Un mariage sous Louis XV (Alexandre DUMAS Père)

Drame en quatre actes, en prose.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 1er juin 1841.

 

Personnages

 

LE COMTE DE CANDAL

LE CHEVALIER DE VALCLOS

LE COMMANDEUR

JASMIN

UN VALET

UN OFFICIER

UN SUISSE

LA COMTESSE DE CANDALE

MARTON

GARDES

DOMESTIQUES     

 

À Paris, vers le milieu du XVIIIe siècle.

 

 

ACTE I

 

Un salon-boudoir servant de milieu entre deux appartements, avec une porte au fond et deux portes latérales. Un paravent ouvert à gauche ; une fenêtre à droite.

 

 

Scène première

 

MARTON, en scène, JASMIN, entrant du fond

 

MARTON.

Eh bien, comment cela s’est-il passé ?

JASMIN.

Mais à merveille ! le curé nous a fait un discours des plus attendrissants ; la mariée a manqué de s’évanouir, les grands parents ont pleuré à chaudes larmes... et moi-même, parole d’honneur ! j’ai senti que la componction me gagnait... Marton, il faudra cependant faire une fin...

MARTON.

Quant à moi, j’attendrai la vue d’un autre mariage pour me déterminer ; car je doute fort, s’il faut que je te le dise, que celui-ci tourne à bien.

JASMIN.

Il a, au contraire, toutes les conditions voulues, ce me semble.

MARTON.

Oui, excepté l’amour.

JASMIN.

Ah ! ma chère, comme vous sentez la roture ! Mais où donc avez-vous servi ? Ce mariage est, au contraire, des plus convenables : deux maisons près de s’éteindre qui se réunissent, les Candale et les Torigny qui renaissent en espérance, seize quartiers qui en épousent dix-huit, le roi qui promet l’Ordre, et le commandeur qui donne six cent mille livres tout de suite ! Ah çà ! mais il faudrait que le diable lui-même s’en mêlât pour que cela tournât mal...

MARTON.

Un mariage fait par testament, comme c’est de bon augure !

JASMIN.

Mais c’est comme cela qu’ils se font tous, à cette heure. M. le maréchal, en mourant, a pourvu à l’établissement de son fils et de sa nièce en mariant d’avance les deux cousins... Et il a bien fait, Marton ; car, à l’heure qu’il est, nous avons si peu de respect de nous-mêmes, que mademoiselle de Torigny, sans cette précaution, eût peut-être épousé un gros fermier général, et M. de Candale quelque petite robine... Cela ne se voit-il pas tous les jours ?...

MARTON.

Ma pauvre maîtresse, elle aurait pu être si heureuse !...

JASMIN.

Comment !... au fond de sa province, dans son couvent de Soissons... elle avait déjà pris ses arrangements pour cela ?...

MARTON.

Ah ! monsieur le comte, vous ne saurez jamais ce que nous vous sacrifions.

JASMIN.

Eh bien, mais, et nous autres, Marton, est-ce que vous nous croyez tout à fait esseulés ?... Je sais certaine grande dame qui en fera immanquablement une maladie...

MARTON.

Et moi, je connais un beau capitaine qui en mourra pour sûr.

JASMIN.

Vraiment !... Voyez donc comme cela se rencontre !

 

 

Scène II

 

MARTON, JASMIN, LE SUISSE de l’hôtel, ouvrant les deux battants de la porte du fond, sa grande canne à la main

 

LE SUISSE, sans entrer.

Monsié Chasmin !

JASMIN.

Eh bien, quoi ?

LE SUISSE.

Monsié Chasmin, il être une cholie tame en pas, tans une foiture fermée, qui demande à parler à fous.

JASMIN.

Comment, drôle ! est-ce que tu n’avais pas quelque laquais à m’envoyer, que tu quittes ta porte ainsi ? Et si, pendant ce temps-là, les voitures rentraient...

LE SUISSE.

Je serais gronté, je le sais pien ; mais la tame il m’avre donné tix louis pour faire la commission moi-même.

JASMIN.

Alors c’est autre chose : dis à la dame que je descends, ordonne à son cocher d’aller m’attendre à la petite porte de M. le comte.

LE SUISSE.

J’y fas.

Il referme la porte.

JASMIN.

Vous voyez qu’on ne vous faisait pas un conte, Marton.

MARTON.

Et quelle est cette dame ?

JASMIN.

Notre délaissée probablement. Mais pardon... vous ne voudriez pas que je la fisse attendre ; respect au malheur !

Il sort par la porte latérale à la droite du spectateur.

 

 

Scène III

 

MARTON, LE CHEVALIER

 

À mesure que Jasmin s’éloigne, le Chevalier paraît par-dessus le paravent.

LE CHEVALIER.

Marton !

MARTON, jetant un cri.

Ah !

LE CHEVALIER.

Silence ! c’est moi...

Lui donnant sa bourse.

Est-ce que tu ne me reconnais pas ?

MARTON.

Oh ! si fait, monsieur le chevalier ; mais c’est que j’étais si loin de vous croire derrière ce paravent... Que venez-vous faire ici, mon Dieu ?...

LE CHEVALIER.

Tu me le demandes !...

MARTON.

Oui, je vous le demande, car enfin... c’est si étrange de vous voir aujourd’hui... dans cette maison, au moment même où celle que vous aimez se marie avec un autre... Mais comment vous trouvez-vous là ?

LE CHEVALIER.

Est-ce que je le sais moi-même, Marton ?... Je rôdais comme un fou autour de l’hôtel ; j’ai trouvé une porte ouverte, je suis entré sans que personne me vît ; j’ai pris le premier escalier venu, j’ai monté un étage, j’ai traversé deux ou trois appartements, enfin j’en étais ici quand je t’ai entendue venir avec Jasmin ; alors je me suis jeté derrière ce paravent... et me voilà.

MARTON.

Je le sais bien que vous voilà... Mais que voulez-vous ? Voyons !

LE CHEVALIER.

Ce que je veux, Marton ? Je veux la revoir une fois... une seule fois encore... lui dire que je l’aime, que je n’aimerai jamais qu’elle... que ce mariage fait mon désespoir et que j’en mourrai.

MARTON.

Mais vous lui avez dit tout cela à son couvent !...

LE CHEVALIER.

Eh bien, Marton, je le lui répéterai.

MARTON.

Eh ! la pauvre enfant ne le sait que de reste, allez !... D’ailleurs, c’est impossible... Savez-vous que vous êtes ici chez son mari ?

LE CHEVALIER.

Sans doute que je le sais...

MARTON.

Savez-vous qu’ils sont à l’église ?...

LE CHEVALIER.

À l’église !... je voulais y aller, à l’église...

MARTON.

Que, dans un instant, ils peuvent être de retour ?

LE CHEVALIER.

Je les attends.

MARTON.

Comment ! vous les attendez ?... Vous êtes fou !

LE CHEVALIER.

Ah ! Marton ! m’oublier ainsi !

MARTON.

Mais elle ne vous a pas oublié !... mais elle vous aime toujours ! Je ne devrais pas vous le dire, mais c’est qu’en vérité vous me faites peine.

LE CHEVALIER.

Elle m’aime et elle se marie ?

MARTON.

Pouvait-elle faire autrement ? Depuis la mort du maréchal, ce mariage n’était-il pas décidé ? ne le saviez-vous pas du premier jour que vous l’avez rencontrée ? n’avez-vous pas eu le temps de vous préparer à cet événement, depuis six mois que vous l’entretenez au parloir, en venant voir mademoiselle votre sœur ? Mais, en vérité, monsieur le chevalier, il faut être raisonnable aussi.

LE CHEVALIER.

Ah ! si j’étais sûr seulement qu’elle me tînt la promesse qu’elle m’a faite ! car elle m’a fait une promesse, Marton.

MARTON.

Eh ! je la connais, mon Dieu.

LE CHEVALIER.

Tu la connais, Marton... Eh bien, crois-tu qu’elle la tiendra ?

MARTON.

Eh ! sans doute qu’elle la tiendra... tant qu’elle pourra... pardi !

LE CHEVALIER.

Comment, tant qu’elle pourra ?

MARTON.

Voyons, monsieur le chevalier, il ne faut pas demander l’impossible non plus... Quand on se marie... eh bien, mais... on se marie.

LE CHEVALIER, tombant dans un fauteuil.

Marton, tu me mets au désespoir...

MARTON.

Allons, voilà que vous vous asseyez maintenant !

Le secouant par le bras.

Mais songez donc que, dans dix minutes, dans cinq minutes peut-être, ils seront ici.

LE CHEVALIER, se levant.

Marton, je tuerai le comte.

MARTON.

Le comte de Candale ?

LE CHEVALIER.

Eh ! oui, le comte de Candale, le mari de Louise !

MARTON.

Comment !... mais je croyais que c’était votre ami ?

LE CHEVALIER.

Mon ami ! oui, sans doute, il l’a été ; mais, aujourd’hui, c’est mon ennemi mortel ; ne m’enlève-t-il pas ce que j’ai de plus cher au monde ?

MARTON.

Mon Dieu ! vous me faites frémir ; est-ce que M. le comte sait quelque chose de votre amour pour sa femme ?

LE CHEVALIER.

Oh ! Dieu merci, il ne s’en doute point : j’ai eu la force de le cacher à tout le monde.

MARTON.

Ah ! je respire ! Eh bien, monsieur le chevalier, transigeons. Vous veniez pour voir ma maîtresse, n’est-ce pas ?

LE CHEVALIER.

Hélas ! oui.

MARTON.

Vous comprenez que c’est impossible.

LE CHEVALIER.

Impossible, Marton ?

MARTON.

Mais oui, impossible ; vous ne voudriez pas la compromettre, la perdre... n’est-ce pas ?

LE CHEVALIER.

Oh ! Dieu m’en garde !

MARTON.

Car, enfin, quels sont ses torts envers vous ? De vous avoir aimé... de vous aimer encore... voilà tout.

LE CHEVALIER.

Tu crois qu’elle m’aime toujours ?

MARTON.

Eh ! j’en suis sûre.

LE CHEVALIER.

Ah ! Marton, si tu savais le bien que tu me fais !

MARTON.

Et, pour la récompenser de cet amour, innocent hier... coupable aujourd’hui, vous feriez un éclat ?... Ah ! fi donc, monsieur le chevalier !

LE CHEVALIER.

Je sens bien que tu as raison, Marton ; mais, lorsqu’on aime, est-ce qu’on pense à tout cela !...

MARTON.

Mais c’est lorsqu’on aime qu’il faut y penser, au contraire... Voyons, voulez-vous vous brouiller avec le comte... vous fermer à tout jamais sa maison ?...

LE CHEVALIER.

Sa maison, Marton ! ah ! tu peux bien compter que je n’y reviendrai jamais !

MARTON.

Allons donc !... demain, vous y serez... tenez, là où vous êtes.

LE CHEVALIER.

Marton, je te jure...

MARTON.

Ne jurez pas. Eh !... la, qui sait ?... si madame de Candale tenait la promesse que vous a faite mademoiselle de Torigny... enfin, on ne peut pas savoir : on voit des choses si étranges !

LE CHEVALIER.

Oh ! alors, Marton, tu comprends bien que, dans ce cas-là, ce serait autre chose.

MARTON.

Allons donc !... Eh bien, voilà que vous redevenez raisonnable, et je veux vous en récompenser. Écrivez une lettre, et je la remettrai.

LE CHEVALIER.

J’en ai écrit une, Marton.

MARTON.

D’avance ?

LE CHEVALIER.

Savais-je ce qui arriverait ?... Je l’ai écrite à tout hasard.

MARTON.

Alors vous n’êtes pas encore si malade que je croyais... Donnez.

LE CHEVALIER.

La voilà... Mais, en la lui remettant, tu lui diras...

MARTON.

Je lui dirai que, de peur de la compromettre, vous êtes parti à l’instant même.

LE CHEVALIER.

Marton, je voudrais cependant bien rester un instant encore.

MARTON.

Restez si vous voulez ; mais, alors, je ne remets rien...

LE CHEVALIER.

Je m’en vais.

Il s’avance vers la chambre du Comte.

MARTON, l’arrêtant.

Par où vous en allez-vous donc ?

LE CHEVALIER.

Mais par où je suis venu.

MARTON.

C’est cela ! pour que tout le monde vous voie. Tenez, passez par cette chambre, elle conduit à la mienne ; et, si l’on vous voit sortir... eh bien, il n’y aura que moi de compromise.

LE CHEVALIER, se retournant.

Il y a donc une sortie par chez toi, Marton ?

MARTON.

Oui ; mais il n’y a pas d’entrée... je vous en préviens.

LE CHEVALIER, s’arrêtant sur le seuil.

Marton, ma chère Marton, rappelle bien à ta maîtresse ce qu’elle m’a promis.

Jasmin rentre.

MARTON, poussant le Chevalier.

C’est bon !... mais c’est bon !... Le corridor, la chambre à droite, le petit escalier... et tirez sur vous la porte de la rue ; que je l’entende !...

On entend le bruit d’une porte qui se ferme.

La, bien !

Elle se retourne et aperçoit Jasmin sur le seuil de la porte en face d’elle.

 

 

Scène IV

 

MARTON, JASMIN, tenant chacun une lettre à la main

 

JASMIN.

Très bien, Marton ! très bien !

MARTON.

Allons, Jasmin, pas de secrets...

JASMIN.

Allons, Marton, pas de mensonge.

MARTON.

Qu’est-ce que c’était que cette belle dame ?

JASMIN.

Une marquise que nous aimons... Qu’est-ce que c’était que ce beau jeune homme ?

MARTON.

Un chevalier qui nous aime... Et cette lettre ?

JASMIN.

Cette lettre, c’est une lettre pour monsieur... Et ce billet ?

MARTON.

Ce billet, c’est un billet pour madame.

JASMIN.

Mais qu’est-ce que tu disais donc, Marton, que cela tournerait mal ?... Il me semble que cela va à merveille, au contraire ; nous commençons par où l’on finit.

MARTON, mettant la lettre dans son corset.

Il faut convenir, Jasmin, que les maîtres d’aujourd’hui sont bien dépravés !...

JASMIN, mettant la lettre dans sa poche.

Ne m’en parle pas, Marton... Comment !... mais ce sont eux qui nous pervertissent.

MARTON.

Chut !

JASMIN.

Quoi ?

MARTON.

Les voilà qui rentrent.

JASMIN.

Alors, rendons-nous chacun à notre poste... Toute sorte de prospérités à ton chevalier, Marton !

Il rentre par la porte latérale à, droite du spectateur.

MARTON, s’avançant vers la porte latérale à gauche.

Bonne chance pour ta marquise !...

Au moment où elle va pour entrer, on entend la voix de la Comtesse.

LA COMTESSE, de l’antichambre.

Marton !...

MARTON, s’arrêtant.

Oh ! mon Dieu !... c’est la voix de madame la comtesse.

Elle court vers la porte du fond, qui s’ouvre avant qu’elle y soit arrivée.

 

 

Scène V

 

MARTON, LA COMTESSE, ouvrant la porte du fond

 

LA COMTESSE.

Marton, au secours !... Marton, un fauteuil !... Marton, vite, vite, vite !

Elle se laisse tomber sur le fauteuil.

MARTON.

Oh ! mon Dieu, mon Dieu, madame, qu’avez vous donc ?...

LA COMTESSE.

Marton !... je suis mariée.

MARTON.

Oh !... ce n’est que cela ?...

LA COMTESSE.

Comment peux-tu me répondre ainsi, quand tu sais que je suis au désespoir ? Marton, tu as un bien mauvais cœur !...

Elle laisse tomber sa tête contre Marton.

MARTON.

Ah ! mon Dieu, est-ce que madame s’évanouit ?

LA COMTESSE.

Je crois qu’oui... As-tu des sels, de l’eau des Carmes, Marton ? Je me meurs !...

MARTON.

Il y en a dans l’appartement de madame, et je cours en chercher.

Elle fait un mouvement pour sortir, mais la Comtesse l’arrête.

LA COMTESSE.

Ne me quitte pas !... Ah !...

MARTON, revenant.

Mais qu’avez-vous donc fait de M. le comte ?

LA COMTESSE.

Le sais-je, moi ?... En descendant de voiture, je me suis sauvée.

Elle ferme les yeux avec la plus grande langueur.

Tu n’as donc rien à me faire respirer, Marton ?

MARTON.

Non ; mais j’ai quelque chose à vous apprendre.

LA COMTESSE, sans rouvrir les yeux.

Parle...

MARTON.

J’ai vu le chevalier.

LA COMTESSE, ouvrant les yeux.

Quel chevalier, Marton ?

MARTON.

Quel chevalier ?... Comme s’il y en avait deux au monde !... Le chevalier de Valclos, donc...

LA COMTESSE, vivement.

Tu l’as vu, Marton ?... Et où l’as-tu vu ?

MARTON.

Ici.

LA COMTESSE.

Ici ? Oh ! mon Dieu ! est-ce qu’il y serait encore ? Tu me fais peur !

MARTON.

Que madame la comtesse se rassure : il est parti.

LA COMTESSE.

Ah ! il est parti ?... Je respire... Et que venait-il faire ici, le malheureux ?

MARTON.

Il venait pour voir madame la comtesse une dernière fois... Il était comme un fou...

LA COMTESSE.

Pauvre chevalier !

MARTON.

Il voulait absolument mourir.

LA COMTESSE.

C’est comme moi, Marton... Tu as vu que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour cela, il n’y a qu’un instant !... mais on a beau faire, on ne meurt pas quand on veut !

MARTON.

Et c’est bien heureux, ma foi ! car on se repentirait souvent d’être morte.

LA COMTESSE.

Tu me dis donc qu’il est parti ?

MARTON.

Oui, et ce n’est pas sans peine, je vous assure.

LA COMTESSE.

Mais sans doute il n’est point parti ainsi sans te charger de me dire quelque chose ?

MARTON.

Il a fait mieux que cela.

LA COMTESSE, avec un reste de langueur.

Qu’a-t-il fait, Marton ?

MARTON.

Il m’a laissé une lettre.

LA COMTESSE.

Une lettre ! mais il me semble que c’est bien hardi de sa part d’oser m’écrire... Qu’en dis-tu ?

MARTON.

Dame !... la circonstance était grave, et il a cru qu’en faveur de son désespoir...

LA COMTESSE.

Il était donc bien désespéré ?

MARTON.

Oh ! plus que madame la comtesse ne peut le croire.

LA COMTESSE.

C’est égal... je ne lirai pas cette lettre, Marton... Où est-elle ?

MARTON.

La voilà...

LA COMTESSE, la lui prenant des mains, et l’ouvrant tout en parlant.

C’est fort mal à vous d’avoir pris cette lettre, Marton, et il faut la rendre au chevalier.

MARTON.

Mais c’est impossible, maintenant que madame l’a ouverte.

LA COMTESSE.

Je l’ai ouverte ?... Oh ! mon Dieu, oui... c’est vrai... Je te jure, Marton, que je ite sais pas comment cela s’est fait !...

MARTON.

Oh ! les lettres... cela s’ouvre toujours tout seul.

LA COMTESSE.

Dame ! maintenant, puisqu’elle est ouverte, qu’en dis-tu ?... autant la lire...

MARTON.

Oh ! mon Dieu, oui ; et c’est, je crois, ce que madame a de mieux à faire.

LA COMTESSE, lisant.

« Chère Louise, si l’on mourait de douleur, je serais déjà mort ! »

MARTON.

Hein !... que vous ai-je dit ?...

LA COMTESSE, continuant.

« Un seul espoir me soutient... Je compte sur la promesse que vous m’avez faite, que le comte de Candale ne serait jamais pour vous autre chose qu’un frère. »

MARTON.

Vous lui avez promis cela ?

La Comtesse fait de la tête signe que oui.

Hum !...

LA COMTESSE, reprenant.

« Si vous avez l’espoir de tenir votre serment, un mot, un signe, je vous en supplie, qui me tranquillise... quelques accords à votre clavecin, par exemple, et je serai le plus heureux des hommes. »

S’interrompant.

Ah ! ce pauvre chevalier ! vois donc comme il est discret, Marton : il ne demande qu’un peu de musique...

MARTON.

Ah ! le fait est qu’on ne peut pas être moins exigeant.

Elle veut reprendre la lettre.

LA COMTESSE.

Mais attends donc... Il y a un post-scriptum.

MARTON.

Oh ! s’il y a un post-scriptum, c’est différent alors !

LA COMTESSE, continuant.

« Il est inutile de vous dire que je passerai la nuit sous vos fenêtres. » Sous mes fenêtres, tu l’entends, Marton... Mon Dieu ! mais il va mourir de froid !

MARTON.

Oh ! il ne restera que jusqu’à ce qu’il entende le clavecin.

LA COMTESSE.

Et... et s’il ne l’entend pas, Marton ?

MARTON.

Oh ! alors, je ne réponds plus de lui !...

LA COMTESSE, se levant vivement.

Marton !

MARTON.

Qu’y a-t-il ?

LA COMTESSE, écoutant.

Marton, c’est le comte !... Marton, je me sauve !

MARTON.

Faut-il que je reste ici, ou que je suive madame ?

LA COMTESSE.

Viens, viens, viens ! nous ne serons pas trop de deux !

 

 

Scène VI

 

LE COMTE, qui a vu la Comtesse s’enfuir et Marton la suivre, s’arrête un instant sur le seuil de la porte du fond, puis va lentement à la porte latérale, qu’il essaye d’ouvrir, JASMIN

 

LE COMTE.

Le verrou y est... Je ne m’étais pas trompé, et, s’il y a attaque, il y aura défense. Ou je m’abuse fort, ou ma femme ne me paraît pas avoir pour moi une sympathie bien entraînante... Si je pouvais lui dire ce qui se passe de mon côté, pardieu ! je crois que je la rendrais heureuse.

JASMIN, entr’ouvrant la porte latérale.

M. le comte est seul ?

LE COMTE.

Parfaitement seul.

JASMIN.

Une lettre pour M. le comte.

LE COMTE.

Une lettre de qui ?

JASMIN.

M. le comte ne s’en doute pas ?

LE COMTE.

Non, pas le moins du monde.

JASMIN.

Alors, M. le comte est bien indifférent ou bien modeste.

LE COMTE.

Est-ce que ce serait de la marquise ?

JASMIN.

D’elle-même.

LE COMTE.

Mais donne donc vite, faquin !

JASMIN.

Je ne savais pas si, aujourd’hui, M. le comte voudrait la recevoir, ou aurait le temps de la lire.

LE COMTE, décachetant la lettre.

Comment ! est-ce que tu ne sais pas que j’en suis amoureux fou, de la marquise ?

JASMIN.

Si fait, monsieur le comte.

LE COMTE.

Eh bien, alors...

Il lit.

« Hier encore, vous m’avez affirmé que vous n’aimiez que moi et que vous n’aimeriez jamais que moi ; que votre mariage était une simple affaire de convenance, et que mademoiselle de Torigny ne serait jamais pour vous qu’une sœur. »

JASMIN.

M. le comte lui a dit cela ?

LE COMTE.

Ma foi, oui... Moi, que veux-tu ! je ne savais que lui dire... J’aurais bien voulu te voir, maraud, faisant la cour à une femme et en épousant une autre.

JASMIN.

M. le comte me connaît trop bien pour croire que j’aurais fait une promesse que je n’aurais pas eu l’intention de tenir.

LE COMTE.

Eh ! qui te dit que je ne la tiendrai pas ? M. de Richelieu a bien tenu la sienne.

JASMIN.

Mademoiselle de Torigny est plus jolie que mademoiselle de Noailles.

LE COMTE.

Elle est donc jolie, ma femme ?... Ah ! palsambleu ! il faudra que je la regarde !

JASMIN.

M. le comte oublie sa lettre.

LE COMTE.

Eh ! c’est toi qui viens me distraire avec toutes tes balivernes.

Continuant.

« Et que mademoiselle de Torigny ne serait jamais pour vous qu’une sœur. Je ne demande pas mieux que de vous croire et de vous récompenser du sacrifice que vous m’aurez fait ; mais vous pensez bien qu’en pareille circonstance, on ne croit pas les gens sur parole : voulez-vous venir souper avec moi ce soir ? On sait depuis le matin que j’ai ma migraine ; vous me trouverez seule, et mes gens sont prévenus que je n’y suis que pour vous. » Pas de signature.

JASMIN.

Oh ! il n’y a point à s’y tromper, la pauvre femme est venue elle-même.

LE COMTE.

Où cela ?

JASMIN.

À la petite porte... dans une voiture fermée.

LE COMTE.

Pardieu ! voilà bien les femmes !... tant que je suis libre, elle fait la prude... je me marie, elle court après moi... Et qui lui a parlé ?

JASMIN.

Moi-même.

LE COMTE.

Ah ! toi-même. Et quel air avait-elle ?

JASMIN.

L’air désespéré.

LE COMTE.

L’air désespéré !... M. Jasmin, vous êtes un flatteur... et vous dites cela pour me faire plaisir...

JASMIN.

Non, sur ma parole ; et je suis sûr que, si M. le comte n’y allait pas, il y aurait de ce côté-là quelque malheur !

LE COMTE.

Vraiment !... tu crois qu’elle m’aime à ce point-là ?

JASMIN.

M. le comte peut m’en croire... C’est une tête tournée.

LE COMTE.

Eh bien, mais... on fera ce qu’on pourra pour la remettre en place, Jasmin.

JASMIN.

M. le comte a-t-il des ordres à me donner ?

LE COMTE.

Descends, et dis à Lapierre d’atteler les chevaux bais à la voiture sans armoiries, et puis, à tout hasard, il ira m’attendre à la porte.

JASMIN, voyant son maître qui se dirige vers la chambre de la Comtesse.

Eh bien, où va donc monsieur ?

LE COMTE.

Chez la comtesse, pardieu ! je ne sortirai pas sans lui dire bonsoir. Il faut des formes.

JASMIN.

Dans combien de temps faut-il que je remonte ?

LE COMTE.

Mais dans dix minutes, un quart d’heure, à peu près.

JASMIN.

Cela suffit.

Il sort par la porte du fond, tandis que le Comte va frapper à la porte latérale.

 

 

Scène VII

 

LE COMTE, MARTON, de l’autre côté de la porte

 

MARTON.

Qui va là ?

LE COMTE.

C’est moi, Marton.

MARTON.

Que veut monsieur ?

LE COMTE.

Mais je désirerais entretenir un instant madame la comtesse... Demande-lui si elle veut me faire la grâce de me recevoir chez elle, ou l’honneur de me rejoindre ici.

Moment de silence.

On se consulte.

MARTON.

Madame la comtesse préfère aller rejoindre M. le comte.

LE COMTE.

Allons, je ne m’étais pas trompé ; on me craint, c’est flatteur !

 

 

Scène VIII

 

LA COMTESSE, LE COMTE

 

LA COMTESSE.

Monsieur le comte, je me rends à vos ordres.

LE COMTE.

À mes ordres, madame ? Mais on vous a mal transmis mes paroles ; c’est à ma prière qu’il faudrait dire, et c’est moi qui suis on ne peut plus reconnaissant de tant de condescendance.

LA COMTESSE.

Oh ! monsieur le comte... je sais qu’un mari a le droit d’ordonner.

LE COMTE.

Qui donc vous a dit cela, madame ? Quelque mal appris de procureur.

LA COMTESSE.

Non, monsieur, c’est ma tante.

LE COMTE.

Ah ! si la chose vient de madame de Torigny, à la bonne heure. Oui, c’était comme cela de son temps, les maris étaient féroces ; mais, de nos jours, ils se sont fort civilisés, et, en général, ce sont aujourd’hui les femmes qui commandent et les maris qui obéissent.

LA COMTESSE.

Oh ! monsieur, je n’ai point la prétention de vous faire obéir, et, si j’étais seulement certaine...

LE COMTE.

Que je ne commandasse point, n’est-ce pas ?

LA COMTESSE.

Du moins des choses trop difficiles.

LE COMTE.

Rassurez-vous, madame la comtesse ; peut-être prierai-je... peut-être implorerai-je... on ne peut répondre de rien, mais je n’ordonnerai jamais.

LA COMTESSE.

Vraiment, monsieur le comte ?... Mais le mariage n’est donc point une chose si terrible qu’on le disait ?

LE COMTE.

C’est qu’il y a mariage et mariage, comtesse... Le nôtre, par exemple, n’est point un mariage comme tous les autres... Mais asseyez-vous donc, madame, ou je croirai que vous voulez me quitter tout de suite...

LA COMTESSE.

Oh ! monsieur, du moment que je n’ai plus peur de vous, je resterai tant que vous le voudrez.

LE COMTE, approchant un fauteuil et à part.

Allons, je crois que je souperai avec la marquise.

LA COMTESSE.

Ce pauvre chevalier !... va-t-il être content !

LE COMTE, s’asseyant à son tour sur une chaise.

Je disais donc que notre mariage, à nous, s’était fait d’une façon étrange. Nos pères avaient disposé de nous, et notre oncle le commandeur était chargé par eux de veiller à ce que leurs dernières intentions fussent remplies. Le moyen de faire de la rébellion contre un oncle qui vous donne six cent mille livres en mariage, et qui vous en promet quatre fois autant à sa mort ?... Impossible ! Vous étiez au couvent, à Soissons ; j’étais à la cour, à Versailles, il n’y avait pas moyen de se voir souvent ; d’ailleurs, à quoi bon se voir, quand on sait d’avance que l’on est destiné l’un à l’autre ?... Si nous devions nous déplaire, il était toujours temps d’en arriver là... Si nous devions nous aimer... eh bien, mais il n’est jamais trop tard quand on doit s’aimer, et moins il y a de fait dans ce cas, c’est tant mieux, car plus il reste à faire.

LA COMTESSE, vivement.

Oh ! pour moi, monsieur le comte, j’ai bien peur que vous ne m’aimiez jamais.

LE COMTE.

Eh bien, moi, comtesse, je crois que vous avez encore plus peur que je ne vous aime.

LA COMTESSE.

Oh ! monsieur le comte !

LE COMTE.

Mais, voyons un peu, pourquoi pensez-vous que je ne vous aimerai jamais ?

LA COMTESSE.

Parce que je suis pleine de défauts, je vous en préviens.

LE COMTE.

Et moi, croyez-vous que j’aie la prétention d’être parfait ?

LA COMTESSE.

Oh ! mais vos défauts ne sont pas si grands que les miens, j’en suis sûre.

LE COMTE.

Qui sait ?... Voyons un peu les vôtres.

LA COMTESSE.

L’abord, je suis curieuse à l’excès.

LE COMTE.

Et moi, curieux à la rage.

LA COMTESSE.

Je suis volontaire.

LE COMTE.

Et moi, entêté.

LA COMTESSE.

À la moindre contrariété, je boude.

LE COMTE.

À la plus petite opposition, j’éclate.

LA COMTESSE.

Alors, je déchire mes blondes.

LE COMTE.

Je mets en morceaux mes dentelles.

LA COMTESSE.

Je casse mes chinoiseries.

LE COMTE.

Je brise mes glaces.

LA COMTESSE.

Je gronde Marton.

LE COMTE.

Et moi, je bats Jasmin.

LA COMTESSE.

Oh ! comme c’est étrange que nous ayons justement les mêmes défauts !

LE COMTE.

Comtesse, c’est de la sympathie, ou je ne m’y connais pas.

LA COMTESSE.

Ah ! mon Dieu, mais... c’est tout ?

LE COMTE.

J’ai oublié...

LA COMTESSE.

Ah !...

LE COMTE.

Je suis joueur.

LA COMTESSE.

Joueur ?... Oh ! c’est un bien vilain défaut... Mais vous êtes beau joueur, au moins ?

LE COMTE.

Moi ?... Joueur exécrable, comtesse !... je jouerais la peste, que je voudrais la gagner... Et vous, êtes-vous joueuse ?

LA COMTESSE.

Oh ! moi, non, non !

LE COMTE.

Mais vous avez bien quelque autre chose à m’avouer encore ?

LA COMTESSE.

J’en ai une... mais, celle-là, j’aurais bien voulu vous la cacher.

LE COMTE.

Des secrets entre nous, comtesse ?... Oh ! fi donc, des secrets, c’est bon entre gens qui s’aiment.

LA COMTESSE.

Alors, vous exigez donc que je vous dise tout ?

LE COMTE.

Je vous ai dit que je n’exigerais jamais...

LA COMTESSE.

Alors, vous m’en priez ?

LE COMTE.

Je vous en prie.

LA COMTESSE.

Je n’oserai jamais...

LE COMTE.

C’est donc bien terrible ?

LA COMTESSE.

Oui.

LE COMTE.

Je vous ai dit que j’étais curieux, vous m’avez dit que vous étiez curieuse... Dites-moi ce que vous avez à me dire, et moi... je vous raconterai quelque chose à mon tour.

LA COMTESSE.

Vraiment ?

LE COMTE.

Parole d’honneur.

LA COMTESSE.

Imaginez-vous...

Elle s’arrête.

LE COMTE.

J’écoute.

LA COMTESSE.

Et moi, je tremble.

LE COMTE, lui prenant la main.

Voyons, rassurez-vous.

LA COMTESSE.

Imaginez-vous donc qu’au couvent j’avais une amie...

LE COMTE.

Jusque-là, il n’y a rien de bien répréhensible.

LA COMTESSE.

Non !... mais... mais cette amie avait un frère.

LE COMTE.

Ah ! elle avait un frère ?

LA COMTESSE.

Hélas ! oui, et, chaque fois que ce frère venait la voir, mon amie, pour me donner quelque distraction... vous savez comme on a peu de distractions au couvent... mon amie m’emmenait avec elle au parloir.

LE COMTE.

Eh bien, mais il n’y a pas encore grand mal à cela.

LA COMTESSE.

Mais c’est ici que le mal commence.

LE COMTE.

Nous allons en juger.

LA COMTESSE.

Il en résulta que peu à peu je pris l’habitude de voir le chevalier... et que je commençai à distinguer les jours les uns des autres, ce que je n’avais jamais fait jusqu’alors ; si bien que j’étais maussade les jours où il ne venait pas, et que, comme, de son côté, le chevalier éprouvait la même chose, il commença par venir deux fois la semaine au lieu d’une, puis trois fois, puis quatre fois, enfin tous les jours.

LE COMTE.

Et votre amie restait entre vous deux, je suppose ?

LA COMTESSE.

Oh ! elle ne nous quittait jamais... Mais ce fut ce qui nous perdit.

LE COMTE.

Comment cela ?

LA COMTESSE.

Oui, le chevalier n’eût point osé me dire qu’il m’aimait... mais il le disait à sa sœur... Moi, de mon côté... mon Dieu ! vous le savez, on n’a point de secret pour une amie de pension... moi, je disais à la mienne que j’avais du plaisir à voir le chevalier, et elle le redisait à son frère... de sorte qu’un beau jour nous nous trouvâmes nous aimer, et nous être dit que nous nous aimions sans savoir comment cela s’était fait.

LE COMTE.

Ah ! l’heureux coquin que ce chevalier !

LA COMTESSE.

Oh ! oui, il était bien heureux !... et moi aussi, j’étais bien heureuse !

Le Comte s’incline en signe de remerciement.

Mais c’est dans ce moment-là justement qu’on est venu, de la part de notre oncle, le commandeur, m’annoncer qu’il fallait me préparer à vous épouser... Si vous n’avez pas osé résister, à plus forte raison moi qui ne suis qu’une femme... Jugez de notre désespoir. Nous nous jurâmes de nous aimer toujours, et j’obéis.

LE COMTE.

Fort à contrecœur. Oh ! je m’en suis aperçu.

LA COMTESSE.

Que voulez-vous ! je ne vous savais pas bon comme vous l’êtes : je me faisais du mariage une idée fort exagérée... à ce qu’il me paraît : j’avais peur.

LE COMTE.

Et vous êtes rassurée, maintenant ?

LA COMTESSE.

Un peu.

LE COMTE.

Et qu’avez-vous résolu à l’égard du chevalier ?

LA COMTESSE.

Je connais mon devoir, monsieur le comte ; je sais ce que je dois à un homme qui se conduit avec autant de délicatesse que vous le faites. Je ne le reverrai jamais.

LE COMTE.

Oh ! voilà de l’exagération, comtesse !... Comment donc ! mais il croirait que c’est moi qui exige de vous ce sacrifice... Il irait disant partout que je suis jaloux, et cela me perdrait d’honneur. D’ailleurs, peut-on répondre de ne pas revoir un homme que le hasard peut vous faire rencontrer à l’église, au spectacle, à la promenade, au bal ? Non, comtesse ; il ne faut promettre que ce que l’on peut tenir. Je m’en fie à vous, à vos principes, au respect que vous devez avoir vous-même pour le nom que vous avez consenti à porter... Ne fuyez ni ne cherchez le chevalier, et, si vous le rencontrez... eh bien, mais, si vous le rencontrez, tâchez de le traiter comme tout le monde, et cela me suffira.

LA COMTESSE.

Oh ! monsieur le comte !...

Lui prenant la main à son tour.

Oh ! je serais bien coupable si je trahissais une pareille confiance.

LE COMTE.

Alors, je vous quitte donc un peu moins effrayée à la fin de notre conversation qu’au commencement ?

LA COMTESSE.

Vous vous en allez ?

LE COMTE.

Serais-je assez heureux pour que l’idée vous fût venue de me retenir ?

LA COMTESSE.

Oh ! non, non !... Mais je croyais que vous aviez quelque chose à me raconter à votre tour.

LE COMTE.

Ah ! c’est vrai, je vous l’avais promis ; mais, après un roman comme le vôtre, après des scènes de parloir, après des serments échangés, ce que j’avais à vous dire est trop monotone, et mieux vaut que je me taise.

LA COMTESSE.

C’est égal, dites toujours.

LE COMTE.

Moi, ce n’est point une passion ; c’est un simple engagement que j’ai avec une certaine marquise.

LA COMTESSE.

Jeune ?

LE COMTE.

Vingt-cinq ans.

LA COMTESSE.

Mariée ?

LE COMTE.

Veuve.

LA COMTESSE.

Et qui s’appelle ?

LE COMTE.

Ah ! comtesse, je ne vous ai pas demandé le nom du chevalier.

LA COMTESSE.

C’est juste, monsieur.

LE COMTE.

Je ne vous retiens pas, comtesse.

LA COMTESSE.

Je ne voudrais pas vous gêner, monsieur le comte.

LE COMTE, saluant.

Madame...

LA COMTESSE, faisant la révérence.

Monsieur...

LE COMTE, pirouettant.

Jasmin !...

LA COMTESSE.

Allons, je vois que cela ne me sera pas si difficile que je le craignais, de rester fidèle à ce pauvre chevalier.

Elle rentre chez elle.

LE COMTE.

Décidément, il paraît que je garderai ma parole à la marquise.

JASMIN, entrant par la porte latérale.

M. le comte m’a appelé ?

LE COMTE.

La voiture est-elle à la petite porte ?

JASMIN.

Il y a un quart d’heure qu’elle attend M. le comte.

LE COMTE.

Mon manteau, Jasmin.

JASMIN.

Ah ! M. le comte sort ?

LE COMTE.

Certainement que je sors.

On entend chez la Comtesse une brillante ritournelle.

Qu’est-ce que c’est que cela ?

JASMIN.

Madame la comtesse sans doute qui joue du clavecin.

LE COMTE.

Tiens ! mais c’est un fort joli talent que possède là ma femme.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

JASMIN, MARTON

 

MARTON, entrant vivement.

Jasmin !... psitt !

JASMIN.

Ah ! c’est toi, Marton !... Eh bien, que faisons-nous de ce côté-là ?

MARTON.

Nous donnons un concert au chevalier. Et nous, que faisons-nous de ce côté-ci ?

JASMIN.

Nous allons souper chez la marquise.

LE COMTE, de son appartement.

Jasmin !

JASMIN.

Me voilà, monsieur.

Il rentre.

LA COMTESSE, de son appartement.

Marton !

MARTON.

Me voici, madame.

Elle fait quelques pas, puis s’arrête sur le seuil de l’appartement de sa maîtresse.

C’est égal, voilà une singulière nuit de noces !...

 

 

ACTE II

 

Même décoration.

 

 

Scène première

 

LE COMTE et LE CHEVALIER, entrant ensemble

 

LE COMTE.

Comment ! c’est toi, mon cher chevalier ! mais je t’ai vraiment cru mort, et j’ai été sur le point de porter ton deuil... Que diable es-tu donc devenu depuis six mois ?

LE CHEVALIER.

Que veux-tu, mon cher ! quand ou a une espèce de régiment à soi, et un ministre de la guerre qui exige que l’on fasse ses garnisons, on ne s’appartient plus, et il faut bien s’en aller, je ne sais où, moi, dans la Picardie, à Laon, à Mézières, parmi des gens qui parlent l’iroquois et le hottentot... Enfin, J’ai obtenu un congé de six mois, et me voilà à Paris !

LE COMTE.

Depuis quand ?

LE CHEVALIER.

Depuis trois jours.

LE COMTE.

Depuis trois jours ! et je te vois ce matin pour la première fois ?

LE CHEVALIER.

Comment diable voulais-tu que je vinsse ? Je te savais en grandes affaires.

LE COMTE.

Ah ! c’est vrai, à propos, je me suis marié hier... Tu as su cela ?

LE CHEVALIER.

Pardieu ! il serait beau, quand un homme comme toi se marie, que tout Paris ne s’en occupât point, au moins pendant vingt-quatre heures.

LE COMTE.

C’était une chose arrangée depuis longtemps, et que, tous les trois mois, mon oncle le commandeur me rappelait... J’ai retardé tant que j’ai pu, mais enfin il a bien fallu s’exécuter...

LE CHEVALIER.

Et où est-il, ce cher oncle ?

LE COMTE.

Dans ses terres, où il est retenu par la goutte.

LE CHEVALIER.

Et tu es content ?

LE COMTE.

Ma foi, oui... Tu comprends, c’est un de ces mariages convenables, comme en arrangent entre eux les grands parents : une cousine à moi, cinquante ou soixante mille livres de rente, à ce que m’a dit mon homme d’affaires, des diamants de famille à boisseaux, et une substitution de six cent mille livres, un majorât, comme disent les Allemands, constitué en faveur du premier de nos enfants mâles... Ah ! j’oubliais le principal, un beau nom et qui fera bien dans l’arbre généalogique de notre famille : mademoiselle de Torigny...

LE CHEVALIER, faisant semblant de chercher.

Mademoiselle de Torigny ?... Attends donc, attends donc ; mais je connais cela, moi !

LE COMTE.

Sans doute... D’abord, tu as connu le maréchal qui est mort, c’était son père ; et puis il y a encore une vieille tante, une vieille marquise de Torigny, qui doit avoir quelque cent vingt ans, et dont madame de Candale hérite.

LE CHEVALIER.

J’y suis ! une ancienne daine d’honneur de madame la duchesse, une vieille amie de M. de Lauzun ?

LE COMTE.

Justement... Je crois même que, par elle, nous donnons tant soit peu la main gauche aux Biron... Eh bien, cette chère femme a veillé elle-même a l’éducation de sa nièce, qu’elle a mise près d’elle, dans un couvent à Soissons, aux Ursulines, aux Carmélites, je ne me rappelle plus où...

LE CHEVALIER.

À Saint-Jean, peut-être ?

LE COMTE.

Eh ! justement... Comment diable sais-tu cela, toi ?

LE CHEVALIER.

C’est que j’ai une sœur aussi, moi, qui est au couvent.

LE COMTE.

Ah ! ah ! tu as une sœur au couvent ?

LE CHEVALIER.

Cela t’étonne ?

LE COMTE.

Et pourquoi cela m’étonnerait-il ? Quoi de plus naturel que d’avoir sa sœur au couvent ? Et tu dis donc que ta sœur était au couvent, à Soissons ?

LE CHEVALIER.

Sans doute.

LE COMTE.

À Saint-Jean ?

LE CHEVALIER.

Oui.

LE COMTE.

Tiens ! tiens ! tiens !

LE CHEVALIER.

Et, comme j’étais en garnison à Laon, et qu’il n’y a que huit lieues de Laon à Soissons...

LE COMTE.

Oui, tu venais voir ta sœur, n’est-ce pas ?

LE CHEVALIER.

Oh ! très souvent : deux ou trois fois la semaine, et quelquefois davantage.

LE COMTE.

Mais c’est d’un excellent frère, cela !

LE CHEVALIER.

Que veux-tu ! on s’ennuie tant dans ces maudites garnisons, qu’il faut bien se distraire un peu... De sorte que, tu comprends, je ne serais pas étonné d’avoir vu ta femme.

LE COMTE.

Eh bien, ni moi non plus. Dans tous les cas, mon cher, j’espère bien que tu me permettras de te présenter à elle. Si vous ne vous connaissez pas, eh bien, mais vous ferez connaissance, et, si la connaissance est faite, vous la renouvellerez, voilà tout.

LE CHEVALIER.

Comment ! mais j’allais t’en prier... Où est-elle ?...

LE COMTE.

Chez elle. Attends, je vais y voir...

Allant à la porte.

Ah ! la porte n’est pas fermée aujourd’hui ; c’est déjà un progrès... Attends-moi là, je reviens, chevalier.

 

 

Scène II

 

LE CHEVALIER, puis MARTON

 

LE CHEVALIER.

Eh bien, ma parole d’honneur, il n’y a rien de tel que ces roués pour faire d’excellents maris. Il va me présenter à sa femme !... je n’aurais pas osé le lui demander, il me l’offre... On n’est pas plus aimable.

MARTON, entrant par la porte du fond, et traversant le théâtre pour aller chez sa maîtresse.

Comment ! c’est vous, monsieur le chevalier ?

LE CHEVALIER.

Eh ! oui, c’est moi, Marton... Qu’y a-t-il d’étonnant à cela ?

MARTON.

Je croyais que vous ne deviez jamais rentrer ici... « Marton, c’est pour la dernière fois ! Marton, je te jure... » Quand disiez-vous cela ?... C’était hier, je crois.

LE CHEVALIER.

Hier, Marton, j’étais au désespoir.

MARTON.

Et aujourd’hui ?

LE CHEVALIER.

Aujourd’hui, Marton, je suis le plus heureux des amants.

MARTON.

« Je tuerai le comte, Marton ! » Hier un tigre, aujourd’hui un agneau... Ah ! l’on a l’on raison de dire que la musique adoucit les mœurs de l’homme.

LE CHEVALIER.

Tu sais donc... ?

MARTON.

Est-ce que je ne sais pas tout ?

LE CHEVALIER.

Alors, tu crois qu’elle sera heureuse de me revoir ?...

MARTON.

Cela se demande-t-il ?... Enchantée !... Mais, dites-moi, l’avez-vous prévenue ?

LE CHEVALIER.

Non, je n’ai pas eu le temps.

MARTON.

Mais c’est fort imprudent, ce que vous avez fait là ! si, en vous voyant, elle allait s’écrier...

LE CHEVALIER.

Oh ! il n’y a pas de danger : toutes mes précautions sont prises. Le comte sait déjà que j’avais une sœur dans le même couvent que celui où était Louise, et, par conséquent, cela ne l’étonnera point si ta maîtresse me reconnaît.

MARTON.

Et qui a dit cela au comte ?

LE CHEVALIER.

Moi-même, Marton.

MARTON.

Peste ! c’est fort adroit, et je vois qu’une femme peut se fier à vous, monsieur le chevalier ; cependant faites-y attention, M. le comte est bien fin !

LE CHEVALIER.

Il ne sait rien, Marton, il ne sait rien.

MARTON.

Chut !... on vient !...

Elle se recule et fait semblant de chercher quelque chose sur une table à ouvrage.

 

 

Scène III

 

LE CHEVALIER, MARTON, LE COMTE, tenant LA COMTESSE par la main

 

LE COMTE.

Comtesse, permettez que je vous présente le chevalier de Valclos, capitaine au régiment d’Artois, l’un de mes meilleurs amis...

À part.

C’était lui, sa main tremble.

LE CHEVALIER.

Madame la comtesse...

LA COMTESSE.

Monsieur le chevalier...

LE COMTE, au Chevalier.

Eh bien, te rappelles-tu l’avoir déjà vue ?

LE CHEVALIER.

Non... non...

LE COMTE.

Non ?... Marton, avancez un fauteuil à votre maîtresse.

LA COMTESSE, à Marton.

Merci, merci.

MARTON.

Madame n’a rien à m’ordonner ?

LA COMTESSE.

Non ; va m’attendre chez moi.

LE CHEVALIER.

Madame la comtesse permet que je lui présente tous mes compliments ; ce ne sont point ceux d’un indifférent ni d’un étranger, puisque, depuis dix ans, je suis l’ami du comte.

LE COMTE.

Oh ! pour cela, c’est vrai, comtesse... et, comme je vous le disais, de mes meilleurs même... Ce cher chevalier !

LA COMTESSE.

Présenté par M. le comte, monsieur, vous êtes sûr d’avance que vos compliments seront reçus comme ils méritent de l’être.

LE COMTE, au Chevalier.

Eh bien, n’est-ce pas, pour une pensionnaire, ce n’est point trop mal tourné ?

À Jasmin, qui entre.

Que me veut-on ?... ne peut-on être un instant tranquille ?

JASMIN, de la porte.

Une lettre pour M. le comte.

LE COMTE.

Une lettre !... Comtesse, vous permettez ?...

LA COMTESSE.

Monsieur...

JASMIN, bas, au Comte.

C’est de la marquise ; elle fait dire à M. le comte qu’elle l’attend pour aller aux Champs-Élysées. Le coureur est là, et demande une réponse.

LE COMTE.

Dis-lui qu’il attende, et fais mettre les chevaux... Pardon, chevalier, mais il faut que j’écrive quelques lignes. Comtesse, je vous laisse en bonne compagnie.

Il sort par la porte de côte et Jasmin par la porte du fond.

 

 

Scène IV

 

LA COMTESSE, LE CHEVALIER

 

LE CHEVALIER, après avoir suivi des yeux Jasmin et le Comte, se retourne, et s’aperçoit que la Comtesse, embarrassée, est prête à sortir à son tour ; courant à elle et l’arrêtant.

Eh bien, mais, Louise, que faites-vous donc ?

LA COMTESSE.

C’est que je ne sais vraiment si je dois rester, chevalier.

LE CHEVALIER.

Comment ! vous auriez le courage de vous en aller, lorsque nous avons enfin un instant pour nous revoir, lorsqu’après avoir failli hier matin mourir de douleur, demandez plutôt à Marton, j’ai pensé hier au soir expirer de joie... Mais, madame, si vous vous en allez, qui donc remercierai-je ? à qui donc rendrai-je grâce de vos bontés ?

LA COMTESSE, les yeux baissés.

Je n’ai fait, chevalier, que tenir une promesse que je vous avais engagée, et j’ai été aussi heureuse de pouvoir la tenir que vous avez été heureux de ce que je la tenais.

LE CHEVALIER.

Oh ! si vous saviez quelle nuit délicieuse j’ai passée, quels doux rêves j’ai faits ! car, enfin, jusque-là, je n’étais pas encore sûr de votre amour, tandis que maintenant...

LA COMTESSE.

Eh bien, chevalier, si vous croyez à votre tour me devoir quelque chose pour cette complaisance, je vous en prie, ne prolongez pas votre visite... Vous avez vu ce que j’ai souffert... J’ai pensé m’évanouir.

LE CHEVALIER.

Que je m’en aille ? Oh ! mais, comtesse, je ne vous aimerais pas si je vous obéissais, et vous seriez la première à me punir de cette indifférence... Songez donc combien de choses nous avons à nous dire, que de souvenirs nous avons à échanger, que de pensées cachées au fond de notre cœur demandent à voir le jour !... Moi, m’en aller ? Oh ! non !... non !... À moins que vous ne me chassiez, je ne m’en irai pas.

LA COMTESSE.

Que vous êtes cruel, chevalier ! parce qu’on a eu la faiblesse de vous dire qu’on vous aime, voilà que vous devenez exigeant, tyrannique... Mais c’est fort mal, cela ! Souvenez-vous donc que, si je n’appartiens pas encore à un autre, je ne m’appartiens déjà plus à moi-même.

LE CHEVALIER.

Ah ! comtesse, oubliez-vous que cet autre vous a enlevée à moi, que c’est mon bien qu’il m’a pris ? Ce bien, je le retrouve, je le réclame, voilà tout... Oh ! je tiens mon voleur, je ne le lâche plus !

LA COMTESSE.

Silence, chevalier !

Ils reprennent chacun la place qu’ils avaient quand le Comte est sorti.

 

 

Scène V

 

LA COMTESSE, LE COMTE, LE CHEVALIER

 

LE COMTE jette un coup d’œil sur eux, puis il va à la porte du fond et appelle.

Jasmin !

JASMIN.

Monsieur le comte.

LE COMTE.

Voici la réponse.

Jasmin sort. Le Comte revenant en scène.

Eh bien, comtesse, que vous disait le chevalier ?

LA COMTESSE.

Mais rien, monsieur.

LE COMTE.

Comment ! chevalier, tu étais en tête-à-tête avec une jolie femme, et tu ne lui disais rien !... Madame, je vous en demande pardon pour lui ; il ne faut pas juger le chevalier d’après cette première entrevue ; c’est un garçon d’esprit ; seulement, aujourd’hui, il est triste.

LA COMTESSE.

Vraiment, vous êtes triste, monsieur ?

LE CHEVALIER.

Mais je ne sais où Candale a été prendre cela ; c’est une imagination qu’il s’est mise en tête... Jamais, au contraire, je n’ai été plus gai et plus heureux qu’en ce moment.

LE COMTE.

Parce qu’il a une grande puissance sur lui-même... Mais vous allez voir, comtesse, s’il vous dit toute la vérité... Imaginez-vous d’abord qu’il est amoureux.

LA COMTESSE.

Ah !

LE COMTE.

Comme un fou !

LE CHEVALIER, à part.

Où diable veut-il en venir ?

LE COMTE.

Ensuite, vous ignorez peut-être que le chevalier a une sœur.

LA COMTESSE, avec un commencement d’inquiétude.

Ah ! M. le chevalier a une sœur ?

LE COMTE.

Oui, qui est au couvent ; et, comme le chevalier est un excellent frère, il allait très souvent voir cette sœur... Or, il est arrivé que cette sœur a une amie qui s’appelait mademoiselle... mademoiselle... Comment s’appelait-elle donc, chevalier ?

LE CHEVALIER.

Mais je ne sais, je ne comprends pas.

LE COMTE.

Le nom n’y fait rien... Bref, tant il y a, que le chevalier, qui est très inflammable, n’a pu voir cette amie sans l’adorer.

LE CHEVALIER.

Je vous prie de croire, madame la comtesse, qu’il n’y a pas un mot de vrai dans tout ce qu’il vous dit là.

LE COMTE.

Chevalier, je te préviens que la comtesse sait à quoi s’en tenir là-dessus... N’est-ce pas, comtesse ?

LA COMTESSE.

Monsieur le comte, je sais que vous êtes incapable de me tromper.

LE COMTE.

Tu vois bien, chevalier, que la comtesse me rend plus de justice que toi ; et cependant elle ne me connaît que depuis hier, tandis que, toi, tu me connais depuis dix ans... Si bien que, pour en finir, un jour, le chevalier a appris que celle qu’il aimait, fiancée depuis je ne sais combien de temps à je ne sais quel comte, allait quitter le couvent et se marier... Est-ce que ce n’est pas cela, chevalier ?

LE CHEVALIER.

Je t’écoute et j’attends, car je ne sais où tu en veux venir.

LE COMTE, à la Comtesse, qui semble près de défaillir.

Mais asseyez-vous donc, comtesse ; vous serez mieux.

LA COMTESSE.

Vous avez raison...

À part.

J’étouffe !

LE COMTE.

Grand désespoir, comme vous comprenez bien ; larmes répandues, promesses faites, serments échangés, enfin tout ce qui est d’usage en pareille circonstance... Néanmoins, il fallut se quitter... Ce fut un moment terrible, et dont vous pouvez vous faire une idée, madame. Bref, le mariage eut lieu, le pauvre chevalier pensa en mourir... Et maintenant encore, tenez, tenez, regardez-le, comtesse, il n’en est pas remis.

LE CHEVALIER.

Oui, tu as raison, je ne me sens pas bien, j’ai besoin d’air.

LE COMTE, l’arrêtant.

Allons donc, chevalier, du courage ! Heureusement que le mari, voyez un peu comme cela se rencontre ! heureusement, dis-je, que le mari était des amis les plus intimes du chevalier ; de sorte que, tout amoureux qu’il était, Valclos n’a point perdu la tête... Oh ! le chevalier, tel que vous le voyez, madame, et tout décontenancé qu’il est à cette heure, est homme de ressources... Il est venu faire son compliment au mari, et l’a prié de le présenter à sa femme, ignorant que le mari savait tout. Vous comprenez, comtesse, la situation de ce pauvre chevalier quand il s’est aperçu qu’il était découvert ?

LA COMTESSE, toute tremblante.

Et... et qu’a fait le mari ?

LE COMTE.

Ce qu’a fait le mari ?... Mais le mari est homme de bon goût ; il s’est conduit comme se conduisent en pareille circonstance les gens du bel air... Il n’a pas voulu se donner le ridicule de faire de la jalousie ; d’ailleurs, il sait que cela ne remédie à rien ; il a pensé que les bons procédés valent mieux en pareil cas qu’une scène ridicule... Il a seulement fait voir à ceux qui voulaient le tromper qu’il n’était pas leur dupe. Puis, comme il avait affaire par la ville, il a pris son chapeau, et les a laissés tranquillement ensemble, s’en rapportant à la loyauté de l’un et à la délicatesse de l’autre... Et, s’ils abusent de sa confiance, s’ils le trompent... eh bien, s’ils le trompent, ma foi, tant pis pour eux ! Voilà ce qu’il a fait, le mari.

Il sort en les saluant.

 

 

Scène VI

 

LA COMTESSE, LE CHEVALIER

 

LE CHEVALIER, tombant dans le fauteuil en face de celai où est assise la Comtesse.

Mais cet homme a donc un démon familier qui vient lui conter ce qui se passe dans le cœur des gens ?

LA COMTESSE.

Je n’ai rien à dire pour vous, chevalier ; mais, quant à moi, je sais que je n’ai point à me plaindre, j’ai bien mérité cela !

LE CHEVALIER.

Pardon, mais cela me passe, comtesse ; et comment avez-vous pu, je vous prie, mériter une pareille algarade ?

LA COMTESSE.

Comment, chevalier ? En oubliant aujourd’hui sa bonté d’hier.

LE CHEVALIER.

Et qu’a-t-il donc fait de si, merveilleux ?

LA COMTESSE.

Ce qu’il a fait, chevalier ?... Il m’a vue les larmes aux yeux, toute tremblante, pâle comme si j’allais mourir ; il a eu pitié de moi... Et cependant, il était le maître, j’aurais eu beau implorer, prier... s’il avait voulu, je lui appartenais... Non, au lieu de cela, il a respecté mon appartement comme celui d’une sœur.

LE CHEVALIER.

Ah ! vous croyez, comtesse, que c’est par générosité que le comte a fait avec vous le Bayard ?

LA COMTESSE.

Sans doute, je le crois.

LE CHEVALIER.

Eh bien, détrompez-vous, madame ; c’est par indifférence pour vous.

LA COMTESSE.

Par indifférence pour moi ?

LE CHEVALIER.

Et je devrais même ajouter par amour pour une autre.

LA COMTESSE.

Pour un autre ?... En effet, je me rappelle.

LE CHEVALIER.

Est-ce qu’on vous aurait laissé ignorer, par hasard, qu’il est en sentiment avec une belle marquise ?

LA COMTESSE.

Non ; car il me l’avait dit hier lui-même... Mais, c’est singulier, hier, j’y avais fait à peine attention et je l’avais presque oublié.

LE CHEVALIER.

Et maintenant, où croyez-vous qu’il soit ?

LA COMTESSE.

Mais comment voulez-vous que je devine, moi ? Je ne sais.

LE CHEVALIER.

Eh bien, il est près d’elle.

LA COMTESSE.

Qui vous l’a dit ?

LE CHEVALIER.

Cette lettre qu’il a reçue...

LA COMTESSE.

Eh bien ?

LE CHEVALIER.

Eh bien, c’est le coureur de la marquise qui l’a apportée.

LA COMTESSE.

Ah ! vous supposez cela.

LE CHEVALIER.

Je ne suppose rien... Quand Jasmin est entré, j’ai reconnu la livrée à travers la porte : cerise et argent.

LA COMTESSE.

Chevalier, est-ce que vous connaissez cette marquise ?

LE CHEVALIER.

La marquise d’Esparville ?

LA COMTESSE.

Ah ! elle se nomme la marquise d’Esparville ?

LE CHEVALIER.

Vous me demandez si je la connais ? Mais c’est une de nos femmes les plus à la mode.

LA COMTESSE.

Vraiment !... Chevalier, répondez-moi comme si je n’étais pas une femme... Est-ce qu’elle est jolie ?

LE CHEVALIER.

Mais comme cela... Une certaine mine chiffonnée dont la mobilité fait tout le charme.

LA COMTESSE.

Blonde ? brune ?

LE CHEVALIER.

Blonde.

LA COMTESSE.

Les yeux bleus ou noirs ?

LE CHEVALIER.

Les yeux bleus.

LA COMTESSE.

C’est très joli, des yeux bleus... Est-ce que vous aimez les blondes, chevalier ?

LE CHEVALIER.

Oh ! est-ce à vous à me faire une pareille question, comtesse ?

LA COMTESSE.

C’est juste... Pardon... De l’esprit, sans doute ?

LE CHEVALIER.

Du jargon tout au plus.

LA COMTESSE.

Cela vaut quelquefois mieux.

LE CHEVALIER.

Ajoutez à cela, comtesse, une coquetterie qui fait qu’elle n’a qu’à vouloir pour rendre les gens amoureux d’elle.

LA COMTESSE.

Vraiment !... Dites-moi, chevalier, la coquetterie est donc un bien grand attrait pour les hommes ?

LE CHEVALIER.

Hélas ! il faut bien l’avouer, pour le plus grand nombre, c’est tout.

LA COMTESSE.

Je voudrais être coquette !

LE CHEVALIER.

Vous, coquette ? Oh ! mais ce serait vouloir que tous les hommes en mourussent d’amour et toutes les femmes de jalousie.

LA COMTESSE.

Plaît-il ?

LE CHEVALIER.

Allons, voilà votre esprit qui voyage au troisième ciel : permettez-moi, comtesse, de le rappeler sur la terre... J’y gagnerai peut-être qu’il s’occupe un peu de moi, qui, par malheur, n’ai point ses ailes.

LA COMTESSE.

De vous ?... Mais il en est fort occupé, je vous assure... Seulement, chevalier, ne trouvez-vous point... non pas pour moi, mais pour les autres, pour mes gens, par exemple... pour le comte, s’il venait à rentrer, qu’une première visite deviendrait inconvenante en se prolongeant plus longtemps ?... Je ne vous renvoie pas ; vous connaissez le monde mieux que moi, qui ne suis qu’une provinciale ; j’en appelle à vous-même : vous ne voudriez pas me compromettre.

LE CHEVALIER.

Oh ! Dieu m’en garde !... Mais quand vous reverrai-je ?...

LA COMTESSE.

Demain... après-demain... quand vous voudrez ; la porte de l’hôtel vous est toujours ouverte.

LE CHEVALIER.

Ah ! comtesse, peut-être eût-il mieux valu pour moi qu’elle me fût fermée.

LA COMTESSE.

Que dites-voua là ?

LE CHEVALIER.

Je dis que ce n’est point ainsi que vous me disiez adieu à travers les grilles du parloir...

LA COMTESSE, lui tendant la main.

Allons, tenez...

LE CHEVALIER, tristement.

Adieu, Louise !... Au revoir, madame la comtesse.

LA COMTESSE.

À demain...

 

 

Scène VII

 

LA COMTESSE, puis MARTON

 

LA COMTESSE, s’asseyant ; après une pause.

Marton ! Marton !

MARTON, entrant.

Madame la comtesse ?

LA COMTESSE.

Venez.

MARTON.

J’espère que madame la comtesse est bien heureuse.

LA COMTESSE.

Heureuse, et de quoi, Marton ?

MARTON.

Eh bien, mais est-ce que M. le chevalier ne sort point d’ici ?

LA COMTESSE.

Ah ! oui, tu as raison, Marton, et cela m’a fait un bien grand plaisir de le revoir.

MARTON.

Mon Dieu ! que voilà un bien grand plaisir froidement exprimé !...

LA COMTESSE.

Que veux-tu ! je m’exprime comme je sens.

MARTON.

Mais je me rappelle qu’au couvent madame la comtesse n’en parlait point ainsi.

LA COMTESSE.

Mais non, Marton, tu te trompes, je t’assure, et j’aime toujours fort Valclos... Mais tous les jours ne sont point pareils ; il y en a où l’on est mal disposée. Hier, par exemple, eh bien, hier, ce pauvre chevalier m’intéressait au suprême degré.

MARTON.

Et aujourd’hui... ?

LA COMTESSE.

Aujourd’hui, Marton... est-ce ma faute s’il a été maladroit, s’il s’est mis dans une position ridicule, et si, pour s’en tirer, il est venu tout brutalement me parler d’une chose qui, au lieu de flatter mon esprit, a blessé mon amour-propre ? Je sentais le tort qu’il se faisait, Marton ; mais son mauvais génie était là qui le poussait... Je l’interrogeais... et, tout en l’interrogeant, j’aurais voulu lui dire : « Mais, chevalier, taisez-vous !... chevalier, ne me répondez pas !... tenez-vous en repos pour Dieu, vous vous perdez !... » C’eût été une charité que de le lui dire ; mais, que veux-tu ! ma curiosité l’a emporté, je n’en ai pas eu le courage, et je l’ai laissé aller.

MARTON.

Comment ! il est resté près de vous à vous parler d’autre chose que de son amour ?

LA COMTESSE.

Ah ! mon Dieu, si, il m’en a parlé, de son amour, et trop même... Qu’est-ce qu’un homme toujours tendre, toujours les mains jointes, toujours vous regardant avec passion, toujours exigeant que vous le regardiez de même, qui fait à votre cœur une querelle de la moindre distraction de vos yeux ?... Mais cela fatigue à la fin, Marton... Peut-on sans cesse dire : « Je vous aime ?... » Quand on en a envie, eh bien, on le dit ; mais, à force de le dire, l’envie se passe ; et nous nous le sommes tant dit, que l’envie s’en est un peu passée. Maintenant, il faut attendre qu’elle revienne.

MARTON.

Ah ! je vois que madame la comtesse aime le chercher raisonnablement.

LA COMTESSE.

Je ne l’aime encore que trop, Marton !... car, enfin, mon amour pour lui est un amour coupable ; aussi... tiens, je ne veux plus en parler !... parlons d’autre chose...

MARTON.

Et de quoi madame veut-elle que nous parlions ?

LA COMTESSE.

Je voudrais te demander, Clarion...

MARTON.

Quoi ?

LA COMTESSE.

Mais tu ne sais peut-être pas la chose que je veux te demander.

MARTON.

Que madame dise toujours ; je sais bien des choses.

LA COMTESSE.

Marton, qu’est-ce que c’est que la coquetterie ?

MARTON.

Oh ! madame m’attaque par mon fort... La coquetterie, c’est l’art de rendre amoureux les gens qui ne le sont pas, et de rendre fous les gens qui sont amoureux.

LA COMTESSE.

Marton, c’est justement cela qu’il me faut.

MARTON.

Eh bien, voyez donc comme c’est heureux que nous ayons la chose sous la main.

LA COMTESSE.

Et que faut-il faire pour être coquette, Marton ?

MARTON.

Oh ! d’abord, il y a des personnes qui n’ont rien à faire pour cela, et qui sont coquettes naturellement.

LA COMTESSE.

Celles-là sont bien heureuses !... Mais, enfin, celles qui ne le sont pas ?

MARTON.

Eh bien, il faut qu’elles étudient. D’abord, la coquetterie se divise en plusieurs branches ; la première, c’est le caprice... Il ne faut jamais aimer huit jours la même chose.

LA COMTESSE.

Mais on n’est point maîtresse de son cœur, Marton.

MARTON.

Eh ! qu’est-ce que le cœur a à faire là dedans ?... Je ne vous parle pas des hommes, je vous parle des choses ; je vous parle robes, bijoux, dentelles, voitures... Tenez, par exemple, à propos de voiture, il s’en est arrêté une hier sous les fenêtres de madame... mais une voiture !...

LA COMTESSE.

Il me semble qu’il y en a plein les remises, de voitures... J’en ai vu bon nombre en passant.

MARTON.

Oh !... pas comme celle-là... Imaginez-vous le plus délicieux attelage ; quatre chevaux isabelle et un coureur cerise et argent.

LA COMTESSE.

Eh bien, à quoi tout cela sert-il ?

MARTON.

Cela sert... à ce que la voiture attire d’abord les regards ; que les regards vont de la voiture à celle qui est dedans ; que, si elle n’est que bien, elle semble jolie, et que, si elle est jolie, on la trouve charmante... Puis on en parle le soir dans les cercles ; on dit : « Avez-vous vu passer la baronne ou la comtesse une telle ? Oh ! quelle délicieuse voiture elle avait ! » Ceux qui l’ont vue font chorus, ceux qui ne l’ont pas vue ont envie de la voir. Et, avant qu’une voiture élégante et une jolie femme aient été vues de tout Paris, il se passe huit jours au moins pendant lesquels on en parle... Au bout de huit jours, on invente autre chose, et voilà le moyen de tenir sans cesse ses rivales en transes et ses adorateurs en haleine.

LA COMTESSE.

Marton, j’aurai un attelage Isabelle et un coureur cerise pour aller demain aux Champs-Élysées. Mais tu ne me parles là que de choses matérielles...

MARTON.

Oh ! pour l’esprit, c’est autre chose... Tenez, par exemple, nous sommes dans un excellent moment pour avoir de l’esprit... Après-demain, bal masqué.

LA COMTESSE.

Oh ! que je voudrais voir un bal masqué, Marton !

MARTON.

Peste ! je le crois bien... C’est là que madame brillerait ! elle qui, à visage découvert, a de l’esprit comme un ange, sous le masque, elle en aurait comme un démon.

LA COMTESSE.

Marton, j’irai au bal masqué. Voyons, qu’y a-t-il encore à faire ?

MARTON.

Dans tons les cas, conserver une grande puissance sur soi-même, feindre auprès de celui qu’on aime, et dont on voudrait être aimée, l’indifférence la plus parfaite. Et même il n’y a pas de mal d’afficher du goût pour un autre.

LA COMTESSE, tristement.

Oh ! Marton, cela ne réussit pas toujours.

MARTON.

Ah ! parce que tous les caractères ne sont pas pareils... Quand l’indifférence échoue, eh bien, alors il faut essayer de la jalousie... Madame la comtesse a-t-elle des dispositions à être jalouse ?

LA COMTESSE.

Oui, Marton, oui...

MARTON.

Eh bien, alors, tout ira à merveille.

LA COMTESSE.

Tu crois ?

MARTON.

Rapportez-vous-en à mon expérience.

LA COMTESSE.

Tu es donc coquette, toi, Marton ?

MARTON.

Oh ! avec férocité.

LA COMTESSE.

Vrai ?

MARTON.

En petit, malheureusement... Tout le monde n’a pas le bonheur de naître grande dame. Mais, c’est égal, j’ai vu des gens bien malades de ma façon.

LA COMTESSE.

Mais c’est de la cruauté, cela...

MARTON.

Oh ! que madame se rassure : jamais personne n’en est mort.

LA COMTESSE.

Et cela t’a toujours réussi ?

MARTON.

Toujours.

LA COMTESSE.

Marton, je veux être coquette.

MARTON.

Oh ! mais, ce pauvre chevalier, vous ne voulez donc pas qu’il en réchappe ?

LA COMTESSE.

Et qui te dit que c’est avec le chevalier ?

MARTON.

Comment ! mais, si ce n’est point avec le chevalier, avec qui est-ce donc ?

LA COMTESSE.

Viens me coiffer, Marton.

Elles sortent toutes deux.

 

 

ACTE III

 

Même décoration.

 

 

Scène première

 

JASMIN, un domino sur le bras, entre du fond et se dirige vers la droite, MARTON

 

MARTON, venant de la gauche.

Eh bien. Jasmin, où en sommes-nous ?

JASMIN.

Tu vois ce domino...

MARTON.

Eh bien, ce domino ?...

JASMIN.

Nous allons ce soir au bal de l’Opéra.

MARTON.

Avec madame d’Esparville ?

JASMIN, avec hauteur.

Et avec qui donc, s’il vous plaît ? Entre nous, je crois que nous en avons tous les droits : on vous passe votre chevalier, passez-nous notre marquise.

MARTON.

À la bonne heure ! J’ai tremblé un moment que l’idée ne fût venue à M. le comte d’aimer sa femme.

JASMIN, avec mépris.

Sa femme !... Pour qui nous prends-tu ?

MARTON.

C’est que tu ne sais pas qu’hier au soir...

JASMIN, inquiet.

Hier au soir ?...

MARTON.

Il est venu frapper chez nous.

JASMIN.

Chez vous ?... Il se trompait de porte.

MARTON.

Il ne s’y trompera plus. Il s’en est allé comme il était venu. Et madame saura où va ce soir son mari.

 

 

Scène II

 

MARTON, LE COMMANDEUR, JASMIN

 

LE COMMANDEUR, en dehors, au fond.

Eh bien, comment ! personne dans l’antichambre ?

JASMIN.

M. le commandeur !

MARTON.

Notre oncle ! quel événement !

JASMIN, à part.

Cachons ce domino.

Il le jette dans la chambre à droite.

Le commandeur !... c’est la vertu qui nous tombe du ciel.

Haut, avec empressement.

Vraiment, c’est vous, monsieur le commandeur... vous-même ?

LE COMMANDEUR.

Ah çà ! drôle, est-ce que tu me croyais déjà mort, avec tes exclamations ?... Je te préviens que tu n’es pas porté sur mon testament... Mon neveu, où est-il ? Ne puis-je l’embrasser ?

JASMIN.

M. le comte n’a pas encore sonné ; mais, si M. le commandeur désire que je le réveille...

LE COMMANDEUR.

Non pas ! non pas ! Peste ! je n’ai garde !... Ah ! il dort encore, l’heureux coquin ? Je comprends !... Eh bien, quand tu me regarderas avec ton air bête... Je te dis que je comprends.

JASMIN.

Eh bien, non, c’est que M. le commandeur ne comprend pas.

LE COMMANDEUR.

Comment ! je ne comprends pas ?

JASMIN, à part.

C’est la vertu qui donne le ton... Changeons de gamme.

LE COMMANDEUR.

Voyons, que veux-tu dire ?

JASMIN.

Je veux dire que M. le commandeur arrive fort à propos.

LE COMMANDEUR.

Mais que me chante donc ce garçon-là, mademoiselle Marton ?

MARTON, les yeux au ciel.

Hélas ! la plus pure vérité. C’est M. le commandeur qui a fait le mariage ?

LE COMMANDEUR.

Oui, pardieu bien ! et je m’en vante.

JASMIN, soupirant.

Il n’y a pas de quoi.

LE COMMANDEUR.

Monsieur Jasmin, vous oubliez toujours que, de mon temps, les valets attendaient qu’on les interrogeât ; il se peut que cette habitude soit perdue à Paris, comme beaucoup d’autres ; mais, moi qui habite la province, je l’ai conservée.  Maintenant, répondez : que se passe-t-il ici ?

MARTON.

Ce qui se passe, monsieur le commandeur ?... ce qui se passe ?

LE COMMANDEUR.

C’est à M. Jasmin que je parle, mademoiselle.

JASMIN.

Il se passe que...

On entend une sonnette dans la chambre à droite.

Pardon ! voilà M. le comte qui sonne.

On entend une autre sonnette dans la chambre à gauche.

MARTON.

Ah ! tenez, de son côté aussi, voilà madame la comtesse qui appelle.

JASMIN.

Monsieur le commandeur sait tout, maintenant.

LE COMMANDEUR.

Hem ? quoi ? ma nièce d’un côté, mon neveu... ? Mais c’est monstrueux ! Et d’où cela vient-il ?... Mais, mordieu ! répondez donc !... Vous parliez trop tout à l’heure, et voilà maintenant que vous ne parlez pas assez.

LE COMTE, dans la coulisse.

Jasmin ! Jasmin !

 

 

Scène III

 

MARTON, LE COMMANDEUR, JASMIN, LE COMTE

 

LE COMTE, du seuil de sa porte, à droite.

Mais que fais-tu donc, drôle, que tu ne viens pas quand je t’appelle ?

Apercevant le Commandeur.

Mon oncle ! vous ici ?... Oh ! mais voilà une excellente surprise que vous nous faites là.

LE COMMANDEUR.

De la surprise ? Ma foi, j’en éprouve plus que je n’en produis.

Aux Valets.

Laissez-nous.

Jasmin et Marton sortent.

 

 

Scène IV

 

LE COMMANDEUR, LE COMTE

 

LE COMMANDEUR, à part.

Contenons-nous... et sachons toute la vérité.

LE COMTE.

Mon cher oncle !

LE COMMANDEUR.

Eh bien, mon cher Candale, nous voilà donc réunis ? Voyons, tu dois avoir bien des choses à me dire ?

LE COMTE.

Non pas que je sache, mon oncle. – Ah ! j’ai vendu Monsigny pour acheter Charville, qui était plus à ma convenance.

LE COMMANDEUR.

C’est une bonne acquisition.

LE COMTE.

Puis nous avons été courre le cerf, il y a huit jours, avec Villequier et Brichanteau ; j’ai eu trois chiens éventrés, les meilleurs, bien entendu, comme toujours.

LE COMMANDEUR.

Voilà tout ?

LE COMTE.

Oui, ma foi !

LE COMMANDEUR.

Il ne s’est rien passé de plus nouveau ?

LE COMTE.

Au moins, je ne me le rappelle pas.

LE COMMANDEUR.

Mais ton mariage ?

LE COMTE.

Mon mariage ? Ce n’est point une chose nouvelle, mon cher oncle, puisqu’il était décidé depuis dix ans.

LE COMMANDEUR.

Enfin, ta femme ?

LE COMTE.

Ma femme ?

LE COMMANDEUR.

Oui, la comtesse.

LE COMTE.

Elle me paraît charmante, pleine d’esprit, et belle à ravir.

LE COMMANDEUR.

À la bonne heure !

LE COMTE.

Seulement, je vous dirai que je la crois tant soit peu capricieuse.

LE COMMANDEUR.

Bah ! vraiment ?

LE COMTE.

Oui.

LE COMMANDEUR.

Et qui te fait croire cela ?

LE COMTE.

C’est qu’hier, comme je rentrais, Marton m’a remis un billet fort bien tourné, ma foi, et d’une petite écriture on ne peut plus coquette, dans lequel elle me demandait... devinez quoi ?

LE COMMANDEUR.

Comment veux-tu que je devine ?

LE COMTE.

Quatre chevaux Isabelle et un coureur azur.

LE COMMANDEUR.

Eh bien, mais qu’y a-t-il d’étonnant à cela ?... n’es-tu point assez riche pour lui passer cette fantaisie ?

LE COMTE.

Eh ! sans doute ! aussi n’est-ce point le prix qui est un obstacle.

LE COMMANDEUR.

Alors qu’est-ce donc ?

LE COMTE.

C’est qu’elle a été choisir là justement les deux couleurs de la marquise ;

Le Commandeur écoute avec un étonnement croissant.

que la marquise a acheté cet équipage hier ; qu’elle compte aller pour la première fois aujourd’hui, avec cet équipage, aux Champs-Élysées, et que, si elle en voit un pareil à votre nièce, elle m’arrachera les yeux. Vous comprenez mon embarras... Que la comtesse me demande des choses que je puisse lui donner, qu’elle me demande huit chevaux alezans et deux coureurs pistache, elle les aura... Mais...

LE COMMANDEUR.

Et qu’est-ce que c’est que cette marquise ?

LE COMTE.

La marquise d’Esparville.

LE COMMANDEUR.

La marquise d’Esparville !

LE COMTE.

Oui, une femme charmante !

LE COMMANDEUR.

Mais, dis-moi donc, entre nous, Candale, tu m’as l’air de l’aimer, cette marquise.

LE COMTE.

Je l’adore... Ah ! pardon, mon oncle, mais vous êtes si bon, que j’oublie toujours...

LE COMMANDEUR.

Comment ! tu l’adores ?... Et si ta femme allait s’apercevoir de cette passion ?

LE COMTE.

Elle la connaît, mon oncle.

LE COMMANDEUR.

Elle la connaît ?

LE COMTE.

Sans doute.

LE COMMANDEUR.

Et depuis quand ?

LE COMTE.

Attendez ! combien y a-t-il que nous sommes mariés ? Il y a trois jours, n’est-ce pas ? Eh bien, mais elle la connaît depuis trois jours.

LE COMMANDEUR.

Et qu’a-t-elle dit ?

LE COMTE.

Qui ?

LE COMMANDEUR.

La comtesse.

LE COMTE.

La comtesse m’a paru fort satisfaite.

LE COMMANDEUR, le regardant en face.

Tu deviens fou, Candale.

LE COMTE.

Moi, mon oncle ?

LE COMMANDEUR.

Ou bien tu me trompes.

LE COMTE.

Foi de gentilhomme, je vous dis l’exacte vérité.

LE COMMANDEUR.

Mais en quel temps vivons-nous donc alors ?... Et c’est pour ne pas contrarier une coquette ; car elle m’a l’air d’une franche coquette, ta marquise, sais-tu bien ?

LE COMTE.

Oh ! cela, oui, elle l’est. Je n’ai jamais vu une personne plus occupée de sa toilette ; elle change de robe dix fois par jour. C’est la femme de Paris qui s’habille le plus souvent... et le moins possible.

LE COMMANDEUR.

Et c’est pour ne pas contrarier cette coquette qui ne te laisse plus même d’illusions, que tu refuses à ta femme une misère comme celle-là !... la première chose qu’elle te demande peut-être ?

LE COMTE.

Je ne la lui ai pas refusée encore, mon oncle ; je vous avouerai même qu’au premier instant, un peu... ému par les séductions de ce billet, j’ai voulu m’en expliquer avec la comtesse. J’ai été frapper à sa porte... Mais l’heure était indue, sans doute.

LE COMMANDEUR.

Indue !... chez ta femme ?

LE COMTE.

Apparemment ; car, éconduit, repoussé, j’ai dû rentrer dans mon appartement... N’ayant pas trouvé une raison de déplaire à la marquise, fort embarrasse de savoir comment refuser la comtesse... tout à l’heure encore je me demandais comment je m’en tirerais ; mais vous voilà, mon oncle, et c’est sans doute la Providence qui vous envoie à mon secours.

LE COMMANDEUR.

Eh bien, je suis fort aise de vous dire, mon cher neveu, que vous vous êtes trompé. Faites vos commissions vous-même.

LE COMTE.

Vous me refusez ?

LE COMMANDEUR.

Net.

LE COMTE.

Alors je sais bien à qui j’en parlerai.

UN VALET, annonçant.

M. le chevalier de Valclos.

LE COMTE.

Justement ! voilà mon affaire.

LE COMMANDEUR.

Hein ?

 

 

Scène V

 

LE COMMANDEUR, LE COMTE, LE CHEVALIER

 

LE COMTE.

Eh ! bonjour, chevalier. Sois le bienvenu.

LE CHEVALIER.

Bonjour, comte.

LE COMTE, prenant le Chevalier par la main.

Mon oncle, le chevalier de Valclos, un de mes bons amis. – Chevalier, c’est noire oncle le commandeur, dont tu nous as si souvent entendu parler. Un ancien serviteur de Louis XIV, un vieil ami de madame de Maintenon.

LE CHEVALIER.

Croyez, monsieur le commandeur, que je me tiens pour fort honoré de faire votre connaissance.

LE COMMANDEUR.

Pardon, monsieur ; mais, dites-moi donc, j’ai connu autrefois, en Chypre, un comte de Valclos.

LE CHEVALIER.

C’était mon père. Il y avait suivi, tout enfant, M. de Beaufort.

LE COMMANDEUR.

C’est cela même. Un homme d’honneur et de courage, monsieur, qui vous a laissé un beau nom à porter et un bel exemple à suivre.

LE COMTE.

Il le suivra, mon oncle !... mais il y a temps pour tout. – Ah çà ! chevalier, je t’attendais avec impatience.

LE CHEVALIER.

Vraiment ?

LE COMTE.

D’honneur ! j’ai un service à te demander.

LE CHEVALIER.

Un service ? Parle, mon cher, parle. Trop heureux si je puis t’être bon à quelque chose.

LE COMTE, au Commandeur.

J’en étais sûr.

Au Chevalier.

Imagine-toi que la comtesse s’est mis dans l’esprit que je devais lui donner aujourd’hui, pour aller au Champs-Élysées, une voiture et un attelage nouveaux, tandis qu’elle a déjà dix voitures sous la remise et vingt chevaux dans l’écurie.

LE CHEVALIER.

Oh ! cela n’est pas raisonnable.

LE COMTE.

Eh ! voyez-vous, mon oncle, je ne le lui fais pas dire, il est de mon avis.

LE CHEVALIER.

Sans doute, et c’est un caprice, cela.

LE COMTE.

Un vrai caprice... Aussi, chevalier, je compte sur toi pour lui faire entendre raison.

LE CHEVALIER.

Sur moi ?

LE COMTE.

Sans doute, sur toi.

LE CHEVALIER.

Mais comment veux-tu... ?

LE COMTE.

Comment je veux ? Est-ce que cela me regarde ? Arrange cela comme il te plaira ; mais qu’elle ne me parle plus de cet attelage, entends-tu, chevalier ?

LE CHEVALIER.

Diable ! c’est fort délicat, ce que tu me demandes.

LE COMMANDEUR, haussant les épaules.

Tu vois bien que tu ne trouveras personne pour se charger d’une pareille commission !

LE COMTE.

Oui... personne, s’il n’était pas là, lui.

LE COMMANDEUR.

Mais c’est inimaginable ; car je comprends enfin... ou plutôt non, je ne comprends pas, je ne veux pas comprendre. Tiens, vois-tu, j’étouffe... J’aime mieux passer chez ma nièce ; je changerai d’air.

LE COMTE.

Allez embrasser votre nièce, mon oncle, c’est trop juste.

LE COMMANDEUR, en colère.

Oui, j’y vais !... certainement, j’y vais !

Fausse sortie.

Un mot, monsieur le chevalier ; je vous vois aujourd’hui pour la première fois, mais j’ai connu votre père.

LE CHEVALIER.

Vous m’avez déjà fait l’honneur de me le dire, monsieur le commandeur.

LE COMMANDEUR.

Eh bien, je vous le répète ; votre père était un brave et loyal gentilhomme, comme il y en avait encore beaucoup à cette époque et comme il en reste bien peu aujourd’hui, qui surtout regardait l’amitié comme une chose sainte, et qui aurait cru commettre un crime eu la trahissant.

LE CHEVALIER.

Je ne comprends pas, monsieur le commandeur.

LE COMMANDEUR.

Je crois pourtant être clair, monsieur le chevalier. Je dis que, si votre père avait eu un ami qui lui eût donné toute sa confiance, il ne se serait pas exposé au malheur d’en abuser. Voilà ce que je dis ; je pense que vous comprenez maintenant ; méditez donc sur ce que je vous dis là en passant !... et bonjour ! – Au revoir, mon neveu.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

LE COMTE, LE CHEVALIER

 

LE CHEVALIER.

Dis-moi, mon cher, tu ne m’avais pas prévenu de cet oncle-là ? Est-ce que tu le gardes ?

LE COMTE.

Le commandeur ? Eh ! mais c’est un très brave homme, un pou roide sur les principes, mais néanmoins m’aimant fort, et prenant, en toute circonstance, mes intérêts comme un père.

LE CHEVALIER.

Oui, parbleu ! je l’ai bien vu. Mais on ne sort pas comme ça de sa province sans dire gare ! S’il est d’un autre temps et d’un autre siècle, très bien ; mais alors qu’il reste avec ses aïeux et qu’il laisse leurs descendants tranquilles. Avec sa grande perruque et son habit à l’antique, que diable ! mon cher, ce n’est pas un oncle, cela, c’est un portrait de famille ; qu’il rentre dans son garde-meuble et qu’on n’en entende plus parler.

LE COMTE.

Je te demande bien pardon, c’est mon oncle ; et la preuve c’est que nous héritons de lui deux cent mille livres de rente ; tous les portraits de famille ne font pas de ces testaments-là ! Aussi, mon cher, te voilà prévenu, tâche de te mettre bien avec lui, parce que, si vous vous brouilliez, ma foi...

LE CHEVALIER.

Hein ! comment ! tu me sacrifierais à deux cent misérables mille livres de rente ?

LE COMTE.

Oh ! pas encore aujourd’hui... car, je te l’ai dit, j’ai besoin de toi auprès de la comtesse.

LE CHEVALIER.

Tu persistes à m’imposer cette besogne... cette corvée ?

LE COMTE.

Oui, cette corvée. N’est-ce pas naturel.

LE CHEVALIER.

Naturel ?

LE COMTE.

Sans doute. Ah çà ! mais, mon cher, permets-moi de te le dire, tu es étrange ! j’achète un hôtel, tu t’impatronises dedans ; je me marie, tu fais la cour à ma femme ; je vois tout cela sans te tourmenter, sans te déranger, et tu veux que la première chose qu’elle me demande, ce soit moi qui la lui refuse, à cette pauvre comtesse ? Mais cela ne se peut pas. Du moment que tu aspires aux bénéfices, que diable ! prends les charges ; les uns ne vont pas sans les autres, je t’en avertis ; et, puisque ma maison est devenue la tienne, alors, mon cher, fais mon ménage.

LE CHEVALIER.

Dame ! je sens bien que je suis à tes ordres ; mais sous quel prétexte veux-tu que j’aille dire à la comtesse que tu lui refuses une voiture ?

LE COMTE.

Ah bien, il ne manquerait plus que cela, que je fusse encore obligé de te fournir le prétexte ! Tu as de l’esprit, mon cher, de l’imagination : cherche invente, cela te regarde.

Il se dirige vers son appartement à droite.

LE CHEVALIER.

Mais inventer quoi ?

LE COMTE.

Ce que tu voudras. Ah ! cependant songe à ceci : avant tout, il y a une chose que je n’accepte pas... c’est le ridicule !... Chut ! mon oncle !

 

 

Scène VII

 

LE CHEVALIER, LE COMMANDEUR, LE COMTE

 

LE COMMANDEUR, très agité.

Ah ! c’est trop fort ! je suis furieux ! Monsieur mon neveu, j’ai à vous parler.

LE COMTE.

À vos ordres, mon oncle, et justement le chevalier est appela ailleurs par ses devoirs.

LE COMMANDEUR.

Très bien ! nous serons seuls.

LE COMTE.

Ma femme est-elle visible ?

LE COMMANDEUR.

Oui, déjà habillée, coiffée à cette heure. Quel trésor il néglige !... Elle était là, avec une marchande de modes, un abbé.

LE CHEVALIER.

Un abbé ?

LE COMTE.

Oui, je lui ai déjà donné un petit abbé... C’est de rigueur.

LE CHEVALIER.

Comment ?

LE COMTE, au Chevalier.

Tu me pardonneras, mon cher, de ne pas t’avoir consulté. Mais, puisqu’il fait jour chez la comtesse, tu peux, toi aussi, sans inconvénient te présenter chez elle. Songe à ta mission.

LE CHEVALIER.

Oui ; mais, avec les conditions que tu imposes, c’est difficile.

À part.

Pas de ridicule ?... Donnons-lui un vice... c’est bien porté.

Il sort par la gauche.

 

 

Scène VIII

 

LE COMMANDEUR, LE COMTE

 

LE COMTE.

Eh bien, mon oncle, vous venez de voir la comtesse ?

LE COMMANDEUR.

Oui, je viens de causer avec elle ; elle m’a raconté des choses inouïes, la pauvre enfant !

LE COMTE.

Ah ! par exemple, je voudrais bien savoir ce qu’elle vous a raconté, mon oncle.

LE COMMANDEUR.

Mais, d’abord, ta liaison avec la marquise, et puis...

LE COMTE.

Ah ! c’est ma femme qui se plaint de mes procédés ?

LE COMMANDEUR.

Oh ! mon Dieu, elle ne se plaint pas, parce que c’est un ange ; mais il est facile de voir la peine qu’ils lui font.

LE COMTE.

La peine qu’ils lui font ! Et la comtesse ne vous a pas dit le plus petit mot d’elle-même ?

LE COMMANDEUR.

Que veux-tu dire ?

LE COMTE.

Elle ne vous a pas parlé d’un certain entretien que nous avons eu le jour de nos noces ?

LE COMMANDEUR.

Non.

LE COMTE.

Ah ! elle est fort discrète, votre nièce.

LE COMMANDEUR.

Eh bien, que peut-il y avoir de sa part ?

LE COMTE.

Il y a, mon oncle, qu’avant de me connaître, ma femme connaissait Valclos ; il y a que le chevalier l’aimait et qu’elle aimait le chevalier.

LE COMMANDEUR.

C’est impossible ! tu n’aurais pas ouvert ta porte à Valclos.

LE COMTE.

Au contraire, j’ai dû la lui ouvrir à deux battants.

LE COMMANDEUR.

Tu as fait cela ?

LE COMTE.

Sans doute.

LE COMMANDEUR.

Et le majorât ?

LE COMTE.

Eh bien, le majorât ?

LE COMMANDEUR.

Sans doute, le majorât. Est-ce que tu te figures que je me soucie de constituer trente mille livres de rente à un neveu qui ne serait qu’à moitié mon neveu ? Oh ! oh ! je ne souffrirai pas un pareil scandale.

LE COMTE.

Pardieu ! je voudrais bien savoir comment vous comptez l’empêcher ?

LE COMMANDEUR.

Sois tranquille.

LE COMTE.

Mon oncle, j’espère que vous ne ferez rien qui me rende ridicule.

LE COMMANDEUR.

Ridicule !... Ah ! voilà donc le grand mot lâché ! voilà la crainte à laquelle on sacrifie réputation passée et bonheur à venir. Autrefois, les maris étaient ridicules quand ils étaient trompés ; c’était Clitandre qui ridiculisait Georges Dandin ; mais il paraît que vous avez changé tout cela... et Georges Dandin est aujourd’hui du bel air.

LE COMTE.

Que voulez-vous, mon oncle ! il faut bien se mettre à la mode.

LE COMMANDEUR.

Ah ! la mode !... Oui, n’est-ce pas ? Et votre mode, à vous, c’est que l’on affiche des sentiments factices et que l’on dissimule les sentiments réels ; que l’on méprise toutes les vertus que vos aïeux ont adorées, et que l’on adore tous les vices qu’ils méprisaient ; que le caprice brise tous les liens de ta religion, et le libertinage ceux de la société. Le monde exige aujourd’hui qu’on s’épouse pour réunir deux fortunes et non pas deux cœurs : pour perpétuer son nom et non pas sa race. Enfin, le monde exige qu’on ait une femme pour les autres et des enfants qui ne sont à personne. Il impose qu’on aille chercher dans une grande famille quelque fille titrée qui soit pendant un jour le triomphe de votre orgueil, et devienne plus tard la ruine éclatante de votre honneur.

LE COMTE.

Ah ! mon oncle...

LE COMMANDEUR.

Eh ! sais-tu jusqu’où ton abandon, ton exemple, presque tes conseils, pourraient conduire malgré elle, la femme la plus pure ?... Oh ! je m’emporte, et j’ai tort ; car, après tout, il s’agit seulement ici de t’empêcher de devenir... ce que tu crains tant d’être... ridicule ! d’épargner au fils de ma sœur de jouer le rôle d’un imbécile.

LE COMTE, vivement.

D’un imbécile ?...

LE COMMANDEUR.

Oh ! oui, d’un imbécile. Comment nommer autrement celui qui a sous les yeux, dans les mains, un trésor d’innocence, de grâce, de beauté, que tout le monde lui envie, que l’on poursuit déjà, et qui non-seulement n’en profite pas, mais encore l’abandonne sottement à d’autres ? Mais finissons. Avant tout, il s’agit de sauver ma nièce. Tu comprends bien que je ne suis pas d’humeur à lui laisser jouer, à elle, le rôle d’une femme qui se perd. Aussi, sois tranquille, j’ai mon idée.

LE COMTE.

Mon oncle, que voulez-vous dire ?

LE COMMANDEUR.

Je veux dire que, comme j’ai fait le mal, c’est à moi de le réparer, et tout est réparable encore, heureusement.

LE COMTE.

Mais enfin... ?

LE COMMANDEUR.

Tu m’as dit que ta femme aimait le chevalier ?

LE COMTE, un peu piqué.

Dame ! vous avez pu en juger vous-même.

LE COMMANDEUR.

Tu m’as dit que tu adorais la marquise ?

LE COMTE, avec indifférence.

Le fait est que j’ai de... de l’attachement pour elle.

LE COMMANDEUR.

Tu m’as dit que vous étiez mariés, sans l’être ?

LE COMTE.

Oh ! pour cela, mon oncle, je peux vous en répondre... parole d’honneur !

LE COMMANDEUR.

Bien ! Alors, on peut séparer deux époux qui ne s’aiment pas.

LE COMTE.

Hein !

LE COMMANDEUR.

On peut annuler des mariages qui n’existent pas.

LE COMTE.

Comment ?

LE COMMANDEUR.

J’ai gardé mes entrées chez le roi, que je suppose... Je sais ce qui me reste à faire... Adieu.

Il sort par le fond.

 

 

Scène IX

 

LE COMTE, puis LA COMTESSE

 

LE COMTE.

Une séparation !... une nullité de mariage !... C’est vrai... tout est possible. Le roi peut agir à Rome. Le moyen serait violent.

Apercevant la Comtesse.

La comtesse !... Mon oncle a raison, elle est charmante.

LA COMTESSE, entrant.

Vous êtes seul, comte ?

LE COMTE.

Me chercheriez-vous, par hasard ?

LA COMTESSE.

Oui.

LE COMTE.

Vraiment ?

LA COMTESSE.

J’ai des excuses à vous faire.

LE COMTE.

Des excuses, à moi ?

LA COMTESSE.

J’ai été vous tourmenter d’un caprice... Pardon !

LE COMTE.

Mais c’est moi qui suis vraiment plein de confusion d’être forcé de vous refuser une bagatelle comme celle que vous désirez. Le chevalier a dû vous dire que, pour toute autre chose...

LA COMTESSE.

Oh ! non, rien maintenant ; je voudrais seulement vous faire une question, comte.

LE COMTE.

Laquelle ?

LA COMTESSE.

Me regardez-vous comme votre amie ?

LE COMTE.

Assurément, comtesse.

LA COMTESSE.

Eh bien, alors, que je vous fasse un reproche ! Quoi ! vous me regardez comme votre amie, et vous ne me faites point part de l’embarras où vous vous trouvez ?

LE COMTE.

L’embarras où je me trouve ! De quoi est-il question ?

LA COMTESSE.

Vous avez perdu au jeu, comte.

LE COMTE.

Moi ?

LA COMTESSE.

Vous êtes joueur, vous me l’avez avoué... Ne vous en cachez point ; vous êtes gêné.

LE COMTE.

Dieu me damne, comtesse, si je comprends un mot à tout ce que vous me dites ; mais allez toujours, j’adore les quiproquos.

LA COMTESSE.

De la fierté avec moi ! avec une amie qui voudrait expier la maladresse qu’elle a eue de vous tourmenter dans un pareil moment, surtout après les folies que vous avez faites pour moi. Une corbeille de mariage princière ! Le moyen, après cela, de réparer une dette de jeu ?

LE COMTE.

Une dette de jeu !

Se frappant le front.

Ah ! je comprends maintenant ! c’est le chevalier qui, pour obtenir...

LA COMTESSE.

Il ne faut pas lui en vouloir d’avoir tout avoué, comte.

Lui passant la main sous le bras.

Écoutez : j’ai là, au fond d’un sac à ouvrage, un millier de louis que ma tante y a glissés en me disant adieu, et que j’y ai justement retrouvés ce matin ; ce n’est pas grand’chose, je le sais ; mais, moi, j’ignore comment on trouve l’argent. J’ai celui-là, je vous le donne.

LE COMTE, à part.

Comment, maintenant de la générosité, de la délicatesse ; mais je ne peux pas abuser pourtant...

Haut.

Comtesse, on vous a trompée.

LA COMTESSE.

Hein ! que voulez-vous dire ? Prenez-y garde, monsieur le comte, si le refus qu’on m’a fait en votre nom n’est pas une impossibilité, c’est peut-être une offense.

LE COMTE, à part.

Diable ! elle a raison, et je ne peux pas, je ne dois pas la blesser.

Haut.

Eh bien, oui, comtesse, oui, je n’osais avouer... mais j’ai joué, j’ai perdu.

LA COMTESSE.

Alors, pourquoi ne pas accepter ?

LE COMTE, embarrassé.

Permettez-moi de ne pas vous céder encore... et pourtant... je tiens à vous dire les sentiments reconnaissants que j’éprouve... dans ce moment surtout où j’ai à vous parler de choses graves. Notre oncle est, je crois, auprès du roi.

LA COMTESSE, qui s’est assise à gauche, et a pris un miroir.

Ah ! a-t-il donc affaire à la cour ?

LE COMTE.

Non pas pour lui que je sache.

LA COMTESSE.

Et pour qui donc ?

LE COMTE.

Mais pour nous.

LA COMTESSE.

Pour nous ?

LE COMTE.

Eh ! eh ! j’en ai peur ; vous savez comme il prend tout au sérieux, notre oncle !

LA COMTESSE.

Eh bien ?

LE COMTE.

Eh bien, comtesse, il est désolé d’avoir fait notre mariage.

LA COMTESSE.

Mais encore, que peut faire le roi à cela ?

LE COMTE.

Le roi ? Il peut beaucoup, comtesse ; il peut autoriser une séparation... mieux que cela, faire prononcer la nullité du mariage.

LA COMTESSE.

Une séparation !... une nullité !... mais il me semble, monsieur le comte, qu’une pareille chose ne se fait point sans un grand scandale.

LE COMTE.

Assurément ; et, comme noire position, telle qu’elle est, me paraît tolérable...

LA COMTESSE.

Sans doute ; quanta moi, comte, je sais que je ne désire pas en changer.

LE COMTE.

Eh bien, alors, s’il en est ainsi, comme pour une séparation il faut le consentement mutuel...

LA COMTESSE.

Oh ! ne parlons plus de ces vilaines choses-là, monsieur.

LE COMTE, à part.

Ah çà ! que dois-je penser ? La séparation ne me parait pas de son goût.

LA COMTESSE.

Que vous avez là une charmante garniture de boutons, monsieur le comte !

LE COMTE.

Comment la voyez-vous ? Vous me tournez le dos.

LA COMTESSE.

Dans ce miroir.

LE COMTE.

Pardon, mais je vous croyais occupée de quelque chose de mieux que de m’y regarder.

LA COMTESSE.

Ce n’est pas vous que j’y regarde ; mais vous êtes si près de moi, qu’en m’y voyant, il faut bleu que je vous y voie.

À part.

C’est la première fois que je puis le voir à mon aise ; il est très bien !

LE COMTE.

Ces diamants, que vous voulez bien remarquer, ont été montés pas Josse.

LA COMTESSE.

Le fameux bijoutier, oui, cela se voit au goût. Savez-vous, comte, que j’ai envie de séduire votre valet de chambre ?

LE COMTE.

Oh ! n’essayez pas, comtesse, vous n’y réussiriez pas.

LA COMTESSE.

Pourquoi ?

LE COMTE.

Nous avons des gens incorruptibles, au moins si je juge de Jasmin par Marton.

LA COMTESSE.

Marton incorruptible !... comment savez-vous que Marton est incorruptible ?

LE COMTE.

Comme vous le savez vous-même, sans doute... Hier au soir, c’était fort indiscret de ma part, mais, indiscret ou non, j’avais quelque chose à vous dire, j’ai essayé de vous voir, et... porte close !

LA COMTESSE, étonnée.

Ah ! j’ignorais, je vous jure... Monsieur, si vous aviez insisté...

LE COMTE.

Insisté ? Oh ! j’ai fait mieux que cela ; j’ai prié, j’ai menacé... j’ai offert à Marton de l’argent, oui, pardieu ! C’est au point que l’on eût pu me prendre pour un amant, comtesse.

LA COMTESSE.

Mais que vouliez-vous me dire à cette heure, comte ?

LE COMTE.

Ce que je voulais vous dire ?... Mon Dieu, je l’avais oublié ce matin ; mais tout à l’heure, en vous regardant, je crois que je m’en souvenais.

LA COMTESSE, à part.

Ah ! Marton !... Je vais savoir si elle m’a dit vrai.

Haut.

Je dois regretter, comte, de n’avoir pas eu hier le plaisir de vous recevoir... J’aurais eu peut-être plus de hardiesse qu’en ce moment, pour la demande que j’ai à vous faire.

LE COMTE.

Laquelle ?

LA COMTESSE.

Une demande que rien, je le crois, du moins, ne peut vous empêcher de m’accorder.

LE COMTE.

Allons, n’hésitez plus, comtesse.

LA COMTESSE.

C’est une folie... Je voulais vous demander de me conduire au bal de l’Opéra.

LE COMTE, saisi.

Au bal de l’Opéra !

À part.

Diable ! et la marquise ?

LA COMTESSE.

Eh bien, comte ?

LE COMTE.

Eh bien, comtesse, je joue de malheur.

LA COMTESSE.

Comment cela ?

LE COMTE.

Hier, voyant que je ne pouvais avoir l’honneur d’être reçu chez vous, et ne sachant que faire de la fin de ma soirée, j’ai été rejoindre quelques mauvais sujets de ma connaissance, avec lesquels j’ai pris un engagement pour cette nuit.

LA COMTESSE, à part.

Ah ! Marton a dit vrai.

Haut.

Alors, n’en parlons plus, monsieur ; c’est moi qui suis indiscrète, et j’aurais dû voir que vous aviez de ces projets sérieux qu’on ne sacrifie point à un caprice.

LE COMTE, l’examinant.

Un caprice... Je l’ai blessée.

Voyant la Comtesse qui se dispose à sortir.

Comtesse, de grâce...

 

 

Scène X

 

LA COMTESSE, JASMIN, LE COMTE, LE COUREUR de la Marquise, dans le fond

 

JASMIN.

Monsieur le comte...

À part.

Diable ! madame la comtesse !

Il fait rentrer précipitamment le Coureur dans l’antichambre.

LE COMTE, avec humeur.

Qu’est-ce ? Pourquoi me déranger ?

JASMIN.

Il y a là quelqu’un qui voudrait parler à M. le comte.

LE COMTE.

Mais je ne puis en ce moment.

LA COMTESSE, à part, regardant au fond.

Un coureur !

JASMIN, bas, au Comte.

Le coureur de la marquise, avec un billet de sa part.

LE COMTE, à part, avec humeur.

La marquise !... Elle a bien peur que je ne lui manque de parole.

LA COMTESSE, à part.

Bleu et argent...

Haut.

Je vois que je vous gêne, monsieur le comte.

LE COMTE.

Au contraire, comtesse... Je voudrais, croyez-le bien, ne pas vous laisser de moi un si mauvais souvenir.

LA COMTESSE.

Eh bien, alors, qui vous empêche de faire entrer ce coureur, devons débarrasser de ce domestique ?

LE COMTE.

M’en débarrasser ?... Oh ! ce serait peut-être un peu long.

LA COMTESSE.

Vu peu long ?

LE COMTE.

Il vaut mieux que je réponde,

À part.

que je refuse... Oui, j’y suis décidé.

À Jasmin.

Qu’on attende !

Jasmin sort. À part.

Trouverai-je un mensonge ?...

Haut.

Je reviens, comtesse, je reviens.

À part.

Ah ! je sens que je redoute mon malheur, à la peur que j’ai de le mériter.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

LA COMTESSE, seule

 

Tout s’éclaircit ! Cet attelage qu’il me refusait, c’est celui de cette marquise ; ce sont ses couleurs ; et c’est pour elle qu’on dédaigne de me conduire à l’Opéra. Une infidélité, j’aurais pu la pardonner, j’étais prévenue ; mais un affront... deux affronts même... c’est trop !

 

 

Scène XII

 

MARTON, LA COMTESSE

 

MARTON.

Oh ! mon Dieu, qu’est-il donc arrivé à madame la comtesse ? Elle a le visage tout bouleversé.

LA COMTESSE.

Marton j’ai demandé au comte de me conduire à l’Opéra, et il m’a refusée. Tu avais raison... il était engagé avec la marquise. Ah ! les hommes ! les hommes !

MARTON.

Ah ! oui, les hommes !...

LA COMTESSE.

Marton, je voudrais bien les suivre, les voir ensemble à ce bal.

MARTON.

Eh bien, qu’est-ce qui empêche madame la comtesse d’y aller, à ce bal ?

LA COMTESSE.

Mais...

MARTON.

Je ne vois pas pourquoi, puisque M. le comte profite de sa liberté, madame la comtesse ne profiterait pas de la sienne.

LA COMTESSE.

Mais, Marton, c’est qu’il nie semble qu’une femme... Et puis je n’ai personne, moi, pour me conduire à ce malheureux bal.

MARTON.

Personne ? Eh bien, le chevalier ?

LA COMTESSE.

Le chevalier...

MARTON.

Ce n’est pas la peine de le garder, si on ne l’occupe pas à quelque chose.

LA COMTESSE.

Le chevalier ?... Oh ! non, Marton, je lui en veux à mort.

MARTON.

Et pourquoi cela ?

LA COMTESSE.

Parce qu’il a aidé le comte à me tromper.

MARTON.

Alors, raison de phis pour qu’il aide madame la comtesse à se venger.

LA COMTESSE.

Mais c’est que nous nous sommes quittés un peu froidement.

MARTON.

Eh bien, il faut le rappeler, alors ?

LA COMTESSE.

Comment le rappeler ?

MARTON.

Comme on rappelle les gens : par un petit billet du matin, par trois lignes, par un mot.

LA COMTESSE, un peu fière.

Ah ! ceci, Marton...

MARTON.

Dame ! qui veut la fin, veut les moyens. Encore une fois, madame la comtesse tient-elle ou ne tient-elle pas à aller à ce bal.

LA COMTESSE.

Si j’y tiens, Marton ?... Oh ! oui, j’y tiens.

MARTON.

Eh bien, que madame écrive donc !

LA COMTESSE.

Marton, il me semble que je fais mal.

Se mettant à la table.

D’ailleurs, comment lui dire... ? Je ne trouve pas de phrase.

 

 

Scène XIII

 

MARTON, LA COMTESSE, JASMIN, entrant du fond

 

MARTON.

Jasmin ! que veux-tu ?

JASMIN.

Je viens chercher la réponse de M. le comte pour le coureur qui a apporté le billet.

MARTON.

Ah ! pour l’homme aux couleurs bleu et argent ?

LA COMTESSE, écrivant.

Ah ! je n’hésite plus !

MARTON, à la Comtesse.

À la bonne heure !

 

 

Scène XIV

 

MARTON, LA COMTESSE, JASMIN, LE COMTE

 

LE COMTE, une lettre à la main.

Ma foi, j’ai refusé... Je trouve piquant de faire, pour ma femme, une infidélité à ma maîtresse.

LA COMTESSE, sans voir le Comte.

Tiens, Marton, porte cette lettre.

LE COMTE, à part.

Une lettre !... Elle aussi !

LA COMTESSE, se levant, aperçoit son mari.

Monsieur le comte !

LE COMTE.

Oui, c’est moi, comtesse, qui ai fait ma réponse... et je venais vous reparler de ce bal.

LA COMTESSE.

C’est inutile, monsieur... Vous avez, je le sais, l’emploi de votre complaisance... J’ai pris, moi, mes arrangements.

Elle salue et sort.

 

 

Scène XV

 

MARTON, LE COMTE, JASMIN

 

LE COMTE.

Elle a pris ses arrangements !...

Marton va pour sortir.

Restez, Marton.

À part.

Des arrangements !... au moment où, moi, je renonçais pour elle... Ah ! je ne veux pas être pris pour dupe !... Pardieu ! je saurai...

Haut.

Marton, qu’est-ce que c’est que ce billet que la comtesse vous a remis ? Chez qui le portez-vous ?

MARTON.

Monsieur le comte...

LE COMTE, à part.

Eh bien, que fais-je donc ?... J’interroge des valets ; j’espionne la comtesse.

Haut.

C’est bien ; ne me répondez rien, Marton, sortez.

Marton sort.

JASMIN, s’avançant.

Quelle réponse pour madame la marquise, monsieur le comte ?

LE COMTE.

Quelle réponse ?...

Il déchire sa lettre.

Dites que tout reste convenu pour ce soir comme je l’ai promis. Allez.

Jasmin sort.

 

 

Scène XVI

 

LE COMTE, seul

 

À quoi bon interroger Marton sur ce billet ? Ce billet ne peut être que pour le chevalier. Et c’est la même main qui tremblait dans la mienne, cette même main qui vient d’écrire... pour lui dire, à lui, tout ce que son regard me disait, à moi ! Mais, au reste, que m’importe que la comtesse aime ou n’aime pas le chevalier ?...

Avec colère.

Ce qui m’importe, c’est que... Dieu me pardonne, je suis jaloux !... Jaloux, toi, Candale... et de qui ? De ta femme. Oh ! si on le savait, chacun rirait de moi comme j’en ris moi-même...

Essayant de rire.

Ah ! ah ! ah !... Allons donc ! je ne suis pas jaloux ; je ne peux pas l’être. Qu’ai-je donc à dire et à faire là dedans ?... Ce que j’ai à dire ? ce que j’ai à faire ?... C’est que je l’aime, c’est que je déteste le chevalier, c’est que je voudrais qu’il vint maintenant, ne fût-ce que pour lui dire en face qu’il est un fat.

 

 

Scène XVII

 

LE CHEVALIER, LE COMTE

 

JASMIN, annonçant.

M. le chevalier de Valclos.

LE COMTE.

Ah !

Il pose son chapeau sur une table et se jette dans un fauteuil à droite.

Faites entrer.

LE CHEVALIER, en entrant.

Merci, Jasmin, merci.

À Candale.

Toi, ici ?

LE COMTE, se levant.

Eh bien, maintenant, il n’y a plus de doute.

LE CHEVALIER, à part.

Il ne quitte donc plus la maison ?... il devient insupportable.

Haut.

Bonjour, Candale. Enchanté de te rencontrer.

À part.

Le diable t’emporte !

LE COMTE.

Bonjour, chevalier ! À ton air triomphant, je parierais, que les affaires et surtout les plaisirs vont à merveille.

LE CHEVALIER.

Eh bien, parie, tu gagneras.

LE COMTE.

Vraiment ?

LE CHEVALIER.

Mais d’où te vient cet air si contrarié ? Voyons, qu’as-tu, Candale ? Conte-moi cela. Est-ce que je ne suis plus ton ami ? Est-ce que tu as encore quelque commission dont tu veuilles me charger pour la comtesse ? Tu sais que je suis à tes ordres ; ne te gène pas !

LE COMTE.

Non, merci, je viens de la voir... et de lui refuser moi-même ce qu’elle me demandait ; c’est probablement pour cela qu’elle t’a écrit.

LE CHEVALIER.

Ah ! ah !... tu sais que la comtesse m’a écrit ?

LE COMTE.

Pardieu ! te figures-tu qu’on me fait l’honneur de se cacher de moi ?

LE CHEVALIER.

Et tu sais aussi ce qu’elle m’a écrit alors ?

LE COMTE.

Oui, qu’elle désire te parler. N’est-ce point cela ?

LE CHEVALIER.

Et elle ajoute que je la trouverai seule.

LE COMTE.

Seule !... Ah ! ah !... Seule ?

LE CHEVALIER.

Seule.

LE COMTE.

Alors, il paraît que nous jouons cartes sur table.

LE CHEVALIER.

Et c’est toi qui, le premier, as abattu les tiennes.

LE COMTE.

Et tu acceptes la partie ?

LE CHEVALIER.

Oui ! à condition que tu seras beau joueur.

LE COMTE.

C’est mon habitude, chevalier, et tu me fais injure en croyant que je l’ai perdue.

LE CHEVALIER.

Eh bien, en ce cas, Candale...

LE COMTE.

Après ?

LE CHEVALIER, lui présentant son chapeau.

Est-ce que tu n’aurais pas, comme avant-hier, un tour à faire par la ville ?

LE COMTE, prenant le chapeau.

De la raillerie !...

LE CHEVALIER.

Pourquoi pas ? as-tu privilège du roi de railler tout seul ?

LE COMTE.

Non ; mais je voudrais savoir si, le lendemain des jours où tu railles, tu as l’habitude de te promener hors la ville ?

LE CHEVALIER.

Oui ; mais seulement pas de trop grand matin.

LE COMTE.

Oh ! cela va sans dire. Et tu te promènes toujours l’épée au côté ?

LE CHEVALIER.

Naturellement. Dame ! on est officier du roi, on est gentilhomme, on ne quitte pas son épée.

LE COMTE.

Comptais-tu te promener demain ?

LE CHEVALIER.

Je n’avais pas de projets ; mais, si j’espère rencontrer quelqu’un et surtout un ami, je ne me ferai pas faute de prendre ce plaisir, pourvu que cet ami cependant me dise de quel côté il se promènera lui-même.

LE COMTE.

Que penses-tu de l’allée de la Muette ?

LE CHEVALIER.

L’allée de la Muette ? Je dis que c’est une charmante allée, qu’on s’y voit de loin et qu’il n’y a point à s’y perdre.

LE COMTE.

Surtout vers le midi, n’est-ce pas ?

LE CHEVALIER.

C’est justement mon heure.

LE COMTE.

Bon ! c’est tout ce que je désirais savoir. Adieu, chevalier.

LE CHEVALIER.

Adieu, comte.

LE COMTE.

À demain !

LE CHEVALIER.

À demain !

Le Comte se dirige vers son appartement. Marton paraît.

 

 

Scène XVIII

 

MARTON, LE CHEVALIER, LE COMTE

 

LE CHEVALIER.

Un mari qui se fâche, cela donne de la rareté à l’aventure... Ah ! Marton.

MARTON.

Madame la comtesse présente ses excuses à M. le chevalier, et lui fait dire qu’en ce moment, elle ne peut pas le recevoir.

LE COMTE, à part, sur le seuil de son appartement.

Ah !

MARTON.

Mais elle attend M. le chevalier à onze heures pour la conduire au bal masqué.

Mouvement du Comte.

LE CHEVALIER.

Au bal masqué ?

MARTON.

N’y manquez pas.

LE CHEVALIER.

Y manquer ? Oh ! par exemple ! Marton, remercie bien ta maîtresse, et dis-lui que je suis le plus heureux des hommes.

MARTON.

Ainsi, à onze heures ?

Elle sort par la gauche.

LE CHEVALIER.

J’y serai.

Il sort par le fond.

 

 

Scène XIX

 

LE COMTE, seul

 

À onze heures, la comtesse attend le chevalier pour aller avec lui au bal masqué. Elle ne me demandait donc de l’y conduire que pour être bien certaine de mon absence, par mon refus. Par exemple, ceci est trop fort et ne se peut supporter.

 

 

Scène XX

 

LE COMTE, LE COMMANDEUR

 

LE COMTE.

Ah ! venez, venez, mon oncle ; vous arrivez à propos.

LE COMMANDEUR.

Vraiment ?

LE COMTE.

Vous avez vu le roi ?

LE COMMANDEUR.

Parbleu ! je n’aime pas les choses qui languissent. J’ai rejeté la faute sur moi.

LE COMTE.

Et notre séparation ?

LE COMMANDEUR.

Je suis autorise à la poursuivre... Voici l’acte. Le roi se charge de la demande en nullité.

LE COMTE.

Donnez, mon oncle, donnez cet acte.

Il le prend et va à la table à gauche y mettre sa signature.

LE COMMANDEUR.

Que fais-tu ?

LE COMTE.

Vous le voyez bien, je le signe.

 

 

Scène XXI

 

MARTON, LA COMTESSE, LE COMTE, LE COMMANDEUR

 

LE COMTE, à la Comtesse.

Ah ! ah ! venez, madame, et soyez heureuse vous êtes libre.

LA COMTESSE.

Libre ! que veut dire... ?

LE COMMANDEUR, lui indiquant l’acte sur la table.

Regarde.

LA COMTESSE.

Notre séparation !... Vous avez signé ?

Elle prend la plume et signe vivement ; puis elle tend le papier au Commandeur.

Voilà ma réponse.

LE COMMANDEUR.

Comment ! si vite... et sans regret ?

LA COMTESSE, pleurant.

Des regrets ?... Oh ! non... non, mon oncle, de la joie.

LE COMTE.

Alors, je dois suivre cet exemple. Jasmin ! mon domino.

MARTON.

Et madame va-t-elle toujours au bal ?

LA COMTESSE.

Plus que jamais ! Viens.

Elle sort par la gauche. Marlon la soit.

LE COMTE.

Oh ! je la déteste.

Il sort par la droite.

LE COMMANDEUR.

Ouais ! on se déteste... On n’est donc plus indifférents ?... Je voulais infliger un châtiment ; ce n’est peut-être qu’une leçon que j’ai à donner... J’essayerai.

 

 

ACTE IV

 

Même décoration.

 

 

Scène première

 

LA COMTESSE, MARTON, puis LE COMMANDEUR

 

LA COMTESSE, sortant de sa chambre.

Eh bien, Marton ?

MARTON, entrant par la porte du fond.

M. le commandeur, madame.

Elle sort.

LA COMTESSE.

Oh ! mon oncle, que vous êtes bon de vous déranger ainsi, dès le matin, pour moi ! Mais vous m’excuserez, n’est-ce pas ? J’étais si tourmentée !

LE COMMANDEUR.

Tourmentée !... et de quoi ?

LA COMTESSE.

Oh ! mon oncle, si vous saviez !...

LE COMMANDEUR.

Voyons, parle.

LA COMTESSE.

C’est que vous allez me gronder... et vous aurez bien raison... Cependant, si vous saviez ce que je souffre, vous me trouveriez assez punie.

LE COMMANDEUR.

Punie ! et de quoi ?

LA COMTESSE.

De la faute que j’ai commise.

LE COMMANDEUR.

Tu as commis une faute ?

LA COMTESSE.

Et une bien grande, allez !

LE COMMANDEUR.

Mais quelle est cette faute enfin ? Voyons.

LA COMTESSE.

J’ai été au bal de l’Opéra !

LE COMMANDEUR.

Tout cela ?... Et seule ?

LA COMTESSE, embarrassée.

Oh ! non, mon oncle, pas seule.

LE COMMANDEUR.

Avec le chevalier ?

LA COMTESSE, honteuse.

Oui.

LE COMMANDEUR.

Et ensuite ?

LA COMTESSE.

Comment ! vous ne me grondez pas ?... Vous pouvez me pardonner ?

LE COMMANDEUR.

Moi ?... Mais qu’ai-je à te pardonner, puisque les choses se passent ainsi à votre cour et dans votre siècle ?

LA COMTESSE.

Hein ?... Vous dites, mon oncle ?...

LE COMMANDEUR.

Je dis, ma chère, que j’ai réfléchi ; j’ai compris qu’à force d’être rigoriste, je devenais suranné ; j’étais sur la limite, je le sens, où Caton touche à don Quichotte ; mais c’est fini, je renonce à mes gothiques préjugés de vertus domestiques et de régularité patriarcale ; j’adopte votre morale facile, j’approuve cette vie légère et trouve décidément vos mœurs très commodes. Que diable ! on a beau être vieux, il est toujours temps de s’amender.

LA COMTESSE.

Oh ! mon oncle, je ne sais si je rêve ! Est-ce bien vous que j’entends ?

LE COMMANDEUR.

Oui, c’est bien moi que tu entends, et qui, de plus, t’écoute toujours.

Il la conduit à un fauteuil à droite.

Voyons, assieds-toi, assieds-toi... Achève... Ce bal ?...

LA COMTESSE.

Vous saurez d’abord, mon oncle, que je n’y avais été que parce que j’étais jalouse !

LE COMMANDEUR.

Jalouse !... Et de qui ?

LA COMTESSE.

Du comte, mon oncle.

LE COMMANDEUR.

De Candale ?

LA COMTESSE.

Oui.

LE COMMANDEUR.

Chut ! Ah ! ma pauvre nièce, si on savait...

LA COMTESSE.

Que j’ai été à ce bal ?

LE COMMANDEUR.

Non, mais que tu es jalouse de ton mari... Mais, songes-y, ce serait du dernier bourgeois, tu serais perdue de réputation !

LA COMTESSE.

Oh ! tout ce que vous voudrez, mais si vous saviez la nuit que j’ai passée, après l’avoir vu donnant le bras à cette femme, à cette marquise. Oh ! j’étais furieuse !

LE COMMANDEUR.

Furieuse ! Et de quoi te plains-tu ? Ton mari était avec la marquise d’Esparville ; toi, tu étais avec le chevalier de Valclos... Tous les deux vous étiez dans la règle... La situation était irréprochable.

LA COMTESSE.

Oh ! mon oncle, vous n’auriez pas le courage de plaisanter si vous saviez ce qui est arrivé, j’en suis sûre.

LE COMMANDEUR.

Mais qu’est-il donc arrivé ?

LA COMTESSE, se levant.

Imaginez-vous qu’en sortant, sous le vestibule de l’Opéra...

LE COMMANDEUR.

Le vestibule ?

LA COMTESSE.

Eh bien, un officier qui me suivait depuis quelque temps, qui peut-être m’a reconnue, qui affectait, j’en suis sûre, de me prendre pour une autre, s’est approché de moi et m’a dit tout bas quelques mots si inconvenants, que j’en ai malgré moi serre le bras du chevalier ; si bien qu’il s’en est aperçu ; et, comme il avait été d’une humeur massacrante toute la soirée, il a demandé avec beaucoup de hauteur à cet officier ce qu’il avait à me dire ; celui-ci lui a répondu que, s’il était curieux de le savoir, il n’avait qu’à venir lui-même le demander à M. de Saillant, capitaine aux gendarmes du roi, rue de Grenelle, n° 24. De sorte que je crois, mon oncle, que, ce matin, ils doivent se battre.

LE COMMANDEUR.

Se battre ?

LA COMTESSE.

Oui ; et vous comprenez que, si l’on venait à être sûr que j’étais à ce bal, au bras du chevalier, que le chevalier a pris une querelle à mon occasion ! oh ! alors je serais perdue, et jamais Candale ne me pardonnerait.

LE COMMANDEUR.

Tu crois qu’il t’en voudrait ?... Au fait, c’est possible !... Entre gens comme il faut, tout est toléré, tout... excepté peut-être un éclat !... Nous voulons aujourd’hui de l’immoralité sans bruit et du désordre en famille. Après tout, cela peut se réparer encore, rien n’est désespéré. M. de Saillant a-t-il reconnu le chevalier ?

LA COMTESSE.

Non, le chevalier était maqué, et, par délicatesse pour moi, sans doute, il a eu la prudence de ne donner ni son nom ni son adresse.

LE COMMANDEUR.

Alors, un seul moyen à prendre.

LA COMTESSE.

Lequel ?

LE COMMANDEUR.

C’est d’envoyer chercher le chevalier et d’exiger qu’il ne donne pas suite à cette affaire.

LA COMTESSE.

Exiger du chevalier ?...

LE COMMANDEUR.

Sans doute. Et de qui exigerais-tu, si ce n’est de lui ?

LA COMTESSE.

Mon oncle...

LE COMMANDEUR.

De lui que tu aimes, dont tu es aimée... Un chevalier dont les titres sont inattaquables... breveté par le mari !... Oh ! il a ses parchemins, et j’ajouterai, même, si c’était encore un titre, qu’il sera bientôt ton époux.

LA COMTESSE.

Mon époux ?...

LE COMMANDEUR.

Sans doute ! Oublies-tu que votre demande en nullité de mariage est signée par Candale et par toi, que bientôt tu seras libre d’épouser le chevalier ? Il est vrai qu’alors et dès ce moment, tu deviendras libre aussi de ne plus l’aimer.

LA COMTESSE.

Ah ! mon oncle, alors je ne l’aimerai pas plus que je ne l’aime aujourd’hui ; car j’ai peur d’en aimer un autre.

LE COMMANDEUR.

Comment, un autre ?... un second, ou plutôt un troisième ?

LA COMTESSE.

Non, mon oncle, non... Le premier et, je crois, le seul... Candale !

LE COMMANDEUR, allant pour l’embrasser.

Candale !...

Se retenant, à part.

Non !... Si je ne m’étais pas retenu, je l’aurais embrassée ; mais il n’est pas temps encore.

Haut.

Comment, malheureuse ! tu aimes ton mari ?... ton mari ! Mais où allons-nous, bon Dieu ! où allons-nous ?

LA COMTESSE.

Oh ! mon oncle, vous êtes sans pitié ! Mais l’heure se passe, et, pendant ce temps, peut-être le chevalier... Envoyez-le chercher vous-même... Moi, pour sauver ma vie, je ne le ferais pas.

LE COMMANDEUR.

Eh bien, tu as raison, je vais écrire au chevalier.

Il se met à la table à gauche.

LA COMTESSE.

Merci, mon oncle !... Oh ! si j’échappe de celle-ci, ce sera une leçon pour toute ma vie.

LE COMMANDEUR.

Tiens, j’entends ton mari.

LA COMTESSE.

Mon mari ! Je me sauve, mon oncle.

LE COMMANDEUR.

Pourquoi ?

LA COMTESSE.

S’il devinait ce qu’il y a pour lui au fond de mon cœur...

LE COMMANDEUR.

Tu as raison, ma pauvre fille... Ce serait à en mourir de honte. Le voici.

LA COMTESSE.

Ah !

Elle se sauve par la gauche.

 

 

Scène II

 

LE COMMANDEUR, qui continue à écrire, LE COMTE

 

LE COMTE.

Ah ! je fais fuir votre nièce, à ce qu’il paraît ?

LE COMMANDEUR.

Ma nièce ? Pourquoi veux-tu qu’elle se donne la peine de l’éviter ?

LE COMTE, avec amertume.

Oui, en effet...

LE COMMANDEUR, qui a cacheté sa lettre.

Voici mon billet terminé... Il me faut un de tes gens pour l’envoyer.

LE COMTE.

À l’instant, mon oncle.

Il sonne ; entre un Domestique.

Cette lettre de M. le commandeur à son adresse.

LE COMMANDEUR.

C’est à deux pas d’ici : le chevalier de Valclos.

Le Domestique sort, emportant la lettre.

LE COMTE.

Le chevalier ?... Et vous lui écriviez... ?

LE COMMANDEUR.

Que la comtesse l’attend ici.

LE COMTE.

Ma femme !

LE COMMANDEUR.

Ah ! je n’ai pas dit ta femme... Et à quoi hon, puisqu’elle va cesser de l’être, puisque tous deux vous l’avez voulu ?

LE COMTE.

Mais, tandis qu’elle porte encore mon nom, rappeler ici le chevalier !

LE COMMANDEUR.

Mais, hier, ta femme portait encore ton nom, mais elle devait le porter toujours ; tu savais les projets du chevalier contre ton honneur, et cela ne l’a pas empêché, tu me l’as dit et répété toi-même, de lui ouvrir la porte à deux battants.

LE COMTE.

Hier encore, oui, c’est vrai ; mais aujourd’hui...

LE COMMANDEUR.

Eh bien, aujourd’hui, est-ce parce que l’amour de la comtesse et de Valclos peut devenir légitime que tu veux y mettre obstacle ?

LE COMTE, découragé.

Vous avez raison... Puisque la comtesse a voulu briser tous les liens qui l’attachent à moi, qu’elle fasse ce qu’elle voudra. Mais il était inutile d’envoyer cette lettre au chevalier, mon oncle ; car, je vous en préviens, votre billet ne le trouvera pas chez lui.

LE COMMANDEUR.

Et pourquoi cela ?

LE COMTE.

Parce qu’à l’heure qu’il est, il doit être sous les verrous.

LE COMMANDEUR.

Sous les verrous ! Qui l’y a fait mettre ?

LE COMTE.

Moi.

LE COMMANDEUR.

Toi ! Est-ce que, maintenant, tu en es réduit à défendre ton honneur par lettre de cachet ?

LE COMTE.

Il ne s’agit pas ici de lettre de cachet ; mais il faut que vous sachiez que votre nièce, qui se plaignait de mes procédés, votre nièce, dont vous me vantiez tant l’innocence, la retenue, dont vous me faisiez valoir les souffrances si cruelles et si discrètes... a été cette nuit au bal de l’Opéra.

LE COMMANDEUR.

Au bal de l’Opéra !... Eh bien, tu dois être flatté de savoir qu’elle te prend si bien pour modèle ?

LE COMTE.

Oui ; mais le chevalier, qui lui donnait le bras, a eu une querelle, à cause de la comtesse, avec M. de Saillant, et devait se battre avec lui ce matin.

LE COMMANDEUR.

S’il le devait, il le doit encore.

LE COMTE.

Non, mon oncle ; car J’ai fait prévenir la connétablie que le chevalier de Valclos avait un duel... On a dû s’assurer de lui.

LE COMMANDEUR.

La connétablie ?... Et c’est toi qui as recours à de pareils moyens pour empêcher un gentilhomme de se trouver à un rendez-vous d’honneur ?

LE COMTE.

Qu’importe ! si l’adversaire de ce gentilhomme trouve toujours quelqu’un au rendez-vous ?

LE COMMANDEUR.

Quelqu’un ! et qui donc ?

LE COMTE.

Moi, mon oncle !

LE COMMANDEUR.

Toi ?

LE COMTE.

M. de Saillant ne sait pas à qui il a eu affaire ; Valclos est resté masqué et inconnu ; car j’ai tout su, tout vu, tout entendu, mon oncle.

LE COMMANDEUR.

Eh bien ?

LE COMTE.

Eh bien, mon devoir était tracé : empêcher à tout prix... à tout prix, entendez-vous !... que Valclos et M. de Saillant pussent se rencontrer. Oui, sachez, mon oncle, que, s’il peut y avoir des choses que la mode me défend de gêner, il y en a d’autres que mon honneur ne me permettra jamais de souffrir. Que ma femme ait un caprice, et que Valclos lui fasse entendre raison pour ce caprice, très bien ; qu’il la conduise au bal de l’Opéra, quand, moi, j’y suis entraîné de mon côté avec la marquise, il faut bien que je le tolère !... Mais, lorsqu’un insolent a outragé la comtesse de Candale et qu’il s’agit de se battre pour elle... oh ! un instant, mon oncle, cela n’est plus l’affaire de Valclos, c’est la mienne !

LE COMMANDEUR, allant pour l’embrasser.

Candale !...

Se retenant, à part.

Non, contenons-nous encore !

Haut.

Allons, Candale, tu es encore mon neveu, je le vois. Eh bien, tu mérites que je t’apprenne quelque chose. Sache donc que la comtesse est au désespoir de ce qui est arrivé ; et, si elle a consenti à envoyer chercher le chevalier, c’est uniquement pour obtenir de lui qu’il renonce à ce duel.

LE COMTE.

Au fait, c’est bien le moins qu’il fasse cela pour elle. Quand une femme affiche son amour pour un homme, comme elle le fait pour le chevalier, cet homme lui doit bien quelque dédommagement.

LE COMMANDEUR.

Afficher son amour ?... Ah çà ! tu te figures toujours qu’elle aime le chevalier, ta femme ?

LE COMTE.

Mais il me semble, à moins que d’être aveugle...

LE COMMANDEUR.

Eh bien, voilà ce qui te trompe.

LE COMTE.

Comment ?

LE COMMANDEUR.

La comtesse n’aime pas le chevalier.

LE COMTE.

Vraiment ! après ce qui s’est passé ?

LE COMMANDEUR.

Et si ce qui s’est passé est arrivé justement parce qu’elle n’aime pas le chevalier ?

LE COMTE.

Ah ! s’il vous plaît, mon oncle, ceci mérite explication.

LE COMMANDEUR.

Si ce qu’elle a fait, elle l’avait fait justement parce qu’elle en aime un autre ?

LE COMTE.

Un autre ?

LE COMMANDEUR.

Si elle n’avait été au bal que poussée par la jalousie ?

LE COMTE.

La comtesse jalouse ?

LE COMMANDEUR.

Oui, la comtesse jalouse !

LE COMTE.

De qui ?

LE COMMANDEUR.

De qui ?... Qu’est-ce que cela te fait ? Je suis vraiment bien bon...

LE COMTE.

Oh ! un instant, mon oncle, vous en avez dit trop ou trop peu. La comtesse en aime un autre !... La comtesse est jalouse d’un autre !... La comtesse aurait été au bal avec le chevalier pour y suivre un autre que le chevalier !... Mais cet autre, quel est-il donc ?

LE COMMANDEUR.

Comment ! malheureux, tu ne devines pas ?

LE COMTE.

Moi ?

LE COMMANDEUR.

Eh bien, oui, c’est toi, ingrat !

LE COMTE, lui sautant au cou.

Ah ! mon oncle, vous êtes le roi des oncles. Imbécile que je suis ! n’avoir pas vu tout cela ! Mais c’est clair comme le jour, le diable m’emporte !... Eh bien, voilà ce que c’est que d’être trop modeste.

LE COMMANDEUR.

Ça n’est pas ce que j’attendais de toi.

LE COMTE, ivre de joie.

Elle m’aime !...

Il fait un pas pour sortir.

LE COMMANDEUR.

Où vas-tu ?

LE COMTE.

Chez ma femme, parbleu !... Ah ! mon duel !... et M. de Saillant !... Non, non, je ne dois pas la revoir !... Tenez, mon oncle, vous méconnaissez, vous savez que j’ai eu dans ma vie dix rencontres pour une, et que. Dieu merci ! je m’en suis toujours galamment tiré, à la Bastille près. Aussi, aujourd’hui, n’est-ce pas mon adversaire qui me trouble... Une jolie lame, une main malheureuse, c’est vrai... Mais, si je voyais la comtesse, avec ses beaux yeux, son délicieux sourire,  

Étonnement croissant du Commandeur.

avec sa voix douce qui va droit au cœur... l’idée que tout cela est à moi et que, dans deux heures peut-être, j’aurai perdu tout cela, comme un sot, je crois que je ne serais plus aussi maître de moi... Vrai, cela me tournerait la tête.

LE COMMANDEUR.

Mais tu l’aimes donc aussi, toi ?

LE COMTE.

Eh ! oui, mon oncle, je l’aime !

LE COMMANDEUR, l’embrassant.

Allons donc ! j’ai eu de la peine à t’y amener ; mais te voilà enfin dans l’honnêteté, dans la vérité, dans le bonheur. Finissons-en avec cette mascarade du cœur née d’une orgie de l’imagination !... sois tout simplement un bon mari, un honnête homme, car tu n’as pas encore cessé, je le vois, d’être un vrai gentilhomme. Va défendre ton honneur, va défendre ta femme, et ne doute pas de ton triomphe, en te battant pour elle, car, si tu as pu mériter un moment de la perdre, te voilà redevenu digne de la reconquérir.

LE COMTE.

Oui, oui, mon oncle... Voici l’heure... Le rendez-vous est à deux pas d’ici, dans le jardin d’un ami, le duc de Marsin, derrière l’hôtel des Missions étrangères, en face du mien... Et, puisqu’il n’y a plus à craindre que le chevalier ne trouble la fête, puisque nous nous sommes débarrassés de lui...

LE COMMANDEUR.

Puisqu’il est sous les verrous...

JASMIN, annonçant.

M. le chevalier de Valclos.

 

 

Scène III

 

LE COMMANDEUR, LE CHEVALIER, LE COMTE

 

LE COMTE.

Le chevalier !

LE COMMANDEUR.

Comment, lui ?

LE COMTE, à part.

Libre !

LE CHEVALIER.

Tiens !... il paraît que je fais de l’effet !... Cependant, ou devait m’attendre ici ; car je reçois à l’instant le billet de M. le commandeur, au moment où j’allais rentrer chez moi.

LE COMTE.

Comment ! tu rentrais ?

LE CHEVALIER.

Sans doute ; j’étais parti dès l’aube.

LE COMTE, à part.

La connétablie l’a manqué !

LE COMMANDEUR, à part.

Tout s’explique.

LE CHEVALIER.

Je voulais trouver deux de mes amis avant l’heure où ils reviennent se coucher, les prier de me servir de témoins.

LE COMTE.

De témoins ?

À part.

Diable !

Haut.

Mais tu as donc un duel ?... Ah ! c’est vrai... avec moi.

LE CHEVALIER.

Avec toi...

À part.

Il ne se doute de rien, c’est parfait !

LE COMTE.

Chevalier, hier, je ne sais où j’avais la tête ; mais je crois que j’ai été te chercher une sotte querelle. Je t’en demande pardon.

LE CHEVALIER.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

LE COMTE.

Cela veut dire, mon cher, que, lorsqu’on a eu un tort envers un ami, et lorsqu’on l’a supposé... ce qu’il n’était pas... il est d’un galant homme de reconnaître son tort, et je le reconnais. Ta main, chevalier !

LE CHEVALIER.

Ah ! la voici de grand cœur.

LE COMMANDEUR, riant.

Il ne veut pas la mort du mari.

LE CHEVALIER, joyeux.

Mais alors tu m’abandonnes donc tout à fait la place ?

LE COMTE.

Oh ! mon Dieu, oui... Seulement, tu comprends une chose...

LE CHEVALIER.

Laquelle ?

LE COMTE.

Du moment que je ne serai plus le mari de ma femme, et que tu pourras le devenir, toi, je deviens l’amant de la comtesse.

LE COMMANDEUR.

C’est naturel.

LE COMTE.

Alors, nous lui faisons la cour tous deux. Dès ce moment, je deviens le fruit défendu.

LE COMMANDEUR.

C’est-à-dire, toujours le plus envié...

LE COMTE.

Et je ne te dis que cela. Prends garde à toi ! la plus belle chasse n’est pas pour le seigneur.

LE COMMANDEUR, prisant.

Elle est pour le braconnier.

Ils rient.

LE CHEVALIER, à part.

Ah çà ! ils ont l’air de se moquer de moi !...

Piqué.

Je vais trouver de Saillant, et, ensuite, ou ne sera pas tenté de rire à mes dépens peut-être.

Haut.

Au revoir.

LE COMTE.

Comment ! tu sors ?

Au Commandeur.

Retenez-le, mon oncle... Il veut me prendre mon duel... – La comtesse !... Je suis tranquille, il ne partira pas.

 

 

Scène IV

 

LE CHEVALIER, LA COMTESSE, LE COMTE, LE COMMANDEUR

 

LA COMTESSE.

Le chevalier !

Apercevant le Comte.

M. de Candale !

LE COMTE.

Oui, moi ; mais que je ne vous gêne pas, comtesse ; je vous le jure, vous ne pourriez me faire plus grand plaisir que de tenir ici longue compagnie au chevalier.

LA COMTESSE.

Ce dédain, cette indifférence...

LE COMTE, avec émotion.

De l’indifférence ! mais, dût-on cesser de vivre ensemble, il y a des moments où l’on éprouve le besoin de se tendre la main.

LA COMTESSE.

Ma main?... La voici, comte.

LE COMMANDEUR, à part.

Comme ils s’aiment !

LE CHEVALIER, intrigué.

On me rendrait un fier service de me dire ce que je fais ici.

LE COMMANDEUR, à Candale.

Partons !

À la Comtesse.

Nous avons une affaire avec Candale.

Bas, à la Comtesse.

Retiens ici le chevalier.

LA COMTESSE.

Pourquoi ?

LE COMMANDEUR, bas.

Nous avons trouvé un moyen d’empêcher son duel avec M. de Saillant.

LA COMTESSE, vivement.

Ah !

Haut.

Chevalier, deux mots... Si M. de Candale veut bien le permettre.

LE COMMANDEUR.

Il permet.

LA COMTESSE.

Mais...

LE COMTE.

Oui... car je n’ai plus rien à craindre pour mon honneur. Ah ! cette pensée me rend heureux !

Avec élan.

Qu’elle me rende fort maintenant ! Adieu, comtesse... Non, au revoir !

Il sort avec le Commandeur.

 

 

Scène V

 

LE CHEVALIER, LA COMTESSE

 

LA COMTESSE, à part.

Serais-je aimée ?...

LE CHEVALIER, à part.

Décidément, fait-on de moi une dupe ? Oh ! nous allons voir !

Haut.

Je suis à vos ordres, madame ; mais daignez ne pas me les faire attendre... Une affaire grave me réclame à l’instant.

LA COMTESSE, à part.

Il ne partira pas...

Haut.

Chevalier...

Elle s’assied à droite.

LE CHEVALIER.

Eh bien, comtesse ?...

Elle lui fait signe de s’asseoir.

C’est inutile, madame... Parlez.

LA COMTESSE, vivement.

Chevalier, vous voulez vous battre.

LE CHEVALIER.

Moi ?

LA COMTESSE.

Vous !... avec M. de Saillant. Malgré mon trouble, hier, j’ai tout surpris, je sais tout.

LE CHEVALIER.

Eh bien, madame, quand cela serait ?

LA COMTESSE.

Il ne faut pas, monsieur, que ce duel ait lieu.

LE CHEVALIER.

Vous me demandez... ?

LA COMTESSE.

Je vous demande un grand sacrifice, je le sais ; mais écoutez-moi : M. de Saillant vous a parlé à visage ouvert, et vous lui avez répondu masqué ; il ignore qui vous êtes ; vous n’êtes engagé en rien... Tandis que, si vous vous battez, on saura pourquoi et pour qui !... et aux yeux du monde...

LE CHEVALIER, avec amertume.

Eh ! madame, le monde est en fonds d’indulgence, et ce n’est pas son jugement que vous redoutez.

LA COMTESSE.

Est-ce un aveu que vous voulez, chevalier ?... Eh bien, oui, cela est vrai, j’ai trouvé dans mon mari, non-seulement un homme bon, spirituel, mais encore un gentilhomme plein de courtoisie, s’en rapportant à ma délicatesse, se confiant à ma dignité ! Et j’ai compris, chevalier, que, même en pensée, je ne pouvais plus tromper un pareil homme.

LE CHEVALIER.

Oh ! dites mieux que cela, madame, soyez franche : dites que vous l’aimez.

LA COMTESSE.

Eh bien, oui, monsieur le chevalier, je l’aime. J’étais au moment de me perdre ; mais mon sort, mon honneur sont entre vos mains... Chevalier, soyez généreux !

LE CHEVALIER.

Permettez, madame ! si votre honneur est engagé, le mien aussi est en jeu. M. de Saillant ne connaît pas mon nom ; M. de Saillant n’a pas vu mon visage, c’est vrai ! mais M. de Saillant sait qu’il attend un gentilhomme, et, moi, je sais que je suis attendu. Si je manquais à un rendez-vous, vis à-vis d’un homme redoutable... comme M. de Saillant, justement parce que j’avais un masque sur le visage, toute la noblesse de France serait déshonorée... C’est impossible !

LA COMTESSE.

Impossible !

LE CHEVALIER.

Si je faisais aujourd’hui ce que vous me demandez, demain, comtesse, demain, vous seriez la première à me mépriser. D’ailleurs, le rôle que je joue ici me fatigue. M. de Saillant me tombe sous la main, juste an moment où j’ai besoin de tuer quelqu’un... C’est son affaire, tant pis pour lui !

LA COMTESSE.

Ainsi, vous me refusez ?

LE CHEVALIER.

Pardonnez-moi, madame, mais je dois...

Il fait un pas pour sortir. On entend une rumeur et des voix sous la fenêtre.

LA COMTESSE.

Quel est ce bruit ?

LE CHEVALIER, s’arrêtant.

Un cliquetis d’épées, sous vos fenêtres.

LA COMTESSE.

Dans le jardin de M. le duc de Marsin !

LE CHEVALIER, allant à la fenêtre.

À dix heures !... en plein soleil !... c’est un duel !

LA COMTESSE, saisie.

Un duel ?... Ah ! mon Dieu !

LE CHEVALIER, cherchant à voir.

Oui, oui, un duel !... Diable ! la lutte est vive, acharnée... Ils disparaissent sous les arbres... Non, les voici... Ah ! qu’ai-je-vu ? Saillant !... Je crains de deviner...

LA COMTESSE, poussant un cri.

Et moi, je devine... Mon mari !

LE CHEVALIER.

Candale ?... Oh ! c’est une trahison. Arrêtez !... à moi !... Je veux ma place... et je cours.

LA COMTESSE, voulant l’arrêter.

Chevalier, par grâce !...

LE CHEVALIER, ébranlant la porte, fermée en dehors.

Enfermé avec elle ! Ah ! ce n’est pas ici qu’on avait peur de moi !

LA COMTESSE.

Le bruit cesse... Le combat est fini.

LE CHEVALIER.

Pas encore !... Dussé-je briser cette porte !...

LA COMTESSE.

On l’ouvre.

La porte s’ouvre ; le Commandeur paraît très pâle.

 

 

Scène VI

 

LE CHEVALIER, LE COMMANDEUR, LA COMTESSE

 

LE CHEVALIER.

M. le commandeur !

LA COMTESSE.

Mon oncle !

LE COMMANDEUR.

Tout est fini, monsieur.

LE CHEVALIER.

Fini ! – Monsieur le Commandeur, Candale vient d’usurper un droit qui m’appartenait : le droit de venger une insulte.

LE COMMANDEUR.

Quand la comtesse de Candale est insultée, monsieur, c’est au comte de Candale seul qu’appartient le droit de se battre.

LA COMTESSE.

Mais mon mari ?... mon mari ?

LE COMMANDEUR.

Je ne puis encore rien l’apprendre.

LA COMTESSE.

Il me sauve au prix de son sang, par devoir !

LE COMMANDEUR.

Dis donc par amour.

LA COMTESSE.

Que dites-vous ?... Mais... il est atteint, mortellement peut-être ?

LE COMMANDEUR.

Je ne sais. Je n’ai pu forcer l’entrée de l’hôtel ; M. de Marsin l’avait fait défendre pour tout le monde.

LA COMTESSE.

Ah ! mon Dieu !

LE COMMANDEUR.

Oui... mais des ouvriers qui, du haut d’un échafaudage avaient vu tout le combat, m’ont dit que l’un des deux adversaires avait été grièvement blessé ; ils ne savent pas lequel.

LA COMTESSE.

Ah ! c’est Candale, mon Dieu ! c’est Candale !

LE COMMANDEUR.

Attendez ! on monte l’escalier.

LA COMTESSE.

C’est son pas.

La porte s’ouvre, le Comte paraît ; la Comtesse se jette dans ses bras, en poussant un cri.

Ah !

 

 

Scène VII

 

LE CHEVALIER, LE COMMANDEUR, LE COMTE, LA COMTESSE

 

LE COMMANDEUR, tombant dans un fauteuil.

Ah !

LE CHEVALIER.

Monsieur le commandeur...

LE COMMANDEUR.

Que voulez-vous, chevalier ! on est oncle.

LA COMTESSE, dans les bras du Comte.

Vous n’êtes pas blessé ?

LE COMTE.

Non, Dieu merci !

LE COMMANDEUR.

Tu lui as donc donné un coup d’épée, à ton fier-à-bras ?

LE COMTE.

Ma foi, oui, mon oncle, au beau travers du corps. Je n’avais pas le temps de choisir la place ; j’étais pressé.

LE CHEVALIER, au Comte.

Candale !...

JASMIN, effaré, entrant par le fond.

Monsieur le comte, l’hôtel est occupé par la connétablie.

LE COMMANDEUR.

Diable ! le roi n’entend pas raison sur les duels ! Tu ne te soucies pas de retourner à la Bastille ?

LE COMTE.

Non pas, mon oncle, et surtout dans ce moment-ci !

LE COMMANDEUR, voyant entrer les Officiers de la connétablie.

Trop tard !... Ah ! mon pauvre Candale !... ce coup d’épée le coûtera cher.

 

 

Scène VIII

 

LE COMMANDEUR, LE CHEVALIER, LE COMTE, LA COMTESSE, UN OFFICIER, GARDES, au fond

 

LE COMTE, allant au-devant de l’Officier.

Qui demandez-vous, messieurs ?

L’OFFICIER.

M. le chevalier de Valclos.

LE COMTE.

Hein ?

LE CHEVALIER.

C’est moi, monsieur.

L’OFFICIER.

Au nom du roi et de messeigneurs les maréchaux de France, monsieur le chevalier de Valclos, je vous arrête.

LE COMTE.

Comment ?

LE CHEVALIER.

Moi ? c’est moi que vous arrêtez ?

L’OFFICIER.

Ne deviez-vous pas vous battre ?

LE COMMANDEUR, bas, au Chevalier.

Pour laisser la place à Candale, nous vous avions dénoncé.

L’OFFICIER, au Chevalier.

N’avez-vous pas blessé M. de Saillant ?

LE CHEVALIER, embarrassé.

Monsieur...

L’OFFICIER.

M. de Saillant n’est pas encore en état d’être interrogé ; mais nierez-vous ?

LE CHEVALIER.

Je ne nie rien, monsieur ; c’est moi qui ai blessé M. de Saillant.

LE COMMANDEUR.

Hein ?

LE COMTE.

Par exemple !

LE CHEVALIER, bas, au comte.

Tais-toi !

À l’Officier.

Dans un moment, monsieur, je suis à vous.

LE COMTE.

Que signifie ?

LE CHEVALIER.

Cela signifie que, tandis que l’on m’emmène à la Bastille, tu gagnes rapidement la Lorraine ou le Comtat. Demain, dans quelques heures, il sera prouvé que je ne me suis pas battu ; donc, aucun risque pour moi. Dans six semaines, M. de Saillant guérit ; dans deux mois, tu reparais à la cour comme si rien ne s’était passé. Il n’y a que moi, dans tout cela, dont on se moque un peu... moi heureux en duel comme en conquête ; mais il était écrit qu’une fois au moins je prendrais ta place. Un peu de générosité, comte, et laisse-moi ma revanche.

LE COMMANDEUR.

Ah ! monsieur de Valclos, je retrouve votre père !

LE COMTE.

Mais, pour moi, compromettre ta liberté...

LE CHEVALIER.

Ma liberté ! et qu’est-ce que tu veux que j’en fasse, tandis que, toi, tu as un si bon emploi de la tienne ? Comtesse, vous m’avez offert votre amitié ; j’aime mieux cela que de tout perdre. Mes amis, au revoir !

À l’Officier, resté au fond avec les Gardes.

Messieurs, à vos ordres !

Il sort, suivi de l’Officier et des Gardes.

 

 

Scène IX

 

LE COMTE, LE COMMANDEUR, LA COMTESSE

 

LE COMMANDEUR, au Comte.

Maintenant, à ton tour, pars !

LA COMTESSE.

Est-ce que vous ne venez pas avec nous, mon oncle ?

LE COMMANDEUR, tirant un papier de sa poche.

Impossible ! il faut que je reste à Paris.

LE COMTE.

Et pour quoi faire ?

LE COMMANDEUR.

Mais pour poursuivre votre demande en séparation.

LE COMTE.

Oh ! mon oncle, déchirez, déchirez !

LA COMTESSE.

Déchirez !

LE COMMANDEUR.

Allons, je crois décidément que je puis être tranquille pour mon majorat. 

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