noirs plus épais que longs, dénoués et tombant sur ses épaules. Ton œil de peintre l’avait aperçue de loin se jouant dans les eaux transparentes comme Diane dans la vallée de Gargaphie. Elle était seule et paraissait accomplir l’acte le plus simple du monde. Elle ne regardait même pas si quelqu’un pouvait la voir. Elle avait déposé tous ses vêtements sur le gazon, et, ne sachant pas nager, elle se retenait, tantôt d’une main, tantôt de l’autre, à une branche de saule ; ou bien elle essayait de se laisser flotter, mais elle prenait peur bien vite et s’amusait alors à marcher contre le courant rapide qui nous avait amenés et qui bouillonnait autour de ses hanches en se divisant sur elle. Puis elle plongeait sa tête dans l’eau et reparaissait, le visage inondé de sa chevelure, les yeux fermés, toute frémissante et toute rose. Elle levait alors ses bras, écartait ses cheveux sur ses tempes et s’ébattait de nouveau. Quelque pose qu’elle prit, la lumière du jour faisait courir le long de son corps humide, souple et ferme, les luisants nacrés du saxe. Était-ce une impudique ou une innocente ? Toujours est-il que ce tableau inattendu nous reportait à trois mille ans, en pleine mythologie, et nous restions là, contemplant cette déesse jusqu’à ce qu’elle nous changeât en cerfs, qu’elle s’éloignât comme Vénus sur son char aérien, traîné par des colombes, ou, comme Europe, sur la croupe d’un taureau couronné de fleurs. Elle était digne de l’un et de l’autre. La première curiosité, la triviale, la basse, celle qui n’était pas de notre âge, cette première curiosité satisfaite, nous ne savions plus que faire de notre rôle d’Actéons impunis. Allions-nous troubler et insulter cette Suzanne ? C’eût été bon pour des vieillards d’Israël. Mieux valait nous en tenir à cette églogue naïve surprise dans le silence d’une belle matinée, car il était à peine six heures. Cependant nous étions des artistes, c’est-à-dire des hommes toujours un peu enfants, et l’aventure devait finir par une gaminerie. Nous arrachâmes les herbes autour de nous, nous nous en couvrîmes la tête et les épaules, et, semblables à des dieux marins visitant leur royaume, nous reprîmes majestueusement le large. Arrivés au milieu de la rivière, en vue de la baigneuse, nous poussâmes deux cris rauques comme des tritons soufflant dans leurs conques, mais sans tourner visiblement la tête de son côté. Elle se sauva vers le bord, qu’elle escalada en un clin d’œil et s’abrita un peu tard sous sa robe, qu’elle étendit devant son visage. Décidément, c’était une innocente. Nous continuâmes notre route sans autre allusion. Elle put croire que nous ne l’avions pas vue. De cette aventure, j’ai tiré la scène du bain dans l’Affaire Clemenceau. Et toi ? tu n’en as rien fait ! Ingrat !

Maintenant, comment me trouvais-je habiter ce pays primitif ?

Je l’avais tout bonnement rencontré dans les Petites Affiches. Voilà un journal ! Avec un peu de persévérance et d’attention, Christophe Colomb y aurait découvert l’Amérique. Quand mon idée de campagne me reprend au commencement d’avril, j’achète un numéro des Petites Affiches, je cherche à l’article Locations, et je trouve toujours.

C’est ainsi que j’avais lu : « Charmant pavillon à louer à Sainte-Assise, entre la Seine et les bois, à trois kilomètres de la station de Cesson, chemin de fer du Midi. » Je n’avais pas perdu une minute et j’étais parti pour visiter ce lieu enchanté, qui promettait tant et qui devait tenir encore plus qu’il ne promettait, comme tu devais le voir toi-même et comme tu vas le voir encore.

Arrivé à Cesson, je demande ma route. On me l’indique à travers les bois et me voilà marchant enfin au grand air, en pleine solitude, libre de chanter à tue-tête, d’ôter mon habit et de faire le moulinet avec ma canne, sans craindre d’être pris pour un fou et d’être arrêté par les sergents de ville. Je marchais ! pas de maison. C’était bien là le voisinage que je désirais autour de celle que je voulais habiter. Cependant, deux ou trois fois il m’avait semblé me reconnaître, comme on dit. Le paysage ne m’était pas nouveau ; où avais-je vu ces arbres-là ? Ils avaient l’air de me dire bonjour. Leur silhouette me rappelait quelque chose. Le terrain même avait des échos en moi ! Cesson ? Cesson ? Ce mot ne me rappelait pourtant rien. Mais voilà un ravin où je suis descendu jadis, à moins que je ne rêve : ce petit ruisseau qui joue le torrent sur ces cailloux qui se croient des rochers, j’ai sauté par-dessus ; mais quand ? et où ? Si c’est ici, il doit y avoir un village à gauche, quand la route tourne. Je le vois encore dans les brouillards de ma mémoire. La route tourne, voilà le village-là bas ! C’est trop fort ! Voilà aussi un cimetière que je me rappelle très bien, ainsi que les enfants qui courent au milieu des tombes et que j’y ai toujours vus. Je m’approche d’eux pour leur demander le nom du pays. Ils se sauvent. Ils sont plus familiarisés avec les morts qu’avec les vivants, à ce qu’il paraît. Mais, au fait, le nom du village doit être inscrit sur la première maison. Dépêchons-nous ; je vois une plaque bleue : Seine-port... Comment ! Je suis ici à Seine-Port ? Je le crois bien que je devais m’y reconnaître. Est-ce possible ! Seine-Port ! Quel hasard ! Quel bonheur ! Seine-Port ! l’endroit que je désirais le plus revoir. Et Sainte-Assise ! c’est juste ! Sainte-Assise aurait dû me mettre sur la voie ! Comment ne me suis-je pas souvenu tout de suite ! Ces bois où j’ai tant joué, où j’ai tant couru jadis. C’est vrai, c’étaient les bois de Sainte-Assise ! Oublieux que je suis ! Un homme de trente ans a donc pu oublier ! Mon erreur vient (Il faut bien trouver une excuse) de ce qu’on arrivait autrefois à Seine-Port par le bateau à vapeur, tandis qu’aujourd’hui on y arrive par le chemin de fer. De mon temps, Cesson n’existait pas ; mais je prolongeais souvent ma promenade jusqu’à l’endroit où l’on a placé la station. Pourquoi aussi l’annonce de cette location ne portait-elle pas : « Près de Seine-Port ? » Ce n’est pas ma faute. Mais elle portait : « Sainte-Assise, » et je n’aurais pas dû oublier cette bonne petite sainte qui en prend bien à son aise si j’en crois son nom, et qui fut la confidente si discrète, disons le mot, de mon premier amour.

Rien n’est changé, il me le semble du moins. Oui, voilà bien le carré d’arbres où la fête avait lieu, en septembre, je crois. Et la maison de ce bon M. G..., avec sa grille verte, ses deux petits pavillons de briques, elle doit être sur la droite. La voici. Comme elle me paraissait grande autrefois ! comme elle me paraît petite à cette heure ! Bonjour, vieux puits où je tirais de l’eau ! Salut, modeste potager que j’arrosais ensuite. Poiriers que je visitais dès le matin, fraisiers que je dévastais eu cachette, vous souvenez-vous comme je me souviens ?

Sonnons. Un jeune chien aboie. L’autre ne pouvait pas toujours durer ! Quelles bonnes parties nous faisions ensemble. Pauvre bête ! Une servante se présente à la grille. 

– À qui appartient cette maison, mademoiselle ?

– À madame P...

– Et M. G..., son ancien propriétaire, qu’est-il devenu ? Le savez-vous ?

– Oh ! monsieur, je crois qu’il est mort depuis longtemps. Il avait été forcé de vendre, et il n’avait gardé qu’un petit pied-à-terre dans les environs, à Beaulieu.

– Et sa fille?

– Moi, je ne l’ai jamais vue, quoique je sois née dans le pays.

– Cette maison ne serait pas à louer, par hasard ?

– Oh ! non, monsieur.

– Merci, mademoiselle.

– Il n’y a pas de quoi.

Je referme la porte. Le chien aboie de nouveau. Je regarde encore une minute et je m’éloigne.

Je suis tout seul, personne ne me connaît, j’ai le droit de me souvenir tout à mon aise et de pleurer si j’en ai envie. Allons jusqu’au bout de la rue, tournons à gauche, puis à droite, il y avait là deux grands arbres plantés en avant du bois comme deux sentinelles. Voilà quinze ans que j’ai gravé deux chiffres sur leur écorce !

Voilà les arbres. Les chiffres y sont-ils encore ?

Effacés ! – Déjà !

L’homme est toujours fier d’avoir gravé son nom quelque part, fût-ce sur l’écorce d’un arbre, et toujours étonné quand il ne l’y retrouve plus.

Qu’est-ce que cette histoire ? Je vais te la dire.

J’avais seize ans, à peu près ; j’étais en pension. J’étais un grand, en chambre, mais je ne m’en mêlais pas moins pendant les récréations, aux jeux de mes camarades. L’un d’eux, âgé de huit ou neuf ans, fut battu par un plus âgé que lui. Je pris la défense du premier et battis le second. Belle action qui ne pouvait rester sans récompense.

Le grand-père de mon protégé étant venu voir celui-ci quelques jours après, son petit-fils lui raconta son aventure et ma bienfaisante intervention. Le vieillard me fit appeler, me remercia et prit l’habitude, chaque fois qu’il venait, de m’adresser quelques mots gracieux. Aux vacances, il m’invita à passer deux ou trois semaines à la campagne avec lui, en compagnie d’Amédée. C’était le nom, ou plutôt c’est le nom que je donnerai à l’enfant, n’ayant pas à dire son nom véritable. Nous partîmes tous les trois du quai de la Grève par le bateau a vapeur, et nous arrivâmes le soir dans cette petite maison que je venais de revoir avec tant de plaisir Je restai là jusqu’à la moitié de septembre, jardinant, bêchant, coupant, grimpant dans les arbres, courant les bois avec mon jeune compagnon, vivant enfin comme on vit à la campagne quand on a seize ans, un bon estomac, de bonnes jambes et toute la vie devant soi.

Un jour, nous revenions pour dîner, un peu en retard, harassés, couverts de poussière, nos vestes sur l’épaule, nos casquettes à la main, nos cravates dans nos poches, et nous touchions aux premières maisons du village, lorsque Amédée se mit à courir tout droit devant lui en triant : « Ah ! maman ! » et je le vis se précipiter, tête baissée dans les jupes maternelles avec ce mouvement instinctif et spontané des enfants, qui semblent vouloir tout à coup rentrer dans le sein de leur mère.

Ma première pensée fut que l’arrivée de cette dame allait nous gêner fort, qu’il faudrait lui tenir compagnie et s’habiller convenablement. Amédée m’avait bien dit : « Tu verras maman quand elle viendra, comme elle est gentille ! » C’était toujours une mère, c’est-à-dire un être respectable devant lequel il s’agissait de se bien comporter.

Je remis ma veste, je renouai ma cravate, je m’essuyai le front, et je m’approchai de cette dame en la saluant. Elle était à peine plus grande que son fils ; elle me venait à l’épaule, et je n’avais encore rien vu, ou plutôt rien remarqué de si mignon et de si jeune en mère de famille. Elle paraissait avoir dix-huit ou vingt ans. Elle était toute blonde, avec deux longues boucles de chaque côté du visage, sous un large chapeau de paille d’Italie, rond, garni de coquelicots, d’épis et de bluets. Une robe de mousseline à travers laquelle on respirait pour ainsi dire ses épaules fraîches et ses bras frais, une écharpe de même étoffe croisée sur sa poitrine, nouée par derrière, et dont les bouts flottaient, des gants de Suède demi longs, des souliers de peau aile-de-hanneton, à rubans croisés sur le cou-de-pied : tel était son costume.

De grands yeux foncés, très doux, le nez légèrement retroussé comme une bergère Louis XV, les sourcils fins et droits, les joues rondes et roses, le sourire relevé dans les coins, une fossette au menton, le cou blanc comme du lait, les mains toutes petites, la poitrine pleine, les bras potelés en haut, fins aux attaches : telle était sa personne. Une très jolie petite bourgeoise, sans grande distinction, mais piquante, comme disaient nos pères. Une fée, la touchant de sa baguette, eût fait envoler une nichée d’Amours de toute sa petite personne. Un peu plus, c’était madame Michelin ; un peu moins, c’était Lisette. Je fus tout de suite rassuré. Ce n’était pas là une mère redoutable ; c’était plutôt une nouvelle camarade qui nous arrivait de Paris. Elle allait bien certainement courir avec nous ; c’était de son âge. Eh bien, non ; elle n’aimait pas la marche. Elle était arrivée une heure auparavant ; son père lui avait dit que nous étions dans le bois, et elle était venue nous attendre au bout de la seule route que nous pussions prendre, mais c’était tout ce qu’elle avait pu faire. Elle avait horreur de toute fatigue. Elle m’exposa cette particularité d’une voix un peu traînante, et comme si j’étais quelqu’un ; puis elle prit son lorgnon et me regarda avec une certaine attention. J’étais le fils d’un homme célèbre et, par conséquent, un objet de curiosité.

On dîna. Comme elle était toute petite, ses pieds, quand elle était assise, touchaient à peine le sol. Elle demanda un tabouret à son fils ; je me précipitai dans le salon pour en chercher un. Comme tous ces détails puérils sont encore présents à ma mémoire ! Elle releva un peu sa robe pour ne pas marcher dessus, en plaçant ses pieds sur le tabouret que je lui glissais sous la table. Je vis sa jambe, pas jusqu’au genou comme dans la ballade de Gastibelza, mais plus haut que la cheville. Je n’en fus pas troublé, comme tu pourrais le croire. C’était encore la jambe d’une mère, ce n’était pas la jambe d’une femme.

Le temps avait été lourd et menaçant toute la journée. L’orage éclata et l’eau se mit à tomber à torrents. Son appartement se trouvait dans un corps de logis séparé du bâtiment principal ; il fallait donc qu’elle sortît pour se rendre chez elle. Le jardin était inondé. Obscurité complète ! Qu’allaient devenir les souliers dorés et la robe de mousseline au milieu des flaques d’eau ? Nous étions là, sur le seuil de la porte, la bonne tenant la lampe, présentant le parapluie, nous derrière et regardant. Comment faire ? Elle n’osait se hasarder. Elle relevait sa robe, elle avançait le pied et le rentrait aussitôt. On eût dit un oiseau qui hésite à quitter son nid. Alors, il me vint une idée sublime et toute simple : je lui offris de la porter chez elle, très naïvement, sans autre but que de la tirer d’embarras, peut-être un peu pour montrer ma force ; mais voilà tout.

– Il n’y a que ce moyen-là, dit-elle

Et elle accepta. Amédée voulait absolument que je la prisse sur mon dos.

– Maman à bon vinaigre ! Va donc ! disait-il, ce sera très drôle.

Je la pris tout bonnement dans mes bras et je la portai, tandis qu’elle tenait le parapluie ouvert au-dessus de nous, en riant. Cependant, elle ne paraissait pas très rassurée, et elle me tenait assez fortement par le collet de nia veste.

– Je vous fatigue, me dit-elle ; c’est très lourd, la mousseline ! on ne le croirait pas !

Je n’aurais jamais supposé, en effet, qu’une si mignonne créature pût être si lourde ! Chaste ignorance de la jeunesse ! Tu vois le reste d’ici. Le soir, j’étais amoureux, non pas de cette femme, mais d’une femme. Elle eût été une autre, que c’eût été la même chose. À seize ans, que faut-il de plus ? La campagne, l’été, une jeune femme qu’on a portée dans ses bras, dont on a senti le cœur sur sa poitrine et le souffle sur son visage ! si on ne devient pas amoureux avec tout ça, c’est qu’on a été mal élevé.

Quant à elle, elle venait passer trois ou quatre jours chez son père, elle ne demandait qu’à s’y ennuyer le moins possible ; elle s’amusa de moi. Elle se promena dans mes illusions, dans mes timidités et dans mes innocences, comme elle se promena, quand le soleil eut tout séché, dans les plates-bandes du jardin. Avec deux ou trois coquetteries classiques, elle m’entraîna dans son sillage et fit danser mon cœur dans le frou-frou de sa robe. Elle me tendit la main, le lendemain, en me remerciant du service que je lui avais rendu ; elle me parla de mon âge heureux, comme si elle eût été une vieille femme ; elle envia mon avenir et ma liberté masculine dans une demi-confidence ; elle poussa quelques soupirs et regarda le ciel avec mélancolie, comme si elle avait quelque chose à lui redemander ; elle laissa sur un banc le livre qu’elle avait apporté, et, quand je le parcourus, je trouvai des marques au crayon là où il y avait quelque pensée tendre ou désespérée. Je n’ai pas oublié le titre de ce livre. C’était Entre onze heures et minuit, d’Alphonse Brot. Dès que j’étais seul, je griffonnais des vers avec des oh ! des ah ! des hélas ! et tous les vieux hémistiches que je pouvais retrouver dans ma mémoire et coudre à mon inspiration. Je me les déclamais à moi-même ; mais, une fois devant elle, je devenais muet. Cependant, je les avais là, dans ma poche, sur papier vélin plié en quatre et de ma plus belle écriture. Je m’étais bien gardé de les signer et d’y mettre son nom ! Si on les avait trouves, mon secret eût été trahi ! Elle ne les connut jamais. Elle fit pourtant tout son possible pour que je les lui donnasse, car elle les avait devinés. Elle les voyait à travers ma veste, sur mon cœur.

– J’aime beaucoup les vers, disait-elle. Est-ce que vous n’en faites pas, vous, le fils d’un poète ?

Alors, je touchais mon petit morceau de papier, et il me venait l’envie de le jeter à ses pieds et de m’enfuir bien loin jusqu’à ce qu’elle m’eût pardonné mon audace. Mais je n’allais jamais au delà de cette réponse :

– Moi aussi, j’aime bien les vers; mais, si j’en faisais, je n’oserais pas les montrer.

– Pourquoi ? Vous devriez m’en composer, me disait-elle ; j’ai un parent qui les mettrait en musique, et je les chanterais quelquefois.

– Vous chantez, madame ?

– Un peu.

J’eus le courage de lui promettre une romance, et je fis une espèce de sonnet, à l’Amour bien entendu, qui se terminait ainsi :

 

D’enfant tu nous fais homme,
D’homme tu nous fais dieu !

 

Ce n’était pas mal, mais ce n’était pas de moi. J’avais lu ça dans Segrais, je crois, qui en avait fait un alexandrin, lui :

 

D’enfant il nous fait homme, et d’homme il nous fait dieu !

 

alexandrin que j’avais démarqué pour la circonstance, mais, au moment de le servir, je tremblai que le parent musicien ne reconnût le chiffre du collaborateur de madame de La Fayette, que je croyais un poète célèbre, et je m’abstins définitivement.

J’essayai bien deux ou trois fois de me faire surprendre écrivant dans le jardin, en cachette sous les arbres, et de me faire arracher ainsi le poétique aveu de mon amour ; mais ça ne s’arrangea pas, et le jardinier troubla seul du bruit de ses pas le silence de ces allées. Elle partit par le bateau à vapeur ; nous l’accompagnâmes jusqu’à l’embarcadère. Elle me regardait de temps en temps d’un air ironique, autant que je puis me le rappeler. Le bateau descendait de Melun à Paris. Il fallait attendre qu’il passât. La matinée était splendide : moitié saphir, moitié opale. Nous nous assîmes sur la berge. Ô Providence ! elle était émaillée de myosotis. J’en cueillis un bouquet que je lui offris. Quel courage ! mais il n’était que temps. Le bateau sonnait son arrivée. Elle garda ce bouquet à la main, jusqu’à ce que le bateau eût accosté la passerelle ; alors, elle le mit dans son corsage ; puis elle prit mon bras comme appui et le serra de toutes ses forces. Avait-elle peur réellement en se voyant au-dessus de l’eau sur ces planches branlantes, ou voulait-elle troubler jusqu’au bout une imagination toute neuve ? Elle embrassa son père, son enfant ; elle m’offrit la main.

– J’espère, monsieur, me dit-elle, que vous viendrez quelquefois, me voir à Paris, avec Amédée, le dimanche.

– Oh ! oui, madame.

La cloche tinta, les palettes des roues se mirent en mouvement, le bateau tout frissonnant se détacha de la petite jetée qui sembla fuir avec nous derrière lui. Elle resta debout à l’arrière ; puis elle se souvint de son bouquet de myosotis, le reprit dans son sein, l’approcha de son visage et le respira ainsi, tant que nous pûmes l’apercevoir. Peu à peu elle se confondit dans la masse des voyageurs ; nous ne la reconnaissions plus qu’à son mouchoir qu’elle agitait. Rien ne manquait comme tu vois, à cette miniature des séparations. Un quart d’heure après, il n’y avait plus à l’horizon ni mouchoir, ni femme, ni bateau à vapeur; il n’y avait plus qu’un-peu de fumée, qui se délaya bien vite dans l’azur inaltérable de ce jour éclatant.

Je revins à la maison, silencieux, me retournant de temps à autre, bien convaincu que j’en avais fini pour jamais avec l’appétit, le sommeil, la gaieté et les jeux naïfs, ridicules de l’enfance. Comment pourrai-je passer devant sa fenêtre où elle n’apparaîtrait plus ? À quoi bon ce jardin qui ne devait plus la voir ? Ô lune ! quelles matinées attendrai-je en te regardant ? Ô bois odorants ! quelle ombre blanche accompagnera mes pas dans vos sentiers étroits ? C’est ce jour-là que je gravai nos initiales sur les deux arbres qui les ont si mal gardées. Jusqu’au soir, je marchai mélancolique, silencieux, élégiaque, mettant ma douleur en vers, comme j’avais mis mon amour. J’avais besoin de solitude. Je me retirai de bonne heure dans ma chambre. Faut-il tout dire ? hélas ! je m’endormis, comme une souche, jusqu’au lendemain huit heures, et je me réveillai avec une faim de paysan. J’eus beau faire, il me fut impossible d’être triste, et je m’aperçus bien vite que cette première émotion n’avait pas été très profonde. Avait-elle même été sincère ? N’avais-je pas plus obéi au désir de me prouver que j’étais un homme qu’à un véritable besoin d’aimer ? J’aurais voulu sans doute, en ma qualité de fils de poète, entrer dans la vie de sentiment par une aventure originale, qui me constituât l’égal de ces héros de roman dont j’entendais parler autour de moi, et que j’admirais dans les œuvres paternelles. Après le départ de mon héroïne, je me démenai donc inutilement pour retenir l’émotion éternelle que je voulais absolument qu’elle eût fait naître en moi. En vain je me battis les flancs pour être amoureux ; la bonne et simple nature reprit possession de l’enfant. J’étais honteux de retomber si tôt des hauteurs de l’empyrée, mais décidément mon esprit était encore plus près du fils que de la mère, et deux jours s’étaient à peine écoulés depuis la scène des myosotis, que j’avais recommencé avec Amédée les gaietés tapageuses au milieu desquelles nous avions été surpris. Du reste, j’étais, par le plus grand des hasards, d’une innocence déplorable : l’amour ne me représentait encore qu’un sujet à mettre en vers français, avec des interjections et des points suspensifs ; et j’eusse été, comme Daphnis, chercher la cigale jusque dans le sein de Chloé, sans deviner plus que lui ce qui devrait s’ensuivre.

Je revins à Paris tout seul. Amédée était allé passer la dernière quinzaine des vacances chez un oncle célibataire, qui habitait la Bourgogne et dont on espérait qu’il hériterait plus tard. C’est même en vue de cet héritage qu’on lui fit continuer ses études dans la petite ville où cet oncle résidait. Il ne rentra point à la pension, et je n’osai jamais aller faire une visite à sa mère. Je ne suis même pas bien sûr d’y avoir pensé. Je me retrouvai deux fois avec elle, la première dans des circonstances assez burlesques qui ne durent pas lui laisser de grandes illusions sur l’amour des collégiens, si toutefois elle avait pu en avoir.

C’était dix-huit mois plus tard, un jour de congé, aux Tuileries, en janvier. Il gelait à pierre fendre, et je glissais comme un perdu, avec tous les galopins qui se trouvaient là, sur le grand bassin qui fait face à l’obélisque. J’étais en tête des glisseurs du côté de la grille. Je mettais à cet exercice un grand amour-propre. J’y étais, du reste, de première force ; je glissais sur un seul pied, je faisais la bonne femme, je donnais le coup de patin comme personne. Tout à coup il y eut chute derrière moi, et par suite une bousculade générale; je fus jeté sur le rebord de pierre, que je ne touchai que des mains, et je sautai très adroitement sur la terre. Les genoux touchèrent un peu, pour être franc. Quand je me relevai, en époussetant mon pantalon, je me trouvai nez à nez avec mon premier amour, qui ne pouvait s’empêcher de rire. Je pris mon parti en brave, j’acceptai franchement la situation et je me mis à rire aussi.

– Vous ne vous êtes pas fait mal ? me dit-elle.

– Non, madame.

– Du reste, vous glissez très bien.

– Est-ce qu’il y a longtemps que vous êtes là, madame ?

– Dix minutes, à peu près, et je vous admire. C’est à cela que vous passez vos dimanches ?

– Oui, madame, quand il gèle. Et Amédée ?

– Il va bien, et mon père aussi. Au revoir, monsieur, je ne veux pas vous laisser vous refroidir. Vous pourriez vous enrhumer.

– Au revoir, madame.

Je la saluai et je retournai à ma glissade.

Cependant, une femme avait traversé mon adolescence et y avait laissé son parfum.

Elle avait ouvert mon cœur comme on ouvre, pour un voyageur qui va venir, les fenêtres d’un logis fermé, et la première femme que j’aimai complètement plus tard n’était peut-être que la suite de celle-là. Toujours est-il que, quinze ans après, j’étais tout heureux de revoir les lieux témoins de cette fugitive sensation, et de relire mon innocente idylle sur les murs, sur les arbres, et jusque dans les nuages de cet aimable pays.

En vérité j’ai l’air de me poser en Jean-Jacques, de vouloir déshonorer une madame de Warens et d’indiquer à la foule le pèlerinage des bois de Sainte-Assise, en pendant à celui des Charmettes. Toi qui me connais, tu sais bien que non. Je me suis laissé aller à la relation d’un fait si simple et si naturel, que je crois que beaucoup de mes lecteurs s’y retrouveront et y revivront quelques heures de leur meilleur temps. J’ai remarqué que les hommes ne sont pas fâchés de se sentir dans une chose imprimée : cela flatte à la fois leur orgueil et leur paresse, c’est un miroir tout fait. Je ne fais donc pas traite sur l’avenir, et je ne compte pas plus sur les échos des siècles pour répéter mon nom, que sur les arbres de Sainte-Assise pour garder mon chiffre. Mais, en 1856, après le succès du Demi-Monde, je pensais autrement. J’ambitionnais des succès nouveaux, je rêvais la gloire et je cherchais naturellement à placer mon esprit dans les meilleures conditions pour une production nouvelle. Ce hasard, qui me transportait au bout de quinze ans dans ces lieux pleins de souvenirs, me paraissait offrir une de ces conditions-là, et je comptais de mon émotion morte tirer une œuvre toute d’amour et de poésie. Si tu te rappelles ou si tu relis la Question d’argent, tu verras que je me trompais bien.

Pendant les trois premiers jours de mon installation, je me retrempai dans mes seize ans, puis peu à peu je pris l’habitude de me rencontrer autour de ma nouvelle demeure, je m’y oubliai bientôt et je finis par ne plus me saluer. Un jour, je montai sur le bateau à vapeur pour aller à Champrozay. Elle était sur ce bateau. C’était à n’y pas croire. Le hasard fait des choses plus invraisemblables que toutes les inventions des romanciers. Sans doute, elle avait conservé dans le voisinage le pied-à-terre de M. G... Elle était en deuil ; un grand garçon en uniforme, décoré de la médaille de Crimée, se tenait tout droit à côté d’elle. C’était Amédée. Je le reconnus par elle, car elle n’était pas changée, sauf un peu de tristesse et de pâleur. Il ne me reconnut pas, lui. Elle me regardait beaucoup. Elle n’était peut-être pas sûre que ce fût moi. Je m’amusai de ce doute et je jouai l’inconnu. En abordant, j’aperçus des myosotis sur la berge. Toute cette rive en est pleine ; j’en cueillis un bouquet, et comme elle me suivait des yeux, je le jetai dans le courant de l’eau. Elle fit au messager tardif un signe de reconnaissance. Elle resta tournée vers moi et elle disparut de nouveau dans l’horizon. Oh ! ces horizons ! ce qu’ils dévorent !

Je parcourais deux ans après, comme cela m’arrivait souvent, les décès dans un journal pour y trouver des noms qui pussent me servir ; j’y lus, à l’adresse qu’elle m’avait donnée jadis, son nom suivi de ces deux mots : « Quarante-huit ans. » Je la croyais toujours jeune.

À bientôt, cher ami, et porte-toi bien.

 

A. DUMAS FILS.

16 mars 1868.

 

 

ACTE I

 

Un salon à la campagne, chez Durieu. Porte au fond donnant sur un jardin ; portes latérales.

 

 

Scène première

LA COMTESSE, DURIEU

 

La comtesse est étendue sur un canapé.

DURIEU.

Comtesse, vous nous fuyez ?

LA COMTESSE.

Oui ; vous nous avez donné un excellent dîner, mon cher monsieur Durieu, avec des gens très aimables ; mais vous êtes tous Français, et vous passez votre soirée dans le jardin, vous croyez qu’il y fait chaud, cela vous regarde. Moi qui suis née à Naples, en plein juillet, je trouve que vos soirées de la fin de l’été sont glaciales, et je me sauve ici.

DURIEU.

Nous allons venir vous y rejoindre.

LA COMTESSE.

Non ; laissez vos invités fumer tranquillement leurs cigares. Je vous demanderai seulement, dès que votre neveu sera arrivé, de me l’amener sans lui dire qui est là. Vous nous ferez donner de la lumière, et je n’aurai plus rien à souhaiter dans ce monde.

DURIEU.

René vient justement d’arriver.

Appelant.

René !

RENÉ, paraissant.

Mon oncle ?

DURIEU.

Il y a là une dame qui veut te parler.

RENÉ.

À moi ?

DURIEU.

À toi. 

À la comtesse.

Vous n’avez plus besoin de rien ?

LA COMTESSE.

Non, merci.

Durieu se retire après avoir baisé la main de la comtesse.

 

 

Scène II

 

LA COMTESSE, RENÉ

 

RENÉ, s’approchant.

Comment, c’est vous, comtesse ! Vous connaissez donc mon oncle ?

LA COMTESSE.

Il y a cinq ans que je le connais.

RENÉ.

Vous ne me l’aviez jamais dit.

LA COMTESSE.

Pouvais-je deviner ce que je viens d’apprendre tout à l’heure : que M. René de Charzay est le neveu de M. Anatole Durieu ? car il s’appelle Anatole, votre oncle.

RENÉ.

Oui ; ce n’est pas là le plus beau de son affaire.

LA COMTESSE.

Maintenant, répondez-moi : comment il se fait que je ne vous aie pas vu depuis près d’un an ?

RENÉ.

Dites-moi d’abord comment, vous, la comtesse Savelli, vous connaissez mon oncle, le bourgeois des bourgeois, et comment vous dînez chez lui à la campagne ?

LA COMTESSE.

Il y a cinq ans, j’arrivais d’Italie ; j’étais veuve depuis trois mois. J’habitais l’hôtel Meurice. Un jour, j’étais allée rue de Lille rendre visite à la duchesse de Blignac, et j’avais renvoyé ma voiture. Je revenais à pied, pour faire plaisir à mon médecin, qui me dit toujours de marcher. J’arrive au pont des Saints-Pères ; je ne savais pas qu’il fallût payer un sou pour passer dessus ; un invalide court après moi et me demande mon sou. Je fouille dans ma poche. Selon ma coutume, je n’avais pas d’argent sur moi. Je me mets à rire, l’invalide croit que je me moque de lui et m’enjoint de revenir sur mes pas. En ce moment passait à côté de moi un monsieur qui avait payé son sou, lui, qui était dans son droit, et qui, voyant mon embarras, dit à l’invalide, avec un geste magnifique : « Tenez, voilà votre sou, laissez passer mademoiselle. »

RENÉ.

Mademoiselle !... C’était flatteur...

LA COMTESSE.

Pas trop, surtout au prix que ce monsieur y mettait. Je le remerciai donc, tout en me défendant de la qualité qu’il voulait bien me donner, et je lui demandai son nom et son adresse pour pouvoir lui rendre son sou. Il voulait absolument m’en faire présent. J’insistai ; enfin il se décida. Le lendemain, j’allai faire une visite à mon bienfaiteur, ou plutôt à sa femme, car il m’avait appris qu’il était marié. Madame Durieu me rendit ma visite ; nous dînâmes ensemble deux fois, puis je voyageai, et je les avais oubliés complètement tous les deux, quand, l’autre jour en traversant le bois, je reconnus M. Durieu sur la route. Nous reliâmes connaissance, j’appris que nous étions voisins de campagne, et, depuis ce jour, tantôt ils sont chez moi, tantôt je suis chez eux. J’ai fait vœu de solitude, et mon unique distraction est d’essayer de distraire votre tante, car elle n’est pas d’une gaieté folle.

RENÉ.

C’est un monsieur si agréable, monsieur mon oncle !

LA COMTESSE.

Madame Durieu n’est pas heureuse ?

RENÉ.

J’en ai peur ; mais c’est une très noble femme ; elle ne se plaint jamais.

LA COMTESSE.

Et les enfants !

RENÉ.

Les enfants ?

LA COMTESSE.

Oui.

RENÉ.

Eh bien, les enfants, c’est Mathilde et Gustave. Mathilde est une bonne petite fille, qui ne se laissera pas trop sacrifier, elle. Quant à son frère, c’est une espèce de grand bêta qui a une raie qui lui coupe la tête depuis le front jusqu’au collet de son habit, et qui fait des lettres de change payables à la mort de papa.

LA COMTESSE.

Où est-il ?

RENÉ.

Il croit qu’il voyage.

LA COMTESSE.

Ah çà !... vous savez que je suis furieuse contre vous ? Je vous ai écrit il y a six mois et j’attends encore votre réponse.

RENÉ.

Je n’étais pas à Paris quand votre lettre est arrivée chez moi.

LA COMTESSE.

Où étiez-vous donc ?

RENÉ.

J’étais dans ma terre.

LA COMTESSE.

Quelle terre ?

RENÉ.

Une terre que j’ai sur le chemin de fer de Lyon.

LA COMTESSE.

Vous l’appelez ?

RENÉ.

La forêt de Fontainebleau.

LA COMTESSE.

La forêt de Fontainebleau est à l’État.... mauvais plaisant !

RENÉ.

Eh bien, l’État, c’est moi. L’État, c’est un possesseur invisible, représenté par tous ceux qui ne possèdent pas.

LA COMTESSE.

Et qu’est-ce que vous faisiez dans votre terre de Fontainebleau ?

RENÉ.

Je faisais des économies.

LA COMTESSE.

Même sur les ports de lettres ? Je crois que vous étiez amoureux.

RENÉ.

Moi, amoureux ?... C’est trop-chef.

LA COMTESSE.

Comment, trop cher ?

RENÉ.

Il faut être riche pour aimer dans un certain monde. Tenez, supposons que je vous aime et que vous m’aimiez... supposons !

LA COMTESSE.

Soit.

RENÉ.

Entourée des hommes les plus élégants de Paris, et avec vos habitudes de luxe, qu’est-ce que vous feriez d’un amant comme moi, qui, par la pluie battante, ne pourrait venir vous voir qu’à pied ?

LA COMTESSE.

J’irais le voir en voiture.

RENÉ.

Voilà bien un mot de femme ! mais la richesse a sa tyrannie comme la pauvreté ; chacune d’elles vit dans une atmosphère qu’elle a créée et qui n’est pas respirable pour l’autre. Vous vous lasseriez bien vite de monter les cinq étages d’un pauvre diable comme moi.

LA COMTESSE.

Ah çà ! cher ami, je vous écoute ; à vous entendre, vous seriez le nouveau Job !

RENÉ.

Mais c’est qu’il n’y a pas une grande différence avec l’ancien.

LA COMTESSE.

On m’avait dit que vous étiez riche.

RENÉ.

Quelle calomnie ! j’ai trois mille livres de rente.

LA COMTESSE.

Par mois ?

RENÉ.

Par an. Autrement dit : j’ai deux cent cinquante francs à dépenser par mois, huit francs et quelques sous à dépenser par jour.

LA COMTESSE.

Comment vivez-vous avec cela ?

RENÉ.

Je vis mal ; mais, au moins, il n’y a pas un être dans la création qui puisse me faire faire ce que je ne veux pas faire, excepté les gens que j’aime. Voilà.

LA COMTESSE.

Mais cette vie-là ne pourra pas durer toujours. Vous vous marieriez.

RENÉ.

Je ne suis pas assez riche pour deux.

LA COMTESSE.

Vous épouserez une femme riche.

RENÉ.

Je ne veux pas me vendre.

LA COMTESSE.

Alors, vous resterez libre ?

RENÉ.

Oui.

LA COMTESSE.

Ah çà ! vous êtes peut-être heureux !

RENÉ.

Je ne le suis pas peut-être, je le suis certainement.

LA COMTESSE.

Je voudrais bien pouvoir en dire autant.

RENÉ.

Vous n’êtes donc pas heureuse ?

LA COMTESSE.

Je m’ennuie quelquefois.

RENÉ.

Vous êtes trop riche.

LA COMTESSE.

Je n’en sais rien. Figurez-vous que je suis criblée de dettes.

RENÉ.

Comment vous y êtes-vous prise pour vous endetter ?

LA COMTESSE.

Je l’ignore ; j’ai acheté des robes et j’ai donné des bals, comme toutes les femmes. Il faut bien s’habiller un peu et danser de temps en temps.

RENÉ.

Et vous devez ?

LA COMTESSE.

Oh ! ne m’en parlez pas !... c’est affreux ! Comme j’étais toute seule hier, j’ai passé en revue les notes non payées de mes fournisseurs : je dois, entre autres choses, trente-huit mille francs de chapeaux et de bonnets, onze mille francs de gants, cinquante-deux mille francs de robes, vingt-huit mille francs de fleurs et cent dix mille francs de châles et de dentelles. Je ne vous parle pas du marchand de chevaux, du carrossier, du bijoutier, qui ne veulent pas m’envoyer leurs factures : je me doute de ce qu’elles sont. J’ai fait bâtir un hôtel qui me revient à un million, et le tapissier qui l’a arrangé m’a fait remettre un compte de trois cent quarante-sept mille huit cent quatre-vingt-neuf francs cinquante centimes.

RENÉ.

Les cinquante centimes sont adorables.

LA COMTESSE.

N’est-ce pas ? Ils donnent tout de suite un petit air honnête et vraisemblable au mémoire de ce brave homme.

RENÉ.

Et votre intendant, à quoi sert-il donc ?

LA COMTESSE.

Mon intendant, il m’a quittée ; il vit de mes rentes. Du reste, il avait trouvé un bon procédé : depuis deux ans, il mettait toutes les notes dans un tiroir, me donnait tout l’argent que je demandais et ne payait rien. C’était bien simple.

RENÉ.

Quel gaspillage !

LA COMTESSE.

Que voulez-vous ! je me suis trouvée veuve à vingt-deux ans, sans père ni mère. Le comte Savelli, à qui on m’avait mariée, et qui avait une immense fortune qu’il m’a laissée, ne savait pas plus que moi ce que c’était que compter.

RENÉ.

C’était un jeune homme ?

LA COMTESSE.

Il avait soixante ans.

RENÉ.

De quoi est-il mort ?

LA COMTESSE.

De jeunesse.

René rit.

Ne riez pas : c’était un homme charmant. Je n’en suis pas moins restée veuve et livrée à moi-même et aux intendants, avec des biens aux quatre coins de l’Europe. J’ai des terres dans l’intérieur de la Russie, des palais à Gènes et à Rome, et des plantations aux colonies ; je crois même que j’ai en Sicile une montagne à moi avec un volcan, un vrai volcan qui fume ; mais je ne le compte pas comme rapport.

RENÉ.

Au contraire.

LA COMTESSE.

Maintenant, je vais réaliser ma fortune, placer tout en France, en argent comptant, savoir positivement ce que je possède, me fixer à Paris et vivre très modestement. J’ai envie de devenir avare.

RENÉ.

Ça vous amusera toujours pendant quelque temps ; mais, en attendant, je vais vous donner un bon conseil. Vous avez dîné ici avec... ?

LA COMTESSE.

Avec votre tante, votre cousine et votre oncle, M. de Cayolle.

RENÉ.

Un homme intelligent, supérieur. Il s’est fait tout seul.

LA COMTESSE.

Avec M. de Roncourt et sa fille.

RENÉ.

Ah ! arrêtons-nous ici. M. de Roncourt est d’une bonne et vieille famille du Poitou. Il avait un frère très bon chimiste qui avait fait une découverte qui l’a ruiné, comme font toutes les découvertes. Ce frère est mort de chagrin, à l’idée qu’il allait être mis en faillite. M. de Roncourt, comme un vrai gentilhomme, a répondu pour son frère, ne voulant pas qu’un Roncourt dût quelque chose à quelqu’un. Les trois cent mille francs de fortune qu’il avait y ont passé. Savez-vous ce qui est arrivé, alors ?

LA COMTESSE.

Il a été ruiné ?

RENÉ.

Naturellement, et il s’est trouvé redevoir encore cent mille francs.

LA COMTESSE.

Comment a-t-il fait ?

RENÉ.

Il les doit toujours ; seulement, il ne possède plus rien, qu’une place de quinze cents francs...

LA COMTESSE.

Pauvre homme !

RENÉ.

Et comme sa fille donne des leçons de piano pour vivre ses créanciers ne lui réclament pas cette dette. Ils en seraient pour leurs frais ; ils aiment donc mieux se donner des airs de générosité.

LA COMTESSE.

Mais sa famille ne pourrait-elle... ?

RENÉ.

Un homme ruiné n’a plus de famille. Voici donc ce que vous allez faire.

LA COMTESSE.

Dites.

RENÉ.

Vous allez reconduire, ce soir même, M. de Roncourt à Paris, dans votre voiture.

LA COMTESSE.

Il y a deux lieues.

RENÉ.

C’est une promenade pour vos chevaux ; et, comme vous n’avez plus d’intendant et que vous ne pouvez pas vous en passer, vous lui demanderez s’il veut accepter cette place.

LA COMTESSE.

S’il me refuse, en sa qualité de gentilhomme ?

RENÉ.

S’il vous refuse, c’est que vous le lui aurez mal demandé. Il acceptera donc, il rétablira vos affaires, il prendra des arrangements avec ses créanciers, et vous aurez sauvé un honnête homme.

LA COMTESSE.

Cela se trouve d’autant mieux, que je vais faire un petit voyage, et que je cherchais quelqu’un qui se chargeât d’arranger mes affaires pendant mon absence.

RENÉ.

Quant à sa fille.

LA COMTESSE.

Au fait, sa fille, qu’est-ce que j’en ferai ?

RENÉ.

Vous la prendrez avec vous.

LA COMTESSE.

Et puis ?

RENÉ.

Et puis vous la marierez.

LA COMTESSE.

Avec qui ?

RENÉ.

Avec un des petits messieurs qui passent leur temps à vous faire la cour.

Une pause.

À quoi pensez-vous ?

LA COMTESSE.

Je pense à une difficulté.

RENÉ.

Déjà ?

LA COMTESSE.

Cette demoiselle de Roncourt est-elle mariable ?

RENÉ.

Toutes les femmes le sont.

LA COMTESSE.

Plus ou moins. C’est Élisa qu’on l’appelle ?

RENÉ.

Oui.

LA COMTESSE.

Je me disais, pendant le dîner : « Où donc ai-je entendu parler de cette jeune fille ? » Je me le rappelle très bien maintenant. Elle allait dans le monde, autrefois ?

RENÉ.

Parfaitement.

LA COMTESSE.

Il y a une histoire sur le compte de cette demoiselle de Roncourt ; n’a-t-elle pas dû épouser Max Hubert, le compositeur ?

RENÉ.

Oui.

LA COMTESSE.

Le mariage n’a pas eu lieu ?

RENÉ.

Qui est-ce qui n’a pas manqué un mariage ?

LA COMTESSE.

Oui ; mais ce n’est pas tout, il paraît que les choses ont été très loin.

RENÉ.

Qui vous a dit cela ?

LA COMTESSE.

Je n’en sais rien ; je sais qu’on m’a dit...

RENÉ.

Que Max avait été son amant, peut-être ?

LA COMTESSE.

Voilà.

RENÉ.

On m’a bien dit que lord Nofton était le vôtre, et comme vous partez pour l’Angleterre, sans doute...

LA COMTESSE.

Oh ! mais, moi...

RENÉ.

Vous, tout vous est permis. Ce qui est une faute chez une fille pauvre est à peine une inconséquence chez une femme riche. Le monde vend des mots différents pour désigner la même chose. Le tout est de pouvoir y mettre le prix.

LA COMTESSE.

Comme vous vous emportez !...

RENÉ.

Voilà comme je suis pour mes amis.

LA COMTESSE.

Vous êtes donc l’ami de mademoiselle de Roncourt ?

RENÉ.

Oui.

LA COMTESSE.

Elle est bien heureuse.

RENÉ.

Et elle le mérite. Élisa est une charmante fille.

LA COMTESSE.

Vous l’appelez Élisa tout court ?

RENÉ.

Il y a douze ans que je la connais.

LA COMTESSE.

Continuez.

RENÉ.

Je disais : Élisa est une charmante fille, pleine de qualités solides, de distinction, de talent même, et enfin elle est malheureuse. Voilà, pour vous et pour moi, la raison sans réplique. Nous savons bien à quoi nous en tenir sur le monde ; nous n’allons pas faire de la pruderie ensemble. À chaque femme son petit secret. Ne voyez qu’une chose, c’est que vous pouvez être utile à un très honnête homme et à une très excellente créature. Réglez-vous là-dessus ; faites bien, et laissez dire.

LA COMTESSE.

C’est convenu, alors.

RENÉ.

Vous me le promettez ?

LA COMTESSE.

Ce sera terminé avant mon départ.

RENÉ.

À la bonne heure.

 

 

Scène III

LA COMTESSE, RENÉ, MADAME DURIEU

 

MADAME DURIEU, entrant.

J’espère que nous vous avons laissés causer !

LA COMTESSE.

Oui, ma chère madame Durieu ; aussi en avons-nous dit...

MADAME DURIEU.

Maintenant, je viens vous faire une petite annonce.

LA COMTESSE.

Voyons.

MADAME DURIEU.

Je viens vous demander d’être indulgente pour un monsieur qui va entrer.

LA COMTESSE.

Avez-vous besoin de réclamer mon indulgence pour les gens qui sont chez vous ?

MADAME DURIEU.

C’est que M. Giraud n’est pas comme tout le monde.

RENÉ.

Qu’est-ce c’est que M. Giraud ?

MADAME DURIEU.

C’est un nouvel enrichi.

LA COMTESSE.

De quand ?

MADAME DURIEU.

De l’autre jour ; de sorte que ce n’est pas tout à fait un homme comme il faut, mais mon mari l’a pris en affection.

LA COMTESSE.

Nous le verrons. Est-il vieux ?

MADAME DURIEU.

Il est jeune.

LA COMTESSE.

C’est une excuse.

MADAME DURIEU.

Le voici, avec mademoiselle de Roncourt.

LA COMTESSE.

Oh ! comme il est bien mis !

 

 

Scène IV

 

LA COMTESSE, RENÉ, MADAME DURIEU, JEAN, ÉLISA, DURIEU, MATHILDE, DE RONCOURT, DE CAYOLLE

 

JEAN, entre en causant avec Élisa.

La voiture vient de chez Ehrler et les chevaux de chez Drake ; mais je puis dire que j’ai la plus belle paire de chevaux qui soit à Paris.

ÉLISA.

En effet, monsieur, cet attelage est d’une grande richesse. Ces harnais dorés doivent être d’un très bel effet au soleil.

JEAN.

Croyez-vous que mon sellier ne voulait pas absolument les faire dorés ?

ÉLISA.

C’eût été malheureux.

JEAN.

Eh bien, mademoiselle, quand monsieur votre père et vous voudrez faire une promenade au bois, je mets ma voiture à votre disposition.

ÉLISA.

Je craindrais de vous en priver, monsieur.

JEAN.

J’en ai bien d’autres ! Figurez-vous que j’ai un coupé...

DURIEU, l’interrompant.

Mon cher monsieur Giraud...

JEAN.

Plaît-il ?

DURIEU.

Je veux vous...

JEAN, l’interrompant.

Quelle est cette demoiselle avec qui je causais là ?

DURIEU.

C’est mademoiselle de Roncourt.

JEAN.

De Roncourt ! Elle est noble ?

DURIEU.

Mais voilà tout ce qu’elle a, la pauvre fille ; ils ne sont pas heureux, elle et son père ; ils ne sont pas bien amusants non plus ; mais je les ai connus autrefois, quand ils étaient riches, et je ne puis guère cesser de les voir.

JEAN.

La fille est charmante.

DURIEU.

Elle n’est pas mal. Mais venez, que je vous présente à une très grande dame, très riche ; dix millions de fortune, rien que ça.

JEAN, désignant du doigt la comtesse.

C’est cette dame qui est là-bas ?

DURIEU.

Oui ; mais ne la montrez pas du doigt.

JEAN.

C’est la comtesse Savelli.

DURIEU.

Vous la connaissez ?

JEAN.

Je me suis trouvé avec elle, mais je ne lui ai jamais parlé.

DURIEU.

Venez ; c’est une bonne connaissance pour vous. 

À la Comtesse.

Monsieur Jean Giraud...

LA COMTESSE, saluant.

Monsieur...

JEAN.

Madame la comtesse...

Il prend une chaise et veut s’asseoir, mais ne sait comment la poser et finit par rester debout.

RENÉ, à Mathilde.

Tu ne veux donc plus me parler, cousine !

MATHILDE.

Moi ? Au contraire.

RENÉ.

Tu as l’air de te sauver quand je suis là.

MATHILDE.

Pas le moins du monde ; je donnais des ordres pour le thé.

RENÉ.

Tu parais triste ; est ce que tu as cassé ta poupée ?

MATHILDE.

Justement.

RENÉ.

Je t’en apporterai une autre.

MATHILDE.

C’est cela.

DURIEU, à René.

Tu me feras penser à te dire un mot, avant de t’en aller.

RENÉ.

C’est bien.

JEAN, à la comtesse.

Alors, vous ne me reconnaissez pas ?

LA COMTESSE.

Non, monsieur.

JEAN.

Moi, je vous ai reconnue tout de suite ; mais c’est tout simple, une personne comme vous, quand on l’a vue une fois, on s’en rappelle toujours.

LA COMTESSE, à part.

S’en rappelle n’est pas heureux.

JEAN.

Je vais vous remettre sur la voie. Vous êtes allée, il y a sept ou huit jours, pour acheter un hôtel aux Champs-Élysées, près du Jardin-d’Hiver.

LA COMTESSE.

C’est vrai, monsieur.

JEAN.

Un hôtel Louis XIII.

LA COMTESSE.

Non, un hôtel Louis XV.

JEAN.

Je le croyais du temps de Louis XIII. Après cela, Louis XIII, Louis XV, c’est toujours à peu près la même chose. De grand-père à petit-fils, il n’y a pas si loin.

LA COMTESSE.

Peut-être plus loin qu’on ne le pense.

JEAN.

Mais non. Louis XIII, Louis XIV, Louis XV, enfin, c’est toujours de la même famille. J’ai dit une bêtise ?

LA COMTESSE.

Non, pas du tout.

JEAN.

C’est que ça m’arrive souvent. Eh bien, quand vous êtes venue voir cet hôtel, dans le salon du propriétaire, il y avait quelqu’un qui causait avec lui, c’était moi.

LA COMTESSE.

J’en suis enchantée, monsieur.

JEAN.

Oui, c’était moi qui venais pour acheter l’hôtel. Nous nous tenions à cinquante mille francs, une bagatelle. J’ai fait signe au propriétaire, qui vous a dit alors qu’il venait d’être vendu. Quand j’ai vu qu’une personne comme vous le désirait, j’en ai eu encore plus d’envie.

LA COMTESSE.

C’est très flatteur pour moi, monsieur.

JEAN.

Mais, aujourd’hui que j’en suis propriétaire, je le mets à votre disposition.

LA COMTESSE.

Pour quel prix ?

JEAN.

Pour rien, si vous voulez.

LA COMTESSE.

J’attendrai que vous fassiez une diminution, monsieur, C’est un peu cher.

Elle se lève, et va à René, qui cause avec Élisa et M. de Roncourt.

Il vient de m’offrir un hôtel.

RENÉ.

Meublé ?

LA COMTESSE, riant.

Je crois que oui...

JEAN, à lui-même.

Cette fois, j’ai dit une bêtise, une vraie.

UN DOMESTIQUE.

Les gens de M. le baron Giraud demandent s’ils doivent attendre M. le baron.

RENÉ, à la comtesse.

Le baron Giraud ! cela devient drôle.

JEAN, au domestique.

Mon ami, dites à mes gens de m’attendre... et attendez aussi, vous. Priez mes gens de ne plus m’appeler baron quand je suis dans le monde ; c’est bon quand je suis seul, puisqu’ils y tiennent absolument, mais j’ai bien assez d’autres ridicules involontaires, sans me donner volontairement celui-là. Et voici vingt francs pour votre commission. Allez.

DURIEU, à la comtesse.

Il a de l’esprit, n’est-ce pas ?

LA COMTESSE.

Il est amusant.

JEAN.

C’est vrai. On sait bien que je ne suis pas baron.

MATHILDE.

Il va en dire trop, il va gâter son effet.

JEAN.

Voilà M. René de Charzay qui ne me reconnaît pas, ou qui fait semblant de ne pas me reconnaître, mais que je reconnais bien, moi, et qui tôt ou tard pourrait dire qui je suis.

RENÉ.

Moi, monsieur ?

JEAN.

Vous-même ; seulement, j’étais un grand garçon, que vous étiez encore un moutard. Quel âge avez-vous ?

RENÉ.

J’ai vingt-huit ans, monsieur.

JEAN.

Et moi, trente-sept. C’est une fière différence, allez ! Comme vous ressemblez à votre père ! C’était un brave homme, M. de Charzay.

RENÉ.

Vous m’intriguez beaucoup, monsieur, car je ne croyais vraiment pas avoir jamais eu l’honneur de me trouver avec vous. Il me semble que je me le serais toujours rappelé.

JEAN.

C’est une méchanceté, ça ; mais ça m’est égal ! Oh m’en dit bien d’autres tous les jours. Vous souvenez-vous de François Giraud, qui était jardinier chez M. de Charzay, à son petit château de la Varenne ?

RENÉ.

Parfaitement. C’était un très honnête homme que mon père estimait beaucoup.

JEAN.

C’était mon père.

RENÉ.

C’est vrai... il avait un grand garçon... Comment ! c’est vous ?

JEAN.

C’est moi. Hé ! hé ! j’ai fait mon chemin, comme on dit. Il y a des gens qui rougissent de leur père ; moi, je me vante du mien, voilà la différence.

RENÉ.

Et qu’est-ce qu’il est devenu, le père Giraud ? Oh ! pardon !...

JEAN.

Ne vous gênez pas, nous l’appelons toujours le père Giraud. Eh bien, il est encore jardinier, seulement pour son propre compte. C’est à lui la maison que votre père a été forcé de vendre autrefois. Il n’avait qu’une idée, le père Giraud, c’était d’en devenir propriétaire ; je la lui ai achetée, il est heureux comme le poisson dans l’eau. Si vous voulez, nous irons déjeuner un matin avec lui, il sera bien content de vous voir. Comme tout change, hein !... Là où nous étions serviteurs, nous voilà maîtres ; mais nous n’en sommes pas plus fiers pour cela.

LA COMTESSE.

Il a passé le Rubicon des parvenus. Il a avoué son père ; maintenant, on ne l’arrêtera plus.

JEAN.

Il y a bien longtemps que j’avais envie de vous voir ; mais je ne savais pas comment vous me recevriez.

RENÉ.

Je vous aurais reçu avec plaisir, comme mon oncle vous reçoit. On ne peut reprocher à un homme qui a fait sa fortune que de l’avoir faite par des moyens déshonnêtes ; mais celui qui la doit à son intelligence et à sa probité, qui en use noblement, tout le monde est prêt à l’accueillir comme on vous accueille ici.

JEAN.

Il n’est même pas bien nécessaire qu’il en use noblement ; pourvu qu’il l’ait gagnée, voilà l’important.

MADAME DURIEU.

Oh ! monsieur Giraud, vous gâtez là tout ce que vous avez dit de bien.

JEAN.

Je ne dis pas cela pour moi, madame, mais je sais ce que je dis ; l’argent est l’argent, quelles que soient les mains où il se trouve. C’est la seule puissance que l’on ne discute jamais. On discute la vertu, la beauté, le courage, le génie ; on ne discute jamais l’argent. Il n’y a pas un être civilisé qui, en se levant le matin, ne reconnaisse la souveraineté de l’argent, sans lequel il n’aurait ni le toit qui l’abrite, ni le lit où il couche, ni le pain qu’il mange. Où va cette population qui se presse dans les rues, depuis le commissionnaire qui sue sous son fardeau trop lourd, jusqu’au millionnaire qui se rend à la Bourse au trot de ses deux chevaux ? L’un court après quinze sous, l’autre après cent mille francs. Pourquoi ces boutiques, ces vaisseaux, ces chemins de fer, ces usines, ces théâtres, ces musées, ces procès entre frères et sœurs, entre fils et pères, ces découvertes, ces divisions, ces assassinats ? Pour quelques pièces plus ou moins nombreuses de ce métal blanc ou jaune qu’on appelle l’argent ou l’or. Et qui sera le plus considéré à la suite de cette grande course aux écus ? Celui qui en rapportera davantage. Aujourd’hui un homme ne doit plus avoir qu’un but, c’est de devenir très riche. Quant à moi, ç’a toujours été mon idée, j’y suis arrivé et je m’en félicite. Autrefois tout le monde me trouvait laid, bête, importun ; aujourd’hui tout le monde me trouve beau, spirituel, aimable, et Dieu sait si je suis spirituel, aimable et beau ! Du jour où j’aurai été assez niais pour me ruiner et redevenir Jean comme devant, il n’y aura pas assez de pierres dans les carrières de Montmartre pour me les jeter à la tête ; mais ce jour est encore loin, et beaucoup de mes confrères se seront ruinés d’ici là, pour que je ne me ruine pas. Enfin le plus grand éloge que je puisse faire de l’argent, c’est qu’une société comme celle où je me trouve ait eu la patience d’écouter si longtemps le fils d’un jardinier qui n’a d’autres droits à cette attention que les pauvres petits millions qu’il a gagnés.

DURIEU.

C’est très vrai, tout ce qu’il vient de dire là. Le fils d’un jardinier ! C’est étonnant ! Il voit notre siècle tel qu’il est.

MADAME DURIEU.

Eh bien, mon cher monsieur de Cayolle, que pensez-vous de tout cela ?

DE CAYOLLE.

Je pense, madame, que les théories de M. Giraud sont vraies, seulement dans le monde où M. Giraud a vécu jusqu’à présent, qui est un monde de spéculation, dont le but unique doit être l’argent. Quant à l’argent par lui-même, il fait faire quelques infamies, mais il fait faire aussi de grandes et nobles choses. Il est semblable à la parole humaine, qui est un mal chez les uns, un bien chez les autres, selon l’usage que l’on en fait. Mais cette obligation où nos mœurs mettent l’homme d’avoir à s’inquiéter tous les jours, en se réveillant, de la somme nécessaire pour ses besoins, afin qu’il ne prenne rien à son voisin, a créé les plus belles intelligences de tous les temps. C’est à ce besoin de l’argent quotidien que nous devons : Franklin, qui a commencé, pour vivre, par être ouvrier imprimeur ; Shakespeare, qui gardait les chevaux à la porte du théâtre qu’il devait immortaliser plus tard ; Machiavel, qui était secrétaire de la république florentine, à quinze écus par mois ; Raphaël, qui était le fils d’un barbouilleur d’Urbin ; Jean-Jacques Rousseau, qui a été commis-greffier, graveur, copiste, et qui encore ne dînait pas tous les jours ; Fulton, qui a d’abord été rapin, puis ouvrier mécanicien, et qui nous a donné la vapeur... et tant d’autres ! Faites naître tous ces gens-là avec cinq cent mille livres de rente chacun, et il y avait bien des chances pour qu’aucun d’eux ne devînt ce qu’il est devenu. Cette course aux écus dont vous parlez a donc du bon. Si elle enrichit quelques imbéciles ou quelques fripons, si elle leur procure la considération et l’estime des subalternes, des inférieurs, de tous ceux enfin qui n’ont avec la société que des rapports qui se payent, elle fait assez de bien d’un autre côté en éperonnant des facultés qui seraient restées stationnaires dans le bien-être, pour qu’on lui pardonne quelques petites erreurs. À mesure que vous entrerez dans le vrai monde qui vous est à peu près inconnu, monsieur Giraud, vous acquerrez la preuve que l’homme qui y est reçu n’y est reçu que pour sa valeur personnelle. Regardez ici, autour de vous, sans aller plus loin, et vous verrez que l’argent n’a pas cette influence que vous lui prêtez. Voici madame la comtesse Savelli, qui a cinq cent mille francs de revenu, et qui, au lieu de dîner avec les millionnaires qui assiègent son hôtel tous les jours, vient dîner chez M. et madame Durieu, de simples bourgeois, pauvres à côté d’elle, pour le plaisir de se trouver avec M. de Charzay, qui n’a que mille écus de rente, et qui, pour des millions, ne ferait pas ce qu’il ne doit pas faire ; avec M. de Roncourt, qui a une place de quinze cents francs, parce qu’il a abandonné toute sa fortune à des créanciers qui n’étaient pas les siens, et qu’il pouvait ne pas payer; avec mademoiselle de Roncourt, qui a sacrifié sa dot au même sentiment d’honneur et de solidarité ; avec mademoiselle Durieu, qui ne sera jamais la femme que d’un honnête homme, eût-il pour rivaux tous les Crésus présents et à venir ; enfin, avec moi, qui ai pour l’argent, dans l’acception que vous donnez à ce mot, le mépris le plus profond. Maintenant, monsieur Giraud, si nous vous avons écouté si longtemps, c’est que nous sommes tous gens bien élevés ici, et que, d’ailleurs, vous parliez bien ; mais il n’y avait là aucune flatterie pour vos millions, et la preuve, c’est qu’on m’a écouté encore plus longtemps que vous, moi qui n’ai pas comme vous un billet de mille francs à mettre dans chacune de mes phrases.

JEAN, à Durieu.

Quel est ce monsieur qui vient de parler ?

DURIEU.

C’est M. de Cayolle.

JEAN.

L’administrateur du chemin ?...

DURIEU.

Oui.

JEAN, à de Cayolle.

Monsieur de Cayolle, vous pouvez croire que je suis bien heureux de me trouver avec vous.

DE CAYOLLE.

Je le crois, monsieur.

Il lui tourne le dos.

DE RONCOURT, à Durieu.

De Cayolle a été dur pour notre parvenu.

DURIEU.

Ces gens d’argent se détestent entre eux.

DE CAYOLLE, appelant.

Durieu !

DURIEU.

Cher ami ?

DE CAYOLLE.

Où diable avez-vous connu ce Jean Giraud ?

DURIEU.

C’est mon fils qui me l’a adressé ; ce n’est pas un mauvais garçon.

DE CAYOLLE.

C’est possible ; je parie que vous faites des affaires avec lui.

DURIEU.

Parbleu !

DE CAYOLLE.

Prenez garde.

DURIEU.

Il est plus malin que vous tous.

DE CAYOLLE.

C’est bien cela que je crains pour vous.

DURIEU.

Mais, moi, je suis plus malin que lui.

DE CAYOLLE.

Tant pis. Adieu !

DURIEU.

Vous partez déjà ?

DE CAYOLLE.

Oui, j’ai beaucoup à travailler, et nous avons une séance demain. Au revoir.

Il sort.

 

 

Scène V

 

LA COMTESSE, RENÉ, MADAME DURIEU, JEAN, ÉLISA, DURIEU, MATHILDE, DE RONCOURT

 

JEAN, à Élisa.

Ils disent du mal de moi, là-bas.

ÉLISA.

Qui peut vous faire faire une pareille supposition, monsieur ?

JEAN.

Je sens ça, moi ; mais l’important, c’est que vous ne pensiez pas de mal de moi, vous.

ÉLISA.

Quel mal pourrais-je penser de vous, monsieur ? Il n’y a pas une heure que je vous connais.

JEAN.

Il ne faut peut-être pas plus de temps pour penser du mal des uns que pour penser du bien des autres. Il n’y a, moi aussi, qu’une heure que je vous connais, et je pense toute sorte de bien de vous.

MATHILDE.

Monsieur Giraud !

JEAN.

Mademoiselle ?

MATHILDE.

Un mot, je vous prie.

JEAN.

Je suis à vous, mademoiselle.

RENÉ, à Élisa.

Vous avez fait la conquête de M. Giraud.

ÉLISA.

Je commence à le croire.

RENÉ.

Si vous alliez devenir madame Giraud ?

ÉLISA.

Quelle folie !

LA COMTESSE.

Monsieur de Roncourt !

DE RONCOURT.

Madame ?...

LA COMTESSE.

Voulez-vous venir causer un instant avec moi ?... 

À René.

Soyez donc assez bon pour voir si ma voiture est là.

René sort.

JEAN, venant à Mathilde.

Je suis à vos ordres, mademoiselle.

MATHILDE.

Je suis chargée d’une commission pour vous, monsieur.

JEAN.

Quelle commission ?

MATHILDE.

J’ai à vous remettre cinq cents francs que vous avez eu l’obligeance de prêter à mon frère, à Marseille.

JEAN.

Ce n’était pas pressé, mademoiselle, et, si votre frère a encore besoin de cet argent...

MATHILDE.

Non, monsieur ; ma mère, à qui il avait écrit de vous les rendre, regrette même de vous les avoir fait attendre si longtemps ; mais, vous savez, une mère de famille n’a pas toujours cinq cents francs à donner pour une dette de son fils, surtout quand le père n’en doit rien savoir, car nous vous prions de n’en rien dire à mon père. C’est là un secret de jeune homme qui ne regarde que la mère et la sœur.

Elle lui remet un petit portefeuille.

JEAN.

Mais, mademoiselle, vous me rendez cet argent dans un charmant petit portefeuille que je n’ai pas prêté à votre frère.

MATHILDE.

C’est moi qui l’ai brodé, monsieur.

JEAN.

Est-ce encore un secret ?

MATHILDE.

Non, monsieur, c’est l’intérêt légal.

Elle s’éloigne.

JEAN, à lui-même en comptant.

Cinq cents francs. C’est bien cela. Ces gens du monde ont une façon de vous rendre l’argent qu’ils vous doivent, qui vous ferait croire qu’ils ne vous le devaient pas.

DE RONCOURT, à Élisa.

Je vais te dire adieu, chère enfant.

ÉLISA.

Pourquoi ne restes-tu pas ici ce soir, puisque M. Durieu t’a offert une chambre ? Tu t’en retourneras demain.

DE RONCOURT.

La comtesse m’a proposé de me reconduire, j’ai accepté. Elle a, dit-elle, à causer avec moi, je ne sais pas ce qu’elle peut avoir à me dire, et puis il faut que je sois demain matin de bonne heure à Paris. J’ai rendez-vous avec M. Petitet, l’avoué ; mes créanciers me font faire une proposition. En donnant dix mille francs, je pourrais me libérer de tout ; mais où trouver ces dix mille francs ?

ÉLISA.

M. de Cayolle te les prêterait peut-être dans une circonstance comme celle-là.

DE RONCOURT.

Peut-être ! enfin, je vais toujours voir ce que me dira demain cet avoué.

Il l’embrasse.

RENÉ, entrant, à la comtesse.

Votre voiture est là.

LA COMTESSE.

Je vous verrai avant mon départ ?

RENÉ.

Cela va sans dire.

LA COMTESSE.

Et je vous mettrai au courant de ce que j’aurai fait pour vos protégés !

MADAME DURIEU, à Durieu.

Le dîner était-il convenable, mon ami ?

DURIEU.

Très bien, très bien. A-t-il coûté cher ?

MADAME DURIEU.

Non.

JEAN, à Élisa.

Est-ce que vous retournez à Paris ce soir, mademoiselle ?

ÉLISA.

Non, monsieur ; je reste ici, je passe quelques jours avec Mathilde.

JEAN.

Alors, j’aurai le plaisir de vous revoir ?

ÉLISA.

Oui, monsieur.

LA COMTESSE, à madame Durieu.

Au revoir, ma chère madame Durieu.

MADAME DURIEU.

Vous ne vous êtes pas trop ennuyée.

LA COMTESSE.

Je me suis beaucoup amusée, au contraire. Votre M. Giraud est très drôle ; je l’inviterai un de ces jours pour moi toute seule. 

À Mathilde.

À bientôt, chère enfant.

Elle embrasse Élisa.

Au revoir, mademoiselle.

ÉLISA.

Au revoir, madame.

DURIEU.

À bientôt, comtesse ; à bientôt.

Mathilde vient dire adieu à la comtesse qui l’embrasse.

MADAME DURIEU, à Mathilde.

As-tu fait tes comptes de la semaine ?

MATHILDE.

Ils ne sont pas terminés.

MADAME DURIEU.

Va les chercher et apporte-les-moi. Tu es en retard. Il faut les mettre au courant ce soir. Je vais accompagner un peu la comtesse, je te retrouverai là.

Elles sortent.

 

 

Scène VI

 

RENÉ, JEAN, ÉLISA, DURIEU, MATHILDE, DE RONCOURT

 

RENÉ.

Eh bien, mon oncle, je m’en vais. Qu’est-ce que vous aviez à me dire ?

DURIEU.

Voici ce que tu vas faire. Demain matin, tu m’écriras ceci : « Mon cher oncle, ne comptez pas sur moi pour dîner mercredi avec vous. J’ai trouvé en rentrant une lettre qui m’annonce pour ce jour-là une entrevue avec la personne dont je vous ai parlé. Vous savez que je suis amoureux et qu’il s’agit d’un mariage sérieux. J’irai vous porter des nouvelles, et, s’il y a une démarche à faire, je compte sur vous. »

Pendant cette tirade, Jean s’est assis au piano et a joué Il pleut, bergère, avec un seul doigt.

RENÉ.

Voilà tout ?

DURIEU.

Oui.

RENÉ.

Vous savez que je ne comprends pas...

DURIEU.

Quand nous nous reverrons, je t’expliquerai ce grand mystère. En attendant, écris-moi la lettre.

RENÉ.

Vous l’aurez demain. Au revoir.

DURIEU.

Au revoir, cher enfant.

JEAN, à René.

Voulez-vous que je vous offre une place dans ma voiture, monsieur de Charzay ?

RENÉ.

Je vous remercie beaucoup, je vais prendre le chemin de fer.

JEAN.

Jusque-là...

RENÉ.

J’irai à pied.

JEAN.

Je crois qu’il va pleuvoir.

RENÉ.

J’ai mon parapluie.

À Élisa, en lui donnant la main.

Bonsoir.

ÉLISA.

Bonsoir.

René sort.

 

 

Scène VII

 

DURIEU, JEAN, ÉLISA

 

DURIEU, à Jean.

Quel charmant garçon ! il ne lui manque que vingt-cinq mille livres de rente.

JEAN, à Durieu.

Quand pourrons-nous causer ?

DURIEU.

Est-ce que vous avez de bonnes nouvelles ?

JEAN.

Je n’en ai jamais que de bonnes.

DURIEU.

Ça va bien, alors ; tant mieux, car j’ai grand besoin d’argent. Je vais marier ma fille, et les gendres sont chers, par le temps qui court.

JEAN.

Eh bien, si vous avez besoin d’argent, je puis vous mettre dans une bonne opération.

DURIEU.

Qu’est-ce que c’est ?

JEAN.

Avez-vous touché les quarante mille francs que vous deviez recevoir ?

DURIEU.

C’est pour demain ; du moins, on me l’a promis.

JEAN.

Eh bien, vous me les donnerez, vos quarante mille francs, et vous m’en direz des nouvelles.

DURIEU.

Ah !

JEAN.

En attendant, lisez ceci. C’est le projet de notre acte de société ; lisez-bien attentivement, nous en causerons ces jours-ci. À bientôt.

DURIEU.

Ah ! oui, oui. À propos, je voulais vous dire...

Il sort avec Jean. Élisa reste seule ; elle fait quelques accords au piano, puis elle pose sa tête sur sa main et se met à rêver.

 

 

Scène VIII

 

MATHILDE, ÉLISA

 

MATHILDE, entrant.

Qu’est-ce que tu fais là ?

ÉLISA.

Rien ; je feuilletais cette musique.

MATHILDE.

Le dernier opéra de M. Max Hubert. Il nous l’a envoyé ; j’en ai joué quelques morceaux : ce n’est pas bon.

ÉLISA.

Je ne suis pas de ton avis. M. Max Hubert a beaucoup de talent.

MATHILDE.

Il avait, tu veux dire.

ÉLISA.

Qu’est-ce que tu as donc contre M. Max Hubert ?

MATHILDE.

Je le déteste.

ÉLISA.

Parce que ?

MATHILDE.

Parce qu’il t’a fait du chagrin.

ÉLISA.

À moi ?

MATHILDE.

On a beau être une petite fille, on voit bien des choses.

ÉLISA.

Et qu’est-ce que tu as vu ?

MATHILDE.

J’ai vu qu’autrefois tu aimais M. Hubert.

ÉLISA.

Tu es folle.

MATHILDE.

J’en suis sûre ; tu l’aimais.

ÉLISA.

Qui est-ce qui a laissé traîner le verbe aimer dans la maison ? Voilà une petite fille qui l’a trouvé et qui ne sait pas ce que c’est.

MATHILDE.

Prends la chose en riant, je le veux bien ; il n’en est pas moins vrai que, si tu ne t’es pas mariée, c’est que tu voulais être la femme de M. Hubert ou n’être la femme de personne.

ÉLISA.

Je ne me suis pas mariée parce qu’une fille sans dot ne se marie pas, et c’est ainsi que j’ai atteint les vingt-quatre ans que j’ai aujourd’hui. Quant à M. Hubert, la preuve qu’il ne m’aimait pas, c’est qu’il a épousé une femme riche. Peut-être, s’il eût eu le courage de supporter quelques années de misère, fût-il devenu ce qu’il promettait d’être, un homme de génie. Au lieu de cela, il s’est endormi dans le bien-être et n’a plus fait en art ce qu’il était appelé à faire. Selon moi, un artiste doit rester maître de sa vie, la première condition de l’art étant la liberté. S’il se rencontre une femme assez folle pour l’aimer, assez heureuse pour être aimée de lui, elle doit lui sacrifier son existence tout entière, sans lui rien demander en échange. Telles sont, petite fille, mes idées sur les artistes en général et sur M. Hubert en particulier. Tu n’es pas tout à fait d’âge à les comprendre : mieux vaut même que tu ne les comprennes jamais. La vie ne t’a encore rien demandé ; tu es jeune, tu es riche, tu épouseras un homme de ton choix et tu seras une bonne épouse et une heureuse mère, pendant que d’autres subiront leur destinée comme Dieu l’aura voulu. Quels yeux tu ouvres !

MATHILDE.

Je t’écoute.

ÉLISA, l’embrassant.

Ferme les yeux alors, j’ai fini. Qu’est-ce que tu tiens là ?

MATHILDE.

Ce sont les comptes de la semaine, c’est la note du boucher, du boulanger...

ÉLISA.

Eh bien, fais tes comptes ; il faudra que tu saches compter, si tu épouses ton cousin.

MATHILDE.

Qui t’a dit ?

ÉLISA.

Moi aussi, j’ai des yeux, et je vois.

MATHILDE.

Où vas-tu ?

ÉLISA.

Je vais me coucher.

MATHILDE.

Reste donc un peu.

ÉLISA.

Tu voudrais me faire causer, mais c’est inutile ; je ne veux rien savoir et je ne veux rien dire. D’ailleurs, voici ta mère.

 

 

Scène IX

 

MATHILDE, ÉLISA, MADAME DURIEU

 

MADAME DURIEU, entrant.

Eh bien, as-tu tes notes ?

MATHILDE.

Oui, maman.

ÉLISA.

Bonsoir, madame.

MADAME DURIEU, l’embrassant.

Bonsoir, chère enfant.

Élisa sort.

 

 

Scène X

 

MADAME DURIEU, MATHILDE

 

MADAME DURIEU.

Voyons.

Elle examine les notes.

« Boulanger, vingt francs. Boucher, quatre-vingt-dix francs... Épicier... »

 

 

ACTE II

 

Même décor.

 

 

Scène première

 

MADAME DURIEU, RENÉ

 

RENÉ, entrant.

Bonjour, ma tante.

MADAME DURIEU.

Bonjour, cher enfant.

RENÉ.

Mon oncle n’est pas là ?

MADAME DURIEU.

Il va venir ; mais je suis bien aise de te voir seul un moment, pour te dire, mon cher René, ce que je n’ai pas pu te dire l’autre jour, c’est que je ne suis pour rien dans les petites combinaisons de ton oncle.

RENÉ.

Que, du reste, je ne m’explique guère.

MADAME DURIEU.

Ton oncle te les expliquera. Tout cela le regarde. Il m’est interdit de me mêler de quoi que ce soit dans la maison, si ce n’est des économies. Ta mère et moi, nous étions sœurs, mais pas du même lit. Madame de Charzay avait une petite fortune qui lui venait de sa mère et elle a épousé ton père qui l’adorait. Moi, je menaçais fort de rester fille, quand M. Durieu s’est présenté. C’était un bourgeois, mais il était riche, et il n’avait pas de concurrents. Mon père, qui était bien en cour, lui promit une place de préfet et le titre de baron. Le roi l’avait autorisé à faire cette double promesse. Le mariage eut lieu, et six mois après, la révolution de Juillet éclata, la veille du jour où M. Durieu allait être nommé.

RENÉ.

Je comprends : il ne vous a jamais pardonné la révolution de Juillet.

MADAME DURIEU.

Et il m’a fait sentir que je n’étais rien, malgré mes aïeux, qu’une pauvre fille qui a eu le bonheur d’épouser un homme riche. Il n’y a pas à lutter, vois-tu, contre la supériorité que donne dans le ménage, à l’un des deux époux, l’argent qu’il apporte à l’autre. Ma délicatesse m’exagéra peut-être ma dépendance, mais j’en arrivai à reconnaître que mon mari était dans son droit. Sans lui, aurais-je seulement les domestiques qui me servent ? J’aurais donné des leçons dans ma jeunesse, comme Élisa, et, après, que serais-je devenue ? car que deviendra-t-elle ? Mes enfants eux-mêmes me semblent moins à moi qu’à leur père, car, si je leur ai donné la vie, il leur donne plus que moi en leur donnant le moyen de vivre. Depuis vingt-deux ans, je fais les comptes, je les lui remets, je les paye, et je n’ai pas cent francs à moi dont je puisse disposer librement, à moins que je ne vende un des derniers bijoux qui me restent de ma mère, comme je l’ai fait dernièrement pour payer à M. Giraud les cinq cents francs que mon fils lui avait empruntés. Voilà, mon cher enfant, ce qu’on appelle un bon mariage.

RENÉ.

Mais je m’explique maintenant la présence de M. Giraud dans votre maison.

MADAME DURIEU.

Gustave l’a connu à Marseille, dans un cercle, et lui a emprunté cinq cents francs qu’il ne pouvait lui rendre. Il lui a donné une lettre pour moi et m’a priée d’acquitter cette dette. Je n’avais pas ces cinq cents francs ; je suis devenue l’obligée de M. Giraud, malgré moi. Pendant le temps qu’il m’a fallu pour me procurer de l’argent, il s’est implanté dans la maison et s’est mis au mieux avec M. Durieu, en lui promettant de lui faire gagner de l’argent.

RENÉ.

Toujours la même chose.

MADAME DURIEU.

Maintenant, cher enfant, tout ceci est entre nous. Voici ton oncle.

 

 

Scène II

 

MADAME DURIEU, RENÉ, DURIEU

 

DURIEU, à René.

Ah ! tu es exact, mon garçon...

RENÉ.

Vous m’avez écrit de venir à onze heures, il est onze heures précises, bien que votre pendule marque onze heures un quart.

DURIEU.

La pendule avance donc ?

MADAME DURIEU.

Oui, mon ami.

DURIEU.

Depuis quand ?

MADAME DURIEU.

Depuis quelque temps déjà.

DURIEU.

Il faut faire venir le marchand qui l’a vendue.

MADAME DURIEU.

Il y a quinze ans que nous avons cette pendule, mon ami.

DURIEU.

Qu’importe ! Le marchand l’a garantie.

MADAME DURIEU.

Mais le marchand est mort.

DURIEU.

Il doit avoir un successeur. Avez-vous écrit les lettres que je vous avais priée d’écrire ?

MADAME DURIEU.

Oui, j’ai écrit à votre tailleur de changer la doublure de votre paletot de l’année dernière.

DURIEU.

Et au cordonnier ?

MADAME DURIEU.

Je lui ai commandé, pour vous, deux paires de grosses bottines à double semelle.

DURIEU.

C’est cela. Qu’est-ce que je voulais donc vous dire encore ?... Ah !... la blanchisseuse vous attend.

MADAME DURIEU.

J’ai pris en note ce que vous m’avez dit.

DURIEU.

Il me manque un mouchoir, et elle m’a rendu un gilet de dessous qui n’est pas à moi. C’est la même marque, mais ce n’est pas la même étoffe. Le gilet qu’elle m’a rendu est en croisé de coton et les miens sont en finette. C’est bien facile à reconnaître ; je ne comprends pas qu’il y ait eu une erreur.

MADAME DURIEU.

Elle sera réparée.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

RENÉ, DURIEU

 

DURIEU.

Tu es intrigué.

RENÉ.

Je l’avoue.

DURIEU.

Alors, je ne vais pas y aller par quatre chemins. Tu as de l’esprit et tu es un bon garçon !

RENÉ.

Oui, mon oncle.

DURIEU.

Et tu sais bien que j’ai de l’amitié pour toi.

RENÉ.

Non, mon oncle.

DURIEU.

Tu en doutes ?

RENÉ.

Votre amitié n’irait pas jusqu’à me prêter vingt-cinq mille francs.

DURIEU.

Naturellement ; mais il y a d’autres preuves d’amitié à donner que celle-là.

RENÉ.

Et moins chères... Tranquillisez-vous ; du reste, je ne compte pas vous emprunter d’argent.

DURIEU.

Oh ! je connais tes principes, tu es un garçon sérieux. J’ai reçu ta lettre ; c’était bien ce que je t’avais demandé, mais ce n’est pas tout.

RENÉ.

À votre service.

DURIEU.

Ce que tu m’as écrit là, il faudra le dire à quelqu’un, mais plus clairement. Ta lettre n’était qu’un tirailleur ; le coup a porté, il faut maintenant une charge à fond de train.

RENÉ.

Vos métaphores me font trembler, mon oncle ! expliquez-vous.

DURIEU.

Tu connais ma position vis-à-vis de ta tante.

RENÉ.

Est-ce que vous allez vous plaindre d’elle ?

DURIEU.

Non ; mais ta tante n’a pas eu de dot comme madame de Charzay, je l’ai donc épousée pour elle seule ; c’est une bêtise que j’ai faite.

RENÉ.

Vous avez des résumés biographiques qui sont d’un grand bonheur. Votre femme est un ange.

DURIEU.

Certainement ; c’est une très digne femme, mais elle aurait eu un peu de bien à elle que cela n’aurait rien gâté. Si elle n’a pas toujours été heureuse avec moi, c’est à cause de cela ; je l’ai bien vu, je le vois bien encore, j’en souffre, mais qu’y faire ?

RENÉ.

C’est magnifique.

DURIEU.

Tu dis ?

RENÉ.

Rien, mon oncle ; continuez.

DURIEU.

C’est pour en arriver à ceci : qu’une fille sans dot qu’épouse un homme riche fait une aussi grande sottise, en croyant faire un bon mariage, qu’une fille riche en épousant un homme pauvre. Il faut que les deux époux apportent autant l’un que l’autre ; c’est une garantie réciproque. Qu’est-ce que c’est qu’un homme qui accepte de devoir toute sa fortune à une femme ? Quand la société...

RENÉ.

Si nous nous asseyions, mon oncle ?

DURIEU.

C’est vrai, nous serions mieux.

Il s’assied avec René.

C’est moi qui ai payé l’éducation de mes enfants, c’est de moi qu’ils hériteront, c’est moi qui les doterai, il est donc tout naturel que je ne les laisse pas faire, le jour où ils se marieront, la sottise que j’ai faite.

RENÉ.

C’est très juste. Après ?

DURIEU.

Tu es de mon avis ?

RENÉ.

Parbleu ! Si vous me dites ces choses-là, c’est pour que je sois de votre avis ; sans cela, au train dont va la conversation, nous n’en finirions jamais.

DURIEU.

Il n’est qu’onze heures dix.

RENÉ.

C’est bien commencer la journée.

DURIEU.

Je n’ai rendez-vous avec Giraud qu’à midi.

RENÉ.

Ne vous gênez pas alors.

DURIEU.

Allons droit au but. J’ai trouvé un parti excellent pour ta cousine.

RENÉ.

Tant mieux.

DURIEU.

Cela te fait plaisir ?

RENÉ.

Naturellement.

DURIEU.

Mais, quand j’en ai parlé à Mathilde, sais-tu ce qu’elle m’a répondu ?

RENÉ.

Non.

DURIEU.

Qu’elle t’aimait et qu’elle ne voulait pas être la femme d’un autre.

RENÉ.

Ce n’est pas bête. Je serais un mari excellent, moi.

DURIEU.

Tu serais un mari excellent, mais tu es un parti détestable, entre nous.

RENÉ.

Ne discutons pas, je suis de votre avis. Alors, vous avez imaginé... ?

DURIEU.

De te prier d’écrire cette lettre où tu m’annonçais...

RENÉ.

Que j’allais me marier ! Et vous l’avez montrée à Mathilde.

DURIEU.

Oui.

RENÉ.

C’est très ingénieux ; qu’est-ce qu’elle a dit ?

DURIEU.

Elle a pleuré.

RENÉ.

Eh bien, vous avez dû être content ?

DURIEU.

Très content ; et elle m’a demandé si je savais qui tu épousais, je lui ai dit que oui.

RENÉ.

Et j’épouse ?

DURIEU.

La comtesse Savelli.

RENÉ.

Très bien. J’avais besoin d’être prévenu. C’est parfait; avez-vous prévenu le notaire aussi ; il n’y aurait pas de mal non plus à prévenir la comtesse.

DURIEU.

C’est inutile, elle est en voyage. D’ailleurs, elle n’a pas besoin d’être prévenue ; elle est de la conspiration malgré elle ; elle t’adore !

RENÉ.

Vous croyez ?

DURIEU.

Tu le sais bien, mon gaillard, et, si j’étais à ta place...

RENÉ.

Qu’est-ce que vous feriez ?...

DURIEU.

Je conduirais si bien ma barque...

RENÉ.

Que ?...

DURIEU.

Que je l’épouserais, parbleu !

RENÉ.

Comment ! vous dites qu’un honnête homme ne doit pas tenir sa fortune de sa femme, et vous me conseillez, avec trois mille livres de rente, d’essayer d’épouser une femme veuve, dix fois millionnaire ! Vous avez donc des morales de rechange ?

DURIEU.

Qu’est-ce que je demande, moi, que tu sois heureux.

RENÉ.

Et que ça ne vous coûte rien.

DURIEU.

Pour en revenir à Mathilde, c’est toi qui dois lui faire entendre raison ; c’est toi qui dois lui dire que tu ne veux pas d’elle.

RENÉ.

Et comment le lui dirai-je ?

DURIEU.

Adroitement ; sans avoir l’air de rien.

RENÉ.

Je lui dirai : « À propos, tu sais que je ne veux pas de toi... » comme ce sera fin !

DURIEU.

Non. Tu lui annonceras ton mariage, en causant. Tu es censé ignoré qu’elle a eu connaissance de ta lettre. Tu ajouteras que tu pars, et, pendant quelque temps...

RENÉ.

Il n’y aurait pas de mal qu’on ne me vit pas ici !...

DURIEU.

Oui, elle te croira à Londres avec la comtesse, elle t’oubliera et tout sera dit.

RENÉ.

En un mot, vous me flanquez à la porte.

DURIEU.

Tu es fou.

RENÉ.

Allez toujours, je suis habitué à votre caractère, et, comme vous vous en trouvez bien, vous auriez grandement tort d’en changer. C’est convenu, je parlerai à Mathilde.

DURIEU.

Aujourd’hui ?

RENÉ.

Aujourd’hui même.

DURIEU.

Tu es un bon garçon.

RENÉ.

Vous n’avez pas encore quelque chose de désagréable à me dire, pendant que vous y êtes ?

DURIEU.

Non.

RENÉ.

Allons, allons, vous êtes fièrement réussi, mon cher oncle. Si jamais vous êtes malheureux, vous, cela m’étonnera bien !

DURIEU.

Moi aussi.

 

 

Scène IV

 

RENÉ, DURIEU, ÉLISA

 

ÉLISA, entrant.

Le clerc de votre notaire est là, monsieur Durieu.

DURIEU.

Je vais le trouver. Et le père, comment va-t-il ?

ÉLISA.

Il m’a amenée. Il est avec madame Durieu.

DURIEU.

Vous êtes tout à fait installés chez la comtesse ?

ÉLISA.

Tout à fait.

DURIEU.

Elle est partie ?

ÉLISA.

Il y a trois jours.

DURIEU.

Et vous êtes contents ?

ÉLISA.

Très contents.

DURIEU.

Allons, tant mieux. Je suis bien heureux pour vous.

ÉLISA.

Je vous en remercie.

DURIEU, à René.

N’oublie pas Mathilde.

Il sort.

 

 

Scène V

 

ÉLISA, RENÉ

 

ÉLISA, à René.

On m’a dit que vous étiez là, j’ai voulu vous serrer la main. Vous faites le bien, et vous vous sauvez lâchement. Quel service vous nous avez rendu !

RENÉ.

C’est à la comtesse que j’en ai rendu un. On la volait ; il lui fallait un intendant honnête homme, je lui ai indiqué votre père ; elle s’ennuyait et voulait une compagne, une amie sur qui elle pût compter, je vous ai nommée. Je suis un passant à qui un autre passant demande son chemin, et qui l’indique. Voilà tout.

ÉLISA.

Il y a longtemps que nous attendions ce passant-là.

RENÉ.

L’occasion m’a manqué longtemps.

ÉLISA.

Ce n’est pas la première preuve d’affection que vous nous donnez.

RENÉ.

Et la comtesse a été gentille ?

ÉLISA.

Charmante. Nous habitons son pavillon, à l’entrée du parc, et, l’hiver, nous aurons un étage dans son hôtel de Paris. Nous sommes chez les autres, l’orgueil en souffre un peu, mais il est impossible de faire le bien avec plus de grâce et de respect de la dignité des gens que ne l’a fait la comtesse. Elle donne quinze mille francs par an à mon père, c’est une fortune !... Mon pauvre père ! je suis si heureuse pour lui !... Tout le monde sait combien il est honnête ; moi seule, je sais combien il est bon. Ses créanciers lui avaient proposé une transaction moyennant dix mille francs ; il pouvait accepter, ces dettes-là ne sont pas les siennes, et, dans quelques jours, il ne devra plus rien.

RENÉ.

Mais ces dix mille francs ?

ÉLISA.

M. de Cayolle nous les a promis. Mon père les lui rendra dans le courant de l’année. Enfin, qu’est-ce que je ferai jamais pour vous prouver ma reconnaissance ?

RENÉ.

Soyez heureuse, c’est tout ce que je vous demande.

ÉLISA.

Je le suis ; mais il était temps que Dieu se souvînt de nous.

RENÉ.

Ça allait mal ?

ÉLISA.

Oh ! terriblement mal ; mon père se mourait de chagrin, pas pour lui, mais pour moi. Notre position était si différente de celle que nous avions eue jadis ! On s’habitue quelquefois à ne pas avoir d’argent, jamais à n’en plus avoir. On ne croirait pas que des gens d’un certain monde, qui ont été riches, qui ont rendu des services, qui ont eu des amis, peuvent se trouver, un beau jour, sans savoir comment ils dîneront.

RENÉ.

Ç’a été aussi loin ? On ne s’en est jamais douté.

ÉLISA.

Je l’espère bien. Vous êtes le seul à qui nous l’aurions avoué, mais vous étiez trop bon. Nous n’osions pas vous le dire. Aujourd’hui, c’est autre chose. Il y a un jour entre autres que je me rappellerai toute ma vie, quand je vivrais cent ans. C’était un dimanche, l’été heureusement ; nous nous sommes trouvés littéralement sans un sou. On nous devait encore une vingtaine de mille francs à cette époque, on nous les doit, on nous les devra toujours. Nous avions dîné, la veille, d’un petit pâté de douze sous, qui n’était pas gros, mais qui n’était pas bon non plus, et d’une belle carafe d’eau. Il était deux heures, nous n’avions rien pris. Nous connaissions une vieille dame qui nous avait bien souvent invités à venir dîner chez elle, le dimanche, quand nous n’aurions rien de mieux à faire. C’est la formule polie avec laquelle on sauvegarde l’amour-propre des pauvres gens à qui l’on veut faire l’aumône de temps en temps d’un dîner. Nous n’y étions jamais allés. Nous prenons notre courage à deux mains et nous partons, à pied, bien entendu, pour Neuilly. Cette dame habitait près de la porte Maillot. Nous arrivons à quatre heures. Nous l’apercevons de loin qui sortait de chez elle, avec sa bonne et son petit chien, et qui s’en allait du côté du pont. Elle ne nous avait pas vus. Nous entrons chez son portier, espérant qu’elle n’allait faire qu’une petite promenade, mais le portier nous dit : « Cette dame vient de sortir pour aller dîner chez sa fille, dont c’est la fête aujourd’hui. » Nous nous sommes regardés, mon père et moi, vous devinez avec quel sourire, et nous avons repris notre chemin, en passant par les Champs-Élysées, pour nous distraire. Nous nous sommes assis sur un banc pendant une heure et nous avons regardé passer les voitures. Nous ne disions pas un mot. J’avais faim... très grand’faim. J’ai compris alors et j’ai excusé bien des fautes, en remerciant Dieu de m’avoir fait le cœur assez fort, pour que l’idée ne me vînt pas de les commettre. Quand nous avons été reposés, nous sommes rentrés chez nous, nous nous sommes bien embrassés, mon père et moi, et nous nous sommes couchés.

RENÉ.

Et le lendemain ?

ÉLISA.

Le lendemain, vous êtes venu nous voir. Aviez-vous deviné notre situation, je le crois, car vous veniez de toucher la moitié de votre petite rente, et, quand vous avez été parti, mon père m’a montré deux cents francs que vous lui aviez prêtés. Vous nous avez sauvé la vie, monsieur René, et, de plus, vous nous avez porté bonheur, car, quelques jours après, mon père a obtenu la place qu’il demandait, et, j’ai trouvé deux élèves. Voilà de ces services qui lient éternellement les cœurs honnêtes, aussi j’ai pour vous une bien franche et bien solide amitié.

RENÉ.

Et moi aussi, je vous aime bien, et je me suis mis en tête que vous seriez heureuse.

ÉLISA.

Que voulez-vous donc de plus pour moi ?

RENÉ.

Nous vous trouverons un mari.

ÉLISA.

À mon âge, il est trop tard. Ma vie est finie de côté-là.

RENÉ.

Quelle plaisanterie ! À vingt-quatre ans, on est une jeune femme.

ÉLISA.

Non ; on est une vieille fille. Du reste, j’ai donné tout mon avenir à mon passé ; ce serait de l’ingratitude de le lui reprendre, au moment où je vais être heureuse.

RENÉ.

Vous changerez d’avis.

ÉLISA.

Beaucoup plus tard, peut-être ; mais, maintenant, aujourd’hui, voyez comme les femmes sont exigeantes, je voudrais encore n’épouser qu’un homme que j’aimerais.

RENÉ.

Eh bien, vous aimerez un homme et il vous épousera.

ÉLISA.

Voulez-vous que je vous dise, pour ne rien exagérer comment je crois que j’en finirai avec la vie ?

RENÉ.

Dites.

ÉLISA.

Quand j’aurai trente-cinq ou quarante ans, à l’âge où je ne pourrai plus parler d’amour sans être ridicule, je rencontrerai un brave homme, veuf, ayant des enfants à élever et désireux de leur donner une seconde mère qui les soigne et les aime sans qu’ils puissent être jaloux d’elle. Mon père, il faut l’espérer, vivra encore, il aura mis honorablement un peu d’argent de côté, j’épouserai cet homme, et je terminerai mes jours dans une province, en faisant de mon mieux pour être utile aux orphelins. C’est encore un beau rôle à remplir, et c’est, entre nous, le seul que je puisse ambitionner.

RENÉ.

C’est une idée comme une autre, elle a du bon, et je comprends très bien ce genre de mariage. Un homme et une femme, honorables et intelligents tous les deux, que des circonstances quelconques ont éloignés du mariage pendant la première partie de leur existence, et qui, arrivés à l’âge mûr, mettent en commun des sentiments calmes, une philosophie douce et des goûts analogues, ces gens-là font un acte sensé, qui contient de grandes chances de bonheur. Moi qui n’ai pus l’idée de me marier aujourd’hui, je serais homme à me marier ainsi plus tard.

ÉLISA.

Vous le croyez ?...

RENÉ.

J’en suis sûr, et tenez, si, dans dix ans, vous n’avez rien trouvé de mieux, si vous voulez, nous nous marierons. Nous nous retirerons en province avec votre père et un quatrième pour faire un whist, et nous unirons notre vie comme des bourgeois du Marais ; je suis sûr que nous serions très heureux. Cela vous va-t-il ?

ÉLISA.

Est-ce sérieux ?

RENÉ.

Très sérieux.

ÉLISA.

Eh bien, c’est convenu.

RENÉ.

C’est convenu, si vous ne trouvez pas mieux. Ce serait drôle cependant, si cela finissait ainsi.

ÉLISA.

Mais non, cela me paraîtrait tout simple.

RENÉ.

Nous avons peut-être dit des folies là... Heureusement, personne ne nous a entendus.

Il lui serre la main.

 

 

Scène VI

 

ÉLISA, RENÉ, JEAN

 

JEAN, entrant au moment où René baise la main d’Élisa.

Je n’ai rien vu !...

ÉLISA, redonnant sa main à René.

Eh bien, il faut que vous voyiez !

RENÉ.

Quel est ce beau bouquet que vous portez là, monsieur Giraud !

JEAN.

C’est un bouquet que j’apportais à mademoiselle, car je voulais aller chez la comtesse, pour causer avec M. de Roncourt... 

À Élisa.

Voulez-vous bien accepter ces fleurs ?

ÉLISA.

Avec grand plaisir, j’adore les violettes ; mais qu’est-ce qu’il y a donc là, autour de votre bouquet, monsieur Giraud ?

Elle retire un bracelet qui entoure la queue du bouquet.

JEAN.

C’est un ruban qui j’ai fait mettre pour que les fleurs ne se séparent pas.

ÉLISA.

Vous pouvez le reprendre, maintenant que le bouquet est arrivé.

JEAN.

Vous ne voulez pas accepter ce petit joujou ?

ÉLISA.

Non, monsieur ; pour les gens qui ne peuvent pas le rendre, un cadeau n’a de prix que s’il n’a pas de valeur. Je vais dire à mon père de vous attendre, puisque vous avez à causer avec lui ; cela vous épargnera la peine d’aller jusqu’au château.

Elle salue et sort.

 

 

Scène VII

 

JEAN, RENÉ

 

JEAN.

Encore une boulette.

RENÉ.

Oh ! oui !

JEAN.

Il est pourtant très joli, ce bracelet ; qu’est-ce que je vais en faire ?

RENÉ.

Vous le donnerez à mademoiselle Flora.

JEAN.

Vous savez donc ?...

RENÉ.

On m’a dit que vous aviez des bontés pour cette demoiselle ; je vous en fais mon compliment.

JEAN.

Vous la connaissez !

RENÉ.

Je l’ai vue.

JEAN.

Est-ce que ?...

RENÉ.

Je ne lui ai jamais parlé.

JEAN.

Ça ne fait rien, elle n’est pas causeuse, on peut même dire qu’elle est bête, mais elle est jolie, et puis c’est une fille très connue. Elle a compromis beaucoup d’hommes comme il faut, ça me pose ; je l’ai enlevée à ces messieurs du Jockey... ça change toutes leurs habitudes ; ils sont furieux, mais ils ne peuvent pas lui donner ce que je lui donne.

RENÉ.

Combien donc ?

JEAN.

Cinq mille francs par mois.

RENÉ.

Et des cadeaux ?...

JEAN.

Non, tout compris. Du reste, je gagne tant d’argent ! Comme vous me regardez !

RENÉ.

Je vous trouve quelque chose de changé dans la figure.

JEAN.

La barbe...

RENÉ.

Oui.

JEAN.

Cela me va mieux, n’est-ce pas ?...

RENÉ.

Certainement.

JEAN.

Et je suis mieux mis que l’autre jour. L’autre jour, j’étais trop brodé... je l’ai bien vu.

Familièrement.

Mais j’ai pris modèle sur vous, je ne pouvais pas mieux faire.

RENÉ.

Vous me comblez !

JEAN.

Vous me plaisez beaucoup.

RENÉ.

C’est trop ! c’est trop !

JEAN.

Et ça vous profitera. Voyons, causons de vos petites affaires. Est-ce qu’un homme de votre nom doit végéter avec trois mille livres de rente ? Vous avez un capital de soixante mille francs, c’est énorme ! et dire que ça vous rapporte 5 pour 100. Vous me faites l’effet d’un homme qui s’obstinerait à prendre les gondoles pour aller à Versailles, au lieu de prendre le chemin de fer. Le 5 pour 100, c’est le coucou obstiné de la finance ; qui est-ce qui va en coucou, aujourd’hui ?

RENÉ.

Ceux qui ont peur de sauter sur le chemin de fer.

JEAN.

Est-ce qu’on saute ? Je sais comment vous avez été élevé, moi ; est-ce que vous êtes fait pour vivre comme un surnuméraire ? Vous êtes fait pour avoir des voitures, des chevaux, des domestiques, des châteaux, des chasses. Est-ce que moi, le fils de votre ancien jardinier, je puis souffrir que vous alliez à pied, quand je me promène en phaéton avec des chevaux de douze mille francs que je ne sais pas conduire, et deux domestiques qui se demandent pourquoi ils sont derrière et moi devant ? À ma place, beaucoup seraient enchantés de vous humilier et de faire sonner bien haut devant vous quelques millions qu’ils auraient gagnés ; moi pas, et je vous ferai votre fortune, ou j’y perds mon nom, et je me fais appeler de la Giraudière.

RENÉ.

Je vous remercie, mon cher monsieur Giraud. Ma vie est arrangée, je la garde comme elle est.

JEAN.

Enfin, si un jour l’envie vous en prend, donnez-moi la préférence. En attendant, il faut que nous nous voyions. Entrez chez moi de temps en temps, aux Champs-Élysées, c’est le chemin de tout le monde... Vous verrez mon hôtel, et je vous montrerai mes tableaux et mes statues, parce qu’on m’a dit qu’un homme, dans ma position, devait avoir le goût des arts. Je n’y entends rien du tout ; j’ai payé tout ça très cher, mais je crains bien que cela ne vaille pas grand’chose. Vous me direz ce que vous en pensez, vous me donnerez vos conseils. Je voudrais arriver à me faire une autre société que celle que je vois. Le matin, ça va encore : il vient des hommes à peu près comme il faut, pour que je leur fasse gagner de l’argent, car l’argent est l’argent, voyez-vous, ça attire toujours ; mais ces gens viennent chez moi comme ils vont chez leurs maîtresses, en se cachant. Quant à ceux qui viennent ouvertement me visiter et même qui se vantent de me connaître, il faut voir ce que c’est ! Un tas de bonshommes qui me boivent mon vin, qui fument mes cigares, qui m’empruntent mon argent et qui détournent Flora de ses devoirs ! Et les lettres qu’on m’écrit ! Et les-gens qui ont fait des découvertes et qui veulent s’associer avec moi ! Et le chantage au suicide ! Ceux qui vont se poignarder si je ne leur envoie pas dix mille francs ! Et les aveux que je reçois, et les infamies dont je suis le confident! Non! il n’y a qu’un homme qui a fait fortune tout à coup qui puisse savoir ce qu’il y a de gredins à Paris.

RENÉ.

Le fait est que vous devez voir des choses curieuses.

JEAN.

Ne m’en parlez pas ; mais, maintenant que j’ai tâté des gens du monde, tous les gueux que je connais, je veux les flanquer à la porte. Me voilà déjà reçu chez M. Durieu et chez la comtesse Savelli ; vous savez que j’ai été la voir avant son départ...

RENÉ.

Ah !...

JEAN.

Oui, tout bonnement... Ça n’est pas bête, hein ?

RENÉ.

Elle vous a reçu ?...

JEAN.

Parbleu ! j’avais appris qu’elle était gênée ; je savais bien où j’allais ; je lui ai offert de lui faire gagner de l’argent ; et qu’elle a été bien contente ! Or donc, reçu chez M. Durieu, reçu chez la comtesse, mon affaire sera faite. La bourgeoisie d’un côté, la noblesse de l’autre, je touche à tout, et je suis lancé. Il ne me manquerait plus qu’une liaison avec une femme comme il faut : c’est cela qui me poserait. Cette comtesse Savelli est charmante.

RENÉ.

Entre nous, n’y comptez pas.

JEAN.

Ils sont trop verts, oui. Ce que j’ai de mieux à faire alors décidément, c’est de me marier ; qu’en pensez-vous ?

RENÉ.

Vous êtes dans le vrai.

JEAN.

Ah ! voyez-vous, je savais bien que j’avais une bonne idée.

RENÉ.

Auriez-vous déjà des vues sur quelqu’un ?

JEAN.

Si je voulais, je n’aurais pas besoin de chercher bien loin... Votre cousine...

RENÉ.

Mathilde ?

JEAN.

Oui, son père m’en a touché deux mots sans en avoir l’air. Il aime l’argent, le papa Durieu ; car, s’il me donnait sa fille, ce ne serait pas pour mes beaux yeux.

RENÉ.

Ah ! Eh bien ?

JEAN.

Eh bien, moi, je fais la sourde oreille.

RENÉ.

Pourquoi ?

JEAN.

Je suis un parvenu, je suis le fils d’un jardinier, je suis tout ce qu’on voudra, mais je ne suis pas un imbécile, puisque j’ai fait fortune ; et, si je me marie, je ne veux pas d’une femme qui se croira quitte envers moi en m’apportant deux ou trois cent mille francs ; qu’est-ce que c’est que ça ?... et qui fera sauter mes petits millions dans une fricassée de dentelles, de cachemires et de diamants tout en me faisant la grimace, pendant que je tiendrai la queue de la poêle. Non, il me faudrait une fille simple, heureuse de tout me devoir et que j’irais découvrir dans son obscurité, une fille comme mademoiselle de Roncourt.

RENÉ.

C’est bien pensé.

JEAN.

N’est-ce pas ?

RENÉ.

Mais vous ne connaissez mademoiselle de Roncourt que depuis bien peu de temps.

JEAN.

Qu’est-ce que cela fait ?... Les gens comme moi, habitués à jouer des sommes importantes sur le moindre événement, décident de leur vie en cinq minutes ! Et puis je la trouve charmante ! Ce n’est plus une toute jeune fille ; elle a de l’esprit, elle est de noblesse ; elle ne voit plus le monde, mais, redevenue riche, elle pourrait le revoir et m’en ouvrirait les portes. Ce serait une recommandation pour moi d’avoir choisi une fille pauvre. Que voulez-vous ! le monde, c’est ma toquade. Les gens comme il faut me tournent la tête. Si mademoiselle Élisa veut de moi, dans quinze jours elle sera ma femme.

RENÉ.

Vous allez vite.

JEAN.

Voilà comme je suis. J’aime au 15, j’épouse au 30.

RENÉ.

Mais mademoiselle de Roncourt ne voudra pas de vous.

JEAN.

Elle aura bien tort.

RENÉ.

Vraiment ?

JEAN.

Elle ne trouvera jamais mieux sous le rapport de l’argent. J’ai dix millions à moi, on peut s’informer à la Banque, comme a fait M. Durieu, et j’en aurai bien d’autres ; il n’y a que le premier qui coûte. Je tiens mon affaire maintenant, je veux enfoncer tous les banquiers de la routine. J’ai des projets, des combinaisons gigantesques et très simples ; seulement, c’est un bouleversement complet dans le système financier. En attendant, je suis amoureux de mademoiselle de Roncourt et je veux l’épouser. Mais, dites-moi, elle a l’air bien sentimental, cette fille-là. Entre nous, croyez-vous qu’elle soit arrivée à son âge, sans ?...

RENÉ.

Sans quoi ?

JEAN.

Au pair, comme on dit à la Bourse ?

RENÉ.

Monsieur Jean !

JEAN.

C’est que, si j’y mets le prix, je voudrais au moins être sûr...

RENÉ.

Je crains que vous vous donniez beaucoup de peine pour rien, monsieur Giraud. Mademoiselle de Roncourt est une honnête fille, d’abord, et qui n’a pas besoin de se marier pour sortir des embarras pécuniaires où son père et elle se trouvaient hier encore.

JEAN.

Qu’arrive-t-il donc ?

RENÉ.

M. de Roncourt est depuis trois jours intendant de la comtesse Savelli avec quinze mille francs d’appointements.

JEAN.

Tiens, tiens ! C’est donc pour cela qu’il m’a écrit de venir lui parler aujourd’hui chez la comtesse. Mais, savez-vous que c’est une rude affaire pour lui, et que, s’il est malin, il fera sa fortune ?

RENÉ.

Je ne sais pas si c’est un malin, mais c’est un honnête homme.

JEAN.

En affaires, il faut plus de malice que d’autre chose.

RENÉ.

Qu’est-ce que c’est donc que les affaires, monsieur Giraud ?...

JEAN.

Les affaires, c’est bien simple, c’est l’argent des autres.

 

 

Scène VIII

 

JEAN, RENÉ, MATHILDE

 

MATHILDE.

Mon père va venir, monsieur Giraud ; il m’a chargée de vous prier de l’attendre. Vous permettez que je dise un mot à mon cousin ?

JEAN.

Comment donc, mademoiselle ! deux si vous voulez ; je vais faire des comptes pendant ce temps-là.

MATHILDE, à René.

Tu te maries ?

RENÉ.

Oui.

MATHILDE.

Mon père m’a appris cette nouvelle.

RENÉ.

Je lui en ai parlé.

MATHILDE.

Qui épouses-tu ?

RENÉ.

Une jeune fille.

MATHILDE.

Ah ! je croyais que c’était une veuve riche ?

RENÉ.

Très riche.

MATHILDE.

Son nom ?

RENÉ.

Il ne m’est pas encore permis de le dire.

MATHILDE.

Tu sais que je ne crois pas un mot de tout cela ?

RENÉ.

C’est pourtant la vérité.

MATHILDE.

Non ; tu veux être agréable à mon père, qui t’a demandé de jouer cette comédie, mais elle est indigne de toi.

RENÉ.

Écoute, ma chère enfant, ton père...

MATHILDE.

Mon père t’a dit que je t’aimais...

RENÉ.

Comme toutes les petites cousines aiment leurs petits cousins. C’est si commode pour une fille de ton âge de ne pas faire changer de place à son cœur et d’être toute transportée pour l’amour ; mais ces amours-là passent vite ; ce sont les lilas de la vie.

MATHILDE.

De la poésie !... Décidément, tu ne m’aimes pas, n’en parlons plus. Je ne te menace pas de me tuer ni d’entrer dans un couvent, ni même de ne me marier jamais ; je ferai, au contraire, tout mon possible pour t’oublier ; mais je veux que notre conversation, qui aura une si grande influence sur ma vie, en ait une sur la tienne.

JEAN, écrivant, à lui-même.

Timbre et courtage...

MATHILDE.

Me promets-tu de suivre le conseil que je vais te donner ?

RENÉ.

Je te le promets.

MATHILDE.

Toutes les femmes qui te connaîtront t’aimeront.

RENÉ.

Toutes ?

MATHILDE.

Oui. Tu représenteras, pour elles comme pour moi, le bonheur, parce que tu es le bien. Tu en aimeras certainement une un jour, car tu as ton cœur comme tout le monde ; tu es jeune, intelligent, de bonne famille, franc et loyal, il ne te manquera donc qu’une chose : l’argent. Tu es fier, tu as raison de l’être ; si tu aimais une fille pauvre, tu ne le lui dirais pas, car tu ne serais pas assez riche pour la rendre heureuse.

RENÉ.

C’est vrai.

MATHILDE.

Si tu aimais une fille riche, tu le lui cacherais, pour ne pas même être soupçonné d’un calcul. Si tu étais riche, tu aurais peut-être pensé à m’aimer, tu m’aimerais peut-être ; je serais peut-être heureuse. Tu vois que je ne suis plus tout à fait la petite cousine. Juge, par l’émotion que tu éprouves en ce moment, de celle que tu éprouverais s’il te fallait renoncer à une femme que tu aimerais parce qu’elle serait plus riche que toi. Eh bien, puisqu’il n’y a entre toi et ton bonheur à venir qu’un obstacle d’argent, fais ta fortune ; cela doit être facile, il y a tant de sots qui s’enrichissent.

JEAN, comptant toujours.

Six mille quatre cent cinquante-deux francs quinze centimes.

RENÉ.

Tu as raison.

MATHILDE.

Tu te mettras à l’œuvre ?

RENÉ.

Dès demain.

MATHILDE.

Et, quand tu seras heureux plus tard, tu te rappelleras que c’est à la petite cousine que tu le dois. Maintenant, donne-moi la main, embrasse-moi bien fort, et, quoi qu’il arrive, comptons toujours l’un sur l’autre.

Il embrasse Mathilde sur le front.

JEAN.

Ah çà ! ce gaillard-là embrasse tout le monde.

 

 

Scène IX

 

JEAN, RENÉ, MATHILDE, DURIEU

 

DURIEU.

Bonjour, mon cher Giraud.

JEAN.

Nous avons à causer.

MATHILDE.

Nous vous laissons.

DURIEU, à René.

Eh bien ?...

MATHILDE.

Eh bien, mon père, René m’a fait entendre raison. Vous pouvez me présenter M. de Bourville quand vous voudrez.

DURIEU.

Il va venir tout à l’heure.

MATHILDE.

Vous n’aurez qu’à me faire appeler, je vais rejoindre maman.

Elle sort.

RENÉ, à Durieu.

Vous n’avez plus besoin de moi ?

DURIEU.

Non, au revoir.

RENÉ.

Merci, adieu !...

Il sort.

 

 

Scène X

 

JEAN, DURIEU

 

DURIEU, à Jean.

Eh bien, mon maître, quoi de nouveau ?

JEAN.

J’ai de l’argent à vous remettre.

DURIEU.

Ça va donc bien ?

JEAN.

Très bien. La liquidation a été bonne. Vous avez acheté cent cinquante actions le quinze, à sept cent soixante-dix ; vous avez revendu fin du mois à huit cent quinze, cela nous fait... voyons : cela nous fait six mille sept cent cinquante francs de gain, sur lesquels il faut déduire le courtage et le timbre, c’est-à-dire deux cent quatre-vingt-dix-sept francs quatre-vingt-cinq centimes. C’est donc six mille quatre cent cinquante-deux francs quatre-vingt-cinq centimes que j’ai à vous remettre.

Tirant les billets de sa poche.

Mille, deux mille, six mille... quatre cent cinquante-cinq francs ; rendez-moi deux francs quinze centimes.

DURIEU.

Vous n’avez pas de monnaie ?

JEAN.

Non.

DURIEU, lui rendant trois francs.

Eh bien, vous me devrez deux francs trois sous.

JEAN, fouillant à sa poche.

Non pas, non pas... Oh ! je suis très régulier en affaires. Attendez donc... attendez donc... les voici justement. Je ne vous dois plus rien. Maintenant, avez-vous lu notre petit acte de société ?

DURIEU.

Oui.

JEAN.

Vous convient-il ?

DURIEU.

Parfaitement. Mais...

JEAN.

Nous nous constituerons pour un an d’abord.

DURIEU.

Et pendant cette année ?

JEAN.

Vous aurez un quart dans tous les bénéfices.

DURIEU.

Et vous évaluez les bénéfices ?...

JEAN.

Pour vous... de cent cinquante à deux cent mille francs.

DURIEU.

Et je ne mettrais dans la maison...

JEAN.

Que cent mille francs ; c’est assez beau. Seulement, la maison prendra le titre de maison Giraud, Durieu et Cie.

DURIEU.

Oui.

JEAN.

Commencez toujours par cent mille francs.

DURIEU.

Mais il faut les avoir.

JEAN.

Voulez-vous les avoir vite ?

DURIEU.

Je ne demande pas mieux.

JEAN.

Je vous ai parlé d’une affaire...

DURIEU.

Oui.

JEAN.

Dans laquelle je vous ai conseillé de mettre quarante mille francs.

DURIEU.

Oui.

JEAN.

Vous deviez vendre une part dans des forges qui vous rapportent 7.

DURIEU.

C’est vrai.

JEAN.

Et vous deviez aller à Paris chercher les quarante mille francs.

DURIEU.

J’y suis allé ce matin.

JEAN.

Donnez-les-moi, et, dans un mois d’ici, je vous rapporte soixante mille francs au lieu de quarante mille. Ça en vaut la peine ; mais vous comprenez que ce que je fais pour vous, je ne le ferais pas pour un autre.

DURIEU.

Mais quelle est l’affaire ?

JEAN.

Oh ! l’affaire est un secret.

DURIEU.

Comment, un secret ?

JEAN.

Oui. Je suis dans l’affaire, moi, que cela vous suffise.

DURIEU.

Allons, dites-moi ce que c’est.

JEAN.

Non !

DURIEU.

Vous m’en direz bien un mot ?

JEAN.

Pas une syllabe, c’est à prendre ou à laisser.

DURIEU.

Et après ?

JEAN.

Après ?

DURIEU.

Oui. Quand nous aurons touché, vous me mettrez au courant.

JEAN.

Vous n’en saurez jamais rien.

DURIEU.

Jamais, jamais ?

JEAN.

Jamais, jamais. C’est bien plus original. Où trouverez-vous une affaire plus commode ? Vous me donnez quarante mille francs, je vous en rends soixante mille ; c’est bien simple.

DURIEU.

Et il faut absolument mettre quarante mille francs ?

JEAN.

Pas un sou de moins.

DURIEU.

C’est que je n’ai pas la somme.

JEAN.

Vous n’avez donc pas touché ce matin ?

DURIEU.

Non, l’acquéreur m’a demandé un délai de deux jours.

JEAN.

Dans deux jours, il sera trop tard.

DURIEU.

Cependant, deux jours...

JEAN.

Mon cher monsieur, vous sentez bien que l’argent ne peut produire cinquante pour cent en un mois qu’à la condition de profiter immédiatement des circonstances. Nous sommes des brûleurs, nous autres, nous faisons une affaire et nous passons à autre chose. Nous n’avons pas le temps d’attendre les bourgeois qui ont pris l’omnibus. Vous ne voulez pas, n’en parlons plus...

DURIEU, retenant Giraud.

Mais enfin, les affaires sont les affaires, vous le savez aussi bien que moi : si je vous confie mon argent, quelles garanties m’offrez-vous, en somme ?

JEAN.

Est-ce que je vous offrirais des bénéfices, si je vous donnais des garanties ? Si je vous donnais des garanties votre argent vous rapporterait cinq ; passé ce taux-là, on ne garantit rien. Vos garanties, c’est mon intelligence et ma probité : il ne manquerait plus que je vous donne hypothèque sur une de mes maisons pour vous faire gagner vingt mille francs du 2 septembre au 1er octobre. Tenez, voulez-vous que je sois franc avec vous ?

DURIEU.

Oh ! oui.

JEAN.

Eh bien, vous avez des malices de bourgeois, cousues de fil blanc : vous avez fait comme tout le monde dans ces derniers temps, vous avez joué à la Bourse ! vous croyant plus malin que les autres, vous avez perdu une trentaine de mille francs et vous voulez vous rattraper.

DURIEU.

Vous me l’avez offert.

JEAN.

Et je vous l’offre encore ; seulement, vous voudriez gagner de l’argent sans vous dessaisir du vôtre : ce n’est pas vous qui avez inventé cela ; vous prévoyez le jour où l’on viendra vous dire que j’ai fait banqueroute, et vous voulez pouvoir répondre : « Je m’en lave les mains, je ne perds pas un sou. » Mais comprenez donc que, si je m’occupe de vous enrichir, c’est que vous pouvez m’être bon à quelque chose. Vous êtes un de mes prospectus, il faut que vous me rapportiez. Sans cela je serais trop bête. Il faut qu’on sache que M. Durieu, l’honorable M. Durieu, a un intérêt dans ma maison ; on aura confiance en moi et l’on m’apportera les capitaux dont toute maison de banque a besoin en dehors des siens : voilà mon calcul. J’ai donc plus d’intérêt à vous enrichir qu’à vous ruiner, et je n’ai point la moindre envie de vous voler vos quarante mille francs ; ça n’en vaudrait pas la peine. Ils ne quitteront pas ma caisse, mais je tiens à les avoir chez moi, sous clef, pour vous lier à moi, pour établir la solidarité des intérêts. Il y a un coup superbe, certain, à faire à la fin du mois : si vous ne voulez pas en être, libre à vous ; si vous le voulez, au contraire, tirez vos quarante mille francs qui sont dans votre poche, je vais me retourner pour ne pas vous voir, et donnez-les-moi. Le mois prochain, vous aurez vingt mille francs de plus. Est-ce fait ?...

DURIEU, mettant la main à sa poche.

On ne peut rien vous cacher.

JEAN.

C’est l’A B C du métier. Quel est le banquier qui ne lit pas à première vue sur la figure d’un client qu’il a de l’argent dans sa poche ? Voyons, où sont-ils, ces pauvres petits billets ?

DURIEU.

Les voici.

JEAN, les prenant.

Ça vous fend le cœur ! Voulez-vous les reprendre ? il est encore temps...

DURIEU.

Non, gardez-les. Seulement, mon cher monsieur Giraud, rappelez-vous que c’est une partie de la dot de ma fille.

JEAN.

Vous voulez m’attendrir, mais n’ayez pas peur, vous les reverrez.

Il les met dans sa poche.

Maintenant, je vous quitte.

DURIEU.

Où allez-vous ?

JEAN.

Je vais à mes affaires.

DURIEU.

Mais...

JEAN.

Ah !... c’est que vous tenez à ne pas me perdre de vue...

DURIEU.

Non ; mais c’est à cause du petit reçu.

JEAN.

Quel petit reçu ?

DURIEU.

Le reçu de ce que je viens de vous donner.

JEAN.

Mon caissier viendra régler cela avec vous.

DURIEU.

Aujourd’hui ?

JEAN.

Ou demain.

DURIEU.

C’est que, demain, je ne serais pas ici.

JEAN.

Après-demain, alors.

DURIEU.

Eh bien, non, demain ; je puis remettre ce petit voyage, j’attendrai... À quelle heure ?

JEAN.

À neuf heures du matin.

DURIEU.

C’est cela. Du reste, j’aurais pu passer moi-même à la caisse.

JEAN, se mettant à écrire.

Tenez, vous me faites trop de chagrin... voilà le reçu... Allez vous-même à la caisse quand vous voudrez, et faites passer les écritures.

DURIEU.

Oui, voyez-vous, c’est plus régulier.

JEAN.

Est-ce tout ce tout ce que vous désirez ? Faut-il vous rendre l’argent, maintenant ?

DURIEU.

Non.

JEAN.

Je puis partir, alors ?

DURIEU.

Oui... Ah ! à quelle heure s’en va votre caissier ?

JEAN.

À cinq heures.

DURIEU.

Il est une heure et demie... Vous avez là votre voiture ?

JEAN.

Oui.

DURIEU.

Eh bien, emmenez-moi à Paris, je ferai régulariser la chose tout de suite.

JEAN.

Je vous mènerais au bout du monde, si je voulais, avec votre argent dans ma poche. Allons, venez ; mais vous vous serez promené aujourd’hui.

 

 

ACTE III

 

Chez la comtesse. Cabinet de Roncourt.

 

 

Scène première

 

DE CAYOLLE, UN DOMESTIQUE, puis RENÉ

 

DE CAYOLLE, entrant.

M. de Roncourt est-il là ?

LE DOMESTIQUE.

M. de Roncourt est en affaires avec l’avoué de madame la comtesse. Si monsieur veut me dire son nom...

DE CAYOLLE.

M. de Cayolle. Mais ne le dérangez pas, je vais l’attendre ici. Donnez-moi un journal. Madame la comtesse est-elle de retour ?

RENÉ, entrant.

Pas encore.

DE CAYOLLE.

Ah ! c’est vous, mon cher René ; je suis bien aise de vous voir.

Le domestique sort.

Avez-vous des nouvelles de la comtesse ?

RENÉ.

Je ne sais pas ce qui lui est arrivé ; elle m’a écrit une lettre lugubre. Elle voulait entrer dans un couvent ; mais, le surlendemain, j’ai reçu une nouvelle lettre très gaie où elle m’annonçait qu’elle avait été entendre la Norma, que cela lui avait fait beaucoup de bien, qu’elle partait pour l’Écosse et qu’elle serait de retour ici dans une quinzaine de jours.

DE CAYOLLE.

Quelle charmante folle ! Et vous êtes venu pour me voir, la semaine dernière ? J’ai trouvé votre carte chez moi.

RENÉ.

Vous étiez à votre inauguration.

DE CAYOLLE.

Oui, nous avons été inaugurer notre nouvel embranchement. Est-ce que vous aviez quelque chose d’important à me dire ?

RENÉ.

Je voulais vous demander un conseil.

DE CAYOLLE.

À votre service. Parlez.

RENÉ.

J’ai été pris de l’envie de gagner de l’argent.

DE CAYOLLE.

C’est une bonne idée... qui vient à beaucoup de monde... Malheureusement, il n’y a qu’un moyen légitime de se procurer de l’argent, et comme une foule de gens ne veulent pas l’employer, il en résulte une foule de malentendus.

RENÉ.

Et ce moyen, quel est-il ?

DE CAYOLLE.

Vous le connaissez aussi bien que moi : c’est le travail.

RENÉ.

C’est un coup de patte, en passant...

DE CAYOLLE.

Contre l’oisiveté. Tenez, prenons le fils de Durieu pour exemple. À quoi sert-il, ce gaillard-là ? il ne sait rien, il ne fait rien... Si... il fait des dettes ; n’est-ce pas là une jolie occupation ? Savez-vous où il est maintenant ?

RENÉ.

Non.

DE CAYOLLE.

Vous n’avez donc pas vu votre oncle.

RENÉ.

Il y a quinze jours que je n’ai mis les pieds chez lui.

DE CAYOLLE.

Eh bien, monsieur son fils est à Clichy.

RENÉ.

Le père doit être furieux.

DE CAYOLLE.

Il est enchanté, au contraire. Il compte l’y laisser un an, et il a raison ; mais n’est-ce pas déplorable qu’un homme de vingt-deux ans, de bonne famille, qui aurait pu utiliser son intelligence, si peu qu’il en ait, débute dans la vie de cette façon-là, et que le père en soit réduit à bénir la prison ! Les résultats de l’héritage ! Ah ! quand nous aurons la conscription civile...

RENÉ.

Qu’est-ce que c’est que cela ?

DE CAYOLLE.

C’est une conscription dont j’ai eu l’idée et qui est la chose du monde la plus simple. Elle servirait de pendant à la conscription militaire, et pourrait même la remplacer, car il est probable que, dans un temps donné, tous les peuples seront unis par les intérêts, les arts, le commerce, l’industrie, et que la guerre disparaîtra du monde. Alors, la société ne demandera plus aux hommes que le tribut de leurs capacités intellectuelles. Quand un homme aura vingt et un ans, l’État viendra le trouver et lui dira : « Monsieur, quelle carrière avez-vous embrassée ? que faites-vous pour les autres hommes ? – Rien, monsieur. – Ah !... voulez-vous travailler ? – Non, monsieur, je ne veux rien faire. – Très bien ; vous avez donc une fortune ? Oui, monsieur. – Eh bien, monsieur, vous êtes libre de ne pas travailler ; mais, alors, il faut prendre un remplaçant. Vous allez donc nous donner tant par an pour que des gens qui n’ont pas de fortune travaillent à votre place, et nous allons vous délivrer une carte de paresse, avec laquelle vous pourrez circuler librement. »

RENÉ.

C’est très ingénieux ; mais à quoi occupera-t-on tous ces remplaçants ?

DE CAYOLLE.

À la terre, qu’on néglige trop. Si cela continuait, dans cinquante ans d’ici, un laboureur coûterait vingt-cinq mille francs par an. Mais tout s’équilibrera et il y aura de la place pour tout le monde, quand tout le monde travaillera.

RENÉ.

Mais où prendra-t-on l’argent nécessaire pour payer tous ces travailleurs, car le numéraire ne pourra peut-être pas s’augmenter dans la proportion du travail ?

DE CAYOLLE.

Ah !... ah !... cela vous intéresse donc, ces questions-là ?

RENÉ.

Mais oui...

DE CAYOLLE.

Quand vous y aurez mis le nez une fois, vous ne voudrez plus en sortir ; rien n’est plus attachant que cette question de l’argent, qui est la question de tout le monde. Eh bien, quand le travail, capital sans limite, sera devenu général, comme en effet l’argent, le numéraire, capital limité, serait insuffisant pour représenter le travail, il est probable qu’on supprimera l’argent.

RENÉ, riant.

Oh ! oh !

DE CAYOLLE.

Très bien, je m’attendais à cette exclamation. Je l’ai déjà entendue vingt fois.

RENÉ.

Mais par quoi remplacer l’argent ? Cela me semble impossible.

DE CAYOLLE.

Impossible comme toutes les choses à trouver ; un jour, cela semblera tout simple comme toutes les choses faites. Tenez, autrefois... un Parisien achetait je suppose, une maison de campagne à Marseille pour cent mille francs. Qu’est-ce qu’il faisait ? Il mettait cent mille francs en écus sur une diligence et les expédiait au vendeur en les faisant escorter par deux gendarmes. En route, les voleurs attaquaient la diligence, tuaient les gendarmes et se partageaient l’argent. On renvoyait d’autres gendarmes à la poursuite des voleurs ; on se battait encore ; enfin, les voleurs étaient pris, on les pendait et la société était vengée. Mais avouez que c’était se donner bien de la peine pour acheter une maison de campagne. Un jour, un monsieur qui avait une forte somme à payer à une grande distance, et qui était un homme honorable, s’est dit : « Mais à quoi bon faire porter cette grosse somme à mon créancier, qui sera forcé lui-même, s’il la doit à une autre personne, de la faire transporter, et ainsi de suite ? À quoi bon déranger tant de gendarmes et tant de voleurs ? Je vais garder la somme chez moi, et écrire à mon vendeur que je la lui remettrai à sa première réquisition ; s’il a la même somme à payer, il enverra me lettre à qui de droit, et ma lettre pourra faire le tour du monde, sans que le capital change de place. » Ce monsieur avait tout bonnement eu l’idée de la lettre de change, et, à partir de ce jour-là, on commença à s’apercevoir que l’argent n’était rien et que le crédit était tout. Mais je n’en finirais pas, si je voulais vous initier à ces grandes questions, et ce n’est pas de cela qu’il s’agit ; vous voulez gagner de l’argent en travaillant ?

RENÉ.

Oui.

DE CAYOLLE.

D’où vous est venue cette résolution ?

RENÉ.

Elle m’est venue d’une enfant, laquelle m’a fait comprendre par le cœur, comme vous par le raisonnement, qu’un homme de mon âge ne doit pas vivre sans rien faire, et que ce que j’appelais indépendance finirait peut-être par s’appeler égoïsme.

DE CAYOLLE.

À la bonne heure. Eh bien, écoutez : je prépare une vaste opération dont je dois remettre les projets au ministre. Il s’agit tout simplement de défricher une partie des terres incultes qu’il y a en France. Venez me voir, et je vous donnerai un rapport à faire sur mon projet. Je vous fournirai tous les documents. Ce rapport vous coûtera beaucoup de peine, car vous n’êtes pas un homme pratique, et vous y direz sans doute beaucoup de folies ; mais je verrai bien à quoi vous êtes bon et ce que je pourrai faire de vous.

RENÉ.

Voilà tout ce que je voulais ; merci. Maintenant, encore un mot : que pensez-vous personnellement de Jean Giraud ?

DE CAYOLLE.

Eh bien, ce Jean Giraud n’est pas bête, il s’en faut. C’est ce qu’on appelle, en affaires, un malin : il est déjà réellement riche ; il y a des chances pour qu’il fasse une fortune immense. Il sera peut-être un jour, par ses capitaux et l’élasticité de ses moyens, une des premières puissances brutales avec lesquelles les administrations les plus sérieuses sont quelquefois forcées de compter. Ces puissances-là sont rares, beaucoup, avant d’arriver au but, s’écroulent dans le scandale ; mais il en est qui résistent, et alors deviennent incontestables. Pourquoi ces questions sur M. Giraud ?

RENÉ.

Parce que je tenais à avoir sur lui l’opinion d’un homme comme vous.

DE CAYOLLE.

De Roncourt ne vient pas. Je n’ai pas le temps de l’attendre davantage. Vous restez ici ?

RENÉ.

Oui.

DE CAYOLLE.

Voulez-vous bien vous charger de lui remettre ce petit paquet ?

De Roncourt entre.

 

 

Scène II

 

DE CAYOLLE, RENÉ, DE RONCOURT

 

RENÉ.

Voici M. de Roncourt.

DE RONCOURT.

Je suis désolé de vous avoir fait attendre, cher ami, mais j’avais une affaire très importante à terminer.

À René.

Bonjour, René.

DE CAYOLLE.

J’ai attendu en très bonne compagnie. Je vous apporte...

DE RONCOURT.

Je comptais passer chez vous aujourd’hui pour vous remercier, cher ami ; je n’ai plus besoin de cette somme.

DE CAYOLLE.

Vos affaires sont arrangées ?

DE RONCOURT.

Oui.

DE CAYOLLE.

Ne craignez pas de me gêner, mon cher de Roncourt.

DE RONCOURT.

Cet argent m’est inutile, maintenant ; merci encore une fois, et de tout mon cœur.

DE CAYOLLE.

N’en parlons plus, et toujours à votre service. 

À René.

À bientôt, cher ami.

RENÉ.

À demain, si vous voulez.

DE CAYOLLE.

De bonne heure ?

RENÉ.

De bonne heure.

DE CAYOLLE, à de Roncourt.

Quand vous verra-t-on, vous ?

DE RONCOURT.

Dès que j’aurai un moment de libre, j’irai vous serrer la main.

DE CAYOLLE.

Au revoir !

Il sort.

 

 

Scène III

RENÉ, DE RONCOURT

 

DE RONCOURT.

J’ai cru que je n’en finirais pas avec cet avoué...

RENÉ.

Toujours pour les affaires de la comtesse ?

DE RONCOURT.

Toujours. Elle me les a laissées dans un désordre !... Elle a signé, avec son ancien intendant, des ventes, des locations, des reçus, des hypothèques !... C’est à ne plus s’y reconnaître. Aussi fait-elle des sacrifices énormes pour convertir ses propriétés en valeurs portatives. Elle a pu réaliser cinq cent mille francs qu’elle a confiés à M. Giraud. Quand elle aura tout vendu et tout payé, il lui restera quatre-vingt ou cent mille livres de rente au plus. D’un autre côté, voici ce qui m’arrive, à moi, personnellement. Vous savez que je redevais cent mille francs sur cette déplorable affaire d’autrefois ; il y a trois semaines, on m’offrait une quittance générale contre dix mille francs. C’est cette somme que de Cayolle m’apportait tout à l’heure.

RENÉ.

Vous lui avez dit que vous n’en aviez plus besoin.

DE RONCOURT.

Parce que, aussitôt que mes créanciers ont appris que j’étais l’intendant de la comtesse Savelli, ils sont revenus sur moi avec une procédure en règle et m’ont réclamé la totalité de la dette, me disant de choisir entre le payement et Clichy.

RENÉ.

Mais les propositions qu’ils vous faisaient dernièrement ?

DE RONCOURT.

Rien de signé, rien de fait. Savez-vous ce que l’homme d’affaires a eu l’aplomb de me dire ?... Il m’a dit : « Tant pis pour vous, c’est votre faute ; vous avez été trop honnête ! »

RENÉ.

Quel joli reproche !...

DE RONCOURT.

Ils consentent cependant à me laisser tranquille si je prends l’engagement de leur donner dix mille francs par an sur les quinze mille que je gagne. Avant un mois d’ici, la comtesse saura parfaitement à quoi s’en tenir sur sa position, elle me gardera près d’elle, j’en suis certain, mais avec trois ou quatre mille francs d’appointements. Il est vrai que, la comtesse ayant besoin d’argent, on vient tous les jours m’offrir des pots-de-vin pour que je lui fasse faire certains marchés... Oh ! si je veux, je peux payer tout ce que je dois en un an, donner une grosse dot à ma fille, et garder dix mille livres de rente pour moi ; seulement, la comtesse sera ruinée et je serai un voleur. Ce serait dur de commencer à soixante ans.

RENÉ.

Mais vous auriez payé ; là est toute la morale de l’argent : payez et vous serez considéré.

DE RONCOURT.

Vous comprenez, mon ami, qu’au milieu de toutes ces perplexités, mon plus grand souci, c’est l’avenir de ma fille. Sa situation est encore plus inquiétante qu’il y a un mois ; si je venais à mourir...

RENÉ.

La comtesse...

DE RONCOURT.

Ne l’abandonnerait pas, je le sais bien ; mais vous connaissez Élisa : consentirait-elle à vivre de la charité ? Est-ce là un avenir pour elle ? Et la comtesse ne peut-elle pas mourir aussi ?

RENÉ.

Que faire alors ?... Si j’étais riche !...

DE RONCOURT.

Ah ! cher enfant, si vous étiez riche, je sais bien ce que vous feriez, mais vous ne l’êtes pas. Eh bien, au milieu de toutes ces mauvaises chances, il s’en présente une bonne. M. Giraud aime Élisa, il me l’a dit comme à vous, et il est venu me demander officiellement sa main. Je lui ai répondu que je consulterais ma fille, qui est en âge de disposer d’elle, et il doit aujourd’hui venir chercher sa réponse. Ce n’est pas là le bonheur comme le comprend Élisa, comme je le comprenais pour elle, mais c’est la fortune, c’est la tranquillité de mes vieux jours, c’est le bien-être matériel, c’est plus que tout cela, c’est la revanche d’un passé douloureux. M. Giraud est un parvenu, il est parti de très bas, il a ses ridicules ; mais il est millionnaire, et les millionnaires qui épousent de pauvres filles sont rares dans tous les temps.

RENÉ.

Eh bien ?

DE RONCOURT.

Eh bien, mon cher enfant, elle refuse.

RENÉ.

Connaît-elle votre position telle que vous venez de me la dire ?

DE RONCOURT.

Oui.

RENÉ.

Et elle refuse toujours ?

DE RONCOURT.

Nettement. Je n’ai pas osé insister, moi, son père, craignant de lui imposer un sacrifice au-dessus de ses forces ; je lui en ai déjà bien assez imposé... et puis...

RENÉ.

Et puis ?...

DE RONCOURT, avec émotion.

Et puis... je n’ai pas de secrets pour vous... j’ai eu peur qu’elle n’eût, pour refuser ce mariage des raisons qu’elle ne pourrait ni ne voudrait me donner.

RENÉ.

Que voulez-vous dire ?

DE RONCOURT.

Eh ! mon pauvre enfant, on dit et on écrit beaucoup de choses sur l’argent ; on ne connaîtra jamais certaines situations qu’il crée, d’autant plus douloureuses, d’autant plus poignantes, qu’elles doivent rester secrètes. J’ai ruiné ma fille, moi, pour une cause honorable, c’est vrai, mais enfin je l’ai dépossédée de l’héritage de sa mère, je l’ai privée de l’unique moyen que la société offre à une femme pour qu’elle soit heureuse épouse et heureuse mère. Elle ne m’a rien dit, elle ne m’a pas fait un reproche. Elle a accepté le sacrifice avec courage, avec noblesse, avec bonheur. De quel droit viendrais-je aujourd’hui lui demander les comptes de son cœur, à elle qui ne me demande pas les comptes de sa fortune ? L’homme qu’elle aimait paraissait bon et loyal, il avait du talent, de l’avenir ; j’ai tout espéré de son honneur et du temps. Pouvais-je, d’ailleurs, surveiller ma fille minute par minute ? Ne fallait-il pas vivre, ne fallait-il pas que j’allasse, dans un bureau, gagner mon pain de chaque jour, tandis qu’elle gagnait le sien de son côté ? Quand j’ai appris que cet homme allait se marier, quand j’ai vu la douleur d’Élisa, j’ai couru chez ce Max Hubert ; je lui ai demandé, à lui, la vérité que je n’osais pas lui demander à elle ; je l’ai supplié, moi, de ne pas abandonner mon enfant. Il m’a juré que son honneur n’était engagé en rien, qu’il était libre comme elle. Cet homme a-t-il menti ? Oh ! mon pauvre enfant, j’ai bien souffert depuis deux ans; mais cela me fait du bien, de pouvoir le dire enfin à un homme de cœur comme vous.

RENÉ.

Je vous remercie de cette preuve de confiance, j’en suis digne, croyez-le. Vous avez raison ; il est des questions si délicates, qu’elles ne peuvent être agitées entre un père et sa fille. C’est là qu’un ami doit intervenir. Voulez que je voie mademoiselle de Roncourt ?

DE RONCOURT.

Oui, vous m’avez deviné. Si vous me dites, après votre conversation avec Élisa, que le mariage est impossible, nous n’en parlerons plus.

RENÉ.

Je suis certain que vous vous trompez et que tout s’arrangera.

DE RONCOURT.

Dieu vous entende ! mais la destinée me poursuit depuis plusieurs années avec une telle obstination, que, par moments, je m’avoue vaincu, et je doute de tout...

LE DOMESTIQUE.

M. Jean Giraud.

RENÉ.

Il n’y a pas de mal que je cause avec lui avant de causer avec elle.

Il serre la main de M. de Roncourt.

À tout à l’heure.

De Roncourt sort.

 

 

Scène IV

 

RENÉ, JEAN

 

JEAN, entrant.

Bonjour, mon cher maître. M. de Roncourt n’est pas là ?...

RENÉ.

Il y était à l’instant. Il va revenir.

JEAN.

Eh bien, avez-vous pensé à ce que je vous ai proposé ?

RENÉ.

Non. La définition que vous m’avez donnée des affaires ne m’y encourage pas.

JEAN.

Et vous comptez faire fortune, cependant ; votre cousine me l’a dit.

RENÉ.

Non ; je compte augmenter un peu mes ressources, voilà tout.

JEAN.

Comment vous y prendrez-vous, s’il vous plaît ?

RENÉ.

J’essayerai d’utiliser les facultés que Dieu m’a données, le courage, l’intelligence et la probité.

JEAN.

Oui, oui, oui ! c’est autre chose, alors ; savez-vous ce que cela vaut au temps où nous sommes, les facultés que Dieu vous a données ? C’est un prix fait comme pour les petits pâtés. Le courage, ça vaut un sou par jour, si vous voulez vous faire soldat ; l’intelligence, cent francs par mois, si vous voulez vous faire commis, et la probité, trois mille francs par an, si vous pouvez arriver à être caissier. Maintenant, il y a un moyen de vous enrichir tout de suite et par vous-même... Avez-vous une idée ?... Une simple idée, comme celle qu’a eue un monsieur, un jour, d’acheter en gros, pendant trois ans, aux boulangers de Paris, toute la braise qu’ils vendaient en détail aux petits ménages parisiens. Il a revendu trois sous ce qu’il payait deux, et il a gagné cinq cent mille francs. Ayez une idée de ce genre-là, votre fortune est faite. Mais vous ne l’aurez pas ; ces idées-là ne viennent qu’aux gens qui se promènent, l’hiver, à six heures du soir, sous une petite pluie fine, avec un habit râpé, dans des souliers douteux, en regardant s’ils ne trouveront pas dix sous entre deux pavés, et en se demandant comment ils souperont. J’ai passé par là, moi, je sais ce que c’est; mais vous, vous n’êtes pas un pauvre, vous êtes un homme qui n’est pas assez riche. Il y a une fière différence, allez !... Il est vrai que vous êtes un homme du monde... Eh bien, enrichissez-vous comme un grand seigneur. Vous avez bien des ressources que nous n’avons pas. Épousez une fille laide, élevée dans l’arrière-boutique d’un commerçant qui voudra tâter de la noblesse, ou bien encore...

RENÉ.

Assez, monsieur Giraud. Nous ne nous comprendrons jamais, sur ce sujet du moins. Revenons à vous. Vous voulez, vous, épouser une fille pauvre, c’est la une résolution honorable, si elle est sans arrière-pensée.

JEAN.

Quelle arrière-pensée puis-je avoir ?

RENÉ.

C’est bien parce que vous aimez mademoiselle de Roncourt que vous voulez l’épouser ?

JEAN.

Oui.

RENÉ.

Et vous voulez vous faire accepter par le monde dont elle est ?

JEAN.

C’est tout naturel.

RENÉ.

Avez-vous bien réfléchi ? Êtes-vous bien décidé ? Savez-vous bien à quoi cela vous engage à l’égard du monde dans lequel vous allez entrer ?

JEAN.

Oui.

RENÉ.

Alors, je puis user de l’influence que j’ai sur mademoiselle de Roncourt pour la décider à ce mariage.

JEAN.

Comment ! la décider ?

RENÉ.

Elle hésite...

JEAN.

Pour quel motif ?

RENÉ.

Quel que soit le motif, il ne peut être qu’honorable. Je le combattrai, je l’ai promis à son père, je vous le promets.

JEAN.

Eh bien, la voici, je m’en vais retrouver son père ; je reviendrai savoir ce qu’elle vous aura dit...

ÉLISA, entrant, à René.

Mon père m’a dit que vous aviez à me parler.

RENÉ.

C’est vrai.

ÉLISA.

Me voici.

JEAN.

Mademoiselle...

ÉLISA.

Monsieur...

JEAN.

Je vous laisse avec M. de Charzay, puisque vous avez à causer ensemble.

Il salue et sort.

 

 

Scène V

 

RENÉ, ÉLISA

 

ÉLISA.

Qu’est-ce que vous avez donc à me dire ?

RENÉ.

J’ai à vous parler de choses sérieuses. Vous savez ce que vient faire aujourd’hui M. Giraud chez votre père ?

ÉLISA.

Il vient chercher une réponse à mon sujet.

RENÉ.

Eh bien ?

ÉLISA.

Eh bien, j’ai refusé.

RENÉ.

Pourquoi ?

ÉLISA.

Comment ! c’est vous qui me le demandez ? Parce que, je vous l’ai dit dernièrement, j’ai encore trop de cœur pour épouser un homme que je n’aime pas.

RENÉ.

N’avez-vous consulté personne ?

ÉLISA.

Dans ces questions-là, on ne prend conseil que de soi-même. Cependant, M. Durieu, sa femme, Mathilde, m’ont conseillé ce mariage au point de vue de mes intérêts. La comtesse, à qui mon père en a écrit, m’a envoyé quatre pages d’exhortations.

RENÉ.

On vous a donné là de sages conseils.

ÉLISA.

Vous aussi ! quelle cause plaidez-vous là ?

RENÉ.

Je plaide la cause de votre avenir.

ÉLISA.

Mon avenir est assuré maintenant.

RENÉ.

Non, et les embarras sont peut-être plus graves qu’il y a un mois, vous le savez bien.

ÉLISA.

Cependant, mon père n’a pas insisté, lui !...

RENÉ.

Il a eu peur, après votre refus formel, de paraître vouloir vous imposer un sacrifice plus grand encore que celui qu’il vous a demandé autrefois.

ÉLISA.

Alors, mon père désire ce mariage ?

RENÉ.

Votre père voudrait vous voir heureuse.

ÉLISA.

Et vous ?

RENÉ.

Moi, qui comprends tous les dévouements, je lui ai promis de vous décider.

ÉLISA.

Vous me conseillez d’épouser M. Giraud ?

RENÉ.

Oui.

ÉLISA.

Si vous aviez une sœur, lui donneriez-vous un semblable conseil ?

RENÉ.

Si j’avais une sœur, je pourrais faire pour elle ce que je ne puis faire pour vous ; car, bien que je vous aime comme une sœur, pour le monde vous m’êtes étrangère. Si j’avais une sœur et qu’elle se fût trouvée dans la position où vous vous êtes trouvée il y a deux ans, s’il se présentait pour elle un mariage comme celui qui se présente pour vous, si ce mariage pouvait, à mon point de vue, la rendre heureuse plus tard, et en tout cas lui apporter le bonheur matériel et la tranquillité des dernières années de son père, je lui prendrais les mains et je lui dirais : « Ce n’est pas le bonheur tel que tu l’avais rêvé, mais c’est peut-être la seule compensation que la vie puisse t’offrir aux chagrins du passé, marie-toi, à moins... »

ÉLISA.

À moins ?...

RENÉ.

« À moins que l’amour que tu as éprouvé autrefois ne te mette dans l’impossibilité de te marier jamais... » Et comme elle serait ma sœur, comme elle saurait qu’elle n’a pas de meilleur ami que moi, elle me dirait le secret de sa vie qu’elle n’a pu dire à son père, et...

ÉLISA.

Et, conseillée par un frère aussi dévoué, elle pourrait peut-être se marier... quand même, n’est-ce pas ?

RENÉ.

Élisa !...

ÉLISA.

Vous vous êtes dit : « Voilà une fille qui a probablement commis une faute ; moi qui suis un honnête homme, je l’épouserais peut-être malgré ce qu’on a pu dire, mais plus tard, dans dix ans, à l’âge où l’on ne demande plus compte à une femme de son passé ; » et vous avez fait dernièrement à la pauvre fille l’aumône d’une espérance. Mais, aujourd’hui, il se présente un homme riche, le fils d’un ancien valet de votre père, peu importe, qui me fait l’honneur de me demander en mariage : c’est un grand bonheur pour moi ; et M. Giraud est bien bon, en effet, car une fille pauvre, cela ne s’épouse pas, cela s’achète. J’aurais donc bien tort de ne pas l’épouser. C’est juste, je n’avais pas pensé à tout cela, et je dois me trouver trop heureuse ! Merci, monsieur de Charzay, vous m’ouvrez les yeux ; je ne voyais pas la vie sous cet aspect ; un mot de vous a fait plus sur moi que n’auraient fait peut-être les prières de mon excellent père.

Elle sonne.

Eh bien, c’est dit...

RENÉ.

Que faites-vous ?...

ÉLISA.

Je suis le conseil que vous venez de me donner. 

Au domestique qui entre.

Priez mon père et M. Giraud de se rendre ici.

Le domestique sort.

RENÉ.

Adieu !

ÉLISA.

Oh ! ne vous en allez pas ; je veux que tous ceux qui ont intérêt à mon bonheur sachent clairement à quoi s’en tenir sur ma vie.

De Roncourt et Giraud entrent.

 

 

Scène VI

 

RENÉ, ÉLISA, DE RONCOURT, JEAN

 

ÉLISA, allant à Jean.

Monsieur, mon père m’a communiqué la demande que vous lui avez faite de ma main ; êtes-vous toujours dans les mêmes intentions ?

JEAN.

Toujours, mademoiselle...

ÉLISA.

En échange de cette preuve d’estime et de confiance, dont je vous serai éternellement reconnaissante, quoi qu’il arrive, preuve que pouvait seule donner à une fille sans fortune un homme qui, lui aussi, a connu la misère, j’ai à vous donner, moi, une preuve de franchise et de loyauté, après laquelle vous serez encore libre de reprendre votre parole. Celte confession, je vous la fais devant mon père et M. de Charzay, qui est après mon père mon meilleur ami. J’ai dû épouser, il y a trois ans, un homme que j’aimais. Toutes mes espérances s’étaient réfugiées dans cet amour ; car, ruinée tout à coup, j’avais vu en un instant s’éloigner de moi tous ceux qui, la veille, recherchaient ma main, remplacés par les gens qui ont le courage d’apprendre à une pauvre fille que la misère et la beauté sont encore une fortune pour elle. L’homme que j’aimais était pauvre, il avait tout son avenir à faire ; je voulus attendre pour devenir sa femme que, mon père ou moi, nous eussions retrouvé une position qui nous permit de n’imposer aucune charge à mon mari. Cette situation dura un an ; pendant un an, mon fiancé fut reçu par mon père comme un fils, par moi comme un frère. Au bout d’un an, ses tentatives vers la fortune n’avaient rien produit. Il était bon, mais il était faible ; la lutte le décourageait. Il était aimé d’une fille riche dont la famille l’agréait. Il me dit de prononcer sur sa destinée ; je lui rendis sa parole. Le monde jugea et commenta ma conduite de différentes façons, et des cœurs qui m’étaient restés chers ont peut-être douté de moi. Voilà le passé, monsieur ; quant à l’avenir, je puis affirmer gue je serai ce que j’ai toujours été, une honnête femme.

JEAN, à de Roncourt.

Monsieur de Roncourt, je vous renouvelle ma demande. Voulez-vous m’accorder la main de votre fille ?

ÉLISA, à de Roncourt.

Êtes-vous content, mon père ?

DE RONCOURT.

Chère enfant...

JEAN, à René.

Eh bien ?

RENÉ, à Jean.

Vous vous conduisez comme un galant homme, monsieur Giraud.

JEAN.

Vous m’approuvez ?...

RENÉ.

De tout mon cœur...

JEAN, à part.

Comme ils sont émus tous ! ces gens-là sont plus forts que toi, mon ami Giraud ; ils t’ont mis dedans.

 

 

ACTE IV

 

Salon chez la comtesse.

 

 

Scène première

 

LA COMTESSE, MATHILDE, MADAME DURIEU, DURIEU

 

MADAME DURIEU.

Que c’est aimable à vous, chère comtesse, de nous avoir fait prévenir tout de suite de votre arrivée ! Vous avez fait un bon voyage ?

LA COMTESSE.

Excellent ! Et vous, mon cher monsieur Durieu, vous vous êtes toujours bien porté ?

DURIEU.

Toujours ; j’ai une santé de fer.

LA COMTESSE.

J’espère qu’il s’est passé des événements, en mon absence.

MADAME DURIEU.

Et très heureux tous.

DURIEU.

Mademoiselle de Roncourt va faire un mariage superbe.

MADAME DURIEU.

C’est vous qui leur avez porté bonheur, au père et à la fille.

LA COMTESSE.

Le père est un bien digne homme. Il a débrouillé mes affaires avec une intelligence et une loyauté inappréciables ; aussi...

DURIEU.

Il y a des gens comme cela ; ils ne font bien que les affaires des autres.

LA COMTESSE.

Et M. de Charzay, qu’est-il devenu ?

MADAME DURIEU.

Il y a longtemps que nous n’avons entendu parler de lui...

MATHILDE.

Il a quitté Paris pendant quinze jours.

DURIEU.

Qui est-ce qui te l’a dit ?

MATHILDE.

C’est M. de Cayolle.

LA COMTESSE.

Et où est-il allé ?

MATHILDE.

En Sologne.

DURIEU.

Ça ne peut pas être pour son plaisir.

MATHILDE.

M. de Cayolle l’avait chargé de se mettre en rapport avec deux ou trois propriétaires, et devoir quels ont été, à son avis, les meilleurs résultats de fertilisation obtenus jusqu’à ce jour ; ce qui est, par exemple, le plus économique, de la marne ou de la chaux. 

DURIEU.

Tu dis ?

MATHILDE.

Je dis que le sol de ce pays se divise en terres siliceuses, c’est-à-dire en terres contenant des pierres en grande quantité, et en terres calcaires, renfermant beaucoup de chaux et quelquefois même de la magnésie ; alors...

DURIEU.

Qu’est-ce que tu racontes ?

MATHILDE.

Je vous explique la composition du sol, et je vous expliquerai, après, les différents procédés de fertilisation.

DURIEU.

Merci ! qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie !

MATHILDE.

Papa, je ne plaisante pas.

DURIEU.

Et où as-tu étudié la fertilisation de la Sologne ?

MATHILDE.

Dans un gros livre d’agriculture.

DURIEU.

Que tu as trouvé ?...

MATHILDE.

Chez vous.

DURIEU.

J’ai des livres sur l’agriculture, moi !...

MATHILDE.

Oui, papa, très bien reliés, dans votre bibliothèque.

DURIEU.

Tiens !... et tu les as lus ?

MATHILDE.

J’ai voulu voir si René aurait beaucoup de peine à faire le travail que M. de Cayolle lui a demandé, et j’ai vu qu’avec de la patience et l’intelligence qu’il a il s’en tirerait très bien. C’est très intéressant, l’agriculture !

LA COMTESSE.

Elle a raison ; elle pourra faire ce que je n’ai pas fait, elle pourra faire valoir ses terres elle-même, quand elle sera mariée.

MATHILDE.

Oh ! quand je serai mariée ! j’ai le temps d’étudier, alors.

DURIEU.

Tu es si difficile !

MATHILDE.

Oh !... papa, vous ne pouvez pas dire cela.

DURIEU.

On t’a présenté M. de Bourville, tu ne veux pas de lui.

LA COMTESSE.

Il est pourtant très bien.

MADAME DURIEU.

Vous le connaissez, comtesse ?

LA COMTESSE.

Oui.

DURIEU.

C’est un homme charmant.

LA COMTESSE.

Et dans une très bonne position, je crois.

MATHILDE.

Il n’est pas riche !

DURIEU.

Comment, pas riche ?

MATHILDE.

Mais non.

DURIEU.

Il a deux cent cinquante mille francs.

MATHILDE.

En terres.

DURIEU.

Il peut vendre.

MATHILDE.

Non. C’est un majorat régulier, c’est un immeuble inaliénable.

DURIEU.

Où as-tu encore appris ?

MATHILDE.

Toujours dans la bibliothèque.

LA COMTESSE.

Mais il a une tante...

DURIEU.

Dont il est l’unique héritier, et qui est très malade...

MATHILDE.

Il n’y a plus d’espoir, elle est sauvée !

MADAME DURIEU.

Mathilde !

MATHILDE.

C’est que je suis un très bon parti, moi : j’apporte deux cent cinquante mille francs de dot... argent... sans compter les espérances.

DURIEU.

Les espérances !... j’espère bien...

MATHILDE.

Oh ! moi aussi, mon cher papa... j’espère bien que vous vivrez longtemps ; mais si le mot espérance signifie doux choses, ce n’est pas ma faute. Vous allez vous associer avec M. Giraud, vous allez faire une très grande fortune.

DURIEU.

Tu us un frère !

MADAME DURIEU.

Comment se fait-il que nous ne recevions pas de ses nouvelles ?

DURIEU.

J’en ai reçu.

MATHILDE.

Où est-il donc ? pourquoi ne revient-il pas ?

DURIEU.

Il s’est trouvé... arrêté... en route. 

À Mathilde.

Tu disais ?...

MATHILDE.

Je disais que je serai trop riche, un jour, pour épouser M. de Bourville.

DURIEU.

Tu voulais bien épouser ton cousin !

MATHILDE.

Parce que je croyais l’aimer.

LA COMTESSE.

Vous ne l’aimez plus ?

MATHILDE.

Non, madame, il ne m’aimait pas ; du reste, je ne demande pas mieux que d’épouser M. de Charzay... M. de Bourville, veux-je dire, si vous y tenez absolument ; mais peut-être se présentera-t-il quelque chose de mieux. Élisa, qui n’a rien, fait bien un très bon mariage ; pourquoi n’en ferais-je pas un aussi beau ? d’autant plus que je sais ce qu’il me faut maintenant ; il me faut un homme mûr, très mûr, et que j’aimerai bien, comme un père.

DURIEU, à sa femme.

Y comprenez-vous quelque chose ?

MADAME DURIEU.

Absolument rien.

LA COMTESSE.

J’ai fait un mariage dans ce genre-là, ce n’est donc pas à moi d’en dire du mal. Eh bien, chère enfant, j’ai peut-être ce qu’il vous faut.

MATHILDE.

Vraiment ?

LA COMTESSE.

Un parent à moi m’a écrit qu’il voulait se marier. Il est riche !

MATHILDE.

Combien a-t-il ?

LA COMTESSE.

Dix-huit cent mille francs.

MATHILDE.

C’est magnifique !... Quel âge ?

LA COMTESSE.

Cinquante-cinq ans.

MATHILDE.

À merveille !

LA COMTESSE.

Mais il a la goutte.

MATHILDE.

Quel bonheur ! je le soignerai... nous resterons ensemble au coin du feu, comme ce sera amusant ! Où est-il ?

LA COMTESSE.

Ah ! il est loin.

MATHILDE.

Où donc ?

LA COMTESSE.

À Batavia ; mais il ne demande qu’à revenir.

MATHILDE.

Et croyez-vous que je lui conviendrai ?

LA COMTESSE.

J’en suis certaine... d’ailleurs, il s’en rapporte à moi.

MATHILDE.

Eh bien, papa, qu’en dites-vous ?... J’espère que voilà un bon mariage !

DURIEU.

Est-ce que tu n’as pas peur d’être folle ?

MATHILDE.

J’ai peur d’être trop raisonnable, au contraire.

DURIEU.

Tu consentiras, toi, à vivre toute ta vie avec un homme de cinquante-cinq ans ?

MATHILDE.

Toute ma vie, non, mais toute la sienne, ce n’est pas la même chose. En tout cas, vous n’êtes pas pressé de me marier ; six mois de plus ou de moins, qu’est-ce que cela fait ! Madame la comtesse va écrire à son parent, il pourra être ici dans trois mois et demi. Il faut cinquante jours pour aller à Batavia.

DURIEU.

Dis un peu où est Batavia ?

MATHILDE.

C’est la capitale de l’Île de Java... 

À Giraud qui entre.

N’est-ce pas, monsieur Giraud ?

 

 

Scène II

 

LA COMTESSE, MATHILDE, MADAME DURIEU, DURIEU, JEAN

 

JEAN.

Quoi, mademoiselle ?

MATHILDE.

Que Batavia est la capitale de Java ?

JEAN.

C’est bien possible, mademoiselle ; mais vous savez que je suis un ignorant, moi. Je ne connais que les pays avec lesquels je fais des affaires... Batavia n’est pas encore coté. 

À la comtesse.

Madame la comtesse, j’ai appris votre retour, je viens mettre mes hommages à vos pieds.

LA COMTESSE.

Je suis enchanté de vous voir, mon cher monsieur Giraud.

JEAN, à madame Durieu.

Votre santé est bonne, madame ?

MADAME DURIEU.

Excellente, monsieur.

JEAN.

Et vous, mon cher Durieu ?

DURIEU.

Je vais très bien... Et nos petites affaires ?

JEAN.

Ne parlons donc pas d’affaires devant les dames. Les affaires !... Elles vont toujours bien.

LA COMTESSE.

Mon cher monsieur Giraud, j’ai appris votre mariage prochain, recevez tous mes compliments ; vous aurez là une femme charmante, que j’aime et que j’apprécie à sa valeur, et voici mon cadeau de noces : à Londres, j’ai rencontré un de mes amis, ministre d’une principauté allemande ; il venait en Angleterre pour contracter un emprunt, au nom de son gouvernement, à des conditions fort avantageuses pour le prêteur. Je lui ai parlé de vous ; il sera ici dans trois jours, et vous soumettra le projet. Ce sera pour vous un commencement de relations très importantes et très honorables.

JEAN.

Comment vous remercier, madame ?

LA COMTESSE.

Et, le soir de la signature de votre contrat, qui sera signé chez moi, je vous présenterai à mes meilleurs amis ; un homme qui emploie sa fortune comme vous mérite tous les encouragements possibles.

MATHILDE.

Quel malheur, mon cher papa, que mon frère ne soit pas ici pour le mariage d’Élisa !

JEAN.

Il y sera, mademoiselle.

DURIEU.

Qu’en savez-vous ?

JEAN.

Je viens de le voir.

DURIEU.

Où donc ?

JEAN.

Chez moi.

MADAME DURIEU.

Comment se fait-il qu’en arrivant, sa première visite n’ait pas été pour son père ?

JEAN.

Maintenant que le danger est passé, nous pouvons tout vous dire.

MADAME DURIEU.

Le danger !

JEAN.

Tranquillisez-vous, madame... Figurez-vous, madame la comtesse, que ce pauvre Gustave Durieu, à qui je serai toujours dévoué, car c’est à lui que je dois l’honneur de connaître toutes les personnes qui sont ici : ce pauvre Gustave avait fait des lettres de change pour une misère... pour six mille francs, et on l’avait mené là-haut.

LA COMTESSE.

Là-haut ?

JEAN.

Oui ; c’est le terme dont se servent les gardes du commerce pour ne pas dire Clichy ; mais Gustave m’a écrit, et ce matin, j’ai payé Mathieu, c’est le garde en question, et Gustave a été mis en liberté.

MATHILDE.

C’est très bien, cela, monsieur Giraud.

Madame Durieu essuie ses yeux silencieusement.

DURIEU.

Vous vous êtes mêlé là, mon cher Giraud, d’une chose qui ne regardait que moi.

LA COMTESSE.

M. Giraud a eu raison : le fils de M. Durieu ne doit pas être à Clichy.

DURIEU.

Ils y sont très bien ! trop bien même, puisqu’ils y retournent. Je ne l’y aurais certainement pas laissé ; mais je voulais lui donner une leçon.

JEAN.

Vous la lui donnerez une autre fois ; il a souscrit des lettres de change, vous pouvez être tranquille, il en souscrira encore, puisqu’il y a toujours des gens assez bêtes pour donner leur argent, leur bon argent contre des lettres de change de fils de famille. Si les jeunes gens s’entendaient, ils formeraient une société anonyme, au capital d’un ou deux millions de lettres de change ; ils les feraient escompter par ces misérables usuriers à 25 ou 30 pour 100, et moi, le banquier de la compagnie je me chargerais de faire rapporter 60 pour 100 à l’argent encaissé. Ce serait une spéculation certaine, on pourrait créer des actions... secrètes, comme toutes les bonnes actions. Il y a une idée dans tout, vous le voyez, mon. cher Durieu ; et, en attendant, je ne pouvais pas permettre, dans mon intérêt même, que le fils de mon futur associé fût sous le coup d’une semblable poursuite ; la raison l’interdisait... la raison sociale surtout.

DURIEU.

C’est bien ! c’est six mille francs que je vous dois.

JEAN.

Plus les frais ; mais je suis sans inquiétude : j’ai une couverture.

MADAME DURIEU, à Jean.

Merci, monsieur.

DURIEU.

Est-ce que monsieur mon fils est chez moi ?

JEAN.

Il vous attend.

DURIEU.

C’est bien, je vais le retrouver.

LE DOMESTIQUE, entrant.

On vient d’apporter les étoffes que madame la comtesse a envoyé demander.

LA COMTESSE.

J’y vais ; qu’on attende !... – Accompagnez-moi, ma chère madame Durieu ; ce sont des étoffes de robes pour notre mariée.

DURIEU.

Adieu, comtesse !

LA COMTESSE.

Au revoir, mon cher monsieur Durieu.

Il sort.

JEAN, à la comtesse.

Il est furieux ! Ces bourgeois sont tous les mêmes !

MADAME DURIEU.

Viens avec nous, Mathilde.

Élisa entre.

MATHILDE.

Voici Élisa ! je reste avec elle.

Élisa va à la comtesse et à madame Durieu, qui l’embrassent.

LA COMTESSE.

Nous nous retrouverons là ; nous allons nous occuper de vous.

Elle sort avec madame Durieu.

JEAN, à Élisa.

Moi aussi, mademoiselle, je vais m’occuper de vous ; c’est ma seule excuse pour vous quitter sitôt.

Il lui baise la main, salue Mathilde et sort. Au moment où il ouvre la porte, il se trouve en face de M. Durieu.

Vous étiez encore là ?

DURIEU.

Oui, je vous attendais.

Ils referment les portes et s’en vont ensemble.

 

 

Scène III

 

ÉLISA, MATHILDE

 

MATHILDE.

Tu as complètement métamorphosé M. Giraud ; ce que c’est que l’amour ! il avait tout à l’heure des airs de grand seigneur qui réjouissent les yeux ! La comtesse ne le reconnaissait pas. Tu sais que tu vas être très heureuse avec ce mari-là.

ÉLISA.

Tu le crois ?

MATHILDE.

J’en suis sûre, il t’adore ! il nous a priées, maman et moi, de l’aider pour ta corbeille de mariage ; elle sera magnifique ; il ne trouvait rien de trop beau ni de trop cher ; il a vu la corbeille de la fille du duc de Riva, qui épouse un prince valaque, il a voulu que la tienne fût toute pareille ; seulement, il a jeté au milieu une grande rivière en diamants qui coule paisiblement entre deux rives de dentelles. Et comme on parle de ce mariage !

ÉLISA.

Que dit-on ?

MATHILDE.

Nous avons été exprès, maman et moi, faire des visites pour entendre ce que l’on disait. Les femmes que tu as connues autrefois font une figure ! C’est si agréable de plaindre les gens ! on s’était si bien habitué à dire : « Eh bien, cette pauvre mademoiselle de Roncourt, elle ne se marie donc pas ? Mon Dieu, comme c’est malheureux ! » Maintenant, ce n’est plus cela : « Mademoiselle de Roncourt épouse un financier, elle va être très riche ; elle est protégée par la comtesse Savelli, elle va avoir une des bonnes maisons de Paris. » On ne peut plus la plaindre, c’est bien triste ! il faut l’envier et alors on dit : « Il faut avouer qu’elle a du bonheur ! Sans fortune, faire un pareil mariage, quand il y a tant de filles à marier dans une meilleure position qu’elle... » À entendre certaines gens, quand on a du bonheur, il semblerait toujours qu’on le prend à quelqu’un. Le bonheur vient pourtant de Dieu, qui est bien libre de le distribuer comme il l’entend ; et qui est-ce qui mérite plus que toi d’être heureux ou heureuse ? car je ne sais pas s’il faut le masculin ou le féminin.

ÉLISA.

Tu es charmante !

MATHILDE.

Non ; je t’aime bien, voilà tout. Du reste, tu as pu voir aussi changer le vent autour de toi depuis que tes bans sont publiés.

LE DOMESTIQUE.

Des lettres pour mademoiselle.

Il dépose les lettres et sort.

ÉLISA.

Voilà ma réponse ! ce sont les lettres d’aujourd’hui ; j’en reçois tous les jours autant.

MATHILDE.

Et tu ne les lis pas ?

ÉLISA.

Je ne lis plus... Je sais d’avance ce qu’elles contiennent.

MATHILDE, prenant trois lettres.

Au hasard ! moi qui n’en ai pas encore lu une seule... Commençons par la plus vilaine écriture.

Elle lit.

« L’homme que vous épousez est un scélérat. »

Parlé.

Rien que ça !

Elle lit.

« Si vous voulez des détails, écrivez à M. Jules, poste restante, qu’il vous en donnera... Je vous salue... »

Parlé.

Pas de signature... seulement, scélérat est écrit : c, é, l, é, r, a, et il n’y a pas d’e à salue. Une lettre anonyme, c’est toujours bien vilain; mais sans orthographe, c’est encore plus laid ; qu’en penses-tu ?

ÉLISA.

Voilà peut-être la dixième lettre de ce genre-là que je reçois.

MATHILDE, jetant la lettre au feu.

Tu les a jetées au feu ?

ÉLISA.

Tout bonnement.

MATHILDE.

Tiens, en voici une de Gabrielle Valbray.

ÉLISA.

Dont je n’ai pas entendu parler depuis quatre ans... Tu te la rappelles ?

MATHILDE.

Je le crois bien ! elle était dans les grandes à la pension... quand j’étais encore dans les petites ; mais nous nous moquions tant d’elle ! elle était très orgueilleuse... Son père s’était enrichi dans les suifs, et elle était toujours de mauvaise humeur parce que sa mère lui faisait porter des bouts de manche pour qu’elle n’usât pas ses robes au coude, comme les écrivains publics. Elle a épousé M. de Valbray, receveur particulier.

ÉLISA.

Et elle me complimente sur mon mariage ?

MATHILDE.

Elle en est si heureuse, que c’est à n’y pas croire.

Elle jette la lettre au feu et en ouvre une autre.

« Mademoiselle, au moment de votre mariage, permettez-moi de vous rappeler ma maison... »

ÉLISA, prenant la lettre.

Benoît, marchand de nouveautés, qui a été notre fournisseur pendant plusieurs années et qui a fait saisir chez nous pour 125 francs. N’en lis pas davantage... c’est toujours la même chose ; parlons de toi. Voyons, quand te maries-tu, toi aussi ?

MATHILDE.

Oh ! moi, je ne me marierai pas de sitôt.

ÉLISA.

Pourquoi donc ?

MATHILDE.

Parce que, figure-toi qu’on est forcé de me faire venir un mari de Batavia. C’est de l’importation.

ÉLISA.

Qu’est-ce que cela signifie ?

MATHILDE.

Cela signifie que je veux gagner du temps.

ÉLISA.

Pour ?...

MATHILDE.

Pour que René ait une position et puisse m’épouser.

ÉLISA.

C’est convenu entre M. de Charzay et toi ?

MATHILDE.

Non, il ne s’en doute pas ; il ne soupçonne même pas qu’il m’aime, mais il m’aimera. Ce ne serait pas la peine que les verbes eussent un futur, si l’on ne s’en servait pas. Il a suivi le conseil que je lui ai donné ; il s’est mis au travail. Quand il aura une position suffisante, il sera tout étonné de s’apercevoir qu’il m’aime... Où trouvera-t-il une meilleure femme que moi ?

ÉLISA.

C’est vrai !

MATHILDE.

Je suis très maligne, va ; j’avais écrit hier à la comtesse pour la prévenir, et elle est entrée très gentiment dans ma petite combinaison, sans même m’en demander la cause ni le but. Si j’avais dit la vérité à mon père, il aurait poussé les hauts cris ! Au lieu de cela, il va attendre patiemment le parent de la comtesse. C’est un cousin à elle, le monsieur de Batavia que nous avons inventé. Voilà un homme qui va avoir des aventures ! car tu comprends que son arrivée est soumise aux hasards des tentatives de René. Il va avoir la fièvre jaune, ce pauvre homme ; il va faire naufrage ; il sera sauvé... il donnera de ses nouvelles ; enfin il arrivera en France, à Paris même... je veux qu’il vienne jusqu’à Paris ; mais, en mettant le pied hors du wagon, il glissera, tombera sur les rails et sera coupé en deux. Ce sera affreux, mais il n’y a pas moyen de faire autrement, tant pis pour lui ! Et René et moi, nous nous marierons au milieu des feux de Bengale, comme dans une féerie, et nous serons très heureux ! Mais tu ne m’écoutes plus ! Qu’est-ce que tu as ? tu pleures, Élisa ?

ÉLISA, se jetant dans ses bras.

Ma bonne petite Mathilde !

MATHILDE.

Que t’arrive-t-il ? Je ne veux pas que tu sois malheureuse ; et moi qui ne devine pas que tu as un chagrin ! Voyons, qu’as-tu ? que veux-tu que je fasse ? Ne veux-tu plus épouser M. Giraud ? Je le lui dirai, si tu n’oses pas le lui dire. Je vais aller chercher ton père, je lui parlerai, moi.

ÉLISA.

Mon père n’est pas ici ; il s’occupe de tous les préparatifs de ce mariage qui se fera, qui doit se faire.

MATHILDE.

Mais pourquoi pleures-tu ?

ÉLISA.

Ce n’est rien ; j’ai mal aux nerfs ! Je suis ainsi depuis, quelques jours. Ce brusque changement de position, ces faux témoignages de sympathie qui m’arrivent de tous côtés, les souvenirs de mon passé que toi-même as évoqués un jour devant moi, une sensibilité trop grande, surexcitée par ces derniers événements, tout cela ressemble au chagrin et me donne par moments des envies de pleurer. Affaire de nerfs, je te le répète; tu vois, c’est passé. Cela m’a fait du bien, de pleurer un peu. Tu as eu une idée excellente ; comme tu seras gentille en mariée !

MATHILDE.

Oui... oui... je serai très gentille.

LE DOMESTIQUE, annonçant.

M. René de Charzay.

MATHILDE, faisant un mouvement vers la porte.

Il arrive bien.

ÉLISA, essuyant sas yeux.

Silence ! 

À Mathilde.

Je te défends... je te prie de ne lui rien dire.

MATHILDE, la regardant.

C’est bien... sois tranquille.

RENÉ, entrant.

Bonjour, Mathilde... Ta mère t’attend en bas pour s’en aller avec ton frère qui vient la chercher.

MATHILDE.

Gustave est là ?... Je m’en vais... Viendras-tu nous voir, maintenant que tu es revenu à Paris ?

RENÉ.

Certainement.

MATHILDE, à Élisa.

À bientôt. 

À René.

Je ne te dis pas adieu, alors.

Elle sort.

 

 

Scène IV

ÉLISA, RENÉ

 

RENÉ.

Comment allez-vous ?

ÉLISA.

Très bien, je vous remercie... Quand êtes-vous arrivé ?

RENÉ.

Ce matin.

ÉLISA.

Êtes-vous content de votre voyage ?

RENÉ.

Oui ; mon travail me sera utile sous plus d’un rapport. Je l’ai envoyé à M. de Cayolle, j’attends sa réponse... Et vous ?...

ÉLISA.

Vous ne me donnez pas la main ?

RENÉ, lui tendant la main.

Au contraire, et de grand cœur.

ÉLISA.

Avez-vous vu la comtesse ?

RENÉ.

Je sais qu’elle est de retour.

ÉLISA.

Depuis hier.

RENÉ.

Je vais la voir ; elle est toujours bonne pour vous ?

ÉLISA.

Plus que jamais.

Une pause.

RENÉ.

Et votre père ?

ÉLISA.

Mon père va bien.

RENÉ.

Il est heureux ?

ÉLISA.

Oui... Il a pris avec ses créanciers des arrangements beaucoup plus avantageux pour lui que ceux qu’on lui proposait. Quand ils ont su qui j’épousais, ils ne sont plus venus nous demander de l’argent, ils sont venus nous en offrir.

RENÉ.

Le contrat n’est pas encore signé ?

ÉLISA.

Pas encore ; on doit le signer dans deux jours.

RENÉ.

Quels sont vos témoins ?

ÉLISA.

M. Durieu et M. de Cayolle, à qui mon père a écrit, mais qui ne nous a pas encore répondu.

RENÉ.

Alors, c’est irrévocable ?

ÉLISA.

Oui.

Une pause.

RENÉ.

Nous ne nous verrons probablement plus beaucoup après votre mariage.

ÉLISA.

Pourquoi ?

RENÉ.

Si j’ai la place que M. de Cayolle m’a fait espérer, j’habiterai la province.

ÉLISA.

Mais vous viendrez quelquefois à Paris ?

RENÉ.

Le moins possible. Le travail va être ma grande distraction. Me permettrez-vous de vous offrir, comme le feront tous les gens qui vous aiment, mon petit cadeau de noces ? Il ne sera pas brillant, car je ne suis pas riche, mais il vous rappellera un ami qui ne vous oubliera jamais. J’ai fait faire cette bien simple bague exprès pour vous ; elle s’ouvre : il y a dessus le chiffre, et dedans des cheveux de ma mère.

ÉLISA, émue.

Oh ! je ne m’en séparerai jamais. Votre mère était une sainte femme ; je suis bien heureuse de ce souvenir ; il me portera bonheur, j’en suis sûre.

RENÉ.

Elle vous rappellera les beaux projets que nous faisions dernièrement. Voilà ce que c’est que de prévoir les choses dix ans à l’avance.

ÉLISA, avec une émotion de plus en plus forte et qu’elle contient d’autant plus.

Ne parlons pas de cela, je vous en supplie. Laissez-moi tout mon courage, dont j’ai si grand besoin... Adieu !

RENÉ.

Vous avez raison, adieu !

LA COMTESSE, entrant, à Élisa qui essuie ses yeux à la hâte.

Ma chère Élisa... ma couturière vous attend ; elle veut vous essayer des robes que j’ai choisies moi-même ; j’espère qu’elles vous plairont... il y en a une rose pour le contrat et une blanche pour l’église. Je veux que vous soyez belle comme un ange.

Elle embrasse Élisa, qui sort.

 

 

Scène V

 

LA COMTESSE, RENÉ

 

LA COMTESSE, à René.

Tiens, vous étiez là ! Voilà tout ce que vous dites aux gens que vous revoyez ?

RENÉ.

Pardonnez-moi, je n’ai plus bien ma tête.

LA COMTESSE.

C’est, la Sologne qui vous met dans cet état ?

RENÉ.

Ne vous moquez pas de moi ; je ne suis pas en train de plaisanter.

LA COMTESSE.

Ni moi non plus ; j’ai un très grand chagrin...

RENÉ.

Vous !

LA COMTESSE.

Moi-même... Cela vous étonne ?... Regardez-moi donc, je suis toute changée.

RENÉ.

C’est vrai, vous êtes un peu pâlie...

LA COMTESSE.

Je ne fais que pleurer depuis trois semaines.

RENÉ.

Que vous arrive-t-il donc ?

LA COMTESSE.

C’est bien heureux que vous vous décidiez à me le demander. Il m’arrive un très grand malheur. D’abord, je suis ruinée.

RENÉ.

Ruinée !

LA COMTESSE.

Mais à peu près : il me reste cent mille livres de rente.

RENÉ.

Je le savais.

LA COMTESSE.

Et voilà toutes les consolations que vous m’offrez ?

RENÉ.

Je ne peux pourtant pas m’attendrir sur votre sort parce que vous n’avez plus que cent mille livres de rente. Il ne fallait pas vous ruiner.

LA COMTESSE.

Je ne vous retiens pas, si vous n’avez que de ces choses-là à me dire.

RENÉ.

Pardon !

LA COMTESSE.

Qu’est-ce que vous avez ?

RENÉ.

C’est mon cœur qui a fait une maladresse.

LA COMTESSE.

Vous aimez ?

RENÉ.

Oui.

LA COMTESSE.

Et on ne vous aime pas ?

RENÉ.

C’est cela.

UN DOMESTIQUE, entrant.

Pour M. de Charzay.

RENÉ.

Pour moi... Vous permettez, comtesse ?

LA COMTESSE.

Certainement...

RENÉ, lisant.

« Mon cher ami... on vient de me remettre votre travail, mais j’ai à vous parler de quelque chose de plus pressé en ce moment. Je suis en bas ; je vois monter chez la comtesse quelqu’un avec qui je ne veux pas me trouver, surtout aujourd’hui : excusez-moi auprès d’elle, et tout à vous.

« DE CAYOLLE. »

Au domestique.

C’est bien, j’y vais.

Le domestique sort.

Au revoir, comtesse.

LA COMTESSE, lui donnant la main.

Au revoir, mon ami.

LE DOMESTIQUE, annonçant.

M. Jean Giraud.

JEAN.

C’est moi qui vous fais sauver, monsieur de Charzay ?

RENÉ.

Non pas ; je sortais quand on vous a annoncé.

JEAN.

Mais nous nous reverrons ?

RENÉ.

Certainement.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

JEAN, LA COMTESSE

 

LA COMTESSE.

Quel beau portefeuille, monsieur Giraud ! C’est un portefeuille de ministre.

JEAN.

On ne sait pas ce qui peut arriver ! Mais, on attendant, mon portefeuille ne contient que des papiers personnels relatifs à mes affaires et mon contrat de mariage que je viens soumettre à mademoiselle de Roncourt.

LA COMTESSE.

Mon cher monsieur Giraud, dans combien de temps nous donnerez-vous la réponse de notre grande opération ?

JEAN.

Dans huit jours, madame la comtesse.

LA COMTESSE.

Sur quelle somme puis-je compter ?

JEAN.

Sur cent cinquante ou deux cent mille francs.

LA COMTESSE.

Et le capital que je vous ai remis me rapportera ?

JEAN.

Pour être prudent, de dix à quinze mille francs par mois.

LA COMTESSE.

Notre première opération faite, je mettrai chez vous le reste de ce que j’aurai réalisé, et, dans le cas même où je n’habiterais plus la France...

JEAN.

Cela ne ferait rien du tout. D’ailleurs, M. de Roncourt ne serait-il pas toujours là pour surveiller vos intérêts ? N’oubliez pas le fameux emprunt que vous m’avez promis, madame la comtesse.

LA COMTESSE.

Soyez tranquille... je n’oublie jamais.

Elle sort.

JEAN, feuilletant ses papiers. Seul.

Voyons, voyons... Écrivent-ils assez mal, ces clercs de notaire !

Élisa entre.

 

 

Scène VII

 

ÉLISA, JEAN

 

ÉLISA.

Vous m’avez fait demander, monsieur Giraud ?

JEAN.

Non pas, mademoiselle, non pas. Je vous ai fait dire seulement que je désirais causer avec vous de nos petites affaires. Nous sommes assez grands tous les deux pour les traiter nous-mêmes, et je veux vous soumettre notre contrat que je viens de prendre chez mon notaire, et recevoir vos observations avant qu’il soit mis au net.

ÉLISA.

Ce contrat ne me regarde pas, monsieur ; je n’apporte rien, vous apportez tout. Ce que vous ferez sera bien fait.

JEAN.

Vous m’apportez beaucoup, au contraire. Vous m’apportez la grâce, l’esprit, le goût, les relations du inonde, le bonheur enfin. Tout cela est sans prix et je ne le payerai jamais ce que cela vaut. Voyons. « Par-devant maître... ont comparu M. Jean Giraud, banquier, d’une part, et mademoiselle Élisa de Roncourt ; lesquels, dans la vue du mariage projeté entre eux, ont arrêté de la manière suivante les conditions civiles de cette union : – Article Ier. – Il y aura séparation de biens entre les époux... » Votre père m’a dit que vous désiriez que nous fussions mariés sous ce régime.

ÉLISA.

Oui, monsieur ; j’ai tenu à cette clause pour votre garantie personnelle.

JEAN.

« La future aura l’administration de ses biens et la jouissance de ses revenus.

« Article II. – Apport de la future :

« Mademoiselle de Roncourt apporte en mariage et se constitue personnellement en dot :

« 1° Un trousseau à son usage, dentelles, cachemires, etc., estimé 50 000 francs.

« 2° Bijoux, diamants, estimés 100 000 francs.

« 3° Une somme de un million en bonnes valeurs. »

ÉLISA.

Pardon, monsieur, pardon, je ne comprends pas.

JEAN.

C’est pourtant bien simple ! je vous reconnais un million de dot...

ÉLISA.

Monsieur...

JEAN.

Notre contrat est rédigé, sauf les noms, exactement comme celui de la duchesse de Riva.

ÉLISA.

La duchesse apporte réellement un million, tandis que moi...

JEAN.

Mais l’homme qu’elle épouse n’apporte rien, ça revient toujours au même, et elle lui reconnaît trois cent mille francs. Il se peut que nous nous séparions un jour, pour une cause ou pour une autre ; il ne faut pas que vous soyez à la discrétion de votre mari. Il n’y a pas de mal que, de temps en temps, les grands seigneurs apprennent des parvenus comment il faut se conduire en certains cas.

ÉLISA.

Il est bien triste, monsieur, dans quelque condition que se fasse un mariage, de prévoir, avant que le contrat soit signé, la possibilité d’une séparation.

JEAN.

En affaires, il faut tout prévoir. Et puis je peux mourir. Je ne veux pas que vous ayez la moindre contestation avec mes parents, qui n’ont pas sur l’argent les mêmes idées que moi. Je meurs, les enfants héritent, vous reprenez votre dot, personne n’a rien à dire, et vous n’êtes pas forcée de vous marier une seconde fois.

ÉLISA.

Si le malheur veut que vous mouriez le premier, monsieur, ce sera à vous d’avoir pris les dispositions que vous aurez cru devoir prendre, mais en dehors de moi. Cette aumône préventive et magnifique m’humilie et me blesse. Dans la position où je suis, j’accepte déjà trop pour accepter davantage. Il faut rayer cette clause, je vous en prie, je le veux...

JEAN.

Mais si cette clause est autant à mon avantage qu’au vôtre ?

ÉLISA.

C’est autre chose, alors.

JEAN.

Mon Dieu, oui : je suis dans les affaires ; je les fais sur une grande échelle ; l’échelle peut casser. Il est bon que, dans ce cas, je retrouve par terre une bonne somme qui m’aide à me relever. Avec un million, on vit modestement, mais enfin on vit, ou l’on peut tenter de nouveau la fortune. Si je suis ruiné, si je perds plus que je ne possède, car on ne sait jamais, vous réclamez votre dot et les créanciers n’ont rien à dire.

ÉLISA.

C’est vrai ! Je suis bien heureuse de votre franchise, monsieur Giraud, je m’explique enfin votre mariage.

JEAN.

Oui. Vous aviez peur que je ne fusse un mari ordinaire, un vrai mari jaloux, exigeant ; je comprends cela. Soyez tranquille : nous autres hommes d’argent, qui ne pouvons pas avoir d’amis véritables, ce que nous demandons surtout à notre femme, c’est d’être notre amie. – Des femmes, il y en a partout, mais celle qui nous convient est difficile à trouver.

ÉLISA.

Oui, votre femme doit être un autre vous-même.

JEAN.

Il faut encore qu’elle soit assez honnête pour ne pas se sauver un beau jour avec l’argent que nous sommes forcés de mettre sous son nom. C’est arrivé quelquefois. Je ne dis pas ça pour vous. Du reste, vous allez être très riche de votre chef ; il y a une foule d’opérations que vous...

ÉLISA.

Mais, dites-moi, monsieur Giraud, dans le cas où nous ferions de mauvaises affaires ?

JEAN.

Eh bien, je vous l’ai dit, nous retrouverions toujours votre dot...

ÉLISA.

Et alors tant pis pour les créanciers ! C’est que, vous savez, moi, je suis la fille d’un homme qui s’est dépossédé pour payer les siens, ou plutôt ceux de son frère.

JEAN.

Ce n’est pas la même chose. Des créanciers de Bourse, d’ailleurs, ça ne compte pas ; la loi refuse de les reconnaître.

ÉLISA.

C’est juste. Mais, s’ils attaquent mon contrat, que répondrai-je ?

JEAN.

Que vous tenez votre dot de votre père.

ÉLISA.

Mais mon père est sans fortune.

JEAN.

Il n’est pas sans fortune, il a une position : il est intendant de la comtesse.

ÉLISA.

Si l’on allait dire qu’il a volé pour doter sa fille ?

JEAN.

On laisse dire. L’important est d’avoir la loi de son côté. Mais, du reste, nous ne ferons que des opérations très honnêtes et très sûres. Il faut que je vous dise encore...

ÉLISA, se levant.

C’est inutile, monsieur.

JEAN.

Pourquoi cela ?

ÉLISA.

Je n’ai pas besoin d’en entendre davantage. Quand je pense que vous auriez pu ne me dire tout ce que je viens d’entendre qu’après notre mariage ! Qu’est-ce que je serais devenue ?

Elle déchire le contrat.

JEAN.

Qu’est-ce que vous faites ?

ÉLISA.

Je déchire ce contrat.

JEAN.

Vous ne voulez plus être ma femme ?

ÉLISA.

Pour qui me prenez-vous ?

JEAN, se levant.

Madame !

RENÉ, qui est entré pendant la fin de la scène à Élisa.

Retournez auprès de la comtesse : cet homme va vous insulter ; c’est inutile, je me charge du reste.

ÉLISA.

René !

RENÉ.

Ne craignez rien.

Il la reconduit jusqu’à la porte de sa chambre. Elle sort. René revient à. Jean qui se dispose à sortir. Il lui tape sur l’épaule.

 

 

Scène VIII

 

RENÉ, JEAN

 

JEAN, se retournant.

Bon ! voilà l’autre. – Ah ! c’est vous ?

RENÉ.

Oui.

JEAN.

Vous étiez là. Vous avez entendu ?

RENÉ.

Parfaitement.

JEAN.

Eh bien, comment trouvez-vous l’histoire ? Elle est bonne, hein ? une fille qui a...

RENÉ.

Qui a aimé et qui vous en a fait loyalement l’aveu.

JEAN.

Aimé ! aimé ! nous savons bien qu’une fille dans sa position n’a pas le droit de dire ce qu’elle dit; si on l’épouse, c’est bien le moins qu’elle serve à quelque chose.

RENÉ.

Épousez mademoiselle Flora, alors.

JEAN.

Monsieur !

RENÉ.

Mademoiselle de Roncourt, éclairée par sa seule conscience, a rejeté loin d’elle votre nom et votre fortune. Je revenais exprès pour lui apprendre tout ce qu’elle ne savait pas. On vient de me donner sur vous les détails les plus précis. Vous êtes un voleur !

JEAN.

Vous m’insultez !

RENÉ.

Croyez-vous ? Vous avez commencé votre fortune en jouant avec un dépôt d’argent qui vous avait été confié par une femme dans une position telle, qu’un scandale public lui était interdit...

JEAN, se retournant pour s’en aller.

Ce n’est pas vrai ; et puis je le lui ai rendu, son argent...

RENÉ, le retenant.

Ne bougez pas. Vous avez disparu une fois de la Bourse sans payer. Vous êtes de ceux qui la déshonorent.

JEAN.

J’ai payé depuis.

RENÉ.

Et les actionnaires des mines que vous aviez découvertes, dont vous avez racheté les actions à soixante-quinze pour cent au-dessous du prix d’émission, qu’en dites-vous ?

JEAN.

Les actionnaires !... Ils ont été bien heureux.

RENÉ.

Et vous avez gagné trois millions dans cette affaire ! Écoutez bien, maintenant : vous avez entre les mains des sommes importantes à madame Savelli et à M. Durieu ; comme il est inutile que vous leur emportiez leur argent, vous allez leur rendre ces sommes et vous ne reparaîtrez plus ici.

JEAN.

Vraiment ! C’est vous qui avez arrangé ça ?

RENÉ.

Oui.

JEAN.

Et si je n’y consens pas, moi ?

RENÉ.

Je vous y contraindrai bien.

JEAN.

Comment, s’il vous plaît ?

RENÉ.

Je vous démasquerai.

JEAN.

Et les preuves ?

RENÉ.

Ma parole suffira.

JEAN.

Allons donc !

RENÉ.

Je vous souffletterai alors.

JEAN.

Ce sera une lâcheté : je ne me battrai pas. Est-ce que vous croyez que je serai assez bête pour me faire tuer par vous ? Dix millions contre soixante mille francs ; la partie ne serait pas égale, mon cher monsieur. Vous voulez du bruit, on en fera. Vous direz que j’ai volé, je dirai que ce n’est pas vrai, et je le prouverai ; et j’ajouterai que vous me cherchez querelle parce que je n’ai pas voulu épouser mademoiselle de Roncourt, dont vous avez été l’amant !

RENÉ, levant la main.

Misérable !

JEAN.

Ne me touchez pas ; j’appelle ! Vous m’ennuyez, à la fin ! Qu’est-ce que je vous ai fait, moi ? J’ai essayé par tous les moyens possibles de vous rendre service, vous ne m’avez jamais dit que des choses désagréables. J’en ai assez, de vos sermons ! J’ai bien vu le rôle que vous vouliez me donner, en me faisant épouser mademoiselle de Roncourt. Me suis-je plaint ? Je n’ai rien dit. Elle ne veut plus de moi, je ne veux plus d’elle, cela ne vous regarde pas, et je me moque de vous. Vous ne pouvez rien contre moi ; vous ne me ferez chasser ni de chez la comtesse, ni de chez M. Durieu, parce qu’ils ont besoin de moi tous les deux, parce que, dans votre monde comme dans les autres, l’intérêt passe avant tout, parce que je suis leur Argent enfin, et qu’on ne met jamais son argent à la porte. Là-dessus, ne vous mêlez pas plus de mes affaires que je ne me mêle des vôtres, et vous n’entendrez plus parler de moi. J’ai bien l’honneur de vous saluer.

Il sort.

René va prendre son chapeau. Il reste un instant pensif, puis il marche résolument vers la porte pour rejoindre Jean Giraud. Au moment où il va sortir, Élisa se met entre la porte et lui.

ÉLISA.

Laissez cet homme. Je suis si heureuse de ne pas être sa femme.

 

 

ACTE V

 

Chez Durieu.

 

 

Scène première

 

DURIEU, MADAME DURIEU

 

DURIEU, sortant de sa chambre.

Je vous cherchais, chère amie !

MADAME DURIEU.

Je rentre à l’instant...

DURIEU.

Vous allez me donner votre avis...

MADAME DURIEU.

Sur quoi ?...

DURIEU.

Voici le fait : vous savez que Giraud est redevenu libre par suite de sa rupture avec les Roncourt ?

MADAME DURIEU.

Oui.

DURIEU.

Il a fait une démarche vers moi.

MADAME DURIEU.

Pour ?

DURIEU.

Pour me demander Mathilde.

MADAME DURIEU.

Que lui avez-vous répondu ?

DURIEU.

Rien encore... Je voulais vous consulter...

MADAME DURIEU.

Moi ?

DURIEU.

Vous. N’êtes-vous pas la mère de Mathilde ?

MADAME DURIEU.

C’est vrai, mon ami, mais je me conformerai à votre décision.

DURIEU.

Ce n’est pas ce que je vous demande ; je vous demande votre opinion pour me décider. Il y a trois partis : M. de Bourville, le cousin de la comtesse, l’homme de Batavia, et Giraud. Mathilde n’a pas de volonté, elle ; quel est celui des trois que vous préférez ?

MADAME DURIEU.

Il ne faut pas m’en vouloir, mon ami, mais je serais incapable de faire un choix. Ce n’est pas ma faute, c’est l’habitude qui me manque.

DURIEU.

Comment, l’habitude ?...

MADAME DURIEU.

Depuis vingt-quatre ans que nous sommes mariés, vous avez toujours voulu diriger seul et vous-même vos enfants ; c’était votre droit, je vous devais tout. Je me suis contentée, ne pouvant pas vous donner un conseil, de leur donner un exemple ; c’est tout ce que j’ai pu faire. Cependant, Gustave n’a pas mené la vie qu’il devait mener, et, si votre fortune venait à lui échapper...

DURIEU.

Comment ma fortune lui échapperait-elle ?

MADAME DURIEU.

Je n’en sais rien, mon ami, c’est une supposition. Vous êtes libre de disposer de votre bien comme bon vous semble, et, pour ma part, j’ai de si petits besoins, qu’en cas de malheur, je me contenterais de bien peu. Mais vous avez mis entre les mains de M. Giraud une somme importante, vous allez probablement lui confier le reste de vos capitaux, et signer même avec lui un acte de société.

DURIEU.

Je ne dois confier à M. Giraud que l’argent qu’il me fera gagner. Je ne cours donc aucun risque.

MADAME DURIEU.

Cependant, il a à vous cent cinquante mille francs en ce moment.

DURIEU.

Cent mille.

MADAME DURIEU.

Il dit cent cinquante mille partout. Vous voyez bien, en tout cas, que vous lui avez déjà confié une grosse somme qu’il ne vous a pas fait gagner.

DURIEU.

J’ai pris toutes les informations possibles, il n’y a pas de danger.

MADAME DURIEU.

Tant mieux ; mais il a commencé par ne vous demander que quarante mille francs, et il est arrivé à vous en faire donner soixante mille de plus ; prenez garde !

DURIEU, inquiet.

Est-ce que vous avez une raison de craindre que M. Giraud ?...

MADAME DURIEU.

Je n’ai pas de raisons certaines. Nous autres femmes, nous sommes des créatures de sentiment plus que de raisonnement ; ainsi je ne croirai jamais qu’il soit délicat en affaires d’intérêt, l’homme qui n’est pas délicat en affaires de cœur, et, à cette heure, M. Giraud se conduit très mal avec mademoiselle de Roncourt. – Croyez-moi, mon ami, tous les sentiments honnêtes se tiennent dans notre cœur, et celui qui se gâte, gâte les autres. L’honneur n’a pas de nuances.

DURIEU.

Tout cela ne me dit pas ce que je dois faire avec Giraud.

MADAME DURIEU.

Vous devez vous retirer le plus poliment, le plus adroitement et le plus promptement possible, des combinaisons dans lesquelles il vous a engagé.

DURIEU.

Eh bien, je vais être franc avec vous : je n’ai jamais eu l’intention de m’associer avec M. Giraud.

MADAME DURIEU.

Vous le lui aviez promis cependant.

DURIEU.

Oui, parce que c’était le seul moyen qu’il me Ht rattraper trente mille francs que j’ai perdus à la Bourse avant de le connaître.

MADAME DURIEU.

Et s’il vous fait perdre ?

DURIEU.

Il n’est pas assez maladroit pour me faire perdre de l’argent, dans la première affaire que nous faisons ensemble. Pour la seconde, je ne dis pas non.

MADAME DURIEU.

Un pareil calcul est-il bien digne de vous ?

DURIEU.

Enfin, c’est aujourd’hui le 30 ; c’est aujourd’hui que M. Giraud doit venir me rendre mes comptes.

MADAME DURIEU.

Vous en êtes sûr ?

DURIEU.

Je l’ai vu hier ; il m’a dit de l’attendre aujourd’hui à deux heures... Il est onze heures, ainsi...

MADAME DURIEU.

Voyons, mon ami, s’il vous est venu aujourd’hui cette bonne pensée de me consulter, c’est que vous avez enfin compris que je puis vous donner un bon avis dans une circonstance grave. Eh bien, voulez-vous faire ce que je vais vous dire et me rendre bien heureuse ?

DURIEU.

Qu’est-ce que c’est ?

MADAME DURIEU.

Courez chez M. Giraud tout de suite, et, avant même de connaître le résultat de son opération, reprenez tout simplement l’argent que vous lui avez confié, sans intérêts et sans bénéfices. Vous avez perdu trente mille francs, vous aurez perdu trente mille francs, voilà tout ; mais, au moins, vous n’aurez pas à vous reprocher d’avoir trompé qui que ce soit. Rappelez-vous, mon ami, la rigidité proverbiale de votre père en matière d’argent. Est-ce à dire, parce que, depuis quelques années, il s’est produit des hommes nouveaux, qu’il doive en résulter une morale nouvelle ? À mon avis, Durieu, on a le droit de perdre de l’argent avec certaines personnes, on n’a pas le droit d’en gagner, et l’honneur comme nous le comprenons, vous et moi, défend de tromper même qui nous trompe. Si M. Giraud tient ses engagements vis-à-vis de vous, quel que soit son but, il faudra tenir les vôtres vis-à-vis de lui, ou il sera en droit de dire que vous manquez à votre parole. Ce serait la première fois.

DURIEU.

Vous êtes décidément la meilleure créature que je connaisse.

MADAME DURIEU.

Non ; mais j’ai un certain sentiment du devoir.

DURIEU.

Allons ! je cours chez Giraud.

MADAME DURIEU.

À la bonne heure !

DURIEU.

Et, si je rentre dans mon argent, je fais le vœu...

MADAME DURIEU.

De ?

DURIEU.

De donner ma fille à René, si elle l’aime toujours.

MADAME DURIEU.

Que vous êtes bon, mon ami !... Elle l’aime, elle m’a fait sa confidence...

DURIEU.

Et ce cousin de la comtesse ?

MADAME DURIEU.

N’est qu’une invention.

DURIEU.

Ah ! la petite rusée ! Je m’en doutais.

MADAME DURIEU.

En revenant de chez M. Giraud, vous passerez chez M. de Roncourt, et vous le ramènerez, lui et sa fille, dîner avec nous.

DURIEU.

Vous êtes donc sûre ?...

MADAME DURIEU.

Je suis sûre que, si je n’avais pas eu le bonheur de vous épouser, je serais restée fille comme Élisa, et qu’on aurait probablement dit sur moi ce qu’on dit sur elle.

DURIEU, embrassant sa femme.

Quand on pense que je vivais avec toi depuis vingt-quatre ans et que je ne te connaissais pas !...

MADAME DURIEU.

Eh bien, tu le vois, mon ami, il était encore temps de faire connaissance.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

M. et mademoiselle de Roncourt !...

 

 

Scène II

DURIEU, MADAME DURIEU, ÉLISA, DE RONCOURT

 

DURIEU.

Bonjour, mon cher de Roncourt !

MADAME DURIEU, à Élisa.

Nous parlions de vous, chère enfant !

DE RONCOURT.

Je vous croyais malade, mon cher Durieu.

DURIEU.

Pourquoi ?

DE RONCOURT.

Parce que je ne vous voyais plus, et que dans les circonstances où nous sommes, vous nous deviez une visite.

DURIEU.

J’ai été très occupé, cher ami ; j’allais sortir et passer chez vous. Je suis enchanté de vous voir.

ÉLISA.

Et Mathilde ?...

MADAME DURIEU.

Son père va lui dire que vous êtes là, et qu’elle vienne vous embrasser.

Élisa se jette au cou de madame Durieu.

DE RONCOURT, à Durieu.

Je ne vous retiens plus, cher ami ; je sais tout ce que je venais savoir.

Il lui serre la main.

DURIEU.

Dans une demi-heure, je suis de retour.

Il sort.

 

 

Scène III

 

MADAME DURIEU, ÉLISA, DE RONCOURT

 

MADAME DURIEU.

La comtesse sort d’ici... Elle part donc encore ?...

ÉLISA.

Elle va se marier.

DE RONCOURT.

Elle épouse, je crois lord Nofton.

MADAME DURIEU.

Qui est très riche ?

DE RONCOURT.

Immensément riche !

MADAME DURIEU.

Est-ce que c’est un mariage d’argent ?

DE RONCOURT.

Oh ! non, il y a même déjà longtemps qu’ils pourraient être mariés ; mais cela n’en arrive que mieux.

MATHILDE, entrant, à Élisa.

Je t’écrivais, quand mon père est venu me dire que tu étais là... Tu vas bien ?...

ÉLISA.

Et que m’écrivais-tu ?

MATHILDE, riant.

Toutes sortes de choses. Je vais te conter cela.

MADAME DURIEU.

Alors, tu nous renvoies ?... Nous vous laissons ensemble. 

À de Roncourt.

Venez, mon cher de Roncourt ; vous qui avez été si souvent le confident de mes chagrins, je veux vous dire un bonheur qui m’arrive.

À Mathilde.

Mathilde !...

MATHILDE.

Maman ?

MADAME DURIEU.

Si tu aimes toujours René, prépare-toi à un grand bonheur.

MATHILDE.

Quel bonheur ?

MADAME DURIEU.

Ton père consent à ton mariage. Silence ! Garde ta joie pour le moment où il te l’apprendra lui-même.

 

 

Scène IV

 

ÉLISA, MATHILDE

 

MATHILDE.

Élisa !

ÉLISA.

Mathilde ?

MATHILDE.

Tu parais bien gaie.

ÉLISA.

Je suis contente de te revoir ; je craignais que vous ne m’eussiez tous oubliée ; je vois que je me trompais...

MATHILDE.

Me promets-tu d’être franche ?

ÉLISA.

As-tu jamais eu à douter de ma franchise ?

MATHILDE.

Non. Eh bien, réponds-moi : pourquoi n’épouses-tu point M. Giraud ?...

ÉLISA.

Tu en es encore là ?...

MATHILDE.

Oh ! je t’en prie... ne plaisante pas là-dessus !...

ÉLISA.

Parce que ?

MATHILDE.

Parce que les autres ne plaisantent pas.

ÉLISA.

Que veux-tu dire ?

MATHILDE.

Je veux dire qu’il a été beaucoup parlé de cette rupture. Une femme qui n’est pas méchante disait devant moi : « Voilà déjà deux mariages que manque mademoiselle de Roncourt ; il faudra que son mari, si elle en trouve un maintenant, soit bien honorable pour faire oublier les deux autres. »

ÉLISA.

Cette dame avait raison : c’est bien assez de deux mariages manques dans la vie d’une femme, et j’ai renoncé à toute nouvelle tentative de ce genre. Je ne me marierai jamais.

MATHILDE.

Tu te marieras, au contraire ; il le faut. C’est devenu indispensable pour ton honneur et pour l’honneur de ceux qui t’aiment.

ÉLISA.

Qui est-ce qui m’aime ?

MATHILDE.

Moi !

ÉLISA, riant.

Tu ne peux pas m’épouser...

MATHILDE.

Je t’en supplie, ne ris plus. Il est impossible que tu sois aussi gaie que tu affectes de l’être : ton rire est faux ; il te fait mal et à moi aussi. Réponds-moi... pourquoi n’as-tu pas épousé M. Giraud ?

ÉLISA.

Parce que nous avons craint de ne pas être heureux ensemble.

MATHILDE.

Ou parce que tu en aimais un autre.

ÉLISA.

Personne.

MATHILDE.

Tu me trompes : le jour même de ta rupture avec M. Giraud, en causant avec toi, j’ai prononcé un nom ; je t’ai fait part de mes projets, tu n’as pu retenir tes larmes. Ce jour-là, René est arrivé, tu m’as défendu de lui dire ce qui s’était passé, et, une heure après, tu rompais avec M. Giraud. Ce que personne ne devine, je le sais, moi : tu aimes René.

ÉLISA.

Non.

MATHILDE.

Et René t’aime.

ÉLISA.

Tu es folle !

MATHILDE.

Aujourd’hui, tu te contiens mieux que l’autre fois ; mais je sais à quoi m’en tenir. Je ne te demande donc plus si tu aimes René, je te demande de me prouver que tu es mon amie : j’aime René, moi, tu le sais ? Eh bien, il m’arrive un grand bonheur : mon père consent à mon mariage avec lui. Si René ne t’a jamais dit qu’il t’aimait, si tu ne lui as jamais avoué ton amour, tais-toi pour moi, sacrifie-toi, je t’en supplie, ne lui laisse jamais voir que tu l’aimes.

ÉLISA.

Je te jure, Mathilde, qu’il n’en a jamais rien su, et qu’il n’en saura jamais rien.

MATHILDE.

Ah ! tu vois bien que j’avais deviné.

ÉLISA.

Mathilde...

LE DOMESTIQUE, annonçant.

M. René de Charzay !

ÉLISA.

Lui ? Oh ! je ne veux pas qu’il me voie !

Elle sort.

 

 

Scène V

 

RENÉ, MATHILDE

 

MATHILDE, allant au-devant de René.

D’où arrives-tu ?

RENÉ.

J’arrive du bureau de M. de Cayolle, qui devait me rendre une réponse définitive aujourd’hui.

MATHILDE.

Tu as une place ?

RENÉ.

Oui, depuis dix minutes.

MATHILDE.

De combien ?

RENÉ.

De quatre mille francs.

MATHILDE.

Alors je t’ai donné un bon conseil ?

RENÉ.

Oui.

MATHILDE.

Et tu venais pour nous apprendre cette nouvelle ?

RENÉ.

J’avais d’abord été chez M. de Roncourt ; on m’avait dit qu’il était ici.

MATHILDE.

Avec Élisa ! Ils sont là, en effet... Attends un peu... Tu es maintenant en position de te marier, n’est-ce pas ?...

RENÉ.

Oui.

MATHILDE.

Eh bien, fais une bonne œuvre. M. Giraud a calomnié Élisa ; j’affirme, moi, qu’elle est une honnête fille, mais il lui faut plus que jamais le nom d’un homme estimable ; épouse Élisa.

RENÉ.

Tu m’avais deviné, Mathilde, je venais...

MATHILDE.

Tais-toi donc, maladroit ! laisse-moi donc croire que c’est moi qui ai eu cette idée-là, comme j’ai eu l’autre que tu as déjà suivie ; laisse-moi donc croire que tu n’aimes pas Élisa autrement que comme une amie, que tu ne l’épouses que par dévouement, et que tu sacrifies à son honneur le bonheur que j’aurais pu te donner, puisque...

RENÉ.

Puisque ?

MATHILDE.

Puisque aujourd’hui mon père consent à notre mariage.

RENÉ, la prenant dans ses bras.

Mathilde, tu es un ange !

MATHILDE.

Je le sais bien.

 

 

Scène VI

 

RENÉ, MATHILDE, DURIEU, puis DE RONCOURT, MADAME DURIEU, ÉLISA

 

DURIEU, entrant.

C’est ça, embrassez-vous... Vous êtes bien heureux de n’avoir que ça à faire. Il se passe de jolies choses...

MATHILDE.

Quoi donc ?

DURIEU.

Va chercher ta mère, va chercher Élisa, va chercher tout le monde.

Mathilde sort.

RENÉ.

Que vous arrive-t-il ?

DURIEU.

Tu vas voir...

Tout le monde entre.

Vous êtes tous là ?

MATHILDE.

Oui.

DURIEU.

Vous êtes attentifs ?...

DE RONCOURT.

Nous sommes attentifs...

DURIEU.

Préparez-vous... Giraud a filé !

TOUS.

Giraud !

MATHILDE, à Élisa.

Oh ! ma pauvre Élisa, quel bonheur pour toi !

RENÉ.

Vous êtes sûr du fait ?

DURIEU.

Trop sûr.

DE RONCOURT.

Qui vous l’a dit ?

DURIEU.

Tout Paris.

RENÉ.

Cela m’étonne bien.

DURIEU.

Cela t’étonne, toi ? Je te remercie.

RENÉ.

Oui, je le croyais plus malin ; avec un peu de patience, il vous aurait ruiné complètement.

DURIEU.

C’est pourtant assez malin d’emporter six cent cinquante mille francs, rien qu’à deux personnes. Il est vrai que l’une des deux y est pour cinq cent mille francs. C’est la comtesse qui ne doit pas rire...

MADAME DURIEU.

Tu vois, mon ami, que je ne m’étais guère trompée.

MATHILDE, embrassant Durieu.

Mon pauvre papa... nous t’aimons bien !

DE RONCOURT, lui serrant la main.

Cher ami !

DURIEU.

C’est ça... allez-y... En avant les phrases toutes faites pour ces circonstances-là !... Si vous croyez que je ne me suis pas dit tout ce que vous pouvez me dire... et que c’était bien prévu... et que j’ai voulu gagner trop d’argent... et que c’est bien fait, et que je suis un imbécile... Parbleu ! je sais tout cela aussi bien que vous.

MATHILDE.

Il y a peut-être encore de l’espoir.

DURIEU.

Bon ! voilà le tour de l’espoir.

MADAME DURIEU.

Dame !... mon ami, on te dit ce qu’on pense... Après tout, ce n’est pas notre faute.

DURIEU.

Et ça se termine par des reproches... C’est toujours la même chose.

RENÉ.

Enfin que s’est-il passé ?

DURIEU.

Giraud jouait à la hausse, la baisse a eu lieu ; il a perdu trois millions dans une Bourse ; il n’a pas payé, et il est parti hier avec notre argent : c’est d’une simplicité évangélique.

DE RONCOURT.

Êtes-vous allé chez lui ?

DURIEU.

Parbleu !

DE RONCOURT.

Eh bien ?

DURIEU.

Il n’a pas reparu depuis hier, et les commis et les domestiques faisaient des figures...

RENÉ.

Et leurs paquets.

DURIEU.

Eh bien, allons ! faisons des mots, faisons de l’esprit ; je suis en train, moi !

MADAME DURIEU.

Êtes-vous allé à la Bourse ?

DURIEU.

J’y suis allé, la débâcle était connue, et tout le monde enchanté. On m’en a dit sur lui, ah ! Il paraît qu’à une liquidation, il a reçu des soufflets.

DE RONCOURT.

Qu’est-ce qu’il a fait, alors ?

RENÉ.

Il s’est fait reporter.

DURIEU, exaspéré.

Continue... Ce qui me rend furieux, ce n’est pas tant la perte, mais c’est d’avoir été mis dedans... aussi facilement par ce gredin-là... Je donnerais dix mille francs !...

RENÉ.

Pour rentrer dans les cent quarante mille autres.

DURIEU, reprenant son chapeau.

Vous comprenez que, du moment que c’est un parti pris de me plaisanter... je vais aller voir la comtesse. Elle perd un demi-million, elle ne plaisantera pas, elle...

LE DOMESTIQUE, annonçant.

Madame la comtesse Savelli.

 

 

Scène VII

 

RENÉ, DURIEU, DE RONCOURT, MADAME DURIEU, ÉLISA, LA COMTESSE

 

DURIEU, à la comtesse.

Eh bien ?

LA COMTESSE, riant.

Eh bien, nous sommes volés !

DURIEU.

Vous riez aussi, vous, comtesse ? 

LA COMTESSE.

Mon cher monsieur Durieu, je crois que c’est ce qu’il y a de mieux à faire.

Montrant Élisa.

Voilà une noble et digne jeune fille dont nous avons douté un instant parce qu’un misérable avait porté une accusation sur elle ; il nous emporte notre argent, c’est bien joué... et la punition est encore au-dessous de la faute. J’y perds beaucoup ; mais j’aimerais mieux perdre le reste de ce que je possède, que de douter une seconde d’une honnête femme.

Elle embrasse Élisa.

DURIEU.

C’est bien vrai, ce que vous me dites là... Mais est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de lui faire quelque chose, à ce coquin ?

LA COMTESSE.

Où le prendre maintenant ? Et quand même, nous n’avons rien à gagner à traîner nos noms devant un tribunal, à côté du nom de M. Giraud, sans compter qu’il trouvera toujours un avocat pour nous dire des choses désagréables. Je crois que le meilleur parti à prendre, c’est de nous taire. C’est une leçon, elle coûte cher, mais elle profitera, d’autant plus qu’elle était prévue... le dénouement est écrit partout, c’est toujours le même ; mais chacun de nous croit toujours être plus fin ou plus heureux que les autres. J’ai eu des renseignements par le ministère. M. Giraud s’est embarqué ce matin au Havre ; il vogue vers l’Amérique. Bon voyage ! c’est un voleur de plus dans le monde, dans le nouveau monde.

LE DOMESTIQUE, annonçant.

M. Jean Giraud.

TOUS.

Jean Giraud !

 

 

Scène VIII

 

RENÉ, DURIEU, DE RONCOURT, MADAME DURIEU, ÉLISA, LA COMTESSE, JEAN

 

JEAN, entrant et saluant.

Mesdames, messieurs, mon cher monsieur Durieu... madame la comtesse.

DURIEU.

Comment ! c’est vous ?

JEAN.

Oui, c’est moi. Qu’est-ce que vous avez ? Est-ce que vous ne m’attendiez pas ? Ne vous avais-je pas donné rendez-vous pour deux heures, aujourd’hui ?...

DURIEU.

C’est vrai.

JEAN, tirant sa montre.

Eh bien, deux heures moins cinq. Je suis en avance ; mais, quand il s’agit d’affaires, on n’est jamais trop exact.

Tirant des papiers de sa poche.

Eh bien, l’opération a réussi comme je l’espérais. Vous m’aviez confié cinq cent mille francs, madame la comtesse.

Lui remettant un papier.

les voici en un bon sur la Banque, tel que vous me l’avez remis ; plus deux cent mille francs de bénéfice en un autre bon. Mon cher monsieur Durieu, voici votre compte à vous : cent cinquante mille francs de capital, que voici, plus cinquante mille francs de gain. J’ai tenu tous mes engagements, je crois ; à vous, mon cher monsieur Durieu, de tenir les vôtres, et, le mois prochain...

LA COMTESSE et DURIEU, ensemble.

Monsieur... Je dois vous dire...

DURIEU.

Pardon, comtesse, commencez !...

LA COMTESSE.

Je crois que nous allions dire la même chose.

Remettant à Giraud le bon de deux cent mille francs.

Je n’accepte pas Ce bénéfice, monsieur...

DURIEU, avec un soupir.

Ni moi le mien.

À madame Durieu.

Chère amie, veux-tu faire le compte des intérêts de cent cinquante mille francs pendant un mois, à 5, et tu enverras toucher cette petite somme chez M. Giraud ?

MADAME DURIEU.

Oui, mon ami.

JEAN.

Je ne comprends pas.

LA COMTESSE.

Le bruit s’est répandu aujourd’hui que vous aviez disparu avec l’argent que nous vous avions confié...

JEAN.

J’étais au Havre ! Je n’ai donc plus le droit d’aller au Havre ?

DURIEU.

Il paraît que non !

JEAN.

C’est trop fort. Eh bien, voici la vérité : je n’ai pas quitté Paris. C’était une malice de Bourse pour vous faire gagner de l’argent. Qu’est-ce que vous en dites ?

LA COMTESSE.

Nous en disons, monsieur, que nous ne sommes pas habitués à ces malices-là, et personne n’a douté que le fait ne fût vrai. Notre conscience nous interdit donc de continuer des relations avec vous, d’accepter des bénéfices de la main d’un homme dont la réputation, dans une circonstance aussi grave, n’a pas-trouvé un seul défenseur.

JEAN.

L’opération par elle-même, je vais vous l’expliquer : elle est très honnête...

LA COMTESSE.

C’est inutile, monsieur : une chose honnête n’a pas besoin d’être expliquée.

JEAN, regardant René.

Je vois d’où le coup part.

RENÉ.

Vous vous trompez, monsieur, je n’ai rien dit de ce que je savais : on m’aurait cru cependant. J’ai mieux aimé laisser la conscience du monde faire son œuvre toute seule. Vous venez de voir, monsieur, que pour certaines gens, les questions d’intérêt ne passent pas avant tout. Maintenant que je suis sans colère, je crois pouvoir vous donner sainement l’opinion du monde à votre égard : Vous n’êtes pas un homme méchant, vous êtes un homme intelligent qui a perdu dans la manipulation de certaines affaires la notion exacte du juste et de l’injuste, le sens moral enfin. Vous avez voulu acquérir la considération par l’argent, c’était le contraire que vous deviez tenter : il fallait acquérir l’argent par la considération. J’espère, je suis convaincu que vous ferez une grande fortune, qui vous dédommagera de ce que vous ne pourrez jamais obtenir. Mademoiselle de Roncourt vous pardonne ; elle accepte les excuses que vous faites à madame de Charzay. Maintenant, monsieur, nous n’avons plus rien à vous dire, vous pouvez prendre votre chapeau et vous retirer.

Jean va pour parler, mais il fait un geste de dédain, hausse les épaules et prend un chapeau sur la table.

MATHILDE.

Vous vous trompez, monsieur, vous prenez le chapeau de mon père.

JEAN, avec fierté.

Je l’aurais rapporté, mademoiselle.

Il salue et sort.

 

 

Scène IX

 

RENÉ, DURIEU, DE RONCOURT, MADAME DURIEU, ÉLISA, LA COMTESSE

 

DE RONCOURT, à René.

Mon fils, je suis bien heureux.

DURIEU, à la comtesse.

Nous avons de la chance d’en être quittes à si bon marché !

MATHILDE, après avoir serré la main d’Élisa.

Décidément, mon père, j’épouserai M. de Bourville.

DURIEU.

Et le cousin de Batavia ?

MATHILDE.

Oh ! mon père, j’ai oublié de vous le dire : il est mort...

DURIEU.

Je le sais bien ; comme il a vécu.

MADAME DURIEU, à son mari qui écrit.

Qu’est-ce que vous faites là, mon ami ?

DURIEU, l’embrassant.

J’écris à mon agent de change de m’acheter du 3.

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