1836 dans la Lune (CLAIRVILLE)

Revue mêlée de couplets, précédée de l’Astronome du quai des lunettes, prologue.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Ambigu-Comique, le 31 décembre 1836.

 

Personnages

 

M. GALUCHAT

ALBERT DE SERVAN, jeune artiste

GAILLARD, son ami

LE RECENSEUR

LE POSTILLON DE LONGJUMEAU

L’OBÉLISQUE LE LUXOR

ABEILARD

LE GAMIN DE PARIS

L’ARC DE TRIOMPHE

CLOTILDE, nièce de Galuchat

LA DUCHESSE DE LA VAUBALIÈRE

LE SECOND THÉÂTRE-FRANÇAIS

HÉLOÏSE

LA PRESSE, journal

LE SIÈCLE, journal

AMIS et AMIES d’Albert

HABITANTS DE LA LUNE

 

La scène se passe à Paris, quai des Lunettes, dans la maison de M. Galuchat.

 

 

PROLOGUE

 

Le théâtre représente le cabinet d’étude de M. Galuchat. Au fond, trois fenêtres, à travers lesquelles on aperçoit le quai de la Ferraille éclairé par les réverbères. Un télescope est placé près d’une des fenêtres. Sur l’avant-scène, une table sur laquelle est une sphère, livres, papiers, encrier, plumes. Un grand fauteuil à roulettes, plusieurs chaises. Un guéridon. Au deuxième plan à droite et à gauche, portes de cabinet. Deux chandelles allumées sont placées sur la table.

 

 

Scène première

 

CLOTILDE, peu après ALBERT

 

CLOTILDE.

Mon oncle ne tardera pas à revenir, il faut tout préparer pour sa collation.

ALBERT, paraissant à la porte à droite du spectateur.

Mademoiselle Clotilde ! 

CLOTILDE.

Ah ! c’est vous, M. Albert ?

ALBERT.

L’oncle est-il ici ?

CLOTILDE.

Non, vous pouvez entrer. 

ALBERT.

Quel bonheur !

CLOTILDE.

Comment, monsieur, depuis huit jours ne pas tenir et ne donner aucune nouvelle ! mais c’est très mal.

ALBERT.

Vous cesserez de m’en vouloir quand vous saurez tout ce que j’ai fait pour assurer notre bonheur.

CLOTILDE.

Vraiment ! contez-moi donc cela.

ALBERT.

Aurons-nous le temps de causer sans être surpris par votre oncle ?

CLOTILDE.

Il est allé avec son télescope monstre, qu’il a fait faire à l’instar de celui de M. Herschel, examiner la lune sur le pont des Arts.

ALBERT.

Alors il ne rentrera pas si tôt. Ah ! ça, sa manie d’astronome amateur ne le quitte donc pas ?

CLOTILDE.

Je crois au contraire qu’elle ne fait que croître et embellir, et cela m’inquiète. À chaque instant il parle de la lune, il voit la lune, il se croit dans la lune ; l’autre jour je le surpris, il était seul, et parlait à tous les meubles de cette chambre : Quelle est cette superbe montagne, demandait-il en montrant ce guéridon, et ce fleuve magnifique, ajoutait-il en indiquant cette croisée ? Puis se tournant vers moi... Ah !  te voilà, mon enfant, tiens, regarde, me dit-il encore, j’ai des ailes, n’est-ce pas, je vole, je suis dans les nuages ?... enfin j’étais au désespoir, car je croyais vraiment que ce pauvre oncle, que j’aime comme un second père, était devenu fou.

ALBERT.

En effet, c’est de la folie, mais tranquillisez-vous, je me charge de le guérir.

CLOTILDE.

Ce sera bien difficile, si ce n’est pas impossible.

ALBERT.

Mon projet est bizarre, extravagant peut-être, mais il réussira, j’en suis persuadé.

CLOTILDE.

Et ce projet, me le ferez-vous connaître ?

ALBERT.

Rien de plus simple... Depuis fort longtemps. M. Galuchat s’occupait d’astronomie, et la science avait déjà troublé ses esprits lorsque les découvertes d’Herschel, au commencement de 1836, vinrent achever d’égarer sa raison. Eh bien, le seul moyen de la lui rendre, c’est de caresser ses chimères, de l’aider dans ses calculs ; je veux faire plus encore... je veux le conduire dans la lune.

CLOTILDE.

Vous moquez-vous ?

ALBERT.

Je parle très sérieusement guérir un monomane en flattant sa monomanie... rien n’est plus à la mode, je ne connais pas de remède plus efficace, c’est presque de l’homéopathie.

CLOTILDE.

Allons, je vous crois encore plus fou que mon oncle.

ALBERT.

Écoutez-moi : Ces huit jours d’absence ont été employés, sans vous en rien dire, à louer ce grand appartement vacant qui donne précisément au-dessus du vôtre. Aidé de mes amis, j’ai fait peindre un décor, qui représente l’intérieur de la lune à s’y méprendre, surtout pour nous qui ne l’avons jamais vue et qui vraisemblablement ne la verrons jamais. Plusieurs de mes camarades, des dames de notre connaissance seront les habitants bien conditionnés, de cette lumineuse planète ; ce sera à tromper les yeux des Lalande, des Herschel, des Arago eux-mêmes.

CLOTILDE.

Et de mon pauvre oncle à plus forte raison ; mais comment lui faire croire qu’on va le conduire dans la lune ?

ALBERT.

Cela ne sera pas bien difficile ; puisqu’il s’y croit déjà ; d’ailleurs vous saurez cela plus tard, c’est la suite de mon secret ; ne contredites aucune de mes paroles, je reviendrai dans peu lui faire ma visite accoutumée.

GALUCHAT, en dehors.

Prenez garde au tournant de l’escalier.

CLOTILDE.

Voici mon oncle.

ALBERT.

Il ne faut pas qu’il nous trouve ensemble.

GALUCHAT, en dehors.

Maladroits ! ils vont briser ma machine.

CLOTILDE, à Albert.

Sortez par l’escalier de la rue du Harlay.

ALBERT.

À bientôt.

Il sort.

 

 

Scène II

 

GALUCHAT, CLOTILDE

 

Deux hommes entrent avec Galuchat, ils portent le télescope monstre et son pied ; après l’avoir placé à l’endroit indiqué par Galuchat, ils sortent.

GALUCHAT, aux hommes.

Doucement... doucement... vous ne savez pas que vous portez-là un trésor...

Il l’examine.

Tenez, butors, vous lui avez fait une bosse !...un instrument si utile et si cher !... posez-le là... bien ! – Bonsoir, demain à la même heure. –  Sortez et fermez bien la porte en bas.

CLOTILDE.

Vous voilà donc enfin de retour, mon bon oncle ?

GALUCHAT.

Oui, ma chère amie ; et le plus fortuné des hommes ! une soirée magnifique, une lune superbe ! eh ! si tu savais, mon enfant, combien je suis heureux de quitter pour un moment les intrigues, la mauvaise foi, la sottise de notre monde ; au moins quand je regarde là-haut, je ne vois pas ce qui se passe ici.bas.

Air : Restez, restez, troupe jolie.

Oui, mes innocentes chimères
M’exposent à moins de dangers,
Car notre siècle de lumières
Est tout noir de sots préjugés,
Nous sommes noirs de préjugés.
Fuyant une terre importune
Où les talents sont ignorés ;
Je veux savoir si dans la Lune
Les hommes sont plus éclairés.
Oui, je saurai si dans la Lune,
Les hommes sont plus éclairés.

CLOTILDE.

Eh ! bien, vous avez découvert !

GALUCHAT.

Des choses superbes ! des hommes magnifiques ! des palais de rubis, d’émeraudes, des lacs sans fond ! et ne pouvoir me transporter dans ce bel astre !

CLOTILDE.

Ce serait un peu difficile !

GALUCHAT.

Difficile ! difficile !... sans doute ; mais ce n’est pas impossible. Croirais-tu, Clotilde, que je cherche tous les jours le moyen d’arriver jusque-là, soit par la vapeur, soit à la voile... enfin, je cherche. Et si jamais je puis aller me promener dans la lune la canne à la main... oh ! trop heureux Galuchat, tu n’auras plus rien à désirer. – C’est alors, ma Clotilde, que ton bonheur m’occuperait inclusivement, et que je songerais à te marier.

CLOTILDE.

Avec un homme de la lune ?

GALUCHAT.

En serais-tu plus malheureuse ? – Je suis persuadé que les lunatiques ont toutes les perfections matrimoniales.

CLOTILDE.

Il y en a sur la terre qui, selon moi, valent bien ceux que...

GALUCHAT, l’interrompant.

Tu vas encore me parler de M. Albert de Servan ! charmant jeune homme, je n’en disconviens pas, que j’estime beaucoup, mais... à propos, il y a longtemps qu’il n’est venu nous voir.

CLOTILDE.

Huit jours ! tout autant.

GALUCHAT.

Ah ! tu as compté les jours !

CLOTILDE.

C’est bien naturel.

GALUCHAT.

Moi, je ne compte que les jours où je ne puis examiner la lune. – tiens, vois son éclat, sur le quai de la Ferraille. Quelle face !... elle est pleine !... Mais il commence à se faire tard, et notre collation, Clotilde ?

CLOTILDE.

Tout est prêt, mon oncle, je n’attendais que votre ordre ; les fruits, le vin, tout est là.

GALUCHAT.

Dire que je suis contraint de me conformer aux usages de la brute ; qu’il me faut manger, me mettre à table trois fois dans la même journée... que de temps perdu pour mes observations et pour la science !

CLOTILDE.

Mon oncle, quand vous voudrez.

GALUCHAT.

Voilà, ma chère amie, voilà.

Il va s’asseoir ; on frappe à la porte.

Je crois qu’on a frappé ? va ouvrir, Clotilde.

CLOTILDE.

Oui, mon oncle.

Elle ouvre.

C’est M. Albert.

 

 

Scène III

 

CLOTILDE, ALBERT, GALUCHAT

 

GALUCHAT.

Soyez le bien venu, M. Albert ; nous parlions de vous, il n’y a pas cinq minutes ; et comme on dit : lorsqu’on parle de la comète...

ALBERT.

Je suis très reconnaissant de votre bon accueil.

À Clotilde, la saluant.

Mademoiselle Clotilde !...

GALUCHAT.

Vous arrivez à propos, vous collationnerez avec nous.

ALBERT.

Vous êtes bien bon.

GALUCHAT.

Allons, allons, sans façon ; faites comme nous y n’êtes-vous pas un ami d’enfance de ma nièce ?

ALBERT.

Son ami d’enfance !... ah ! c’est un titre flatteur sans doute ; et pourtant j’en connais un autre plus doux encore.

GALUCHAT.

Ah ! voilà ! je vous vois venir ; vous allez m’arracher à mes occupations célestes pour me plonger dans les idées terrestres ! vous allez me parler de votre mariage avec Clotilde ?

CLOTILDE.

Mon bon oncle, vous m’aimez tant !

GALUCHAT.

C’est parce que je t’aime que je veux retarder ce moment le plus qu’il me sera possible ; d’ailleurs, écoutez-moi, M. Albert ; il m’est impossible de m’occuper à présent d’autre chose que de mes observations scientifiques. Par exemple, je ne vous cache pas qu’elles sont très avancées... et je vous jure ma parole d’honneur qu’une fois mes vœux accomplis, quand j’aurai fait un premier voyage dans la lune je ne m’opposerai plus à votre félicité.

ALBERT.

Eh bien ! soit, monsieur, moi, je crois à votre voyage.

GALUCHAT.

Voilà un excellent garçon ! il n’est pas désespérant, lui.

ALBERT.

Souvenez-vous que j’ai votre parole.

GALUCHAT.

Foi de savant !...

ALBERT.

Me voilà tranquille. – Chère Clotilde, vous serez bientôt ma femme.

CLOTILDE.

Oui au premier quartier, ou au dernier.

ALBERT.

À propos, M. Galuchat, j’oubliais de vous remettre une nouvelle relation des découvertes de M. Herschel ; c’est cependant pour vous que le l’avais demandée.

Il la lui donne.

GALUCHAT.

Que vous êtes aimable ! oh ! oui, je lirai ce nouveau document avec bien du plaisir. Quel homme ! quel savant ! quel puits de science que ce digne américain !... Herschel, mes amis, c’est l’envoyé de Dieu ! Les découvertes de cet illustre astronome seront la gloire de notre siècle et le plus beau travail de l’année 1836. – Je vais porter dans ma chambre, cette délicieuse brochure ; et je la dévorerai avant de me coucher.

Air : Allons suivez mes lois. (De la Prima Dona.)

Viens, ô livre charmant,
Viens me détacher de la terre ;
Et viens que je te serre,
Bien précieusement !

ENSEMBLE.

C’est un livre charmant
Qui nous détache de la terre,
On le garde, on le serre
Bien précieusement.

CLOTILDE, boudant.

Aller si loin pour tenter la fortune !

GALUCHAT.

Tu chérirais les hommes de la Lune,
Là les amants
Brûlent d’amour extrême !

À part.

On prétend même
Qu’ils sont très peu décents ?

ENSEMBLE.

C’est un livre charmant : etc.

Il entre dans la chambre, à la gauche du spectateur.

 

 

Scène IV

 

CLOTILDE, ALBERT

 

À peine Galuchat est-il sorti qu’Albert tire un flacon de sa poche et le verse dans son verre.

CLOTILDE, effrayée.

Que faites vous donc, M. Albert !

ALBERT.

Soyez tranquille, chère Clotilde, c’est un narcotique très prompt, mais très doux, qui va faire dormir votre oncle et nous donnera la facilité de le transporter là-haut,

CLOTILDE.

Vous êtes bien sûr que cela ne peut lui faire aucun mal ?

ALBERT.

Me croyez-vous capable d’une méchante action.

CLOTILDE.

Je me fie à vous.

ALBERT.

Ah ! M. Galuchat, vous prétendez que mil huit cent trente-six n’a rien produit, et vous croyez trouver dans un autre monde des merveilles que vous cherchez en vain dans celui-ci !... patience, je vous ferai connaître les nouveautés de cette année, et vous serez obliger à convenir que l’on n’a pas besoin d’aller en chercher dans la lune.

CLOTILDE.

Puissiez-vous réunir.

 

 

Scène V

 

ALBERT, GALUCHAT, CLOTILDE

 

GALUCHAT.

Personne n’y portera des mains profanes, il est en sûreté.

Il se remet à table ainsi que Clotilde et Albert.

Versez vous à boire, mon cher Albert, et portons le premier toast à Herschel.

Albert verse, Galuchat boit ton verre d’un seul trait.

ALBERT.

Je suis enchanté d’avoir pu vous être agréable.

GALUCHAT.

Quand le cœur est content, le vin semble meilleur !

Il verse à son tour. À Albert buvant.

À la vôtre !

ALBERT.

À la réussite de vos projets.

CLOTILDE.

Vous buvez sec ce soir, mon oncle !

GALUCHAT.

C’est que je suis... content. – Mais c’est singulier...

ALBERT.

Quoi donc ?

Ici l’orchestre commence à jouer le Clair de la Lune jusqu’à l’entrée du chœur.

GALUCHAT.

C’est étonnant comme je me sens tout à coup envie de dormir.

ALBERT.

C’est qu’il est tard... j’ai été indiscret en restant longtemps.

Galuchat voudrait vaincre son sommeil, mais il ne le peut.

CLOTILDE.

Si vous alliez vous reposer, mon oncle ?

ALBERT.

Mademoiselle a raison ; moi je me retire.

GALUCHAT, à moitié endormi.

Bonsoir... bonne nuit... mon... ami...

ALBERT.

Il va s’endormir.

CLOTILDE.

Comment, déjà ?

ALBERT.

Je vous l’ai dit, l’effet de ce narcotique est prompt et merveilleux, mais son sommeil ne durera pas longtemps.

CLOTILDE, s’approchant de son oncle.

C’est que vraiment, il dort tout à fait

ALBERT.

Nous n’avons pas un instant à perdre.

GALUCHAT, change de position, et parle en dormant.

Clotilde !... la lune !... Herschel !...

CLOTILDE.

Il se réveille, je crois.

ALBERT.

Non, il rêve. Je vais prévenir mes amis.

Il frappe trois coups dans sa main.

Venez tous.

Au signal donné, par Albert, une trappe s’est ouverte au plafond. Gaillard habillé en habitant de la lune descend assis dans un fauteuil.

 

 

Scène VI

 

ALBERT, GALUCHAT, endormi, CLOTILDE, GAILLARD, AMIES et AMIS d’Albert

 

Les amis d Albert sont déjà habillés comme les habitants de la lune, ils entrent par la porte à gauche de l’acteur.

Final.

Air : Fragment du Barbier de Séville.

CHŒUR.

Ici nous allons rire.

ALBERT.

Dans la Lune bientôt grâce à mes bons amis
Oui, je vais introduire Mil huit cent trente-six.

GAILLARD, descendant du plafond.

Un instant,
Doucement,
En passant par ce trou,
J’ai peur de me rompre le cou.

CLOTILDE.

Albert, puis-je donc vous permettre...

ALBERT.

Enfant, pourquoi vous affliger,
Dans ce fauteuil on va le mettre,
Mais il ne court aucun danger.

Le chœur reprend ces deux vers.

Eh bien ! Gaillard !

GAILLARD.

Eh bien ! notre revue ?
Sera je crois d’un merveilleux effet.
Métamorphose et changement à vue
Trappe, décors, costumes, tout est prêt.

ALBERT.

Ma charmante amie,
Pourquoi cet effroi ?
Ayez je vous prie
Confiance en moi.

GAILLARD.

Au siècle où nous sommes,
Il paraît qu’il faut
Pour trouver des hommes
Les chercher là haut.

CHŒUR.

La bonne aventure !
Voyez son allure,
C’est impayable
C’est admirable !
Quoi par un miracle !
Sans trouver d’obstacle,
L’aréonaute
Dont je prends note,
Va faire en donnant un voyage aussi long
Et prend un fauteuil en guise de ballon.

Pendant ce morceau, on aura placé Galuchat dans le fauteuil à la place de Gaillard. Sur un signal d’Albert le fauteuil s’enlèvera ; la toile tombera : tableau général.

 

 

1856 DANS LA LUNE

 

Le théâtre représente des rochers.

 

 

Scène première

 

GALUCHAT, endormi, GAILLARD, HABITANTS et HABITANTES de la Lune

 

CHŒUR.

Air : Bon Dieu bon Dieu, pour un vieillard.

Chantons en chœur, crions vivat !
C’est un savant qui vient de France.
Honneur ! honneur ! à la science !
Honneur, et gloire à Galuchat !

GALUCHAT, se réveillant.

Hein !... Quoi !... juste ciel !... où suis-je ?

Il se frotte les yeux.

Ah ! mon Dieu ! je rêve, il n’est pas possible... Galuchat ! Galuchat ! comment, vous savez mon nom !

GAILLARD.

Le nom d’un savait tel que vous n’est ignoré nulle part ; pas même dans la lune.

GALUCHAT.

Hein ! permettez, permettez, n’avez-vous pas dit que j’étais connu dans la lune ?

GAILLARD.

Certainement, y seriez-vous sans cela ?

GALUCHAT.

Je suis dans la lune ?...

GAILLARD.

Faites donc l’étonné, comme si vous ne connaissiez pas un astre qui fut l’objet de vos plus sublimes découvertes.

GALUCHAT.

Il serait possible !... effectivement... ces hommes !... ces rochers !... cet autre atmosphère !... ô bonheur ineffable ! et par quel hasard ?...

GAILLARD.

Nous apprîmes vos recherches... votre travail, votre culte pour notre planète.

GALUCHAT.

Ah ! vous pouvez dire : mon amour, ma passion, ma frénésie...

GAILLARD.

Nous devions une récompense à vos scientifiques travaux, et nous avons pensé que la plus belle à vous offrir était de vous élever jusqu’à nous.

GALUCHAT.

Ah ! croyez que ma reconnaissance... mais par quel moyen ?...

GAILLARD.

Vous saurez d’abord que tous les ans à pareille époque, c’est à dire au dernier jour de votre année, nous recevons ici tout ce qui a mérité l’attention de votre globe.

GALUCHAT.

Comment, vous recevez ici les nouveautés de la terre ?

GAILLARD.

Vous êtes surpris, je le vois ; mais avant peu vous le serez bien davantage, car c’est aujourd’hui jour de grande réception, et si vous voulez assister...

GALUCHAT.

Non ! merci ! je n’ai jamais voulu connaître aucune de nos productions terrestres. Je préfère parcourir avec vous ces régions nouvelles ; je veux admirer ces vallées, ces volcans éteints, ce lac de la mort dont Herschel nous a fait une si belle description.

GAILLARD.

Dans huit jours, vous pourrez à votre aise admirer tout ce que notre monde renferme de surprenant ; mais jusque-là, vous ne sortirez pas d’ici... ce n’est qu’après huit jours d’épreuves, qu’on permet aux habitants de la terre l’entrée de nos vastes royaumes.

GALUCHAT.

Huit jours d’épreuves ! mais c’est un siècle...

GAILLARD.

Retirez-vous, habitants de la lune, chargé par le grand maître de faire un noble choix parmi les nouveautés terrestres de 1836, c’est à moi seul qu’il appartient de les recevoir ici.

CHŒUR.

Air.

Joyeux habitants
De ces vallons charmants,
Il faut obéir au grand maître.
On nous montrera
Tous ces prodiges-là ;
Mais il faut les laisser paraître !

GALUCHAT.

Heureux où je suis,
Du monde que je fuis
Chaque nouveauté m’importune ;
Qu’avais-je besoin
De voyager si loin,
Pour les retrouver dans la Lune !

CHŒUR.

Joyeux habitants,
De ces vallons charmants, etc.

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

GALUCHAT, GAILLARD

 

GALUCHAT.

Me direz-vous, au moins, quel prodige, quel miracle peut nous faire franchir une si grande distance ?

GAILLARD.

Rien de plus facile à vous expliquer... vous saurez donc que notre globe possède une puissance attractive qui attire au sein des nuages tout ce qui passe les dimensions ordinaires de votre monde.

GALUCHAT.

C’est merveilleux ! c’est prodigieux ! c’est miraculeux !... je marche d’extase en extase.

GAILLARD.

Vous allez en juger par vous même.

Il remonte la scène et sonne trois fois dans une trompe qui pend ci son côté ; au même instant, un grand bruit, semblable à celui de la foudre, se fait entendre ; la terre s’ouvre, et le Recenseur paraît.

 

 

Scène III

 

GALUCHAT, GAILLARD, LE RECENSEUR

 

Le Recenseur porte un registre, des papiers, une plume et un petit encrier.

LE RECENSEUR.

Air.

Votre âge, votre nom,
Votre condition ?
Que j’écrive,
Que je vous inscrive ;
Place sur mon chemin
Car tout le genre humain
Tour à tour passera sous ma main.

Je dois prendre les noms
Des mauvais et des bons,
Des sots et des savants,
Des petits et des grands.

Votre âge, votre nom, etc.

GALUCHAT.

Quel est cet original !

GAILLARD.

Nous allons le savoir.

LE RECENSEUR, à Galuchat.

Comment vous nommez-vous ?

GALUCHAT.

Plaît-il ?

LE RECENSEUR, à Gaillard.

Quel âge avez-vous ?

GAILLARD.

Mais, je vais sur mes huit cent soixante-quinze ans.

LE RECENSEUR.

875. Bel âge.

À Galuchat.

Votre nom ?

GALUCHAT.

Mon nom ? Galuchat.

LE RECENSEUR.

Galu...

GALUCHAT.

Chat...

LE RECENSEUR.

Avez-vous des parents ?

GALUCHAT.

Pourquoi cette question ?

LE RECENSEUR.

Taisez-vous et répondez ?

GALUCHAT.

C’est assez difficile.

GAILLARD.

Mais enfin, vous devez au moins nous dire pour quel motif on nous fait subir cet interrogatoire ?

LE RECENSEUR.

Le motif ?...

Air : C’est à Paris où cuit un dindon... (Du duo de Madame.)

Serions-nous aussi positifs,
Si prompts à conduire une affaire,
S’il fallait donner les motifs
De tout ce que l’on nous voit faire.
Pourquoi tant de réflexions,
Remercions,
Obéissons,
Marchons,
Courons,
Et recensons.

Puisque l’on exige déjà
Nos noms, nos pays, nos demeures ;
Bientôt on nous demandera
Nos ans, nos mois, nos jours, nos heures.
Mais à toutes ces questions :
Remercions,
Obéissons,
Marchons,
Courons,
Et recensons.

Après les hommes de Paris,
Viendront les tigres, les panthères,
Les chiens, les chats et les souris,
Les chameaux et les dromadaires.
Avant les bêtes nous passons.
Remercions,
Obéissons,
Marchons,
Courons,
Et recensons...

GAILLARD.

Je veux être pendu si j’y comprends un mot. Et vous M. Galuchat ?

GALUCHAT.

Mais si je ne me trompe, monsieur doit être un de ces employés chargés dernièrement de faire le recensement de notre population ?

LE RECENSEUR.

C’est cela même, parfaitement compris. – Comment vous nommez-vous ?

GALUCHAT.

Galu... mais je vous l’ai déjà dit.

LE RECENSEUR.

C’est juste !... Ah ! quel métier ! quelle fatigue ! aller, venir, monter, descendre, entrer, s’asseoir, se relever, sortir ; pas un instant de repos, pas un jour de relâche ; le registre sous le bras, la plume en main... questionner, répondre, écrire, écrire encore, répondre toujours, questionner sans cesse !... quel métier ! quelle fatigue !

À Gaillard.

Quel âge avez-vous ?

GAILLARD.

Huit cents...

LE RECENSEUR.

Francs. Non, monsieur, six cents, rien de plus. Comprenez-vous cela ! tant de mal ! tant de peines ! tant de responsabilité pour une si faible somme ! trente mille noms pour six cents francs ! Ah ! confusion, humiliation, hallucination,, abomination ! trente mille noms pour six cents francs ! mais juste ciel ! ce n’est pas un franc par maison, pas un sou par demeure, pas un liard par nom, pas un centime par lettre, pas un denier par point et virgule.

GALUCHAT.

Allons, allons, ne vous chagrinez pas, on finira peut-être par augmenter vos appointements.

LE RECENSEUR.

De quel sexe êtes-vous ?

GALUCHAT.

Est-ce que vous ne voyez pas que je suis du sexe masculin ?

LE RECENSEUR.

Masculin... soit ; je ne veux pas vous contrarier.

GAILLARD.

Ainsi donc, vous agissez sans connaître le but que vos supérieurs se proposent ?

LE RECENSEUR.

Pardonnez-moi. Ce but est éminemment politique, pacifique, scientifique, économique, magnifique et, philanthropique.

Air : Vive la Lithographie.

Il faut bien compter les hommes
Pour chercher leurs intérêts,
Pour savoir combien nous sommes
À quelques centaines près,
Voyez quelle expansion
Gagne à cette invention,
La civilisation
De la population.
En calculant notre nombre,
Par un bonheur sans pareil,
Personne n’est plus à l’ombre,
Tout le monde est au soleil.
On partage les travaux,
On supprime les impôts,
Riches, heureux, frais, dispos,
Nous devenons tous égaux,
Oui même dans notre ville
Ce miracle se verra ;
Rien ne sera plus facile,
Quand à Paris on aura
Des ministres, qui sauront
Les bras qui travailleront,
Les jambes qui marcheront,
Les bouches qui manderont,
À chacun sa récompense,
À chacun son eau, son pain.
À chacun sa jouissance,
Et sa part du grand terrain.
Or, voilà le bon moment,
D’opérer ce changement,
Et notre gouvernement
Ordonne un recensement :
Pour savoir combien nous sommes.
Pour doubler nos intérêts,
Pour enrichir tous les hommes,
À quelques centaines près.

GAILLARD.

Ma foi, mon cher ami, je trouve toutes ces raisons-là fort bonnes ; mais je n’y comprends pas grand’chose : et d’ailleurs il me semble que pour un homme si pressé vous perdez un temps bien précieux.

LE RECENSEUR.

C’est vrai, on m’attend : serviteur... comment vous nommez-vous ? J’y suis... Moustapha, très bien... sans adieu.

Air.

Votre âge votre nom
Votre profession ?
Que j’écrive.
Que je vous inscrive ;
Place sur mon chemin,
Car tout le genre humain
Tour à tour passera sous ma main.

Il sort en courant.

 

 

Scène IV

 

GAILLARD, GALUCHAT, puis LA DUCHESSE DE LA VAUBALIÈRE

 

GALUCHAT.

Quel bavard, j’en ai la tête abîmée... mais silence, voici du nouveau.

La duchesse de la Vaubalière paraît. Elle est habillée en papier. Elle porte sur elle tous les actes qui figurent dans le drame.

LA DUCHESSE.

Air.

Me voilà ! (bis)
J’arrive dans la Lune,
Me voilà !
Je viens-là !
Peur tenter la fortune,
Chacun m’applaudira,
Me voilà !
Me voilà !
Me voilà !
Me voilà !

GALUCHAT.

Tudieu ! quelle jolie personne !

GAILLARD.

Qui donc êtes-vous, ma belle enfant ?

LA DUCHESSE.

Un des beaux succès dramatiques de 1836.

GAILLARD.

Et vous vous nommez ?

LA DUCHESSE.

La Duchesse de la Vaubalière.

GAILLARD.

Permettez... pour un succès il me semble que vous êtes mise assez pauvrement.

LA DUCHESSE.

Que voulez-vous, on ne comptait pas sur moi.

GALUCHAT.

Vous promettiez, cependant ?...

LA DUCHESSE.

Oh ! non ! j’étais si simple, si modeste ; je n’avais pas une seule idée nouvelle, pas la moindre phrase romantique ; te n’avais pour me conduire, pour me protéger dans le monde, qu’un vieux notaire qui ne jurait ni par saint Jacques, ni par saint François.

GALUCHAT.

En conscience, on aurait dû vous soigner davantage, de beaux décors et de jolis costumes ne vous auraient pas rendue moins belle, au contraire.

GAILLARD.

Mais quel est donc ce papier que vous tenez à la main ?

LA DUCHESSE.

Ce papier ? c’est mon contrat de mariage.

GALUCHAT.

Ah !... et celui-ci, oui pend à votre ceinture ?

LA DUCHESSE.

Celui-ci ? c’est mon acte de naissance.

GAILLARD.

Fort bien ! et celui-là qui sort de votre poche ?

LA DUCHESSE.

Celui-là ! c’est mon testament.

GALUCHAT.

À merveille... Et cet autre que je n’avais pas aperçu.

LA DUCHESSE.

C’est la dispense du saint-père ; un parchemin que j’ai fait venir de Rome en quelques minutes.

GALUCHAT.

Diable ! de votre temps on voyageait vite à ce qu’il me paraît... vous n’aviez pourtant pas encore de chemins de fer ?

GAILLARD.

Ah ça, mais, regardez donc M. Galuchat, examinez donc ce coutume ?

GALUCHAT.

Tiens ! c’est encore du papier ! vous en avez donc un magasin ?

LA DUCHESSE.

Ne faites pas attention, ce sont toutes les pièces du notariat ; des papiers de famille indispensables à mon dénouement. Ne faut-il pas de la clarté dans un ouvrage ?

GAILLARD.

Oui, sans doute... mais vous conviendrez que recourir toujours au notariat... ne jamais sortir des actes de naissance, des contrats de mariage et des extraits mortuaires, c’est un pauvre moyen.

LA DUCHESSE.

À qui le dites-vous ? j’ai mes défauts, je ne les cache pas, on les connaît : mais on leur pardonne, parce que j’ai deux grandes qualités : le don de plaire et plus de cent représentations. Après cela examinez mon style, remarquez me imperfections, blâmez les ; critiquez-moi, rien ne pourra m’atteindre, et vous ne m’empêcherez pas de répéter avec orgueil :

Air : L’or est une chimère. (De Robert le Diable.)

Oui je suis la Vaubalière,
Je captive sans efforts,
Et j’ai trouver l’art de plaire
Sans costume, ni décors.

Innocente et modeste,
Le public a su m’honorer,
De mon succès j’atteste
Les beaux yeux que j’ai fait pleurer
Oui je suis, etc.

L’intérêt a des charmes,
Que rien ne remplace à présent.
Quand les yeux ont des larmes
Toujours la caisse a de l’argent.
Oui je suis, etc.

Elle sort.

 

 

Scène V

 

GALUCHAT, GAILLARD

 

GALUCHAT.

Tout ce que je vois me semble un rêve, et je serais le plus heureux des hommes, si le souvenir de ma nièce... Cette pauvre Clotilde ; que doit-elle peser ?

On entend le bruit d’une chaise de poste et le fouet d’un postillon.

GAILLARD.

Attention ! M. Galuchat !... Je vous annonce un nouveau personnage.

GALUCHAT.

Quel est ce bruit ?

 

 

Scène VI

 

GALUCHAT, GAILLARD, LE POSTILLON DE LONGJUMEAU, ALBERT, CLOTILDE, HABITANS et HABITANTES de la Lune

 

LE POSTILLON, dans la coulisse.

Air : Clic et clac.

Clic et clac et roule, roule, roule,
Voyageons gaiement,
Traversons vivement
La foule.
Clic et clac et roule, roule, roule,
Qu’on me donne accès,
Je viens annoncer un succès.
Lorsqu’en route il faut se mettre,
Pour égayer le trajet,
Heureux qui peut se permettre
De faire claquer son fouet.
Clic et clac, roule, roule, etc.

GALUCHAT.

À la bonne heure ; du moins celui-ci ne craint pas de s’annoncer.

Le postillon entre.

GAILLARD.

Vive Dieu ! le gentil postillon !... Il me tarde de savoir...

LE POSTILLON.

Qui je suis ? rien de plus facile a vous expliquer. Tel que vous me voyez, en culotte de velours, en bas de soie, et mon bouquet au côté, je suis un pauvre postillon.

GAILLARD.

Pour un pauvre postillon, votre costume est bien riche.

LE POSTILLON.

Si vous vous arrêtez à mon premier contresens, nous n’en finirons pas. Sachez qu’à l’Opéra-Comique on ne s’offense pas des invraisemblances.

GAILLARD.

Qu’est ce que c’est que l’Opéra-Comique ?

LE POSTILLON.

Une pauvre voiture qui a versé bien souvent et qui, victime de la maladresse de quelques-uns de ses conducteurs ne se serait plus relevée satis doute, si le Postillon de Longjumeau n’était venu la retirer de l’ornière où plusieurs chûtes l’avaient embourbée.

GALUCHAT.

Et c’est vous qui êtes le postillon de Longjumeau ?

LE POSTILLON.

Oui, monsieur : et je m’en fais gloire.

Air : Aumônier du régiment.

Postillon de Longjumeau
Mon succès est nouveau,
Chacun me trouve beau.
Postillon de Longjumeau,
Ah ! bravo !
Bravo ! bravissimo !

C’est à l’Opéra-Comique
Que la foule vient me voir.
Une excellente musique,
M’accompagne chaque soir.
Oui, c’est là qu’on me fête,
C’est là qu’avec intérêt
Tout un parterre répète,
En admirant Chollet :

Postillon de Longjumeau,
Qu’il est bien ! qu’il est beau !
Quelle voix !... ah ! bravo !
Postillon de Longjumeau
Qu’il est beau !
Bravo ! bravissimo !

Cette musique nouvelle
N’est pas du grand Rossini ;
Non, mais elle nous rappelle
La muette de Portici
La divine harmonie
Comble nos vœux les plus doux ;
Sans aller en Italie
Nous la trouvons chez nous.

Postillon de Longjumeau
Que c’est bien ! que c’est beau !
Quel chef-d’œuvre nouveau !
Postillon de Longjumeau
Ah ! bravo !
Bravo ! bravissimo !

GAILLARD.

Soyez le bienvenu et puisqu’il s’agit d’un opéra comique, vous ne refuserez pas, je l’espère, de nous faire entendre quelque morceau de votre brillante partition ?

LE POSTILLON.

Qu’à cela ne tienne.

Ici le postillon chante les trois couplets de l’Opéra du Postillon de Longjumeau, chantés au théâtre de l’Opéra-Comique par M. Chollet.

GAILLARD.

Très bien ! très bien ! mais vous devez avoir besoin de repos ; veuillez aller rejoindre quelques compatriotes qui, comme vous, sont venus nous visiter.

LE POSTILLON.

Avec plaisir.

Il sort en chantant le refrain.

Clic et clac, et roule, etc.

 

 

Scène VII

 

GALUCHAT, GAILLARD, ALBERT, CLOTILDE

 

GALUCHAT.

Ma bonne petite Clotilde, dis-moi donc comment il se fait...

GAILLARD.

M. Galuchat, voue n’avez pas obtenu la faveur insigne de venir dans la lune pour y parler d’affaires de famille. Veuillez, je vous prie, ne pas interrompre nos opérations.

GALUCHAT.

C’est juste, c’est juste, tu me diras cela plus tard, ma petite.

On entend la ritournelle de l’air suivant.

 

 

Scène VIII

 

GALUCHAT, GAILLARD, ALBERT, CLOTILDE, LE SECOND THÉÂTRE-FRANÇAIS

 

LE SECOND THÉÂTRE-FRANÇAIS.

Air.

Place au second théâtre
Français,
Chez moi l’on ne folâtre
Jamais.
Mon langage est bien tendre
Je crois.
Parvenir à le rendre
Chinois.

GALUCHAT.

Vive Dieu ! quel petit luron. Parlez, mou jeune ami, dites nous qui vous êtes.

LE SECOND THÉÂTRE-FRANÇAIS.

Je suis le second Théâtre-Français.

GAILLARD.

Comment, l’Odéon.

LE SECOND THÉÂTRE-FRANÇAIS.

Voulez-vous bien vous taire... l’Odéon, c’était un vieux pédant, une vieille perruque, un vieux rococo.

GALUCHAT.

Vraiment ?...

LE SECOND TRÉATRE-FRANÇAIS.

C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire... quant à moi, c’est différent, je suis tout jeune, tout gentil, tout mignon ; je marche sans bourrelet, sans lisières ; j’ai mes grosses dents et mon privilège.

GALUCHAT.

Ah ! vous avez un privilège.

LE SECOND THÉATRE-FRANÇAIS.

Oui, mais je n’ai pas encore de théâtre.

GALUCHAT.

En vérité !...

LE SECOND THÉÂTRE-FRANÇAIS.

Oh ! il ne manque plus que deux petits millions pour en avoir un.

GALUCHAT.

Deux millions !... peste !

GAILLARD.

Et sur quel emplacement le feriez-vous bâtir ?

LE SECOND THÉÂTRE-FRANÇAIS.

D’abord je voulais m’établir aux bains Chinois.

GALUCHAT.

Chinois.

LE SECOND THÉÂTRE-FRANÇAIS.

Ensuite par économie, je m’étais décidé pour le Théâtre-Nautique

GALUCHAT.

Le Théâtre-Nautique, les bains Chinois, mais c’était une affaire tombée dans l’eau.

LE SECOND THÉÂTRE-FRANÇAIS.

Aussi, je viens de me fixer au Bazar.

TOUS.

Au Bazar.

Air : À la papa.

Messieurs, cette affaire-là
Est une excellente affaire :
À mon théâtre on viendra.
Le public qu’on y verra,
S’amusera,
Et d’occasion
Quand je l’aurai fait faire,
On ira par ton
Comme on allait dit-on
À l’Odéon
À l’Odéon,
À l’Odéon.

GALUCHAT.

Eh bien, voilà tout ce qu’il avait à nous dire !...

GAILLARD.

Ma foi, si c’est un de vos plus grands théâtres, je ne sais pas trop que penser des autres.

GALUCHAT.

Qui sait ?... peut-être les petits sont-ils plus intéressants... et, tenez, voici précisément quelque chose qui nous arrive... nous allons pouvoir nous informer...

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, HÉLOÏSE, ABEILARD

 

Musique, timbales. Les deux amants sont vêtus comme à la fin du drame de l’Ambigu. Ils entrent par le fond.

GAILLARD.

Quels sont ces deux jeunes gens ?

GALUCHAT.

Quel air tendre et passionné...

CLOTILDE.

Ce sont deux amans, j’en suis sûr.

ABEILARD.

Viens, mon Héloïse... encore un pas, encore un mot et nous pourrons dormir en paix.

GAILLARD, à Abeilard.

Grand Dieu !... ce langage ! courez-vous quelque danger ?

HÉLOÏSE.

Des dangers !... oh ! non, plus maintenant... Hélas ! victime du plus tendre amour, nés dans un temps où l’on prêchait l’ignorance, où l’on proscrivait la pensée, où le cloître était une sainte prison... un noir tombeau... Oh ! oui, nous avons bien souffert... Et les cœurs aimants palpitent encore au souvenir d’Abeilard et d’Héloïse.

GALUCHAT.

Héloïse ! Abeilard !... quoi ! vous feriez ?

ABEILARD.

Deux amants proscrits, malheureux... séparés au 12e siècle ; mais assez vengés maintenant... si vous aviez vu cette année combien nos malheurs ont fait verser de tyrans... comme on a maudit nos tyrans... Ah ! c’est qu’aujourd’hui un poète ne serait pas impunément persécuté par des barbares ; on ne livrerait pas son œuvre aux mains du bourreau, aujourd’hui le trône et l’église ne pourraient plus s’appuyer sur l’ignorance du peuple... Aujourd’hui, le peuple écoute, il comprend, il tressaille quand on lui parle de gloire et de liberté.

HÉLOÏSE.

N’est-ce pas que nous avons bien fait de secouer la poussière des tombeaux, et de changer, aux yeux du public, quelques pages d’une si vieille histoire ?

ALBERT.

D’autant plus que monsieur avait à se plaindre de ces quelques pages.

Air : Bâtir sur les terres.

L’histoire a parlé des malheurs
Et d’Abeilard et d’Héloïse ;
Mais l’histoire, quoiqu’on en dise,
Est sujette à bien des erreurs,
Or, la sienne nous scandalise,
Nous scandalise.
Les historiens ont voulu
Trop ridiculiser sa gloire,
Mais on lui rend à l’Ambigu
Ce qui lui manque dans l’histoire.

GALUCHAT.

Ils ont eu raison... et je comprends, grâce à leur talent, l’effet que vous ayez dû produire.

HÉLOÏSE.

Ah ! si vous nous aviez vus !... non, jamais Paul et Virginie, Angélique et Médor, Pyrame et Thisbé, Célestine et Faldoni, jamais amants n’ont eu le succès d’Héloïse et d’Abeilard.

GAILLARD.

Et c’est à l’Ambigu que vous avez été représentés ?... qu’est-ce que c’est donc que l’Ambigu ?...

HÉLOÏSE.

Air : contredanse de la Hullin.

C’est un théâtre qui, je crois,
Connaît le goût de son parterre,
Un théâtre où l’on cherche à plaire,
Où l’on y parvient quelquefois.
L’ouvrier, qui l’idolâtre,
Y vient oublier l’ennui.
Du peuple c’est le théâtre,
On y travaille pour lui.
Et, s’il n’est point exempt d’erreurs,
Du moins il fait preuve de zèle,
Et dans chaque pièce nouvelle
Il cherche à parler à nos cœurs :
Dans le Royaume des Femmes
Il nous a conduits déjà,
Et demandez si les dames
Aiment ce royaume-là !
De Glenarvon un séducteur
Ose déshonorer la mère ;
Puis un fripon millionnaire
Poursuit la fille du Facteur ;
Mais en dépit de leurs trames,
On sait bien que la vertu
Doit, dans tous les mélodrames,
Triompher à l’Ambigu.
La vertu !... certes c’est fort beau,
Mais le public ne l’aime guères,
Quand il voit nos Pensionnaires
Dans leur jardin de Montereau.
Nous charmons par nos spectacles
Et J’esprit et le regard ;
On se souvient des miracles
Du Festin de Balthazar.
Le Juif-Errant longtemps aussi,
Fut l’objet de notre louange,
Quand il marchait chassé par l’ange,
La foule courait après lui.
Que faut-il que je vous dise ?
Dois-je vous parler encor
D’Abeilard et d’Héloïse,
De Nabuchodonosor ?...
Non ! car il est temps d’achever...
Pourtant j’oubliais quelque chose :
Il est un but qu’il se propose
Et que chacun doit approuver...
Il veut monter mainte pièce
Pour mériter maint succès,
Enfin travailler sans cesse,
Ne se reposer jamais.
Plus son courage sera grand,
Moins ses victoires seront vaines ;
Il sera payé de ses peines
Quand le public sera content.

ABEILARD.

Allons, mon Héloïse, encore un mot, encore un pas, et nous pourrons dormir en paix.

Les timbales se font en tendre à l’orchestre et les accompagnent jusqu’à leur sortie, à peine ont-ils disparus qu’une musique joyeuse annonce l’arrivée du Siècle et de la Presse.

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, LA PRESSE et LE SIÈCLE

 

La Presse est représentée par une jeune fille ayant sur la tête un bonnet de papier comme les imprimeurs ; le Siècle est joué par un enfant dont tout te costume est en urgent.

Air : Je la tiens (de la Fille de Dominique).

Respectez,
Achetez
Le Siècle et la Presse ;
Qu’on s’empresse
À l’instant,
Tout l’univers nous attend.

LE SIÈCLE.

Je suis le Siècle d’argent.

LA PRESSE.

Je suis la Presse.

LE SIÈCLE.

Et vraiment
Nous donnons tous nos talents...

LA PRESSE.

Pour quarante francs.

ENSEMBLE.

Respectez, etc.

GAILLARD, à la Presse.

Eh ! mais, je ne me trompe pas ; c’est vous qui depuis six ans m’avez six fois à pareille époque apporté des nouvelles de votre révolution ?... oh ! je vous reconnais parfaitement ; vous êtes la Presse de 1830 ?

LA PRESSE.

Non pas, je suis celle de 1836.

GALUCHAT.

Est-ce que ce n’est pas la même chose ?

LA PRESSE.

Non vraiment, la Presse de 1830 malgré son penchant pour la démocratie ne s’adressait qu’aux personnes riches, elle parlait du peuple à des gens qui ne la comprenaient, et qui avaient intérêt à ne la pas comprendre, moi je m’adresse à la classe ouvrière, je livre mon esprit aux personnes indigentes ; je distribue mes bienfaits dans la rue.

GAILLARD.

Ce n’est pas beau, permettez-moi de vous dire que le métier que vous faites-là n’est guères propre à vous attirer l’estime, à vous donner de la considération.

LA PRESSE.

Au contraire, ne vivons-nous pas à une époque de popularité. Conspiration, révolution, réputation, tout s’est fait dans la rue, c’est de là que sont sortis beaucoup de nos grands hommes et qui sait, peut-être quelques-unes de nos grandes dames, enfin si quelqu’un cherche à me blâmer, je n’aurai que ces mots à lui répondre : je marche avec le Siècle.

GALUCHAT.

Le siècle ! est-ce que ce serait ce petit bambin qui vous accompagne ?

LE SIÈCLE.

Bambin ! bambin ! 1800 bambin !

Air.

Je suis petit, mais qu’importe,
J’ai fait du bien et du mal,
Je me trouve de la sorte
Assez grand pour un journal.
Je ne fais que de paraître,
Mais je ne suis pas nouveau,
Les vieux soldats m’ont vu naitre
Dans les champs de Marengo.

LA PRESSE.

Mais hélas ! (bis)
Le Siècle ne grandit pas.

LE SIÈCLE.

Longtemps au milieu des guerres,
Je fus un siècle vaillant ;
Puis un siècle de lumières,
Enfin un siècle d’argent.
Spéculateur en démence,
J’ai vendu tous mes talents,
J’ai vendu jusqu’à la France
Et moi-même je me vends.

LA PRESSE.

Mais hélas ! (bis)
Le Siècle ne grandit pas.

LE SIÈCLE.

Ah ! regardez-nous et dites franchement
Si nous valons bien quarante francs par an.

ENSEMBLE.

C’est charmant, (bis)
Tout est bon marché vraiment.
C’est charmant, (bis)
Rien n’est trop cher à présent.

LE SIÈCLE.

Si vous voulez de mes prospectus, en voici.

LA PRESSE.

Par la même occasion, je vous offrirai les miens.

GALUCHAT, après avoir lu.

Que vois-je ! vous vous donnez au même prix ?

LA PRESSE.

Ne sommes nous pas d’un mérite égal, la Presse ne peut marcher qu’avec le Siècle et le Siècle ne marcherait pas sans la Presse, nous nous prêtons un mutuel appui ; nous nous défendons ensemble contre toutes les idées subversives ; à nous deux, nous résumons les progrès de chaque année. La Presse, le Siècle, le Siècle et la Presse, il n’est pas de chose plus belle, de mots plus sonores, plus ronflants plus magnifiques et moins chers.

Air : des Comédiens. (De Miller.)

Je suis la Presse et c’est avec mes armes
Que j’ai toujours protégé les Français,
Venez, amants de mes pudiques charmes,
À juste prix j’accorde mes bienfaits ;
Souvenez-vous des préjugés antiques,
Souvenez-vous de ces vieux temps passés,
De ces abus, de ces droits despotiques,
Par mes efforts, méconnus, effacés ;
Souvenez-vous que sans respect naguère
Trois cotillons ont gouverné l’état ;
Souvenez-vous de ces jours de misère
Où le vassal était serf et soldat.
Vous le savez, la France était bien sombre,
Notre Paris n’était qu’un noir tombeau,
Et tout un peuple allait mourir dans l’ombre,
Quand de la presse apparut le flambeau ;
Et ce flambeau qui brillait à la ronde
Fut un soleil qui vous montra vos droits ;
De sa lumière il éclairait-le monde,
De ses layons il aveuglait les rois.
Et cependant j’étais encor si fière
Que je craignais de me mésallier,
Je parlais bien pour là classe ouvrière,
Mais je fuyais le toit de l’ouvrier.
Je me donnais à prix d’or au plus riche
Que mon langage offensait bien souvent ;
Vous me voyez moins bégueule et moins chiche,
Au peuple seul j’appartiens maintenant.
Pour le servir, je fais preuve de zèle,
À lui mon cœur, ma tendresse et ma foi ;
Je ne suis pas une amante infidèle,
Quand je me donne, on peut compter sur moi.
J’ai, dans ses rangs, propagé mes lumières,
Je l’ai guidé, mes travaux l’ont instruit,
Et, si sa main brisa les réverbères,
C’est qu’il vit clair au milieu de la nuit.
Et toi, beau Siècle, entends ma voix sonore,
Toujours enfant, tu restes en chemin,
Allons, courage, il faut marcher encore,
Viens, suis mes pas, je te prends par la main.
Je suis la Presse, et c’est avec mes armes
Que j’ai toujours protégé les Français,
Venez, amants de mes pudiques charmes,
A juste prit j’accorde mes bienfaits.

Elle sort en traînant le Siècle après elle.

 

 

Scène XI

 

GALUCHAT, GAILLARD, ALBERT, CLOTILDE, HABITANTS de la Lune, UN ÉGYPTIEN, LE LUXOR

 

GALUCHAT.

Tudieu ! quelle gaillarde !... ce pauvre Siècle aura toutes les peines du monde à la suivre.

On frappe sous le théâtre.

ALBERT.

Quel est ce bruit ?

CLOTILDE.

Oh ! mon Dieu ! on dirait un tremblement de terre.

GAILLARD.

Vous voulez dire un tremblement de lune !

GALUCHAT.

Qu’est-ce encore ?

GAILLARD.

Nous allons le savoir.

Il va ouvrir une trappe.

GALUCHAT.

Que faites vous donc ?

GAILLARD.

Oh ! oh ! qu’est-ce que c’est que cela ?

L’Obélisque paraît.

CLOTILDE.

Regardez donc, mon oncle ?

GALUCHAT.

Quel monument gigantesque !

GAILLARD.

Eh ! vite et vite appelons tous les lunatiques.

Il sonne dans sa trompe, les lunatiques paraissent.

CHŒUR.

Air.

On nous annonce au son du cor
Quelque chose à connaître
Mais peut-être
Qu’ils sont d’accord
Pour nous tromper encor.

L’ÉGYPTIEN.

En moi vous voyez un trésor
Qui courut plus d’un risque,
C’est l’obélisque
De Luxor ;
Je vaux mon pesant d’or !

CHŒUR.

On nous annonce au son du cor, etc.

GAILLARD.

De grâce, veuillez nous dire, quelle est cette merveille ?

L’ÉGYPTIEN.

Je suis l’Obélisque de Luxor, chef-d’œuvre des Égyptiens, je suis un des deux Obélisques qui annonçaient l’entrée de l’ancienne Thèbes, remplacée aujourd’hui par le village de Luxor, monolithe dont la hauteur est de 72 pieds et pèse 460 milliers ; je porte aussi le nom d’aiguille de Cléopâtre.

CLOTILDE.

Ah ! quelle aiguille !

L’ÉGYPTIEN.

Air : Un homme pour faire un tableau.

Oui, j’ai soixante-douze pieds.

CLOTILDE.

Est-il donc une seule fille
Dont les doigts assez déliés
Puissent manier cette aiguille !
Si Cléopâtre se servait
D’une aiguille si monstrueuse,
Cette Cléopâtre faisait,
Une fameuse tricoteuse.

Et d’où vient qu’on a été la chercher si loin ?

L’ÉGYPTIEN.

Je suis un cadeau du pacha d’Égypte.

GAILLARD.

C’est très magnifique de sa part.

L’ÉGYPTIEN.

Je reviens, mis en place, à plus d’un million de francs.

GAILLARD.

Vous coûtez plus d’un million ! ah ! ça entendons-nous ; vous avez d’abord dit que vous étiez un cadeau, maintenant vous dites, je reviens à plus d’un million ! ça n’est pas clair !

L’ÉGYPTIEN.

Oui, pour le port, l’apport, le transport, les supports, etc. etc. etc. dam’, un Obélisque ne peut pas s’envoyer sous enveloppe par la petite poste comme un poulet d’amour.

GALUCHAT.

Merci des cadeaux qui coûtent des millions.

ALBERT.

Permettez, monsieur, à vous entendre on dirait que vous n’avez pas de goût pour les monuments révérés de l’antiquité. Vous ne mettez pas en ligne de compte le bien que l’arrivée de l’obélisque a fait à Paris, le nombre d’ouvriers qu’il a fallu employer. N’est-il pas curieux et surprenant d’admirer à Paris les merveilles de l’Égypte ! et quels glorieux souvenirs cet obélisque ne réveille-t-il pas dans le cœur de tous les Français.

GAILLARD.

Et où est placé ce cher monument ?

ALBERT.

Sur la place Louis XV ; non, sur la place de la Révolution ; je me trompe, sur la place de la Concorde.

GAILLARD.

Comment ? il est mis sur trois places à la fois ?

GALUCHAT.

Du tout ; il faut que vous sachiez que tous ces noms appartiennent à la même place.

GAILLARD.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

ALBERT.

Air : Vaudeville de l’Écu de six francs.

Cette place est en harmonie
Avec l’esprit d’un certain temps,
Changer était une manie ;
On changeait de gouvernements
Comme on changeait d’habillements.
Le canon grondant aux barrières,
Changeait la constitution,
Et les places changeaient de nom
Comme nous changions de bannières.

GAILLARD, regardant l’obélisque.

En vérité je ne me lasse pas d’admirer...

À l’Égyptien.

Mais vous devez avoir besoin de repos...

Aux habitants de la lune.

Qu’on lasse rafraîchir l’aiguille.

CHŒUR.

Air : De lu belle Azélie (du Calife).

Tout ce qui brille en France,
On le voit n’est pas or.
Quelle magnificence
Chantons : Gloire au Luxor !

GALUCHAT.

Plus d’un fier Anglais bisque,
Car en France on n’a pas
Élevé d’obélisque
Aussi haut que Lebas.

CHŒUR.

Tout ce qui brille en France, etc.

 

 

Scène XII

 

GALUCHAT, GAILLARD, ALBERT, CLOTILDE, peu après LE GAMIN DE PARIS

 

On entend chanter les premières paroles du couplet suivant.

GAILLARD.

Qu’est-ce qui nous vient-là ?

LE GAMIN.

Il est vêtu d’une blouse, porte une casquette ; il a une toupie dans sa poche.

Air de la légère.

Mauvais’ tête,
Cœur honnête,
Des soucis
J’ ris
Comm’ d’un’ fête ;
Qui m’embête
Trouve prête
Ma main,
J’ suis
L’ gamin
D’ Paris.
J’ suis queuqu’ fois ben amusant,
J’offre un mélange assez drôle,
En gamin’ri’s j’ fais école,
Après, j’ fais du sentiment.
J’ parle, j’agis comme un môme,
Cinq minutes après voilà
Que j’ vous raisonne comme un homme
Qui tout’ sa vie n’a fait qu’ça.

GAILLARD.

Veuillez nous dire...

LE GAMIN.

Mauvais’ tête
Cœur honnête, etc.

GALUCHAT.

C’est fort bien, mais...

LE GAMIN.

Le gamin est bien connu,
Je suis sûr que dans la ville
On n’en trouv’rait pas par mille
Qui n’ diraient : J’ l’ai vu, j’ l’ai vu !
Malgré mes torts, mes bamboches,
Dans l’ monde j’ fis tant d’effet,
Qu’ mon père en tâtant ses poches
Dit que j’ fus un bon sujet !

GAILLARD.

Tout cela est fort bien, cependant...

LE GAMIN.

Mauvaise tête,
Cœur honnête, etc.

GALUCHAT.

À la fin, jeune homme, nous répondrez-vous ?

LE GAMIN.

Ah ! ces balles !... bonjour messieurs.

GAILLARD.

Qui êtes-vous ? que voulez-vous ?

LE GAMIN.

Qui j’suis, Mistigris ? J’suis Jean, Pierre, Paul, Jacques ou François ; j’c’que j’veux, mon vieux ? j’veux qu’on m’admire.

GAILLARD.

Vous n’êtes pourtant pas trop bien costumé.

LE GAMIN.

Vous dites, l’enrhumé ?

GAILLARD.

Je dis qu’avant de vous accorder des louanges, que vous méritez sans doute, il faudrait au moins savoir à qui nous avons l’honneur de parler.

LE GAMIN.

A-t-il l’air ficelé, l’homme ailé, on dirait qu’il va s’envoler.

GAILLARD.

Ah ! ce sont mes ailes qui vous étonnent, on ne vole pas dans votre monde.

LE GAMIN.

On n’ose pas ; excusez ; on ne fait que ça.

GAILLARD.

Enfin, dites-nous qui vous êtes ?

LE GAMIN.

Je suis une production littéraire.

GALUCHAT.

Vous ?

LE GAMIN.

Oui, moi, et pas la plus mauvaise de cette année encore.

GALUCHAT.

Cependant votre langage...

LE GAMIN.

C’est la littérature de 1836. 200 représentations, rien qu’ça.

GAILLARD.

Et vous vous nommez ?

LE GAMIN.

Le gamin de Paris.

GAILLARD.

Mais enfin, vous devez avoir un but que je ne saisis pas encore.

LE GAMIN.

Mon but, le voilà. Amuser par ma gaieté, plaire par mon bon cœur, égayer les hommes, intéresser les dames, et jouer à la toupie.

Il jette la toupie sur le théâtre.

GAILLARD.

À merveille ! et comment vous y prenez-vous ?

LE GAMIN.

D’abord, je fais des niches à toutes les personnes que je rencontre, j’assomme les uns, j’estropie les autres, je démolie à moi seul le quart de la population. Ensuite je fais un tas de belles choses, je repêche un enfant, je venge ma sœur, mais c’est pas tout ça qui charme en moi, c’qui fait qu’on m’admire et qu’on m’adore. C’est que je suis un enfant de Paris et que je parle à tous le langage des faubourgs, asile accoutumé des amours et des ris, des étudiants et des grisettes, des rentiers et des pommes de terre frites.

Air : Ça viendra. (Les Poletais.)

Mes amis, (bis)
Quel pays !
Ô ma capitale,
Rien ne t’égale !
Mes amis, (bis)
Quel pays !
Gloire à mon Paris !
C’est mon paradis.

Où trouverai-je ailleurs
De plus tendres cœurs,
Des maris meilleurs,
Des agioteurs,
Des solliciteurs,
Des escamoteurs,
Des parvenus grands seigneurs.

On y voit la Cité,
L’Université,
Le Mont-de-Piété,
Mainte faculté ;
La Maternité,
L’ bureau d’ charité,
La municipalité.

Avec des bons gendarmes que j’révère, mais dont je n’use pas pour mes plaisirs particuliers. Mon Paris ! mais c’est le séjour enchanteur de tout ce que la nature a produit d’agréable dans ses moyens de distraction. Vous y trouvez toutes les merveilles du monde, toutes les beautés du globe et tous les rafraîchissements de l’univers.

Mes amis ! (bis)
Quel pays,
Ô ma capitale, etc.

Le théâtre est parfait,
Là plus de méfait,
Plus de noir forfait,
Le beau seul nous plaît :
Pour preuve du fait,
Voyez quel effet,
Chez nous les Bédouins ont fait.
Nos directeurs encor
Prennent leur essor
Vers des mines d’or.
C’ n’est plus Almanzor,
Le corrégidor,
Zémire et Azor,
C’est Nabuchodonosor.

Dieu de Dieu ! qu’c’est beau ! fait voir l‘écriture sainte à l’Ambigu-Comique, avec des décors et des costumes neufs ; c’est ça qu’est édifiant !... Mais bah ! c’n’est rien encore auprès de la Comédie-Française !... ah ! si vous aviez vu Marie, c’te vertueuse Marie, c’t’excellente Marie. Oui, excellente ! car c’est mamzelle Mars qui joue, ça ; et mamzelle Mars, voyez-vous, c’est un prodige qui n’se trouve qu’à Paris, rue d’Richelieu, n°... je n’sais pas combien. Faut l’admirer en fille, en femme, en mère ; jeune ou vieille, pauvre ou riche, toujours belle, toujours bonne, toujours un chef-d’œuvre de l’art, un miracle de la nature !

Mes amis, (bis)
Quel pays, etc.
J’y vois des gens connus,
J’y vois des intrus,
Des gueux, des crésus,
J’y vois des vertus,
J’y vois des... motus,
Des coucous, des omnibus.

J’y vois des chiens savants.
Des bons vivants,
Morts depuis cent ans,
Mille charlatans,
Des bonnes d’enfants,
De gros éléphants,
Enfin des orangs-outangs.

C’est à dire, j’en voyais un, mais je ne le vois plus, attendu qu’il est aujourd’hui dans les bras de la faculté, quel drôle de monde que c’monde-là... g’n’y a pas là z’à dire ; un malheureux se trouverait atteint d’une fluxion de poitrine ou de tout autre désagrément plus ou moins incommode, qu’il ne trouverait tant seulement pas quelqu’un pour lui tendre un verre d’eau. Eh ! ben, d’puis qu’monsieur Jack est indisposé par suite de son intempérance et de sa gloutonnerie, y a tous les jours cinq docteurs au chevet de son lit, et cela pourquoi ? parce qu’il nous vient du Brésil, ou de l’Afrique, ou de l’Amérique, ou ben d’autre part. C’est qu’il est à remarquer que nous n’aimons, chez nous, que c’qui vient de loin... un tas d’horreurs tels que les Osages, les Bédouins, les obélisques, les orangs-outangs et autres productions de l’aveugle nature... mais ce léger travers ne m’empêche pas de rendre justice à ma vieille cité, et de répéter toujours avec un nouveau plaisir :

Mes amis, (bis)
Quel pays !
Ô ma capitale,
Rien ne t’égale,
Mes amis ! (bis)
Quel pays !
Gloire à mon Paris !
C’est mon paradis.

GAILLARD.

Quelle chaleur ! quel entraînement vous avez raison, le langage des rues peut être préférable à celui des salons.

LE GAMIN.

Et les cœurs de nos faubouriens ont leur noblesse aussi... car nos gamins ne restent pas toujours jeunes, ils changent avec l’âge, vous allez en juger.

 

 

Scène XIII

 

LES MÊMES, L’ARC-DE-TRIOMPHE, toutes les Nouveautés

 

LE GAMIN.

Air : Non, jamais, jamais.

Le gamin devient soldat,
Fièrement porte la cocarde ;
Lorsqu’il se fait vieux il garde
Les monuments de l’état ;
Le gamin de Paris est toujours bon soldat.

Lorsque, sur la terre étrangère,
Flottait not’ glorieux étendard,
Des victoir’s qui n’ nous manquaient guère,
L’ gamin d’ Paris avait sa part.
Pour s’couer la tyrannie !
Ou le vit accourir ;
Pour l’bonheur de la patrie,
Le gamin sut mourir !

Le gamin devient soldat, etc.

GAILLARD, voyant l’arc-de-triomphe.

Quel est, je vous prie, ce superbe monument ?

LE GAMIN.

C’est l’arc-de-triomphe de l’Étoile, commencé sous l’empereur Napoléon, en mémoire des hauts-faits de ses compagnons de gloire, et terminé en 1836.

GAILLARD.

C’est ainsi que les grands hommes savent s’immortaliser.

LE GAMIN.

L’arc-de-triomphe est une des plus belles pages de notre histoire. Admirez-le, vous ne serez ni le premier, ni le dernier...

Air : de la Colonne.

Chef-d’œuvre de l’art, du génie,
Monument cher aux cœurs français,
Arc triomphal de ma patrie,
Tu rappelles de grands succès,
Des victoires, de grands succès !
Hélas ! du temps la faux cruelle
Détruira ces nobles travaux,
Mais vivront toujours nos héros,
Leur gloire seule est immortelle,
Car leur gloire est une immortelle.

Un jour, pour savoir notre histoire,
Quand viendront nos petits neveux,
Qu’ils voudront connaître l’histoire
Les hauts-faits de leurs bons aïeux,
Soldats aguerris, valeureux.
Loin d’eux ces livresque l’un donne,
Ils s’instruiront en peu d’instants
En admirant deux monuments :
L’arc-de-triomphe et la colonne.

GALUCHAT.

Je n’y tiens plus, je suis un barbare, un vandale, un cannibale !... j’ai méprisé tout ce qui fait le bonheur et la gloire du genre humain... et qu’espérer trouver ailleurs ; quand on voit sur la terre l’industrie, les sciences et les arts faire tant de miracles.

ALBERT.

Ainsi, vous regrettez les chefs-d’œuvre que vous avez méconnus.

GALUCHAT.

Si je les regrette !... mais je donnerais tout ce que je possède pour être encore à même de les admirer.

CLOTILDE.

Eh bien ! mon oncle, soyez satisfait.

GALUCHAT.

Comment ?

ALBERT.

Nous pardonnerez-vous une ruse à laquelle vous allez devoir votre bonheur.

GALUCHAT.

Expliquez-vous.

LE GAMIN.

Pardon, excuse, bourgeois, tout ça, voyez-vous, c’est une farce, une mauvaise bamboche, l’histoire de passer en revue les nouveautés de ce pauvre 1836, ça n’demande pas d’autre explication... Vous êtes enfoncé, c’est convenu, et pourvu que la pièce ne l’ soit pas, c’est tout ce que nous demandons à l’indulgence du public.

 

 

VAUDEVILLE FINAL

 

LE GAMIN

Air vaudeville de Victorine.

Chanter
Et plaisanter
Dans la lune
Est chose commune ;
Le quolibet
Y plaît ;
Mais
Offenser... jamais !
Jamais !

CHŒUR.

Chanter, etc.

LE RECENSEUR.

D’orgueil à l’Opéra,
Le directeur se gonfle,
Il dit : Ce n’est que là
Que la foule viendra.
Nous savons bien ici
Que son orchestre ronfle ;
Mais son public aussi
Ronfle encor mieux que lui.

CHŒUR.

Chanter, etc.

CLOTILDE.

L’omnibus-restaurant,
Espoir gastronomique,
Est, depuis plus d’un an,
Sous son hangar stagnant.
Qu’est-ce donc qu’il attend
Pour rouler sa boutique ?
Il attend... que d’l’argent
Restaur’... le restaurant.

CHŒUR.

Chanter, etc.

ALBERT.

Monsieur Jack alité
Fait répandre des larmes,
On craint pour la santé
De ce singe vanté.
Au temps où nous vivons,
À quoi bon ces alarmes !
Mon Dieu ! dans nos salons,
Nous en retrouverons !

CHŒUR.

Chanter, etc.

LE SIÈCLE.

Lampes à la Carcel,
Gaz au charbon de terre,
Te donnent, cher mortel,
Un jour continuel ;
Comment, lorsqu’à nos yeux
Brille mainte lumière,
S’allument tant de feux,
N’y voyous-nous pas mieux.

CHŒUR.

Chanter, etc.

LE SECOND THÉÂTRE-FRANÇAIS.

J’ai des auteurs consi-
Dérés par le parterre ;
Dumas, Scribe et Casi-
Mir Delavigne aussi.
En dépit des imbro-
Glios qu’ils vont me faire,
Je veux recourir au
Goût de Victor Hugo.

CHŒUR.

Chanter, etc.

GAILLARD.

Grâce au chou colossal
Que chaque journal cite,
Du nouveau végétal
On fera son régal.
Si la poule chez nous
N’est plus dans la marmite !
Il est encor bien doux
D’avoir la soupe aux choux.

CHŒUR.

Chanter, etc.

LA PRESSE.

On entend un grand bruit
Au faubourg Saint-Antoine,
Et l’on croit qu’un esprit
Y revient chaque nuit !
L’esprit serait vraiment
Un fort bon patrimoine,
Car d’esprit maintenant,
Nous manquons bien souvent.

CHŒUR.

Chanter, etc.

LE GAMIN.

Lorsque tout finira,
Pour notre triste engeance,
La lune tombera
Et tout s’effacera.
Ah ! messieurs, s’il vous plaît,
Que chacun de vous pente
À l’effroi qu’on aurait
Si la lune tombait.

Voyez-vous les montagnes, les clochers, les palais, tout le tremblement qui descendrait la garde ! – Patatras ! gare là-dessous !... chouetto !... quel renfoncement !... et c’pauvre Ambigu-Comique, qu’est-ce qu’il deviendrait lui, dans la dégringolade ? – et ces pauvres nouveautés de 1836 ? – Ah ! Dieu de Dieu ! prenez-y garde, messieurs, c’est plus sérieux que vous ne pensez.

Je dois vous l’dire à tous,
La lune
A beaucoup de rancune,
Ainsi protégez-nous,
Car la lune
A les yeux sur vous.

CHŒUR.

Il faut le dire à tous,
La lune, etc.

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