Les Pères malheureux (Denis DIDEROT)

Petite tragédie en prose et en un acte.

1770.

 

Personnages

 

UN PÈRE

UNE MÈRE

DEUX ENFANTS

UN VIEILLARD appelé Simon

UN CAVALIER d’un certain âge

 

Costume

 

Celui de l’extrême indigence de la campagne, excepte dans le cavalier.

 

Le lieu de la scène est à l’entrée d’une épaisse forêt. On voit deux pauvres cabanes. La forêt forme le fond ; des montagnes escarpées bordent les deux côtés. Ce doit être l’horreur d’un beau paysage.

 

 

PROLOGUE

 

Salomon Gessner, si connu par son poème d’Abel, et si justement célèbre par des idylles pleines de sensibilité et de délicatesse, a composé dans sa langue un petit drame en un acte et en prose, qu’il a intitulé Éraste. Il y a dans l’Éraste de Gessner un fils chassé par son père, une chaumière, une femme, deux enfants et un vieux serviteur, qui fait un vol pour tirer ses maîtres d’une misère urgente. C’est le père qui est volé. Le hasard conduit ce père dans la chaumière, où il reconnaît son voleur et retrouve son fils ; il pardonne à l’un et se réconcilie avec l’autre. Marmontel a pris de l’Éraste de Gessner ce qu’il a voulu, et il en a composé son Sylvain[1]. J’ai laissé le sujet tel que Gessner l’a conçu ; ce que j’ai changé à la conduite ne vaut pas la peine d’en parler, quoique le drame de Gessner n’ait que dix scènes et que le mien en ait vingt. Mais le ton de la poésie dramatique et celui de la poésie pastorale ou élégiaque étant fort différents, j’ai récrit et dialogué le tout à ma manière. C’est l’amusement de quelques matinées dont je ne prétends pas le moindre éloge. Si l’on jouait ce drame en famille, je ne doute point que l’intérêt des auditeurs pour les personnages qui seraient en scène ne fût très vif. Peut-être n’en serait-il pas de même sur un théâtre public.

 

 

Scène première

 

LA MÈRE et SES DEUX ENFANTS

 

La mère entre, tenant par la main le plus jeune, et chargée d’un filet, d’une poignée d’osiers. L’aîné suit avec une corbeille commencée.

LA MÈRE.

Petits, écoutez. Nous n’avons jamais été...

À part.

Qu’allais-je leur dire !... Simon est allé à la ville, votre père à la chasse, moi, je vais retourner à mon ouvrage ; vous, asseyez-vous sur le chemin de votre père. Voilà votre filet et vos outils, votre corbeille et des osiers ; travaillez bien. Mes pauvres petits, il faut travailler de toutes vos forces.

L’AÎNÉ.

Nous ne perdrons pas un moment.

LE PLUS JEUNE.

Pas un moment... Donnez la main.

Elle leur tend une main qu’ils baisent et qu’elle ne peut retirer.

LA MÈRE.

Je ne puis m’en séparer... ni les voir... S’ils savaient...

 

 

Scène II

 

LES DEUX ENFANTS

 

Ils sont assis à terre. L’un tresse un filet, l’autre achève une corbeille. Ils causent à bâtons rompus, comme lorsqu’on travaille.

LE PLUS JEUNE.

Dites-moi donc, mon frère, d’où vient qu’ils sont tous aujourd’hui si tristes ?

L’AÎNÉ.

Je n’en sais rien...

LE PLUS JEUNE.

Est-ce que papa serait mécontent de maman, ou maman de papa, ou tous les deux de Simon ?...

L’AÎNÉ.

Oh ! non, ils s’aiment tant...

LE PLUS JEUNE.

Avez-vous vu Simon quand il est parti ? Il avait son bonnet renfoncé sur sa tête, il serrait les dents, il avait les poings fermés, il regardait en haut comme font les hommes, quand ils sont en colère.

L’AÎNÉ.

Je l’ai vu...

LE PLUS JEUNE.

Et maman, l’avez-vous remarquée ?... Quand papa vient, elle prend un visage gai ; mais elle pleure quand il n’y est pas.

L’AÎNÉ.

C’est la même chose de papa. Hier, en rentrant dans la cabane, il essuyait ses yeux avec ses mains, et comme je m’en apercevais, il me dit : Petit garçon, il ne faut pas dire cela à votre mère, entendez-vous !... Aussi je me suis tu...

LE PLUS JEUNE.

Certainement ils ont fait quelque chose que nous ne savons pas.

L’AÎNÉ.

Que nous ne savons pas !... Oh non... mon frère ?

LE PLUS JEUNE.

Quoi ?

L’AÎNÉ.

N’avez-vous rien fait qui les ait fâchés ?

LE PLUS JEUNE.

Et vous ?

L’AÎNÉ.

Non.

LE PLUS JEUNE.

Ni moi non plus... Cela est singulier, ils n’ont de chagrin que quand ils ne sont pas ensemble.

L’AÎNÉ.

Et ce chagrin semble s’augmenter quand ils sont chacun séparément avec nous.

LE PLUS JE UNE.

Il est vrai. Quand je suis seul avec papa, il me regarde, puis il soupire.

L’AÎNÉ.

Maman en fait autant. Quand je suis seul avec elle, elle me regarde, puis elle pleure... Écoutez, mon frère, mais n’en parlez pas.

LE PLUS JEUNE.

Je ne suis pas trop causeur.

L’AÎNÉ.

J’ai découvert que nous avions un grand-papa.

LE PLUS JEUNE.

Un grand-papa ! Et où est-il ?

L’AÎNÉ.

Il est, je crois, bien loin, bien loin. Ils croyaient que je ne les entendais pas, mais j’entendais très bien que mon papa devait un de ces jours l’aller voir, lui tout seul, ou que peut-être maman irait avec nous.

LE PLUS JEUNE.

Avec moi ?

L’AÎNÉ.

Oui.

LE PLUS JEUNE.

Et quand ?

L’AÎNÉ.

Je vous l’ai dit, un de ces jours, bientôt.

LE PLUS JEUNE.

Comme je vais être bien obéissant ! Mon frère, il ne faut rien faire qui puisse ajouter à leur peine, car il est sûr qu’ils en ont... Voilà papa qui revient de la chasse.

L’AÎNÉ.

Il aura tué un lièvre.

LE PLUS JEUNE.

C’est moi qui le porterai.

L’AÎNÉ.

Non, c’est moi...

Ils quittent leur ouvrage et courent au-devant de leur père.

 

 

Scène III

 

LE PÈRE et LES DEUX ENFANTS

 

L’AÎNÉ.

Mon papa, donnez-le-moi.

LE PLUS JEUNE.

Mon papa, que je le voie, que je le porte à maman.

LE PÈRE.

Hélas ! mes pauvres petits, je n’ai rien tué.

LE PLUS JEUNE.

Pas un oiseau ?

LE PÈRE.

Pas un oiseau.

Le père pose son fusil contre un arbre, s’assied à terre, prend ses enfants entre ses bras, les caresse et dit.

Les pauvres petits !... Où est votre mère ?

LE PLUS JEUNE.

Elle est dans la cabane. Elle travaille. Elle t’attend.

Le père se détourne pour pleurer.

L’AÎNÉ.

Papa, qu’avez-vous ?

LE PLUS JEUNE.

Papa, dis-nous ce que tu as, afin que nous pleurions avec toi.

LE PÈRE.

Chut !

L’AÎNÉ.

Est-ce que nous avons fait quelque chose de mal ?

LE PÈRE.

Non, ce n’est pas un mal, c’est un malheur que de naître.

LE PLUS JEUNE.

Maman ne se plaint pas de nous.

LE PÈRE.

Non.

LE PLUS JEUNE.

Est-ce que tu n’aimerais plus maman ?

L’AÎNÉ.

Est-ce que maman ne t’aimerait plus ?

LE PÈRE.

Ahi !

L’AÎNÉ.

Papa, ne crois pas cela, tu te trompes. Elle est si triste quand tu la quittes !

LE PLUS JEUNE.

Si contente quand tu reviens !

L’AÎNÉ.

Sois donc heureux.

LE PLUS JEUNE.

Sois donc gai. Allons, papa, ris.

Le père sourit tristement.

L’AÎNÉ.

Nous voyons bien que tu travailles beaucoup ; mais laisse-nous devenir grands ; quand nous serons grands nous travaillerons pour toi, et tu te reposeras.

LE PÈRE, les embrassant et s’affligeant sans contrainte.

Ils me charment et me déchirent.

LE PLUS JEUNE.

Mon frère a fini son filet et moi ma corbeille. Vois ; tout ce que nous pouvons faire, nous le faisons. Nous allons couper des épines, chaumer, ramasser du bois et des feuilles, recueillir des fruits. Si nous n’avons rien apporté ce matin, ce n’est pas notre faute ; les voisins n’ont pas laissé une nèfle sur les arbres.

L’AÎNÉ.

Toi, tu n’as rien tué, et je suis sûr que tu as beaucoup couru. Eh bien, une autre fois tu feras bonne chasse.

LE PÈRE.

Où est Simon ?

L’AÎNÉ.

Il est allé à la ville.

LE PÈRE.

Petit, allez au-devant de lui, et vous, allez vers votre mère.

L’AÎNÉ.

Je lui dirai...

Le père lui fait signe de se taire, en posant son doigt sur ses lèvres. Les enfants s’en vont. Quand ils sont à quelque distance, ils se retournent et envoient chacun un baiser à leur père qui le leur rend.

 

 

Scène IV

 

LE PÈRE, seul

 

Ce sont ces enfants ! c’est la malheureuse qui est là, c’est leur mère qui me désole... Nous avons été dans la détresse, mais jamais comme depuis quelques jours ; point d’argent, plus de travail, plus de provisions... Je succombe de fatigue ; j’ai couru la montagne, j’ai battu la forêt inutilement, et pas un morceau de pain dans la cabane... Il est allé à la ville, le bon homme, mais la misère est si grande, et ces habitants de la ville sont si durs, que je doute qu’il en rapporte quelques secours... Malheureux que je suis, pourquoi l’ai-je connue ? Pourquoi l’ai-je entraînée dans ce désert, ai-je accru sa douleur et son infortune en accroissant le nombre de ses enfants ? N’était-ce pas assez de celui qui pendait à sa mamelle, lorsque la honte et le désespoir nous conduisirent ici ?... Elle a souffert, elle a pu souffrir dix ans sans se plaindre, mais qu’est-ce que sa peine passée en comparaison de celle qui l’attend ? Pressés par le besoin, tout à l’heure ses enfants s’adresseront à elle, tout à l’heure elle entendra leurs cris... Que fera-t-elle ? Que va-t-elle devenir ?... Ô toi, qui me fus si cruel, après m’avoir si tendrement aimé, ô mon père ! que n’es-tu ici, que ne peux-tu voir !... Ô mon père ! un jour tu toucheras aussi à ton heure dernière, un jour tu craindras que le père commun qui est là-haut ne pèse tes fautes dans la balance rigoureuse où tu pesas la faute de ton enfant ; un jour tu chercheras ton fils à côté de toi, tu l’appelleras, et il ne sera plus ; un jour tu nous verras tous... Mais je me dois à moi-même, je me dois aux malheureux que j’ai faits et qui m’entourent... Ô ciel, sauve-moi, sauve-les de l’instant qui s’avance, et j’irai... oui, j’irai avec ma femme, avec ses enfants me prosterner à la porte de mon père, en baiser le seuil... Qui sait ?... Les habitants de la ville se rassembleront autour de nous, leurs voix suppliantes réunies aux nôtres iront frapper son oreille, il-sortira de sa maison... Un père est toujours père... Il nous verra, ses entrailles seront émues, des larmes couleront de ses yeux, il s’inclinera pour nous relever... Je me berce, hélas ! d’une vaine espérance... Mais le jour tombe, et Simon ne reparaît point... Vieux bon homme, te serais-tu lassé de nous ?

 

 

Scène V

 

LE PÈRE et LE PLUS JEUNE DE SES ENFANTS

 

L’ENFANT.

Mon papa ! mon papa !

LE PÈRE.

Simon est revenu ?

L’ENFANT.

Non, mon papa. Je n’ai pas été bien loin, car les forces m’ont manqué. Je me suis adressé dans les champs, sur le chemin, à quelques passants, et je leur ai demandé s’ils n’avaient point rencontré un vieux bon homme en sarrau gris, en sabots, en bonnet de laine, avec un bâton d’épine à la main ; ils m’ont tous répondu que non. J’ai grimpé au haut d’une butte pour voir de plus loin, je ne l’ai point aperçu. En revenant, je me suis arrêté vers le petit chevrier qui garde ici près son troupeau. Ô qu’il était chagrin et qu’il m’a fait de pitié ! Embrasse-moi, papa.

LE PÈRE.

Pourquoi faut-il que je t’embrasse ?

L’ENFANT.

Embrasse-moi toujours, car j’ai fait ce que tu m’as recommandé tant de fois. Il était assis auprès de ses chèvres, il criait : « J’ai faim ! j’ai faim !... – Tiens, lui ai-je dit, mange... » et en disant cela, je lui ai donné le morceau de pain que j’avais réservé de mon dîner ; cependant j’avais bien faim aussi.

LE PÈRE.

C’est bien, mon petit, c’est bien.

L’ENFANT.

J’ai pensé que si le petit chevrier m’avait vu pleurer de faim, il en eût fait autant pour moi.

LE PÈRE.

Tu savais pourtant qu’il n’y avait plus de pain dans la cabane.

L’ENFANT.

Mais je savais aussi que le bon Dieu ne laisse jamais manquer celui qui fait du bien aux autres ; tu me l’as dit si souvent.

LE PÈRE.

Tu es un joli enfant ; embrasse-moi à ton tour... Les pauvres innocents ! Le ciel en aura pitié... Rentre dans la cabane ; va dire à ta mère ce que tu as fait, afin qu’elle t’embrasse aussi.

L’ENFANT.

Mais tu pleures, papa. Pourquoi pleures-tu ? Est-ce qu’un papa ne doit pas être gai, quand ses enfants sont bien sages ?

LE PÈRE.

Va.

 

 

Scène VI

 

LE PÈRE, seul

 

Il se promène en silence et dit.

Ma tête s’embarrasse et se perd... Ce n’est pas la mort que je redoute, c’est ce spectacle... ma femme... ses enfants... Non, non, je ne le verrai point... Je n’en puis supporter l’idée ; je ne le verrai point. Ah ! plutôt...

Il s’avance vers son fusil, il l’arme.

Où suis-je ? Des ténèbres m’environnent, les arbres de la forêt se pressent sur moi ; des bêtes féroces s’élancent sur ma femme et sur mes enfants ; j’entends un long mugissement... Dieu ! Dieu ! est-ce toi qui me parles ?... Oui, c’est toi... Je revois la lumière. Ô Dieu ! arrête ma main, secours-moi. Dieu de miséricorde ! toi qui m’as soutenu jusqu’à ce moment, ne te retire pas de moi ; relève mon âme abattue, écarte un projet sinistre de ma pensée. Tu as conduit ma destinée ; les peines sans nombre que tu m’as départies, je les ai acceptées avec soumission, tu le sais. Rappelle sur mes lèvres l’éloge de ta sagesse et écarte de mon esprit le doute de ta providence. C’est assez, grand Dieu ! c’est assez... ou si ta justice n’est pas encore satisfaite, voilà ma tête, frappe sur elle tes derniers coups ; mais épargne ma femme, épargne mes enfants... J’égarai son innocence, je séduisis sa faiblesse ; il n’y a que moi de coupable. S’il faut que tu frappes encore, frappe le séducteur, le voilà, c’est moi, c’est moi... Mais les ténèbres renaissent, la forêt, la montagne, le ciel disparaît derechef à mes regards, le long mugissement redouble... Dieu, Dieu puissant ! je t’entends, tu m’ordonnes de vivre... Je vivrai... Ô ma femme ! ô mes enfants ! accourez. Dieu est descendu dans cette forêt, il y est. Prosternons-nous devant Dieu... Mais cette infortunée, je la laisse... Que fait-elle à présent ? Allons... je ne puis... Qui sait ce que sa présence, celle de ses enfants... Ô Dieu ! ne m’abandonne pas... La voilà !... Ni la fatigue, ni la disette, ni la douleur n’ont pu détruire tous ses charmes... Qu’elle est encore belle !... Déjà je sens la douceur de son âme passer au fond de la mienne... Mon cœur se calme à son aspect... Viens, créature céleste, viens, femme divine, approche-toi, presse ton sein contre ma poitrine, étouffe ma férocité et achève de me résigner à mon sort.

 

 

Scène VII

 

LE PÈRE, LA MÈRE

 

LA MÈRE.

Bonsoir, mon ami ; donne-moi ta main, embrasse-moi, tu ne m’as pas embrassée de la journée. Que faisais-tu là tout seul ? Pourquoi n’es-tu pas rentré dans la cabane avec tes enfants ?

LE PÈRE.

J’attendais le retour de Simon... Te le dirai-je ?... pour la première fois de ma vie, j’ai craint de te voir.

LA MÈRE.

Et pourquoi ? Ne suis-je plus l’âme de ton âme ? Est-ce que tu ne sentirais plus le désir de l’asseoir à mon côté ?

LE PÈRE.

Je t’ai rendue si malheureuse !

LA MÈRE.

Je ne le suis que quand tu crois l’être.

LE PÈRE.

Et quand le serai-je, quand croirai-je l’être, si ce n’est au moment où ma femme et mes enfants sont menacés d’expirer sous mes yeux ? Ô ma femme ! ô mes enfants ! Ô Dieu cruel que j’invoque, Dieu sourd qui ne m’entends pas !...

LA MÈRE.

Arrête, mon ami, tu désespères ! Et pourquoi désespères-tu ? Parce qu’il plaît à l’Être impénétrable, dont les voies nous sont inconnues, et qui n’a rien fait que pour lui, d’éprouver aujourd’hui ton courage et ta confiance en te réduisant à la condition habituelle des oiseaux du ciel ? Le soir, lorsqu’ils se couchent, ils n’ont rien ; le matin, quand ils s’éveillent, ils n’ont rien, cependant ils ne meurent pas. Mon ami, si tu veux t’en souvenir, depuis dix ans que nous sommes ici, trois fois nous avons éprouvé la même disette, et trois fois la Providence nous a sauvés.

LE PÈRE.

La Providence ! Il semble que sa bonté, qui se renouvelle sans cesse pour les plus viles créatures, se lasse pour l’homme.

LA MÈRE.

Prends garde, malheureux, tu vas blasphémer ! tu vas perdre l’unique avantage de ta situation, celui de te résoudre à ce que le maître absolu de tout a ordonné de toi, de tes enfants et de moi. S’il lui plaisait de disposer de nous, il faudrait subir l’arrêt qu’il aurait prononcé, et l’adorer en périssant, les yeux tournés et les mains tendues vers le ciel qu’il habite.

LE PÈRE.

Et tu es épouse, et tu es mère, et c’est ainsi que tu penses ?

LA MÈRE.

Ah ! mon ami, par pitié, épargne-moi ! soutiens un courage qui peut m’ abandonner en un instant, cesse de secouer mes entrailles... Désespoir ! sentiment affreux, délire que le ciel envoie à l’infortuné dont il a arrêté la perte éternelle, non, tu n’entreras point dans mon cœur... Ô Dieu ! je crois en toi, j’espère en toi, je m’adresse à toi, ton secours ne m’a pas encore manqué et il ne me manquera pas. Tu me conserveras le père malheureux de ces malheureux enfants, tu me conserveras ces enfants. Ta bienfaisance se manifestera avant que leurs cris inutiles viennent affliger mon oreille. Cela sera, cela sera.

Ici le père se prosterne devant la forêt.

LA MÈRE.

Que fais-tu ?

LE PÈRE.

Ce Dieu en qui tu as mis ta confiance, il est là, j’ai entendu sa voix ; il a arrêté mon bras...

Il se relève.

Pardonne, mon amie.

LA MÈRE.

Ce n’est pas moi, qui ne suis rien, c’est un Être tout-puissant qui est tout, que tu viens d’offenser.

LE PÈRE, se tournant vers la forêt et les montagnes.

Dieu, si tu es, si tu m’entends, si tu es bon, si tu es juste, achève ton ouvrage, secours-nous et pardonne-moi.

LA MÈRE.

Tu reconnais un Dieu bon, un Dieu juste, et tu murmures ! Au milieu des infortunés de toute la contrée, te crois-tu le seul innocent, le seul digne de pitié ? Pourquoi faut-il que tu sois excepté d’un malheur général et commun ? Mon ami, revenons sur notre vie passée, et notre conscience justifiera le courroux du ciel. Ferme les yeux, j’y consens, sur la multitude de ceux qui pâtissent comme nous, et qui l’ont peut-être encore moins mérité que nous ; du moins, ouvre-les, arrête-les seulement sur cette malheureuse qui languit depuis longues années sous le chaume voisin du nôtre ; elle succombe sous le poids de l’âge, elle est consumée d’une maladie douloureuse, elle est encore plus indigente que nous ; elle n’a point offensé son père, elle ne s’est point éloignée des siens chargée de leur malédiction, son cœur est pur et toute sa vie fut innocente : s’est-elle jamais avisée de demander au ciel compte de sa rigueur ? Hier encore, hier, nous l’avons entendue chanter d’une voix mourante les louanges du Tout-Puissant qui l’affligeait. Comme nous admirions sa patience ! Comme son courage élevait nos âmes ! comme sa vertu les échauffait ! Comment avons-nous si promptement oublié sa sublime leçon ! Viens, mon ami, viens, mon tendre ami, retournons à l’école de notre voisine ; allons surprendre la consolation au travers des crevasses de sa cabane. Mais pourquoi sortir de la nôtre ? Tes enfants, tes faibles enfants sont plus forts que leur père, ils savent contraindre leurs larmes, de peur de l’affliger.

LE PÈRE.

Je le vois, et c’est ce qui achève de m’accabler.

LA MÈRE.

Ces corbeilles sont l’ouvrage de leurs mains, ce morceau de dentelle est l’ouvrage des miennes. Demain, cette nuit, le bon homme retournera, portera tout à la ville. S’il le faut, nous nous dépouillerons des lambeaux qui nous couvrent, nous dépouillerons nos enfants, nous les prendrons nus entre nos bras... Mais il y a là une voix secrète qui dit à mon cœur que nous n’en serons pas réduits à cette extrême et dernière ressource.

LE PÈRE.

Quand j’en croirais à cette voix, échappés pour la quatrième fois à la misère du moment, un jour, un autre jour...

LA MÈRE.

La bonté de Dieu est la même tous les jours.

LE PÈRE.

Si tu me perds, que deviendras-tu ? que deviendront tes enfants ?

LA MÈRE.

Je l’ignore, mais Dieu le sait. Je sais que quand je les mis au monde je les dévouai au travail et à la peine, et les recommandai à la bienveillance de Celui qui pourvoit à la conservation de tout ce qui nous entoure. Qui est-ce qui a appris à la racine délicate à chercher sa nourriture entre les cailloux ? Le rocher tombe en ruine, et la mousse croît et prospère sur ses débris.

LE PÈRE, en se jetant entre les bras de sa femme.

Ô ma femme ! Ô mon père, où es-tu ? Pourquoi n’es-tu pas là pour entendre celle que ta dureté a condamnée à périr ici !

LA MÈRE.

Respecte ton père, plains-le ; et si tu fais quelque cas de l’innocence et de la justice, crois que son sort est plus fâcheux que le nôtre.

LE PÈRE.

À l’heure qu’il est, il dort, et tu gémis.

LA MÈRE.

À l’heure qu’il est, peut-être il veille et s’accuse.

LE PÈRE.

Ah ! si je le croyais !

 

 

Scène VIII

 

LE PÈRE, LA MÈRE, LE PLUS JEUNE DES ENFANTS

 

L’ENFANT.

Papa, maman, accourez vite ; Simon, Simon...

LE PÈRE.

Eh bien, Simon ?

L’ENFANT.

Il est revenu, il est revenu. Nous sommes riches, riches...

LE PÈRE.

Petit, approchez : remettez-vous. Çà, que voulez-vous dire ?

L’ENFANT.

Je veux dire que je les ai vus ; qu’il y en avait, qu’il y en avait ! Il l’a jetée par terre en entrant, elle s’est ouverte, et il en est sorti de l’or, de l’argent, des écus, qui roulaient, qui roulaient de tous côtés. Mon frère ne les aura pas encore tous ramassés.

LA MÈRE.

C’était donc un sac, une bourse ?

L’ENFANT.

Un sac, une bourse. Venez, venez.

Le père et la mère vont ; mais tandis qu’ils entrent par un des côtés de la cabane, Simon s’échappe par l’autre.

 

 

Scène IX

 

L’ENFANT, seul

 

Ô comme mon papa et maman vont être aises ! Pour le coup ils ne craindront plus que nous mourions de faim. Ils n’iront plus, chacun de leur côté, pleurer dans un coin. Mais le bon homme Simon... le voilà !... Qu’est-ce donc ?... Au lieu d’être bien joyeux de nous avoir secourus, mon papa, maman et nous, qu’il n’aimerait pas davantage quand nous serions ses enfants, il est triste. Pourquoi donc est-il triste comme cela, le bon Simon ?

 

 

Scène X

 

LE MÊME ENFANT, SIMON

 

L’ENFANT.

Bonjour, Simon... Il ne m’entend pas...

Plus haut.

Bonjour, Simon ; venez que je vous embrasse... Ah, bon ami, vous avez soulagé papa et maman d’une grande peine. Cette peine, nous la voyions bien, mon frère et moi, quoique nous ne nous en dissions rien. Allons, Simon, donne-moi la main, sautons, soyons gais.

SIMON, durement.

Retirez-vous.

L’ENFANT.

Pourquoi donc ? Est-ce qu’on vous fâche quand on vous remercie ?

SIMON.

Oui.

L’ENFANT.

Vous ne nous aimez donc plus ?

SIMON.

Non.

L’ENFANT.

Ah ! Simon, bon Simon, si vous avez cessé de nous aimer, il valait presque autant nous laisser mourir.

SIMON.

Mieux.

L’ENFANT.

Mais vous nous haïssez donc bien à présent ?

SIMON.

Presque autant que moi.

L’ENFANT.

Et qu’est-ce que nous vous avons fait ?

SIMON.

Le plus grand des maux.

L’ENFANT.

En vérité, c’est sans y tâcher ; j’en réponds pour papa, pour maman, pour mon frère et pour moi.

L’enfant se jette à ses genoux.

Bon Simon, pardonnez-nous.

SIMON.

Allez-vous-en, éloignez-vous. Je me déteste, je vous déteste tous.

L’ENFANT.

Qu’est-ce qu’en diront papa et maman, quand ils apprendront cela ?

SIMON.

Jamais aussi mal que j’en pense.

L’ENFANT.

Qui est-ce qui aurait cru qu’en un moment, un homme aussi bon fut devenu aussi méchant ?

SIMON.

Personne.

L’ENFANT.

Adieu, vilain Simon, adieu, méchant Simon.

 

 

Scène XI

 

SIMON et LES DEUX ENFANTS

 

Tandis que Simon erre et se désespère sur le devant, les deux enfants se parlent tout bas sur le fond.

L’AÎNÉ, à son frère.

Il fuit papa, cela est sûr.

LE PLUS JEUNE.

Et papa t’a dit ?...

L’AÎNÉ.

De le retenir, de l’amuser, de le faire parler et de le bien écouter.

SIMON.

Je n’ose me montrer, je n’ose paraître devant eux... je les fuis... Malheureux, insensé, qu’as-tu fait ? Mais si je tarde à aller, ils ne tarderont pas à venir... Allons, Simon, tâche de te remettre...

Cependant les enfants s’approchent de lui sur la pointe des pieds.

Le cœur me bat, je frissonne ; au moindre bruit que j’entends ou que je crois avoir entendu, au bruit d’une feuille, mes cheveux se hérissent, la terreur me saisit.

L’AÎNÉ.

Approchez, mon frère.

LE PLUS JEUNE.

Approchez-vous.

SIMON.

Cependant il faudra bien que je les voie ; si ce n’est pas ce soir, ce sera demain... Et pourquoi les voir ?... Fuyons, enfonçons-nous dans cette forêt, allons mourir au pied d’un arbre ou dans le fond obscur d’une caverne. Ah ! si j’avais l’espoir d’y trouver quelque bête féroce et d’en être déchiré !

LE PLUS JEUNE.

Il parle seul.

L’AÎNÉ.

C’est peut-être qu’il est devenu fou.

SIMON.

J’entends quelqu’un... ce sont eux sans doute... Les voilà ! les voilà !... Je suis debout... Ils m’interrogent. Où as-tu pris cet argent ?... Je ne l’ai pas pris. Je réponds un mensonge et puis un autre mensonge, et puis encore un mensonge... Qui est là ?... Qui va là ?... J’ai entendu... Fuyons... Je ne saurais, mes pieds se sont attachés à la terre. Ô ciel, tu me retiens, tu te saisis du criminel, tu le livres.

L’AÎNÉ.

Comme il tremble ! Comme il roule ses yeux ! On dirait qu’il a peur de nous.

LE PLUS JEUNE.

Il regarde, il écoute de notre côté.

SIMON.

Si c’était ce voyageur !... S’il me reconnaît !... si l’on me poursuit !... si l’on me prend !... si l’on m’entraîne... je dirai : c’est la compassion, c’est la misère, c’est le désespoir... On ne m’en croira pas ; et quand on m’en croirait !... Dieu, à mon âge ! sur le bord de ma fosse !...

L’AÎNÉ.

Qu’est-ce qu’il dit ?

LE PLUS JEUNE.

Il parle de sa fosse.

SIMON.

On approche, je n’en saurais douter... Venez, venez, oui, c’est moi, je suis le scélérat que vous cherchez. Saisissez-moi, chargez-moi de chaînes, voilà mes pieds, voilà mes mains. Les portes de vos cachots sont-elles ouvertes ? Prononcez vite ma sentence ; hâtez-vous de nie délivrer de la vie et de moi-même.

L’AÎNÉ.

Il appelle.

LE PLUS JEUNE.

C’est nous, Simon, c’est nous. Nous voilà, bon ami ; que voulez-vous ?

SIMON.

Je veux mourir.

LE PLUS JEUNE.

Et pourquoi veux-tu mourir ?

SIMON.

C’est qu’il vaut mieux être mort que de vivre sous l’ignominie, dans la terreur et les remords.

L’AÎNÉ.

On ne craint et l’on ne rougit que quand on a mal fait. Est-ce que tu as mal fait ?

SIMON.

Oui, j’ai mal fait.

LE PLUS JEUNE.

Et quel mal as-tu fait ?... Tu ne me réponds pas ; tu regardes toujours autour de toi. Simon, viens dans la cabane. Papa et maman ont été surpris de ne t’y pas trouver.

L’AÎNÉ.

Viens dans la cabane ; tu y seras en sûreté au milieu de nous.

SIMON.

Il n’y a plus de sûreté pour moi.

L’AÎNÉ.

Mais, Simon, il n’y a que les voleurs qui puissent parler ainsi. Tu n’as pas volé. Tiens, tu nous le dirais que nous n’en croirions rien.

LE PLUS JEUNE.

Sais-tu bien que si tu avais volé cet argent que tu as jeté à terre dans la cabane, papa, maman et nous, mourrions plutôt de faim que d’en user ? Mais tu ne l’as pas volé.

L’AÎNÉ.

Qu’as-tu ? tu t’agites, tu pleures, tu regardes le ciel, tu te tords les bras... Il s’enfuira, si papa ne vient pas.

SIMON.

Mes enfants, mes petits enfants, écoutez les paroles du malheureux Simon, que bientôt vous ne verrez plus et que vous ne vous rappellerez jamais sans pleurer. Mes enfants, mes petits enfants, ne faites jamais une mauvaise action par quelque motif que ce puisse être. Les méchants sont si malheureux, si malheureux !

LE PLUS JEUNE.

Comment sais-tu cela ?

SIMON.

Hier, il y a deux heures, il y a une heure, je ne le savais pas.

L’AÎNÉ, bas, à son frère.

Mon frère, prends-le par une main, moi je le prendrai par l’autre ; puis nous appellerons.

SIMON.

Non, non, mes petits, laissez-moi.

L’AÎNÉ.

Mon frère, parle-lui donc.

LE PLUS JEUNE.

Ah, Simon, je commence à croire que tu as quelque reproche à te faire, car tu es comme je suis quand j’ai commis une faute ; je crains comme le feu la présence de papa. Mais viens toujours ; tu feras comme moi, tu avoueras ta faute. Papa est si bon, si bon ; il te grondera d’abord, ensuite il te pardonnera ; car puisqu’il m’a pardonné cent fois, pourquoi ne te pardonnerait-il pas une ?

SIMON.

Si j’avais un peu de courage !... mais le crime avilit, et je suis lâche comme tous mes pareils.

L’AÎNÉ, à part.

Mon frère, si vous alliez chercher papa ?... Mais non, n’y allez pas, il m’échapperait.

LE PLUS JEUNE.

Simon, tu parles de crime. Dis-nous qu’est-ce que c’est qu’un crime ?

SIMON.

Puissiez-vous l’ignorer toujours !

LE PLUS JEUNE.

Cela est donc bien fâcheux à savoir ?... Ne le lâche pas.

SIMON.

Mille fois plus à supporter. Mes petits, dites-moi, savez-vous ce que c’est un homme de bien ?

L’AÎNÉ.

Un homme de bien, mais c’est... c’est un homme gai, tranquille, qui aime le bon Dieu et qui ne craint que lui ; un homme comme papa, comme toi.

SIMON.

Comme j’étais. Eh bien, un criminel ou celui qui a commis un crime... Regardez-moi bien tous deux... c’est un homme tel que vous me voyez, agité, troublé, tourmenté, qui n’ose penser à Dieu et qui craint tout le monde.

LE PLUS JEUNE, bas.

J’entends la porte de la cabane qui s’ouvre... Mais, Simon, puisque tu parles de Dieu, tu y penses.

L’AÎNÉ.

Et tu ne saurais craindre papa, qui est un homme... Qu’as-tu ?... Papa, papa, venez vite, nous le tenons.

Ils s’attachent à ses vêtements.

SIMON.

Lâchez-moi, lâchez-moi.

L’AÎNÉ.

Tu as beau faire, tu resteras.

LE PLUS JEUNE.

Tu nous traîneras par terre si tu veux, mais tu ne te sauveras pas.

Ils le retiennent.

 

 

Scène XII

 

SIMON, LE PÈRE

 

LE PÈRE.

Mes enfants, allez-vous-en ; laissez-nous.

SIMON.

Le voici, le moment que je redoutais. Que lui dirai-je ?

LE PÈRE.

Simon, tu baisses la vue, tu n’oses me regarder. Bon homme, lève la tête, regarde-moi... Tu lèves la tête, mais tu ne me regardes pas... Tu penses bien que je vais te parler de cette bourse que tu as jetée à terre au milieu de la cabane. Pourquoi l’as-tu jetée, au lieu de me l’apporter ? Pourquoi t’es-tu enfui lorsque nous sommes entrés, ma femme et moi ?

SIMON.

Que vous importe ? Vous étiez dans l’extrême misère, vous en voilà tirés.

LE PÈRE.

Si tu crois, mon ami, qu’il soit permis de sortir de la misère par toutes sortes de voies, tu te trompes. Écoute, Simon, et écoute-moi bien : il faut ou me nommer celui de qui tu tiens cette bourse, ou la rapporter sur-le-champ... Vous ne me répondez pas... Simon, allez la reprendre, et obéissez-moi, entendez-vous... Mon ami, tu pâlis, tu trembles, tu te troubles... Encore une fois, cet argent, d’où te vient-il ?

SIMON.

Il me vient...

LE PÈRE.

Il te vient ?

SIMON.

Je l’ai trouvé dans la montagne, et j’ai jeté la bourse à terre dans la cabane, parce que j’étais las, très las de la porter.

LE PÈRE.

Mauvaise raison : une bourse n’est pas un fardeau. Tu mens. Mon vieux bon homme, mon vieux camarade, tu ne mentis de ta vie. Pourquoi commences-tu si tard ?

SIMON.

Eh bien...

LE PÈRE.

Tu ne l’as pas trouvée ?

SIMON.

Non. C’est quelqu’un à qui j’ai exposé notre misère... et qui me l’a donnée.

LE PÈRE.

C’est mieux dit ; mais tu as cherché tes mots, tu ne savais comment arranger ton discours, et tu mens encore... Est-ce ta la ville, est-ce aux champs qu’on te l’a donnée.

SIMON.

C’est aux champs, c’est à la ville, qu’est-ce que ça vous fait ? Que cet argent soit bien ou mal acquis, c’est mon affaire et non la vôtre.

LE PÈRE.

Je t’ai déjà dit que tu te trompais... C’est aux champs, c’est à la ville, et je te répète pour la troisième fois que tu mens toujours... Où vas-tu ?

SIMON.

Je m’en vais.

LE PÈRE.

Mon vieil ami, tu veux te retirer, tu crains mes questions, tu te trahis toi-même. Va, je te connais ; je consens à te laisser avec toi. La vertu que tu as pratiquée, la justice que tu as professée jusqu’à ce jour reprendront leur empire habituel sur ton cœur, et, dans un moment, je suis sûr que tu me reviendras avec la confiance que tu me dois.

 

 

Scène XIII

 

LE PÈRE, LA MÈRE

 

LA MÈRE.

Mon ami, tu es bien cruel. Que fais-tu seul ici, dans les ténèbres ? La nuit conseille mal les malheureux... Tu penses... tu ne m’écoutes pas... Où est Simon ?

LE PÈRE.

Tourne la tête et regarde vers la cabane.

LA MÈRE.

Que fait-il là ?

LE PÈRE.

Il est aux prises avec lui-même. Il m’inquiète ; je n’ose le perdre de vue.

LA MÈRE.

Et pourquoi ?

LE PÈRE.

Cet argent...

LA MÈRE.

Eh bien ! cet argent ?

LE PÈRE.

Est un mystère que je n’ai pu arracher de lui. Le bon homme qui est la vérité même m’a menti trois fois de suite.

LA MÈRE.

Mais c’est peut-être un secours de cet homme bienfaisant et pieux...

LE PÈRE.

Non, il est absent de la ville depuis plus d’un mois.

LA MÈRE.

Pourquoi ne lui viendrait-il pas de quelqu’un qui veut rester ignoré ?

LE PÈRE.

Il me l’aurait dit, et je n’aurais pas insisté.

LA MÈRE.

Quelles sont donc vos idées ? Quoi ! après dix ans de service et de zèle, après soixante ans et plus de probité, vous soupçonneriez un homme bien né, un vertueux vieillard d’avoir déshonoré ses cheveux blancs ! Ah ! mon ami, à quoi sert donc l’innocence d’une longue vie, si elle ne nous garantit pas des faux jugements ?

LE PÈRE.

Ce n’est pas du moins au tribunal des lois ; on y a peu d’égards aux vie et mœurs de l’accusateur et de l’accusé.

LA MÈRE.

Tant pis.

LE PÈRE.

Mais, ma femme, puisqu’il faut que je t’ouvre mon âme, puissé-je me tromper, je crains bien que le spectacle d’une misère aussi urgente que la nôtre n’ait trop affecté un homme à qui nous sommes tous si chers et qui joint aune grande sensibilité une tête fort chaude.

LA MÈRE.

Et vous croyez ?...

LE PÈRE.

Je crois qu’on ose quelquefois pour son père, sa mère, son frère, sa femme, ses enfants, son ami, ce qu’on ne ferait jamais pour soi.

LA MÈRE.

Vous m’effrayez. Mais Simon ! le vieux, le bon, l’honnête Simon.

LE PÈRE.

Et c’est précisément parce qu’il est le vieux, le bon, l’honnête Simon. Il est des forfaits dont il n’appartient qu’à certaines âmes d’être tentées.

LA MÈRE.

On peut en être tenté, mais on ne les commet pas. Non, mon ami, non, on meurt pour autrui, mais on ne se déshonore pas ; on a toutes les sortes décourage, excepté celui de l’ignominie... Mais tu ne sais pas ce que j’ai fait ? De ces provisions qu’il nous a apportées dans la cabane avec l’argent, j’en ai déjà secouru notre vieille voisine.

LE PÈRE.

Ô Dieu ! j’admire ta profonde justice.

LA MÈRE.

Je t’entends, mon ami : elle a reçu des mains de l’innocence ce que nous ne tenons peut-être que de celles du crime.

LE PÈRE.

Il est vrai... Mais le voilà qui revient.

LA MÈRE.

Qu’il est changé ! Au lieu de ce visage respectable et serein même dans l’adversité, c’est une physionomie sinistre que j’ai peine à reconnaître. En vérité, je ne sais plus qu’en penser.

LE PÈRE.

Vois la lenteur dont il s’avance, vois l’incertitude de ses pas, le désordre de son maintien.

LA MÈRE.

Il s’arrête subitement ; il regarde de droite et de gauche ; il écoute ; on dirait qu’il se croit poursuivi. Il m’afflige, il m’épouvante.

LE PÈRE.

Les enfants en ont été effrayés comme toi.

LA MÈRE.

Serait-il possible que la misère qui menaçait notre vie n’ait pas été le plus grand de nos maux ? Mon ami, je te conjure d’éclaircir promptement cette affaire. Rien ne pèse comme le soupçon ; l’indigence est plus facile à supporter. Le sort qui nous pénétrait d’horreur il n’y a qu’un instant, en serions-nous réduits à le regretter ?

 

 

Scène XIV

 

LE PÈRE, SIMON

 

LE PÈRE.

Eh bien ! Simon !

SIMON.

Eh bien ! monsieur ! vous avez devant vous un malheureux, un malfaiteur, un scélérat digne du dernier supplice, qu’il appelle et qui ne viendra jamais assez promptement le soulager du poids d’un forfait dont il est accablé.

LE PÈRE.

Parle, mon ami.

SIMON.

Moi, votre ami ! J’ai perdu ce titre.

LE PÈRE.

Je ne sais pas encore quelle faute tu peux avoir commise ; mais, bon homme, j’aime à me persuader que tu te l’exagères.

SIMON.

Je ne suis plus un bon homme, je suis un méchant. Je n’exagère rien, j’ai fait un crime.

LE PÈRE.

Un crime !

SIMON.

Oui, un crime, et, de tous les crimes, le plus énorme après l’assassinat. Écoutez, monsieur, et frémissez ; cet argent...

LE PÈRE.

Cet argent ?

SIMON.

Je l’ai volé.

LE PÈRE.

Volé !...

SIMON.

Volé.

Ici Simon se roule à terre, se désespère, s’arrache les cheveux, crie.

LE PÈRE.

Relève-toi, Simon... Tu l’as volé ! Où ? Comment ? À qui ?

SIMON.

À qui ? je l’ignore. Où ? dans la montagne. Comment ? comme un brigand que je suis.

LE PÈRE.

Et tu l’as volé pour nous secourir !

SIMON.

J’avais parcouru les rues de la ville, j’avais inutilement frappé à toutes les portes, je n’avais trouvé que des âmes de fer ; et je m’en revenais résolu de mourir à côté de vous, lorsqu’en un moment je suis devenu scélérat. C’est là, là, au sommet de cette montagne déserte que vous voyez, à la chute du jour, entre cinq et six heures du soir, qu’il était arrêté que l’honnête Simon renoncerait à soixante et dix ans de probité.

LE PÈRE.

C’est à faire trembler tout homme pour soi.

SIMON.

Accablé de douleur, harassé de fatigue, épuisé d’inanition, je me reposais dans ce funeste lieu. J’avais à ma gauche les impitoyables habitants que je venais de quitter. Je voyais ce repaire d’indignes mortels, plongés dans toutes les superfluités du luxe et de la mollesse, de ces monstres qui abandonnent à la chance d’une carte ou d’un dé, ou qui dissipent dans une nuit de débauche plus d’or qu’il n’en faudrait pour la fortune d’un homme de bien ; qui versent dans le giron d’une courtisane plus d’argent qu’un laborieux fermier des champs n’en peut amasser pendant toute sa vie ; qui font pis encore, en employant à corrompre une innocente créature ce qui suffirait et par delà à un bon citoyen pour élever sa nombreuse famille. Mon âme se remplissait de ces réflexions amères dont mon indignation s’accroissait par la pensée que dans une cabane qui s’offrait à ma droite, il y avait un brave qui valait à lui seul plus qu’une centaine des meilleurs d’entre eux, le mari de la plus vertueuse des femmes, le père des plus aimables enfants réduit à l’extrême misère et n’ayant pas dans cet instant un morceau de pain bis.

LE PÈRE.

Et cette cabane, c’était la mienne ! Et peu s’en faut que je ne sois ton complice !

SIMON.

Je vous voyais tous expirants sous mes yeux ; ma tête s’embarrassait, je l’avais perdue, lorsque j’aperçus un cavalier qui venait droit à moi. Je me lève, je l’attends ; je m’élance à la bride de son cheval, et, lui présentant à la poitrine mon couteau que j’avais tiré sans doute, je lui demande la bourse. Il me la donne ; je prends la moitié de ce qu’elle contenait, je lui rends le reste et je le laisse aller. Cette dernière circonstance est la seule qui me soit présente ; ce qui l’a précédé s’est presque fait à mon insu.

Tandis que le cavalier s’éloignait de toute la vitesse de sa monture, j’étais demeuré stupide, immobile, tenant mon couteau élevé d’une main et la bourse de l’autre. Cependant je revins à moi et je regagnai, non sans peine, le sommet du rocher dont j’étais descendu. Là, je fus saisi d’un tremblement universel, mes genoux se dérobèrent sous moi, un crêpe tomba sur mes yeux, mon front se couvrit d’une sueur froide, et je défaillis.

Cette bourse fatale, dont je ne savais plus que faire, était à mes pieds ; je n’osais y porter la main, et je souhaitais qu’elle s’anéantît. Je la pris en frémissant ; je m’acheminai par des routes détournées vers le village prochain. J’achetai quelques provisions et je m’en revins environné de fantômes effrayants, entendant des pas de chevaux, un cliquetis d’armes, des voix sourdes devant moi, derrière moi, à mes côtés ; m’arrêtant à chaque pas et poussant un cri comme si j’avais senti sur mes épaules les mains de ceux que la justice a commis à la poursuite de mes semblables. Ah ! monsieur, que les heures du malfaiteur sont longues ! Mon crime est du moment, et il me semble qu’il y a des semaines que je souffre. Je ne connaissais pas le crime, je l’ai connu ; et ce que je présume des horreurs d’une mort infamante n’a rien dans ma pensée qu’on puisse comparer au remords... Monsieur ! veillez sur moi, veillez sur moi si vous croyez que j’en vaille la peine. Je finirai d’une manière funeste, je vous le dis ; trop heureux que le châtiment de la justice prévienne mon désespoir.

LE PÈRE.

Mon ami, le forfait que tu as commis est atroce, mais il l’est moins que celui que tu prémédites. À présent que j’ai tout entendu, tu me semblés autant à plaindre qu’à blâmer ; mais c’est à toi-même que je m’en rapporterai : juge si moi, si ma femme, si mes enfants peuvent user des provisions que tu as déposées dans la cabane.

SIMON.

Et voilà ce que j’ai prévu, et la raison de mon silence. Je me serai perdu et ne vous aurai pas sauvés.

LE PÈRE.

Juge si nous pouvons garder cet argent.

SIMON.

Non, non, parlez, monsieur, ordonnez ce qu’il faut que je fasse : m’accuser moi-même ? me dénoncer aux lois ? porter au gibet une proie qu’il attend ? Me voilà prêt, je ne crains que de vivre.

LE PÈRE.

Non, bon homme, non, honnête homme, car, malgré ton forfait, tu es encore un homme de bien pour moi. Je ne te parlerais pas ainsi devant mes enfants, mais nous sommes seuls. Écoute : retourne sur tes pas ; il fait clair de lune ; regagne la hauteur ; vois au loin si tu ne découvrirais pas ton cavalier ; attends jusqu’au matin, parcours ensuite les lieux circonvoisins. Si tu le rencontres, rends-lui sa bourse ; peins-lui notre triste situation, et demande-lui par pitié qu’il nous laisse les provisions. Si tu ne trouves pas ton homme, demain, dès la pointe du jour, je vais à la ville, je m’informe des habitants et des étrangers qui en seront sortis la veille. Ton aventure aura fait du bruit, je recueillerai ce qu’on en dira ; selon toute apparence, on nommera le voyageur que tu as dépouillé ; le reste sera mon affaire.

SIMON.

Vous allez être obéi... Monsieur ?

LE PÈRE.

Qu’est-ce qu’il y a ?

SIMON.

La marche d’un cheval !...

LE PÈRE.

C’est ta frayeur.

SIMON.

Non, monsieur, je ne me trompe pas... Ah ! Dieu, si l’on vient !... Si je suis découvert !... De grâce, éloignez-vous, épargnez-vous la douleur de me [voir saisir, garrotter, entraîner... Ô ciel ! je suis perdu !... C’est mon cavalier, c’est lui-même.

LE PÈRE.

Tant mieux ; rassure-toi. Tu vois qu’il a attaché la bride de son cheval à la porte de la cabane, et qu’il s’avance sans suite et presque sans armes.

SIMON.

Resterai-je ?

LE PÈRE.

Reste... Non, va chercher la bourse et reviens ; mais ne te presse pas.

 

 

Scène XV

 

SIMON, LE PÈRE, LE CAVALIER

 

Le cavalier regarde Simon qui passe à côté de lui, se détournant et craignant d’en être reconnu.

LE CAVALIER, surpris, effrayé.

C’est sa taille, son âge, son vêtement, son visage, ce sont ses cheveux gris... C’est mon voleur... c’est lui... Ciel ! où suis-je ? Il craint que je le reconnaisse.

SIMON.

Il m’a reconnu.

LE CAVALIER.

Voici le chef de la bande... Ces forêts, ces montagnes, cette solitude, tout m’annonce que je suis tombé dans leur caverne... Cet autre va chercher ses camarades... Qui sait leur nombre ?... Tâchons de nous tirer d’ici, ou s’il faut y rester, vendons au moins chèrement notre vie.

Il tire son couteau de chasse et le met sous son bras.

 

 

Scène XVI

 

LE PÈRE, LE CAVALIER

 

LE PÈRE.

Cet homme se croit en péril... Approchez, monsieur, ne craignez rien.

LE CAVALIER.

Vous voyez un voyageur qui s’est égaré dans la montagne, et qui vous demande quelqu’un des vôtres qui le remette dans sa route.

LE PÈRE.

Il est nuit close ; les chemins sont difficiles et dangereux, et vous devez être fatigué. Si vous n’êtes pressé par aucune affaire importante, je vous conseille de vous arrêter ici.

LE CAVALIER.

Je ne puis accepter vos offres.

LE PÈRE.

Elles ne valent pas la peine d’être refusées. C’est la plus misérable cabane de la contrée ; le gîte est pauvre, mais il est habité par d’honnêtes gens. Vous n’y verrez qu’une femme, c’est la mienne ; nos deux enfants, le plus âgé n’a pas treize ans ; le bon homme qui s’est éloigné quand vous avez paru. Venez, monsieur, entrez dans notre chaumière, et vous serez ensuite le maître de rester ou de suivre votre route.

LE CAVALIER, à part.

Il n’en a ni l’air ni le ton... Je suis d’ailleurs en sa disposition... Qui sait ?... C’est peut-être un bon maître d’un méchant valet.

LE PÈRE.

Vous hésitez, vous êtes inquiet, et vous avez raison.

LE CAVALIER, à part.

Expliquons-nous... je n’y vois nul inconvénient... Le ciel m’envoie peut-être ici pour le sauver d’un grand danger...

Haut.

Il est vrai, monsieur, que je ne suis pas sans effroi. Ce vieillard que j’ai trouvé à côté de vous, que vous appelez un bon homme, et qui s’est retiré à mon approche, le connaissez-vous ?

LE PÈRE.

C’est un homme sorti d’une famille honnête ; il y a dix ans qu’il s’est associé librement à notre mauvaise fortune et qu’il soulage notre misère sous le nom de Simon, qui n’est pas le sien. Sans son travail et ses services, depuis longtemps ces ronces couvriraient notre cendre. Nous lui devons la vie ; c’est mon ami, c’est l’ami de ma femme, c’est un second père pour mes enfants.

LE CAVALIER.

Dieu ! que lui vais-je apprendre !

LE PÈRE.

Rien qui puisse nuire à mon estime.

LE CAVALIER.

Si ce que vous me dites est vrai, comme votre franchise ne m’en laisse pas douter, je vais vous percer l’âme. Celui que vous honorez du nom de votre ami, de l’ami de votre épouse, d’un second père pour vos enfants, sachez que c’est un homme dont il faut se défaire au plus vite ; c’est un voleur.

LE PÈRE.

Dites, monsieur, qu’il vous a volé ; mais ne dites point que ce soit un voleur.

LE CAVALIER.

Quoi ! vous savez ?...

LE PÈRE.

Oui, je sais, et ce n’est pas d’aujourd’hui que l’opulence est la mère des vices, et la misère la mère des crimes.

LE CAVALIER.

Je ne vous comprends pas encore. Expliquez-vous.

LE PÈRE.

Je m’explique. Nous étions dans la détresse la plus urgente, nous manquions de tout, même de pain ; je touchais au moment de voir expirer ma femme et mes enfants sur leur mère. Le bon homme était allé à la ville mendier quelques secours ; il n’a trouvé au sein de l’abondance que des âmes dures et cruelles. Il s’en revenait l’esprit égaré, le désespoir dans le cœur. Vous vous êtes présenté à sa rencontre, il vous a attaqué, il vous a volé ; c’est de lui-même que je sais son forfait. Depuis cet instant la vie lui pèse. Il se serait déjà livré à la sévérité des lois, si je ne l’en avais empêché. Vous arrivez, vous vous reconnaissez tous deux. Il rentre dans la cabane, et dans un moment il en sortira pour implorer votre clémence et vous restituer votre bourse, à laquelle il ne manquera que quelques pièces d’argent dont il a acheté une petite quantité de provisions communes que nous accepterons volontiers de votre pitié.

LE CAVALIER.

Ah, Dieu ! j’en frissonne... Peut-être que réduit aux mêmes extrémités... au défaut d’un tel serviteur... lui-même...

LE PÈRE.

Tenez, le voilà.

 

 

Scène XVII

 

LE PÈRE, LE CAVALIER, SIMON

 

SIMON, se jetant aux pieds du cavalier.

Oui, monsieur, c’est moi. Voilà votre argent, reprenez-le. Point de quartier, point de grâce pour un scélérat tel que moi. Foulez-moi aux pieds ; vengez-vous, vengez la société. Tirez votre coutelas, tuez-moi, je vous en conjure, tuez-moi.

LE CAVALIER.

Bon homme, relevez-vous ; venez que je vous embrasse. On dirait à un bas coquin que, par quelque motif que ce soit, il n’est jamais permis d’arrêter un homme, de lui porter une arme meurtrière à la gorge et de le dépouiller ; je me garderai bien de vous adresser cette injurieuse leçon. Vous êtes un brave homme qui a eu son malheureux moment ; et qui est-ce qui n’a pas eu, qui est-ce qui n’a pas à trembler d’avoir le sien ? Qui sait si celui que vous voyez, qui vous parle et qui vous pardonne n’est pas plus coupable que vous ? Qui sait ?... Excusez, monsieur, mon cœur se serre et ma voix s’embarrasse.

LE PÈRE.

Ce voyageur est malheureux.

LE CAVALIER.

Malheureux par sa dureté, malheureux par sa faute. Tout amoindrit l’action de cet homme, tout aggrave la mienne.

SIMON.

Monsieur !

LE CAVALIER.

Mon ami, vous êtes coupable, et il faut que justice se fasse. Mettez la main gauche sur votre poitrine, levez la droite et jurez de subir sans résistance la peine que je vous imposerai.

SIMON.

Je le jure, me condamnassiez-vous à m’aller jeter, la tête la première, dans un précipice.

LE CAVALIER.

Peut-être me trouverez-vous plus cruel.

SIMON.

Vous ne pouvez l’être assez. Je jure encore.

LE CAVALIER.

D’abord ramassez Cette bourse.

Simon la ramasse en rougissant et en tremblant, le visage attaché sur les yeux de son juge.

Eh bien, mon ami, tu l’accepteras avec le reste de l’argent que tu m’as laissé.

SIMON, laissant tomber la bourse.

Non, monsieur, non... Je ne puis... Je ne m’y résoudrai jamais.

LE PÈRE.

Simon, vous avez juré.

SIMON.

Rendez-moi ma promesse, rendez-moi mon serment.

LE CAVALIER.

Non ; vous prendrez la bourse, et je vous condamne à la porter sur vous tant qu’elle durera... comme je porte sur moi le portrait de mon fils.

SIMON, ramassant la bourse.

Quel supplice !

LE PÈRE.

Simon, soumettez-vous à votre jugement. Arrêter sous nos regards les fautes que nous avons commises, ce n’est pas nous châtier, c’est nous servir. Mon ami, cette bourse qui t’afflige et qui t’humilie, tu me la montreras quelquefois. Va, rentre dans la cabane et dispose ma femme et mes enfants à recevoir notre hôte le moins mal que nous pourrons.

 

 

Scène XVIII

 

LE PÈRE, LE CAVALIER, SIMON, LES DEUX ENFANTS

 

LES DEUX ENFANTS.

Simon, Simon, arrivez donc ; maman vous attend.

LE CAVALIER.

Ce sont vos enfants ?

LE PÈRE.

Oui, monsieur.

LE CAVALIER.

Ils sont charmants. Venez, petits, que je vous embrasse... Hélas ! s’il en a, ils sont de cet âge.

 

 

Scène XIX

 

LE PÈRE, LE CAVALIER

 

LE PÈRE.

Attendez-vous, monsieur, à manquer de tout. C’est à vous-même que nous devons le très frugal repas qui vous sera servi... Nous n’aurons d’autre lit à vous offrir que des feuilles... Qu’avez-vous, monsieur ? Vous pleurez.

LE CAVALIER.

C’est votre indigence, ce sont ces enfants que j’ai vus... Je pleure, oui, je pleure et je ne pleurerai jamais assez... J’ai été un père dur, et je suis devenu l’homme du monde le plus malheureux... Vous pleurez aussi ?

LE PÈRE.

Mon père fut un père dur, et peut-être est-il aussi malheureux que vous.

LE CAVALIER.

Il l’est, il l’est, n’en doutez pas... J’ai chassé loin de moi mon enfant, je l’ai perdu. Je le cherche et je le chercherai jusqu’à ce que je meure ou que le ciel me le rende.

LE PÈRE.

Hélas ! mon père erre peut-être aussi et parle comme vous... Y a-t-il longtemps que vous êtes séparé de votre fils ?

LE CAVALIER.

Dix ans.

LE PÈRE.

Il y a dix ans que mon père s’est séparé de moi... Depuis ce temps votre fils ne vous a point écrit ?

LE CAVALIER.

Il n’a cessé de me supplier ; j’ai fermé l’oreille à sa prière, je me suis endurci. Il m’a écrit, mais je n’ai lu que sa dernière lettre et je n’ai répondu à aucune. Je luttais contre mon propre cœur, je m’exhortais à l’inflexibilité. À présent que j’y pense, ma dureté me désespère et me confond.

LE PÈRE.

Et vous ignorez la contrée qu’il habite ?

LE CAVALIER.

Je l’ignore. Peut-être n’est-il plus. Ô mon fils ! ô mon enfant ! C’est en vain que je t’appelle, tu ne m’entends pas... Peut-être, relégué comme vous dans une chaumière, il languit indigent à côté de sa femme et de ses enfants ; peut-être ai-je, sans les connaître, donné l’aumône à ces malheureux orphelins... Ou si leur père est vivant, il charge de malédictions le cruel auteur de sa vie et de ses disgrâces. Ô mon fils ! maudis-moi, maudis un père inflexible et dur.

LE PÈRE.

Si je juge de son cœur par le mien, votre fils plaint son père et ne le maudit pas... Quel âge avait votre fils ?

LE CAVALIER.

Autant que les ténèbres me permettent de vous discerner, il était de votre âge ; il avait votre taille, et vous avez un peu le son de sa voix.

LE PÈRE.

N’y aurait-il aucune indiscrétion à vous demander quelle a été la faute d’un enfant pour avoir encouru la longue indignation d’un père, dont l’âme est si sensible et qui me paraît si bon ?

LE CAVALIER.

J’avouerai tout, je m’accuserai ; je me soulage en m’accusant ; vous ne renouvellerez point une peine que je traîne partout avec moi. Jamais enfant ne fut plus cher à son père que le mien. Le chagrin dont je me suis si inhumainement vengé sur moi-même et sur lui, est le seul qu’il m’ait donné. Il était à la fin de ses exercices ; je me disposais à l’établir selon ma fortune et ses talents ; j’avais pris, à son insu, les engagements les plus solennels avec une famille honnête et respectable ; un mariage devait terminer de longs démêlés d’intérêt. Je me croyais au moment du repos et du bonheur, lorsqu’un soir mon fils entre dans mon appartement, j’étais couché ; il se prosterne au pied de mon lit et me révèle qu’il a séduit une jeune innocente... Qu’avez-vous ? Vous vous troublez.

LE PÈRE.

Continuez, je vous en supplie.

LE CAVALIER.

Votre voix s’altère.

LE PÈRE.

Continuez... Eh ! non, n’achevez pas ; dites-moi seulement d’où vous êtes.

LE CAVALIER.

De Limoges.

LE PÈRE.

Votre nom ?

LE CAVALIER.

Cléon.

LE PÈRE, se précipitant entre les bras du cavalier.

Soutenez-moi... je défaillis... je me meurs.

LE CAVALIER.

Que faites-vous ?... vous vous prosternez... vous embrassez mes genoux... Vous connaissez mon enfant ?

LE PÈRE, se relevant, eu courant vers la cabane, crie.

Ma femme ! ma femme ! mes enfants ! Simon ! venez, accourez tous.

 

 

Scène XX

 

LE PÈRE, LE CAVALIER, LA MÈRE, LES DEUX ENFANTS, SIMON

 

Ils accourent en tumulte et crient.

LA MÈRE.

Mon mari !

LES DEUX ENFANTS.

Mon papa !

SIMON.

Monsieur !

LE PÈRE.

Le voilà ! le voilà ! Jetez-vous à ses pieds, jetez vos bras à son cou. C’est mon père !

LE CAVALIER.

C’est mon fils !

Le fils est entre les bras de son père, les enfants sont pendus à ses vêtements ; la mère et Simon embrassent ses genoux.

LES ENFANTS.

Mon grand-papa ! mon grand-papa !

LE CAVALIER crie.

Je l’ai retrouvé ! Je le tiens ! Je le serre entre mes bras ! Ô jour heureux !... Ma fille ! mes petits !... Dans quel état ils me sont rendus !... Combien ils ont souffert !... Pardonnez-moi, pardonnez-moi tous. Le reste de ma vie sera employé à réparer les maux que je vous ai faits. Puissé-je vivre assez longtemps !

LE PÈRE et LA MÈRE.

Nous voilà, mon père ! nous voilà réconciliés, réunis ; il n’y a plus de coupables, nous sommes tous heureux.

LE CAVALIER.

Notre bonheur eût commencé dix ans plus tôt ; je ne l’ai pas voulu.

LA MÈRE, en jetant un de ses bras autour de son mari et lui montrant le ciel du doigt.

Eh bien, mon ami !

LE PÈRE.

Entrons, mon père, entrons ; vous connaîtrez quelle femme le ciel m’avait destinée ; vous saurez tout.

Ils se précipitent à l’envi sur le grand-papa, ils s’avancent vers la cabane et la pièce finit.


[1] Comédie mêlée d’ariettes, 1770. Nous sommes donc autorisés à placer la composition des Pères malheureux vers la même époque.

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