Les Petites mains (Eugène LABICHE - Édouard MARTIN)

Comédie en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 28 novembre 1859.

 

Personnages

 

GEORGES DE VATINELLE

COURTIN, commerçant, beau-père de Vatinelle

CHAVAROT, commerçant

JULES DELAUNAY

LORIN, domestique de Vatinelle

DESBRAZURES, employé

AMÉLIE, femme de Vatinelle

ANNA, fille de Courtin

MADAME DE FLÉCHEUX

UN TAPISSIER

UN MARCHAND DE CHÂLES

 

La scène se passe à Paris.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un salon ; porte au fond, portes latérales ; à gauche, cheminée garnie ; à droite, petit secrétaire de Boulle ; à côté un tête-à-tête ; mobilier très élégant.

 

 

Scène première

 

COURTIN, puis LORIN

 

Au lever du rideau, la scène est vide, il fait petit jour. On entend sonner avec impatience à gauche, personne ne paraît.

COURTIN, sort de sa chambre avec plusieurs lettres à la main ; il est courroucé.

Il n’y a donc personne dans cette maison ?

Il prend une sonnette sur le guéridon et l’agite.

Holà !... quelqu’un !... c’est incroyable !

Il avise un cordon de sonnette près de la cheminée et le secoue avec violence, tout en continuant à agiter sa sonnette.

LORIN, entrant à moitié habillé.

Ah ! mon Dieu ! quel vacarme !... Tiens ! c’est M. Courtin, le beau-père de Monsieur !

COURTIN.

Ah ! enfin ! te voilà ?

LORIN.

Vous êtes déjà levé, monsieur ?

COURTIN.

À sept heures du matin ! J’ai déjà écrit huit lettres !

LORIN.

Monsieur est indisposé ?

COURTIN.

Non ! Je t’ai sonné pour avoir des timbres-poste.

LORIN.

Comment ! c’est pour ça que vous réveillez toute la maison !

Il prend sur la cheminée une petite boîte de timbres-poste et la remet à Courtin.

Monsieur... pour une autre fois... on les met là !...

Il indique la cheminée.

COURTIN.

C’est bien.

Il va s’asseoir.

LORIN, à part.

Comme ça, je pourrai dormir !

COURTIN, tout en collant des timbres.

Ah ! Lorin !

LORIN.

Monsieur ?

COURTIN.

Demain, à six heures, tu entreras dans ma chambre pour me raser.

LORIN.

À six heures ?... Du matin, monsieur ?

COURTIN.

Parbleu ! est-ce que j’ai le temps de me raser le soir ? Dans les affaires, on ne se rase que le matin ! Ah çà ! mais je ne t’avais pas encore regardé... ! c’est étonnant comme tu as engraissé !

LORIN, avec modestie.

Oh ! Monsieur est bien bon !

COURTIN.

Lorsque tu étais à mon service, à Caen, tu n’avais que la peau et les os...

LORIN.

Ah ! dame ! je trimais à votre service !

COURTIN.

J’ai eu tort de te donner à mon gendre Vatinelle... il te laisse rouiller !... mais, pendant mon séjour à Paris, je me charge de faire tomber ce ventre-là !

LORIN.

Oh ! monsieur, il ne me gêne pas !

COURTIN.

Si ! si ! la graisse précoce est un mauvais symptôme.

LORIN.

Est-ce que Monsieur restera longtemps avec nous ?

COURTIN.

Trois semaines ou un mois... le moins possible, je ne suis arrivé qu’hier soir de Caen... et l’ennui me prend déjà à la gorge... j’ai besoin de mouvement, d’activité. Aussi je vais tâcher de terminer promptement mes affaires !

LORIN.

C’est ça, monsieur, dépêchez-vous !

COURTIN, tirant une longue liste de sa poche et à lui-même.

Voyons ma liste de courses...

Lisant.

« Passer à la douane, passer à l’entrepôt. Marier ma seconde fille. Acheter deux cravates solides. Prendre des renseignements sur un nommé Chavarot, qu’on me propose comme futur. Voir son compte à la banque. »

À Lorin.

À quelle heure le déjeuner ?

LORIN.

À onze heures.

COURTIN.

Très bien !... j’aurai le temps de pousser jusqu’à la gare d’Ivry... J’attends des sucres d’Orléans !... Bonjour !

Il sort par le fond.

 

 

Scène II

 

LORIN, puis CHAVAROT

 

LORIN, seul.

Et ça a cent mille livres de rente !... Oh ! oui, j’étais maigre ! M’a-t-il fait frotter à Caen ! Il ne peut pas rester cinq minutes en place... Ce n’est pas un homme, c’est du vif-argent !... Tandis que M. de Vatinelle, son gendre... voilà un maître ! il se lève à onze heures... il est doux, tranquille et bon enfant. Sa maison est un lit de plume, un oreiller.

Regardant la pendule.

Sept heures et demie !... je vais me recoucher...

Il se dirige vers la droite. On sonne à la porte extérieure.

On sonne ! ça ne peut être que M. Courtin !... il aura oublié quelque chose.

CHAVAROT, il paraît à la porte du fond, il est très affairé.

Mon ami, pourriez-vous me dire s’il est venu un tapissier ce matin présenter une facture pour M. Vatinelle ?

LORIN.

Un tapissier ! à sept heures du matin ! on ne l’aurait pas reçu !

CHAVAROT.

Dieu soit loué ! j’arrive à temps.

Il ôte son chapeau et ramène ses cheveux sur son occiput chauve.

Veuillez dire à Vatinelle que son ami Chavarot désire lui parler... Son ami Chavarot !... Vous entendez bien ?...

LORIN.

C’est que Monsieur dort... et j’ai ordre de ne pas troubler son sommeil.

CHAVAROT.

Je prends tout sur moi... Il n’y a pas de consigne pour Chavarot, vous entendez bien ?

LORIN.

Alors, monsieur... je vais voir.

Il entre à droite.

 

 

Scène III

 

CHAVAROT, seul

 

De Vatinelle va bien rire... à moins que Vatinelle ne se fâche !... Je lui ai emprunté son nom pour arriver près d’une danseuse... charmante ! Chavarot, ça sonne mal... Tandis que Georges de Vatinelle !... J’ai été admis tout de suite... à offrir un mobilier... Trois mille huit cents francs !... c’est un peu raide ! mais j’ai fait un bon inventaire cette année...

Ramenant ses cheveux.

Je suis un drôle de bonhomme, moi !... Le 1er janvier, je me fixe une somme pour mes petits... égarements ! je la passe sur mes livres à l’article Bienfaits... à cause de mes commis... et jamais je ne la dépasse !... Je suis dérangé, c’est vrai, mais j’ai de l’ordre ! l’ordre dans le désordre... comme disait... chose !... J’ai donc offert le bois de rose... mais, quand le tapissier est venu présenter sa note à cette petite bête de Coralie, elle lui a répondu : « Est-ce que ça me regarde ? » et v’lan elle lui a jeté la porte au nez... Naturellement cet industriel a fait des recherches... il a découvert l’adresse de mon ami de Vatinelle... et je sais qu’il doit se présenter aujourd’hui... Mais j’arrive à temps pour faire les fonds... Vatinelle ne peut pas se fâcher... il est garçon !... Ah ! s’il était dans le commerce !...

 

 

Scène IV

 

CHAVAROT, LORIN

 

CHAVAROT, à Lorin.

Eh bien ?

LORIN.

Eh bien, Monsieur dormait... je l’ai réveillé... il m’a appelé imbécile !... je lui ai dit : « C’est de la part de M. Chavarot. »

CHAVAROT.

L’ami Chavarot ?

LORIN.

Oui... l’ami Chavarot !

CHAVAROT.

Qu’a-t-il répondu ?

LORIN.

Il m’a répondu : « Chavarot ?... ah ! il m’ennuie, Chavarot !... » et il s’est rendormi.

CHAVAROT.

Il n’est pas changé depuis deux ans que je ne l’ai vu !... J’ai un rendez-vous à huit heures... un rendez-vous d’affaires... je reviendrai... Priez-le de m’attendre.

LORIN.

Oui, monsieur.

CHAVAROT.

L’ami Chavarot, n’est-ce pas ? l’ami Chavarot !

Il sort par le fond.

 

 

Scène V

 

LORIN, puis AMÉLIE et ANNA

 

Elles viennent de gauche.

LORIN, seul.

Je suis comme Monsieur, moi... il m’ennuie, l’ami Chavarot !

Apercevant Amélie et Anna qui entrent.

Ah ! madame et mademoiselle Anna...

Il se retire.

ANNA.

Ainsi, ma chère Amélie, tu es heureuse ?...

AMÉLIE.

Oui, petite sœur.

ANNA.

Et tu ne regrettes pas d’être mariée ?

AMÉLIE.

Oh ! non ; M. de Vatinelle est charmant pour moi... il est complaisant, aimable, dévoué...

ANNA.

C’est le modèle du genre.

AMÉLIE, riant.

Je le crois !... Nous ne nous quittons pas d’une minute, il m’accompagne jusque chez ma marchande de modes !

ANNA.

Oh ! que c’est beau !... Est-ce qu’il s’y connaît ?

AMÉLIE.

Parfaitement !... comme une femme !

ANNA.

J’ai besoin d’un chapeau... Tu me prêteras ton mari, n’est-ce pas ?... D’abord, je ne veux pas de papa... il ne comprend que les chapeaux verts et les robes puce... C’est la grande mode à Caen !

AMÉLIE.

Tu ne sais pas à quoi je pense en te regardant ?

ANNA, s’asseyant sur le canapé.

Non.

AMÉLIE, s’asseyant près d’elle.

À te chercher un mari en tous points semblable à M. de Vatinelle.

ANNA.

Nous aurions la paire... Et ce mari... si je l’avais trouvé ?

AMÉLIE.

Que dis-tu ?

ANNA.

Chut ! ne me trahis pas ! c’est un bien bon jeune homme, qui a l’air doux, timide... ce qui ne l’empêche pas de se mettre très bien ! il est venu passer un mois à Caen... à l’époque des courses.

AMÉLIE.

M. Jules Delaunay ?

ANNA.

C’est vrai ! tu le connais !... Eh bien... n’est-ce pas ?

AMÉLIE.

C’est un jeune homme d’une excellente famille... de bonnes manières... distingué.

ANNA.

Je crois bien qu’il est distingué !... il fait courir !... Il avait une lettre de recommandation pour mon père... et il venait le voir presque tous les jours... pendant qu’il faisait son courrier... Alors, c’était moi qui le recevais... Un jour, un mardi... j’aime le mardi, moi !... il m’a demandé, en rougissant, si j’aurais quelque aversion à devenir sa femme.

AMÉLIE.

Comment !

ANNA.

Je ne sais pas ce que je lui ai répondu... mais il m’a promis de nous faire une visite dès que nous serions arrivés à Paris.

AMÉLIE.

Alors, nous pourrons le voir, le juger.

ANNA.

Oui, mais comment saura-t-il que nous sommes arrivés à Paris ?... Ce pauvre garçon !... il est si timide !

AMÉLIE.

Ah ! voilà le difficile !

ANNA.

Si on pouvait le faire prévenir... indirectement !...

AMÉLIE.

Oh ! tu n’y penses pas !

 

 

Scène VI

 

AMÉLIE, ANNA, LORIN, JULES

 

LORIN, paraissant au fond et annonçant.

M. Jules Delaunay !

AMÉLIE, se levant.

Lui !

ANNA, à part.

Il est donc sorcier !

JULES, saluant.

Madame... mademoiselle...

À Amélie.

Veuillez m’excuser si je franchis votre porte si matin et sans m’être fait annoncer, mais, ayant appris l’arrivée de M. Courtin...

AMÉLIE.

Soyez le bienvenu, monsieur.

ANNA, étourdiment.

Nous parlions de vous !

JULES.

Ah !

AMÉLIE, bas à Anna.

Tais-toi donc !

À Jules.

En vérité, monsieur, cela tient du miracle !...Mon père n’est arrivé qu’hier soir...

JULES, il s’assied.

À dix heures un quart, madame ; je l’ai su à dix heures et demie.

ANNA et AMÉLIE, étonnées.

Ah bah !

AMÉLIE.

Y a-t-il de l’indiscrétion, monsieur, à vous demander où vous puisez des renseignements si précis ?...

JULES.

C’est bien simple... et, si vous voulez me promettre de me pardonner...

ANNA, vivement.

Oh ! de grand cœur.

AMÉLIE, bas.

Tais-toi donc !

JULES.

J’ai donné vingt francs à votre concierge pour qu’il m’avertît de l’arrivée de M. Courtin.

AMÉLIE, à part.

Pour un homme timide !

ANNA, à part.

Il a corrompu le concierge ! faut-il qu’il m’aime !

AMÉLIE.

Monsieur, mon père sera sans doute très flatté des sacrifices que vous avez faits pour être le premier à lui rendre visite.

JULES.

Ah ! M. Courtin a été si bienveillant pour moi !...

AMÉLIE.

Oui, sans doute... Mais est-ce bien à lui seul que cette visite s’adresse ?

JULES, embarrassé.

Comment ?... je ne comprends pas...

ANNA.

Ma sœur sait tout... C’est une alliée !...

JULES, à Amélie.

Comment ! madame, vous daignez vous intéresser...

AMÉLIE.

Au bonheur de ma sœur ? Oui, monsieur.

JULES.

Alors je ne vous cacherai pas que ma visite n’est pas tout à fait pour M. Courtin... et je venais vous prier de vouloir bien recevoir ma sœur... madame de Flécheux... Elle doit se présenter aujourd’hui pour demander la main de mademoiselle Anna.

AMÉLIE.

Comment ! si tôt ?

ANNA, avec reproche.

Si tôt ? On voit bien que tu es mariée, toi !

JULES, il se lève.

À quelle heure, pensez-vous qu’elle pourra rencontrer M. Courtin ?

Amélie et Anna se lèvent aussi.

 

 

Scène VII

 

AMÉLIE, ANNA, LORIN, JULES, COURTIN, paraissant au fond

 

ANNA.

Mon père ? Justement le voici !

COURTIN.

Suis-je en retard ?

AMÉLIE, à son père.

Permets-moi de te présenter M. Delaunay...

COURTIN, cherchant à se rappeler.

M. Delaunay...

ANNA, bas.

Tu sais bien... M. Jules... qui est venu l’année dernière à Caen !

COURTIN.

Ah ! oui ! M. Jules !...

À Jules.

Vous faites courir... des chevaux maigres... enveloppés dans des couvertures ? C’est très bien ! très bien !

Saluant.

Monsieur...

JULES, saluant.

Monsieur...

COURTIN, à part.

À quoi est-ce bon, ces petits-là ?

JULES, à Courtin.

Je tenais à vous remercier, monsieur, de l’accueil bienveillant que vous avez bien voulu me faire à Caen...

COURTIN.

Il n’y a pas de quoi !... Vous m’étiez recommandé par Dumirail... un de mes correspondants... avec lequel je fais beaucoup d’affaires... Il va bien, Dumirail ?

JULES.

Mais... parfaitement !

COURTIN.

Il a fait cette année un bien beau coup sur les colzas... J’allais le faire, il m’a prévenu ; c’est le commerce !... je ne lui en veux pas... Mes amitiés à Dumirail.

Il le quitte et va à la table.

ANNA, bas à Jules.

Mon père est préoccupé... revenez à midi... avec votre sœur... D’ici là, nous l’aurons préparé à vous recevoir...

JULES.

À midi !...

Saluant Amélie.

Madame...

À Courtin.

Monsieur...

COURTIN.

Mes amitiés à Dumirail !

JULES.

Je n’y manquerai pas.

À part.

Il est ennuyeux avec son Dumirail.

Il sort.

ANNA, bas à Amélie.

Je vais achever de m’habiller...je te laisse avec papa... Parle-lui de M. Jules ! prépare-le !... prépare-le !

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

COURTIN, AMÉLIE

 

AMÉLIE.

Il est fort aimable, ce M. Delaunay !

COURTIN.

Quel M. Delaunay ?

AMÉLIE.

Eh bien, le jeune homme qui sort d’ici.

COURTIN.

Ah oui ! sa cravate est très bien mise... ça doit lui prendre beaucoup de temps... À propos de cravate... je viens d’en acheter deux...

Dépliant un papier.

Comment trouves-tu ça ?

AMÉLIE.

Ah ! c’est trop épais.

COURTIN.

J’ai demandé du solide... Dans le commerce, il nous faut du solide !

Les remettant dans sa poche.

Je prierai ta sœur de me les ourler. Ah çà ! où est donc ton mari ?... Je ne l’ai pas encore vu...

AMÉLIE.

Il ne tardera pas à se lever.

COURTIN.

Comment, se lever ?

AMÉLIE.

Oui... Il n’est pas très matinal.

COURTIN.

À dix heures !

AMÉLIE.

Et puis, hier, nous avons eu une journée très fatigante... Nous sommes allés voir une exposition de camélias...

COURTIN.

Qu’est-ce que c’est que cela ?... Des fleurs ?...

AMÉLIE.

Ah ! il y en avait de magnifiques !... Après, Georges m’a accompagnée chez ma modiste... et, en revenant, nous avons fait trois visites... trois !... et tout cela à pied !

COURTIN.

Parbleu !... j’arrive bien de la gare d’Ivry.

AMÉLIE.

Et, le soir, nous sommes allés au Gymnase voir la pièce nouvelle.

COURTIN.

Des camélias ! des modistes !... Eh bien, et ses affaires... quand les fait-il ?

AMÉLIE.

Quelles affaires ?

COURTIN.

Sa place ! son bureau !... ou son comptoir ! car je ne sais pas au juste ce qu’il fait... Dans ses lettres, il ne m’en parle jamais... Quand il t’a demandée en mariage, il a été convenu que M. de Vatinelle prendrait une occupation... Je n’aurais jamais voulu d’un gendre oisif ! Voyons, que fait-il ?

AMÉLIE.

Ne te fâche pas !... D’abord il touche nos loyers...

COURTIN.

Ça, c’est bien. Après ?

AMÉLIE.

Après ?... Il m’aime !

COURTIN.

Il t’aime !... c’est un devoir... mais ce n’est pas une profession !

AMÉLIE.

Puisque nous sommes heureux !

COURTIN.

Heureux ! sans rien faire !... C’est-à-dire que j’ai un gendre qui se croise les bras !

AMÉLIE.

Mon bon père...

COURTIN.

Ah ! voilà qui est fort !... Le gendre de la maison Courtin de Caen !... Mais ça ne me va pas !... ça ne peut pas m’aller... nous ne sommes pas convenus de ça !

 

 

Scène IX

 

COURTIN, AMÉLIE, VATINELLE

 

VATINELLE, sortant de sa chambre.

Eh ! bonjour, cher beau père !...

COURTIN, sèchement.

Bonjour, monsieur...

À part.

Il est devenu énorme... Ils sont tous gras dans cette maison !

VATINELLE.

J’ai appris que vous étiez levé, et je me suis empressé...

COURTIN.

Moi, j’arrive de la gare d’Ivry, monsieur !

VATINELLE.

Vraiment ?... C’est une bien jolie promenade !

AMÉLIE, tendant son front à Vatinelle.

Bonjour, Georges.

VATINELLE.

Bonjour, petite femme !

Il l’embrasse.

Vous permettez, beau-père ?

COURTIN.

Faites, monsieur, faites !

VATINELLE.

Ah ! c’est que, sans vous en douter, vous êtes tombé dans un nid de tourtereaux.

AMÉLIE.

Tais-toi donc !

VATINELLE.

Je ne sais pas si le Grand Turc est heureux... mais je n’échangerais pas mon bonheur contre le sien, ou plutôt contre les siens, car il paraît qu’il en a une collection très variée...

Embrassant de nouveau sa femme.

Vous permettez, beau-père ?

COURTIN.

Encore !... Mais votre lune de miel est passée, que diable !

VATINELLE.

Elle est passée... mais elle repousse tous les matins !

AMÉLIE.

As-tu fini de débiter tes folies ?

Elle s’approche de la cheminée et arrange des fleurs dans les vases.

VATINELLE.

Jamais ! Je suis heureux... j’ai mon beau-père sous la main et je m’épanche...

À Courtin.

Vous ne pouvez pas vous figurer quel ange c’est que votre fille !... Bonne, douce, gaie, charmante ! Je ne me sens pas vivre... Il me semble que je glisse sur un ruisseau de lait dans un petit bateau de sucre candi fabriqué au Fidèle Berger.

COURTIN.

Ah ! à la bonne heure ! voilà une bonne maison !

VATINELLE.

Quoi ?

COURTIN.

Le Fidèle Berger ! des inventaires magnifiques !

VATINELLE.

Qu’est-ce qui vous parle d’inventaire ?... Tenez, vous ne savez pas aimer, dans le commerce !

COURTIN, blessé.

Nous ne savons pas aimer ?... Monsieur, j’ai donné deux enfants à madame Courtin !... et vous, jusqu’à présent...

VATINELLE, l’arrêtant.

Chut ! ça viendra !... ça viendra !

AMÉLIE, se rapprochant.

Georges... que fais-tu ce matin ?

VATINELLE.

Rien... je te regarde !

AMÉLIE.

Et tantôt ?

VATINELLE.

Ce sera ton tour !

COURTIN, à part.

Jolie occupation !

Haut.

Et ce soir ?

VATINELLE.

Ce soir... Beau-père, vous êtes indiscret !

COURTIN, à part.

Oh ! c’est trop fort ! ça me fait sauter au plafond, ces choses-là.

Bas à Amélie.

Laisse-nous... va rejoindre ta sœur !

AMÉLIE.

Pourquoi ?

COURTIN.

Il faut que je cause avec ton mari !

AMÉLIE, à Vatinelle.

Au revoir, Georges !

Bas.

Mon père est mal disposé, ne le taquine pas.

De la porte, à son mari.

Adieu !

VATINELLE, lui envoyant des baisers.

Adieu !... adieu !... adieu !

COURTIN, à part.

Je vous demande si c’est comme ça qu’on fait les bonnes maisons !

Amélie sort.

 

 

Scène X

 

COURTIN, VATINELLE

 

VATINELLE, à part, regardant Courtin.

Rendons-lui justice... il n’a pas la mine folâtre.

Haut.

Eh bien, beau-père, avez-vous fait bon voyage ? Tout le monde va bien à Caen ?

COURTIN.

Oui, monsieur... on se porte bien à Caen... on travaille !

VATINELLE.

Allons ! tant mieux !

COURTIN.

Mon gendre, j’ai à vous parler... Asseyons-nous.

VATINELLE.

Volontiers, beau-père...

À part.

Quel air solennel !

Ils s’assoient.

COURTIN, assis.

Je ne sais pas faire de phrases... Je vais vous parler la langue des affaires... Il y a un an, vous m’avez fait demander la main de ma fille par M. Pontvinoy, un de nos amis communs... Vous n’aviez pour tout apport qu’une galerie de tableaux ; moi, je suis très riche... Donc ce mariage ne me convenait pas du tout.

VATINELLE, s’inclinant assis.

Je vous remercie.

COURTIN.

Mais vous plaisiez à ma fille... je ne sais pas trop pourquoi.

VATINELLE, s’inclinant de nouveau et à part.

Elle est polie, la langue des affaires !

COURTIN.

Vous aviez des gants blancs... de grandes relations... un certain jargon... et un titre de comte.

VATINELLE.

Oh ! je m’en sers si peu !

COURTIN.

Vous avez tort !... Maintenant surtout que la nouvelle loi sur les titres a créé la disette sur la place...

VATINELLE.

Ça a fait monter l’article...

COURTIN.

Naturellement.

VATINELLE, à part.

Toujours la langue des affaires !

COURTIN.

Mais il ne s’agit pas de ça ! Je vous ai donné ma fille, à vous qui n’aviez rien, avec une dot de cinq cent mille francs.

VATINELLE.

Pardon... Je désire seulement constater que je n’ai connu ce chiffre que le jour du contrat... Je ne savais qu’une chose... c’est que j’épousais un ange ! il s’est trouvé que l’ange était riche... cela m’a contrarié... mais je n’ai pas cru devoir le refuser pour cela.

COURTIN.

Parbleu !

VATINELLE.

Quoi, parbleu ? qu’entendez-vous par là ?

COURTIN.

Rien ! je continue... Je vous ai accordé ma fille à la condition expresse, acceptée par M. Pontvinoy, que vous vous créeriez une occupation...

VATINELLE.

Ah !... j’ignorais cette clause secrète...

COURTIN, se levant.

J’arrive de Caen... et j’apprends que vous vous levez à dix heures, que vous allez voir des expositions de camélias, que vous vous promenez sur le boulevard avec un cure-dent... et un cigare à la bouche !

VATINELLE.

C’est exagéré ! L’un me gênerait pour fumer l’autre.

COURTIN, se levant.

Enfin, vous ne faites rien ! absolument rien !... vous n’avez pas même d’enfant ! après un an !

VATINELLE, se levant.

Beau-père, je vous jure que ce n’est pas ma faute.

COURTIN.

C’est honteux !

VATINELLE.

Permettez...

COURTIN.

Passer sa vie dans l’oisiveté, dans la paresse !... un gros garçon, fort et robuste comme vous l’êtes !

VATINELLE.

Pardon... j’ai des crampes d’estomac !

COURTIN.

Vous mangez trop ! vous ne faites pas d’exercice !

VATINELLE.

Pourtant... vous ne prétendez pas me faire labourer la terre ?

COURTIN.

Il n’est pas question de labourer la terre ! mais il y a le commerce... l’industrie... on remue ses capitaux !

VATINELLE.

Oh ! mes capitaux... c’est autre chose... ils travaillent, eux !... je commandite une raffinerie... ils font du sucre, mes capitaux !

COURTIN.

Eh bien, et vous ?

VATINELLE.

Moi ?... je le mange !

COURTIN.

Ça n’est pas fatigant !

VATINELLE.

Dame ! si personne ne le mangeait, à quoi servirait d’en fabriquer ?... Le consommateur est un travailleur !

COURTIN.

Un travailleur !...

À part.

De la mâchoire !

VATINELLE.

Que voulez-vous ! moi, j’ai horreur des entreprises, des spéculations... je n’estime la Bourse qu’au point de vue de l’art... comme monument... dorique et corinthien... panaché.

COURTIN.

Soit ! tout le monde n’a pas l’intelligence des affaires... mais alors, quand on n’est pas doué, quand on n’a pas d’idées... eh bien, on demande une place !

VATINELLE.

Une place ? à qui ?

COURTIN.

Parbleu ! au gouvernement !

VATINELLE.

Ah ! je vous attendais là, beau-père ! Ah çà ! est-ce que vous prenez le gouvernement pour un bureau de placement ?

COURTIN.

Non ! mais avec vos relations... rien n’est plus facile !... Mais moi !... moi qui vous parle, quand je serai vieux, fatigué, usé, quand je ne pourrai plus faire d’affaires...

VATINELLE.

Enfin, quand vous ne serez plus bon à rien...

COURTIN.

Oui... eh bien, je demanderai quelque chose... pour me reposer... j’entrerai dans l’administration.

VATINELLE.

Comme on entre aux Invalides ! Avouez, beau-père, que c’est une étrange manie que celle de notre époque !... et j’en enragerais... si je ne préférais en rire !

COURTIN.

Quoi donc ?

VATINELLE.

Aujourd’hui, chaque Français vacciné croit avoir droit à une place... Encore un peu, on priera le gouvernement de distribuer des numéros d’ordre à messieurs les nouveau-nés. Toi, petit, tu seras dans la diplomatie... tu as la vue basse... Celui-ci sera marqué pour la marine. Cet autre pour les finances, côté des contributions directes. Tout le monde aura son bureau, sa petite table, son encrier et sa plume derrière l’oreille... Joli petit peuple !... tout cela grouillera, griffonnera... et émergera ! Qui veut des places ?... prenez vos billets ! Et à ces administrateurs, que manquera-t-il ?... une seule chose... des administrés !... mais on en fera venir de l’étranger... en payant le port !

COURTIN.

Vous faites de l’esprit.

VATINELLE.

Beau-père, on fait ce qu’on peut... Mais ce qui est certain, c’est que je ne demanderai jamais de place... même quand je serai vieux.

COURTIN.

Et pourquoi ?

VATINELLE.

Pour deux motifs : le premier, c’est que n’ayant pas fait d’études spéciales, je remplirais fort mal ma place.

COURTIN.

Mauvaise raison ! Après ?

VATINELLE.

Le second, c’est que, la remplissant fort mal, j’occuperais la position d’un autre qui la remplirait peut-être fort bien... je ferais tort au gouvernement d’une part... et de l’autre je volerais à un employé laborieux et capable des appointements dont je n’ai pas besoin... Vous voyez que tout le monde y perdrait…

COURTIN.

Dites tout de suite que vous ne voulez rien faire !

VATINELLE.

J’ai sur le travail une petite théorie à moi...

COURTIN.

Pourrait-on la connaître, sans indiscrétion ?

VATINELLE, s’asseyant.

Volontiers... beau-père ! Pourquoi travaille-t-on dans ce monde ?... pour gagner de la fortune, apparemment...

COURTIN.

Parbleu ! c’est bien malin !

VATINELLE.

Pourquoi veut-on gagner de la fortune ?... pour en jouir et se reposer.

COURTIN.

Se reposer !... c’est-à-dire...

VATINELLE.

Oui, je sais qu’il y a de par le monde des loups maigres et voraces qui ne se reposent jamais... des joueurs avides et infatigables qui, après avoir ramassé tout l’or répandu sur le tapis, veulent encore gagner la table et les flambeaux ! Moi, je ne suis pas de ceux-là, j’ai la fortune, vous me l’avez donnée... Bien plus, j’ai le bonheur. Je suis content de mon sort, je ne demande rien. Pourquoi voulez-vous que je travaille ? pour faire aux pauvres une concurrence inégale ? ou pour me ruiner ?... ce qui serait encore plus bête !

COURTIN.

Mais cependant...

VATINELLE.

Ah ! cela s’est vu, beau-père ! il ne faut pas trop vouloir gagner les flambeaux ! Tenez, vous allez crier au paradoxe ! mais je trouve, moi, que, dans une société bien entendue, l’apport du riche... c’est le luxe, l’amour des belles choses, l’oisiveté magnifique et intelligente !

COURTIN, révolté, se levant.

L’oisiveté ! mais c’est horrible ! c’est révoltant ! c’est le renversement de l’édifice social !... c’est... c’est stupide !!! Est-ce que la nature n’a pas donné deux mains à chaque homme ?... c’est pour travailler.

VATINELLE.

Pardon... il y a des nuances, beau-père... elle a donné aux uns de grosses mains...

COURTIN.

Est-ce pour moi que vous dites cela ?

VATINELLE.

Oh ! beau-père !

Regardant les mains de Courtin.

Tiens ! c’est vrai !... elles sont vigoureuses, vos mains !... Quel bel argument !... Mais tout le monde n’est pas aussi généreusement partagé... Aux autres elle en a donné de petites.

COURTIN.

Eh bien, après ?

VATINELLE.

C’est une révélation de la Providence qui dit à celui-ci : « Toi, tu seras maçon... ou casseur de pierres... Toi, tu seras artiste, penseur... flâneur... ou rentier ! »

COURTIN, exaspéré.

Des petites mains ! des petites mains !... Tenez, voulez-vous que je vous dise mon opinion sur votre théorie ?

VATINELLE.

La défense est libre !

COURTIN.

Vous n’êtes qu’un fainéant !

VATINELLE.

Il y a eu des rois fainéants !... Petites mains !

COURTIN, avec colère.

Vous m’ennuyez avec vos petites mains ! Ce que je vois de plus clair dans tout ceci, c’est que vous vous êtes fourré dans la dot de ma fille comme un rat dans un fromage.

VATINELLE, sérieusement.

Monsieur Courtin... je crois avoir fait preuve d’un bon caractère... mais il est des expressions qu’un homme de cœur ne peut entendre deux fois... je vous prie de ne pas l’oublier, monsieur Courtin !

COURTIN.

Ah ! ça m’est bien égal !

 

 

Scène XI

 

COURTIN, VATINELLE, AMÉLIE, ANNA

 

COURTIN, voyant entrer les femmes, court à Anna.

Toi, tu peux être tranquille ! je ne te marierai qu’à un homme qui fera quelque chose... à un commerçant !

ANNA, effrayée.

Un commerçant ? mais, papa...

COURTIN.

Et il aura de grosses mains, celui-là ! j’en fais le serment !

ANNA, à part.

Allons bon ! et M. Jules qui va venir avec sa sœur.

Elle remonte.

AMÉLIE, bas à Vatinelle.

Mon père est tout bouleversé.

VATINELLE, bas à Amélie.

Il a ses nerfs.

ANNA, au fond, à part.

Oh ! mon Dieu ! les voici !

 

 

Scène XII

 

COURTIN, VATINELLE, AMÉLIE, ANNA, JULES et MADAME DE FLÉCHEUX

 

JULES, à Amélie.

Madame... permettez-moi de vous présenter madame de Flécheux... ma sœur.

AMÉLIE.

Il y a longtemps, madame, que, M. de Vatinelle et moi, nous désirons faire votre connaissance.

VATINELLE.

Nous sommes aux regrets de nous être laissé prévenir.

COURTIN, à part.

Encore une visite ! Ils ne font que ça, ces gens-là.

JULES.

Adèle... M. Courtin.

MADAME DE FLÉCHEUX, le saluant.

Monsieur...

COURTIN, saluant.

Madame...

ANNA, bas, et vivement à Jules.

Pas de demande ! c’est changé.

JULES.

Hein ?

MADAME DE FLÉCHEUX, à Courtin.

La démarche que je fais aujourd’hui, monsieur...

JULES, bas à sa sœur.

Pas de demande... c’est changé !

MADAME DE FLÉCHEUX, bas.

Quoi ?

COURTIN.

Quelle démarche ?

JULES, bas.

Je ne sais pas... Je te parlerai !

AMÉLIE, à madame de Flécheux.

Asseyez-vous, madame...

Madame de Flécheux s’assoit près d’Amélie.

MADAME DE FLÉCHEUX, à part.

La situation est embarrassante !...

Moment de silence, les personnages sont décontenancés. À Amélie.

Ah ! madame, que votre robe est donc jolie !

AMÉLIE.

Vous trouvez ? C’est un cadeau de mon mari !... Vous avez là un point d’Alençon qui est d’un goût...

MADAME DE FLÉCHEUX.

Je préfère cela à la valenciennes.

AMÉLIE.

Oh ! moi aussi ! sans comparaison !

COURTIN, à part.

Et patati ! et patata !

VATINELLE.

Moi, j’ai un faible pour le point d’Angleterre.

COURTIN, à part.

Mon gendre qui s’en mêle ! il se fourre dans la dentelle !

MADAME DE FLÉCHEUX.

Certainement... Le point d’Angleterre...

AMÉLIE.

C’est charmant sur un mantelet de soirée !

TOUS, excepté Courtin.

Charmant ! charmant !

COURTIN, à part, les imitant.

« Charmant ! charmant ! » Quelle fortune on ferait, si on pouvait ramasser tout ce temps perdu !

Il s’assied de l’autre côté de la scène et se plonge dans ses notes. Les autres personnages forment un groupe de l’autre côté.

ANNA.

Le voilà dans ses notes !

MADAME DE FLÉCHEUX.

Qu’est-il donc arrivé ?

ANNA.

Papa vient de me déclarer à l’instant qu’il ne me marierait qu’à un homme qui ferait quelque chose... à un commerçant.

JULES et MADAME DE FLÉCHEUX.

Comment ?

ANNA, à Jules.

Si vous preniez un état ?

AMÉLIE.

Ah ! voilà une idée !

JULES.

Moi ?

VATINELLE.

Oui, un petit fonds de mercerie... avec une boîte aux lettres... c’est une douceur !

ANNA, à Vatinelle.

Taisez-vous donc, nous ne sommes pas en train de rire !

AMÉLIE.

Mon ami !

MADAME DE FLÉCHEUX.

Mais mon frère n’a jamais songé à se mettre dans le commerce.

AMÉLIE.

Je le crois bien !

JULES.

Et quel commerce, encore ?

ANNA.

Oh ! n’importe lequel !... Vendez ! achetez !

JULES.

Mais quoi ?

ANNA.

Ce que vous voudrez.

JULES.

Il faut que je cherche une profession à présent !

VATINELLE, à part.

Un homme qui fait courir !

ANNA, à Jules.

Une fois mariés... nous liquiderons.

JULES.

Je vais chercher, mademoiselle... et, avant demain, j’aurai trouvé.

AMÉLIE, à madame de Flécheux qui se lève.

Vous partez déjà ?

Tout le monde se lève.

MADAME DE FLÉCHEUX.

Oui... quelques visites à faire.

JULES, à part.

Que diable pourrais-je bien vendre ?

VATINELLE, prenant son chapeau.

Je sors avec vous... Je cours retenir une loge aux Italiens... Tamberlick chante... Serez-vous des nôtres ce soir, beau-père ?

COURTIN.

Non, monsieur... Le soir, je fais ma correspondance.

VATINELLE.

Hélas !

COURTIN.

Quoi ?

VATINELLE.

Rien...

À part.

Je pense aux malheureux qui seront obligés de la lire.

MADAME DE FLÉCHEUX, saluant.

Monsieur Courtin...

COURTIN, saluant.

Madame...

À Jules.

Mes amitiés à M. Dumirail.

Tout le monde sort, excepté Courtin.

 

 

Scène XIII

 

COURTIN, puis LORIN, puis CHAVAROT

 

COURTIN, seul.

C’est la peste que ces visiteurs-là !... Ça vient vous dévorer le plus pur de votre temps !... Moi, à Caen, j’ai écrit sur la porte de mon cabinet : « Je n’y suis jamais !... »

Consultant ses notes.

Les renseignements que j’ai pris sur ce Chavarot sont excellents.

LORIN, annonçant.

L’ami Chavarot !...

Se reprenant.

M. Chavarot.

COURTIN.

Chavarot !

CHAVAROT, à Lorin.

Il ne serait pas venu un tapissier ?

COURTIN, allant à Chavarot.

Pardon, monsieur... Est-ce vous qui demeurez rue du Sentier, 12 ?

CHAVAROT.

Oui, monsieur.

COURTIN, à Lorin.

Laisse-nous...

Lorin sort. À Chavarot.

Monsieur... vous faites l’exportation... Sept millions d’affaires par an...

CHAVAROT, étonné.

Mais...

COURTIN, continuant.

Deux cent mille francs en compte courant à la banque de France... Caisse exactement ouverte de trois à cinq... jamais de protêts, bonne signature, parole en barre !...

CHAVAROT.

Monsieur, permettez...

COURTIN, continuant.

Moi, j’ai une fille, dix-huit ans, jolie, bien élevée, pas trop de piano, je suis pressé... Voyons vos mains !

CHAVAROT, étonné.

Mes mains ?

COURTIN, les regardant.

Très bien... Elles sont de calibre... Je vous offre ma fille !

CHAVAROT.

Hein ?... À moi ?

COURTIN.

À vous.

CHAVAROT.

Pardon, monsieur... À qui ai-je l’honneur de parler ?

COURTIN, avec fierté.

À la maison Courtin de Caen.

CHAVAROT, avec admiration.

Courtin de Caen ! premier crédit !... signature...

COURTIN.

Je donne cinq cent mille francs... pas dix sous de plus, pas dix sous de moins... moitié comptant, moitié en valeurs à quatre-vingt-dix jours... Oui, ou non ?

CHAVAROT.

Permettez... Une proposition aussi inattendue...

COURTIN.

Réponse !... J’ai preneur !

CHAVAROT.

Je prends !

COURTIN.

Touchez là !... Nous ferons le mariage fin courant…

CHAVAROT, prenant son carnet.

Permettez que je prenne note de l’échéance.

COURTIN, tirant son carnet.

Je l’inscris également de parité...

CHAVAROT.

Et conformité...

Tous deux écrivent. Toute cette partie de la scène doit être jouée très vivement.

COURTIN.

Voilà qui est fait ! Est-ce que vous connaissez Vatinelle ?

CHAVAROT.

Oui... un peu.

COURTIN.

Je ne vous en fais pas mon compliment.

CHAVAROT, à part.

Me voilà marié !... Ah ! mon Dieu ! et cette note qui va venir !... et mon mariage ! cinq cent mille francs !... Tout serait manqué !

COURTIN.

Qu’avez-vous donc ?

CHAVAROT.

Rien.

À part.

Il n’y a qu’un moyen ! Je cours chez le tapissier !

Haut.

Adieu !... Je reviendrai.

COURTIN.

Au revoir, mon gendre.

Chavarot Sort.

 

 

Scène XIV

 

COURTIN, puis AMÉLIE, puis UN TAPISSIER, puis VATINELLE

 

COURTIN.

Il me plaît, ce gaillard-là !... il est actif.. Il ne m’a pas même remercié !... Mais, dans les affaires, On ne se remercie pas... on se paye !

AMÉLIE, entrant.

Georges n’est pas rentré ?

COURTIN.

Non... il flâne, il promène ses petites mains sur le boulevard !

AMÉLIE.

Mon père, vous êtes cruel pour lui... qui est si bon !

COURTIN.

Ma fille, l’oisiveté est la mère de tous les vices ; je ne sors pas de là !

AMÉLIE, riant.

Oh ! c’est bien ancien, ce que vous dites là !

COURTIN.

J’y vois clair... Cela finira mal. Ton mari est dans une mauvaise voie, et...

Un tapissier paraît au fond.

Qu’est-ce ?

LE TAPISSIER.

M. Vatinelle ?

COURTIN.

C’est ici.

LE TAPISSIER.

Je viens pour une petite note... une fourniture de meubles.

AMÉLIE.

Nous n’avons pas commandé de meubles.

COURTIN, prenant la note.

Voyons ?

Lisant.

« Meubles fournis pour le compte de M. de Vatinelle, à mademoiselle Coralie, danseuse... »

AMÉLIE.

Hein ?

COURTIN.

« À l’Académie impériale de musique, rue Tronchet, 24. »

AMÉLIE.

Une danseuse !

COURTIN, au tapissier.

C’est bien... On passera.

Le tapissier sort.

AMÉLIE.

Non !... ce n’est pas possible !

COURTIN, parcourant la facture.

« Un canapé Soubise, six chaises Cupidon... etc. etc. Total : Trois mille huit cents francs. »

AMÉLIE.

Une danseuse !... Il me trompait ! Ah !

Elle se jette dans un fauteuil et pleure.

COURTIN.

Je te le disais bien... L’oisiveté est la mère de toutes les danseuses... Non !... de tous les vices !...

VATINELLE, entrant gaiement.

J’ai la loge !... mais ça n’a pas été sans peine !

Apercevant Amélie qui pleure.

Amélie !... ma femme !...

COURTIN, l’arrêtant.

Elle sait tout, monsieur !

VATINELLE.

Quoi ?

COURTIN.

Trois mille huit cents francs.

Il lui donne la note.

VATINELLE.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

COURTIN, le repoussant.

Six chaises Cupidon !... Une danseuse !... Vous me faites horreur !

 

 

ACTE II

 

Même décor que l’acte précédent.

 

 

Scène première

 

COURTIN, AMÉLIE, puis LORIN

 

COURTIN, à Amélie.

Ainsi, c’est bien décidé... nous sommes d’accord ?

AMÉLIE.

Oui, Mon Père.

Courtin sonne. Lorin paraît.

COURTIN, à Lorin.

Priez M. de Vatinelle de se rendre au salon.

Lorin sort.

AMÉLIE.

Il faudra qu’il s’explique... et, s’il n’avoue pas... s’il refuse de se justifier... agissez, mon père !

COURTIN.

Sois tranquille... tu peux compter sur moi.

 

 

Scène II

 

COURTIN, AMÉLIE, VATINELLE

 

VATINELLE, entrant.

Vous m’avez fait, demander, beau-père ?... toi aussi, Amélie ?

COURTIN.

Oui, monsieur... Avez-vous réfléchi ?

VATINELLE.

À quoi ?

COURTIN.

Je vous parle de cette note qui vous a été présentée hier soir... et que nous avons fait payer ce matin...

VATINELLE.

Comment ! vous avez payé ? vous ! un commerçant ! Mais c’est absurde ! je vous répète que je ne connais ni ce tapissier ni cette danseuse !

AMÉLIE, indignée.

Oh !

COURTIN, à sa fille.

Du calme !

À Vatinelle.

Votre système de défense est déplorable... et je crois pouvoir vous assurer qu’un aveu...

AMÉLIE.

Oui, un aveu.

COURTIN.

Suivi d’un repentir sincère...

VATINELLE.

Mais je n’ai pas à me repentir !... je suis victime d’une mystification... il faut qu’un monsieur se soit servi de mon nom pour voiler ses fredaines, mais si jamais je le découvre !

COURTIN, froidement.

Mon opinion est que vous ne le découvrirez pas... Vous n’avez rien à ajouter ?

VATINELLE.

Absolument rien !

AMÉLIE.

Georges !... avouez !... je vous en supplie...

VATINELLE.

Amélie, je vous ai donné assez de preuves d’affection pour avoir le droit de compter sur votre confiance... Vos soupçons me froissent et me blessent ! je ne veux plus que vous me parliez de cette affaire.

AMÉLIE.

Je ne veux plus !

Avec résolution.

C’est bien, monsieur...

À Courtin.

Agissez, mon père... agissez !

Elle sort.

 

 

Scène III

 

COURTIN, VATINELLE

 

VATINELLE, à part.

« Agissez ! » Est-ce qu’elle voudrait me faire administrer une correction par le beau-père ?

COURTIN.

Asseyons-nous, monsieur.

VATINELLE, à part, s’asseyant.

Ceci me rassure.

Haut.

Je suis assis, beau-père.

COURTIN, assis.

Nous allons parler la langue des affaires.

VATINELLE.

Encore ?

COURTIN.

Monsieur de Vatinelle, je suis un père sage et prévoyant : c’est vous dire qu’en vous donnant ma fille, j’ai songé à prendre mes précautions.

VATINELLE.

Vos précautions ?

COURTIN.

J’ai marié Amélie l’épée au côté... selon la coutume de Normandie.

VATINELLE.

Je ne comprends pas.

COURTIN.

Avez-vous quelquefois lu votre contrat de mariage ?

VATINELLE.

Ma foi, non !... je l’ai entendu bredouiller un jour par votre notaire de Caen... et je l’ai signé de confiance.

COURTIN.

C’est une sottise !

VATINELLE.

Plaît-il ?

COURTIN.

Moi, j’ai discuté le mien pendant deux mois... mais j’ai de grosses mains !... Puisque vous n’avez pas lu votre Contrat... j’aurai donc l’honneur de vous apprendre que vous êtes marié sous le régime de la séparation de biens...

VATINELLE.

Ah !... Après, monsieur Courtin ?

COURTIN.

Sous ce régime, la femme conserve l’entière administration de ses biens meubles et immeubles et la jouissance de ses revenus... article 1536.

VATINELLE.

Ah !... Après, monsieur Courtin ?

COURTIN.

Jusqu’à ce jour, votre femme, confiante et aveugle, vous a laissé l’administration de sa fortune... Aujourd’hui, éclairée par moi...

VATINELLE, s’inclinant.

Vous êtes bien bon !

COURTIN.

Amélie vient de se décider à vous la retirer.

VATINELLE.

Ah ! je comprends !

À part.

On me met au pain sec !

COURTIN.

Elle entre dans les stipulations de son contrat, que j’ai fait confectionner moi-même...

VATINELLE.

À la mode de Caen !

COURTIN.

Vous ne serez donc pas surpris, monsieur, qu’elle ait fait choix, pour gérer sa fortune, d’une personne honorable, intelligente, capable... de votre serviteur, enfin !...

VATINELLE.

Ah !... enchanté !

COURTIN.

Dorénavant, donc, c’est moi qui payerai, toucherai, transigerai, donnerai quittance et ferai tous les actes généralement quelconques qui incombent au mandataire, et prévus par les articles 1984, 1985, 1986...

VATINELLE.

987, 88...

COURTIN.

89 et suivants.

VATINELLE.

Ah ! çà ! beau-père, vous êtes donc avocat ?

COURTIN.

Non, monsieur, je suis normand.

VATINELLE.

C’est donc ça... Vous êtes né sous une feuille du... Code !

COURTIN, se levant.

Voilà, monsieur, les résolutions que j’étais chargé de vous transmettre... Avez-vous quelques observations à faire ?

VATINELLE, se levant aussi.

Une question, d’abord.

Avec émotion.

Je voudrais savoir si c’est Amélie... ma femme... qui vous a chargé de la mission que vous venez de remplir ?

COURTIN.

Elle-même...

VATINELLE.

Cela suffit, monsieur... Je n’ai plus rien à dire... Madame de Vatinelle est maîtresse de sa fortune... Je possédais sa confiance, elle me la retire... cela peut être humiliant pour moi, mais la coutume de Normandie est là !

COURTIN.

La sauvegarde des familles.

VATINELLE.

Ah ! vous avez bien raison ! Au moins, sous régime, la position des époux est nette... Le mari n’est plus qu’une espèce de dame de compagnie... avec de la barbe ! un masculin quelconque... nourri, logé et chauffé... Quand il a été bien gentil... on lui donne une montre en or... avec sa chaîne ! S’il a été sage toute la semaine, s’il a été soumis, attentif, caressant... eh bien, le dimanche on le promène à la campagne avec un habit neuf... Mais qu’il s’avise d’élever la voix, de soumettre une observation à bonne maîtresse à lui... à genoux, Domingo !... au pain sec et à l’eau !... Coutume de Normandie ! Ah ! le joli mariage pour un homme de cœur !... Touchez là, beau-père, que je vous remercie !

Il lui serre la main convulsivement.

COURTIN.

Aie ! vous me faites mal !

VATINELLE.

C’est la joie, la reconnaissance.

COURTIN, à part.

C’est égal, je le tiens !

VATINELLE.

Maintenant, je vous ai remis mes pouvoirs ; payez, touchez, contractez, transigez... je m’en lave les mains.

COURTIN.

Pardon... il reste encore une petite formalité.

VATINELLE.

Laquelle ?

COURTIN.

La clef de la caisse...

VATINELLE.

Ah ! c’est juste !

La lui remettant.

La voilà ! J’ai en poche trente-sept francs cinquante centimes, veuillez les encaisser...

COURTIN.

Oh ! gardez ! gardez ! nous ne sommes pas des Turcs.

VATINELLE.

C’est ma semaine !... vous êtes bien bon.

Il lui serre les mains.

COURTIN.

Aïe ! aïe ! vous me faites mal...

À part.

Petites mains, petites mains !

VATINELLE.

C’est la joie, la reconnaissance.

COURTIN.

Nous avons même pensé, ma fille et moi, que vous ne pouviez rester sans argent.

VATINELLE.

Ah !

COURTIN.

Vous recevrez une allocation de cinq cents francs par mois pour vos plaisirs

Appuyant.

et vos vices !...

VATINELLE.

Assez, monsieur !... Je ne suis pas un mari à tant par mois !

COURTIN.

Nous sommes aujourd’hui le 14... Vous pourrez passer demain à mon bureau... et même, quand vous aurez besoin de quelques petites avances... ne vous gênez pas... on vous fera l’escompte... au taux légal.

VATINELLE.

Beau-père...

 

 

Scène IV

 

COURTIN, VATINELLE, UN MARCHAND DE CHÂLES, paraissant

 

VATINELLE.

Qu’est-ce ? que veut-on ?

LE MARCHAND.

J’apporte le cachemire que Monsieur a acheté hier...

VATINELLE.

Ah ! oui... Une surprise... pour ma femme !

COURTIN, examinant le châle.

Ah ! c’est magnifique !...

LE MARCHAND.

Monsieur a prié d’apporter la facture.

VATINELLE.

Oui... Je paye toujours comptant.

Fouillant à sa poche. À part.

Pas aujourd’hui, par exemple !... Trente-sept francs cinquante !

COURTIN, bas à Vatinelle.

À votre place, je renverrais le châle... Dans votre position... c’est une folie !

VATINELLE, au marchand.

Laissez cela !... je passerai demain.

LE MARCHAND.

Très bien, monsieur ! ça ne presse pas !

Il sort.

COURTIN.

C’est chevaleresque, ce que vous faites là... mais stupide !... car avec cinq cents francs par mois.

VATINELLE.

Je croyais vous avoir dit que je les refusais.

COURTIN.

C’est encore mieux ! Avec rien par mois !... Payer des cachemires de deux mille cinq cents francs... Ah ! à moins que vous n’ayez l’intention de travailler... avec vos petites mains !... Voyons, Vatinelle ! vous êtes jeune, vous jouissez d’une bonne santé... pourquoi ne chercheriez-vous pas une place ? Et alors ; foi de Courtin ! je passerai l’éponge sur le passé... je pardonnerai tout... tout ! même vos faiblesses... parce que, quand on travaille, on peut s’amuser, on peut...

VATINELLE.

Avoir des maîtresses ?

COURTIN.

Oui... C’est-à-dire non !... Vous me faites dire des sottises ! Adieu !... Cherchez une place !... cherchez une place !...

Il sort par le fond.

 

 

Scène V

 

VATINELLE, puis CHAVAROT

 

VATINELLE, seul.

Ah ! voilà un beau-père qui me le payera ! Et Amélie !... Amélie !... sur un simple soupçon, me blesser, m’humilier, me déshonorer... Ah ! je donnerais tout ce que je possède, trente-sept francs cinquante, pour causer avec le monsieur qui offre des mobiliers sous le nom de Vatinelle.

CHAVAROT, entrant par le fond.

Enfin, te voilà !

VATINELLE.

Chavarot... tu es venu ce matin... Excuse-moi... j’étais en affaires...

CHAVAROT.

Oui... tu dormais... Mon ami, je viens te conter une nouvelle à la main... une gaudriole.

VATINELLE.

Ah ! tu tombes mal... je suis furieux... Connais-tu une danseuse du nom de Coralie, toi ?

 

CHAVAROT, surpris.

Hein ?... non... Pourquoi ?

VATINELLE.

Figure-toi que cette demoiselle a pour sigisbée un monsieur... un polisson ! qui capitonne son boudoir sous mon nom.

CHAVAROT, à part.

Le tapissier est venu !

Il ramène ses cheveux avec inquiétude.

VATINELLE.

Cette fourniture frauduleuse m’occasionne de très vifs désagréments dans mon ménage.

CHAVAROT.

Ton ménage ? Comment ! tu es marié ?

VATINELLE.

Depuis un an... coutume de Normandie ! J’ai l’honneur de t’en faire part.

CHAVAROT, à part.

Saprelotte !

Haut.

Mon ami, permets-moi de te féliciter.

VATINELLE.

Non ! ne te presse pas ! je te présenterai mon beau-père... Mais je jure bien que le soleil ne se couchera pas avant que j’aie corrigé ce monsieur... le monsieur qui capitonne.

Prenant son chapeau.

Tu n’as rien à me dire ? Adieu !

CHAVAROT.

Où vas-tu ?

VATINELLE.

Rue Tronchet, 24, chez cette Coralie ! Je lui arrache le nom de son Arthur et...

CHAVAROT, inquiet.

Et quoi ?

VATINELLE.

Ce sera terrible ! Je ne te dis que ça... Au revoir, Chavarot !

CHAVAROT.

Mais...

VATINELLE.

Adieu !... je suis furieux !

Il sort par le fond.

 

 

Scène VI

 

CHAVAROT, puis COURTIN et ANNA

 

CHAVAROT, seul ; il ramène ses cheveux avec la plus grande agitation.

Nom d’un petit bonhomme !... où me suis-je fourré ?... Je le croyais garçon... Quand on saura que le monsieur... qui capitonne... c’est moi !... Voilà mon mariage flambé ! Cinq cent mille francs... et une jeune fille !... Je ne l’ai pas vue... mais elle me convient même beaucoup ! Que faire ? Une idée !... ma voiture est à la porte... Je brûle le pavé, j’arrive chez Coralie avant de Vatinelle, j’achète son silence et je suis sauvé.

Il va pour sortir et se trouve arrêté par Courtin, qui entre avec Anna.

COURTIN.

Mon cher Chavarot, permettez-moi de vous présenter ma fille.

CHAVAROT, saluant à peine.

Mademoiselle... certainement !... mais les affaires... vous savez... J’ai bien l’honneur...

Il sort vivement.

COURTIN, enthousiasmé.

C’est admirable !... À peine s’il t’a regardée ! Les affaires !... à la bonne heure... voilà un homme !... n’est-ce pas qu’il est bien ?

ANNA.

Il est bien... bien laid !

COURTIN.

Oh ! dans le commerce !...

 

 

Scène VII

 

COURTIN, ANNA, LORIN

 

LORIN, venant de gauche, à Courtin.

Monsieur, il y a dans votre cabinet plusieurs messieurs à qui vous avez donné rendez-vous.

COURTIN.

Ah ! oui... ce sont des courtiers... j’y vais !

Se ravisant, à Lorin.

Ah ! qu’est-ce que tu fais dans ce moment ?

LORIN.

Rien, monsieur.

COURTIN, tirant un papier de sa poche.

Tiens, voici une petite liste de courses.

LORIN, prenant la liste.

Tout ça !

COURTIN.

C’est très pressé ! Va !

LORIN.

À pied, monsieur ?

COURTIN.

Tiens ! Si tu crois que je vais te donner un coupé ! je t’ai promis de faire tomber ce ventre-là... je le ferai tomber !... car je t’aime, moi !

Rentrant.

Dépêche-toi.

Il disparaît à gauche.

LORIN, à part.

Douze courses !... il me met à l’entraînement comme un jockey !

Il sort par la droite.

 

 

Scène VIII

 

ANNA, JULES

 

À peine Lorin est-il sorti, que Jules entr’ouvre la porte.

JULES.

Mademoiselle Anna !

ANNA.

Monsieur Jules !

JULES.

Êtes-vous seule ?

ANNA.

Oui... entrez ! Eh bien, êtes-vous commerçant ?

JULES.

Pas encore ! J’ai cherché toute la nuit, je n’ai rien trouvé...

ANNA.

Oh !

JULES.

Je ne sais pas quoi acheter...

ANNA.

Mais on va à la Bourse, monsieur... ça inspire ! à la Bourse du commerce, de quatre à cinq...

JULES.

C’est justement ce que j’ai fait, mademoiselle.

ANNA.

Eh bien ?

JULES.

Eh bien, j’ai entendu beaucoup de messieurs qui criaient... Il y en a un qui disait : « Je donne des savons au quinze et je prends du cacao au trente-et-un !... » Ah ! une grande nouvelle, mademoiselle, on dit que le sucre va diminuer !

ANNA.

Eh bien ! il fallait opérer sur les sucres.

JULES.

Je voulais vous consulter...

ANNA.

Ah ! vous n’avez pas d’énergie !... Tenez, je vais vous aider, moi...

JULES.

Vous ?

ANNA.

Ce matin, j’ai entendu papa dire à une personne : « La hausse sur les cotons est certaine. »

JULES.

Ah !

ANNA, l’imitant.

Ah ! Eh bien, achetez des cotons... puisqu’ils vont monter !... Vous n’avez pas l’air de comprendre le commerce !

JULES.

Mais si, mademoiselle !... je veux bien acheter des cotons... Mais c’est pour les revendre.

ANNA.

C’est bien difficile !... Quand vous aurez vos cotons et qu’ils auront monté... vous irez à la Bourse, et vous crierez : « Je vends des cotons au quinze... ou au trente-et-un. »

JULES.

Oui, mademoiselle.

ANNA.

Voyons, comment direz-vous cela ? essayez !

JULES, tranquillement.

Je vends des cotons au quinze.

ANNA.

Pas comme ça !... vous avez l’air de dire : « Ah ! le joli temps ! » il faut crier... on n’est pas timide à la Bourse !... Recommencez !

JULES, criant.

Je vends des cotons au quinze !... qui veut des cotons ? prenez-moi des cotons !

ANNA.

À la bonne heure ! vous vendez très bien ! Soyez tranquille, maintenant, j’écouterai tout ce que papa dira, quand il parlera d’affaires... il est très fort, papa !... je vous redirai ce que j’aurai entendu... et votre fortune est faite !

JULES.

C’est parfait ! Au moins, si je me trompe... votre père ne pourra pas m’en vouloir, je me tromperai avec lui...

ANNA.

Papa ne se trompe jamais !... courez vite à la Bourse et achetez des cotons !... Avez-vous un carnet ?

JULES.

Un carnet ?... pour quoi faire ?

ANNA.

Je ne sais pas... mais tous ces messieurs en ont...

JULES.

J’entrerai chez un papetier.

ANNA.

Non... voici le mien !

JULES.

Votre carnet de bal !

ANNA.

Il vous portera bonheur...

JULES.

Ah ! que vous êtes bonne !

ANNA.

Allez !... et surtout ne cassez pas le crayon !

Jules sort.

 

 

Scène IX

 

ANNA, COURTIN

 

COURTIN, à part, sortant de son cabinet.

Mes instructions sont données... je crois que je vais faire un joli coup de filet !

À Anna.

Tiens ! tu es encore là ?

ANNA, ourlant une cravate qu’elle a prise dans sa boîte à ouvrage.

Oui, petit père... je travaillais...

COURTIN.

Ah ! tu travaillais, toi ?...

À part.

Elle n’a pourtant pas de grosses mains, celle-là !

ANNA.

Ce sont vos cravates... C’est joliment épais... j’ai déjà cassé deux aiguilles.

COURTIN.

Je crois que ça durera longtemps... Pour te remercier, nous irons tantôt, tous les deux, acheter un chapeau vert.

ANNA, à part.

Là !... j’en étais sûre !

Haut.

Mais pourquoi un chapeau vert ?

Elle se lève.

COURTIN.

C’est une nuance solide... et puis c’est riche !... Si tu avais vu, autrefois, à Caen, la belle madame Bocandin... lorsqu’elle passait devant la Bourse avec son chapeau vert et sa robe puce !... les transactions s’arrêtaient... net ! pour un moment.

ANNA.

Je ne veux pas d’un chapeau qui arrête les transactions. D’abord, si j’avais été homme, j’aurais aimé le commerce, moi !

COURTIN.

Je crois bien ! Tu n’es pas dégoûtée !

ANNA.

Oh ! le commerce ! l’industrie ! c’est si beau !

COURTIN, ravi.

Vrai, là, tu trouves ?

ANNA.

Depuis les chemins de fer qui mettent en communication directe les grandes artères du monde civilisé !

À part.

J’ai lu ça dans le journal !

COURTIN, à part, avec admiration.

Comme elle parle chemins de fer !... si jeune !... C’est un ange !

Haut.

Ainsi, tu n’aurais aucune répugnance à épouser un commerçant ?

ANNA.

Aucune.

COURTIN.

Ah ! chère enfant ! merci !

Il l’embrasse.

J’en ai un en vue pour toi.

ANNA.

Ah !

COURTIN.

Un charmant garçon !... Tu le connais, il sort d’ici.

ANNA, à part.

C’est Jules... il l’aura vu s’en aller...

COURTIN.

Il est parti un peu brusquement.

ANNA.

Pour aller à la Bourse.

COURTIN.

Je m’en doute.

ANNA.

Dites donc, petit papa... il paraît que les cotons vont monter ?

COURTIN.

Tiens ! tu t’occupes de cotons ? Est-elle gentille !

ANNA.

Oh ! je m’en occupe... C’est parce que je vous ai entendu dire ce matin : « Les cotons vont monter. »

COURTIN.

Chut !... C’est le contraire !... Ils vont baisser !

ANNA, effrayée.

Hein ?... Ah ! mon Dieu !

COURTIN.

Généralement, quand je veux vendre, je dis à tout le monde : « Ça va monter ! » et, quand j’achète, je crie à la baisse !... C’est vieux ! mais ça réussit toujours !

ANNA.

Mais c’est affreux ! Tromper ainsi... c’est très mal !

COURTIN.

Mais qu’est-ce que ça peut te faire ? Tu es émue...

ANNA.

Moi ? Du tout ! Les cotons... ça m’est bien égal !

À part.

Et ce pauvre Jules !... Voilà un joli début !... Comment le prévenir ?

 

 

Scène X

 

ANNA, COURTIN, LORIN

 

LORIN, entrant.

Monsieur, c’est moi...

COURTIN.

Déjà de retour... Tu as fait toutes mes courses ?

LORIN.

Oui, monsieur...

COURTIN.

À la bonne heure ! tu es expéditif.

LORIN, à part.

Je crois bien... je me suis payé une voiture à l’heure.

COURTIN, tirant une autre liste de sa poche.

Tiens ! pour te récompenser de ton zèle... je vais t’en donner d’autres...

LORIN.

Encore ! mais, monsieur...

COURTIN.

Va... Dépêche-toi !... ça te fera du bien !

Lui frappant sur le ventre.

Je le trouve déjà diminué...

Il sort par la gauche.

LORIN, à part.

Ah mais ! il est embêtant !

ANNA, à part, écrivant un billet à la hâte.

« N’achetez pas de cotons... ils vont baisser. »

Haut.

Lorin !

LORIN.

Mademoiselle ?

ANNA.

Vite ce billet à M. Jules Delaunay... à la Bourse !

LORIN.

Encore une course !

ANNA, rentrant.

Dépêche-toi ! dépêche-toi !

Elle rentre à la suite de Courtin.

 

 

Scène XI

 

LORIN, puis VATINELLE

 

LORIN, seul, consultant sa liste.

Une... deux... trois, quinze courses !... et celle de Mademoiselle... seize !... et douze ce matin... vingt-huit... C’est à dérater un facteur !... Je vais acheter tout de suite un numéro de régie.

VATINELLE, entrant par le fond.

Coralie n’était pas chez elle... Ah ! Lorin !

LORIN.

Monsieur ?

VATINELLE.

J’ai une course à te donner.

LORIN, à part.

Lui aussi !

VATINELLE.

Tu vas courir chez M. Chavarot, rue du Sentier, 12... et tu le prieras de passer ici tout de suite !

LORIN.

Bien, monsieur...

À part.

Ça fait vingt-neuf.

VATINELLE.

Dépêche-toi.

Voyant entrer Chavarot.

Ah ! le voici !... C’est inutile... Laisse-nous.

LORIN, à part.

Reste à vingt-huit.

Il sort par la droite.

 

 

Scène XII

 

VATINELLE, CHAVAROT

 

CHAVAROT, à part.

Coralie n’était pas chez elle !... Je suis d’une inquiétude...

VATINELLE.

Tu arrives bien. J’ai un service à te demander...

CHAVAROT.

Parle !

VATINELLE.

Je me bats demain.

CHAVAROT.

Ah ! bah !... Avec qui ?

VATINELLE.

Avec mon sosie !... avec le faux de Vatinelle !

CHAVAROT.

Comment ! tu le connais donc ?

VATINELLE.

Pas encore.

CHAVAROT, à part.

Je respire !

VATINELLE.

Mais, dans une heure, je le connaîtrai.

CHAVAROT, à part.

Bigre !

VATINELLE.

Cette demoiselle était sortie... mais j’ai fait jaser la femme de chambre.

CHAVAROT, à part.

Coquine de Juliette !

VATINELLE.

Elle m’a donné le signalement de l’animal...

CHAVAROT, inquiet.

Ah ! elle t’a donné ?...

VATINELLE.

Il est petit, laid, chauve...

CHAVAROT, mettant vivement son chapeau.

Aïe !

VATINELLE.

Et bête !

CHAVAROT, protestant.

Oh ! bête !

VATINELLE.

Tu le connais ?

CHAVAROT, vivement.

Moi ? pas du tout !

VATINELLE.

Eh bien, tu le connaîtras ! Tu seras mon témoin... Coralie dîne au pavillon, d’Armenonville... je prends une voiture et j’y cours... Je puis compter sur toi, n’est-ce pas ?

CHAVAROT.

Parbleu !

VATINELLE.

Et surtout, pas d’arrangements !... pas d’excuses !

CHAVAROT.

Ah çà ! tu lui en veux donc beaucoup, à ce malheureux jeune homme ?

VATINELLE.

Ah ! oui ! Si tu savais tout le mal qu’il m’a fait !

CHAVAROT.

Quoi donc ?

VATINELLE.

Amélie !... ma femme !... que j’aimais !...

Se ravisant.

Rien ! ça ne te regarde pas.

CHAVAROT.

Mais je ne te demande rien !

VATINELLE.

À propos, tu n’achèterais pas un Raphaël ou un Corrège pour l’exportation ?

CHAVAROT.

Non... dans ce moment... je cherche des cuirs vernis...

VATINELLE.

Je vends ma galerie...

À part.

J’ai besoin de battre monnaie ; je connais un commissaire-priseur, je vais lui écrire...

Haut.

Attends-moi !... nous irons ensemble chez Coralie.

Il entre à droite, deuxième plan.

 

 

Scène XIII

 

CHAVAROT, puis COURTIN et ANNA

 

CHAVAROT, seul.

Ensemble chez Coralie !... merci ! pour qu’elle me reconnaisse !... Non ! j’aime mieux plonger, faire le mort ! Coralie ne me connaît pas sous mon vrai nom ; elle ne pourra que lui donner mon signalement... Il l’a déjà... et il ne m’a pas reconnu ! Je suis sauvé !

Il ramène ses cheveux avec complaisance.

Je suis sauvé !

Tout à coup.

Ah ! sacrebleu ! et mon portrait !... mon portrait que j’ai eu la faiblesse de lui donner ! une broche... qu’elle porte toujours... là ! c’est frappant ! malheureusement ! Je cours au pavillon d’Armenonville... ma voiture est à la porte... j’arriverai avant de Vatinelle.

Au moment où il va sortir, Courtin entre avec Anna.

COURTIN.

Ah ! monsieur Chavarot !

CHAVAROT, à part.

Le beau-père !... que le diable l’emporte !

COURTIN.

Vous étiez pressé ce matin... j’ai à peine eu le temps de vous présenter ma fille.

CHAVAROT.

Mademoiselle... certainement... mais vous savez, les affaires !... J’ai bien l’honneur...

Il sort vivement par le fond.

 

 

Scène XIV

 

COURTIN, ANNA, puis VATINELLE

 

COURTIN.

Eh bien, il s’en va ?... c’est magnifique ! Seulement il est peut-être un peu trop commerçant... un peu trop !

ANNA, à part.

Mais pourquoi papa me présente-t-il toujours à ce vieux monsieur pressé ?

VATINELLE, sortant de son cabinet.

Voici ma lettre au commissaire-priseur... Le sacrifice de Vatinelle, toutes mes économies de garçon. Que tirerai-je bien de tout cela ?... François, cette lettre à son adresse !

Il remet une lettre à un domestique dans l’antichambre et redescend.

ANNA.

Bonjour, Georges.

VATINELLE.

Bonjour, petite sœur.

Il l’embrasse. Apercevant Courtin.

Ah ! je vous salue, monsieur.

COURTIN.

Moi aussi, monsieur...

ANNA, à part.

Qu’ont-ils donc ?

VATINELLE.

Chavarot est parti ?

COURTIN.

Oui, monsieur.

VATINELLE.

Merci, monsieur... Chère petite sœur, veuillez prier Amélie de m’accorder un moment d’entretien !

À part.

J’irai plus tard chez Coralie.

ANNA.

J’y vais, Georges...

À part.

Bien sûr, il y a quelque chose.

Elle sort.

COURTIN.

Un moment d’entretien... Suis-je de trop, monsieur ?

VATINELLE.

Oui, monsieur.

COURTIN.

Ah ! c’est différent... je vais à la Bourse.

Il fait un pas pour sortir et revient à Vatinelle.

Avouez que vous êtes vexé, monsieur ?

VATINELLE.

Horriblement, monsieur.

COURTIN.

Eh bien, croyez-moi, cherchez une place !

VATINELLE.

On m’a promis quelque chose dans les pompes funèbres... Je vous demande la préférence... si toutefois vous n’avez pas d’engagements !

COURTIN.

Monsieur, vous vous moquez !... À votre aise ! Au revoir, monsieur petites mains !

Il sort par le fond.

VATINELLE.

Au revoir, monsieur Courtin !

 

 

Scène XV

 

VATINELLE, puis AMÉLIE, puis COURTIN

 

VATINELLE, seul.

Et on parle des belles-mères !... mais c’est de la pâte de guimauve à côté de ceci ! Ô Seigneur qui m’écoutez, donnez-moi la richesse, et je fais vœu de fonder une cage au Jardin des Plantes avec cette inscription : Beau-père alligator... donné par M. de Vatinelle !

AMÉLIE, entrant.

Vous m’avez fait demander, monsieur ?

VATINELLE.

Oui, madame... M. votre père m’a signifié vos nouvelles dispositions... avec une grâce qui n’appartient qu’à son institution et je désire vous rendre mes comptes.

AMÉLIE.

Oh ! c’est parfaitement inutile !

VATINELLE.

Oh ! pardon, madame !... j’y tiens... Tout caissier qui reçoit son congé doit rendre ses comptes... c’est l’usage dans toutes les maisons de commerce... Demandez à votre père.

AMÉLIE.

Mais, monsieur...

VATINELLE, montrant une chaise.

Madame, je vous en prie. Voici les recettes et voici les dépenses... Reste en caisse quatorze francs cinq centimes... Ah ! nous avons fait peu d’économies ce trimestre... les hivers sont ruineux à Paris... et puis nous avons eu les étrennes... Mais voici la belle saison... et votre nouveau gérant sera sans doute plus heureux... C’est un homme fort capable... un Normand !

AMÉLIE, avec dignité.

C’est mon père, monsieur !

VATINELLE.

Je ne le sais que trop, madame... Je relève ici pour mémoire une somme de deux mille cinq cents francs pour un cachemire non payé !

AMÉLIE.

Un cachemire !

VATINELLE.

Ceci rentre dans ma dépense personnelle... Ne vous inquiétez pas... c’est moi qui le payerai.

AMÉLIE.

Je devine la destination de ce cachemire... Il doit suivre sans doute certain mobilier...

VATINELLE.

Non, madame... le voici !... Veuillez me permettre de vous l’offrir... c’est une surprise.

AMÉLIE.

Comment ! Georges...

VATINELLE.

La dernière sans doute... car, à mon grand regret, mes moyens ne me permettront pas de longtemps de vous en faire de semblables.

AMÉLIE.

Je n’entends pas que votre position soit diminuée.

VATINELLE.

Respectons la coutume de Normandie ! On nous a maçonné là-bas un contrat avec des séparations, des compartiments, des cloisons... on nous a mariés sous le régime cellulaire... Soumettons-nous !

AMÉLIE, vivement.

Georges !... vous voulez me quitter ?

VATINELLE.

Non madame... rassurez-vous... Je ne veux pas qu’on prenne madame de Vatinelle pour une de ces épouses sans mari, qu’on voit flotter à la surface des sociétés douteuses !... Pour vous, pour moi, je resterai. Je resterai, mais je payerai pension.

AMÉLIE.

Vous êtes cruel, Georges...

VATINELLE.

Cruel, avec vous ? non, madame !... Il y a des femmes avec lesquelles la raillerie serait une lâcheté... ce sont celles qui, se croyant trompées, se défendent avec leur cœur, avec leurs larmes, avec leur douleur... Mais il en est d’autres pleines de sang-froid, de présence d’esprit... dont l’œil reste sec, le cœur impassible... qui se contentent d’étendre le bras et de mettre la main sur l’argent... sur le sac !... Avec celles-là, madame, on ne craint jamais d’être cruel !

AMÉLIE.

Est-ce bien vous qui me parlez ainsi ?... Georges, je ne vous demande qu’un mot... donnez-moi votre parole d’honnête homme que vous ne connaissez pas cette femme ?

VATINELLE.

Non, madame... cela ne m’est plus permis, on m’accuserait d’avoir voulu reconquérir la clef de la caisse !

AMÉLIE.

Dites plutôt que vous avez peur de vous parjurer !

VATINELLE.

Comme vous voudrez.

Il remet son pince-nez et consulte ses notes.

« Exercice d’avril... »

AMÉLIE.

Assez, monsieur !... je ne me prêterai pas plus longtemps à cette odieuse comédie !

VATINELLE.

Je n’insiste pas... Il me reste à vous remettre ces quatre mille francs à compte sur les loyers de votre maison... Le concierge... votre concierge ! ignorant ma destitution, vient de me les apporter à l’instant, je me suis permis de les encaisser... Les voici... Comptez, madame !...

Il les lui remet.

AMÉLIE, les prenant.

C’est bien !

VATINELLE.

Comptez donc... Vous ne voulez pas ?... Alors je compterai moi-même.

Reprenant les billets.

Permettez !

Comptant.

Un, deux, vous regardez, madame ? trois, quatre. C’est parfaitement exact.

Il les lui redonne.

AMÉLIE, les froissant.

Merci !

VATINELLE.

Maintenant, madame, permettez-moi de former des vœux pour que M. votre nouveau gérant accroisse rapidement votre fortune... Il connaît les bonnes valeurs, les placements sûrs et avantageux. Je vous souhaite beaucoup d’Orléans, considérablement de Lyon...

AMÉLIE.

Assez, monsieur !

VATINELLE.

Je ne vous en fais pas de reproches... mais on paraît aimer l’argent dans votre famille ; et vous-même...

AMÉLIE.

Moi ?

Elle jette au feu les billets de banque qu’elle tient.

VATINELLE.

Amélie !...

Il les ramasse vivement.

AMÉLIE, avec dédain.

Oh ! vous les ramassez !

VATINELLE, froidement.

Permettez que j’allume mon cigare...

Il allume un cigare avec les billets de banque, puis il les rejette dans la cheminée.

AMÉLIE, à part.

Il a bien fait !

VATINELLE, saluant.

Madame...

Il remonte.

COURTIN, entrant et rencontrant Vatinelle.

Eh bien, mon gendre... où allez-vous donc ?

VATINELLE.

Chercher une place.

COURTIN.

Ah ! enfin !...

Il lui ouvre ses bras. Vatinelle met son chapeau et sort.

 

 

ACTE III

 

Même décor.

 

 

Scène première

 

JULES, ANNA

 

ANNA.

Ainsi, mon billet vous est arrivé top tard ?

JULES.

Oui, mademoiselle... Je venais d’acheter tous les cotons disponibles... La baisse est venue.

ANNA.

Et vous perdez beaucoup ?

JULES.

Oh ! une bagatelle... quinze mille francs ! Mais comment se fait-il que M. votre père... qui ne se trompe jamais... ?

ANNA.

Oh ! mon père... je ne suis pas contente de lui... D’abord il m’a acheté un chapeau vert... de vive force !

JULES.

C’est un abus de pouvoir.

ANNA.

Ensuite il m’a trompée comme dans un bois.

JULES.

Comment ?

ANNA.

Il paraît que, lorsqu’il annonce la hausse, cela signifie la baisse... et réciproquement ! Je ne pouvais pas deviner cela ! mais, maintenant que je connais ses ruses, nous allons jouer à coup sûr... Ce matin, il a dit à quelqu’un : « Les savons vont monter !... »

JULES.

Alors vous me conseillez d’acheter des savons ?

ANNA.

Mais, pas du tout, ils vont monter... Ça veut dire qu’ils vont baisser... donc, il faut en vendre.

JULES.

Mais je n’en ai pas, mademoiselle.

ANNA.

Mon Dieu, que vous êtes jeune en affaires... Vous vendez à terme et à découvert... Suivez-moi bien.

JULES, sans comprendre.

À découvert... Bon !

ANNA.

Et, quand les savons auront baissé... vous les rachèterez. On vous payera la différence... Il n’y a rien de plus simple.

JULES.

Très bien. Je vends du savon... sans savon... Ça monte ; je rachète... et on me paye la différence.

ANNA, remontant.

Voilà.

JULES.

Voilà...

À part.

Quel gâchis ! Et M. Courtin prétend que c’est utile à la société, ces machines-là !

ANNA.

Ayez confiance ! J’ai une excellente nouvelle à vous annoncer. Mon père est parfaitement disposé pour vous.

JULES.

Est-il possible !

ANNA.

Hier, nous avons causé sérieusement... vous veniez de sortir. Vous lui plaisez.

JULES.

Cependant je ne suis pas encore commerçant.

ANNA.

Comment ! vous avez perdu quinze mille francs sur les cotons. Il me semble que c’est un titre.

JULES, avec joie.

Oh ! je ne les regrette pas !

ANNA.

Priez madame votre sœur de venir faire la demande aujourd’hui... et, cette fois, elle sera bien reçue.

JULES.

Tout de suite ! Je cours chez elle.

ANNA.

Et ensuite à la Bourse... ne la quittez pas... marchez courez, criez ! Il faut qu’on vous y remarque.

JULES.

La Bourse ! Mon Dieu, que c’est ennuyeux ! Adieu, mademoiselle...

Il lui prend la main.

Il faut avouer que nous avons de singulières conversations ! Je me sentirais bien plus de courage si vous vouliez me permettre...

ANNA.

Quoi donc ?

JULES.

D’embrasser cette petite main, qui tremble dans la mienne.

ANNA, retirant vivement sa main.

Non, monsieur... Après la Bourse.

JULES, tristement.

Allons ! Allons à la Bourse !

Il sort.

 

 

Scène II

 

ANNA, AMÉLIE, puis COURTIN

 

ANNA, seule.

Pauvre jeune homme ! Il n’a pas le feu sacré !

AMÉLIE, entrant.

Ah ! tu es là, petite sœur ? Est-ce que notre père n’est pas rentré ?

ANNA.

Pas encore.

AMÉLIE, à part.

Je suis d’une impatience !... Aura-t-il rencontré cette danseuse ?

ANNA.

Tu ne sais pas, M. Jules sort d’ici !

AMÉLIE, distraite.

Ah ! très bien... j’en suis bien aise...

À part.

Georges nie avec tant d’assurance... de dignité... Je ne sais plus que croire.

ANNA.

Sa sœur doit venir aujourd’hui pour la demande.

AMÉLIE, distraite.

Ah ! la demande !... certainement...

À part.

S’il était innocent...

ANNA.

Mais tu n’as pas l’air de m’écouter.

AMÉLIE.

Ah ! pardon !... Je suis inquiète... nerveuse... impatiente.

COURTIN, entrant par le fond.

Me voilà.

AMÉLIE.

Mon père !...

À Anna.

Laisse-nous.

ANNA.

Oui... prépare-le à la visite... la grande visite... C’est très important.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

AMÉLIE, COURTIN

 

AMÉLIE.

Eh bien, mon père ?

COURTIN.

Eh bien, je l’ai vue.

AMÉLIE.

Ah !

COURTIN.

C’est une femme superbe !... grande, blonde, élancée.

AMÉLIE.

Mon père !

COURTIN.

Elle m’a rappelé la belle madame Bocandin... mais tu ne l’as pas connue... Sais-tu dans quoi elle danse ? J’irai l’entendre.

AMÉLIE, impatientée.

Il ne s’agit pas de cela... Que lui avez-vous dit ?

COURTIN.

Oh ! si tu crois que j’ai pris des mitaines !... Je lui ai dit : « Madame, vous êtes la maîtresse de Georges Vatinelle... Georges Vatinelle a épousé ma fille, et je viens vous prier de me rendre mon gendre !... Je ferai un sacrifice. »

AMÉLIE.

Qu’a-t-elle répondu ?

COURTIN.

« Marié ?... lui ?... Vatinelle ?... Ah ! le monstre ! le gueux ! » Elle est entrée dans une fureur verte... puis tout à coup elle est partie d’un grand éclat de rire... Elle a des dents exceptionnelles !

AMÉLIE.

Après ?

COURTIN.

Après... elle a mis une bûche dans le feu, et elle m’a dit : « Si vous croyez que j’y tiens à votre Vatinelle ! Il est laid, bête et chauve. »

AMÉLIE.

Chauve ?

COURTIN.

Oui, elle a dit ça dans la colère.

AMÉLIE, à part.

Si ce n’était pas Georges !

COURTIN.

Puis elle m’a quitté en me priant d’attendre un moment... elle est revenue et m’a remis de ses mains blanches... elle a des mains exceptionnelles... petites... À la bonne heure ! voilà comment je comprends les petites mains !

AMÉLIE.

Que vous a-t-elle remis ?

COURTIN.

Un petit paquet pour Vatinelle.

AMÉLIE.

Un paquet ?

COURTIN, le tirant de sa poche.

Le voici... Je crois qu’elle lui donne son compte.

AMÉLIE, le prenant.

Ah ! il est cacheté.

COURTIN.

Eh bien ! qu’est-ce que ça fait ? À Caen, les femmes ne se gênent pas pour...

AMÉLIE.

Oh ! non.

COURTIN.

Alors, tu ne sauras rien.

AMÉLIE.

Si. Je le remettrai moi-même à Georges, et je veux qu’il l’ouvre devant moi.

Elle serre le paquet dans sa poche.

COURTIN.

C’est exactement la même chose !... Où est-il, Vatinelle ?

AMÉLIE.

Je ne sais pas, mais il s’occupe sans doute de la vente de ses tableaux... C’est pour aujourd’hui... Depuis trois jours, je ne le vois plus... depuis qu’il a une place...

COURTIN.

C’est vrai ! il a une place... il travaille. Je ne sais pas ce qu’il fait, par exemple ! T’a-t-il dit quelle était sa place ?

AMÉLIE.

Non... Depuis le jour où il a jugé à propos de me rendre ses comptes, nous avons à peine échangé quelques mots.

COURTIN.

Il a de belles relations. Il se sera fait nommer administrateur d’un chemin de fer. Si c’était celui de Caen ! je lui demanderais une passe... ça me serait bien commode. Ce brave garçon ! il faut absolument que je fasse la paix avec lui.

VATINELLE, en dehors.

Quatorze lettres à affranchir, c’est très pressé.

 

 

Scène IV

 

AMÉLIE, COURTIN, VATINELLE

 

Entrée solennelle de Vatinelle. Il porte des lunettes bleues, un petit manteau ; il tient un grand portefeuille sous un bras et un parapluie sous l’autre. Il semble très affairé ; il fait, en entrant, une promenade, va au petit meuble à gauche, puis vient s’asseoir à la table, et se coiffe lentement d’un bonnet de velours.

AMÉLIE.

Georges !

COURTIN.

C’est ce cher Vatinelle... Mais que devenez-vous donc ? On ne vous voit plus.

VATINELLE, à la table.

Très occupé ! très occupé !

AMÉLIE, bas à Courtin.

Mon père, je voudrais être seule avec Georges.

COURTIN, bas.

Oui, je comprends... l’explication... le paquet cacheté... Sois indulgente, puisqu’il travaille.

Haut à Vatinelle.

Monsieur...

VATINELLE, absorbé dans ses paperasses.

L’autre bureau à côté.

COURTIN.

Je vous laisse avec Amélie... Elle a quelque chose à vous dire.

VATINELLE, mettant du bois dans la cheminée.

Oh ! dans ce moment... impossible ! Je suis dans le contentieux.

AMÉLIE, à part.

C’est un système, un parti pris.

COURTIN.

Cependant, Amélie...

VATINELLE.

Vous m’excusez, n’est-ce pas ? Quand on a une place...

COURTIN.

Une place ! Ça n’empêche pas de causer avec sa femme !

VATINELLE.

Oh ! pas dans notre partie... beau-père.

COURTIN.

Ah ! et quelle partie ?

VATINELLE.

Oh ! c’est une partie, voyez-vous... Quand vous la connaîtrez, vous en serez stupéfait... peut-être plus !

COURTIN, à part.

Il paraît qu’il a attrapé une position magnifique, ce gaillard-là !

VATINELLE, à lui-même, consultant un dossier.

Ce procès est excellent...

Courtin s’approche de Vatinelle.

On l’a déjà perdu deux fois, mais ce n’est pas en France... c’est à Romorantin !

À Courtin, se levant, ôtant son bonnet, et se plaçant une plume derrière l’oreille.

Ah ! j’oubliais !... J’ai invité à déjeuner un employé supérieur de mon administration.

AMÉLIE.

Vous avez bien fait, mon ami.

VATINELLE.

M. Desbrazures.

COURTIN, à part.

Le président du conseil, sans doute.

VATINELLE, à Courtin.

Vous aurez la bonté de donner des ordres, n’est-ce pas ? Que ce soit bien ! Je payerai un petit supplément.

AMÉLIE.

Monsieur !

VATINELLE.

Pardon, je m’adresse à M. votre gérant.

À Courtin.

Je payerai un petit supplément.

COURTIN, de bonne foi.

Ne parlons donc pas de ça. Mon Dieu ! nous ne sommes pas regardants. D’ailleurs, les amis de mon gendre...

 

 

Scène V

 

AMÉLIE, COURTIN, VATINELLE, LORIN, DESBRAZURES

 

LORIN, annonçant.

M. Desbrazures !

VATINELLE.

C’est lui !

À Courtin et à Amélie.

Faites-lui bon accueil... mon avenir en dépend.

COURTIN.

Soyez donc tranquille ! on sait vivre.

Desbrazures paraît au fond. C’est un petit vieux avec des lunettes et un parapluie, et un grand portefeuille. Tenue d’employé peu rétribué.

DESBRAZURES, saluant.

Messieurs... Madame...

VATINELLE.

C’est bien aimable à vous, cher monsieur, d’avoir accepté notre invitation.

AMÉLIE.

Mon mari ne pouvait me faire un plus vif plaisir.

COURTIN.

C’est non seulement un plaisir, mais un honneur.

DESBRAZURES, remerciant.

Ah ! monsieur... madame...

À part.

Ils sont très aimables, ces gens-là.

COURTIN, à part.

Il a le front intelligent !

Haut, avec empressement.

Permettez que...

DESBRAZURES.

Ne vous donnez pas la peine !

COURTIN.

Vous êtes ici chez vous.

VATINELLE.

Comme dans votre bureau.

DESBRAZURES, à Amélie.

Alors vous permettez ?...

Il met une calotte semblable à celle de Vatinelle.

COURTIN, à part, montrant le parapluie.

Un homme qui occupe de si hautes fonctions ! Quelle simplicité !

DESBRAZURES, à part.

Il est bien logé, Vatinelle... Tapis partout... moi qui croyais venir dans un petit ménage d’employé.

Il enfonce le goulot d’une bouteille qui sort de sa poche.

COURTIN, qui a vu son mouvement, approchant une chaise à Desbrazures.

Vous cherchez quelque chose ?

DESBRAZURES, assis.

Non, rien... merci.

À part.

C’est une demi-bouteille de champagne que j’avais apportée pour faire une surprise au dessert.

Il l’enfonce de nouveau.

COURTIN, s’asseyant.

Vous nous faites un grand sacrifice, monsieur Desbrazures, en vous arrachant à vos nombreuses occupations.

DESBRAZURES.

Le fait est que nous sommes bien occupés dans notre partie.

VATINELLE, derrière Desbrazures.

Très occupés... très occupés !

COURTIN.

Ah ! et quelle partie ?

DESBRAZURES.

Vous savez bien !

VATINELLE, à Courtin.

C’est la même.

COURTIN, à Amélie.

C’est la même... Je m’en doute... Moi, j’ai toujours admiré les rouages des grandes administrations. Dans les chemins de fer... par exemple...

DESBRAZURES.

Je n’y suis allé qu’une fois en chemin de fer... C’était à Creil !

VATINELLE, criant.

Creil ! Creil ! Dix minutes d’arrêt !... Pardon c’est un souvenir.

DESBRAZURES.

Mais je n’étais pas rassuré.

COURTIN, à part.

Il n’est pas dans les chemins de fer.

DESBRAZURES, regardant l’ameublement.

Vous avez au moins quatre mille francs de loyer.

VATINELLE.

Cinq mille.

DESBRAZURES, à part.

Cinq mille ! Je suis fâché d’avoir apporté ma demi-bouteille.

VATINELLE, à part.

Qu’est-ce qu’il a donc à fourrager dans sa poche ?

DESBRAZURES, à Courtin.

Pourriez-vous mettre à ma disposition une plume et de l’encre ? J’ai quelques notes à jeter... pour une affaire urgente.

À Vatinelle.

L’affaire Letourneur.

VATINELLE.

Affaire immense.

AMÉLIE.

Si vous voulez passer dans le cabinet de mon mari.

COURTIN, vivement.

Non ! dans le mien... dans le mien ! Cher monsieur Desbrazures, vous y serez comme chez vous.

DESBRAZURES.

Vous êtes mille fois trop bon !

À part.

Elle me gêne beaucoup, ma demi-bouteille.

Il l’enfonce de nouveau et sort.

 

 

Scène VI

 

COURTIN, AMÉLIE, VATINELLE, ANNA

 

COURTIN.

Quel homme ! quelle activité ! Je suis comme ça, moi !

ANNA, entrant un journal sous bande à la main.

Bonjour, petit père !... C’est ton journal l’Écho des Halles.

COURTIN, l’ouvrant.

Ah ! voyons un peu les cours.

ANNA.

Oui, les savons.

AMÉLIE.

En quoi cela t’intéresse-t-il ?

ANNA.

Il paraît qu’ils vont baisser.

COURTIN.

Mais pas du tout ! ils vont monter.

ANNA.

Hein ?

COURTIN, montrant le journal.

Tiens, regarde... un franc vingt-cinq de hausse !

ANNA, à part.

Ah ! mon Dieu ! Et ce pauvre Jules qui a vendu !

Haut.

Mais vous avez dit à M. Chavarot : « La hausse est inévitable ! »

COURTIN.

Eh bien ?

ANNA.

Puisque vous dites toujours le contraire.

COURTIN.

Aux autres ! mais pas à Chavarot... C’est un ami, Chavarot ! un ami qui sera bientôt mon gendre.

VATINELLE, il n’a plus sa calotte.

Ah bah !

AMÉLIE.

Comment ?

ANNA.

Par exemple !

COURTIN.

Je ne voulais pas vous le dire si tôt... mais...

ANNA.

M. Chavarot ! mon mari ? Je n’en veux pas.

COURTIN.

Nous sommes engagés.

ANNA.

Vous vous dégagerez.

VATINELLE.

Elle a raison. L’avez-vous seulement regardé, Chavarot ? Il ramène... c’est un rameneur !

Il imite le geste de Chavarot.

COURTIN.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

VATINELLE.

Un rameneur ? c’est un genou qui n’ose pas porter perruque, ou, si vous l’aimez mieux, un commerçant dégarni qui emprunte à son arrière-boutique quelques rossignols oubliés pour en parer sa devanture. Le fondateur de cette institution se nomme Cadet Rousselle. Après lui, je nommerais Chavarot... s’il n’était mon ami.

Tout le monde rit, excepté Courtin.

COURTIN.

Vous avez beau rire et beau dire, Chavarot est une excellente signature.

ANNA.

Mais je n’épouse pas une signature.

COURTIN.

Laissez-moi parler, mademoiselle.

ANNA.

Non ! je ne l’épouserai pas ! je ne l’épouserai pas !

COURTIN.

Ah ! mais...

ANNA.

Ah ! mais !

VATINELLE, embrassant Anna.

Charmante enfant !

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Madame de Flécheux !

 

 

Scène VII

 

COURTIN, AMÉLIE, VATINELLE, ANNA, MADAME DE FLÉCHEUX

 

AMÉLIE, remontant.

Madame de Flécheux !

ANNA, à part.

Elle vient faire la demande !

VATINELLE, à part.

Elle arrive toujours au bon moment.

AMÉLIE, à madame de Flécheux.

Chère madame... que je suis heureuse de vous voir !

MADAME DE FLÉCHEUX.

Vous attendiez, je pense, un peu ma visite.

ANNA, bas à madame de Flécheux.

Pas de demande ! c’est changé !

MADAME DE FLÉCHEUX, étonnée.

Hein ?

AMÉLIE, bas.

C’est changé !

VATINELLE, bas.

C’est changé !

MADAME DE FLÉCHEUX.

Encore !

AMÉLIE.

Prenez donc la peine de vous asseoir.

Elle lui avance un fauteuil.

COURTIN, à part.

Elle passe sa vie à faire des visites, cette femme-là !

Prenant son journal.

Voyons l’article sur les colzas.

MADAME DE FLÉCHEUX, à part.

Mon frère me fait jouer un rôle ridicule.

VATINELLE, s’approchant de madame de Flécheux.

Le bruit court, madame, que vous venez d’acheter un hôtel ravissant.

MADAME DE FLÉCHEUX.

Oh ! ravissant ! c’est beaucoup dire !

VATINELLE.

On ne parlait que de cela à la dernière soirée de la comtesse de Goyant. Oserai-je vous demander si vous êtes assurée ?

TOUS.

Hein ?

COURTIN, à part.

Assurée ! Cette question...

MADAME DE FLÉCHEUX.

C’est un détail dont je ne m’occupe pas. Cela regarde mon homme d’affaires... Mais je ne pense pas que cela soit encore fait.

VATINELLE.

Alors, madame, j’aurai l’honneur de vous demander la préférence.

TOUS.

La préférence !

COURTIN.

Qu’est-ce qu’il chante ?

MADAME DE FLÉCHEUX.

Vous, monsieur ?

VATINELLE, avec un ton de charlatan.

Nous avons plusieurs sortes d’assurances. Celle à prime fixe, qui devient mixte ou mutuelle ; c’est la meilleure. Nous avons aussi l’assurance au remboursement différé ; c’est encore la meilleure ! L’assurance proportionnelle, l’assurance simple, double, triple ! Enfin nous avons toutes les assurances.

COURTIN.

Vatinelle ! un mot.

VATINELLE, continuant.

Pardon, beau-père, je parle la langue des affaires. Diverses compagnies, sous le patronage des noms les plus illustres de la finance, se disputent la faveur du public. N’en recommander aucune, c’est les recommander toutes ! Il y a la Paternelle, la Fraternelle, la Maternelle, le Phénix, le Soleil, la Garantie, la Prévoyance...

MADAME DE FLÉCHEUX, se levant, ne pouvant plus se contenir, éclate de rire.

Assez ! assez ! monsieur de Vatinelle. Vous m’avez convaincue.

Se levant.

Entendez-vous avec mon homme d’affaires.

VATINELLE.

Très bien, madame, je serai chez vous demain à cinq heures du matin.

MADAME DE FLÉCHEUX, riant.

Ah ! je ne prends pas l’engagement de vous recevoir.

VATINELLE.

C’est bien, je me présenterai à cinq heures et demie.

MADAME DE FLÉCHEUX, saluant.

Mesdames... Messieurs...

ANNA, accompagne madame de Flécheux.

J’ai à vous parler, je vous accompagne.

Madame de Flécheux et Anna sortent.

 

 

Scène VIII

 

COURTIN, AMÉLIE, VATINELLE

 

AMÉLIE, à son mari.

Monsieur... ce n’est pas sérieux.

VATINELLE.

Parfaitement.

COURTIN.

Courtier d’assurances !

AMÉLIE.

Une pareille scène ! devant madame de Flécheux ! Nous allons devenir la fable de tout Paris.

COURTIN.

La voilà donc, la place que vous avez trouvée !

VATINELLE.

Beau-père, je me suis adressé au gouvernement ; il était complet ! mais on m’a fait espérer quelque chose dans l’octroi... J’aurai l’uniforme.

COURTIN.

Gabelou !

VATINELLE.

Je suis inscrit. J’ai le numéro 732. Ce n’est plus qu’une question de temps. Du reste, je ne me plains pas ; ma position est indépendante. On marche, on court, on fait de l’exercice. Tenez, ce matin, je me suis présenté chez tous vos amis pour les assurer.

COURTIN.

Comment ! vous avez osé ?...

VATINELLE.

Ah ! Dumirail a été charmant ! Il m’a fait gagner vingt-huit francs.

COURTIN.

Mais vous nous déshonorez.

VATINELLE.

Vingt-huit francs n’ont jamais déshonoré personne.

AMÉLIE.

Et ce M. Desbrazures ?

COURTIN.

Oui, ce Desbrazures que nous venons d’accabler de politesses.

VATINELLE.

C’est mon collègue !

COURTIN.

Un petit coureur d’assurances !

VATINELLE.

C’est un homme très solide... Et une écriture ! Il moule ses polices...

À Courtin, confidentiellement.

Dites donc, ménagez-le.

COURTIN.

Eh monsieur !...

VATINELLE.

Il me fera avoir une gratification de cent cinquante francs au jour de l’an.

AMÉLIE.

Georges, vous êtes cruel !

COURTIN.

C’est hideux ! c’est ignoble !

VATINELLE.

Écoutez donc, beau-père, on ne vit que de ce qu’on mange... Coutume de Paris !

 

 

Scène IX

 

COURTIN, AMÉLIE, VATINELLE, DESBRAZURES, puis LORIN

 

DESBRAZURES, entrant.

Là ! j’ai fini... Il me reste à vous remercier.

COURTIN, sèchement.

Il n’y a pas de quoi, monsieur.

À part.

Il a le front d’un crétin.

DESBRAZURES, à Amélie.

Mes compliments, madame ; vous avez un appartement délicieux. Le mobilier est-il assuré ?

AMÉLIE, sèchement.

Oui, monsieur.

Elle le quitte.

LORIN, entrant.

Le déjeuner est servi.

DESBRAZURES, offrant son bras à Amélie.

Madame veut-elle me faire l’honneur d’accepter...

AMÉLIE, sèchement.

Merci, monsieur, je n’ai pas faim.

COURTIN.

Ni moi ! Je ne déjeunerai pas.

DESBRAZURES, à part.

C’est drôle, ils sont moins aimables que tout à l’heure.

VATINELLE, bas à Courtin et à Amélie.

Ah ! ce n’est pas gentil ! Vous nuisez à mon avancement.

AMÉLIE, bas à Vatinelle.

Monsieur, pourrais-je enfin vous parler ?

VATINELLE.

Jamais en semaine. Dimanche, de neuf heures à neuf heures et demie.

Haut.

À table, mon cher Desbrazures !... Passez donc.

DESBRAZURES, à part.

Elle me gêne bien, ma demi-bouteille.

VATINELLE, à part.

C’est égal, je voudrais bien savoir ce qu’il a dans sa poche.

Il sort à la suite de Desbrazures.

 

 

Scène X

 

COURTIN, AMÉLIE, puis LORIN

 

AMÉLIE.

Eh bien, mon père ?

COURTIN.

Que veux-tu !... Ce n’est pas ma faute ! Je ne lui ai pas dit de se faire courtier d’assurances.

AMÉLIE.

Nous étions si heureux ! Nous nous aimions tant ! Ah ! vous avez soufflé sur un beau rêve ; maintenant, je n’ai plus de mari.

COURTIN, à part.

Elle pleure ! Sapristi ! J’aurais mieux fait de rester à Caen.

AMÉLIE.

Ah ! pourquoi êtes-vous venu troubler notre repos !

COURTIN.

Moi ?

AMÉLIE.

Vous ne comprenez que le mouvement... le travail.

COURTIN.

Le travail est la clef de voûte de l’édifice social ! Je n’en démordrai pas !

AMÉLIE.

Mais en quoi l’édifice social est-il menacé parce qu’un mari mange tranquillement ses revenus auprès de sa femme qu’il aime ?

COURTIN.

Certainement, il est menacé ! Et dans sa base même... parce que... suis-moi bien... la société est un navire...

AMÉLIE.

Eh bien, dans un navire, il y a des passagers qui payent leur place et qui ne font rien !

COURTIN, démonté.

Oui... Je conviens qu’il y a des passagers... mais ça n’empêche que, d’un autre côté... parce que...

Bruit de bouteille de champagne qui se débouche dans la coulisse où est entré Desbrazures.

LORIN, en riant et en essuyant son habit.

Ah ! ah ! ah ! elle est trop drôle !

COURTIN.

Qu’est-ce qu’il a à rire, cet imbécile-là ? Qu’est-ce que c’est ?

LORIN.

C’est M. Desbrazures... le bonhomme ! Je lui présentais une assiette... lorsque tout à coup, pan ! une forte détonation sort de sa poche ; elle se met à mousser, sa poche !

COURTIN.

À mousser ?

LORIN.

J’en ai plein mon habit... Monsieur se tient les côtes... et moi aussi... Ah ! ah !

Il sort en riant.

COURTIN.

Il est fou, ce garçon !

On entend rire Vatinelle dans la coulisse.

AMÉLIE.

Vous l’entendez... il rit... il ne songe plus à moi. Ah ! vous m’avez fait bien du mal !

COURTIN.

Un instant ! Ce n’est pas moi qui lui ai conseillé de meubler une danseuse.

AMÉLIE.

Oh ! j’ai un pressentiment... là... que Georges est innocent !

COURTIN.

C’est bien facile à savoir. Tu en as la preuve dans ce paquet cacheté.

AMÉLIE.

Ce paquet cacheté !...

COURTIN.

Quant à moi, je ne me mêle plus de rien. Ça ne me réussit pas, mais je conserve mon opinion. Le travail, c’est la liberté ! Non ! le travail... c’est tout ! c’est tout !

Il sort par la gauche.

 

 

Scène XI

 

AMÉLIE, puis VATINELLE

 

AMÉLIE, seule.

La preuve, elle est là...

Elle tire de sa poche le paquet cacheté.

VATINELLE, à la cantonade.

Je vais dire qu’on serve le café.

AMÉLIE, à part.

Georges !... Ah ! il faut que mon sort se décide...

Haut.

Georges !

VATINELLE, entrant.

Madame...

AMÉLIE, lui tendant le paquet.

Ceci est pour vous.

VATINELLE.

Pour moi ?

AMÉLIE.

De la part de la danseuse.

VATINELLE.

De plus fort en plus fort... Ouvrez, madame.

AMÉLIE.

Quoi ! vous voulez ?...

VATINELLE.

Ouvrez, Madame.

AMÉLIE, décachetant le paquet.

Un écrin et une lettre.

VATINELLE.

Lisez.

AMÉLIE, tenant la lettre du bout des doigts.

« Monsieur, je viens de recevoir la visite de papa beau-père. Il m’a offert trois billets de mille pour lui restituer son gendre. Je suis trop heureuse de le lui rendre gratis. Je ne vous renvoie pas de vos cheveux... »

VATINELLE.

De mes cheveux !

AMÉLIE, lisant.

« Et pour cause ! mais je lui remets votre petit portrait. »

VATINELLE, s’emparant du portrait.

Mon portrait ?... Ah ! par exemple, je ne serais pas fâché de le voir... Hein !... Chavarot !

AMÉLIE.

M. Chavarot !

VATINELLE.

C’est lui qui capitonnait !... Ah ! l’infâme ! l’infâme !

 

 

Scène XII

 

AMÉLIE, VATINELLE, UN DOMESTIQUE, CHAVAROT

 

LE DOMESTIQUE.

M. Chavarot.

VATINELLE.

Il arrive toujours en situation, celui-là... Amélie, j’ai l’honneur de vous présenter…

Lui montrant le portrait.

M. Chavarot ! Regardez-le bien !

AMÉLIE, heureuse.

Il est ressemblant.

CHAVAROT, saluant.

Madame...

VATINELLE, à Amélie.

Tu l’as bien vu ! laisse-nous...

Il la reconduit.

Ah ! Chavarot, je suis bien aise de te voir !... Voyons, es-tu parvenu à découvrir mon sosie ?... ma doublure ?

CHAVAROT, à part.

Il faut en finir.

Haut.

Oui, mon ami, je l’ai enfin rencontré.

VATINELLE.

Ah ! tu l’as rencontré ?

CHAVAROT.

Oui, hier soir, au foyer de l’Opéra... C’est un Belge.

VATINELLE.

Ah ! ma contrefaçon est belge !... Voyez-vous ça !

CHAVAROT.

J’ai marché droit à lui... « C’est à M. de Vatinelle que j’ai le désagrément de parler ?... – Oui, monsieur !... – En êtes-vous bien sûr ?... – Mais, monsieur !... – Pas un mot, pas un geste, vous n’êtes qu’un Vatinelle de contrebande... » Il réplique, la colère m’emporte, et je le frappe au visage d’un revers de mon gant !

VATINELLE.

Une gifle !

CHAVAROT.

Distinguée !... Ce matin, dès l’aube, sur la lisière d’un bois sinistre, deux hommes, la poitrine nue jusqu’à la ceinture, se trouvaient face à face, l’œil en feu et le sabre au poing.

VATINELLE.

Horrible ! horrible !

CHAVAROT.

Le combat fut long, terrible, acharné ! Enfin, par une feinte savante, j’oblige mon adversaire à se découvrir, et, ma foi...

VATINELLE.

Tu l’as tué ?

CHAVAROT.

Moi !... Eh bien, oui.

À part.

Ça termine tout.

VATINELLE.

Noble et vaillant Chavarot, sublime Chavarot.

Il lui ramène les cheveux.

CHAVAROT.

Ne parle de ça à personne... Un commerçant, ça me ferait du tort.

VATINELLE.

Sois donc tranquille... Mais es-tu bien sûr de l’avoir tué ?

CHAVAROT.

Comment !... si j’en suis sûr.

VATINELLE.

C’est bien fâcheux, tu n’as pas tué le bon. Il y en a un autre.

CHAVAROT.

Un autre ? Nomme-le moi, je cours !

VATINELLE.

Non...Tu en as consommé un avant ton déjeuner ; pour un commerçant, c’est très gentil. Je me charge de l’autre.

CHAVAROT.

Ah ! tu veux toi-même... ?

VATINELLE.

Oui, je me suis procuré son portrait... Il a une bien drôle de tête, vois !

CHAVAROT.

Mon portrait !...

Il le prend.

Comment ! Coralie !...

Il défaille.

Adieu, mon ami.

ANNA, entrant.

Ah ! monsieur Chavarot !...

CHAVAROT.

Certainement, mademoiselle... mais, vous savez, les affaires ! Je suis attendu à Bruxelles : J’ai l’honneur de vous saluer.

Il sort.

 

 

Scène XIII

 

VATINELLE, ANNA

 

ANNA.

Il est parti !

VATINELLE.

Pour ne jamais revenir.

ANNA.

Déroute complète ; je vais prévenir Jules.

Elle sort.

VATINELLE.

Maintenant que j’ai fait les affaires de ma petite sœur, je vais songer aux miennes.

Il se dispose à sortir.

 

 

Scène XIV

 

VATINELLE, AMÉLIE

 

AMÉLIE, entrant.

Georges, où allez-vous donc ?

VATINELLE.

Madame... je vais aux commissaires-priseurs... on doit me vendre en ce moment.

AMÉLIE.

Mon ami, j’ai une prière à vous adresser.

VATINELLE.

Laquelle ?

AMÉLIE.

Tiens, prends ceci.

VATINELLE.

Quoi ?

AMÉLIE.

Une clef... que tu as bien voulu confier à mon père ; je veux que tu redeviennes le maître chez toi.

VATINELLE.

Madame ! madame !

AMÉLIE.

Je t’en supplie ; veux-tu que je te la présente à deux genoux comme à un souverain qui rentre dans sa bonne ville ?

VATINELLE, l’embrassant.

Amélie, ton père m’a fait durement sentir tout ce que ma position avait d’humiliant. Tu es riche, je suis pauvre. Je ne reprendrai ici ma place que lorsqu’il me sera permis de t’apporter une fortune, sinon égale à la tienne, du moins qui me mette dans une situation honorable et indépendante.

AMÉLIE.

Mais...

VATINELLE.

J’ai dit.

AMÉLIE, à part.

Heureusement que mon père est en train de réparer le mal qu’il a fait.

 

 

Scène XV

 

VATINELLE, AMÉLIE, COURTIN, puis ANNA et LORIN, puis JULES et MADAME DE FLÉCHEUX

 

COURTIN, entrant, suivi de Lorin et d’Anna.

Monsieur, voilà ce qu’on vient d’apporter de l’hôtel des commissaires-priseurs. Il paraît que votre vente est terminée.

AMÉLIE, à part.

Ah !

VATINELLE.

Déjà !... Mon bordereau ? mon bilan ?

Tenant le papier à n’osant l’ouvrir.

Est-ce bête ! je suis ému !

AMÉLIE.

Lisez donc, poltron !

VATINELLE.

Voyons.

Lisant.

« Une Sainte Famille attribuée à Raphaël... treize francs soixante-quinze. »

ANNA.

Ah bah !

AMÉLIE.

Ah ! mon Dieu !... mon père !

Courtin reste immobile.

VATINELLE.

Pas même quatorze francs, c’est dur !

Lisant.

« Une Vénus du Corrège... »

AMÉLIE.

Ton beau Corrège !

VATINELLE, consterné.

« Vingt-six francs ! »

ANNA.

Avec le cadre ?

AMÉLIE, à Courtin.

Vingt-six francs, un Corrège ! Mon père !...

COURTIN, impassible.

L’art est dans le marasme.

VATINELLE.

Sapristi ! il paraît que je me suis fait enfoncer avec ma galerie !

Soupirant et lisant.

« Une pipe en écume de mer... fêlée... seize mille huit cents francs. »

Étonné.

Hein ?

ANNA.

Ah !

AMÉLIE, avec joie.

Enfin !

Elle se jette dans les bras de Courtin et l’embrasse.

VATINELLE

J’ai bien lu... « Seize mille huit cents francs. »

À Courtin qui ne bronche pas.

Il paraît qu’il y a, à Paris, un imbécile qui aime les pipes fêlées, mais pas les Raphaël.

Lisant.

« Quatrième lot... une paire de rasoirs anglais... un accordéon et une chope en verre de Bohême. »

LORIN, à part, montrant la chope.

Voilà !

VATINELLE, lisant.

« Treize mille quatorze francs ! et caetera, et caetera ! »

COURTIN, bas à Amélie.

Je n’ai poussé que les choses utiles.

VATINELLE.

Treize mille... Qu’est-ce que ça signifie ?

LORIN, s’avançant.

Monsieur, c’est bien simple... Figurez-vous...

COURTIN, à Vatinelle.

Il y avait beaucoup d’Anglais à la vente, énormément d’Anglais, et alors...

Il laisse tomber de sa poche une boîte de rasoirs.

Oh !

VATINELLE, ramassant la boîte et l’ouvrant.

Ah ! beau-père ! je les reconnais... je me suis longtemps coupé avec... et, aujourd’hui, c’est votre tour !

COURTIN.

Je ne sais pas ce que vous voulez dire, on me les aura fourrés dans ma poche.

Madame de Flécheux et Jules paraissent au fond.

TOUS.

Ah ! madame de Flécheux.

VATINELLE.

À la bonne heure ! Cette fois-ci, elle entre bien.

MADAME DE FLÉCHEUX, à Anna et à Amélie.

Est-ce encore changé ?

ANNA.

Non !

VATINELLE.

Allez !

MADAME DE FLÉCHEUX.

Monsieur Courtin...

COURTIN.

Madame ?

MADAME DE FLÉCHEUX, avec résolution.

Mon frère aime mademoiselle Anna et j’ai l’honneur de vous demander sa main.

COURTIN.

Comment ! la main de ma fille ? Vous ? un homme qui fait courir ?

JULES.

Pardon... je suis commerçant... J’ai perdu quinze mille francs hier sur les cotons, et vingt mille aujourd’hui sur les savons.

ANNA.

Vous voyez, papa !

COURTIN, à Jules.

Je ne puis que vous féliciter, monsieur, d’être entré dans cette voie... mais j’ai donné ma parole à Chavarot. Il est inscrit pour fin courant.

VATINELLE.

Chavarot ? il est parti ! vous ne le reverrez plus. Il ramène à l’étranger.

COURTIN.

C’est impossible !

VATINELLE.

Le monsieur aux chaises Cupidon... c’était lui !

COURTIN.

Comment ! la maison Chavarot ? Ah ! pouah !

À Jules.

Jeune homme, du moment que vous travaillez sérieusement...

VATINELLE.

Je crois bien ! trente-cinq mille francs de perte !...

COURTIN.

Le fait est qu’au bout de l’année...

À Jules.

Votre main, jeune homme.

JULES.

Ah ! monsieur...

COURTIN, à part, examinant la main de Jules.

Elle est bien petite !

Haut.

Ma fille est à vous !

JULES.

Est-il possible !

COURTIN, bas, emmenant Jules à l’avant-scène.

Mais à une condition... c’est que vous ne travaillerez pas. Chut !

JULES, étonné.

Plaît-il ?

COURTIN, avec emphase.

Et rappelez-vous, mes enfants, que le travail est la clef de voûte de l’édifice social !

VATINELLE.

Et n’oubliez pas, beau-père, que la dépense est le travail du riche. Ce soir, je donne ma démission.

COURTIN.

Eh bien, j’aurai là une jolie collection de gendres. Quatre petites mains ! Heureusement, les miennes...

VATINELLE.

Sont de taille à couvrir toute la famille !

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