L'Amante amant (Jean-Galbert de CAMPISTRON)

Comédie en cinq actes, en prose.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel Guénégaud, le 2 août 1684.

 

Personnages

 

DORIMÈNE, Mère de Lucinde

LUCINDE, Fille de Dorimène

TIMANDRE, Amant de Lucinde

LICIDAS, Amant de Lucinde, et autrefois d’Angélique

ANGÉLIQUE, Amante de Licidas

JUSTINE, Femme de Chambre deb Dorimène

LISE, Suivante d’Angélique

L’ESPÉRANCE, Valet de Timandre

JASMIN, Valet de Licidas

LA VIOLETTE, Laquais de Dorimène

 

La scène est à Paris.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

TIMANDRE, L’ESPÉRANCE

 

L’ESPÉRANCE.

Avez-vous donc le diable au corps, Monsieur ? Vous venez de courir quarante postes sans vous arrêter. Vous n’avez mis que trente-six heures à venir de l’extrémité de la Flandre à Paris ; et à peine vous ai-je débotté, que sans me donner le temps d’avoir des souliers ; car vous savez que j’ai perdu les miens en courant. Vous marchez par la ville comme un possédé. Pour moi, je n’en puis plus, je vous l’avoue. Je suis sur les dents. Essoufflé, roué, écorché en plus d’un endroit... haï... haï... je ne saurais remuer ni pied, ni patte. Je meurs de faim, d’envie de dormir et de lassitude. Comment pouvez-vous faire pour résister à tant de fatigues ? Et se peut-il qu’un homme de qualité ne succombe à ces efforts violents ?

TIMANDRE.

Les gens de guerre sont accoutumés à tout. L’honneur et l’ambition adoucissent les plus rudes peines où notre métier nous expose. Pour moi, je suis formé au travail, j’y ai été élevé dès mon jeune âge. Et que m’aurait servi d’avoir été Page d’un Duc des moins accommodés, ensuite Mousquetaire, Lieutenant d’Infanterie, et enfin Capitaine ?

L’ESPÉRANCE.

Il est vrai que tous ces états sont des écoles admirables pour la souffrance. Ah ! que je devrais bien être endurci à la peine, moi, qui a eu l’honneur de vous suivre par tout, qui fidèle compagnon de votre fortune, ai toujours été votre digne Valet. Et que n’ai-je point fait pour vous ? Quand j’y songe, franchement vous m’êtes bien obligé. J’ai refusé cent bonnes conditions pour vous servir : mais je ne m’en repends pas. Je vous aime, vous êtes bon, et si...

TIMANDRE.

Comment ? Et que pouvais-tu faire de mieux ? N’es-tu pas bien heureux d’avoir un Maître comme moi ?

L’ESPÉRANCE.

Oui, j’en suis d’accord. Pour vous, il n’y a rien à dire. Vous êtes homme de qualité, Cadet l’une des meilleures maisons de la basse Normandie, bien fait, estimé partout : mais de quoi est-ce que tout cela me sert ? Vous êtes gueux comme un rat ; et voilà ce qui m’importe.

TIMANDRE.

Hé ! de quelle manière de parler te sers-tu-là ?

L’ESPÉRANCE.

Je me sers de l’expression la plus juste ; et je suis certain que je n’en saurais trouver d’assez énergiques sur ce sujet. Ne vous fâchez pas. Laissez-moi parler : vous savez que vous me l’avez toujours permis. Depuis douze ans que vous quittâtes le Château de votre père, et qu’on vous donna un bidet, vingt pistoles, et moi pour Valet, combien avez-vous reçu de lettres de changes ? Hem ! répondez.

TIMANDRE.

Tais-toi. Ne renouvelle point mes chagrins. Je ne sens que trop le triste état de ma fortune : mais j’espère qu’elle changera. Je n’ai pas laissé de vivre jusqu’ici avec assez d’éclat, du moins en apparence, de m’avancer même dans le parti que j’ai pris ; et personne enfin ne me croit aussi malheureux que je suis.

L’ESPÉRANCE.

La peste ! pour vivre d’esprit vous êtes admirable. Nul ne l’entend mieux que vous. Je sais que c’est une science et une prérogative annexée aux gens de votre pays : mais il faut l’avouer à votre gloire ; vous les passés tous de bien loin ; et il n’y a pas de manceau, si huppé qu’il puisse être, à qui vous ne donniez aisément quinze et bisque. Doux, insinuant, cajolant bien, jurant mieux, prenant de grands airs, amusant vos Créanciers par de belles paroles, vous payant d’un côté, empruntant de l’autre, enfin mentant parfaitement. Mais, surtout, je ne puis assez louer cette vertu secrète et ce talent incomparable dont vous êtes doué. Aucune de vos hôtesses ne vous échappe ; partout où vous logez, vous êtes d’abord le patron. Ma foi, la fortune n’est pas si aveugle que l’on pense ; elle fait allez bien toutes choses, et donne à chacun, comme l’on dit, la robe selon le froid. Qu’aurions-nous fait sans cela ? Nous aurions souvent mal passé notre temps, et fait bien des repas par cœur. Qu’en dites-vous ? Mais à propos, comment faisiez-vous avec Madame Barbe cette grosse Flamande ? Comment pouviez-vous vous résoudre à lui dire des douceurs, vous qui êtes si mignon, toujours poudré, frisé, musqué par tous les endroits de votre corps ? Elle était si malpropre, si salope, si dégoutante...

TIMANDRE.

Que veux-tu ? On ne fait pas toujours tout ce qu’on veut.

L’ESPÉRANCE.

Voyez ; qu’on a de la peine à gagner sa vie ? Mais quoi ! ne sortirons-nous jamais de ces embarras ?

TIMANDRE.

Je puis me flatter de quelque forte de réputation, et avec d’aussi bons Patrons que les miens, je n’ai pas lieu de me désespérer tout-à-fait.

L’ESPÉRANCE.

Zeste ! Tous ces Patrons promettent beaucoup et tiennent peu, et donnent souvent le loisir de mener une triste vie. Mais votre mariage avec Lucinde nous mettra à notre aise. Elle est riche ; vous lui plaisez, et ne déplairez pas à Madame Dorimène sa mère ; vous êtes même un peu son Allié ; et le dessein où elle était de vous donner sa Fille, est, croyez-moi, notre ressource la plus sûre. Hâtez-vous donc d’achever ce mariage ? Ah ! que je vais m’en donner à vos noces !

TIMANDRE.

Héla ! mon pauvre l’Espérance ! Je tremble de peur de ne pas réussir dans cette entreprise.

L’ESPÉRANCE.

Pourquoi ? Lucinde vous aime. Que craignez-vous ?

TIMANDRE.

Elle me le disait du moins avant mon départ : mais elle ne voyait que moi en ce temps-là. J’ai été absent dix-huit mois ; il n’en faut pas tant pour faire une infidèle. Je veux m’en éclaircir. Je ne viens-ici que pour cela. Je t’avouerai que je doute de la fidélité. Il y a déjà quelque temps que je n’ai reçu aucune de ses lettres. Je crains que quelque Rival n’ait avancé ses affaires pendant mon absence.

L’ESPÉRANCE.

Un Rival, dites-vous ? Ah ! parbleu ! c’est ce qu’il faut bien empêcher. Lucinde en épouserait un autre ? Diable ! On nous l’enlèverait ? Non, non, cela ne se peut point ; et je la compte déjà pour nôtre. Mais à propos, quand j’y songe, j’appréhende pour moi le même malheur. La friponne de Justine ne m’a plus écrit en dernier lieu aussi tendrement qu’elle avoir accoutumé de faire. J’en enrage. Ventrebleu ! Un homme comme moi serait-il trahi ? Peut-être aussi est-ce la faute du Secrétaire dont elle s’est servie. Enfin, sachons la vérité, nous avons tous deux le même intérêt. Voilà leur maison. Frappons à la porte, et voyons ce qui en est : Mais non, ne vaudrait-il pas mieux que je fondasse un peu le gué avec Justine, avant que vous vous exposassiez vous-même ?

TIMANDRE.

Oui. Je crois plus à propos que tu parles à Justine avant que je voie Lucinde. Je prendrai des mesures plus justes sur ce que tu me diras. Adieu. Je te laisse. On ouvre la porte. Je ne veux pas encore être vu. Informe-toi au plutôt de ce qui se passe ; reviens finir mon inquiétude.

 

 

Scène II

 

JUSTINE, L’ESPÉRANCE

 

L’ESPÉRANCE.

C’est Justine qui sort. Ah ! que je l’aime ! Je le sens bien en ce moment. Le sang me tribouille partout. Mais retirons-nous un peu à l’écart, et observons ses discours pour avoir le plaisir de la surprendre.

JUSTINE.

Ah ! amour ! Traître amour ! Qu’on est malheureux de suivre tes lois ! Que tu es cruel ! Et que c’est un destin bien funeste que celui d’aimer !

L’ESPÉRANCE.

Ah ! morbleu ! qu’elle est toujours aimable !

JUSTINE.

C’en est fait. Mon repos est allé à vau-l’eau. Je ne dors plus, et je sèche sur mes pieds depuis que je ne vois plus le digne objet de mes désirs. Ah ! l’Espérance ! Mon cher l’Espérance ! Où es-tu maintenant ?

L’ESPÉRANCE.

Hélas ! la pauvre enfant ! Elle parle de moi.

JUSTINE.

Que ne peux-tu voir toutes les larmes que je verse, et entendre tous les soupirs qui forcent de mon estomac ! Tu connaîtrais bien que je ne saurais vivre sans toi.

L’ESPÉRANCE.

Ouf ! Je me sens attendrir à ces douces paroles, elle me fend le cœur. Je soupire moi-même à l’entendre, et je suis prêt à pleurer.

JUSTINE.

Malheureuse que je suis d’aimer ! Était-ce à moi de prendre tant d’amour ? Passe encore pour les femmes de qualité ; elles n’ont autre chose à faire : mais une malheureuse comme moi a bien d’autres occupations. Hélas ! je n’en puis plus ! je me meurs ! Et pour qui ? Ah ! quand j’y pense, cela me met au désespoir ; pour un débauché, pour un ivrogne, un sac-à-vin.

L’ESPÉRANCE.

Je vous remercie des louanges dont vous m’honorez.

JUSTINE.

Qui depuis qu’il m’a quitté, n’a peut-être fait que boire sans penser à moi.

L’ESPÉRANCE.

Oui ; cela m’est arrivé quelquefois.

JUSTINE.

Et qui dans le temps que je me tourmente, se console de mon absence, et prodigue peut-être ses caresses à quelqu’infâme vivandière, ou à quelque vendeuse de brandevin.

L’ESPÉRANCE.

Ah ! non ; cela n’est pas vrai. Depuis que je suis parti j’ai été aussi sage qu’un enfant d’un an.

JUSTINE.

Ah ! si je le savais.

L’ESPÉRANCE.

Hé bien ?

JUSTINE.

Je me vengerais sur l’heure. Oui, sans différer un moment.

L’ESPÉRANCE.

Holà, holà ! La peste ! Garde-toi bien de faire la sottise.

JUSTINE.

Mais, non ; soyons fidèle jusqu’à son retour ; faisons notre devoir ; aimons-le toujours tendrement.

L’ESPÉRANCE.

Ah voilà qui me plaît, c’est parler raisonnablement, cela.

JUSTINE.

Oui ; quoique je souffre pour lui, je ne dois point m’en plaindre ; je suis trop heureuse d’avoir un Amant tel que lui.

L’ESPÉRANCE.

Sans doute.

JUSTINE.

Il est bien fait.

L’ESPÉRANCE.

Cela se voit.

JUSTINE.

Il a du courage.

L’ESPÉRANCE.

Comme un diable.

JUSTINE.

Enfin, c’est un homme qui mérite d’être aimé. Hélas ! Sera-t-il encore longtemps absent ? L’Espérance, mon pauvre l’Espérance, quand est-ce que je te reverrai ? Quand pourrai-je...

L’ESPÉRANCE.

Tout à l’heure ; et me voilà. Dieu merci.

JUSTINE.

Haï !

L’ESPÉRANCE.

Qu’est-ce donc ?

JUSTINE.

Miséricorde ! Ah ! je n’en puis plus, je me pâme !

L’ESPÉRANCE.

Qu’est-ce qui t’épouvante ? Morbleu ! quelle est lourde ! Elle est plus pesante que du fer. Rassure-toi ; je suis ton cher, ton fidèle l’Espérance.

JUSTINE.

Toi ?

L’ESPÉRANCE.

Oui.

JUSTINE.

Non ; je crois que c’est un fantôme qui me tient.

L’ESPÉRANCE.

C’est moi-même, te dis-je. Tâte plutôt.

JUSTINE.

Tout de bon ?

L’ESPÉRANCE.

Oui, ma foi.

JUSTINE.

Fallait-il me faire tant de peur, et me surprendre ainsi mal à propos ? Qui t’aurait deviné là ? Mais le peut-il que ce soit l’Espérance ?

L’ESPÉRANCE.

Quoi ! ne me connais-tu pas !

JUSTINE.

Hé, hé.

L’ESPÉRANCE.

Voyez ; elle ne peut me reconnaître. Va ; je ne m’en étonne pas. Les fatigues de cette campagne ont fait un terrible effet sur mon visage. Ma foi, la Flandre change bien les gens ; n’est-il pas vrai ? Je ne suis pas aussi beau que j’étais : mais il ne faut pas que cela t’alarme, tout reviendra, s’il plaît à Dieu ; et un mois après de séjour à Paris raccommodera tout ce que la guerre a gâté.

JUSTINE.

Tu en as bon besoin.

L’ESPÉRANCE.

Maintenant que tu ne doute plus que je ne sois moi-même, je vais me servir de mon ancien privilège, et te saluer avec cérémonie, comme un homme qui revient de loin.

JUSTINE.

Bon Dieu ! comme te voilà fait !

L’ESPÉRANCE.

Tu me vois un peu en désordre. J’ai laissé mon équipage derrière ; nous sommes venus en poste, mon maître et moi ; et j’ai déjà vu arriver plus d’un Prince, aussi hâlé et aussi déguenillé que moi.

JUSTINE.

Vous avez donc bien fatigué ?

L’ESPÉRANCE.

Fatigué ? Morbleu ! cela est incroyable. Sans  le brandevin, que j’ai bu, je n’aurais jamais résisté. Ces rodomonts d’Espagnols ont paru vouloir faire les mauvais : mais ils ont trouvé à qui parler, et nous leur avons montré leur bec jaune. Cependant qu’avez-vous fait ici ? Comment tout s’est-il passé ? Venons au fait. Mon Maître est dans une grande impatience d’en être instruit.

JUSTINE.

Ma foi, il y a bien du changement.

L’ESPÉRANCE.

Comment donc ? Qu’est-ce à dire ?

JUSTINE.

C’est-à-dire que Lucinde a un autre Amant qui lui rend bien des soins. Dorimène prend grand plaisir à le voir, et le reçoit fort bien. Il est riche, galant et bien fait.

L’ESPÉRANCE.

Tant pis ; cela ne vaut pas le diable. De quel pays est-il, ce nouvel Amant ?

JUSTINE.

Il est de Paris.

L’ESPÉRANCE.

Tant mieux. Un Parisien n’est qu’une dupe en comparaison d’un bas-Normand, et mon Maître l’attrapera.

JUSTINE.

Son nom est Licidas. Franchement c’est un dangereux garçon ; et Lucinde à la fin, voyant Timandre absent, aurait bien pu s’en accommoder : mais elle aime ton Maître ; et puisqu’il est revenu, tout ira bien ; et il n’y a plus rien à craindre.

L’ESPÉRANCE.

Apparemment il y a quelque faquin de Valet qui te fait les yeux doux. Hem. Parle. Je le gagerais à ta mine.

JUSTINE.

Oui ; il y en a un qui s’en est voulu mêler : mais il n’y a guère trouve son compte jusqu’ici ; je te suis trop fidèle.

L’ESPÉRANCE.

Ventrebleu, suffit... Il faut que je l’assomme. Quelle est la profession du maître et du valet ! Sont-ils des gens de guerre ?

JUSTINE.

Non.

L’ESPÉRANCE.

Quoi ? ce ne sont pas des gens de guerre, et ils osent être nos rivaux. Ils ont perdu l’esprit.

JUSTINE.

Dame, la chose est pourtant comme je le dis. Le maître est un jeune homme, qui n’a que les plaisirs pour objet, qui ne cherche qu’à se dit sertir.

L’ESPÉRANCE.

J’entends. C’est un jeune damoiseau, un petit mignon de couchette, un coquet banal, qui n’a vu que Ruel, Vincennes, et le bois de Boulogne, et peut-être est-ce sur le tout le fils d’un Fermier. Ah ! que j’en serais aise ! Adieu. Il faut que je te quitte ; je me suis déjà arrêté ici trop longtemps. Mon Maître m’attend. Je suis sur qu’il jure à l’heure qu’il est de mon peu de diligence ; et je vais lui rendre compte de toute notre conversation. Mais qui est cet homme-là ?

 

 

Scène III

 

JUSTINE, L’ESPÉRANCE, JASMIN

 

JUSTINE.

C’est justement le valet de Licidas, de l’Amant de Lucinde.

L’ESPÉRANCE.

Quoi ! c’est-là mon Rival ! Ah, ah qu’il est plaisant !

JASMIN.

Parle donc, Justine ? Quel est ce goujat ? Je crois Dieu me pardonne, qu’il se gausse de moi.

L’ESPÉRANCE.

Tu l’as deviné... Mais, laissons-là la raillerie, et parlons sérieusement. L’ami, on m’a dit que vous vous mêliez de venir cajoler ma maîtresse que voilà. Je veux bien vous avertir, de peur d’incongruité que vous ne lui parliez plus ; autrement, touchez-là, je vous couperai les oreilles. Adieu.

 

 

Scène IV

 

JUSTINE, JASMIN

 

JASMIN.

À qui en a-t-il donc, cet avaleur de charrettes ? Oui, oui, tu n’as qu’à venir ; tu trouveras à qui parler. Parbleu ! j’ai été si sot que je ne lui ai rien répondu, tant son compliment m’a surpris : mais à la première rencontre je lui ferai voir qui je suis.

JUSTINE.

Ne te frottes pas à lui ; c’est un méchant garçon. Gare les oreilles.

JASMAIN.

Qu’il prenne garde à son nez, lui ; je pourrais bien le lui rogner d’un quartier. C’est donc-là ce guerrier si redoutable dont tu m’as si souvent parlé ?

JUSTINE

Lui-même.

JASMIN.

Par ma foi, c’est un laid mâtin ; et il faut que tu sois bien aveuglée, pour me le préférer.

JUSTINE.

Que veux-tu ? je l’aime tel qu’il est.

JASMIN.

Tant pis pour toi. Timandre son Maître est-il aussi revenu ?

JUSTINE.

Sans doute.

JASMIN.

Je prévois ici un grand brouillamini. Il y aura bien du sang répandu : mais mon Maître pourra-t-il voir Lucinde ce matin ?

JUSTINE.

Non ; elle est un peu indisposée. Qu’il attende à tantôt. Adieu. Je rentre. Il faut que j’aille apprendre à ma Maîtresse le retour de Timandre.

 

 

Scène V

 

JASMIN, seul

 

Voilà pourtant de terribles affaires. Cruelle disgrâce pour nos amours ! Mon Maître ne pourra jamais... Mais le voici.

 

 

Scène VI

 

LICIDAS, JASMIN

 

LICIDAS.

Hé bien, Jasmin ; as-tu de bonnes nouvelles à me donner ?

JASMIN.

Oui, de très bonnes.

LICIDAS.

Quoi ? que veux-tu dire ?

JASMIN.

Je veux dire que... Mais attendez que je voie auparavant si vous avez vos deux oreilles.

LICIDAS.

Je crois qu’il est devenu fou.

JASMIN.

Les voilà toutes deux bien entières. C’est dommage ; dans huit jours vous n’en aurez plus.

LICIDAS.

Je pense qu’il extravague. Qu’est-ce que cela signifie ?

JASMIN.

Cela signifie que si Timandre est aussi méchant et aussi brutal que son valet, nous serons tous deux courtaudés.

LICIDAS.

Il est donc revenu, ce Monsieur Timandre ?

JASMIN.

Oui, de par tous les diables, il est revenu, et son valet monsieur l’Espérance. Je l’ai rencontré ici avec Justine. Bon Dieu ! quelle mine ! quel fier-à-bras ! Il m’a d’abord interdit la vue de la Femme de chambre sous peine de me les couper toutes deux en cas de désobéissance. Timandre vous défendra, sans doute, de voir sa maîtresse sous la même peine. M’en croirez-vous, Monsieur ? Tirons nos chausses de bon heure ; cédons à la force ; faisons les choses de bonne grâce ; allons à Lyon revoir la belle Angélique, cette jeune veuve si aimable. Elle vous aime toujours, j’en suis sûr ; cependant vous l’abandonnez cruellement. Il y a trois ans qu’elle attend votre retour. Allons, vous dis-je ; elle vous recevra à bras ouverts.

LICIDAS.

Ah ! ne m’en parles plus. Je suis confus de mon ingratitude ; mais l’absence et les yeux de Lucinde ont été plus forts que toutes mes réflexions. Je crois même qu’Angélique ne pense plus à moi. Elle ne m’écrit plus, et je ne reçois plus de ses nouvelles, et peut-être aime-t-elle ailleurs aussi bien que moi.

JASMIN.

Non, assurément. De la manière dont voua m’en avez toujours parlé, je ne lui saurais faire l’injustice de le croire ; et bien loin qu’elle ait fait un nouvel engagement, je répondrais qu’elle pleure sans cesse votre infidélité.

LICIDAS.

Tu es de bonne foi, mon pauvre Jasmin. Il ne faut pas tant de temps à une femme pour se consoler de la perte d’un Amant. Mais quand il serait vrai qu’Angélique m’aimerait encore, ne me le dis plus dorénavant. Laisse-moi penser au contraire, qu’elle est comme toutes celles de son sexe, afin de m’épargner le remords dont je serais dévoré, si je croyais que je lui fusse cher encore.

JASMIN.

Allons la trouver, Monsieur, je vous supplie. Vous cherchez ici quelque malheur.

LICIDAS.

Poltron !

JASMIN.

Je ne le suis point du tout. Si nos rivaux étaient des gens comme nous, vous verriez comment je serais brave : mais ce sont des gens de guerre, accoutumés au fer et au feu.

LICIDAS.

Hé pour avoir été à la guerre, crois-tu qu’ils  aient plus de courage, et qu’ils en soient plus redoutables ?

JASMIN.

Oui, parbleu, je le crois.

LICIDAS.

Hé bien, détrompe-toi. Sois persuadé qu’il y a pour le moins à l’armée autant de poltrons que de braves. J’en connais beaucoup qui ne sont rien moins que ce qu’ils s’efforcent de paraître ; cependant pour s’être trouvé en quelque occasion, où ils ne sont allés que par force, en enrageant et en faisant mille vœux secrets, ils regardent avec mépris ceux qui n’ont pas pris le parti des armes, quoiqu’ils y aient été contrains ou par leur fortune ou par la volonté de leurs parents. Oui, quand ce ne serait que parce que Timandre a été à l’armée, et que je n’y ai pas été moi, je veux m’attacher à Lucinde plus que jamais. Viens ; entrons chez elle.

JASMIN.

Vous ne lui sauriez parler que l’après-dînée ; Justine me l’a assuré.

LICIDAS.

Allons donc chez mon banquier prendre de l’argent ; je n’en ai plus.

JASMIN.

C’est fort bien fait.

LICIDAS.

Allons, aussi bien je vois deux femmes masquées qui s’arrêtent ici... Nous les incommoderions, sans doute, si nous y demeurions plus longtemps ; apparemment elles ont quelque rendez-vous en ce lieu.

JASMIN.

Peut-être. Je ne sais qui elles sont. Mais il me semble que je les ai vu nous suivre et nous observer trois ou quatre fois.

LICIDAS.

Ce ne sont pas là nos affaires. Suis-moi sans t’arrêter davantage.

 

 

Scène VII

 

ANGÉLIQUE, LISE

 

LISE, se démasquant.

Hé bien, le voilà parti. Prenons un peu d’haleine, et donnons-nous de l’air.

ANGÉLIQUE.

Hélas !

LISE.

Quoi, Madame, vous soupirez ?

ANGÉLIQUE.

Il s’éloigne, ma chère Lise, il me suit. Pourrais-je ne pas soupirer ?

LISE.

Non, vous ne le devriez pas ; et j’enrage vous voir faire tout ce que vous faites pour un petit ingrat, indigne de toutes vos bontés.

ANGÉLIQUE.

Ah ! cesse de l’outrager. Ma tendresse s’offense des injures que tu lui dis ; j’excuse même en quelque façon son inconstance ; il est jeune, il ne m’a point vue depuis trois ans. Enfin, Lucinde n’a que trop de beauté pour l’enflammer.

LISE.

Par ma foi vous êtes bien folie, pardonnez-moi ce mot, ma chère maîtresse, d’avoir tant l’indulgence pour un homme qui vous a trompée ; après vous avoir donné sa parole, et pris de si grands engagements avec vous. Je ne suis qu’une malheureuse : mais si un homme m’avait traitée de la sorte, fut-il plus beau qu’un Ange, je ne lui pardonnerais jamais.

ANGÉLIQUE.

Je ne suis pas si vindicative. Enfin, je me console par l’exemple de mille autres qui ont plus de mérite que moi, et qui ont le même malheur.

LISE.

Il en vrai que ce n’est point aujourd’hui le siècle des femmes, la mode en est passée, et ces bourreaux d’hommes nous méprisent à un point qui n’est pas concevable. Mais si toutes les femmes étaient de mon humeur, et qu’elles voulurent me croire, je sais bien ce qu’elles devraient faire.

ANGÉLIQUE.

Hé quoi ?

LISE.

Les envoyer tous promener, et n’en souffrir jamais aucun.

ANGÉLIQUE.

Ah ! pauvre Lise, tous ingrats et perfides qu’ils sont, ils ne laissent pas de nous être agréables ; je ne l’éprouve que trop moi-même.

LISE.

Il est vrai.

ANGÉLIQUE.

Sans ce maudit charme qui nous attache à eux, ils seraient assez punis ; nous n’aurions qu’à il les laisser-là sans y songer jamais. Car enfin que seraient-ils sans nous ?

LISE.

Hé ! que ferions-nous sans eux ?

ANGÉLIQUE.

Nous nous ennuierons un peu, franchement ; mais du moins de leur côté, ils auraient leur part de notre ennui.

LISE.

Pas tant que vous pensez.

ANGÉLIQUE.

Comment donc ?

LISE.

C’est qu’ils ont mille occupations sérieuses ou agréables qui les empêchent de penser à nous : la guerre la chasse, le jeu, les voyages, la bonne chère. Mais pour nous il n’en est pas de même, nous n’avons pas à choisir ; et la fortune injuste pour humilier notre orgueil, a borné toute notre félicité à gouter les douceurs que l’amour donne. J’en enrage. Quelle cruauté ! Pourquoi faut-il que les choses ne soient pas égales ? Mais, Madame, puisqu’il faut que vous aimiez pour être heureuse, cessez du moins de poursuivre Licidas. Croyez-moi ; faites un autre choix, et épargnez-vous tous les chagrins que vous souffrez en aimant sans être aimée.

ANGÉLIQUE.

Non ; je ne puis suivre ce conseil. Licidas m’a paru aimable. Je lui ai dit que je l’aime : c’est assez pour me le faire aimer toute ma vie.

LISE.

Que prétendez-vous donc faire ? Que ne lui parlez-vous ? Que ne vous faites-vous connaître, puisque vous ne sauriez vous passer de lui ? Il y a tantôt deux mois que nous sommes arrivées à Paris pour chercher ce traître. Vous avez tout quitté à Lyon pour cela, sous prétexte de venir faire juger un procès d’une très grande conséquence pour vous ; cependant depuis que vous êtes dans cette Ville, vous ne faites que pleurer et soupirer sans rien conclure.

ANGÉLIQUE.

Hélas ! Lise. C’est pour ne me point exposer au mépris de cet ingrat. Je ne prétends me découvrir, que lorsque je serai presque affûtée d’un heureux succès.

LISE.

Mais, Madame, si vous tardez plus longtemps, vous serez peut-être traversée dans vos desseins. Vous n’ignorez pas qu’on vous cherche, que vous avez ici des parents et des amis qui ont ordre de s’informer de ce que vous faites.

ANGÉLIQUE.

C’est ce qui m’occupe le plus, et la première des choses où je dois remédier. Je crois même avoir trouvé ce qu’il faut pour cela. Écoute. Depuis deux ou trois jours il m’est venu une idée qui me semble tout-à-fait propre au dessein que j’ai de me cacher. Tu ne manqueras pas de la condamner d’abord comme ridicule et extravagante.

LISE.

Peut-être. Sachons ce que c’est.

ANGÉLIQUE.

Non, je ne veux pas te le dire encore. Suffit que rien ne me peut détourner de ma résolution. Viens au logis, allons y travailler tout à l’heure. Mais au reste, j’ai besoin de toi ; il faut que tu joues avec moi un terrible personnage. Je crois que tu voudras bien le faire pour moi.

LISE.

Hélas ! je ferai tout ce que vous voudrez. Allons, je vous suis, Madame. Je suis prête à tout entreprendre. Je sais trop qu’une femme de chambre qui a la confidence de sa Maîtresse, doit être pour servir son amour, et à vendre et à engager.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ANGÉLIQUE, LISE en habit d’homme

 

LISE.

Enfin, Madame, nous voilà équipées. Bon Dieu ! quelle entreprise ! Je n’ai de ma vie été si embarrassée. Je ne marche dans la rue qu’avec honte ; et il me semble que tout le monde se moque de moi.

ANGÉLIQUE.

Tu me parais pourtant assez délibérée, et ta physionomie répond assez au personnage que tu vas jouer.

LISE.

Je ne sais. Mais depuis que j’ai endossé ce harnais, il me semble que j’ai mille fois plus d’adresse que je n’avais. Je crois que je m’acquitterais assez bien des devoirs d’un Laquais favori d’une Dame galante, et j’en connais plus d’une en cette Ville qui me donnerait de bons gages pour la servir. Enfin, s’il est vrai ce qu’on die, qu’un Laquais, pour être bon, doit être méchant, je sens que je serais le meilleur Laquais du monde. Mais, Madame, vous me charmez sous cet habit ; et si je n’étais aussi fortement persuadée que je la suis que vous êtes femme, franchement je succomberais à la tentation. Ah ! la jolie taille ! Quelle démarche ! Voyons. Promenez-vous un peu.

ANGÉLIQUE.

Que tu es folle !

LISE.

Par ma foi, vous êtes adorable ; et je gagerais qu’à l’heure qu’il est, vous faites de terribles effets sur l’esprit de ceux qui vous regardent.

ANGÉLIQUE.

Hélas ! dans l’état où je suis je n’ai dessein de plaire à personne. L’unique sujet de mon déguisement, est l’envie que j’ai de tromper ceux qui me cherchent. Cependant, comme Dorimène, la mère de Lucinde est un peu coquette à son âge, je veux essayer de profiter de l’habit que je porte ; j’ai résolu de lui rendre des soins. Avoue que si je pouvais m’en faire aimer, j’aurais par-là un moyen bien certain et bien agréable pour me venger de mon traître.

LISE.

Comment donc ?

ANGÉLIQUE.

En obligeant Dorimène de chasser Licidas de sa maison, d’ordonner à sa fille de rompre tout commerce avec lui.

LISE.

Tout cela est le mieux du monde. Mais, Madame, Licidas vous reconnaîtra d’abord, et votre déguisement sera inutile.

ANGÉLIQUE.

Hélas ! depuis trois ans qu’il ne m’a vue et qu’il ne pense plus à moi, mon visage est assez changé. Je paraîtrai devant lui sans crainte d’être reconnue. L’habit que je porte et une perruque d’une couleur différente de celle de mes cheveux, feront l’effet que j’en attends. Enfin, quand même il se souviendrait de m’avoir vu ailleurs, il me prendra sans doute pour mon frère le Chevalier, à qui tu sais que je ressemble si parfaitement, qu’on s’est mépris cent fois au bal en nous voyant tous deux, d’abord que j’étais déguisée en homme.

LISE.

Mais comment ferez-vous pour vous introduire chez Dorimène.

ANGÉLIQUE.

Il en faut chercher quelque occasion. Cependant je veux la suivre partout et m’attacher à la regarder, comme un homme qui a quelque dessein. Ces vieilles coquettes ne s’y trompent jamais ; elles y prennent garde, et vous tiennent compte de tout.

LISE.

C’est fort bien fait : mais vous qui voulez plaire à une femme, savez-vous de quelle manière il s’y faut prendre ! Avez-vous les airs pour cela ? Vous saurez-vous façonner sur de bons modèles dans le rôle que vous jouez ?

ANGÉLIQUE.

Hélas ! je ne sais. Je suis si pleine de ma passion et de ma tendresse, que je ne songe guères à toutes ces choses.

LISE.

Je le vois bien. Vous voulez plaire, et vous n’avez point de mouches. Approchez, que je vous en mette une. C’est un sacrilège en galanterie que d’en manquer. Tous les coquets de profession en portent ; et c’est aujourd’hui la marque des gens à bonne fortune.

ANGÉLIQUE.

Je le crois.

LISE.

Voyons votre air. Ajustez un peu votre perruque ; peignez-la. Mettez votre chapeau. Fy ! cela n’est pas bien. Voilà qui est trop bourgeois. Regardez-moi. Voyez comme je sais. Tâchez de m’imiter. Allons. Bon cela. Prenez des manières un peu languissantes ; une façon de parler lente, tardive et nonchalante. Apprenez à vous jouer toujours avec quelque chose, avec un de vos gants, avec votre cravate, avec une canne ou avec les bouts de votre perruque.

ANGÉLIQUE.

Que tu es badine ?

LISE.

Voilà justement comme il faut être pour toucher les Dames. Pensez-vous les charmer avec un sérieux philosophique ? Mais votre jambe est-elle bien taillée ? Oui, j’en suis bien contente. C’est-là le principal. On n’est jamais bienfait si l’on manque par-là. La jambe, morbleu ! la jambe.

ANGÉLIQUE.

Comment, Lise, tu jures.

LISE.

Sans doute. Puis-je m’en dispenser, étant devenue Laquais ? Y a-t-il de Laquais qui ne jure ? Allez, ne faites pas tant la renchérie. Il faudra bien vous y accoutumer, et apprendre à la manière des Courtisans, à orner de temps en temps vos discours d’un serment fait à propos. Par exemple, lorsqu’on parle à quelque belle des sentiments qu’elle inspire. Oui, Madame, je vous adore, vous êtes la plus aimable personne de l’univers ; je vous jure que je n’aimerai jamais que vous. Et qui pourrais-je aimer après vous avoir connue ? Si elle doute de la sincérité de vos paroles, on repart à l’instant. Ah ! Madame ! quelle injustice vous me faites ! Dieu me damne, si je ne vous dis vrai ! Que la foudre m’écrase, si je ne vous adore ! Cela fait des merveilles, et l’on se fait croire d’abord ; autrement la conversation n’a point de grâce.

ANGÉLIQUE.

Va, je ferai peut-être mieux que tu ne penses.

LISE.

Peut-être aussi ne ferez-vous rien qui vaille. Croyez-moi, Madame, le personnage d’un coquet n’est pas si facile à faire que vous pensez ; et vous ne devriez point vous exposer à le jouer, sans en avoir fait auparavant plusieurs répétitions.

ANGÉLIQUE.

Dans un autre temps j’aurais bien aimé à me donner ce divertissement : mais j’ai l’esprit trop occupé de pensées plus sérieuses pour m’y pouvoir appliquer à présent.

LISE.

Et la tabatière que je vous ai donnée, saurez-vous vous en servir à propos ? Savez-vous qu’il y a de l’art parmi les gens de Cour jusqu’à prendre du tabac ?

ANGÉLIQUE.

Oui ; je sais que c’est une des choses à quoi ils s’appliquent le plus, qui leur est d’une des plus grandes ressources. Le tabac en effet est pour les hommes, ce que l’eau de la Reine d’Hongrie et les boîtes de vapeurs sont pour les femmes. L’un et l’autre sert de contenance. On se tire d’affaire par-là. L’on en prend en compagnie d’abord que l’on ne sait plus que dire et par où fournir à la conversation.

LISE.

Ah ! vous savez cela ? Il ne faut plus s’étonner s’il y a tant de gens qui en prennent. C’est encore beaucoup. Voyons si vous en prendrez méthodiquement.

ANGÉLIQUE.

Oui. Tien. J’ai remarqué parmi les preneurs de tabac, quelques-uns des plus distingués, et de ceux-là, tu m’entends bien, de ceux qu’on peut se proposer pour exemple. Je crois que je les imite assez bien.

LISE.

Oui, vous avez fort bien fait cela.

ANGÉLIQUE.

Mais, sais-tu ce qui me fait le plus de plaisir dans mon déguisement ? C’est d’être à couvert de mille sottises que les gens viennent vous dire à tous moments. Une femme un peu raisonnable, est exposée à entendre et à souffrir les galanteries de tous ceux qu’elle rencontre. Cela ne m’accommoderait point, inquiété comme je la suis.

LISE.

Quoi ! vous croyez que l’habit que vous portez vous en sauvera.

ANGÉLIQUE.

Assurément, que je le crois. Et qui s’aviserait de m’en conter, habillée comme je suis ?

LISE.

Tout le monde.

ANGÉLIQUE.

Comment, tout le monde ?

LISE.

Oui. Tout le monde. Vous verrez combien de conquêtes vous ferez.

ANGÉLIQUE.

Avec cet habit ?

LISE.

Avec cet habit. Ma foi, toutes les Dames en tiendront. Ce déguisement vous est avantageux ; et vous n’aurez pas plutôt paru avec cet équipage, que vous aurez trente déclarations à essuyer, ou de vive voix ou par écrit. On vous assiégera de tous les côtés ; et je gagerais que moi, qui ne suis pas si belle que vous, je trouverai aussi quelque bonne fortune.

ANGÉLIQUE.

Tais-toi, c’est trop badiner, songeons à mes affaires. Mais on vient à nous.

 

 

Scène II

 

ANGÉLIQUE, TIMANDRE, LISE, L’ESPÉRANCE

 

TIMANDRE.

L’Espérance, va-t’en savoir... Mais, que vois-je ! Suis-je trompé ? Et n’est-ce point lui-même ?

ANGÉLIQUE.

Qui est cet homme-là ? Je crois le reconnaître. Mes soupçons sont véritables. Oui, assurément. Timandre ?

TIMANDRE.

Chevalier ?

ANGÉLIQUE.

Ah ! que je suis ravi de vous voir.

TIMANDRE.

Ah ! mon cher, que je vous embraie. Quelle oie de vous trouver ici !

ANGÉLIQUE, à part.

Elle est extrême pour moi ? Il me prend pour mon frère le Chevalier. Mais comment vous êtes-vous porté depuis que nous ne nous sommes vus ?

TIMANDRE.

Assez bien, hors les fatigues de la guerre, qui m’ont quelquefois un peu accablé.

ANGÉLIQUE.

Toujours Dragon ?

TIMANDRE.

Toujours. Il y faut mourir. Et vous, mon cher ami, comment avez-vous passé votre temps ? Votre santé a-t-elle toujours été bonne ?

ANGÉLIQUE.

Oui, Dieu merci.

TIMANDRE.

Madame votre sœur, comment se porte-t-elle ? Parbleu, il me semble que je la vois quand je vous regarde.

ANGÉLIQUE.

Elle se porte le mieux du monde.

TIMANDRE.

Est-elle mariée ?

ANGÉLIQUE.

Non.

TIMANDRE.

Tant pis. C’est une fort grande injustice, je vous jure.

ANGÉLIQUE.

Je vous suis fort obligé.

TIMANDRE.

Je vous assure que je n’oublierai jamais les obligations que j’ai à toute votre Famille, et les bontés que vous eûtes tous pour moi pendant le quartier d’hiver que je passai à Lyon.

ANGÉLIQUE.

Ne vous y reverrons-nous jamais ?

TIMANDRE.

Hélas ! mon cher ami, je n’en suis pas le maître. Il faut attendre qu’on m’y envoie.

ANGÉLIQUE.

Mais quelles affaires avez-vous à Paris ? Peut-on vous demander cela sans être indiscret ?

TIMANDRE.

Je n’ai point de secret pour vous. Sachez donc que je suis amoureux ; que je suis venu ici de l’armée en diligence pour revoir ma maîtresse, me flattant même de l’épouser au plutôt. Tout semblait me favoriser avant mon départ : mais aujourd’hui j’apprends qu’un rival riche est bien dangereux.

ANGÉLIQUE.

Hélas ! il suffit d’être amoureux pour éprouver quelque disgrâce.

TIMANDRE.

Cependant, je suis bien heureux de vous avoir rencontré. C’est un coup de ma bonne fortune, et vous pouvez me rendre un bon office. Connaissez-vous Dorimène ?

ANGÉLIQUE.

J’en ai ouï parler.

TIMANDRE.

C’est la mère de la personne que j’aime ; et puisque vous en avez entendu parler, il serait inutile de vous répéter ce que vous en avez sans doute appris. Sur quel pied la connaissez-vous ?

ANGÉLIQUE.

Sur le pied d’une personne galante qui aime à avoir des Amants.

TIMANDRE.

Voilà le fait. C’est la femme du monde la plus facile à s’engager : mais surtout, elle a un faible invincible pour tous les jeunes gens. Rendez-lui des soins, je vous en conjure.

ANGÉLIQUE.

Moi ?

TIMANDRE.

Oui. Ne vous en défendez pas. Il s’agit de toute ma fortune. Si vous pouvez une fois vous rendre le maître de son esprit, vous assurerez mon bonheur, en me faisant préférer à mon rival.

ANGÉLIQUE.

Je ferai toutes choses pour vous.

À part.

Tout semble conspirer à mes desseins.

Haut.

Mais au moins de quelle manière s’y faut-il prendre ?

TIMANDRE.

Il ne faut que l’aller voir chez elle. Et je vais vous y mener tout à l’heure.

ANGÉLIQUE.

Quoi ! sans autre façon ?

TIMANDRE.

Oui. Dorimène est une femme sans cérémonie, chez qui tous les honnêtes gens sont bien reçus ; d’ailleurs, je puis me flatter de quelque privilège. Mais pour vous ôter toute sorte de scrupule. L’Espérance, sachez si nous pourrons voir ces Dames, Monsieur le Chevalier et moi. Cependant puis-je à mon tour vous demander quelles affaires vous ont attiré à Paris ?

ANGÉLIQUE.

Le seul désir d’aller servir une Campagne. La fantaisie m’en a pris d’une manière à ne pouvoir plus résister à la tentation.

TIMANDRE.

Ah ! ne le faites point, croyez-moi. Je vous parle en ami. Il y a trop de fatigues à essuyer.

ANGÉLIQUE.

Bagatelle. Ma physionomie est la plus trompeuse du monde. Je parais un peu délicat et même efféminé, j’en demeure d’accord ; mais vous ne savez pas tout ce que je sais faire.

TIMANDRE.

Vous vous moquez.

ANGÉLIQUE.

Je ne me moque point ; et pour vous en convaincre ; je veux faire la première Campagne avec vous. Au moins je me flatte que vous aurez quelque égard pour moi, et que vous ne me traiterez pas avec toute l’autorité et la rigueur qu’un Capitaine a ordinairement pour ses Soldats.

TIMANDRE.

Parbleu ! vous serez le maître. Je vous obérai toujours. Enfin, nous ne nous quitterons point. Vous aurez ma tente, mes chevaux, mes valets, ma loupe, et la moitié de mon lit.

ANGÉLIQUE.

Tout de bon. Puis-je compter là-dessus ?

TIMANDRE.

Oui, je vous jure. Je voudrais déjà que nous y fussions.

ANGÉLIQUE.

Que je vous suis obligé ! Votre générosité est extrême.

TIMANDRE.

Que ne ferait-on point pour vous ? Cependant, croyez-moi, vous ne vous repentirez pas de m’avoir suivi. Vous serez fort agréablement parmi nous, je vous jure ; et entre tous nos Officiers ce sera à qui vous aura.

ANGÉLIQUE.

C’est-à-dire, que je ne manquerai pas de camarades.

TIMANDRE.

Non, je vous en réponds.

 

 

Scène III

 

TIMANDRE, ANGÉLIQUE, LISE, L’ESPÉRANCE, JUSTINE

 

JUSTINE.

Lucinde vous attend au Jardin, Monsieur, vous pouvez l’y aller trouver ; et je puis vous assurer par avance qu’elle aura beaucoup de plaisir de vous voir, et vous et Monsieur votre ami.

TIMANDRE.

Allons, Chevalier. Et Madame Dorimène ?

JUSTINE.

Elle n’est pas encore habillée. Elle ne s’habille ordinairement qu’à trois heures après midi.

TIMANDRE.

Hé bien, voici l’heure à-peu-près ; hâtez-vous de l’aller habiller, afin que nous puissions avoir l’honneur de la saluer.

JUSTINE.

Je n’y manquerai pas.

 

 

Scène IV

 

LISE, L’ESPÉRANCE, JUSTINE

 

JUSTINE.

Certes, l’ami de ton maître est un joli jeune homme, et l’on pourrait bien l’aimer chez nous.

L’ESPERANCE.

Ne vas pas aimer son Valet, toi. Il est bien joli aussi.

LISE.

Oui-dà, je suis assez mignon, et assez bien bâti dans ma taille.

L’ESPÉRANCE.

Avec tout cela je ne te crains plus. Tu as un défaut qui efface toutes tes bonnes qualités. Ta n’as point de barbe.

LISE.

C’est que je suis encore trop jeune pour en avoir.

L’ESPÉRANCE.

Non, ce n’est pas cela : tu n’en auras jamais, ni jeune ni vieux. Je m’y connais fort bien. Approche, que je voie encore un peu. Par ma foi, tu n’as pas seulement le moindre petit poil folet.

LISE.

Hé bien, qu’est-ce que cela fait ?

L’ESPÉRANCE.

Qu’est-ce que cela fait ? Morgue, cela fait tout. Tu ris : mais il n’y a pas de quoi rire. Ce que j’avance ici, je ne l’avance pas sans fondement ; et j’ai ouï dire plusieurs fois à ma mère, qui ne s’y connaissait pas mal, et qui jugeait fort sainement des choses, qu’un homme sans barbe est un Apothicaire sans sucre.

JUSTINE.

Adieu. Tu n’es qu’un babillard.

L’ESPÉRANCE.

Quoi ! tu me quittes sitôt ? Où vas-tu donc, mon petit cœur ?

JUSTINE.

Je m’en vais habiller Dorimène.

L’ESPÉRANCE.

Tu n’as pas là une petite occupation. Elle est toujours la même ?

JUSTINE.

Toujours. Elle ne changera jamais. Elle est aussi coquette qu’elle l’était à l’âge de quinze ans, croit être belle, fait la jeune, et ne peut se passer d’une amourette. Enfin, la galanterie est son élément : mais elle a de la vertu dans le fond.

LISE.

Oh ! je le crois bien. Tu ne la servirais pas sans cela.

JUSTINE.

Non, ma foi.

LISE.

Mais parce que tu sais bien qu’elle a de la vertu dans le fond, tu te rends charitable, et tu es toujours du secret.

JUSTINE.

Ne faut-il pas faire comme les autres. Je la sers autant que je puis. Et n’est-il pas juste de garder le secret à ceux qui se fient à nous ?

L’ESPÉRANCE.

Sans doute. On y est obligé en conscience. Mais, adieu. Nous allons nous promener tous deux. Dans combien de temps pourrai-je revenir ? Seras-tu longtemps à habiller Dorimène ?

JUSTINE.

Non, je n’y serai qu’une heure au plus, cas elle est déjà coiffée, elle a pris sa chemise ; de sorte que la moitié de la besogne est faite.

L’ESPÉRANCE.

Adieu donc.

JUSTINE.

Adieu, mes enfants.

 

 

Scène V

 

JUSTINE, seule

 

Allons donc ajuster notre Douairière. Ah ! que je vais lui faire bien ma cour, en lui vantant le Chevalier.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

DORIMÈNE, TIMANDRE, ANGÉLIQUE, LUCINDE, JUSTINE

 

ANGÉLIQUE.

De grâce, Mesdames, laissons-là les compliments. Je ne sais comment m’y prendre pour répondre a toutes vos honnêtetés. Toutes ces façons m’embarrassent ; je suis libre, et la contrainte me désespère. Peut-on vous demander à quoi vous passez votre temps, quels sont vos plaisirs ? Peut-on être de vos parties ?

LUCINDE.

Hélas ! notre temps se passe souvent assez mal, quelquefois mieux ; enfin, nous faisons comme toutes les autres ; le Bal, l’Opéra, le Jeu, la Promenade et la Comédie nous occupent tour-à-tour, selon la saison et les occasions.

TIMANDRE.

À propos de la Comédie ; j’y dois aller demain : et je suis prié d’en aller décrier une qu’on représentera pour la première fois.

LUCINDE.

Comment donc ? Peut-on faire de semblables prières, sans savoir si la Pièce est bonne ou mauvaise ?

ANGÉLIQUE.

Sans doute. Je connais deux ou trois hommes qui sont en passe depuis longtemps d’en user de la sorte. Ils n’y manquent jamais, lorsque l’Auteur n’a pas pris le soin de les mettre dans ses intérêts, en leur lisant sa Pièce, en les consultant sur la conduite de son ouvrage, et en leur prouvant par des louanges impertinentes, qu’ils sont les plus savants du monde dans la Poétique.

DORIMÈNE.

En vérité, cela est bien ridicule. Mais je ne vois pas qu’il soit facile d’empêcher le succès d’une Pièce quand elle est véritablement bonne.

TIMANDRE.

Fût-elle la meilleure du monde, il faut qu’elle faute lorsque nous nous en mêlons, quelques-uns que nous sommes. Pour cela nous nous plaçons sur le Théâtre, trois ou quatre de chaque côté, à quelque distance l’un de l’autre. Nous parlons, nous prenons du tabac, nous nous mouchons souvent ; nous passons d’un côté à l’autre ; nous venons reprendre notre première place ; et dans les endroits les plus pathétiques, nous faisons ou disons quelque plaisanterie, bonne ou mauvaise, n’importe : nous en rions aussitôt. La moitié du parterre en rit aussi, l’autre en enrage. Tout cela ensemble fait du bruit ; l’Acteur s’arrête ; il se rebute, tout son feu se perd ; il ne joue plus rien qui vaille : voilà la Pièce au diable.

ANGÉLIQUE.

Fort bien.

TIMANDRE.

Qui pourrait tenir-là contre ?

LUCINDE.

Oh ! personne. Je vois que vous ne l’entendez pas mal. Mais quel fruit retirer-vous de cette malice ?

TIMANDRE.

Et le plaisir de nous divertir.

ANGÉLIQUE.

Parbleu, il faut que je me mette de la partie. Vous verrez si je jouerai mal mon rôle, quand il ne s’agira que de faire du bruit.

LUCINDE.

Ah ! je ne crois pas que vous vouliez le faire.

ANGÉLIQUE, bas.

Je vous assure que dès demain... Mais juste Ciel ! Voici mon traître.

 

 

Scène II

 

DORIMÈNE, LUCINDE, ANGÉLIQUE, TIMANDRE, LICIDAS, JUSTINE

 

DORIMÈNE.

Ah ! bonjour, Monsieur, vous êtes aujourd’hui un peu paresseux, et vous nous venez voir tard.

LICIDAS.

Madame, je suis moins paresseux que vous ne pensez. Je suis déjà venu ici, on m’a renvoyé : mais quand je ne serais pas venu du tout, vous ne m’auriez guères souhaité, ayant si bonne compagnie.

LUCINDE.

Elle est fort bonne, sans doute.

LICIDAS.

Elle est bien heureuse, que vous la trouviez telle, Madame.

TIMANDRE.

Assurément. Que peut-on souhaiter de plus ?

ANGÉLIQUE.

Elle eut été encore meilleure, si Monsieur fut venu des premiers.

LICIDAS.

Je ne sais, Monsieur, de quelle manière vous l’entendez : mais il me semble que le ton dont vous le dites, marque plus de raillerie que de sincérité.

ANGÉLIQUE.

Point du tout. Vous me faites tort, si vous l’avez cru. Je suis naturel dans tout ce que je dis, et ma bouche ne trahit jamais les sentiments de mon cœur. Je vous assure encore une fois que j’ai plus de plaisir de vous voir ici, que je n’en aurais si vous n’y étiez pas. Je le dis franchement devant ces Dames, et je crois qu’il suffit de cet aveu pour vous persuader que je ne déguise jamais ce que je pense.

LICIDAS, bas.

Que vois-je ? Serais-ce lui ?  

Haut.

Je ne sais, Monsieur, par où je puis m’être attiré tant d’honnêteté de votre part.

ANGÉLIQUE.

J’aurais peine à vous le dire moi-même. Peut-être est ce un de ces effets de la sympathie qui fait que nous nous intéressons plutôt pour une personne que pour une autre. Peut-être y a-t-il quelque raison plus puissante qui m’oblige à vous vouloir du bien : mais quoiqu’il en soit, je ne saurais résister au penchant secret qui me force d’être de vos amis.

LUCINDE.

Voilà une déclaration bien obligeante.

DORIMÈNE.

Elle ne peut pas l’être davantage.

LICIDAS.

J’y suis aussi sensible que je dois, et je proteste à Monsieur que personne ne l’honore et ne l’estime plus que moi.

ANGÉLIQUE.

Ce n’est pas assez pour moi, je veux quelque chose de plus tendre et de plus pressant. Je suis aussi jaloux en amitié qu’un autre pourrait l’être en amour ; je crains même beaucoup en vous donnant la mienne. Il y a une chose qui me chagrine ; vous avez la réputation d’être inconstant.

LICIDAS, bas.

Je ne me trompe point ; c’est le Chevalier lui-même.

Haut.

Ne craignez rien. Rassurez-vous. Vous n’êtes pas bien informé de mon humeur.

ANGÉLIQUE.

Je le suis peut-être mieux que vous ne pensez.

LICIDAS.

Vous ?

ANGÉLIQUE.

Oui, moi. Faites-vous justice vous-même. Rappelez dans votre esprit tout ce qui est arrivé. N’y a-t-il pas quelque chose qui n’est pas tout-à-fait bien ? Et ne sentez-vous point quelques remords, lorsque vous songez à ce que vous avez fait à Lyon ?

LICIDAS.

À Lyon ? Qu’y aurais-je fait qui me dût causer des remords ?

ANGÉLIQUE.

Songez-y. Vous le savez mieux que personne. Mais, quoi ? Vous rougissez. Ah ! ma foi cette rougeur vous trahit.

LICIDAS.

Ah ! je conçois ce que vous voulez me dire. Vous voulez parler sans doute d’une personne que j’y ai connue ; et en effet, plus je vous regarde, plus je me confirme dans mes soupçons. Oui, vous êtes son frère. Je n’en saurais douter.

ANGÉLIQUE.

Hé bien, oui, je suis son frère. Ai-je tort de vous reprocher que vous êtes inconstant ?

LUCINDE.

Expliquez-nous cette énigme.

LICIDAS.

Elle n’est pas bien difficile, Madame. Il y a quatre ou cinq ans qu’étant à Lyon, j’y vis une jeune personne : je lui rendis plusieurs visites ; et comme on ne peut parler dans ces rencontres que de galanterie, il m’échappa sans réflexion, de lui dire que je l’aimais. Monsieur veut me persuader que j’ai commis un fort grand crime, d’avoir manqué à des choses que je n’avais dites qu’en riant.

ANGÉLIQUE.

Ma foi, vous voilà bien excusé. Après cela il n y a plus rien à dire. Hé ! Monsieur, au moins ne déguisez pas la vérité avec si peu de bonne foi. Dites plutôt qu’on n’est pas le maître de son cœur, comme on le veut ; qu’on n’en dispose pas à son gré, comme on le veut ; que vous avez vu, Madame, et que vous n’avez pu vous empêcher de l’aimer. Mais ne vous défendez pas d’avoir autrefois aimé ma sœur, et de le lui avoir dit avec fureur ; enfin d’avoir fait pour l’en convaincre, tout ce que font les Amants les plus emportés, jusqu’à lui donner votre foi, de n’avoir jamais d’autre femme qu’elle.

DORIMÈNE.

Cela est-il bien possible ?

LUCINDE.

Quoi, Monsieur ? Vous êtes engagé ailleurs ? Vraiment je suis bien aise de savoir cela.

ANGÉLIQUE.

Hé ! Madame. Croyez-vous que cela l’embarrasse ? Monsieur est au-dessus des bagatelles.

LICIDAS.

Si la promesse dont vous me parlez était véritable, je pourrais faire quelque scrupule de la rompre : mais comme elle n’a jamais été qu’en l’air, tant pis pour celle qui y a ajouté foi.

ANGÉLIQUE.

En vérité cette présomption de vous-même est un peu extraordinaire. Mais, Madame, vous voyez qu’il ne parle de la sorte que pour s’excuser, et avoir lieu de vous dire, qu’étant aussi aimable que vous l’êtes, vous ne devez rien craindre de sa légèreté, puisqu’il n’a abandonné ma sœur qu’à cause de son peu de mérite.

TIMANDRE.

Il n’y a pas grand fond à faire là-dessus.

LUCINDE.

Mais, Madame votre sœur a du entièrement l’oublier.

ANGÉLIQUE.

Hélas ! Madame, dans ces occasions fait-on tout ce que l’on doit et tout ce que l’on veut ? La pauvre femme se plaît à nourrir sa malheureuse passion. Elle entretient avec opiniâtreté ce qui la dévore, et se rend par cet amour déraisonnable, la plus infortunée personne du monde. Pardonnez-moi, Madame, je vous en conjure, la douleur que ce souvenir me donne ; elle paraît trop à vos yeux : mais je ne saurais penser, sans une mortelle tristesse, à la pitoyable destinée d’une sœur qui m’est si chère, que ses maux sont presque les miens. Si bien que je donnerais volontiers la moitié de mon sang, pour lui rendre la tranquillité et le bonheur quel oubli et le mépris de cet Amant perfide lui ont été pour jamais.

LICIDAS.

Parbleu ! Monsieur ne joue pas mal la comédie.

LUCINDE.

Quoi ! vous plaisantez encore ? Allez ; vous devriez mourir de honte.

LICIDAS.

Il n’y a jamais eu rien de si plaisant.

DORIMÈNE.

Taisez-vous. Vous êtes un méchant homme de faire souffrir une pauvre femme. Il faut être plus que tigre pour cela, et je ne veux plus vous voir.

LICIDAS.

Hé bien Madame, je me retire. Il faut donner à votre colère le temps de le dissiper. Cependant, je promets à Monsieur, qui veut si fort être de mes amis, et qui m’a si bien servi auprès de vous, que je l’en remercierai comme il faut.

ANGÉLIQUE.

Vous me ferez plaisir ; et j’attendrai votre remerciement avec impatience.

LICIDAS.

Je vous l’épargnerai sans doute ; et vous n’aurez pas longtemps à attendre.

ANGÉLIQUE.

Tant mieux ; c’est ce que je souhaite le plus.

 

 

Scène III

 

DORIMÈNE, ANGÉLIQUE, LUCINDE, TIMANDRE, JUSTINE

 

LUCINDE.

Il s’en va bien en colère ; je crains qu’il ne vous faire une querelle.

ANGÉLIQUE.

Je vous promets, Madame, que le combat ne sera jamais sanglant entre nous.

TIMANDRE.

J’y prendrai garde de mon côté, et je vous réponds de l’événement.

DORIMÈNE.

N’y manquez pas au moins.

 

 

Scène IV

 

DORIMÈNE, LUCINDE ANGÉLIQUE, JUSTINE, TIMANDRE, LA VIOLETTE

 

LA VIOLETTE.

Votre maître de clavecin est dans votre chambre qui vous attend, Madame. Que lui dirai-je, s’il vous plaît ?

DORIMÈNE.

Allez, ma fille, allez prendre votre leçon. Ces Messieurs seront bien aise de vous entendre jouer. J’irai vous rejoindre dans un moment. J’ai quelque ordre, à donner à Justine.

 

 

Scène V

 

DORIMÈNE, JUSTINE

 

DORIMÈNE.

Ah ! Justine, que voilà un joli homme que Monsieur le Chevalier !

JUSTINE.

Je vous l’avais bien dit, Madame, qu’il était beau.

DORIMÈNE.

Il faut que je t’avoue que je n’aurais jamais cru qu’il l’eût été à ce point-là. Ah ! ma chère Justine, qu’il y aurait de plaisir d’en être aimée !

JUSTINE.

Assurément.

DORIMÈNE.

Pour moi je l’aime, je ne saurais m’empêcher de te le dire.

JUSTINE.

Hé bien ! il n’y a pas grand mal à cela.

DORIMÈNE.

Je voudrois fort en être aimée.

JUSTINE.

Et pourquoi ne le seriez-vous pas ?

DORIMÈNE.

Par mille raisons. Premièrement, ces jeunes gens sont presque tous étourdis, et incapables d’une véritable passion. J’ai déjà été souvent trompée ; on m’a fait mille infidélités.

JUSTINE.

Allez, Madame, laissez-moi faire ; ne craignez rien de l’avenir sur l’exemple du passé. Si vous avez été autrefois trompée, je n’étais pas auprès de vous pour vous conduire. Pourvu que vous me vouliez croire, le Chevalier vous aimera pour le moins autant que vous l’aimez.

DORIMÈNE.

Est-il possible ?

JUSTINE.

Je vous dis que dans quinze jours je vous le livre le plus amoureux de tous les hommes ; et si je manque d’y réussir, je consens que vous me preniez pour la plus sotte fille de Paris, ce que je ne suis pas dieu merci.

DORIMÈNE.

Ah ! que je t’aurai d’obligation ! Tu dois tout espérer de ma reconnaissance. Mais ça ; que faut-il faire pour cela ? Apprends-le-moi. Tout le monde parle de toi comme d’une fille extraordinaire. Pour moi quelque penchant que j’aie toujours eu à la galanterie, je ne suis pas savante sur cette matière ; et trop de bonne foi m’a toujours perdu.

JUSTINE.

Il y a divers moyens, Madame. Mais comme il n’est pas à propos de s’amuser à la bagatelle, et qu’il n’y a pas de temps à perdre, je ne vous rapporterai que les principaux et les plus certains.

DORIMÈNE.

Voyons donc.

JUSTINE.

En premier lieu, il faut commencer par bannir toutes les cérémonies, se défaire de ces vieilles erreurs où l’on était autrefois, que les hommes doivent parler les premiers. C’est une pure sottise. On a réformé cet abus fort justement ; et il est bien raisonnable, après tout, que celui qui se sent le plus malade, demande le premier remède et le soulagement à ses maux.

DORIMÈNE.

Il n’est rien de plus juste.

JUSTINE.

Ainsi, vous voyez bien que puisque vous été la première à sentir de l’amour ; car il n’est pas certain que votre vue ait fait sur le cœur du Chevalier le même effet que la sienne a fait sur la vôtre. Puisque vous êtes la première, dis-je à l’aimer, vous devez être la première à le lu faire connaître. N’est-il pas vrai ?

DORIMÈNE.

Oui, je comprends cela.

JUSTINE.

C’est aussi à quoi vous devez vous résoudre mais surtout à donner un bon tour à la déclaration que vous ferez, ne paraître ni trop tiède ni trop empressée. Enfin ne pas manquer de traiter avec un grand air de mystère, le commerce que vous voulez lier.

DORIMÈNE.

Voilà de fort bonnes maximes.

JUSTINE.

Tout cela n’est qu’une introduction à la chose. Voici le fait : en un mot le secret des secrets pour se faire aimer.

DORIMÈNE.

Quel est donc ce rare secret ?

JUSTINE.

C’est de donner, Madame. Quelque défaut qu’on puisse avoir d’ailleurs, on ne saurait manquer d’être aimée avec cette qualité.

DORIMÈNE.

Je l’ai ouï dire comme cela.

JUSTINE.

Vous avez fort bien ouï dire ; et l’expérience nous le fait voir tous les jours. Par quel endroit croyez-vous que Madame Dinet, et Madame Dortille se fassent valoir dans le monde ? Est-ce par la jeunesse ! On ne sait pas qu’elles aient été jeunes. Cependant on les voit accablées d’Amants : et quels Amants encore ? des plus accomplis de la Cour, tandis que Madame Duri et Madame de Plé, qui sont les plus aimables femmes de France, n’en ont aucun. Pourquoi cette disette et cette abondance si injuste ? C’est que les unes donnent beaucoup, et que les autre ne donnent rien.

DORIMÈNE.

Il faudra donc se résoudre à faire comme les autres, et à donner. Mais quoi ? des garnitures, des nœuds d’épées, des écharpes.

JUSTINE.

Fy ! ce sont des présents qu’on fait à des gens qu’on ne veut pas aimer longtemps.

DORIMÈNE.

Quoi donc ? Des montres, des bagues, des bracelets, des agrafes.

JUSTINE.

Cela est un peu plus raisonnable ; mais toi ces bijoux embarrassent, outre qu’il y a trop à perdre chez les Joailliers. Madame, croyez-moi ; de l’argent, de l’argent : voilà tout ce qu’il faut. Deux cens louis font plus de plaisir et de profit à un jeune homme, qu’un diamant de quatre cens.

DORIMÈNE.

Je le crois.

JUSTINE.

Ce n’est pas tout, Madame, il faut savoir donner à propos, se rendre la maîtresse ces dons que l’on fait ; de sorte qu’il ne soit jamais permis à un Amant de rien exiger, afin qu’il reçoive les moindres libéralités comme de pures grâces, et jamais comme des choses dues. Enfin, il faut savoir bien prendre son temps pour faire ses présents. Par exemple, lorsqu’il y a quelque fête à la Cour où tout le monde veut être magnifique, ou bien pour faire un équipage à la veille ou au retour d’un voyage.

DORIMÈNE.

Je ne doute pas que les présents ne soient alors parfaitement bien reçus.

JUSTINE.

Madame, ils font dans ces moments des effets admirables. On vous adore, on pleure de tendresse en prenant votre argent. En manquez-vous ? Un Courtisan, dans ces occasions, se donnerait de bon cœur au diable pour en avoir. Voilà, Madame, tout ce que j’ai pu apprendre de plus fin et de plus juste par une longue expérience, et par l’intime confiance dont m’ont honorée plusieurs femmes de qualité que j’ai eu l’honneur de servir successivement. Voilà le moyen le plus sûr, et quasi l’unique, d’être toujours tendrement aimée, de ne s’apercevoir jamais de la vieillesse ni des autres disgrâces, d’entretenir la fine galanterie, et de faire durer les belles passions. Je vous en fais part avec joie. Heureuse, si je puis par-là me rendre digne de votre estime, et contribuer à votre satisfaction, en tout bien et en tout honneur.

DORIMÈNE.

Ne doute point que je-ne t’aime, et ne te distingue beaucoup au dessus d’une fille de service. Aussi fais-tu bien paraître que tu n’es pas une personne du commun. Mais, Justine, ce n’est pas tout. Supposé que le Chevalier m’aime et réponde à mes empressements, je veux l’épouser. Nous nous marierons en secret ; car tu sais bien que je ne saurais le faire autrement, de peur de faire crier contre moi toute ma Famille, qui n’a jamais voulu consentir que je me remariasse. D’ailleurs, je n’ai la plus grande partir du bien dont je jouis, qu’à condition de demeurer veuve. Ainsi, il faudra cacher soigneusement ce mariage. Cependant, quand j’aurai épousé le Chevalier, comment ferai-je pour le voir ? Il faudra sauver les apparences, et il ne suffira pas qu’il soit mon mari en effet, et que les intentions soient bonnes. Je hais les caquets ; je suis fort délicate sur la réputation, et je ne veux point qu’on puisse gloser sur notre commerce, comme on fait sur plusieurs autres.

JUSTINE.

Je vois bien qu’il faut que je vous donne des avis là-dessus, puisque le Chevalier sera votre mari ; car autrement, de bonne foi, je ne le ferais pas ; je suis trop scrupuleuse sur ce point. Vous ferez donc, Madame, pour voir votre Époux, ce que toutes les autres femmes font pour voir leur Amant. Aussi bien le Chevalier sera-t-il presque la même chose pour vous ; et puisque vous ne le verriez qu’en secret, vous trouverez en lui toute la sûreté d’un mari et tout le ragoût d’un Galant. Sachez donc, Madame, que vous pourrez vous servir pour le voir de la maison d’une amie, sans compter celles de certains Peintres, des Musiciens qui font des concerts chez eux certains jours de la semaine, celles des Danseurs. des Coiffeuses, des Lingères et des Opérateurs pour les dents : mais tout cela me semble périlleux, et d’abord qu’il faut se confier à quelqu’un, je n’en suis plus.

DORIMÈNE.

Il ne faut donc se fier à personne.

JUSTINE.

Non, Madame. Il ne faut se fier qu’à une Femme de chambre, parce que cela est indispensable, et qu’on ne saurait s’en passer. Ce sont là, Madame, les diverses manières dont vous pouvez voir votre mari : mais la plus sûre est de le faire venir chez vous.

DORIMÈNE.

Chez moi ? Ah ! cela est trop dangereux.

JUSTINE.

Au contraire, Madame, croyez que les choses les moins vraisemblables sont celles qu’on peut hasarder avec moins de crainte. On fait entrer un homme sur la brune, un manteau sur le nez ou déguisé. Il se coule dans votre appartement, on l’enferme dans un cabinet, on le garde trois ou quatre jours : cependant on fait la malade pour avoir plus de liberté, et on s’entretient avec lui tant qu’on veut.

DORIMÈNE.

Mais, comment faire porter à manger à un homme, sans qu’on s’en aperçoive dans la maison ?

JUSTINE.

Bon ! on le nourrit de confitures. Voilà le meilleur de l’aventure. Vous ne sauriez croire le plaisir que l’on fait à tous ces Messieurs, de les tenir ainsi enfermés. Comme on est quelques jours sans les voir dans le monde, on leur fait la guerre après sur ce qu’ils ont disparu ; et ils passent pour gens à bonne fortune. Cela les charme, sans compter la joie qu’ils ont de dire en arrivant chez eux : Haï ! qu’on me couche au plus vite, qu’on me donne un bouillon dans deux heures, et surtout qu’on ne laisse entrer personne dans ma chambre ; je veux dormir trois jours pour me refaire.

DORIMÈNE.

Oui, voilà sans doute le meilleur expédient. Mais allons rejoindre la compagnie, et faire après tenir un billet au Chevalier, pour l’avertir de se rendre ici cette nuit. Cependant sois persuadée de ma reconnaissance.

JUSTINE.

J’espère, Madame, de vous faire encore mieux connaître mes talents, et ce que je vaux, dans la fuite de l’aventure.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ANGÉLIQUE, LISE

 

LISE.

Vous l’avez donc bien embarrassé, Madame ?

ANGÉLIQUE.

Je te dis que je l’ai mis au désespoir : mais il a toujours cru que j’étais le frère d’Angélique, et, le volage n’a pas eu le moindre soupçon de la vérité. Cependant je t’avouerai que j’ai pris un fort grand plaisir à jouir de son embarras.

LISE.

Mais n’appréhendez-vous point qu’il vous querelle et vous oblige à dégainer ?

ANGÉLIQUE.

Plût à Dieu ! Je sais bien le moyen de lui répondre.

LISE.

Mais, comment sortirez-vous d’un autre embarras bien plus grand à mon gré ? De bonne foi, vous avez une terrible affaire sur les bras, et Dorimène ne vous fera point de quartier. Diantre, comme elle y va ! À peine vous a-t-elle parlé, qu’elle vous écrit de vous rendre chez elle environs sur le minuit ; qu’en toussant deux fois on vous ouvrira la porte, où vous trouverez un guide qui vous conduira en des lieux où vous ne serez pas tâché d’être venu. Que pensez-vous que tout cela signifie ?

ANGÉLIQUE.

Mais, toi, qu’en penses-tu toi-même ?

LISE.

Franchement, je crois que l’assignation sera périlleuse, et que vous n’en sortirez pas à votre honneur.

ANGÉLIQUE.

Pourquoi non ? Dorimène veut seulement me parler en particulier, et voilà tout.

LISE.

Bagatelle. Les femmes de son caractère ne veulent point perdre de temps. Elles savent trop bien qu’on ne le recouvre jamais quand il est une fois perdu. Enfin, croyez-moi, Madame, c’est un dangereux animal qu’une beauté surannée.

ANGÉLIQUE.

Nous verrons. J’ai trop besoin de cette femme, pour manquer à son rendez-vous. Enfin, quoiqu’il en arrive, je rirai au moins de l’aventure. Mais voici l’heure à peu près. Approche de la porte, et faisons le signal .Est-ce de ce côté ?

LISE.

Oui, je pense que nous y voilà.

ANGÉLIQUE, après avoir toussé.

St, st. Peut-être ne viendra-t-il personne.

LISE.

On ne viendra que trop. Ce n’est pas par-là que l’intrigue manquera.

ANGÉLIQUE.

St, st.

 

 

Scène II

 

ANGÉLIQUE, LISE, JUSTINE

 

JUSTINE, ouvrant la porte.

St, st.

LISE.

Je vous l’avais bien dit. Il y a déjà longtemps que la sentinelle était posée.

ANGÉLIQUE.

Tai-toi. Qui va-là ?

JUSTINE.

Qui va-là, vous-même ?

LISE.

Ami de la garde.

JUSTINE.

Bon. Est-ce vous, Monsieur le Chevalier ?

ANGÉLIQUE.

Oui, c’est moi.

JUSTINE.

Venez. Donnez moi la main, que je vous conduise ; surtout ne faites point de bruit.

ANGÉLIQUE.

Non, non, ne craignez rien. Je sais comme il en faut user.

JUSTINE.

Je n’en doute point. Ce n’est pas la première fois que vous vous êtes trouvé en pareille fête.

ANGÉLIQUE.

Il y paraît bien aussi, que tu n’en es pas à ton apprentissage.

LISE.

La peste ! La matoise ne l’entend pas mal.

ANGÉLIQUE.

Allons. Ferai-je entrer mon valet ?

JUSTINE.

Non, vous pouvez le renvoyer.

ANGÉLIQUE.

Va-t’en au logis.

 

 

Scène III

 

LISE, seule

 

Bonsoir. La voilà bien gitée, ma foi. Comment fera-t-elle pour s’en tirer ? Car enfin, ce n’est pas pour rien qu’on la fait venir là. Diable ! Les femmes de Paris y vont dru. Elles ne s’amusent pas longtemps à la cérémonie. C’est aussi le meilleur parti, franchement ; c’est avoir du bon sens. À quoi bon tant lantiponner ? Mais à propos, quand j’y fais réflexion, l’habillement que j’ai m’a trop enhardie, je crois que j’ai perdu l’esprit Me voici à minuit, seule dans les rues. Il pourrait m’attirer malencontre. Regagnons donc la maison au plus vite. Mais qu’est-ce que j’entends ?

 

 

Scène IV

 

JASMIN, LISE

 

JASMIN.

Oui, morbleu ! c’en est trop, et ceci ne peut pas durer. Voilà une belle heure pour porter un billet au Chevalier. Où diable le trouver ? Ma foi, mon Maître n’a pas de conscience.

LISE.

Je crois que c’est Jasmin, le valet de Licidas. Oui, c’est lui-même. Tâchons d’entendre ce qu’il dit, et d’apprendre ce qu’il vient faire ici à l’heure qu’il est.

JASMIN.

J’aimerais mieux servir le diable que cet homme-là. Quoi ! il faudra toujours mener la même vie ? Être exposé à tous moments aux caprices et à la mauvaise humeur d’un étourdi de maître ? Employer la moitié du temps à courir par son ordre dans les rues de Paris, l’autre à le chercher dans les cabarets, dans les Académies ou autres lieux : et après, pour se refaire, passer la nuit en sentinelle devant la porte de sa maîtresse, le plus souvent sans avoir soupé ? Non, Jasmin, cela ne se peur pas. Vous vous tuerez, mon ami, et vous êtes un sot. Ce n’est pas d’aujourd’hui que je commence à vous le dire, songez donc sérieusement dès demain à demander votre congé, ou à le prendre en cas de refus. Oui, c’est une chose résolue. Après demain, plus de peine. Prenons donc patience pour cette nuit : et puisque c’est pour la dernière fois, promenons-nous le long de cette rue.

LISE.

Je veux aussi me promener, et marcher sur ses pas, pour l’embarrasser un peu.

JASMIN.

N’entends-je point quelqu’un. Oui, je ne me trompe point. C’est peut-être un homme qui ne pense pas à moi, et qui de bonne foi passe son chemin. Mais pourtant il me semble qu’il me suit pas à pas. Voyons encore. Justement. Il faut savoir pourquoi il en use de la sorte. L’ami, parle un peu à moi, écoute.

LISE.

Hé bien, qu’est-ce ? Qu’y a-t-il ?

JASMIN.

Je voudrois bien savoir quel est ton dessein, de venir m’observer ici ?

LISE.

Hé ! qui t’a dit que je viens pour cela ?

JASMIN.

Qui me l’a dit ?

LISE.

Oui. Qui te l’a dit ?

JASMIN.

Vraiment, il ne faut pas être grand sorcier, pour le deviner. Ta manière d’agir me le fait assez connaître.

LISE.

Tu rêves, mon ami. Je ne pense pas seulement à toi.

JASMIN.

Aurais-je tort, en effet, de l’avoir soupçonné, et me serais-je alarmé mal-à-propos ? Voyons encore. Hé bien, ne voilà-t-il pas mon compte ?

LISE.

Quoi ?

JASMIN.

Pourquoi marches-tu derrière moi quand je suis devant ?

LISE.

Hé ! pourquoi es-tu devant, quand je marche derrière ?

JASMIN.

Pourquoi ne marches-tu plus, quand je m’arrête ?

LISE.

Pourquoi t’arrêtes-tu, quand je ne marche plus ?

JASMIN.

Pourquoi me regardes-tu quand je tourne la tête ?

LISE.

Pourquoi tourne-tu la tête, lorsque je te regarde ?

JASMIN, bas.

Voici un drôle bien résolu. Tâchons de l’épouvanter. En tout cas, s’il fait le mauvais, j’ai bonnes jambes.

Haut.

Hé ! morbleu ! ma patience est à bout. Je ne puis plus souffrir cette insolence.

LISE.

Comment ? qu’est-ce à dire ?

JASMIN.

C’est-dire que tu prennes la peine de décamper, autrement tu verras beau jeu.

LISE.

Il ne me plaît pas, moi, de m’en aller. Et n’ai-je pas ma part comme toi sur le pavé du Roi ?

JASMIN.

D’accord. Mais voilà ta part là-bas, et voici la mienne. Si tu t’avises de faire un seul pas sur mes terres, je t’étrillerai comme il faut.

LISE.

Toi ?

JASMIN.

Oui, moi. Veux-tu voir un peu par plaisir ?

LISE.

Voyons donc ces grandes prouesses ?

JASMIN.

Tu va voir. Ah ! coquin, tu suis ? J’avais toujours bien crû que tu ne valais rien, et tu ne mérites pas que je te suive.

 

 

Scène V

 

JASMIN, seul

 

Me voici seul, enfin. La triste figure qu’un homme fait seul au milieu d’une rue. N’importe, consolons-nous. On dit que les Amants ont toujours été sujets à ces sortes d’accidents ; et puisque je suis rangé parmi leur nombre, subissons, sans murmurer toutes les fatigues de l’amour.

 

 

Scène VI

 

JASMIN, L’ESPÉRANCE, LISE

 

L’ESPÉRANCE, à Lise.

Va-t’en l’amuser. Montre-lui un peu de résolution. Enfin, s’il fait le mauvais, fais semblant de te vouloir battre ; tu verras beau jeu.

LISE.

Prends-y bien garde, au moins. Il est brutal comme un diable, et il m’assommerait.

L’ESPÉRANCE.

Va, te dis-je, et laisse-moi faire.

JASMIN.

Parbleu ! j’ai été tantôt bienheureux d’avoir affaire à un drôle qui a eu encore plus de peur que moi. Sans cela j’en aurais pour mon compte. Voilà de quoi sert de parler quelquefois. Mais on me suit ; et je crois que voici mon homme revenu.

LISE.

À peu près.

JASMIN.

Ah ! mon mignon, tu reviens pour te faire battre. Parbleu, il faut que je t’assomme.

LISE.

Oui ? Voyons qui fera le plus fort des deux.

L’ESPÉRANCE.

Hé ! Messieurs, arrêtez-vous. Les combats sont défendus. Je ne souffrirai point que vous vous battiez.

JASMIN.

La peste ! quel coup il m’a donné ? Monsieur, prenez garde, s’il vous plaît.

L’ESPÉRANCE.

Non, il faut que je vous sépare.

JASMIN.

Diantre ! quelle manière de séparer.

LISE.

Ah ! coquin !

L’ESPÉRANCE.

Encore ? Ah ! c’en est trop. Vous ne vous battrez point.

JASMIN.

Ce n’est pas moi, Monsieur, c’est lui qui recommence, et vous ne le frappez point.

L’ESPÉRANCE.

Je ne frappe personne : mais la charité m’oblige à faire ce que je fais ; et d’empêcher qu’il n’arrive du mal à mon prochain.

JASMIN, à part.

Que la peste t’étouffe, avec ta charité ! Comment il frappe toujours ? Ah ! je n’en puis plus ! Heureux si la suite m’en peut délivrer !

 

 

Scène VII

 

L’ESPÉRANCE, LISE

 

LISE, riant.

Par ma foi, tu es un drôle de corps ! Tu ne l’as pas mal repassé.

L’ESPÉRANCE.

Hé ! ce n’est encore qu’un prélude. Si nous sommes longtemps rivaux, je lui jouerai souvent de semblables tours.

LISE.

Diable ! il n’y a donc pas plaisir d’être ton rival ?

L’ESPÉRANCE.

Non. Je hais mes rivaux à la mort ; aussi n’y a-t-il rien de plus haïssable.

LISE.

Ton maître a-t-il autant de haine pour Licidas, que tu en as pour son valet ?

L’ESPÉRANCE.

À peu près. Mais que fais-tu si tard ici ?

LISE.

J’attends mon Maître.

L’ESPÉRANCE.

Le Chevalier est donc enfermé avec Dorimène ?

LISE.

Oui. Il travaille-là pour vos intérêts. Mais, ne saurions-nous entrer dans cette maison ? Je voudrais bien y attendre mon Maître.

L’ESPÉRANCE.

Viens, viens, nous y entrerons assurément. La porte est presque toujours ouverte ; et quand elle ne le serait pas, il y a longtemps que Justine m’a enseigné le secret de l’ouvrir. Suis-moi seulement.

 

 

Scène VIII

 

DORIMÈNE, ANGÉLIQUE, JUSTINE

 

On ouvre une fenêtre.

JUSTINE.

Enfin, tout le monde est couché. Avancez. Le voici, Madame. Je vous l’amène sans peine, et il m’a paru qu’il avait assez de plaisir à se laisser conduire.

ANGÉLIQUE.

Lorsqu’on vient en des lieux comme celui-ci, on doit au moins marquer par son empressement qu’on est persuadé de son bonheur.

DORIMÈNE.

Mais est-il bien vrai que vous contiez ceci pour un bonheur ? Et n’est-ce point un compliment ?

ANGÉLIQUE.

Un compliment, Madame ? Ah ! c’est me faire une injustice trop grande que de l’avoir seulement pensé. Détrompez-vous, je vous en conjure ; et croyez que je connais mieux le prix des faveurs qu’on me fait.

DORIMÈNE.

Le prix de celle-ci n’est pas bien grand, mais du moins, part-elle d’un cœur sincère ; c’est de quoi j’espère que vous serez bientôt convaincu. Cependant retirez-vous. Justine, passez dans mon antichambre, prenez garde que personne ne puisse nous surprendre.

 

 

Scène IX

 

DORIMÈNE, ANGÉLIQUE

 

DORIMÈNE.

En vérité, quand je songe à ce que je fais, Monsieur le Chevalier, j’appréhende fort de perdre votre estime et d’attirer vos mépris au lieu de votre tendresse : mais jugez-en mieux, je vous prie ; n’allez pas vous imaginer que je suis une de ces femmes à qui de pareilles démarches ne coutent rien : de ces femmes, dis-je, qui font un commerce perpétuel de galanterie et de galants. Croyez au contraire, que c’est ici la première faiblesse et le premier égarement de ma vie. Excusez la déclaration que je vous ai faite, par la nécessité qu’il y a de vous aimer d’abord qu’on vous connaît.

ANGÉLIQUE.

Ne doutez point, Madame, que je ne vous rende toute la justice que je dois. Je suis hors de moi-même, lorsque je pense à vos bontés et à l’état heureux où je vous trouve. Il faut que mes transports vous marquent encore mieux que mes paroles, quelle est la joie qui me possède.

DORIMÈNE.

Ah ! prenez garde. Arrêtez-vous, je sens un rouge furieux qui me monte au visage. De bonne foi, vous me faites trembler, et je connais à présent que vous êtes trop dangereux.

ANGÉLIQUE.

Je vous demande pardon, Madame, je me suis laissé emporter par un premier mouvement dont je n’ai pas été maître : mais ne craignez rien à l’avenir, je contraindrai mes transports, et il n’y aura que mon cœur qui en sentira toute la violence.

DORIMÈNE.

Hélas ! ce n’est pas sans raison que je vous dis tout cela. Un autre que vous qui serait à votre place, s’imaginerait que ce n’est pas pour rien que je vous ai donné un rendez-vous à l’heure qu’il est, et avec tant de mystère ; et sur cette confiance, il oserait tout entreprendre. Que dis-je ? il croirait même que le loin que je prends de vous le défendre serait un avertissement de le tenter, et que ma haine serait le prix juste et infaillible d’une trop grande retenue.

ANGÉLIQUE.

À Dieu ne plaise, Madame, que je conçoive de pareils sentiments !

DORIMÈNE.

La plupart des hommes aujourd’hui sont hardis dans le tête-à-tête. Ils s’imaginent que trop de sagesse offense les femmes ; et revenu de cette manière d’aimer pure et respectueuse qu’on pratiquait du temps de nos pères, disent qu’elle est bonne dans les livres, mais impertinente dans la société. Ainsi à la première occasion, ils parlent sans façon de ce qui les mène, et croient que c’est agir de bon sens de chercher dès le premier jour la fin de l’aventure.

ANGÉLIQUE.

Ils ont tort, Madame, et ils sont indignes de la trouver jamais.

JASMIN.

Je ne sais s’ils ont tort ou raison, je sais seulement que c’est la mode maintenant : et qu’en cela comme au reste des choses, la mode l’a emporté sur toutes les autres considérations. Mais je vois bien que vous n’êtes pas fait comme ces hommes dont je vous parle.

ANGÉLIQUE.

Hélas ! non, Madame, je ne suis pas fait comme eux : mais permettez au moins, Madame, que je vous demande une grâce que je souhaite infiniment obtenir de vous.

DORIMÈNE.

Parlez sans crainte. Il n’est rien que je puisse vous refuser ; et vous m’offensez, si vous avez le moindre doute là-dessus.

ANGÉLIQUE.

Je vous supplie donc, Madame, de ne plus souffrir Licidas chez vous, de lui interdire votre maison, je ne saurais l’y voir sans désespoir, et je vous demande ce sacrifice en faveur de ma sœur, pour la venger en quelque façon, des maux que cet amant volage lui fait souffrir.

DORIMÈNE.

N’est-ce que cela que vous aviez à me demander ?

ANGÉLIQUE.

Non, Madame, et je vous le demande à genoux.

DORIMÈNE.

Je vous l’accorde avec joie, je voudrais.

 

 

Scène X

 

DORIMÈNE, ANGÉLIQUE, JUSTINE

 

JUSTINE.

On nous vient quérir, Madame, et il faut vous réparer absolument.

DORIMÈNE.

Qui me vient quérir à l’heure qu’il est ? Rêvez-vous ?

JUSTINE.

Je ne rêve point du tout. C’est Madame votre nièce qui est en travail d’enfant. Elle souffre beaucoup et crie de même ; et celui qui vous vient chercher de sa part m’a juré fort sérieusement qu’elle n’attend plus que vous pour accoucher.

DORIMÈNE.

Adieu, Monsieur le Chevalier. Je ne puis me dispenser d’aller là. Nous nous reverrons bientôt, et vous aurez demain de mes nouvelles.

ANGÉLIQUE.

Que je suis malheureux ! Pour m’empêcher d’être plus longtemps avec vous, il faut qu’un enfant s’avise de venir au monde.

DORIMÈNE.

Nous réparerons demain le temps que nous perdons aujourd’hui, et je vous promets que je tiendrai toutes choses prêtes pour nous marier en secret. Ne le voulez-vous pas ?

ANGÉLIQUE.

Ah ! Madame, c’est là le comble de mes vœux.

DORIMÈNE.

Adieu. Justine, venez avec moi jusques dans ma chambre, vous viendrez après reconduire Monsieur le Chevalier par le petit escalier.

 

 

Scène XI

 

ANGÉLIQUE, seule

 

Cet accouchement est venu fort à propos. J’ai vu l’heure où le pauvre Chevalier allait être pris sans vert : mais m’en voilà quitte, et mon traître sera chassé de la maison de ma rivale.

JUSTINE, revenant.

Allons, allez vous coucher, mon pauvre enfant. Sortons. N’êtes-vous pas bien content ?

ANGÉLIQUE.

On ne peut pas plus ; et je t’assure que je ne manquerai pas de récompenser libéralement tous tes soins.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

LICIDAS, JASMIN

 

LICIDAS.

Oui, je veux me couper la gorge avec lui. La chose est résolue, et rien ne saurait me détourner de ma résolution. Il faut que j’apprenne à ce jeune étourdi qu’il est dangereux de pousser à bout des gens comme moi. Ne l’as-tu pas trouvé ?

JASMIN.

Non. Mais, Monsieur, considérez...

LICIDAS.

Je n’ai rien à considérer. Va le chercher encore ; porte-lui de ma part ce billet, et reviens me rendre réponse.

JASMIN.

Mais s’il m’arrive du malheur en faisant ma commission ?

LICIDAS.

Que tu as peur ! Ne m’as-tu pas dit tantôt que tu te voulais battre aussi contre le valet ?

JASMIN.

Sans doute ; et je suis toujours dans le même dessein. J’ai sur le cœur l’aventure de cette nuit où je soupçonne ce fripon de valet d’avoir un peu de part. Faisons les choses dans l’ordre, allez vous-même faire votre appel au maître, et j’irai faire le mien au valet.

LICIDAS.

Cela ne se peut pas.

JASMIN.

Et moi je vous assure, Monsieur, qu’il prendra mal la chose de ma part, qu’il ne manquera jamais de dire que vous le méprisez ; et sur ce prétexte il commencera peut-être à se venger sur moi de l’affront que vous lui aurez fait. Où en serai-je moi, si cela arrive ?

LICIDAS.

Tu te défendras le mieux qu’il te sera possible. N’as-tu pas là une bonne épée ? Elle est assez longue pour le moins.

JASMIN.

Pas trop, me semble. En tous cas, c’est pour tuer les gens de plus loin. Cependant, j’en reviens toujours à ma première proposition. Si le Chevalier m’attaque, je suis un garçon perdu. Je me défendrai fort bien contre le valet : mais pour le maître, il n’en en pas de même. Tous les maîtres ont un ascendant furieux sur les valets. D’ailleurs, je me souviendrai pendant le combat des coups dont vous m’honorez quelquefois, et la peur d’en recevoir de pareils de lui, me fera battre fort mal. Je vous l’avoue, voyez-vous, je me connais, je suis sincère et franc, et vous verrez...

LICIDAS.

Fais ce que je te dis sans raisonner davantage. Je vais t’attendre chez moi.

JASMIN.

Ah ! Ciel ! Voici le Chevalier. Oh ! demeurez au moins à quelques pas d’ici. Parbleu il s’en va. J’ai bien envie de m’en aller aussi. Abordons-le pourtant. Allons, ferme. Jasmin, bon courage.

 

 

Scène II

 

ANGÉLIQUE, LISE, JASMIN

 

JASMIN.

Monsieur, pourrait-on vous dire un mot ?

ANGÉLIQUE.

Volontiers, qu’est-ce ?

JASMIN.

Je ne sais, Monsieur, si vous savez que je suis le valet de Monsieur Licidas ?

ANGÉLIQUE.

Que m’importe ?

JASMIN.

C’est, Monsieur, que j’ai un billet à vous donner de sa part.

ANGÉLIQUE.

N’y a-t-il que cela ? Donne.

JASMIN.

Le voilà.

ANGÉLIQUE.

Où vas-tu ?

JASMIN.

Je me retire afin que vous puissiez lire en liberté.

ANGÉLIQUE.

Non, attends la réponse.

JASMIN.

Vous l’enverrez par votre laquais.

ANGÉLIQUE.

Non, te dis-je. Tu la reporteras toi-même.

JASMIN.

Aï, aï ! Ceci ne vaut pas le diable.

ANGÉLIQUE lit.

Après m’avoir montré tant de fermeté, vous ne serez pas surpris de recevoir ce billet de ma part ; je crois même que vous vous-y attendez ; au moins devez-vous le faire, s’il vous reste un peu de bonne opinion de moi. Je tâcherai de vous la donner encore meilleure dans notre combat. Sachez donc que je veux me couper la gorge avec vous. Vous pouvez choisir le temps, le lieu, et les armes que vous croirez vous être les plus avantageuses. Adieu. Il me tarde de voir si vous raillez aussi bien l’épée à la main que dans une ruelle.

ANGÉLIQUE.

Voilà un Billet aussi brutal qu’on en puisse écrire. Votre maître est un sot qui ne sait pas vivre, de me l’avoir envoyé ; et vous êtes un malavisé de me l’avoir apporté. Je le punirai tantôt de son insolence. Je vais en attendant vous punir de la vôtre.

JASMIN.

Moi, Monsieur ? Est-ce ma faute ? Je ne sais pas lire. Pouvais-je deviner si ce billet était brutal ou non ? D’ailleurs, vous n’ignorez pas qu’un Valet doit s’acquitter toujours, sans rien examiner, de tout ce qu’un maître lui ordonne. Mettez-vous en ma place, et voyez si j’ai tort.

ANGÉLIQUE.

Va, je te pardonne ; aussi bien es-tu indigne de ma colère.

JASMIN.

Assurément, et vous n’auriez point d’honneur à me battre.

LISE.

Quoi ! avec ce beau raisonnement il s’échappera de vos mains, et s’en ira sain et sauf.

JASMIN.

Pourquoi non ?

ANGÉLIQUE.

Que veux-tu que je fasse à ce misérable ?

LISE.

Que vous le rossiez comme un diable.

JASMIN.

Voyez le beau conseil ! Monsieur n’en fera rien. Il est trop honnête homme ; et ce n’est pas à un faquin, comme toi, de lui vouloir apprendre à vivre.

ANGÉLIQUE.

Va-t’en.

JASMIN.

J’obéis de grand cœur. Fussai-je déjà bien loin.

ANGÉLIQUE.

Dis à ton maître que je me rendrai ici dans demi-heure au plus tard, et que j’ai choisi ce lieu même pour terminer nos différends.

JASMIN.

Quelles armes voulez-vous ? Monsieur ?

ANGÉLIQUE.

Je n’en veux point d’autres que celles que je porte.

LISE.

Oui, oui, nous vous battrons tous deux comme il faut.

JASMIN.

J’aurai soin de rapporter à mon maître tout ce que vous venez de me dire. Serviteur.

 

 

Scène III

 

ANGÉLIQUE, LISE

 

LISE.

Hé bien, Madame, que prétendez-vous faire ? Il faut prendre un parti. Il n’y a plus à balancer. Cet appel gâte tout, et met fin à votre déguisement. Voulez-vous vous aller battre contre Licidas ? Franchement ces sortes de combats ne conviennent guères à des personnes comme vous et moi.

ANGÉLIQUE.

Viens. Ma résolution est prise. Ne crains rien. Je crois qu’elle réussira au gré de mes souhaits. Cependant, hâtons-nous de nous éloigner d’ici. J’entends ouvrir cette porte. Ceux qui vont sortir pourraient nous arrêter. Courons. Le moindre retardement romprait toutes nos mesures.

 

 

Scène IV

 

DORIMÈNE, JUSTINE

 

DORIMÈNE.

Ah ! Justine. C’est lui-même. Oui, voilà justement le Chevalier qui s’en va.

JUSTINE.

Voulez-vous que je courre après lui pour l’appeler.

DORIMÈNE.

Non, je rougirais trop à le voir, après ce qui s’est passé entre nous ; et il vaut mieux attendre la même heure où je l’ai vu cette nuit. Je lui parlerai avec moins de trouble.

JUSTINE.

Avouez, Madame, qu’il y a bien du plaisir d’avoir un Amant fait comme lui. Peu de personnes ont ce bonheur, et je n’en connais que deux ou trois à Paris à qui l’amour fasse de semblables présents.

DORIMÈNE.

Oui, le Chevalier est aimable, j’en demeure d’accord. Mais, hélas ! Justine, il est bien jeune.

JUSTINE.

Hé quoi ! Madame, est-ce un défaut ?

DORIMÈNE.

Non, au contraire, c’est la première des qualités qu’on doit souhaiter dans un Amant : cependant, quelque agréable qu’elle soit, elle a ses incommodités ; les jeunes gens font de grandes fautes.

JUSTINE.

Il est vrai : mais, Madame, ces fautes portent leurs excuses avec elles.

DORIMÈNE.

Il y a pourtant de certaines fautes que les femmes ne pardonnent que difficilement ; et de bonne foi, je crois qu’on ne les devrait jamais pardonner.

JUSTINE.

Mais, Madame qu’est-ce que ce pauvre garçon vous a fait ? Qu’y a-t-il qui vous anime contre lui.

DORIMÈNE.

Ah ! je n’oserais te le dire.

JUSTINE.

Je vous en conjure.

DORIMÈNE.

Que tu es pressante ! N’est-ce pas t’en dire assez que de te répéter que le Chevalier est fort jeune ? Une fille aussi intelligente que toi, n’a pas besoin d’en savoir davantage pour tout deviner.

JUSTINE.

Quoi qu’il ait fait, Madame, vous n’avez pas tout-à-fait raison, ni tout-à-fait tort. Car, enfin, vous ne lui avez encore rien donné. Jusques-là il n’est obligé à rien.

DORIMÈNE.

J’avoue que j’ai tort, de ne lui avoir pas envoyé quelque présent. Tu m’as fort bien prouvé que c’est par là qu’il faut toujours commencer, et que c’est la plus éloquente déclaration qu’on puisse faire. Mais, voici ma fille. Réservons cette conversation pour une autrefois. Allons au plus vite faire nos emplettes. Hé bien, ma fille, êtes-vous prête ?

 

 

Scène V

 

DORIMÈNE, LUCINDE, JUSTINE, LICIDAS, JASMIN

 

LUCINDE.

Oui, Madame. Je vous demande pardon de vous avoir fait attendre. Mais je vois Licidas ; croyez-vous qu’il vienne me parler ?

DORIMÈNE.

Je ne sais ; cependant il fera fort bien de ne plus venir, car il aurait le chagrin d’être fort mal reçu. Il ne viendra pas ; il nous salue en passant, sans s’approcher de nous.

LICIDAS.

Laissons-les aller. Elles troubleraient le dessein où nous sommes.

 

 

Scène VI

 

LICIDAS, JASMIN

 

JASMIN.

Enfin, Monsieur, nous voici sur le champ de bataille, tous deux bien résolus à bien faire. Je me suis mis en escarpins, pour mieux fauter et prendre mes avantages. Là, parlez-moi franchement : N’avez-vous pas un peu de peur ?

LICIDAS.

Moi ? non.

JASMIN.

Allons, allons, dites la vérité.

LICIDAS.

Ma foi, je te le dis. J’e t’avouerai que je ne suis pas du même sang froid dont je serais es allant souper avec mes amis, et je ne ferai point comme certains fanfarons, qui disent qu’ils vont se battre avec la même indifférence qu’ils iraient à des noces. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’on ne peut pas donner justement le nom de crainte au mouvement dont je suis agité ; et que c’est plutôt un transport de colère et un désir de vengeance, qu’un effet de timidité.

JASMIN.

Pour moi, j’ai peur tout de bon ; je confesse ingénument. Ce n’est pas que je n’aie pour le moins autant de colère que vous : mais j’ai encore plus de crainte, et j’ai raison d’en avoir. Je ne viens ici qu’à regret. J’y viens, cependant. Je crois que c’est là tout ce que l’on peut demander à un brave homme. Il ne s’agit pas cependant ici d’un marché d’une heure ; les suites en sont terribles. Point de milieu ; ou la mort ou la grève. Rassurons-nous pourtant. Allons, courage, Jasmin. Quoi qu’il arrive, tu te vas couvrir d’une gloire immortelle. Si tu meurs dans le combat, tu auras le sort d’un million de grands Seigneurs, ou de héros. Si tu tues au contraire, et qu’on te pende après, n’importe ; il y aura encore de l’honneur à acquérir, d’être pendu pour une action de valeur. Car enfin, le crime fait la honte, et non pas l’échafaud. Allons donc, un peu de résolution. Oui, tout cela est vrai : mais j’ai beau faire, je ne puis cesser de craindre, et je sens qu’il y a toujours de l’homme là-dedans.

LICIDAS.

Morbleu ! j’enrage. Nos gens ne viennent point.

JASMIN.

Hé ! Monsieur, ils ne viendront que trop tôt.

LICIDAS.

J’appréhende que le Chevalier manque à la parole qu’il t’a donnée.

JASMIN.

Plût à Dieu !

LICIDAS.

Je le traiterais comme il faut. Mais, que cherchent ces deux femmes ?

 

 

Scène VII

 

LICIDAS, JASMIN, ANGÉLIQUE, LISE en habit de femmes et en capes

 

JASMIN.

Ce sont les mêmes que nous avons trouvées vingt fois sur nos pas. Je les reconnais bien.

LICIDAS.

Peut-être ne feront-elles que passer sans s’arrêter ici.

JASMIN.

Non, les voilà qui s’arrêtent, et qui semblent parler ensemble.

LISE.

Ils sont bien embarrassés, Madame, et nous les chagrinons bien d’être ici.

LICIDAS.

Ah ! morbleu, quel contretemps ! Qui penses-tu qu’elles soient ?

JASMIN.

Ce sont deux aventurières qui cherchent fortune.

LICIDAS.

Que ferai-je pour les obliger à s’en aller ? Si Chevalier vient tandis qu’elles seront ici, elles pourront bien s’opposer à notre fureur, se jeter entre deux, et nous empêcher de nous battre.

JASMIN.

Hé ! plût au Ciel !

LICIDAS.

Il n’y a pas à balancer. Il faut leur parler. Celle-ci me semble la maîtresse. Pardonnez. Madame, si j’ose vous aborder malgré le soin que vous prenez de vous cacher : mais je ne puis m’en dispenser dans l’état où je me trouve, et il m’est si important d’être seul en ce lieu, que je suis contraint de vous supplier de choisir un autre endroit pour votre promenade ; et de me laisser attendre ici, sans aucuns témoins, la fin d’une aventure d’où dépend tout ce que j’ai de plus cher au monde.

ANGÉLIQUE.

Je suis fâchée, Monsieur, de ne pouvoir pas faire ce que vous demandez. J’allais moi-même vous prier de la même chose, si vous ne m’aviez prévenue ; et je dois voir en ce lieu terminer une intrigue dont le bon ou mauvais succès doit absolument décider de ma fortune.

LICIDAS.

Ah ! Madame, votre affaire n’est pas de la conséquence de la mienne. Il s’agit de mon honneur. Vous savez ce que c’est pour un honnête homme.

ANGÉLIQUE.

Et la vôtre est peu de chose à l’égard de la mienne. Il s’agit de tout le repos de ma vie ; comptez-vous cela pour rien.

LICIDAS.

Madame, je vous assure que j’ai ici un rendez-vous qui ne veut point de spectateur.

ANGÉLIQUE.

Et je vous jure, moi, que j’y en ai un qui demande le tête-à-tête.

LICIDAS, bas.

Mais cette voix me touche sensiblement. Plus elle me parle, plus je crois que le son ne m’en est pas inconnu. Sa taille même me frappe d’une manière toute particulière. Enfin, sous le masque cette personne a l’air d’être jolie. Je voudrais bien la voir au visage. Je pense que j’ai trouvé un moyen pour y réussir.

Haut.

Je vois bien, Madame, qu’il faudra vous obéir et vous quitter la place, aussi bien est-il juste que les Cavaliers cèdent toujours aux Dames : mais pour prix de ce sacrifice, je vous demande la grâce de vous démasquer, que je connaisse au moins la personne pour qui je me fais cette violence.

ANGÉLIQUE.

Ah ! Monsieur, il m’est de la dernière conséquence de me cacher.

LICIDAS.

Quoi ! vous me refusez cette légère satisfaction ? C’en est trop, et je vous déclare que ce n’est qu’à cette condition que je puis vous laisser ici seule.

ANGÉLIQUE.

Hé bien ! Vous le voulez. Il faut vous contenter. Regardez-moi donc autant qu’il vous plaira, et voyons quel effet ma vue fera sur votre esprit et sur votre cœur. Mais quoi, Monsieur, qu’avez-vous ? Qu’est-ce qui vous surprend ?

LICIDAS.

Ne me trompai-je point ? Est-ce un songe ou si c’est en effet Angélique qui paraît à mes yeux ?

ANGÉLIQUE.

Oui, c’est elle-même, perfide. La connaissez-vous encore ? C’est cette même Angélique qui n’a jamais aimé que vous, que vous avez lâchement abandonnée, et qui malgré tant de justes raisons de vous haïr, ou du moins de vous oublier, s’est toujours fait une étroite loi de vous être fidèle, qui vous a suivi jusqu’ici sans égard pour sa condition et pour son sexe ; qui sous un habit indigne d’elle, a été le triste témoin de votre inconstance, de vos mépris pour elle, et de votre amour pour un autre. C’est cette Angélique enfin dont vous vouliez percer le cœur, tandis que vous l’avez prise pour son frère, et que vous attendez pour cela en ce lieu. Je ne manque point au rendez-vous. Je vous l’apporte, ce cœur malheureux ; percez-le sans crainte, ingrat que vous êtes. Le trépas lui sera moins cruel, que les tourments que vous lui faites souffrir tous les jours.

LICIDAS.

C’en est trop, Madame, n’augmentez plus ma confusion et mes remords par des reproches si tendres et si justes. Vous vous vengeriez trop cruellement, et je vous jure que mon cœur vous venge assez. Oublions seulement le passé, je vous en supplie : Dès ce moment je rentre sous vos lois pour n’en sortir de ma vie, et je me jette à vos pieds pour obtenir le pardon de tous mes égarements.

LISE.

Dieu merci, le voilà converti.

JASMIN.

Morbleu ! il a bien fait ; car autrement je l’aurais renoncé pour mon maître.

 

 

Scène VIII

 

DORIMÈNE, ANGÉLIQUE, LUCINDE, LICIDAS, TIMANDRE, JUSTINE, LISE, L’ESPÉRANCE, JASMIN

 

TIMANDRE.

Parbleu, Madame, le voilà pris sur le fait. Voilà son inconstance bien confirmée.

JUSTINE.

Ah ! par ma foi, c’est un grand fourbe.

LUCINDE.

Hé bien, Monsieur ; on avait grand tort de m’avertir de ne me pas fier à vous ? Quoi ! je vous trouve aux pieds d’une nouvelle maîtresse ?

LICIDAS.

Oui, Madame, vous m’y trouvez, et je devrais y avoir toujours été. C’est un crime dont je me glorifie, et j’espère que vous me le pardonnerez si vous jetez les yeux sur cette belle.

DORIMÈNE.

Il est vrai que c’est une aimable personne. Mais n’avons-nous point vu ce visage ailleurs ?

JUSTINE.

Madame, c’est Monsieur le Chevalier.

DORIMÈNE.

Cela est-il possible ?

TIMANDRE.

Le Chevalier ? Vous, Madame ?

ANGÉLIQUE.

Voilà tout le mystère, Madame. Le Chevalier et Angélique ne font qu’une même personne.

L’ESPÉRANCE.

Voilà, ma foi, un joli camarade que mon Maître voulait mener à l’armée.

DORIMÈNE.

Ah ! Madame, permettez au moins que nous vous embrassions.

LUCINDE.

Que je vous marque à quel point vous m’êtes chère.

ANGÉLIQUE.

Vous savez tout ce que j’ai fait pour regagner le cœur de ce volage, j’y ai réussi. Je me trouve trop bien payée de toutes mes peines. Mais, Madame, ce n’est pas tout ; nous nous allons tous deux unir pour jamais. Accordez le même bonheur à Timandre en faveur de l’amitié dont vous honoriez le Chevalier. Nous vous en supplions tous, et je crois que Madame votre fille n’aura point de peine à l’accepter pour Époux.

DORIMÈNE.

J’en suis persuadée ; aussi vous accordai-je de bon cœur tout ce que vous me demandez.

TIMANDRE.

Ah ! Madame, par quels remerciements...

ANGÉLIQUE.

Remettons-les à un autre temps. Grâces au ciel, nous sommes tous heureux.

L’ESPÉRANCE.

Je crois, Messieurs et Mesdames, que vous n’en voudriez pas faire à deux fois, Justine n’en prendrons-nous pas notre part ?

JUSTINE.

Il le faut bien.

JASMIN.

Et nous, garderons-nous les manteaux ?

LISE.

Non, ma foi, cela n’est pas de mon goût.

L’ESPÉRANCE.

Allons donc. Voilà tous nos débats terminés par une espèce de combat assez agréable. Demandons seulement au Ciel, pour faveur singulière, la grâce d’être aussi contents un an après la fête, que nous le sommes le jour des noces.

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