Alcibiade (Jean-Galbert de CAMPISTRON)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Guénégaud, le 28 décembre 1685.

 

Personnages

 

ARTAXERCE, roi de Perse

PALMIS, fille d’Artaxerce

ARTÉMISE, princesse du sang des rois de Perse

PHARNABAZE, satrape, favori d’Artaxerce

ALCIBIADE, athénien, banni de sa patrie

AMESTRIS, gouvernante de Palmis

BARSINE, confidente d’Artémise

AMINTAS, athénien, confident d’Alcibiade

MEMNON, officier de l’armée d’Artaxerce

GARDES

 

La scène est à Sardis, Capitale de Lydie.

 

 

À MADAME LA DAUPHINE

 

Madame,

 

Voici la seconds Tragédie de ma composition que j’ose vous offrir. Ce n’est point pour parer mon Ouvrage de votre Nom sacré ; que je vous l’adresse, ni pour apprendre à qui le liront, que vous m’avez fait l’honneur de l’applaudir. Le succès qu’il a eu suffisait pour faire connaître à tout le monde que la représentation ne vous en avait pas déplu. On sait que votre jugement fait aujourd’hui la destinée de toutes les Pièces ; ainsi personne ne doute que les approbations qu’elles reçoivent n’aient été précédées de la votre.

Je me suis encore moins proposé de vous donner des louanges déjà mille fois répétés, et toujours trop faibles. La tendresse de votre auguste Époux, l’amitié et l’estime du plus grand des Rois, sont seules un éloge digne de vous.

Mon dessein, Madame, a été de vous assurer qu’en travaillant pour le Théâtre, je ne songe qu’à vous plaire. Je serai trop récompensé si vous avez la bonté d’en être persuadée. Je suis avec le plus profond respect,

 

Madame,

 

Votre très humble et très obéissant serviteur,

 

CAMPISTRON.

 

 

PRÉFACE

 

Je n’avais pas encore fait de Préface pour aucune de mes Tragédies, je croyais que c’était un soin inutile ; tout ce qu’on y peut dire ne fait point changer le public qui a déjà prononcé, et qui se tient toujours à son premier jugement.

Une Préface peut être de quelque utilité dans les autres Ouvrages, elle prévient le Lecteur, captive sa bienveillance, et lui aplanit les difficultés qui pourraient l’arrêter. Voilà quel était mon sentiment sur ce sujet ; cependant le conseil de mes amis m’a obligé de répondre aux plus fortes objections que les critiques m’ont faites.

La plus considérable est celle qui leur a fait refuser à Alcibiade le nom de Tragédie : ils ont prétendu que celui d’Élégie lui était plus propre. Je ne sais sur quoi ils ont fondé leur opinion. Pour moi, je suis convaincu qu’un Poème rempli d’une action entière, telle qu’on la voit dans celui-ci, ne peut porter avec justice d’autre nom que celui que je lui ai donné. J’avoue que mon sujet est simple : mais cette même simplicité me la fait choisir, étant fortement persuadé qu’il y a plus de mérite et plus de gloire à soutenir une action simple par la justesse des sentiments, par la variété des descriptions, et par la force ou la douceur de l’expression, que d’en traiter une chargée d’incidents souvent superflus, et presque toujours peu vraisemblables.

Quelques-uns m’ont reproché que je n’avais pas connu le caractère d’Alcibiade : Alcibiade, disent-ils, s’accommodait toujours au temps, et aux mœurs des peuples chez qui il vivait ; cependant je le fais agir tout autrement. Je lui fais refuser la main d’Artémise, et le commandement de l’armée qu’Artaxerce lui offre. Il n’était ni assez amoureux, ni assez zélé pour sa patrie pour négliger de si grands avantages. Je ne réponds à cela qu’en renvoyant ces Messieurs chez Plutarque. Ils verront que véritablement Alcibiade était libertin et inconstant ; mais ils trouveront aussi que ses passions étaient les plus violentes qu’on peut s’imaginer avant qu’elles fussent satisfaites ; si bien qu’elles l’ont porté plusieurs fois à s’exposer à la mort. J’ai cru que c’était assez pour justifier sa tendresse pour Palmis à quelque excès qu’elle puisse aller. Le même Plutarque nous assure qu’Alcibiade fût obligé de se retirer dans la Perse à l’exemple de Thémistocle : mais qu’il y alla avec des sentiments plus nobles et plus héroïques que lui, puisque Thémistocle ne pris ce parti que dans le dessein de se venger de la Grèce, si le Ciel lui en faisait naître quelque occasion, et qu’Alcibiade au contraire ne s’y détermina qu’après avoir résolu de mourir plutôt que de faire aucun mal à sa patrie. Ce sont les propres mots de Plutarque, et c’est sur le témoignage de cet Auteur que j’ai fondé le refus qu’on a voulu condamner.

D’autres n’ont pas approuvé le caractère d’Artémise, leur esprit s’est révolté contre une femme qui semble avoir trop de part au ministère : mais ils n’ont point de raison solide pour me convaincre. Il y a des femmes capables des plus grandes choses, et dont les lumières sont aussi étendues que celles des hommes les plus éclairés. Enfin, cette Artémise est un personnage qu’Hérodote m’a fourni. Il rapporte les harangues qu’elle prononçait dans le Conseil des Rois de Perse, et nous apprend qu’elle a souvent détruit par ses discours la plupart des desseins de Mardonius et des autres Satrapes.

Je n’en dirai pas davantage ; il faudrait une dissertation bien plus longue que ma Tragédie, si je voulais répondre à tout ce qu’on a dit contr’elle. De bonne foi je suis trop content du succès qu’elle a eu pour me donner cette peine. Ce n’est pas que je la croie sans défauts ; j’y en vois plusieurs que je prendrai soin d’éviter si je continue d’écrire pour le Théâtre. Je m’efforcerai de mieux faire pour me rendre plus digne de l’approbation du Public, à qui je rends grâces d’être venu en foule pendant trois mois aux représentations d’Alcibiade.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

PHARNABAZE, MEMNON

 

PHARNABAZE.

Venez, Memnon, venez, dans mon impatience,

J’osais vous soupçonner d’un peu de négligence.

MEMNON.

Hé ! pouvais-je prévoir que votre prompt réveil,

Seigneur, devancerait le retour du Soleil,

Que sans être lassé d’une course rapide,

Pharnabaze fidèle à l’ardeur qui le guide,

Arrivant à Sardis après mille travaux,

Refuserait d’y prendre un moment de repos.

PHARNABAZE.

Hélas ! depuis le jour où le grand Artaxerce

Daigna me confier le destin de la Perse ;

Attaché sans relâche à ce pénible emploi,

J’ai vu que le repos n’était plus fait pour moi.

MEMNON.

Quoi, Seigneur ?

PHARNABAZE.

Dans l’éclat où je passe ma vie,

Je redoute à la fois l’imposture et l’envie :

Leurs traits également m’attaquent chaque jour,        

Et ma fortune en craint un funeste retour.

Ainsi pour les forcer l’une et l’autre à se taire,

J’observe tous mes pas avec un œil sévère :

Je crains à tous moments qu’un trop vaste pouvoir

Me porte quelque jour à trahir mon devoir,

Ou que persuadé qu’on ne peut le détruire,

Je néglige les soins que je dois à l’Empire.

Quelque soit pour nous la tendresse des Rois,

Un moment leur suffit pour faire un autre choix.

En vain nous prétendons par d’assidus services,       

D’un monarque inquiet arrêter les caprices.

Un seul mot contre nous à propos avancé ;

Un seul de nos projets par le sort renversé,

Détruit dans un instant toute la confiance

Que nous donnaient trente ans de peine et de prudence ;

Et souvent pour remplir les emplois les plus grands,

On y place après nous d’indignes concurrents,

Qui pour toute vertu ne possèdent peut-être

Que l’art de savoir feindre et de flatter leur Maître.

Mille exemples connus de ces fameux revers,

Sur ce péril pressant tiennent mes yeux ouverts ;

Et me font redoubler le zèle qui m’anime :

Mais du bonheur public je deviens la victime,

Et mon cœur accablé des efforts que je fais,

Donne à tous un repos qu’il ne goûte jamais.

MEMNON.

Hé ! pourquoi vous gêner d’une crainte importune ?

Seigneur, tant de vertu soutient votre fortune :

Que personne n’osant y prétendre après vous,

Ce rang que vous tenez ne fait point de jaloux.

Alcibiade seul pouvait mieux qu’aucun autre

Égaler dans l’État sa puissance à la vôtre ;

Et partager du Roi l’estime et la faveur :

Mais l’éclat de ce rang n’a point flatté son cœur,

Et ce Héros cherchant un séjour plus tranquille,

Dans les murs de Sardis a choisi son asile,

Où depuis plus d’un an son sort enseveli,

Demeurerait peut-être en un profond oubli :

Si l’Univers entier occupé de sa gloire,

Pouvait un seul moment en perdre la mémoire.

PHARNABAZE.

Ah ! que n’est-il encore engagé près du Roi ?

Que ne partage-t-il son cœur et mon emploi ?

Ce fut par mes avis que proscrit de la Grèce,

Fuyant d’un peuple ingrat la fureur vengeresse.

Il vient vers Artaxerce, et sut trouver en lui

Un maître généreux, un salutaire appui.

Bien que ce Grec lui seul auteur de nos alarmes

Eut longtemps arrêté les progrès de nos armes ;

Affaibli notre empire, et dans mille combats,

Embrasé nos Vaisseaux, immolé nos Soldats ;

Cependant peu de jours après son arrivée,

Je vis au plus haut rang sa fortune élevée ;

Je vis même le Roi se confier à lui,

Artémise à la Cour devenir son appui ;

Et Palmis lui marquant une bonté sincère,

Applaudit aux bienfaits dont le comblait son père.

D’abord voyant tomber cet honneur infini,

Sur un chef étranger qu’Athènes a banni.

J’en sentis, je l’avoue, une secrète peine ;

Mais bientôt sa vertu triompha de ma haine.

Il m’aima, je l’aimai, chacun avec ardeur,

De l’État par ses soins soutenait la grandeur ;

Quand on vit de la Cour partir Alcibiade ;

On veut le retenir, rien ne le persuade :

D’une étroite amitié, j’arrête en vain les nœuds,

En vain le Roi s’empresse à prévenir ses vœux ;

Ni ses nouveaux bienfaits, ni les soins des Princesses,

Ni d’une Cour en pleur les pressantes caresses

Ne purent avec nous l’arrêter un moment,

Il s’imposa lui-même un dur bannissement.

Vous, qui depuis un mois, le voyez à toute heure,

Dites-moi, que fait-il dans sa triste demeure ?

Quels sont ses sentiments ? Que pense-t-il ?

MEMNON.

Seigneur,

Puis-je vous informer de l’état de son cœur ?

Tous mes efforts n’ont pu le découvrir encore :

Je ne vous dirai point quel chagrin le dévore :

Mais les dehors trompeurs de la tranquillité

Nous cachent mille soins dont il est agité,

Ce mépris de la Cour, cet exil volontaire

Fut trop précipité pour être sans mystère.

Il n’en faut point douter, Alcibiade feint,

Dans tous nos entretiens il m’a paru contraint,

Et dans ses sentiments qu’il étale sans cesse,

Son cœur a moins de part, Seigneur, que son adresse.

PHARNABAZE.

Mais ses yeux et son cœur ne sont-ils point troublés,

De l’aspect des soldats en ces lieux assemblés ?

MEMNON.

Vous l’apprendrez, Seigneur, et dans votre entrevue

Il vous découvrira son âme toute nue ;

Son secret avec vous ne peut longtemps durer.

PHARNABAZE.

Puissai-je le contraindre à me le déclarer !

Mais, allons voir l’armée, il est temps d’y paraître,

Et déjà disposer à recevoir son Maître.

Pour la dernière fois annonçons aux soldats

Qu’il arrive aujourd’hui pour conduire leurs pas,

Pour verser dans leur sein l’ardeur qui le dévore,

Et chercher désormais au-delà du Bosphore ;

Confondant avec eux et son rang et son sort,

L’honneur de la victoire, ou celui de la mort.

MEMNON.

Du bruit de votre nom l’armée est prévenue ;

Seigneur, et chaque jour attend votre vue.

PHARNABAZE.

Courons donc vers le Camp : mais il faut m’arrêter.

Alcibiade vient, je le dois écouter.

 

 

Scène II

 

ALCIBIADE, PHARNABAZE, AMINTAS, MEMNON

 

ALCIBIADE.

Grâce aux bontés du Ciel ! Je puis enfin vous rendre,

Seigneur, tous les devoirs que vous pouvez attendre

D’un cœur reconnaissant d’un ami généreux,

Persécuté du sort, et toutefois heureux ;

Si le temps, et les Grecs, dont je suis la victime,

N’ont point détruit pour moi votre première estime.

PHARNABAZE.

Le croiriez-vous, Seigneur, que les Grecs, ou le temps

Eussent changé pour vous mes justes sentiments ?

C’est moi qui vous doit tout ; sans cesse ma mémoire

Me rappelle ce jour pour vous si plein de gloire,

Où m’arrachant au fer des Grecs victorieux,

Vous prévîntes la mort présentée à mes yeux.

Votre amitié toujours m’est également chère :

Mais pour moi votre cœur est-il encore sincère ?        

Quand je vous vois ici soigneux de vous cacher,

Vous montrant à regret à qui vient vous chercher,

Et me celant encore avec un soin extrême,

Vos maux que je voudrais sentir comme vous-.

Car ne prétendez plus par de faibles raisons,

Satisfaire mon cœur, et calmer mes soupçons.

Un Héros tel que vous nourri dans les alarmes,

Dans les soins de la paix, dans la gloire des armes ;

Qui réglant des États confiés en ses mains,

Pouvait encore suffire à de nouveaux desseins,

Dont l’âme à la grandeur dès l’enfance enchaînée,

Par de moindres objets ne peut être bornée.

Un cœur que l’Univers eût eu peiné à remplir,

Dans un désert affreux peut-il s’ensevelir ?

Abandonner un Roi qu’il estime, qui l’aime :

Si quelque coup du sort ne l’arrache à lui-même,

Ou si quelque autre soin plus fort que ses désirs,

À de grands intérêts m’immole ses plaisirs.

Au nom d’une amitié si rare et si parfaite,

Quel chagrin dans ces lieux cause votre retraite ?

Qui vous rend insensible aux faveurs d’un grand Roi ?

Parlez, Seigneur, parlez ; fiez-vous à ma foi.

ALCIBIADE.

Pouvez-vous l’ignorer ? La fureur de la Grèce,

La colère d’Agis qui me poursuit sans cesse,

D’un peuple Athénien l’injuste cruauté ;

Enfin tous mes malheurs n’ont que trop éclaté.

Mais pourquoi rappeler la douloureux histoire

Des maux dont Artaxerxe efface la mémoire ?

Ce généreux Monarque à mes soupirs rendu,

M’a beaucoup plus donné que je n’avais perdu.

Par son heureux secours j’ai pu braver l’envie,

Rétablir ma fortune, et conserver ma vie :

C’en est assez pour moi. Si j’ai quitté la Cour,

Dans le cœur des humains chaque chose à son tour

Tantôt l’ambition y règne en souveraine,         

Et dans un autre temps trop de grandeur le gêne,

Selon que le destin réglant nos passions,

Par un secret pouvoir conduit nos actions.

Je l’éprouve, Seigneur, et mon âme changée

De ses premiers désirs se trouve dégagée ;

Loin de l’éclat pompeux que j’ai tant recherché.

Je ne demande plus qu’un asile caché ;

J’y jouis d’un repos qu’aucun soin ne traverse ;

Les Dieux me l’ont donné par la main d’Artaxerce ;

Puissent ces mêmes Dieux prévenant ses souhaits

Au succès attendu conduire ses projets !

Au comble du bonheur porter ses destinées,

Et prolonger ses jours, au prix de mes années.

PHARNABAZE.

Je le vois bien, Seigneur ; je deviens indiscret :

Je ne vous presse plus, gardez votre secret :

Mais ne m’abusez point par une indigne feinte.

ALCIBIADE.

Hé bien, Seigneur, s’il faut m’expliquer sans contrainte ;

J’ai cru que je devais être éloigné du Roi ;

Tandis que dans la Grèce il va porter l’effroi.

Peut-être le succès trompant son espérance,

Artaxerce eût sur moi fixé sa défiance,

Et cru que j’aurais pu par des avis secrets,

Pour sauver mon pays trahir ses intérêts :

Voilà quelle pensée à m’éloigner m’engage.

PHARNABAZE.

Hé ! Sur quoi fondez-vous un si triste présage ?

Vous offensez le Roi, vous connaissez son cœur

Magnanime, constant.

ALCIBIADE.

Je le connais, Seigneur,

Il a mille vertus dignes du Diadème :

Mais avec ses vertus, je le sais de vous-même ;

Superbe, soupçonneux, et prompt à s’irriter,

Dans ses premiers transports rien ne peut l’arrêter.

Enfin, pour confirmer ma conduite passée,

Thémistocle est toujours présent à ma pensée.

Ce Grec persécuté vint chercher un appui

Dans les mêmes climats où je suis aujourd’hui :

Xerxes en sa faveur prodigua sa puissance,

L’honora de ses soins et de sa confiance.

Mais Dieux ! qu’il paya cher ces honneurs éclatants,

Pour les avoir voulu conserver trop longtemps.

Les Courtisans de Perse ardents à sa ruine,

Rappelèrent si haut l’affront de Salamine ;

Que Xerxes animé par leurs cris éternels,

Pris insensiblement leurs sentiments cruels ;

Et l’on vit les effets de leur jalouse envie

Contraindre Thémistocle à terminer sa vie.

Son sort, Seigneur, semblait m’annoncer mon destin,

Je ne crains point la mort : mais s’il faut qu’à la fin

Aux yeux de l’Univers je m’immole moi-même :

Je veux pouvoir goûter cette douceur extrême ;

Que mon trépas alors soit au moins imputé

À ma vertu plutôt qu’à la nécessité.

PHARNABAZE.

Artaxerce, Seigneur, domptera ce caprice,

Et vous deviez lui rendre un peu plus de justice.

Il vient. Vous le verrez : mon zèle et mon devoir

Me pressent à l’envi de l’aller recevoir.

ALCIBIADE.

Je vous suivrai, Seigneur ; j’allais pour vous le dire.

Vous chercher...

PHARNABAZE.

C’est assez, Seigneur, je me retire.

On m’attend dans le camp, soyez prêt à partir.

Memnon dans un moment viendra vous avertir.

 

 

Scène III

 

ALCIBIADE, AMINTAS

 

AMINTAS.

Après un tel aveu nous vous verrons reprendre         

Le rang dont vos soupçons vous avaient fait descendre.

Artaxerce, Seigneur, entendra vos discours,

Et d’un scrupule vain arrêtera le cours.

Allez : et qu’une fois encore la Grèce admire

Le pouvoir d’un proscrit dans cet auguste Empire ;

Qu’à son tour votre nom la force de trembler.

ALCIBIADE.

Enfin, voici le jour qui me doit accabler,

Où malgré mes efforts, ma fuite, et mon adresse,

L’Univers apprendra ma dernière faiblesse.

AMINTAS.

Que dites-vous, Seigneur ?

ALCIBIADE.

Le Roi vient, Amintas :

Artémise, Palmis accompagnent ses pas.

J’avais fui de la Cour, leur approche m’étonne ;

À de nouveaux transports mon âme s’abandonne.

Tu connais mon penchant, tu vois couler mes pleurs,

Et l’état où je suis t’apprend tous mes malheurs.       

AMINTAS.

Je vous entends, Seigneur, j’en pénètre la cause.

Faut-il que de vos jours encore l’amour dispose ?

Après tant de périls avec peine évités,

Osez-vous vous lier au joug dont vous sortez ?

Ne vous souvient-il plus, quelle fuite cruelle

D’embarras, de remords, de contrainte mortelle ?

Quel funeste poison a versé sur vos jours,

De vos attachements le déplorable cours ?

Pardonnez-moi, Seigneur, je ne saurais me taire,

Et je vous trahirais si j’étais moins sincère.

De vos travaux l’amour vous a ravi le fruit,

Et de votre nom même a profané le bruit.

Quel Guerrier couronné dans mains de la Victoire,

Porta jamais si loin sa valeur et sa gloire ?

Quel Héros avec vous aurait-on comparé ?

Si votre cœur jamais ne se fût égaré,

Et n’eut fait voir souvent par un mélange injuste,

Des faiblesses d’amour dans une vie auguste.

Ah ! Seigneur, rappelez ce fatal souvenir.

ALCIBIADE.

Hélas ! qu’est-il besoin de m’en entretenir ?

Mon penchant à l’amour, je l’avouerai sans peine,

Fut de tous mes malheurs la cause trop certaine.

Mais bien qu’il m’ait coûté des chagrins, des soupirs,

Je n’ai pu refuser mon âme à ses plaisirs.

Car enfin, Amintas, quoiqu’on en puisse dire,

Il n’est rien de semblable à ce qu’il nous inspire.

Où trouve-t-on ailleurs cette vive douceur

Capable d’enlever et de charmer un cœur ?

Ah ! lors que pénétré d’un amour véritable,

Et gémissant aux pieds d’un objet adorable,

J’ai connu dans ses yeux timides ou distraits,

Que mes soins de son cœur avaient troublé la paix,

Que par l’aveu secret d’une ardeur mutuelle,

La mienne a pris encore une force nouvelle.

Dans ses tendres instants j’ai toujours éprouvé

Qu’un mortel peut sentir un bonheur achevé.

AMINTAS.

Ah ! quel indigne aveu, Seigneur, osez-vous faire ?

ALCIBIADE.

Je le fais, Amintas, sans honte et sans mystère.

Ah ! si j’ai succombé dans mes premiers transports,

Toute la Grèce a vu les fruits de mes remords :

J’aurais lieu de rougir si sans aucun scrupule

J’abandonnais mon cœur aux ardeurs dont il brûle :

Si toujours aveuglé par l’amour des plaisirs,

Leurs appas eurent seuls attiré mes désirs :

Mais sur moi ma raison a pris assez d’empire

Pour m’arracher cent fois au penchant qui m’attire.

Toi-même tu m’as vu confus de mes erreurs,

Changeant de lâches feux en de nobles fureurs,

Pour effacer des traits honteux à ma mémoire,

D’un pas plus assuré courir après la gloire.

Enfin, si de ma vie on observe le cours,

On y pourra compter quelques uns de mes jours

Passez dans le repos, perdu dans la mollesse :

Mais pour un de ces jours marqués par ma faiblesse,

On y verra dix ans l’un à l’autre enchaînés,

Par mille exploits fameux justement couronnés.

Tu vois que sans chercher d’excuse à mes caprices,

J’avoue également mes vertus et mes vices.

Je te découvre ici mes sentiments secrets :

Mais sache qu’un grand cœur ne se fâche jamais,

Et veut sans se parer d’un indigne artifice,

Qu’à son nom l’Univers puisse rendre justice.

AMINTAS.

Par tant d’illustres faits votre nom consacré,

Seigneur, dans l’avenir doit être révéré.

Nos neveux...

ALCIBIADE.

Est-il temps de tenir ce langage

Quand mon dernier malheur accable mon courage ?

Par tes sages conseils aide à le ranimer,

Et modère l’ardeur qui me va consumer.

Je verrai Palmis ? Quelle approche terrible ?

Et brûlant à ses yeux paraîtrai-je insensible ?

Pourrai-je encore garder ce silence obstiné,

Où par un juste effort je m’étais condamné ?

En te nommant, Palmis, sans te dire autre chose,

Je t’apprends tous les maux où le destin m’expose.

Persécuté, proscrit, fugitif en ces lieux,

Vers elle j’ai porté mes vœux audacieux.

En vain mille beautés dans la Perse adorée,

Contre ma liberté paraissaient conjurées :

En vain leurs doux regards et leur accueil flatteur,

Près d’elles m’annonçaient un facile bonheur.

En vain mille soins la Princesse Artémise

Semblait sur mon repos former quelque entreprise ;

Et m’accorder l’honneur de vivre sous ses lois :

Honneur que son orgueil refuse à tant de Rois.

Elle qui par le sang unie aux Rois de Perse,

S’est acquis l’amitié, l’estime d’Artaxerce,

Que l’on voit chaque jour par de nouveaux bienfaits,

Assurer sa fortune, et combler ses souhaits

Je fus aveugle à tout, mon âme trop blessée,

De la seule Palmis occupa ma pensée ;

Lui consacra mes vœux, et ferma pour jamais,

Et mes yeux et mon cœur pour les autres objets.

Et que peut-on aimer ? Justes dieux ! auprès d’elle !

Ses beautés, ses vertus n’ont rien d’une mortelle.

Le Ciel en la formant épuisa ses faveurs ;

Et sa présence embrase ou trouble tous les cœurs.

Un mélange confus de louanges secrètes,

Des cris, d’étonnement, de plaintes inquiètes,

De soupirs étouffés, d’inutiles souhaits,

Lui marquent chaque jour l’effet de ses attraits.

Sitôt qu’elle paraît tout murmure autour d’elle :

Aux suprêmes grandeurs sa fortune l’appelle.

Que de justes raisons d’enfler sa vanité !

Cependant de son cœur la modeste fierté,

Semble de ses appas ignorer la puissance,

Et jouit sans orgueil des droits de sa naissance.

AMINTAS.

En vain vous m’étalez des charmes de Palmis ;

Seigneur, tout l’Univers en célèbre le prix :

Mais de les adorer, il fallait vous défendre,

D’un amour si fatal, que pouvez-vous attendre ?

ALCIBIADE.

Le sort le plus cruel, mille tourments affreux,

Et que sais-je, peut-être un trépas rigoureux :

Car enfin, malgré moi, quelque éclat de ma flamme

Découvrira ma feinte, et l’état de mon âme.

Artaxerce indigné de l’orgueil de mon choix,

Lui le moins indulgent et le plus fier des Rois ;

Trop jaloux du respect qu’on doit à sa Famille ;

D’un téméraire amour voudra venger sa fille.

S’immolera ma vie, ou pour mieux me punir,

De la Perse avec honte il me fera bannir.

Je le vois, je perdrai par cette ardeur funeste,

L’asile le plus sûr, et le seul qui me reste.

Telle est ma destinée, un autre amour jadis

Me fit chasser de Sparte et de la Cour d’Agis.

Dieux ! j’ai revu Palmis, j’avais prévu la suite !

Mes terreurs de la Cour avaient hâté ma fuite.

Je courus vers ces lieux ; mais j’ai beau m’y cacher,

Jusques dans ces déserts Palmis vient me chercher.

Contre elle désormais, quel parti doit-je prendre ?

Je ne puis fuir plus loin, et je n’ose l’attendre.

Ciel, de cet embarras ne pourrai-je sortir ?

 

 

Scène IV

 

ALCIBIADE, MEMNON, AMINTAS

 

MEMNON.

Pharnabaze, Seigneur, vous attend pour partir.

ALCIBIADE.

Allons donc. Suspendons une crainte importune,

Et remettons aux Dieux le soin de ma fortune.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ALCIBIADE, AMINTAS

 

AMINTAS.

Où courez-vous, Seigneur ? Quoi ! fuyez-vous le Roi ?        

ALCIBIADE.

Je ne sais où je suis, Amintas laisse-moi.

Je fuis tous les objets dans ma douleur extrême,

Et je voudrais pouvoir me cacher à moi-même.

Dieux ! j’ai revu Palmis, mon amour redoublé,

Par ma faible raison ne peut être réglé.

Je ne vois plus le rang où le Ciel l’a fait naître ;

Je ne me souviens plus qu’Artaxerce est mon maître.

Que mon honneur, mes jours sont soumis à ses lois ;

Je ne me souviens plus de ce que je lui dois.

Je songe seulement à mon sort déplorable :

Je songe à m’affranchis d’un fardeau qui m’accable ;

À rompre ce silence indigne d’un grand cœur.

AMINTAS.

Juste Ciel ! Quel dessein ! Contraignez-vous, Seigneur

De ce fatal secret vous savez l’importance :

Souffrez plutôt encore en gardant le silence,

Que de vous exposer à des malheurs plus grands.

ALCIBIADE.

Qu’est-il de plus affreux que les maux que je sens ?

J’éprouve en ce moment tout ce qu’à de funeste,

Pour accabler un cœur la colère céleste.

Moi qu’un sort favorable avait accoutumé

Aux transports les plus doux, au plaisir d’être aimé.

Quel changement, grands Dieux ! quels efforts pour une âme !

J’aime plus que jamais, et tout plein de ma flamme,

Je contraints mes désirs, je dévore mes pleurs.

Ah ! peut-il m’arriver de plus cruels malheurs ?

C’en est trop, finissons et mon trouble et mes craintes.

Courons chercher Palmis, qu’elle entende mes plaintes.

Je ne balance plus, l’amour au désespoir

N’écoute ni conseil, ni raison, ni devoir.

Hé ! quelle est la beauté qu’un tendre amour offense ?

Quel cœur n’en conçoit point quelque reconnaissance ?

Allons, redoutons moins un téméraire aveu :

Il peut m’être permis de me flatter un peu.

Que dis-je ? Malheureux ! Que pensai-je, où m’entraîne

L’essor impétueux de mon audace vaine ?

Ah ! mon cœur, que tu vas payer cher ta fierté :

Toujours bien loin de toi tes vœux t’ont emporté.

Enflé de tes succès, et du bruit de ta gloire ;

Tu ne t’es plus connu, tes lauriers t’ont fait croire,

Qu’après avoir souvent humilié des Rois,

L’Univers n’avait rien au-dessus de ton choix.

La Grèce t’a nourri dans cette erreur fatale :

Mais dans la Perse, à moins d’une naissance égale,

Pour la fille d’un Roi tu ne peux soupirer ;

Apprends que ce défaut ne se peut réparer.

C’est une loi reçue ; ô Ciel ! qu’elle est injuste !

Quoi, dépend-il de nous d’être d’un sang auguste ?

Enfin est-il des prix qu’on puisse souhaiter,

Que la seule vertu ne doive mériter ?

AMINTAS.

Dans la Grèce, Seigneur, la vertu toute nue,

Par son mérite seul est assez soutenue ;

Et sans parer son nom de titres fastueux :

On est grand parmi nous quand on est vertueux.

Mais ici nos décrets, nos mœurs et nos maximes

Perdent toute leur force, et passent pour des crimes.

Une crainte servile est le premier devoir,

Qu’imprime dans les cœurs un absolu pouvoir.

Tout tremble, tout fléchit sous la grandeur suprême :

Heureux dans ces climats qui porte un Diadème,

Ou qui peut se vanter d’être sorti d’un sang,

Qui le peut quelque jour élever à ce rang.

Cessez donc de poursuivre un projet inutile :

Ne perdez point en vain votre dernier asile.

Ces Rois qui d’Artaxerce accompagnent les pas,

Qui lui font un tribut d’armes et de soldats.

Les princes ses voisins, et ceux de sa famille

Ont des yeux comme vous, et brûlent pour sa fille.

Sans doute quelqu’un d’eux s’est déjà déclaré ;

Et du cœur de Palmis s’est peut-être emparé.

Votre amour fait lui seul les maux qui vous arrivent.

Cessez... mais le Roi vient : les Princesses le suivent.

 

 

Scène II

 

ARTAXERCE, PALMIS, ARTÉMISE, ALCIBIADE, PHARNABAZE, MEMNON, AMINTAS, AMESTRIS, BARSINE, GARDES

 

ARTAXERCE.

Enfin, grâces aux Dieux, nous sommes dans Sardis ;

Ma fille mille soins occupent mes esprits :

Souffrez que de ces soins la suite nécessaire,

Pour quelque temps ici vous cache votre père.

Allez vous reposer dans votre appartement,

Je veux entretenir Artémise un moment,

L’instruire d’un secret où son cœur s’intéresse.

ARTÉMISE.

Moi, Seigneur ?

ARTAXERCE.

Oui, Madame, et vous que l’on nous laisse.

 

 

Scène III

 

ARTAXERCE, ARTÉMISE

 

ARTAXERCE.

Voici le jour fatal que j’ai tant souhaité ;

Madame, où ce dessein si longtemps concerté,

D’emporter sur la Grèce une entière victoire,

Doit marquer à jamais ou ma honte ou ma gloire.

Mes soldats sont tout prêts, et les vents et les eaux,

Semblent pour me conduire attendre mes vaisseaux.

Un mouvement secret vers la Grèce m’appelle ;

Mais parmi tous les soins que ce jour renouvelle ;

Alcibiade seul fait mon plus grand ennui ;

Près de moi dans ma Cour vous fûtes son appui.

C’est pour cette raison que j’ai voulu, Madame,

Vous confier son sort, et vous ouvrir mon âme.

ARTÉMISE.

Hé quoi ? n’avez-vous pas assuré son destin ?

Par vous de ses malheurs n’a-t-il pas vu la fin ?

C’est vous qui dans ces lieux réparant sa misère.

ARTAXERCE.

Je n’ai rien fait alors que ce que j’ai dû faire.

La Perse jouissait d’une profonde paix :

Mais la guerre aujourd’hui change tous nos projets.

Sera-t-il dans ces murs l’espion de la Grèce ?

Lorsqu’elle servira ma fureur vengeresse ;

Que j’irai l’attaquer, laisserai-je à Sardis

Un Grec pour lui donner mille secrets avis ?

Ne nous assurons point sur le sanglant outrage

Dont les Athéniens ont payé le courage.

Nous voyons tous les cœurs que la Grèce a nourris,

Du soin de sa grandeur si vivement épris.

Que bannis de son sein, accablez d’injustices,

Ils lui font chaque jour de nouveaux sacrifices :

Trop heureux de pouvoir partout leur sang versé,

Servir un seul moment leur pays menacé.

ARTÉMISE.

Ah ! Seigneur, à ce Grec vous faites trop d’injure,

Contre ces sentiments sa vertu vous rassure.

Sa fuite de la Cour, et l’éclat de son nom

Le mettent à couvert de ce honteux soupçon :

Les Grecs ne l’ont-ils pas chassé de sa patrie ?

Il conserve contre eux une juste furie.

Mais qu’il aille avec vous, vous ne craindrez plus rien ;

Seigneur, et sa valeur le justifiera bien.

ARTAXERCE.

Ah ! s’il le faut avec moi le mener dans la Grèce ;

Ne sentira-t-il point encore quelque tendresse,

À l’aspect de ces lieux, de sa gloire témoins,

Qui furent si longtemps l’objet de tous ses soins ?

Insensible et fidèle à nos mortelles haines,

Verra-t-il d’un œil sec tomber les murs d’Athènes ?

Et refusera-t-il son bras victorieux

À la Grèce mourante, et mourante à ses yeux ?

Ah ! Sans trop l’accuser d’une humeur inconstante,

La haine céderait à la pitié présente.

Ainsi soit qu’il demeure, ou qu’il vienne avec moi,

Il me gêne partout, partout je crains sa foi.

Ce n’est pas tout. Des Grecs la pompeuse ambassade,

N’est que pour demander la mort d’Alcibiade.

ALCIBIADE.

La mort d’Alcibiade ? Ah ! pouvez-vous, Seigneur,

Souffrir qu’on vous propose une telle fureur ?

Ce Héros sur la foi de ce fameux asile,

A cru pouvoir compter sur un destin tranquille,        

Et que par vos bontés, plus heureux désormais,

Il jouirait ici d’une éternelle paix.

Quoi ! la mort par vos mains lui serait donc offerte ?

ARTAXERCE.

Non, je n’ai point, Madame, encore conclu sa perte ;

Et puisque de son sort je confère avec vous,

Croyez que je lui garde un traitement plus doux ;

J’estime sa valeur, sa gloire me fut chère,

Il a mile vertus que mon âme révère.

J’ai conservé sa vie, et veux même aujourd’hui,

Si le sort y consent, faire encore plus pour lui :

Mais il faut que l’état, que la raison conspire

Avec l’heureux penchant qui vers ce Grec m’attire :

Et que la Politique approuvant sa grandeur,

Me mette en liberté d’augmenter sa faveur.

Si les ambassadeurs que la Grèce m’envoie,

Obtiennent qu’en leurs mains je remette leur proie.

La Grèce cède Ephèse, et demande la paix ;

Mais si par un refus je confonds leurs projets ;

Ils n’épargneront rien dans l’ardeur qui les presse,

Pour calmer ces chagrins et l’attirer en Grèce ;

Un homme comme lui n’est pas à dédaigner,

Il faut absolument le perdre ou le gagner.

Vous-même concevez par la pressante envie

Que marquent tous les Grecs de s’immoler sa vie,

Par les soins dont leur haine achète son trépas :

Combien ils craignent tous les efforts de son bras.

ARTÉMISE.

Aux horreurs se son sort dérobez dont sa tête.

Avec lui de la Grèce achevez la conquête ;

Contre tant d’ennemis sûr de votre secours,

Ne l’engagez-vous pas à vous servir toujours ?

Ira-t-il vous devant et l’honneur et la vie,

De ses persécuteurs tenter encore l’envie ;

Et se déshonorant par un retour ingrat,

De tant d’exploits fameux diminuer l’éclat ?

Oui, si vous l’engagez à la reconnaissance,

Seigneur je vous réponds de son obéissance.

ARTAXERCE.

Faites dont plus, Madame, et puisque dans ma Cour

Vous m’assurez pour lui d’un éternel séjour.

Rendez-lui pour jamais ce séjour nécessaire,

En redoublant des Grecs la haine et la colère ;

Et joignez de si près Alcibiade à moi,

Qu’ils ne puissent jamais se fier à sa foi.

Pour lui vous avez pris une si forte estime,

À conserver ses jours tant d’ardeur vous anime.

Ah ! s’il faut sans détour m’expliquer avec vous ;

Je serais sûr de lui s’il était votre époux.

Je ne vous prescris point encore cet hyménée,

Il pourrait seul pourtant fixer sa destinée.

Faire taire les Grecs, venger tous ses malheurs,

Assurer sa fortune, et finir mes frayeurs :

Surtout ne croyez point qu’ici ma politique

Immole votre sort à la grandeur publique.

En vous faisant pour nous cet effort glorieux,

Vous ne descendrez point du rang de vos aïeux.

Vous verrez votre époux si chéri d’Artaxerce,

Qu’il sera le premier après moi dans le Perse ;

Et que toute ma Cour tombant à vos genoux,

Partagera ses soins et son zèle entre nous.

Adieu. Je ne veux point presser votre réponse :

Consultez à loisir ce que je vous annonce.

Je vous verrai dans peu. Songez qu’en votre main,

De ce fameux proscrit vous tenez le destin.

 

 

Scène IV

 

ARTÉMISE, seule

 

Quel trouble me saisit, et me rend si timide ?

Aux tendresses du Roi, je demeure stupide.

Il m’assure un hymen où je n’osais penser ;

Et ma bouche n’a pas un mot à prononcer.

Inévitable effet d’une joie imprévue !

Transports impétueux dont mon âme est émue !

Espoir flatteur ! Je cède à vos efforts puissants ?

 

 

Scène V

 

ARTÉMISE, BARSINE

 

ARTÉMISE.

Ah ! Barsine, prends part au plaisir que je sens.

Artaxerce s’apprête à couronner ma flamme,

À remplir ses désirs il exhorte mon âme,

Et me demande enfin comme un effort heureux,

De souffrir qu’il m’unisse à l’objet de mes vœux.

BARSINE.

Quoi ? Madame, le Roi vous propose lui-même.       

ARTÉMISE.

Oui, Barsine, le Roi me donne à ce que j’aime.

Cet amour si longtemps dans mon cœur retenu,

Nourri de tant de pleurs, à toi seule connu.

Que l’orgueil de mon sang regardait comme un crime,

Peut paraître sans honte, et devient légitime ;

Où plutôt il arrive au comble de ces vœux,

Au moment qu’il n’attend qu’un succès malheureux.

Et pour croître la joie où mon cœur s’abandonne,

Barsine, Mon bonheur n’est connu de personne.

 

 

Scène VI

 

PALMIS, ARTÉMISE, AMESTRIS, BARSINE

 

PALMIS.

Je vous cherche, Madame ; un désir curieux

Précipite mes pas, et m’amène en ces lieux.

Sans offenser le Roi, me pourrez-vous apprendre

Les desseins, les secrets qu’il vous a fait entendre ?

Madame, oserez-vous les fier à ma foi ?

ARTÉMISE.

Madame, ces secrets ne regardent que moi.

Sans blesser mon devoir je puis vous en instruire.

Cependant je rougis.

PALMIS.

Qu’a-t-il donc pu vous dire ?

ARTÉMISE.

Le Roi d’Alcibiade a réglé le destin :

Il veut que dès ce jour je lui donne la main :

Je ne vous cèle point que mon cœur le préfère

Au plus illustre choix qu’Artaxerce eut pu faire ;

Et j’ose me flatter qu’une tendre amitié

Vous fait de mon bonheur ressentir la moitié.

Madame, pardonnez ; je vous laisse avec peine :

Mais je veux que du Camp Pharnabaze revienne.

Je vous quitte un moment pour le faire avertir.

 

 

Scène VII

 

PALMIS, AMESTRIS

 

PALMIS.

Non, non, à son bonheur je ne puis consentir.

AMESTRIS.

Ciel !

PALMIS.

Je ne prétends point vous cacher ma surprise,

Ni mes chagrins secrets sur l’hymen d’Artémise.

Dès mes plus jeunes ans soumise à vos avis :

Je ne me repends point de les avoir suivis.

Mais je sens qu’aujourd’hui toute votre sagesse

Aura peine à calmer la douleur qui me presse.

AMESTRIS.

Madame au nom des Dieux finissez ce discours.

Gardez-vous à jamais d’en reprendre le cours ;

Et ne m’affligez point par une confidence

Indigne de mes soins et de ma naissance.

PALMIS.

Cependant, c’est vous seule, ô ma chère Amestris !

Qui pouvez redonner le calme à mes esprits ;

Et par ces mêmes soins à qui ma douleur cède,

Suspendre ou soulager l’ennui qui me possède.

AMESTRIS.

C’en est donc fait, grands Dieux ! votre esprit confondu,

D’un poison dangereux ne s’est point défendu.

Insensible au bonheur que goûte un cœur tranquille,

Aveugle aux longs tourments  d’une flamme inutile.

Pour un vil étranger la fille d’un grand Roi

Brûle d’un feu secret sans honte et sans effroi.

PALMIS.

Je ne sais si l’on doit donner le nom de flamme

Aux mouvements confus qui déchirent mon âme.

Mais je ne peux souffrir les traits injurieux

Dont vous osez noircir un Héros glorieux :

Pouvez-vous ignorer la gloire de sa vie ?

Ah ! ce vil étranger digne objet de l’envie ;

Ce banni, ce proscrit que vous me reprochez ;

Du monde entier sur lui tient les yeux attachés :

C’est lui dont la valeur tant de fois couronnée,

Ranima la vertu de la Grèce étonnée,

Qui forçant la fortune à seconder son bras ;

Vainquit autant de fois qu’il donna de combats,

C’est lui dont les regards, et dont le front auguste

Font naître une tendresse aussi prompte que juste,

Et s’il faut encore plus pour le combler d’honneur ;

Lui seul a pu troubler le repos de mon cœur.

AMESTRIS.

Et depuis quand ce cœur s’est-il rendu sensible ?

Lui qui dans ses devoirs paraissait inflexible,

Qui les remplissait tous sans trouble et sans regret.

PALMIS.

Pouvez-vous ignorer ce funeste secret ?

Je ne vous celai point ma première surprise,

Je la sens réveillée par l’espoir d’Artémise :

Il me trouble, il me gêne, il déchire mon cœur,

Et ses heureux transports irritent ma douleur.

AMESTRIS.

Ah ! que me dites-vous ? Quoi ! votre âme agitée

Par tant d’égard pressants ne peut être arrêtée ?

D’Artémise en secret vous condamnez l’espoir ?

Et quel projet contre elle osez-vous concevoir ?

Quoi ! vous flatteriez-vous qu’un honteux hyménée.

PALMIS.

Je n’ai point oublié le rang où je suis né.

Je sais combien du sang l’impérieuse loi

A mis de différence entre Artémise et moi :

Qu’Alcibiade enfin, peut s’unir avec elle ;

Qu’à l’hymen d’un grand Roi ma naissance m’appelle.

Je le sais. Mais les lois et ces pompeux discours,

Conte un charme puissant sont d’un faible secours ;

Lorsqu’on trouve un Héros d’un mérite suprême,

Qu’il fait en sa faveur parler la vertu même ;

Qu’il paraît seul aimable et seul digne de vous,

De ces occasions que le penchant est doux.

Qu’un cœur en cet état qui se fait violence,

Pleure souvent l’honneur d’une illustre naissance.

AMESTRIS.

Madame, c’en est trop, redoublez vos efforts :

Étouffez ou calmez ces indignes transports ;

Je crains que votre gloire, et que sur votre vie.

PALMIS.

Non, j’ose défier tous les traits de l’envie ;

Plus par ces mouvements mon cœur est combattu,

Et plus vous connaîtrez ce que peut ma vertu.

Quand même ce Guerrier n’eut cherché qu’à me plaire,

Il eut reçu de moi des mépris pour salaire :

Cependant, et telle est l’injustice d’un cœur,

Dont l’amour en secret s’est rendu le vainqueur.

Je ne saurais souffrir qu’un autre eut l’avantage         

D’arrêter dans ses fers ce superbe courage.

Mais c’est trop prolonger d’inutiles discours ;

Observons avec soin leur sort et leurs amours ;

Puisque je perds ce cœur à qui ma fierté cède.

Dieux puissants ! empêchez qu’un autre le possède.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ARTÉMISE, PHARNABAZE, BARSINE

 

ARTÉMISE.

Oui du plus grand péril votre ami menacé,

Ignore, comme vous, tout ce qui s’est passé.

La Grèce s’humilie, et par son Ambassade,

Nous demande aujourd’hui la mort d’Alcibiade.

Artaxerce rempli des soins de sa grandeur,

De ce Grec malheureux honore la valeur,

Estime sa vertu ; mais craignant pour la Grèce :

Quelque jour dans son cœur un retour de tendresse ;

Sans pouvoir démêler si ses vrais intérêts

Demandaient qu’à ce prix il conclut cette paix,

Surtout ne croyant point sa perte légitime :

Mais des plus noirs soupçons malgré lui la victime :

Il m’a fait voir les soins qui troublaient son repos,

Et m’a fait mille fois trembler pour ce Héros.

PHARNABAZE.

Ah ! que m’apprenez-vous ? Ciel !

ARTÉMISE.

Écoutez le reste.

Il est enfin sorti de ce trouble funeste.

L’amour d’Alcibiade a repris le dessus,

Et la Grèce bientôt entendra ses refus,

Aux horreurs de son sort, aux rigueurs de l’envie,

Il dérobe à jamais une si belle vie :

Mais il veut l’attacher au destin des Persans,

Par des droits si sacrés, par des nœuds si puissants,

Qu’assurés désormais, et contents l’un de l’autre,

Le bonheur de ses jours soit fondé sur le nôtre,

Enfin pour s’assurer de lui le croirez-vous ?

PHARNABAZE.

Quoi ! Madame.

ARTÉMISE.

En ce jour il en fait mon époux.

Il ne m’a point pourtant prescrit cet hyménée,

Et même ma réponse encore n’et pas donnée.

C’est vous que j’ai choisi pour la porter au Roi ;

Vous serez plus tranquille et plus libre que moi.

Dites-lui que mon âme à ses lois est soumise,

Et qu’il peut à son gré disposer d’Artémise.

PHARNABAZE.

Qu’Alcibiade ici trouve un sort glorieux.

Il l’ignore, Madame. Ah ! souffrez qu’en ces lieux

Pharnabaze l’amène, et qu’il puisse l’instruire.

ARTÉMISE.

On vient, parlez au Roi ; Seigneur je me retire.

 

 

Scène II

 

ARTAXERCE, PHARNABAZE, MEMNON

 

ARTAXERCE.

Artémise m’évite et s’éloigne d’ici.

PHARNABAZE.

De ses desseins par moi vous serez éclairci.

À vos ordres, Seigneur, elle est prête à se rendre.

ARTAXERCE.

Qu’on cherche Alcibiade ; il faut lui faire entendre

Quels bienfaits, quels honneurs l’attendent en ces lieux :

J’ai caché mes soupçons et son sort à vos yeux.

Pharnabaze, j’ai craint votre amitié fidèle,

Et je n’ai pas voulu commettre votre zèle

Avec les intérêts d’un ami tel que lui :

Mais enfin, ses malheurs finiront aujourd’hui.

J’espère que charmé du prix dont je l’honore,

Il sera le premier à passer le Bosphore ;

Et qu’au bruit de son nom tous les Grecs étonnés,

Livreront aux Persans leurs ports abandonnés.

Mais cependant parlez, vous avez vu l’armée,

À remplir mes désirs paraît-elle animée ?

PHARNABAZE.

Instruite de l’approche et des vœux de son Roi,

Elle n’épargne rien pour lui prouver sa foi.

Déjà chaque soldat s’applaudit, et s’empresse

De redoubler encore sa force et son adresse.

On voit au gré des vents voler les étendards ;

Le fer étincelant brille de toutes parts :

Sans attendre des Chefs l’ordre ni la menace,

Chacun cherche son rang, le démêle, et s’y place

Parmi tant de Guerriers nés sous tant de climats,

Il n’est soupçons jaloux, trahisons ni débats,

Opposés dans leurs mœurs, ils semblent ne plus l’être

Pour répondre encore mieux à l’espoir de leur maître.

Enflammez et remplis de pareils mouvements,

Ils ont mêmes désirs et même sentiments ;

Et d’instant en instant chacun d’eux renouvelle

Le serment de voler où son Pince l’appelle.

ARTAXERCE.

Vous versez dans mon cœur les plaisirs les plus doux.

J’irai dans un moment, mais on vient, laissez-nous.

 

 

Scène III

 

ARTAXERCE, ALCIBIADE

 

ARTAXERCE.

Approchez, il est temps de finir l’un et l’autre

Les importuns soupçons de mon cœur et du vôtre.

Oublions les raisons qui vous firent quitter

Des lieux où tout semblait vous devoir arrêter.

Je ne m’attendais pas de vous voir disparaître

Dans un temps... mais enfin vous en étiez le maître ;

Par votre éloignement vous n’aurez rien perdu ;

Reprenez près de moi le rang qui vous est dû.

ALCIBIADE.

Ah ! puis-je ?

ARTAXERCE.

Pour répondre à ma faveur nouvelle,

Il ne faut que vos soins, vos conseils, votre zèle,

Enfin, j’en ai besoin encore plus que jamais,

Et pour les obtenir j’y joins vos intérêts,

Vous savez qu’en ces lieux une nombreuse armée,

Sous moi, depuis longtemps, à vaincre accoutumée,

Attend l’ordre fatal qui doit la faire agir,

Et ne sait de quel rang ses traits doivent rougir.

C’est du sang de la Grèce. Oui, c’est votre patrie

Qui doit de cette armée éprouver la furie.

Les Grecs vous ont banni ; nous sommes outragés.

Mais j’ose me flatter que nous serons vengés.

ALCIBIADE.

Rien ne peut résister à l’effort de vos armes ;

Toute l’Europe en tremble, et la Grèce en alarmes,

Croit déjà...

ARTAXERCE.

Finissez un discours trop flatteur,

Et ne présumez pas que plein de ma grandeur,

Ébloui de l’éclat de cet Empire immense,        

Dont cent peuples divers composent la puissance.

Je pense sans péril dompter des ennemis,

Que tant d’illustres Rois n’ont jamais vu soumis.

Ainsi, sans me flatter avec toute la terre.

Parlez. Comment faut-il conduire cette guerre ?

Quel succès croyez-vous que j’en doive espérer ?

En quels lieux ? En quel temps ? Par où faut-il entrer ?

ALCIBIADE.

Puisque vous l’ordonnez, et que sans vous déplaire ;

Puissant Roi désormais, je ne puis plus me taire.

Je parlerai du moins avec la liberté

D’un Grec qui ne doit point cacher la vérité.

Vous allez attaquer  des peuples indomptables

Sur leurs propres foyers plus qu’ailleurs redoutables,

Qui ne comptent pour rien les caprices du sort,

Toujours certains de vaincre ou de braver la mort.

Des peuples élevés dès leur plus tendre enfance,

Dans l’amour du travail et de l’obéissance,

Qui pour braver la honte et le joug étranger,

Chercheront à l’envi la gloire et le danger.

Tout votre or ne saurait y faire un infidèle ;

Nés tous pour la patrie, et pleins du même zèle.

Vous les verrez unis et jaloux de leurs droits,

Défendre constamment leurs pays et leurs lois :

Surtout ne croyez pas pour vous faire un passage,

Choisir quelque endroit faible en prendre l’avantage.

Les Grecs sur leur valeur fondant tout leur espoir,

De l’assiette des lieux n’osent se prévaloir :

Tout est égal pour eux. Quand le péril commence,

Ils volent vers l’endroit où l’ennemi avance.

De leur seule vertu jusqu’au bout soutenus,

Toujours fiers, toujours prêts, et jamais prévenus.

Ce n’est pas tout encore. Ah ! Si dans ces contrées,

Par de si vastes mers des vôtres séparés ;

Affaibli de soldats et privé de secours,

Quelque revers troublait le bonheur de vos jours.

Soutiendrez-vous les Grecs la valeur triomphante ?

Vous en avez, Seigneur, une preuve éclatante.

Ils ont terni l’éclat de cet Empire heureux ;

Darius et Xerxes ont-ils rien pu contr’eux ?

L’un vit à Marathon éclater sa faiblesse,

Les seuls Athéniens y vengèrent la Grèce.

Xerxes qui le suivit dépeupla ses États.

Il fit gémir les mers du poids de ses soldats.

Des monts les plus affreux il perça les barrières,

Et son immense Camp fit tarir les rivières.

Que produisit enfin l’amas prodigieux

D’hommes et de vaisseaux qu’il tira de ces lieux ?

Trois cent Grecs retranchés au pas des Thermopiles,

Rendirent en un jour ces efforts inutiles :

Et les Athéniens aimèrent mieux cent fois

Abandonner leurs murs, que d’attendre sous ses lois.

J’ignore le succès que le Ciel vous destine.

Mais, Seigneur, regardez Platée et Salamine.

ARTAXERCE.

Je ne m’attendais pas à ce libre discours,

Cependant sans chagrin j’en ai permis le cours.

Vous honorez les Grecs d’une trop haute estime,

De ma juste colère ils seront la victime.

Non, que je les méprise, et veuille me cacher,

Que la pure vertu chez eux se doit chercher.

Mais il est chez ces Grecs des brigues et des haines,

Et des peuples jaloux et de Sparte et d’Athènes :

Ces peuples m’ouvriront leurs chemins et leurs ports,

Ils viendront avec joie appuyer mes efforts,

Pour détruire l’orgueil de ces villes trop fières,

Et les faire sous moi succomber les premières.

D’ailleurs quels chefs ont-ils qui puissent m’arrêter ?

Si jadis à Xerxes on les vit résister :

Ils avaient Thémistocle, ils avaient Miltiade ;

Plus que tous ces Guerriers j’ai craint Alcibiade.

Mais il est parmi nous, et ces peuples ingrats

On engagé son cœur à me prêter son bras.

Oui, j’attends de vous seul cet illustre conquête.

Ah ! lorsque mes soldats vous verront à leur tête,

Que n’oseront-ils point sous un Chef tel que vous ?

Vengez donc votre exil en servant mon courroux.

ALCIBIADE.

Moi, Seigneur ?

ARTAXERCE.

Oui, vous-même, il est temps que la Grèce

Ressente par vos mains ma fureur vengeresse.

N’allez point m’opposer par un subtil détour,

Que ce pays ingrat vous a donné le jour.

Qu’il est toujours honteux d’accabler sa Patrie.

Enfin souvenez-vous qu’Artaxerce vous prie,

Ou plutôt qu’il commande, et c’est assez pour vous :

Mais pour vous engager par des moyens plus doux,

Avant que de tenter cette grande entreprise,

Je vous offre le cœur et la main d’Artémise.

Le flambeau de l’hymen pour vous doit s’allumer :

J’ai fait ce choix, son cœur l’a daigné confirmer.

Épousez-la. Voyez quel honneur vous prépare,

Malgré les Grecs jaloux, une faveur si rare ?

Hâtez-vous d’y répondre : allez sur nos Autels :

Pour témoins de vos feux prenant les immortels :

Jurer en même temps la perte de la Grèce ;

Confondre des serments de haine et de tendresse ;

Et sans vous arrêter à de communs succès,

Portez votre valeur plus loin que mes souhaits.

ALCIBIADE.

Mais quoi, la politique et la saine prudence,

Peuvent-elles souffrir qu’un Grec...

ARTAXERCE.

Oui, ma vengeance

Ne peut être remise en de meilleures mains,

Qu’en celles d’un guerrier que mille affreux dédains,

Mille sanglants affronts ont chassé de la Grèce :

Mais je vois dans vos yeux des marques de tristesse ;

Vous recevez mes dons avec tant de froideurs.

ALCIBIADE.

Ah ! que ne pouvez-vous lire au fond de mon cœur ?

ARTAXERCE.

Vous ne répondez rien ? Quel trouble ?

ALCIBIADE.

Mon silence,

Seigneur, vous dit assez tout ce que mon cœur pense.

De vos dons les plus chers vous voulez m’accabler :

Mais mon ambition ne saurait m’aveugler.

Accepter vos présents, c’est me charger d’un crime ;

La princesse Artémise en serait la victime,

Si je pouvais souffrir qu’un hymen odieux

Liât mon sort funeste à ses jours glorieux,

Nommez quelqu’un des Rois dont les vœux la demandent,

Ne lui dérobez point les honneurs qui l’attendent ;

Et ne la forcez pas par une austère loi,

D’immoler sa grandeur aux désirs de son Roi.

Ce serait trop, Seigneur, je dois encore vous dire

Que pour la dignité de cet auguste Empire,

Ce sont des Chefs Persans qui traversant les mers,

Doivent perdre les Grecs ou les charger de fers ;

Choisissant pour les vaincre une main étrangère,

Vous honorez la Grèce et la rendez plus fière.

Voulez-vous qu’on publie un jour dans l’avenir,

Qu’il vous fallut un Grec, Seigneur, pour la punir ?

Et qu’elle aurait joui d’une gloire immortelle

Si l’un de ses enfants n’eut conspiré contr’elle.

ARTAXERCE.

Faibles déguisements ! impuissantes raisons !

Je sens plus que jamais renaître mes soupçons.

Je sais ce qu’il faut croire, et toute votre adresse

Ne saurait me cacher votre amour pour la Grèce.

ALCIBIADE.

Hé bien, Seigneur ! Hé bien ! je ne le cèle pas.

J’aurais peine contr’elle à vous offrir mon bras.

Pouvez-vous condamner un amour légitime,

Qu’un instinct noble et saint dans tous nos cœurs imprime ?

ARTAXERCE.

Mais, vous souvenez-vous qu’abandonné proscrit ;

Enfin, c’est par moi seul qu’Alcibiade vit ?

ALCIBIADE.

Oui, je ne dois qu’à vous le jour que l’on me laisse ;

Ce souvenir m’occupe et m’anime sans cesse :

Et j’atteste les Dieux, que mes vœux les plus doux

Seraient que tout mon sang fut répandu pour vous.

Mais, Seigneur, voulez-vous...

ARTAXERCE.

Je ne veux rien perfide.

Je connais ta pensée et le soin qui te guide.

C’en est fait. Indigné de tes lâches refus

À protéger tes jours rien ne m’engage plus ;

Apprends donc que les Grecs me demandent ta tête,

Qu’elle leur tiendra lieu d’une illustre conquête ;

Que leurs ambassadeurs arrivent sur mes pas,

Prêts à tout m’accorder pour hâter ton trépas :

Aux yeux de l’Univers tu seras la victime,

Je pourrais dans leurs mains te remettre sans crime :

Cependant fuis leurs coups, sauve-toi malheureux :

Cours loin de mes États te cacher si tu peux.

Mais, grâce au destin tu vois toute la terre

Attachée à te faire une mortelle guerre :

Entouré d’ennemis et de persécuteurs ;

Si tu sors de mes mains tu tombes dans les leurs.

Le Ciel même ne peut t’affranchir de l’orage.

Ingrat ! dans ce moment rappelle ton courage !

Ton cœur en a besoin ; ne t’en prends point à moi,

Et n’impute ta honte et ta perte qu’à toi.

 

 

Scène IV

 

ALCIBIADE, seul

 

Qu’a-t-il dit ? Qu’ai-je fait ? Et quelle est ma disgrâce ?

Justes Dieux ! Quel péril ? Quel destin me menace ?

Hélas ! qui l’aurait cru qu’après tous mes malheurs,

La Grèce encore sur moi déploya ses fureurs ?

Où fuir ? De tous côtés la fuite est inutile ;

Et pour moi désormais, je vois au lieu d’asile,

Partout des ennemis, partout des envieux.

Ah ! puisqu’il faut périr périssons en ces lieux.

Je ne tenterai point une retraite vaine ;

Déjà mes tristes jours m’ont coûté trop de peine,

Mes indignes terreurs n’ont fait que trop de bruit ;

Offrons-nous d’un œil ferme à la mort qui me suit.

Je n’avais pas prévu qu’un châtiment sévère

Dût suivre le refus que mon cœur vient de faire.

Je me flattais toujours qu’il me serait permis

De vivre ici caché, d’y penser à Palmis.

Cette faible douceur, par le sort m’est ravie,

Avec quel soin funeste il termine ma vie.

En me donnant la mort sa barbare fureur,

La présente à mes yeux dans toute son horreur.

Je perds le jour, banni des lieux de ma naissance,

Suspect à tous les Grecs, ingrat en apparence.

Je meurs pour mon pays qui poursuit mon trépas,

Et je meurs pour Palmis qui ne le saura pas.

 

 

Scène V

 

ALCIBIADE, PHARNABAZE

 

PHARNABAZE.

Qu’avez-vous fait, Seigneur ? Quel est votre caprice ?

De la rage des Grecs vous rendez-vous complice ?

Pourquoi par des refus offensez-vous le Roi ?

Il vient de me parler ; j’en tremble encore d’effroi.

Ses yeux ne m’ont jamais marqué tant de colère.

Dieux ! À quoi pensiez-vous ?

ALCIBIADE.

Et que pouvais-je faire ?

Je ne m’attendais pas à recevoir la mort :

Mais quand j’aurais prévu la rigueur de mon sort.

Esclave malheureux d’une injuste puissance !

Aurais-je sur la Grèce exercé ma vengeance ?

Et conduisant les coups qui lui sont destinés ;

Moi-même ravagé ses climats fortunés.

Voilà ce que j’ai craint, ce que ma prévoyance

Fit l’objet d’une sage et juste défiance :

Voilà ce qui m’avait banni de votre Cour,

Et lorsque par vos soins avancé chaque jour.

Accablé de faveurs, je vis toute le Perse

Applaudir aux bontés du prodigue Artaxerce.

Je prévis que pour prix de ses rares bienfaits,

On voudrait m’engager à d’injustes projets.

Que contre ma patrie irritant mes caprices,

On prétendrait de moi de criminels services.

Non, on ne dira point dans la postérité

Que la Grèce par moi perdit la liberté.

PHARNABAZE.

Mais fallait-il, Seigneur, pour cette ingrate Grèce,

Accabler de mépris une illustre Princesse ?

Ah ! vous deviez, Seigneur, un peu mieux ménager ?...

ALCIBIADE.

Quoi, Pharnabaze encore conspire à m’affliger ?

Seigneur, depuis longtemps vous devez me connaître.

J’ai fait ce que j’ai pu, le Ciel le sait. Peut-être

Si je vous découvrirais mes déplaisirs secrets,

Je vous verrais mêler vos pleurs et mes regrets.

Mais allez, laissez-moi. Votre pitié m’accable ;

C’est trop s’intéresser au sort d’un misérable,

Chargé de tant de haine et du courroux du Roi,

C’est faire mal sa Cour que de parler pour moi.

Adieu. Que pour jamais ce moment nous sépare,

Je vais attendre seul la mort qu’on me prépare.

PHARNABAZE.

Ne l’abandonnons point dans ce mortel ennui

Et, s’il se peut sauvons ce Héros malgré lui.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

PALMIS, ARTÉMISE, AMESTRIS, BARSINE

 

ARTÉMISE.

Madame, c’en est fait. Qu’il vive ou qu’il périsse.

Que de son sang aux Grecs on fasse un sacrifice.

Je ne m’informe plus de l’état de son sort ;

Je verrai d’un même œil ou sa vie ou sa mort.

PALMIS.

Je vois malgré vos soins qu’en secret agitée,

Vous sentez les transports d’une Amante irritée,

L’indifférence enfin que vous me faites voir,

Est l’infaillible effet d’un mortel désespoir.

Que dis-je de vos yeux le trouble vous accuse.

ARTÉMISE.

Hé bien, Madame, il faut que je vous désabuse,

Pour rétablir ma gloire et finir votre erreur,

Des ambassadeurs Grecs j’appuierai la fureur.

Ils arrivent, le Roi s’apprête à les entendre.

Je vais lui faire voir le parti qu’il doit prendre,

Je vais le disposer à servir leurs desseins,

À livrer la victime à leurs barbares mains ;

À voir périr l’ingrat que j’ai sauvé moi-même :

Madame, après cela croirez-vous que je l’aime ?

PALMIS.

Vous ne l’aimez donc plus ? Mais vous l’avez aimé :

Ce penchant par vos soins nous fut trop confirmé.

Pourrez-vous sans frémir vous faire une victime

D’un cœur qui vous parut digne de votre estime ?

Pour moi, vous le savez, insensible à l’amour,

Mon cœur est libre encor : mais s’il aimait un jour.

Quelque injuste que fut l’auteur de mes alarmes,

Je sens que contre lui je n’aurais que des larmes.

Quand il me haïrait je l’aimerais toujours ;

Dans les moindres périls ardente à son secours.

J’y veillerais sans cesse ; et ma plus chère envie

Serait de le sauver aux dépends de ma vie.

Ah ! quand vers quelque objet on a porté ses vœux,

Est-il rien de plus bas que d’éteindre ses feux ?

Mais qu’il est peu d’amours longues et violentes ;

Surtout que l’on voit peu de ces femmes constantes,

Qui jusques au tombeau fidèles à leurs choix,

N’ont aimé, n’ont brûlé, ne l’ont dit qu’une fois.

Madame, écartez-vous de la route commune ;

D’Alcibiade enfin, détournez l’infortune :

Ne vous assurez point sur un dépit trompeur,

Et craignez un retour mortel à votre cœur.

ARTÉMISE.

Non, non, je ne crains point ce retour de tendresse,

Des infidèles cœurs cruelle vengeresse :

Lorsqu’à ce Grec enfin, j’ai conservé le jour ;

La pitié dans mon cœur a plus fait que l’amour :

Du bruit de sa vertu mon âme fut séduite ;

De ses persécuteurs j’arrêtai la poursuite :

Je fus d’un malheureux l’inébranlable appui.

Je prodiguais mes soins. J’ai fait plus aujourd’hui.

Pour arracher l’ingrat aux fureurs de la Grèce,

J’ai presque de mon sang oublié la noblesse :

Je n’ai pas dédaigné de l’unir à mon sort ;

Le Roi l’a su ; c’était un assez grand effort :

Mais après son refus à lui seul trop funeste ;

La seule indifférence est tout ce qui me reste.

De ses périls mon cœur ne sent aucun effroi,

Et croit que la colère est indigne de moi.

Pour vous convaincre mieux de tout ce que je pense ;

Je voudrais que soigneux d’expier son offense :

Prodigue de soupirs, de pleurs et de serments,

Il vint me consacrer ses vœux, tous ses moments.

Je voudrais qu’inspiré par l’amour le plus tendre :

Mais il vient. Que veut-il ? Quel parti dois-je prendre ?

Daignez nous écouter ; et par cet entretien,

Madame, connaissez et son cœur et le mien.

 

 

Scène II

 

PALMIS, ARTÉMISE, ALCIBIADE, PHARNABAZE, AMESTRIS, BARSINE

 

ALCIBIADE.

Que vois-je ? Juste Ciel ! Que faut-il que je fasse ?

Où m’avez-vous conduit ?

PHARNABAZE.

Obtenez votre grâce.

N’épargnez ni soupirs, ni prières, ni pleurs :

Il ne tiendra qu’à vous de finir vos malheurs.

 

 

Scène III

 

PALMIS, ARTÉMISE, ALCIBIADE, AMESTRIS, BARSINE

 

ALCIBIADE.

Il fuit. Dans quel état cette fuite me laisse ?

Parlons : puisqu’il le faut ; surmontons ma faiblesse.

Madame, vous voyez qu’interdit, étonné,

Je sais que votre cœur m’a déjà condamné :

Que brûlant contre moi d’une vive colère ;

À peine tout mon sang vous pourrait satisfaire :

Mais si pour un moment votre esprit adouci,

Sur tout ce que j’ai fait voulait être éclairci.

S’il pouvait sans chagrins consentir à m’entendre.

Peut-être par mes soins.

ARTÉMISE.

Je ne veux rien apprendre.

J’aurai trop de regret si ma lâche bonté,

Un seul moment encore vous avait écouté ;

Pour un indigne cœur ce serait trop de gloire ;

De vos égarements j’ai perdu la mémoire ;

Et j’aime mieux cent fois ne m’en plus souvenir,

Que de me voir enfin forcée à les punir.

Vous ne verrez en moi ni fureur ni faiblesse :

Mais cependant, songez au péril qui vous presse.

Les ambassadeurs Grecs dans ce même moment

Poursuivent votre mort avec empressement.

Tout seconde aujourd’hui leur cruelle entreprise,

Et vous avez perdu le secours d’Artémise.

Adieu.

 

 

Scène IV

 

PALMIS, ARTÉMISE, ALCIBIADE, AMESTRIS

 

ALCIBIADE.

Quelle fierté ? J’ai dû la pressentir :

Mais Palmis suit ses pas ; et je la vois sortir.

Avec le même honneur vous me voyez, Madame.

Juste Ciel ! n’est-il plus de pitié dans votre âme ?

Ne verrai-je personne en ces moments affreux,

Prendre quelque intérêt au sort d’un malheureux ?

PALMIS.

Que me demandez-vous, que pouvez-vous attendre

D’une faible pitié qui ne peut vous défendre ?

Artémise et le Roi brûlent d’un fier courroux :

Contre eux, vous le savez, je ne puis rien pour vous.

ALCIBIADE.

Non, vous ne pouvez rien contre elle, et contre un père :

Moi-même je ne puis condamner leur colère.

Elle est juste, Madame, et bientôt l’Univers

Apprenant quels honneurs ici m’étaient offerts,

Qu’il n’a tenu qu’à moi d’en jouir et de vivre,

Approuvera la mort où ce refus me livre.

Mais aussi l’Univers instruit de mon secret,

Honorerait mon sort d’un éternel regret,

S’il savait qu’insensible aux soupirs d’Artémise,

D’une plus noble ardeur mon âme était éprise,

Qu’un objet que les Dieux ont formé de leurs mains

Pour attirer lui seul tous les vœux des humains,        

Qui confond d’un regard la raison, la prudence,

Que tant d’infortunés aiment sans espérance,

Me contraint de mourir pour ses divins appas.

Madame, en cet état ne me plaignez vous pas ?

Vous détournez vos yeux, je commence à comprendre

Que vous feignez encore de ne me point entendre,

D’un criminel amour votre cœur irrité

Cherche à pouvoir douter de ma témérité.

Non, non, n’en doutez point, j’ose le dire encore ;

Alcibiade meurt parce qu’il vous adore ;

Et de ses ennemis ne craint plus le courroux,

Puisqu’au moins vous savez qu’il s’immole pour vous.

Je prévois quelle horreur va fondre sur ma tête :

Je vois qu’à m’accabler votre bouche s’apprête.

Mais attendez, Madame, et pour quelques moments,

Daignez suspendre encore vos premiers sentiments ;

Portez du moins vos yeux sur toute ma conduite,

Forcé de vous aimer je m’imposai la fuite :

Je m’éloignai du Roi, j’abandonnai le Cour,

Trop content pour tout bien d’emporter mon amour.

Vous venez, je vous vois, je ne puis plus me taire,

De mon bizarre sort j’explique le mystère.

Mais je ne parle, hélas ! par un dernier effort,

Que dans le même instant où je cours à la mort,

Où je n’ai plus d’espoir, où rien ne peut défendre

Ce sang infortuné que les Grecs vont répandre,

Je vous le sacrifie avec la même ardeur

Dont les autres Amants recherchent leur bonheur.

Mon cœur en vous aimant n’eut jamais d’autre envie,

Et se plaint de n’avoir donner qu’une vie.

PALMIS.

Je ne puis rassurer mon esprit confondu.

Quel discours ? Quelle audace ? Ai-je bien entendu ?

Un banni de la Grèce à mes yeux se déclare :

Il ne se souvient plus du rang qui nous sépare,

Et sans aucun égard trahissant ma bonté,         

Abuse lâchement de ma crédulité.

Comment prétendez-vous expier cette offense ?

Un autre avec éclat marquerait sa vengeance :

Mais un juste mépris vous en punirai mieux ;

C’est une peine due aux cœurs audacieux.

Il me suffit des maux où le destin vous livre,

Sans que je prenne encore le soin de vous poursuivre.

Allez donc, étouffez des soupirs indiscrets,

Et surtout à mes yeux ne vous montrez jamais.

ALCIBIADE.

Non, j’atteste des Dieux la grandeur souveraine,

Que vous ne verrez plus cet objet qui vous gêne.

Il faut vous le cacher, je vais prendre ce soin.

Dieux cruels ! mon malheur ne peut aller plus loin :

Je ne vous parle plus de ma funeste flamme.

C’est en fait ; cependant souvenez-vous, Madame,

Que si dans mes aïeux je ne vois point de Rois,

J’ai fait connaître au moins mon nom par mes exploits ;

Que si pour vous aimer il faut une Couronne,

Ce n’est pas la vertu, c’est le sort qui la donne.

Qu’enfin, s’il n’a pas mis un sceptre dans ma main,

Je ne dois point rougir des fautes du destin.

Je vous laisse, il est temps de remplir votre attente ;

Jamais ma passion ne fut si violente :

Mais malgré l’amour dont mon cœur est épris :

Je sens qu’il n’est point fait pour souffrir des mépris.

 

 

Scène V

 

PALMIS, AMESTRIS

 

AMESTRIS.

J’admire cet effort, il me charme, Madame :

Achevez, triomphez d’une honteuse flamme ;

Mais quoi, vous soupirez ! Faut-il vous attendrir ?

PALMIS.

Alcibiade, hélas ! me quitte et va mourir.

Ô gloire de mon sang ! ô devoir trop barbare !

Que de maux ! que de pleurs ta rigueur me prépare !

Qu’il m’en coûtera cher d’avoir cru ma fierté.

Mais n’ai-je pas trop loin poussé la cruauté ?

Injuste que je suis ! Ma bouche désespère

Un cœur que l’Amour même a choisi pour me plaire ;

Quand le mien s’applaudit et triomphe en secret,

Je feins de m’offenser de l’aveu qu’on me fait :

Quand toute ma raison ne me défend qu’à peine,

La peur de me trahir me rend plus inhumaine :

C’est à vous seuls conseils trop barbare Amestris,

Qu’Alcibiade doit un si funeste prix :

Sans vos cruels avis, loin de votre présence,

J’aurais eu moins de force et moins de violence.

Avez-vous remarqué lorsque je lui parlais

Quel désespoir ! Mais quoi ? si je le rappelais.

Si par des mots plus doux je lui faisais comprendre...

AMESTRIS.

Madame...

PALMIS.

Laissez-moi, je ne veux rien entendre.

Ne vous opposez plus au penchant de mon cœur,

Je veux de ce Héros prévenir le malheur.

Rompons, rompons le cours de son destin funeste.

Qu’il vive, c’est assez, que m’importe du reste,

Sauvons-le, s’il se peut qu’il apprenne du moins,

Par mes tristes soupirs, par mes plus tendres soins ;

Qu’en le désespérant je m’immole moi-même ;

Qu’enfin s’il meurt pour moi, s’il m’adore, je l’aime.

Pensez-vous qu’un amour qui soutient la vertu,

Avec tant de rigueur doive être combattu.

Qu’un tendre mouvement inspiré par l’estime,

Puisse être avec raison regardé comme un crime ?

Ah ! loin qu’un tel amour ait rien de criminel,

Qu’il serait glorieux s’il était éternel.

Si...

 

 

Scène VI

 

PALMIS, AMESTRIS, PHARNABAZE

 

PHARNABAZE.

Daignez pardonner à l’ardeur qui m’enflamme.

Je cherche Alcibiade, il est sorti, Madame.

Quel chemin a-t-il pris ? il était en ces lieux.

PALMIS.

Je ne sais : mais quel trouble éclate dans vos yeux ?

Pourquoi le cherchez-vous ? Enfin de quelle criante ?

De quel frémissement votre âme est-elle atteinte ?

PHARNABAZE.

Madame, il va périr. Dans ce moment le Roi,

Aux ambassadeurs Grecs vient de donner sa foi.

Il vient de leur donner le sang qu’ils lui demandent ;

Tous prêts à le verser leurs mains déjà l’attendent.

Ces cruels ennemis partout vont le chercher ;

Et contre leur fureur rien ne peut le cacher.

Jusques dans ce palais, sans attente, sans crime :

Par l’ordre d’Artaxerce ils prendront leur victime.

Madame, c’en est fait.

PALMIS.

Ah ! courons le trouver.

Suivez-moi, Pharnabaze. Il faut...

PHARNABAZE.

Quoi !

PALMIS.

Le sauver.

PHARNABAZE.

Vous, le sauver, Madame ? Ô Ciel !

PALMIS.

C’est trop attendre.

Craignez-vous avec moi d’oser trop entreprendre ?

L’abandonnerez-vous à ces Grecs furieux ?

PHARNABAZE.

Moi, Madame. Ah ! plutôt que j’expire à vos yeux.

PALMIS.

Finissons les périls d’un cœur si magnanime.

Regarde qui voudra mon dessein comme un crime :

Si je puis arracher ce Héros du trépas,

De mon empressement je ne rougirai pas.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

ALCIBIADE, seul

 

Ne pourrai-je assouvir la fureur qui m’entraîne ?

Je cours de tous côtés, et ma recherche est vaine.

Où sont-ils les cruels contre moi conjurés.

Ces Grecs, ces traîtres Grecs de mon sang altérés ?

On dit que dans ces lieux leur troupe divisée,

À me donner la mort est enfin disposée :

Que d’une ardeur égale on les voit me chercher,

Qu’ils viennent, mon dessein n’est pas de me cacher.

Mon désespoir répond à leur impatience :

Les traîtres pourront-ils soutenir ma présence ?

Et sera-t-il quelqu’un parmi ces inhumains,

Qui ne tienne la vie, ou l’honneur de mes mains ;

Que mon bras n’ait tiré du milieu du carnage,

Ou sauvé des horreurs d’un funeste esclavage.

Quels degrés ? quels chemins m’ont conduit à la mort ?

Justes Dieux ! de quels traits marquâtes-vous mon sort ?

Quelle diversité de bonheur, d’infortune ?

De pleine confiance, ou de crainte importune.

Tantôt comblé d’honneur, et partout adoré ;

Tantôt chargé de honte, et partout abhorré.

Jadis de tous les Grecs le démon titulaire,

Aujourd’hui triste objet de toute leur colère.

Mais, que dis-je ? haï, méprisé de Palmis,

Dont j’ai craint les dédains plus que mes ennemis.

Qui croira que du Ciel l’arrêt irrévocable,        

Ait fait pour un seul homme un sort si peu semblable ?

Mais que veut Amintas ?

 

 

Scène II

 

ALCIBIADE, AMINTAS

 

AMINTAS.

Je vous trouve en ces lieux :

Je vous revois enfin, j’en rends grâce aux Dieux.

Nous vous cherchions, Seigneur, avec un soin extrême.

Pharnabaze me suit, et Palmis elle-même.

ALCIBIADE.

Palmis ! qu’entends-je ? Ah ! Ciel !

AMINTAS.

Seigneur dans un moment

Vos yeux seront témoins de son empressement.

Mais la voici.

 

 

Scène III

 

ALCIBIADE, PALMIS, PHARNABAZE, AMESTRIS, AMINTAS

 

PALMIS.

Je viens assure votre vie,

Je viens vous dérober aux fureurs de l’envie ;

Cet ami généreux s’intéresse pour vous,

Jusqu’à braver du Roi l’inflexible courroux.

Ne vous informez point quel mouvement m’inspire.

Adieu, fuyez : Palmis, n’a plus rien à vous dire.

ALCIBIADE.

Moi fuir ? Ah ! je ne puis pour de malheureux jours,

D’une fuite honteuse emprunter le secours.

Laissez-moi près de vous malgré le sort contraire,

M’applaudir du bonheur de vous voir sans colère.

Quel transport imprévu succède à mon effroi ?

Je puis vous voir sans crime. Ah ! c’en est trop pour moi.

PALMIS.

Obéissez ; craignez de m’irriter encore.

ALCIBIADE.

Cet ordre m’est sacré ; Madame, je l’adore.

Mais ne me pressez plus ; c’est un secours trop vain,

Qui pourrait de ma fuite assurer le chemin.

PHARNABAZE.

Moi, Seigneur, je le puis du moins pour cet ouvrage.

Quels que soient mes périls, j’ai tout mis en usage.

Déjà sur le Pactole un vaisseau préparé,

Vous offre sur les eaux un chemin assuré.

Confiez votre vie au vent qui vous appelle :

Montrez-vous chaque jour à quelque mer nouvelle ;

Sans chercher un asile auprès d’un autre Roi,

Que les Grecs forceraient de vous manquer de foi.

Cachez leur votre sort, nos soins dans votre absence,

Agiront près du Roi, prendront votre défense ;

Et peut-être qu’un jour vous reverrez ces lieux

Triomphant et chargé de noms plus glorieux.

Vous savez vers le port une secrète issue

Dont la route à vos Grecs n’est pas encore connue.

Je vais vous devancer, vous suivi d’Amintas,

Secondez mon projet, et marchez sur mes pas.

Ne vous étonnez point si l’on vient vous surprendre,

Vous me verrez bientôt voler pour vous défendre.

 

 

Scène IV

 

PALMIS, ALCIBIADE, AMESTRIS, AMINTAS

 

ALCIBIADE.

Arrêtez, il me laisse, ami trop généreux,

Pourquoi vous chargez-vous du sort d’un malheureux ?

Madame, permettez que je désobéisse ;

Voulez-vous que pour moi Pharnabaze périsse,        

Ou du moins qu’il s’expose à tomber de son rang ?

Ah ! puissai-je voir couler tout mon sang ?

Aussi bien pensez-vous que je puisse survivre

À l’absence mortelle où la fuite me livre ?

À souffrir le trépas mon cœur s’est préparé.

Mais, Madame, ce cœur triste, désespéré

Ne peut porter ailleurs le feu qui le dévore.

Ne vous souvient-il plus que ce cœur vous adore ?

Que sans cesse vers vous tous mes vœux emportés.

PALMIS.

Finissez ce discours. On vous attend : Partez.

Contraignez un amour qu’il faut que je déteste,

Et qui ne peut avoir qu’une suite funeste :

Ma gloire m’en prescrit l’indispensable Loi ;

Artaxerce est mon père, et vous n’êtes pas Roi.

Ce vous doit être assez dans ce moment terrible,

De voir qu’à vos périls je me montre sensible.

Je vous dirai bien plus, pour flatter vos douleurs ;

L’état où je vous vois me coûtera des pleurs,

Et malgré les efforts de ma gloire offensée,

J’en garderai longtemps la funeste pensée.

ALCIBIADE.

Madame.

PALMIS.

Rassurez mes esprits alarmés.

Ne me répliquez point, fuyez si vous m’aimez.

ALCIBIADE.

Hélas !

 

 

Scène V

 

PALMIS, AMESTRIS

 

PALMIS.

Ciel ! prends-en soin ! Où me vois-je réduite ?

Je ne puis partager les périls de sa fuite,

Cruel devoir ! Je suis tes ordres absolus.

Magnanime Héros je ne te verrai plus.

Tu cours au gré du sort des flots et de Neptune,

Traîner l’affreux débris d’une illustre fortune.

Les vents vont pour jamais t’emporter loin de moi :

Je te jure du moins de ne penser qu’à toi.

Fatigué de la Cour du plus grand Roi du monde,

Mon cœur impatient va te suivre sur l’onde ;

Mes soupirs enflammés après toi vont voler

Jusqu’à l’heureux instant, ou prompte à m’accabler.

Une mort favorable à mes désirs offerte,

Arrêtera les pleurs que je donne à ta perte.

 

 

Scène VI

 

PALMIS, ARTÉMISE, AMESTRIS, BARSINE

 

ARTÉMISE, à Barsine.

Je la vois, pénétrons les secrets de son cœur.

Puis-je vous demander quelle injuste douleur ?

Quel transport imprévu, quelles vives alarmes ?

Madame, de vos yeux ont fait couler des larmes.

Fille du plus puissant, du plus juste des Rois ;

Cent Monarques jaloux attendent votre choix.

Unique et digne objet de l’amour d’un tel père,

Une superbe Cour vous sert et vous révère,

Quand tout conspire ensemble à vos vœux les plus doux.

Est-il quelque chagrin qui passe jusqu’à vous ?

PALMIS.

Madame, je n’ai point de sujet de tristesse.

ARTÉMISE.

Pourquoi me cachez-vous la douleur qui vous presse ?

Jusques à ce moment vous ne me celiez rien,

Et l’amitié joignait votre sort et le mien.

Aujourd’hui de vos pleurs vous faites un mystère,

Je ne vous presse plus, c’est à moi de me taire.

Mais, Madame, souffrez que j’ose m’informer

D’un proscrit dont le sort peu encore m’alarmer.

Tantôt quand je l’ai fuit vous êtes demeurée,

Comment vous êtes-vous d’avec lui séparée ?

Quels étaient ses discours ? A-t-il justifié

Les criminels refus qui l’ont sacrifié ?

On dit même qu’ici vous venez de l’entendre ?

Vous vous troublez : voilà ce que je veux apprendre,

Et sans chercher encore de nouvelles raisons,

Ce trouble où je vous vois éclaircit mes soupçons.

De l’orgueil de mon sang reprenons les maximes,

D’un perfide Étranger punissons tous les crimes ;

C’est est un que la mort ne saurait réparer,

D’avoir pu sans amour me faire soupirer :

Que me sert qu’à la Grèce Artaxerce le livre ?

C’est pour mes intérêts qu’il doit cesser de vivre,

Vous, Madame, craignez l’impatient courroux

D’un père justement irrité contre vous.

PALMIS.

Moi, Madame !

ARTÉMISE.

Courons. Ô Ciel ! que vais-je faire ?

Quoi donc ? en un moment, à moi-même contraire ?

Je vais perdre un Héros que j’ai tant protégé,

De tant d’autres malheurs par le sort affligé.

Par un motif honteux je deviens inhumaine,

Et jusques sur Palmis, je veux porter ma haine.

S’ils n’ont pu résister au penchant de leur cœur,

Quel crime ont-ils commis digne de ma fureur ?

Et quoi qu’un fol amour encore me persuade,

M’était-il plus permis d’aimer Alcibiade ?

Ouvre les yeux enfin, faible Artémise, voi

Quel opprobre à jamais va rejaillir sur toi ?

Hier encore tes jours coulaient dans l’innocence ;

Ton cœur ne connaissait ni courroux ni vengeance :

Tu n’aurais pu former sans tressaillir d’horreur,

Un seul de ces projets qu’enfante ta fureur.

Regarde où te conduit l’ardeur d’être vengée.

Malheureuse ! et combien un jour seul t’a changée ?

Madame, pardonnez à mon égarement :

Ma honte, ma douleur suffit pour mon tourment.

Et toi perfide amour qu’à jamais je déteste !

Terrible passion ! Penchant vraiment funeste !

Ne faut-il qu’un moment à ton cruel poison,

Pour bannir la vertu, pour troubler la raison ?

Laisse-moi. Je reprends l’empire de mon âme,

Si j’ai pu m’égarer par une indigne flamme.

Je montrerai bientôt par des soins éclatants,

Que du moins mon erreur n’a pas duré longtemps.

 

 

Scène VII

 

ARTAXERCE, PALMIS, ARTÉMISE, AMESTRIS, BARSINE

 

ARTAXERCE, à Artémise.

J’ai prononcé, Madame, et vous serez vengée ;

À punir un ingrat ma gloire est engagée.

Ma pitié désormais ne saurait l’épargner

Sans rompre la traité que je viens de signer.

Ce jour éclairera cette mort légitime :

Les Grecs impatients poursuivent leur victime,

Et dans ces mêmes lieux témoins de ses mépris,

Cet infidèle cœur en recevra le prix.

Son adresse ne peut le cacher à leur vue :

Ici de tous côtés leur troupe est répandue.

Il n’est point de passage, il n’est point détour

Que leurs yeux irrités n’observent tour à tour.

Jamais contre un tyran des peuples en furie,

N’ont montré tant de haine, et tant de barbarie,

Que contre ce proscrit autrefois leur appui.

Ces mortels ennemis en font voir aujourd’hui.

Mais quoi, vous frémissez ? Craignez-vous de m’entendre ?

ARTÉMISE.

Au prix de tout mon sang, je voudrais le défendre.

Oui, Seigneur, révoquez un ordre trop cruel ;

Sauvez Alcibiade, il n’est point criminel.

Vous apprendrez un jour toute sa destinée,

Elle est, n’en doutez point, assez infortunée

Pour mériter de vous un reste de pitié.

Au nom de mes aïeux, et de votre amitié.

Hâtez-vous et des Grecs, prévenez la vengeance.

ARTAXERCE.

Ô Ciel ! de ce discours que faut-il que je pense ?

J’ai cru voir dans vos yeux les plus vives fureurs ;

Cependant, je n’y vois que les plus tendres pleurs.

Un banni de la Grèce ose braver la Perse.

Il méprise les dons, l’amitié d’Artaxerce.

Il refuse la main que vous lui présentez,

Et pour ses jours encore vous vous inquiétez.

Quel mouvement secret ? Quelle force invincible

À tant d’affronts reçus peut vous rendre insensible ?

Avez-vous oublié l’orgueil de votre sang,

Et tous les fiers devoirs qu’exige votre rang ?

Mais quoi ? tous mes efforts, tant de raisons pressantes

Contre un lâche ennemi deviennent impuissantes ?

 

 

Scène VIII

 

ARTAXERCE, PALMIS, ARTÉMISE, AMESTRIS, BARSINE, MEMNON

 

MEMNON.

Seigneur, Alcibiade attend près de ces lieux.

Il demande à vous voir.

ARTAXERCE.

Qu’entends-je ? Justes Dieux !

Qu’il entre. Que mon âme est ici combattue !

Puis-je ? Mais, quel objet se présente à ma vue ?

 

 

Scène IX

 

ARTAXERCE, ALCIBIADE, PALMIS, ARTÉMISE, PHARNABAZE, AMESTRIS, BARSINE, MEMNON

 

ALCIBIADE.

Laissez-moi, Pharnabaze, en vain vous me priez.

Je veux voir Artaxerce, et mourir à ses pieds.

Ah ! Seigneur, vous voyez au gré de votre envie,

Qu’une sanglante mort va terminer ma vie.

Je fuyais de ces lieux, les Grecs l’ont remarqué,

Et pleins de leur fureur d’abord m’ont attaqué.

Tous mes efforts n’ont pu assurer le passage.

Le fidèle Amintas victime de leur rage,

Est mort en combattant. Partout enveloppé,

Et dans ce même instant d’un trait mortel frappé,

Je tombais dans leurs mains sans le bras secourable

D’un Ami trop soigneux des jours d’un misérable.

Pharnabaze, Seigneur, près de nous arrivés,

Avec quelques soldats de leurs mains m’a sauvé.

Daignez lui pardonner sa généreuse audace ;

Je viens à vos genoux vous demander sa grâce :

Ne la refusez pas à mes soupirs mourants,

Et jugez de mon cœur par ce soin que je prends.

À Palmis.

Madame, c’est à vous qu’en mourant je m’adresse :

Voyez quel est le prix qu’a reçu ma tendresse.

D’un amour sans espoir le tyrannique effort

A plus fait contre moi que les Grecs ni le sort.

ARTAXERCE.

Ah ! que m’apprenez-vous ?

ALCIBIADE.

Je parlai. Sa colère

Fut le prix malheureux d’un amour téméraire.

Si je n’ai pu prétendre à recevoir sa foi :

Quels biens possédez-vous qui soient dignes de moi ?

Et que peut pour un Grec le plus grand Roi du monde,

Quand sur la liberté notre bonheur se fonde ?

Je meurs enfin. La mort m’épargne la douleur

De ne pouvoir pour vous exercer ma valeur ;

De voir la Grèce un jour troublée, ou soumise,

Et surtout d’être ingrat aux bontés d’Artémise.

Pharnabaze le soutient.

C’en est fait, je succombe, et mon sort est trop beau ;

La gloire m’a suivi jusques dans le tombeau.

Je triomphe, et pour moi le trépas a des charmes,

Puisque je vois vos yeux me donner quelques larmes,

Et m’honorer enfin d’une double pitié.

Vous, pour dernier effet d’une illustre amitié,

À Pharnabaze.

Ôtez-moi de ces lieux pour sauver ma constance,

Elle craint ces objets, et cède à leur présence.

Pour remplir mon destin sans en être abattu,

Je sens que j’ai besoin de toute ma vertu.

ARTÉMISE.

Quel malheur ? Justes Dieux !

PALMIS.

Fortune impitoyable.

Il expire.

ARTAXERCE.

Je vois que ce coup vous accable.

Mais loin de condamner de si justes douleurs,

Je suis prêt avec vous de répandre des pleurs.

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