Émile Augier (Hippolyte PARIGOT)


AVIS AU LECTEUR

 

Nous ne voulons pas orner ce petit volume d’une préface, mais seulement le faire précéder d’un avis.

Il nous eût été impossible de le publier tel qu’il est, sous sa forme très simple, qui répond à l’idée première de la Collection, avec des citations nombreuses et appropriées aux différents points de critique que l’auteur y expose, sans la complaisance de M. Calmann-Lévy. Il a bien voulu nous autoriser à choisir et à reproduire, selon notre convenance, plusieurs morceaux du texte complet, dont il est éditeur et reste seul propriétaire.

Cet hommage rendu, il convient aussi de prévenir une question du Lecteur. – Pourquoi dans une Collection de Classiques populaires avoir admis, à peine mort, Émile Augier ? N’est-ce pas devancer le jugement des hommes avec beaucoup d’empressement ? Ou n’y a-t-il point quelque outrecuidance, un peu naïve, à lui décerner un titre prématuré, si non immérité ?

Qu’Émile Augier soit un classique, l’auteur s’est surtout attaché à le montrer. Puisse-t-il avoir fait paraître que ce poète comique en a les qualités, les goûts, et le style. À quel degré ? Cela seul peut faire question, et l’auteur a essayé de le marquer avec quelque netteté.

Classique, Émile Augier l’est dès ses débuts, dès la première position qu’il a prise en face du romantisme ; il l’est aussi par tempérament, par cette sérénité de bon sens et de raison, qui est le fond même du classicisme, par cette gaîté malicieuse sans pessimisme, et l’équilibre parfait de son esprit.

Classique populaire enfin, il l’est – entre autres raisons – pour avoir peint une époque, qui a immédiatement précédé la nôtre, d’où nous sommes nés avec nos vertus, nos travers et nos ridicules, époque bourgeoise s’il en fut ; – et nous n’avancerons pas un paradoxe en observant que dans celle qui suit, et où nous vivons, les destinées de la bourgeoisie occupent singulièrement l’esprit et attirent étrangement les regards de la multitude.

 

Note de l’auteur et des éditeurs.

 

 

PREMIÈRE PARTIE - L’HOMME ET LE DRAMATURGE

 

 

I - Avant-propos

 

Après qu’un peu de terre obtenu par prière

Pour jamais dans la tombe eut enfermé Molière...

 

Il y a des noms qui s’associent d’eux-mêmes sous la plume, par une alliance irrésistible, une naturelle affinité, et, à travers l’intervalle des années, semblent se convier amicalement. Émile Augier n’est point l’égal de Molière ; mais il est son plus fervent et prochain disciple, en notre siècle, et l’on n’écrit point de lui sans songer un peu à son maître. La pensée va de l’un à l’autre sans effort, et saisit le prétexte de ce rapprochement pour concevoir, par comparaison, les différences de leurs destinées et de leur nature.

Après une carrière semée de traverses, remplie de déboires, et illuminée de chefs-d’œuvre, Poquelin est mort presque sur la scène, entre un sourire et une contorsion, luttant jusqu’à la fin pour son théâtre et ses artistes ; il fallut que l’acteur Baron courût à Versailles implorer la protection royale pour les restes de celui qui illustrait son siècle, et avait usé ses forces et sa vie au service du roi et de l’humanité. On l’enterra à petit bruit, presque à la dérobée, sans égard au génie de l’écrivain, dont la gloire était impuissante à réhabiliter la profession. Même en dépit des touchantes anecdotes, qui sont comme une réparation publique de la postérité, il paraît bien que cette gloire ne lui fut pas acquise de son vivant, et qu’une existence de labeurs et de déceptions aboutit à une mort peu entourée, à peine remarquée. Et, comme ce n’était pas assez de ce silence fait autour du cercueil de Molière, on imprima bientôt d’outrageantes épitaphes, et, plus tard encore, un pamphlet odieux, basses œuvres de vengeance posthume, que l’Épître de Boileau n’avait pas découragées.

Notre époque, qui a ses excès, ses travers et ses ridicules, a du moins l’avantage d’être plus douce aux grands hommes. Frivole dans ses illusions, féroce dans ses engouements, elle est, en revanche, empressée à l’apothéose de ceux qui l’illustrent, et, si elle se trompe parfois sur le vrai mérite, au moins est-elle déférente au génie, qu’elle consacre volontiers un peu plus tôt que plus tard. Elle se complaît à lui entrebâiller la porte de l’Éternité, et à lui faire goûter, même prématurément, la délicieuse jouissance du nom qui ne périt point. Émile Augier a eu ce privilège, avant même le déclin de l’âge. Il est entré de plain pied dans la postérité, dès longtemps Immortel et classique, ayant eu de tous les genres d’esprit le plus rare et le plus difficile, qui est de prolonger la retraite, après s’y être résigné de bonne heure, et de vivre assez pour se survivre glorieusement. Ainsi sa carrière, qu’il avait su borner, n’a pas été interrompue par la mort ; mais la mort ne lui a été qu’un passage gradué à l’éternelle vie. Depuis plus de dix années, il avait fait son paquet, rangé ses chefs-d’œuvre, mis ses titres de gloire en ordre, et renoncé à en acquérir de nouveaux, avec la prudence hâtive et modeste d’un homme parfaitement heureux, qui craint les caprices de la fortune. Comme un bourgeois qui appréhende les voyages, et qui projette longuement le départ définitif, il s’est mis en règle avec son génie, sa réputation et ses amis, prévoyant et devançant l’heure avec une touchante simplicité. Aujourd’hui que l’heure a sonné, on ne relit pas sans émotion la dédicace de sa dernière comédie, les Fourchambault, qu’il adressait en 1878 à son vieux camarade, à son illustre interprète, à celui qui fut le plus puissant soutien de son œuvre entière, M. Edmond Got, l’éminent doyen de la Comédie-Française :

 

« Mon vieil ami,

« Nous avons parcouru la carrière bras-dessus bras-dessous, nous prêtant un appui mutuel. Aujourd’hui que nous touchons au terme, ou peu s’en faut, j’estime que le moment est venu de nous embrasser coram populo, et pour ce, je vous prie d’accepter cette Dédicace, comme je vous l’offre,

« De tout mon cœur. »

 

Parce qu’il était prêta partir, il est parti sans précipitation ni secousse, ayant eu, comme on voit, le loisir de faire ses adieux et de les répéter. Et aussi, sa mort, qui était prévue hélas ! donna lieu à une dernière et touchante consécration de sa gloire : il fut suivi de tous ses amis, regretté de tout son public, loué de tous les représentants de l’Art et de l’État. Enfin, il eut le suprême bonheur, parmi la désolation générale, d’être loué dignement.

            Car ce bonheur, qui répand sur sa vieillesse une douce lumière, il le goûta pendant toute sa vie, aussi uni et continu. Il fut heureux naturellement, grâce à l’ascendant de son étoile, qui ne se démentit jamais. Comme son ancêtre Molière, il eut une enfance facile, reçut une instruction solide, et noua, dès le collège, des liens de camaraderie indissoluble avec des condisciples de naissance ou d’avenir. Mais ici s’arrête l’analogie de leur existence. Tandis que Poquelin s’embarque bientôt dans les hasardeuses aventures de son apprentissage, et, parmi des débuts pénibles et vagabonds, ne connaît d’abord l’unité de lieu qu’au théâtre, Augier glisse doucement de l’adolescence insouciante dans la jeunesse confortable, et, dès l’âge de vingt-quatre ans, il atteint du premier coup à la renommée, qui ne vint à son maître que plus tard, au prix de quels efforts ! Il avait l’aisance assurée ; la fortune a suivi, sans qu’il ait eu pour elle de molles complaisances, et, en même temps, est venue la gloire, par surcroît. Un de ses amis raconte que Desbarolles, après avoir étudié sa main, y avait signalé l’absence du nœud d’ordre, et en avait conclu que le sujet tenait mal ses comptes. Le chiromancien se trompait. Le bonheur d’Augier fut ordonné, comme ses pièces, avec la même facilité et une égale raison. De sorte qu’entre ces deux génies, dont l’un a plus d’un rapport à l’autre, tout diffère dans la destinée, sauf le génie. Le charlatan qui aurait tiré l’horoscope de Molière, lui eût prédit, avec un peu d’adresse et de clairvoyance, qu’il serait irrégulier dans son existence et merveilleux par son esprit ; et si Émile Augier avait consulté la somnambule, elle eût pu lui répondre, avec un peu de lucidité, qu’il serait remarquable par son esprit, aussi équilibré que son bonheur.

Il y a là de quoi gêner les gens systématiques, qui n’ont de sympathie que pour les natures trempées par l’adversité, et ne consacrent le talent qu’après les épreuves de la misère ou du malheur ; c’est aussi de quoi déconcerter les romantiques renforcés, qui ont condamné la poésie à l’étalage de la souffrance, et ne trouvent de vérité et d’attrait qu’aux vers pantelants, qui sont comme les lambeaux déchirés du cœur. Les uns et les autres, par goût ou par mode, persisteront, longtemps encore, à faire saigner ou pleurer la poésie, et à vivre sur la belle tirade de Musset, que Musset, presque seul, avait le droit d’écrire :

 

Les chants désespérés sont les chants les plus beaux,

Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots.

 

En dehors des pélicans, point de poètes, et point de génie.

Il faut en prendre son parti : Émile Augier fut un bourgeois heureux.

 

 

II - L’homme[1]

 

Émile Augier est né à Valence (Drôme), le 17 septembre 1820. Il était le petit-fils de Pigault-Lebrun. « À l’âge de huit ans, dit M. Cottinet, il quitta le Midi pour Paris, où son père allait acheter une charge d’avocat au Conseil d’État. La famille se logea rue Saint-André-des-Arts, et l’enfant fut envoyé chaque jour à l’institution d’un M. Boniface, grammairien solide, qui lui incorpora ces éléments du français, de la géographie et de l’arithmétique, dont les collèges d’alors se souciaient peu. Vers onze ans seulement, il fut interné à la pension Hallays-Dabot, rue de la Vieille-Estrapade, derrière le collège Henri IV, dont il suivit toutes les classes. Trois ans de suite, il y disputa les premières places au duc d’Aumale, et il fut un de ceux que M. Cuvillier-Fleury, le précepteur du prince, lui désigna entre tous comme camarade d’études et de jeux[2]. » – Il fit donc de brillantes études, suivant l’expression consacrée, assez solides du moins pour être en état de les refaire plus tard, au profit d’un de ses neveux, qui, à quinze ans, « confondait le Portugal avec le prince de Galles, et ne pouvait pas nommer le roi dont la statue chevauche sur le Pont-Neuf. » M. Cottinet raconte fort joliment comment l’oncle devint professeur, un professeur intime, attentionné, et qui n’abusait point d’une indigeste érudition. « Il commença par le retirer du collège et le prendre chez lui à la campagne. Là, le poète de Diane et du Joueur de Flûte se condamna pendant des mois, pendant plus d’une année, au tête-à-tête avec un écolier rétif, auquel il enseigna d’abord... devinez quoi ? L’almanach ! Oui, l’almanach, dont M. Jourdain, pas si sot en cela, réclamait la leçon de son maître de philosophie ; l’almanach, qui révélait au malheureux des choses assez nécessaires : la France et son gouvernement, l’existence et les services d’un empereur, de ministres, d’un Sénat, d’une Chambre des députés ; la France et ses colonies, ses armées, ses flottes, ses budgets, sa population ! On devine le reste, et comment de cet alphabet des notions usuelles l’extraordinaire magister passa au programme plus relevé de celles qu’exige la société polie, jusqu’au moment où il put remettre sa chère épave, enfin radoubée, au finissage des spécialistes. »

Ses études achevées, Émile Augier rapporta du collège des lauriers, des diplômes, et certains manuscrits roulés en liasse, qu’il déménageait à la dérobée, comme il les avait griffonnés. C’étaient les témoignages de sa vocation. En seconde, il avait composé les Highlanders, cinq actes en vers, dont il assurait plus tard qu’ils étaient parfaitement romantiques et ennuyeux. En rhétorique, abrité derrière le Gradus ad Parnassum, il avait écrit le Lâche, (encore cinq actes et toujours en vers). Enfin une comédie en prose, en collaboration avec son camarade Albert Aubert, avait été la distraction de sa philosophie, ainsi qu’un Charles VIII à Naples, en collaboration avec le fils d’un ami de son père, M. Nogens Saint-Laurent. Je vous dis que tout ce commencement du siècle a produit une génération d’enfants sublimes ou prodiges, et qu’Émile Augier avait, dès sa philosophie, esquissé sa carrière en raccourci, comédies en vers, en prose, et aussi, – et déjà – en collaboration. Il s’inscrivit à l’École de Droit, en 1840. C’était l’époque heureuse pour les étudiants et la jeunesse française. C’était le temps, si l’on en croit M. Cottinet, où Augier et deux de ses amis ne possédaient à eux trois qu’un habit noir et un louis d’or, l’un rehaussant l’autre. On revêtait l’habit à tour de rôle, on jonglait négligemment avec le louis inaliénable, et l’on faisait figure dans le monde, – celui de Mürger et de Schaunard. De ces souvenirs ou de cette touchante association est peut-être né l’Habit vert, dont Alfred de Musset tailla un pan et une manche ; car cette comédie est à jamais indivise, comme fut le précieux vêtement, le costume Conquérant.

En ce temps-là les étudiants étaient insoucieux, dit la légende. Ils lisaient Rabelais, et non Schopenhauer ; dans leurs jours d’amertume, ils poussaient jusqu’à la mélancolie de Molière, mais pas plus loin. Ils trouvaient le Code un peu sombre : c’était matière de bréviaire. Aussi le père d’Émile Augier voulut-il un jour l’arracher à cette vie de délices faciles pour le consigner dans une étude d’avoué. De mémoire d’homme il en a été ainsi. Les pères, pères barbares, fatiguent le ciel de leurs prières et lui demandent avec insistance un notaire ou un avoué, cependant que les fils rêvent de poésie et taquinent la Muse. M. Weiss a remarqué quelque part que ça toujours été pour les futurs poètes le stimulant classique.

 

C’est en vain qu’au Parnasse un téméraire auteur

Pense de l’art des vers atteindre la hauteur,

 

si son astre, à vingt ans, n’a pas fait de lui un clerc d’avoué ou de notaire. Émile Augier fut donc clerc, assez longtemps pour s’en fatiguer, et goûter ensuite plus vivement le charme poétique de la liberté. Heureusement pour le captif, autant la cage qui le reçut était fâcheuse, autant le geôlier était homme d’esprit. Moins de trois mois après son incarcération, il le manda à son cabinet.

– Vous vous ennuyez à l’étude, Monsieur Augier ?

– Dame, Monsieur, pas trop !

– Assez, n’est-ce pas ? Eh bien, n’y revenez plus, je n’en dirai rien à votre père[3]. — À partir de ce moment, il ne lui est rien arrivé, comme il se plaisait à le dire, vers la fin de sa vie. Sa biographie se réduit à l’histoire de ses œuvres : c’est l’histoire des peuples heureux.

Dès 1844, la procédure lui avait laissé assez de loisirs pour écrire une comédie en deux actes, en vers, la Ciguë. Il avait au juste 24 ans. Les auteurs comiques débutent à l’ordinaire par quelque trait d’éclat, par quelque audace jusqu’alors inouïe, et prétendent frapper un coup qui soit une révolution. Le théâtre date de leur première pièce, et ils l’ont voulu ainsi, avec une hardiesse réjouissante, dont ils s’amusent eux-mêmes un peu plus tard. Il y a beaucoup de candeur dans toutes les révolutions, particulièrement à la scène. Émile Augier fit une première pièce, qui était, au moins par la forme, un retour à l’antiquité. Les personnages avaient nom Clinias, Paris, Cléon, Hippolyte, et le poison préféré de l’un d’eux était un remède à la mode d’Hippocrate. Tout y était imprégné d’un parfum antique, encore que ce fût une critique de la vie dorée du temps. L’Odéon reçut la pièce par complaisance, la joua par habitude ; ce fut un succès qui tint l’affiche pendant trois mois, et fit la fortune du théâtre par accident. On y vit une reprise heureuse de la comédie de mœurs de Molière, et un élégant pastiche des mœurs antiques. Du premier coup, Émile Augier louchait à la réputation, et les plus grandes portes s’ouvrirent devant lui.

Un an plus tard, recherché par le comité du Théâtre-Français, il lui donnait l’Homme de bien, comédie en trois actes et en vers, qui n’eut qu’un demi-succès, et dont le sujet parut un peu paradoxal. Mais déjà il avait trouvé sa voie. C’était une satire délicate des mœurs contemporaines, armée d’une ironie amère, à qui l’âge n’avait pu encore donner assez de relief ou de mesure. En 1848, il revint au même théâtre avec l’Aventurière, qu’il a remaniée depuis (1860), et qui est demeurée au répertoire. Le goût était alors aux vertus compromises et réhabilitées, aux rédemptions méritoires ou poétiques ; et les romantiques commencèrent à trouver de l’outrecuidance, qu’ils appelèrent platitude, dans le bon sens d’un débutant, entêté des mérites bourgeois, jusqu’à exclure de la famille les anges déchus, qui, après les hasards d’une profession fâcheuse, aspirent à la retraite honorée et patriarcale. Il ne manquait plus à Émile Augier qu’un prix de vertu. Il l’obtint avec Gabrielle (1849), comédie en cinq actes et en vers, qui fut un peu son Cid ou son Andromaque. Le dernier vers en parut ambitieux et naïf, qui résumait l’idée de la pièce :

 

Ô père famille ! ô poète ! je t’aime !

 

La vérité est qu’Émile Augier avait créé un genre nouveau, comme nous le verrons plus loin, qu’aux délicieuses illusions de la poésie romantique il opposait l’honnêteté poétique du foyer, qui a bien son charme et sa grâce, et que, du cénacle qui malmenait le bon jeune homme, et du public qui l’applaudissait, les plus naïfs et les plus attardés n’étaient peut-être pas ceux qu’on voulait bien dire. Puis vinrent le Joueur de Flûte (1850), une sorte de reprise, moins heureuse, de la Ciguë, et, sur la demande de Rachel, Diane, en cinq actes, une imitation de Marion Delorme ; enfin la Pierre de Touche (1853), en prose, avec la collaboration de Jules Sandeau, et Philiberte (1853), en vers, comédie de genre, où la fantaisie de l’écrivain se donnait libre carrière.

Dès lors, il aborde franchement par des pièces en prose les études d’intrigue et d’observation contemporaines.

1854. Le Gendre de M. Poirier, en collaboration avec Jules Sandeau (au Gymnase).

1855. Le Mariage d’Olympe (au Vaudeville).

1856. Ceinture dorée, trois actes en prose (au Gymnase).

1858. La Jeunesse, à l’Odéon, cinq actes et en vers (un retour à l’inspiration du début).

1858. Les Lionnes pauvres, en collaboration avec Éd. Foussier (au Vaudeville).

La conception hardie de cette dernière pièce avait effrayé la censure. Grâce à l’intervention du prince Napoléon, la comédie fut jouée, et obtint un grand succès. Les auteurs y ont joint une Préface, dans laquelle ils revendiquent, avec beaucoup de justice et de mesure, les droits de la poésie dramatique à moraliser. Ajoutez qu’on y trouve indiquée en termes très nets la voie que poursuivra dès maintenant Émile Augier, et dans laquelle, depuis le Gendre de M. Poirier, il s’est engagé délibérément. « Il est dangereux de révéler à la société ses plaies secrètes ? D’abord, qu’est-ce, à l’avis de ces messieurs, qu’une plaie secrète de la société, sinon une nouvelle forme des vices éternels, c’est-à-dire le domaine légitime de la comédie de mœurs ? De quoi veulent-ils donc qu’elle parle ? Des formes banales et ressassées ? Autant la condamner franchement à se taire... La force du théâtre, au contraire, consiste à être l’écho retentissant des chuchotements de la société, à formuler le sentiment général encore vague, à diriger l’observation confuse du plus grand nombre... Une maladie n’est-elle pas à moitié guérie, quand on en a précisé le siège, les causes et les résultats ? »

Maintenant en effet il élargit le cadre de son théâtre, y fait plus de place à l’actualité, et pousse, aussi avant qu’il était possible, la satire sociale. Son Gendre de M. Poirier rappelle l’éternelle comédie de mœurs et de caractères, qui a pour type le Misanthrope ; à partir des Lionnes pauvres, il prend plutôt comme modèle le Tartufe.

1859. Un beau mariage, au Gymnase.

1861. Les Effrontés, à la Comédie-Française.

1862. Le Fils de Giboyer, au même théâtre.

Deux sorties très violentes, qui eurent un succès bruyant et prolongé, l’une contre l’intrusion des hommes d’affaires dans le journalisme, l’autre contre l’immixtion de la religion dans la politique. Ce fut un déchaînement d’opinions contraires, également passionnées, qui font songer à l’époque la plus tourmentée qu’ait traversée Molière. Seulement, Émile Augier, toujours heureux, jouissait du succès immédiat, et sans retards forcés.

En 1864, il donna Maître Guérin à la Comédie-Française, et, en 1866, la Contagion, d’abord reçue au même théâtre et transportée à l’Odéon, où M. Got la suivit pour y créer le rôle d’André Lagarde. « La pièce excita d’avance une telle curiosité que M. de Villemessant offrit à Émile Augier 10 000 fr. pour en publier le manuscrit dans l’Évènement[4]. »

1868. Paul Forestier, au Théâtre-Français.

1869. Le Post-Scriptum au même théâtre (une fantaisie du genre de quelques comédies de Musset).

1869. Lions et Renards, au même théâtre.

En 1873, à l’heure où la blessure d’une guerre néfaste était encore vive, Émile Augier donna Jean de Thommeray, pièce en cinq actes, tirée d’un roman de Jules Sandeau, toute retentissante d’éclats patriotiques, qui lui assurèrent un beau succès. En 1876, s’emparant de l’idée grondante du divorce, il fit représenter au Vaudeville Madame Caverlet, pièce en quatre actes et en prose, destinée à plaider un procès gagné depuis. La même année, il collaborait avec Labiche, s’essayant à la bouffonnerie (le Prix Martin, au Palais-Royal) ; en 1878, il revenait au Théâtre-Français avec les Fourchambault, et au genre qui a illustré la dernière partie de sa carrière, à la comédie de mœurs contemporaines[5]. Il avait débuté par un coup de maître ; il s’arrêta sur un triomphe, donnant ainsi tort au chœur antique, qui ne déclarait un homme heureux qu’après sa mort.

Alors, il s’est reposé, enclin malgré lui, par une sorte de prédestination, à parfaire dans une glorieuse retraite ce bonheur opiniâtre auquel il était voué. Son existence fut d’une unité rigoureuse : « Aussi, dit M. Pailleron, a-t-il été l’homme d’une seule tâche. Il a fait des comédies, et il n’a fait que cela. Souvent il les a retouchées, caressées, finies ; mais il ne s’est jamais occupé ni préoccupé que d’elles. Elles ont eu toute sa vie[6]. » Il se pourrait bien, en effet, que le bonheur absolu fût dans la ligne droite. Émile Augier ne s’en est jamais détourné. Le théâtre lui a suffi. C’est tout au plus si, dans sa première jeunesse, il a composé un volume de poésies, les Pariétaires, (encore a-t-il eu soin d’y insérer une comédie inédite,) et s’il a écrit quelques articles pour répondre à des attaques passionnées ou inintelligentes, outre une plaquette politique, à l’époque où il s’agissait de l’envoyer au Sénat. Mais qui n’a fait un peu de politique dans notre siècle ? C’est un péché véniel et qui mérite toutes les indulgences ; car, comme l’observe finement M. Pailleron, « faire de la politique ce n’est pas sortir de la comédie. » Et, de même que, dans ses années de collège, il s’exerçait au théâtre par d’innocentes élucubrations derrière le pupitre, ainsi, pour la symétrie parfaite de sa vie, a-t-il consacré une partie de son repos à retoucher les œuvres de sa jeunesse et à en atténuer l’inexpérience. Il regrattait son bonheur, pour lui donner le poli du marbre ; il y mettait la dernière main ; il le passait à l’ongle. Cette harmonieuse unité est à peine troublée par les collaborations, dont il fut spirituellement et paternellement tancé le jour de sa réception à l’Académie française[7]. Il paraît bien qu’il leur emprunta (autant qu’il est possible d’en juger, c’est-à-dire avec précaution et mesure) quelquefois le germe de la pièce, souvent plusieurs traits d’observation, et ailleurs (c’est au Gendre de M. Poirier et à Jean de Thommeray que je songe en ce moment) je ne sais quelle sentimentalité douce et enveloppante, qui n’est pas précisément dans son fonds de nature ; mais il semble aussi que la physionomie et la composition de l’œuvre lui appartiennent en propre, qu’il y a mis sa marque, apporté sa conception du théâtre, et que la peinture à la détrempe, qu’exige l’optique de la scène, est tout entière de sa main et dans sa manière. « On n’est pas toujours maître de sa destinée, écrit-il dans la Préface des Lionnes pauvres. Voyez-en ce cas, par exemple : j’ai pour ami intime un de mes confrères, qui n’a pas plus que moi l’habitude de collaborer. Mais nous ne sommes très mondains ni l’un ni l’autre, et passons aisément notre soirée au coin du feu. Là, on cause de choses et d’autres comme le Fantasio de notre cher de Musset, en attrapant tous les hannetons qui passent autour de la chandelle ; et si parmi ces hannetons il voltige une idée de comédie, auquel des deux appartient-elle ? À aucun et à tous deux. Il faut donc lui rendre la volée ou la garder par indivis (comme l’Habit Vert). Il est bien vrai, comme l’observe M. Le Brun, que le public, trouvant devant lui deux auteurs, ne sait à qui s’adresser, s’embarrasse, et dit : « Lequel des deux ? » Nous serions bien embarrassés nous-mêmes de lui répondre, tant notre pièce a été écrite dans une parfaite cohabitation d’esprit. Pour être sûrs de ne pas nous tromper, nous ferons comme ces époux, qui se disent l’un à l’autre : « Ton fils. » – Remarquez que tous les collaborateurs ont toujours dit : « Ton fils » à Émile Augier. Une fois même M. Édouard Poussier a eu la délicatesse et la modestie de ne pas reconnaître sa part de paternité[8].

Que n’a-t-il collaboré plus longtemps encore ! Nous serions tentés de nous en plaindre, si Émile Augier pouvait être plaint, et s’il n’avait lui-même donné les raisons de sa retraite. Il se sentait vieillir ; mais il appréhendait moins d’être vieux que démodé...L’observateur craignait de ne plus voir, ou du moins il avait peur que sa vue ne fût trop courte. Il était déconcerté par les audaces de la jeune école, et son goût, qu’il avait si sain, répugnait aux prestigieuses témérités. Il adorait toujours le théâtre, mais il ne reconnaissait plus son théâtre ; et, loin de s’acharner à se survivre, il se contentait de revivre ses œuvres en les corrigeant.

« Un soir, dit M. Pailleron, je sortais avec Émile Augier du Théâtre-Français... Il était enchanté de sa soirée, ravi de la pièce, très excité, et, chose rare, très loquace. Il rappelait les caractères, il reprenait les situations, insistait sur ce qui l’avait frappé, riait de ce qui l’avait fait rire, et, passant du spectacle aux spectateurs, il jugeait leur jugement, commentait l’effet produit, l’expliquait, et tout cela avec une justesse, un tact, et, en même temps, une chaleur et une verve telles que je ne pus m’empêcher de m’écrier :

– Mais enfin, Augier, d’où vient qu’ayant un amour encore aussi vif, un sens encore aussi net du théâtre, vous l’avez quitté ainsi, en pleine expérience, en pleine force ? Pourquoi abandonner une carrière jusque-là constamment heureuse, et qui promettait de l’être longtemps encore ? Si je suis trop indiscret, n’en parlons plus ; mais parlons-en, si je ne le suis qu’un peu.

– Vous ne l’êtes pas du tout, me répondit-il gaiement : parlons-en. Je ne suis même pas fâché de l’occasion que vous m’offrez de voir clair en moi. Car, en cessant d’écrire, j’ai obéi à un instinct bien plus qu’à un raisonnement, et je serais curieux de savoir exactement pourquoi j’ai fait ce que j’ai fait.

– Donc, selon vous, j’ai abandonné, en pleine force, en pleine expérience, une carrière jusque-là constamment heureuse, et qui promettait de l’être longtemps encore.

– J’en suis fâché pour moi ; mais ce ne sont là que deux aimables compliments, que je ne mérite hélas ! ni l’un ni l’autre. Non, je n’ai plus la force, car je n’ai plus la jeunesse ; l’expérience me reste, il est vrai, mais ce n’est pas avec l’expérience que l’on fait des enfants... Mon Dieu, je n’aurais pas assez aimé mon art, si je ne l’aimais pas encore. Pourtant ne vous méprenez pas à mon enthousiasme de ce soir. Le bruit, la foule, les lumières, les applaudissements, l’énervement général, tout cela m’a gagné. Il n’est pas jusqu’à cette atmosphère particulièrement infecte des coulisses, faite de gaz, de toile peinte et de poussière mouillée, qui ne m’agite délicieusement. Mais c’est purement réflexe, comme disent les philosophes ; tout cela n’est qu’un rappel du passé, une flambée de souvenirs. Dans le plaisir que je prenais ce soir à la lutte, je sentais une joie secrète et lâche à ne plus être combattant. Et c’est pourquoi je vais rentrer chez moi sans regret, me coucher sans souci et dormir sans rêve.

– Et pourtant, voyons, cher ami, il est impossible qu’en abdiquant vous n’ayez eu que cette pensée mesquine de vous retirer après fortune faite ?

– Non, car la fortune d’un artiste n’est jamais faite ! Il faut qu’il lutte incessamment ; moi, j’étais las. À votre âge, quand on commence une pièce, c’est toujours avec l’illusion du succès ; au mien, c’est toujours avec la crainte d’une chute. Cet aléa constant, qui fait l’attrait de notre art, en fait aussi le danger... et quel danger !... Connaissez-vous les Mille et une Nuits ?

– Par cœur.

– Vous vous souvenez du conte charmant des deux sœurs jalouses de leur cadette ?

– Et du prince Bahmann, qui veut gravir la montagne, au sommet de laquelle il doit trouver l’oiseau qui parle, l’arbre qui chante et l’eau couleur d’or... Oui, certes.

– Alors, rappelez-vous les paroles du vieux derviche à ce jeune ambitieux :

« En montant, vous verrez à droite et à gauche une quantité de grosses pierres noires, et vous entendrez une confusion de voix de tous côtés, qui vous diront mille injures pour vous décourager et pour faire en sorte que vous ne montiez pas jusqu’en haut ; mais gardez-vous bien de vous effrayer, et, sur toutes choses, de tourner la tête pour regarder derrière vous ; en un instant, vous seriez changé en une pierre noire semblable à celles que vous verrez, lesquelles sont autant de seigneurs comme vous, qui n’ont pas réussi dans leur entreprise. »

– Eh bien ! moi aussi, j’ai gravi la montagne enchantée, et les seigneurs qui n’avaient pas réussi dans leur entreprise ne m’ont pas ménagé. Je l’ai même gravie souvent, et quelquefois heureusement ; mais je ne peux pas la gravir toujours, je vous l’ai dit ; la vie de l’artiste est un combat, qui ne doit pas finir, car, après sa mort, il faut encore que ses œuvres défendent sa mémoire...

– Il y a mille raisons, quand il est mort, pour trouver qu’il tient trop de place... Et puis, reprit-il sans m’écouter et comme se parlant à lui-même, et puis... je me sens dépaysé dans mon pays. Il me semble que mes congénères ont changé de mœurs et de langage. Il y a des indifférences que je ne m’explique pas, et des enthousiasmes que je ne comprends pas davantage. On se pâme à des audaces, où je ne vois que des fautes de goût, et devant des virtuosités, où je ne trouve que des fautes de français. Parfois je me compare prétentieusement au cheval de Bayard vis-à-vis de l’artillerie. Il me semble qu’on ne combat plus avec de nobles armes. Mais, ce qui est plus grave et plus significatif encore, c’est que, après avoir trouvé jusqu’ici mauvais ce qu’on faisait de mon temps, je me sens maintenant, au contraire, une propension vague à trouver parfait tout ce que l’on faisait autrefois et inférieur ce que l’on fait aujourd’hui.

– Ne parlez pas ainsi, cher ami ; ce serait la vieillesse fâcheuse.

– Vous l’avez dit, c’est elle, fit-il tranquillement. Mais pourquoi fâcheuse ? Quand on est vieux, on ne vous craint plus, on ne vous discute plus, on vous traite en être inoffensif et doux. Tout ce qu’on vous niait, on vous l’accorde et même davantage ; on est respecté, aimé, mieux aimé même, car on aime mieux, et tout ce que l’intelligence perd, le cœur le gagne... Non, non, croyez-moi, c’est charmant, la vieillesse ! »

...D’autant plus charmant, que la vie a été meilleure : et nous avons vu qu’Émile Augier a su prendre la vie. Cette aptitude au bonheur était plus parfaite encore qu’on ne pense. L’écrivain, qui laisse un bagage littéraire assez considérable, sept volumes, qui renferment vingt-cinq pièces, près de cent actes, était (on peut le dire sans faire tort à sa mémoire) paresseux avec délices, un peu rétif à la production, même et surtout aux moments où il a le plus produit. Il fallait l’occasion de la lutte, ou la fièvre du succès espéré pour secouer et fouetter son tempérament, et le contraindre à faire vite. Même, à ses débuts, si l’Homme de Bien avait réussi autant que la Ciguë, peut-être Gabrielle eût-elle attendu à venir au monde. Il travaillait d’ailleurs à sa façon, et sa façon était bien à lui. Combien s’installent à leur bureau, qui n’ont jamais pu rien faire ailleurs que sur ce fauteuil et devant cette table, et là, ainsi que l’artiste dispose sa toile, taille son fusain, met en place son modèle, rectifie la pose, et commence, ils préparent leur plume, étalent leur papier, ouvrent un livre au bon endroit, en ferment un autre, froncent les sourcils, enfin se mettent à écrire, et quelquefois à penser. Ils ont un cerveau casanier, qui tient à ses habitudes. Au contraire il arriva souvent à Émile Augier (et ceux qui l’ont le plus approché en sont de sûrs garants) d’avoir un ou deux actes achevés avant qu’un seul mot en fût écrit[9]. Il les récitait à des amis de choix, et toujours inquiet sur la valeur de ses idées, scrupuleux à l’excès dans l’exécution, il s’arrêtait pour les interroger du regard, et quelquefois pour leur dire : « Cela est-il bien ainsi ? Est-ce que cette scène marche ? Dites-moi franchement si elle marche. » Et la scène marchait, courait rapide, comme son débit, et, comme son esprit, posément alerte. À la mémoire il résignait le soin de laisser tomber tous les ornements qui étaient de trop, tous les mots qui faisaient longueur ou tache, ou qui jetaient quelque obscurité sur la tirade et altéraient la limpidité du développement. Cela explique en partie la première impression que produisent ses pièces, pièces bien faites, s’il en fut, solidement composées, et à travers les dédales de l’intrigue faciles à suivre, et commodes aux applaudissements. Et cela aide à comprendre aussi, pourquoi ce grand artiste, qui pensait plus qu’il n’écrivait, a subi jusqu’au dernier jour les doutes du remaniement. L’œuvre écrite ne rend jamais l’œuvre rêvée, et c’est encore un acheminement vers la perfection du rêve que ce retour sur les imperfections de la plume. Aucun auteur ne fut plus docile aux critiques éclairées : car, s’il a bouleversé et refait l’Aventurière, il a retouché presque toutes ses pièces, dès les premières répétitions, sans regimber aux coupures, ni se cabrer contre les avis. Les changements même ne l’effrayaient pas. Mais il craignait le public, lui qui en fut presque toujours gâté. Voyez-le plutôt dans la loge de l’administrateur de la Comédie-Française, le soir de la première représentation des Effrontés[10].

« C’était, dit M. Édouard Thierry, la loge la plus incommode et la plus mal placée du théâtre, le numéro 7 du rez-de-chaussée de gauche. Sauf que de la scène (et seulement à deux places) on ne découvrait guère que la moitié en largeur, la moitié en hauteur, elle était spacieuse, les chaises n’y manquaient pas, et, dans le fond, à défaut de divan, une large banquette d’antichambre s’étendait sur toute la longueur. Pas plus de luxe que cela, mon Dieu, et c’est de là, pendant huit ou neuf années heureuses, que nous assistions, Émile Augier et moi, à ses mémorables premières représentations du Théâtre-Français les deux complices, enfermés dans leur loge, qu’Augier appelait de son vrai nom, la cellule des condamnés.

« Et le rideau d’avant-scène se levait dans un silence effrayant. Quel tribunal que celui de ces mille ou douze cents juges, qui sont juges et parties, avec lesquels on a commencé par une insolence de l’affiche. Si encore l’affiche ne s’en prenait qu’à un seul Effronté (ici les angoisses suprêmes de l’auteur), un individu quelconque, sous un nom qui ne fût à personne, va pour cet homme de paille, qu’on y mette le feu, il n’a rien de commun avec nous.

« Mais les Effrontés au pluriel, qui n’est-ce pas ? qui est-ce qui ne se sent pas touché ? Qui ne court pas le risque de l’être ? Et déjà, les yeux se tournaient au coin du balcon, vers un faux ménage du monde élégant, amnistié par tolérance et troublé pour la première fois dans son impunité sereine. On signalait du doigt un des hardis aventuriers de la finance, et celui qu’atteignait en s’égarant le trait parti de la scène était un autre arrière-neveu de la descendance de Law croisée de Renaudot. C’est égal, le scandale y était, la salle était agitée comme une mer qui se démonte, et gare à la tempête ! Une fois soulevée, tous les vents s’y heurtent à la fois. C’est là qu’on regrette d’avoir été imprudent, qu’on s’aperçoit de tous les dangers au-devant desquels on court sans pouvoir se retenir. On échappe à celui-ci ; mais il y a celui qui va suivre. Et ce mot qu’on a eu tort de ne pas supprimer ! Et cette longueur dans laquelle on a eu tort de ne pas mettre les ciseaux ! Et tout ce qu’on voudrait qui passât inaperçu ! Et en même temps tous les rôles qu’on répète en soi-même, comme si on pouvait par la seule volonté en communiquer de loin tous les mouvements à qui les interprète ! Ah ! comme on voudrait que tout ce trouble, que toute cette émotion mêlée, que cette anxiété, que ces bonheurs mêmes, ces bonheurs lancinants, finissent ! Et quand tout s’achève au milieu d’une acclamation générale, qu’on tient définitivement le succès et qu’il n’échappera plus, ah ! quelle accolade on se donne, auteur et directeur ! Et nous les avons plus d’une fois renouvelées, Émile Augier et son pauvre directeur, ces effusions de tendresse, de joie et de reconnaissance ! »

Or, ces émotions, ces inquiétudes, ces angoisses avaient leur source dans une bourgeoise et inflexible loyauté, à qui ne suffisait point la probité du marchand. Aussi a-t-il toujours écrit à loisir, avec la foi en son art, et par amour du théâtre. Jamais il ne s’est laissé tenter par l’occasion ou la proie facile. Il était inhabile à fabriquer en quelques semaines l’article de Paris, qui réjouit les chalands à coup sûr et à peu de frais. Quant à la pièce d’exportation, qui, comme les vins de Bordeaux, s’expédie par mer pour prendre de la qualité, la machine industrieuse et vide, dont chaque tirade s’évalue à beaux dollars comptants, il n’avait guère le goût d’y songer, occupé qu’il était à faire du théâtre, non du commerce, ravi d’être joué sur la scène, mais insoucieux de jouer à la Bourse. « Et cela seul, remarque M. Pailleron, suffirait à lui constituer une originalité dans un pays et à une époque où l’art a cessé d’être à lui-même son propre but, où il ne s’agit plus d’exceller dans son métier, mais de s’en servir. » Émile Augier était d’une nature trop droite, et surtout avait trop de bon sens pour gâcher son talent et en trafiquer. Il avait mis son bonheur dans ses comédies : elles le lui ont rendu. Jusqu’au dernier jour il a vécu en elles, et pour elles, s’inquiétant d’elles et prenant de leurs nouvelles, alors même que la maladie l’avait déjà terrassé, et qu’il sentait la mort prochaine. Un jour que M. Edmond Got, qui répétait Maître Guérin, venait visiter son vieil ami, il le trouva plus faible et plus défait, et doucement il entreprit de le rassurer. « Il doit y avoir des coupures à faire, lui dit Augier à brûle-pourpoint. Qui les fera ? » – « Vous, parbleu ! quand vous reviendrez. » – « Si je reviens ! » Il ne devait pas revenir, en effet, et ses dernières pensées étaient pour l’œuvre de son talent loyal et heureux, qui ne mourra point tout entier.

Émile Augier s’est éteint le 26 octobre 1889 ; sa vie s’est achevée sans secousse, selon son vœu. Il avait fréquemment demandé aux siens qu’on lui adoucît les derniers moments, non qu’il craignît la mort, mais il en redoutait les affres parfois trop cruelles, qui eussent troublé l’harmonie aisée de son existence. « À présent, sur les hauteurs boisées d’où il pouvait voir sa maison, dans un petit cimetière de village, il repose. Après la solennité des pompes religieuses, l’éclat des grands honneurs militaires, le tumulte sympathique et brutal des foules, ses amis, suivant sa volonté, l’ont ramené à la campagne paisible qu’il habitait. Par l’étroit sentier bordé de haies encore fleuries ils ont monté son cercueil et l’ont couché à la place qu’il avait choisie pour y dormir son dernier sommeil.[11] »

 

 

III - L’évolution de son théâtre

 

Son œuvre est plus complexe que sa vie. On reconnaît en général trois moments dans sa carrière : ses débuts, qui commencent à la Ciguë, et se terminent avec Diane (1844-1852) ; la période de la grande comédie de mœurs, qui s’ouvre avec le Gendre de M. Poirier et se ferme sur le Beau Mariage (1852-1859) ; de là Émile Augier s’élève jusqu’à la comédie politique et sociale avec les Effrontés, le Fils de Giboyer, la Contagion, Lions et Renards, Madame Caverlet, etc. (1859-1878).

Il faut convenir que cette division, adoptée par les dictionnaires biographiques et les auteurs de monographies, ne contente guère l’esprit, car elle ne rend pas compte des oscillations que semble avoir suivies la pensée d’Émile Augier. Elle a, de plus, le tort d’être artificielle autant que tyrannique, et de faire violence aux œuvres pour les classer. J’avoue n’être pas frappé d’abord des analogies qui obligent à reconnaître en Diane et l’Aventurière deux œuvres d’un même dessin ; je ne suis point saisi par les rapports entre le Gendre de M. Poirier, le Mariage d’Olympe ou Philiberte, qui  accuseraient trois comédies de même inspiration ; et, pour tout dire, la Contagion, Paul Forestier et le Post-Scriptum ne me semblent voisins que par les années. À en juger par une première étude, un peu superficielle, il paraîtrait plutôt qu’à ces différentes époques Émile Augier a fait sans cesse des pièces assez diverses. Elles ont un air de famille, sans doute, mais quelques-unes sont moins la suite naturelle ou la conséquence de la pièce précédente, qu’un retour en arrière vers ses œuvres de jeunesse, ou l’incursion, par avance, dans un genre nouveau, qu’il cultivera plus tard. En un mot, il n’a guère écrit de séries de pièces ; ou, tout au moins, la ligne en est-elle un peu brisée. Les Lionnes Pauvres rappellent moins le Gendre de M. Poirier qu’elles n’annoncent les Effrontés ou la Contagion. Le Mariage d’Olympe est une comédie unique dans ce théâtre, et qui, pourtant, toutes différences gardées, fait songer à l’Aventurière et prévoir Madame Caverlet. Enfin Paul Forestier est de la même veine que Gabrielle, à combien d’années de distance ! Il y a des génies plus opiniâtres, dont la piste est aussi plus aisée à suivre. Les critiques qui écriront plus tard l’histoire des pièces de M. Alexandre Dumas fils, n’auront qu’à lui emprunter son inflexible logique, pour voir clair dans le progrès de ses ouvrages, c’est-à-dire de ses audacieuses déductions : car la marche s’en peut déduire aussi rigoureusement que l’intrigue de chaque pièce. Émile Augier est plus compliqué, peut-être parce qu’il fut moins ferme dans ses desseins ; mais cela vient aussi, et plutôt, de ce que, moins entier dans ses idées, et moins enfermé dans sa manière, il n’était pas insensible aux influences extérieures.

Il a débuté dans la vie par vérifier l’axiome de Nicole, c’est à savoir que le sens commun est du monde la chose la moins commune ; et, comme il était doué d’un robuste bon sens, cette inaltérable santé de l’esprit l’a poussé naturellement dans sa voie. Il s’est dit et il a commencé par dire, que le chemina rebours ou à côté est absurde, et qu’il y a tout autant de grâce ou de lyrisme dans le simple poème de l’âme qui chante, à peine ouverte à l’amour, à l’amour régulier, dont on ne meurt point. Pour en faire la preuve, il y a mis d’abord de la fantaisie à la fois jeune et antique, qui, par dessus André Chénier, remonte aux vraies sources de notre langue et de notre poésie. C’est l’inspiration un peu complexe d’apparence, et, au fond, parfaitement simple, de sa première comédie ; c’est l’explication des commencements de sa carrière ; et c’est aussi, comme nous l’allons voir, celle qui jette la lumière sur une grande partie de son œuvre. Tout cela est en germe dans la Ciguë, atteint son développement dans Gabrielle, et j’ai bien peur que Diane ne soit écrite, dans un transport de jeunesse, pour s’amuser un peu aux dépens d’un théâtre, qui par les splendeurs de son lyrisme illustrait les idées contraires. De sorte que s’explique assez aisément cette oscillation apparente du génie d’Émile Augier, qui semble chercher une voie pendant sa vie entière. En vérité, il l’avait rencontrée d’abord, et il s’est engagé dans le sentier battu du sens commun, qu’il trouvait, à son gré, assez poétique et fleuri, il y a semé à pleines mains la fantaisie, pour débuter ; voilà pourquoi il a été poète ; et c’est aussi la raison qui lui a fait écrire d’années en années, des pièces comme la Ciguë, Philiberte, à la fin même, le Post-Scriptum, des échos de Regnard, de Marivaux, de Musset, et qui sont la grâce vivace de son esprit, après en avoir été d’abord la force et l’originalité.

En même temps qu’il était porté à faire voir que l’honnêteté n’exclut point la poésie, ou plutôt que la poésie n’est pas forcément condamnée aux chemins de traverse, aux voies détournées, aux passions sans espoir, ou aux amours sans candeur, aux innocences réparées, ou à la rédemption exaltée et tardive, il en venait insensiblement à montrer que les mœurs, aussi, gagnent dans le bonheur honnête et légal tout ce que les poètes ou les gens du monde croient y perdre de rêves et de contentements infinis. Le droit chemin n’est point si banal, (qu’il s’agisse de rimer ou de vivre) et tant que les hommes n’auront rien inventé de mieux que la famille pour être heureux, ils doivent se contenter d’être heureux comme tout le monde, avec résignation.

 

Il n’est point de bonheur hors des routes communes ;

Qui vit à travers champs ne trouve qu’infortunes.

 

Et comme il a pendant sa longue carrière rencontré au théâtre ou dans la vie des théories plus brillantes et des mœurs plus dangereuses, il a consacre une partie de ses œuvres à soutenir la fantaisie classique, la poésie morale, la famille honorable (qu’il a étendue jusqu’à la société), et ensuite, tout à fait au terme de sa carrière, il a fait voir le théâtre qui suit droit sa route, qui ne sort pas de ses attributions, qui traite une question sans discuter une thèse, qui est moral sans sermon, et qui se garde de prêcher. Ces diverses préoccupations expliquent à la fois l’unité et la complexité de son œuvre.

Elle est une, parce que du début à la fin elle est consacrée à défendre la droiture commune et l’honnêteté bourgeoise. On pourrait dire que chacune de ses comédies est consacrée à étudier un ferment qui désorganise la famille. Mais elle est complexe, parce qu’ici il a surtout prodigué sa robuste et poétique fantaisie (la Ciguë, l’Aventurière, la Pierre de Touche, Philiberte, le Post-Scriptum), là surtout mis en relief les joies douces de la maison, et les mœurs dangereuses qui menacent la famille ou la société (Gabrielle, l’Aventurière, le Gendre de M. Poirier, les Lionnes pauvres, la Contagion, les Effrontés, le Fils de Giboyer... Paul Forestier... Jean de Thommeray...), et ailleurs enfin, parce qu’il a défendu et imposé sa morale et son théâtre par des pièces non pas précisément de polémique, mais à coup sûr d’une portée directe, et qui sont à la scène comme les manifestes de ses idées ; je veux dire Gabrielle, Diane, à l’adresse des romantiques, le Mariage d’Olympe contre la glorification de la courtisane et à propos de la Dame aux Camélias ; plus tard Mme Caverlet, et les Fourchambault, où il semble avoir mis toute sa coquetterie de vieillesse à composer deux pièces à thèse sans thèse, à traiter, lui aussi, une question brûlante d’actualité, sans éclat et sans violence, à faire enfin son Fils Naturel sans excès de logique raisonneuse. De là, trois groupes de pièces suivant les différentes inspirations que nous avons essayé de définir.

 

- 1 -

 

Ses pièces de fantaisie classique datent de la Ciguë, et c’est à une imagination tempérée et saine qu’il dut son premier succès. C’était au lendemain de l’échec mémorable des Burgraves à la Comédie-Française, et de l’éclatant succès de Lucrèce à l’Odéon. Les deux partis restaient en présence, et l’on peut dire que les Burgraves étaient du romantisme exaspéré, de même que Lucrèce était une tragédie à outrance. – « Le public, ballotté entre les envolées épiques du vieux Job et les vulgarités voulues d’Angelo ou de Marie Tudor, fatigué d’entendre un dialogue de chœurs antiques remplacer la conversation de personnages vivants et d’assister à la substitution de la déclamation lyrique à l’action dramatique, recommençait à goûter la tragédie de Corneille, et applaudissait atout rompre le jeune Ponsard, dont la manière rappelait celle des classiques... François Ponsard, qui était du reste un homme de grand talent, donna satisfaction à ces aspirations ; aussi parut-il le rénovateur de l’art dramatique en France. C’est au milieu de cette révolution théâtrale qu’apparut pour la première fois la Ciguë d’Émile Augier. » – Et c’est précisément ce pastiche de l’antiquité, relevé de fantaisie classique et d’ironie moderne, qui lui valut un succès inespéré. Il y flagellait spirituellement, en vers d’une belle venue, coulés dans le moule de Regnard, les mœurs un peu trop faciles de la jeunesse contemporaine et certaine tendance désolée à la mélancolie de Werther, qui devait reparaître de nos jours sous le nom réjouissant de pessimisme. Clinias, un jeune homme de 25 ans, fort riche, a deux amis Paris et Cléon, qui ont bien quatre-vingt-dix ans à eux deux, et qui vivent à ses dépens. Ils ont été les empressés précepteurs qui l’ont initié à la grande vie d’Athènes et l’ont lancé dans le monde frivole et vain des plaisirs. Clinias a résolu de mourir, de boire ce soir même une coupe de ciguë, mais non sans tirer vengeance de ses deux compagnons, un ivrogne et un ladre, deux types athéniens, qui se rencontrent à Paris tous les jours entre la Madeleine et la rue Montmartre, et qui ont pour mission ici-bas d’entretenir leur luxe et leur genre à la table et au cercle des fils de famille à peine déniaisés. À les voir, on distingue qu’ils ont charge d’âmes : ils sont ponctuels à leurs religieux offices, je veux dire, aux dîners élégants dont ils font la carte, sans jamais la régler. Au temps de Cléon, ils étaient frisés, parfumés, épilés, lustrés ; aujourd’hui ils sont cosmétiqués, rasés de frais, empesés, avec une raie qui fait suite à l’épine dorsale et divise la nuque en deux parties rigoureusement égales. Ils portent devant l’œil gauche un petit disque de verre, qu’ils appellent monocle, et dont ils jouent avec distinction ; ils sont couverts d’un vêtement, qui se nomme paletot, quelquefois écourté et serré à la taille, parfois aussi large et ample comme un sac, à peine cambré ; ils ont pour garnir le bas du corps un autre vêtement très collant, souvent aussi très ample en forme de tire-bouchons, qui sort de chez le bon faiseur ; et leurs mains et leurs pieds sont également emprisonnés dans de légères chaussures, qui sont des gants et des souliers, les gants rayés de laine noire sur une peau foncée, les souliers longs et pointus, dont ils n’ont pas l’air de trop souffrir. Émile Augier les a vêtus de la tunique grecque : et vous voyez la part de la fantaisie.

Clinias veut donc, avant d’en finir avec la vie, tirer vengeance de ses deux amis besoigneux. Il a fait acheter par son intendant une esclave, Hippolyte ; et il déclare que son légataire sera celui qu’agréera la belle fille. On la présente au milieu du repas. Vous pensez bien que tous deux briguent à l’envi ses faveurs, non sans se dire quelques vérités désobligeantes. Mais Clinias revient sur sa première idée, et leur propose de marier l’un et d’enrichir l’autre. Leur ardeur s’éteint aussitôt. Enfin Clinias s’aperçoit qu’il aime Hippolyte, et qu’il est payé de retour ; il obtient d’elle un aveu, il renaît à la vie qu’il ne connaissait que par d’inavouables prémices, et il ira en Chypre demander la main de l’esclave qu’il affranchit, – et qu’il épousera. La mission des deux amis est terminée, leur compagnie répudiée, et leur présence inutile. La fable de la pièce était simple ; une poésie douce et familière en a fait seule une œuvre plaisante et délicate. Le jeune auteur, à défaut d’observation profonde, y avait mis beaucoup d’esprit classique et de saine jeunesse, quelques tirades avenantes, d’un sentiment juste et relevé, à une époque où la poésie ne procédait que par envolées, et poussait volontiers à la passion étrange ou fatale. Relisez ces beaux vers contre les élégants de dangereuse compagnie et le vide de la jeunesse dorée...

 

Grâce à vous, ma fierté naïve s’est flétrie ;

Vous l’avez froidement tournée en raillerie,

Et mon honneur tremblant sous votre cuisant fouet,

À force de se taire, est devenu muet.

Grâce à vous, la débauche, effroyable maîtresse.

Qui vieillit promptement tous ceux qu’elle caresse,

Et ne les lâche plus quand elle les a pris,

Enveloppe mon cœur de ses mille replis,

Et sa séduction, par le dégoût suivie,

Me rend enfin la mort meilleure que la vie.

C’est pourquoi je me venge autant que je le puis.

Vous avez fait de moi le méchant que je suis ;

Ne vous plaignez donc pas si, dans ma gratitude,

Je vous veux en mourant léguer la solitude.[12]

 

Ailleurs, c’est une touchante et poétique digression, par laquelle Clinias s’excuse de n’avoir même pas su reconnaître la candeur d’une jeune fille innocente et pure, ni respecter son malheur.

 

Assez ; épargnez-moi, camion front a rougi.

Oui, j’ai stupidement et lâchement agi.

J’aurais dû voir combien vous différez des autres,

Et sur leurs sentiments ne pas juger les vôtres.

Mais un cœur qu’ont changé les penchants dissolus,

Rencontrant la pudeur ne la reconnaît plus ;

Et c’est le châtiment terrible qu’il s’apprête,

De n’être plus jamais louché par rien d’honnête !

Votre mépris m’est dû pour ma brutalité ;

Mais si j’ai par hasard de vous bien mérité,

Soyez compatissante, et, je vous en conjure.

Payez-moi le bienfait par l’oubli de l’injure.[13]

 

Enfin, c’est la renaissance à la vie, après une vie à peine et mal commencée, c’est la rédemption des folies de jeunesse opérée, ici, par la grâce et la pure innocence, et la famille entrevue, et l’amour rêvé, la seule passion légitime et sincère, la seule durable, et la seule qui vaille la peine de vivre.

 

L’espoir ne m’est donc plus fermé !

Un bonheur inconnu vient d’entrer dans mon âme.

Ah ! je veux être heureux ! Je veux vivre, ô ma femme !

...

Adieu, mes bons amis, adieu, ville maudite !

Ta mère m’aimera : n’est-ce pas, Hippolyte ?

Une famille à moi ! quelle joie ! Et comment

Ai-je pu jusqu’ici vivre différemment ?

Mais je suis jeune et peux réparer ma folie.

Comme l’affliction facilement s’oublie !

...

Du monde n’ayant vu que le mauvais côté,

Du monde je m’étais promptement dégoûté ;

Mais loin de parcourir toute la joie humaine,

Je n’étais pas entré dans son plus beau domaine,

Et cette route ouverte au-devant de mes pas

Est plus longue que l’autre et ne fatigue pas.[14]

 

Cette note de discrète fantaisie, de poésie familière et droite, demeurera dans le théâtre d’Émile Augier, plus tard jointe à plus de maturité, ou de passion, comme dans l’Aventurière ou Paul Forestier, avec aussi plus de finesse et de grâce, comme dans Philiberte, touchant parfois au marivaudage élégant ou rappelant l’inspiration d’Alfred de Musset, comme dans le Post-Scriptum. Il y reviendra sans cesse, par intervalle, comme s’il éprouvait de temps en temps le besoin de se rafraîchir, selon sa propre expression, en un bain de délicate ambroisie, après la peinture des Vernouillet ou des d’Estrigaud. Une seule fois il y a moins réussi, et c’est avec le Joueur de flûte, parce qu’il retournait à sa pièce de début, avec moins de franchise et de netteté dans les vers, de même que dans la conception du sujet. Mais croyez que cette fantaisie est un des plus purs éléments de son génie, et qu’il en a tiré d’abord son plus ferme soutien dans ses premières comédies de mœurs qui sont toutes en vers, n’étant qu’un prélude au développement de ses chères idées et de ses œuvres fortes.

 

- 2 -

 

Après la Ciguë, Augier avait débuté à la Comédie-Française par Un Homme de Bien. L’idée était heureuse, et ce n’est point une banale conception que celle de ce tartufe inconscient, avec ses petites infamies très bourgeoisement scélérates et logiquement ourdies dans une douce béatitude de l’âme. Le succès en fut douteux, peut-être parce que le type était prématuré, et aussi, plus probablement, parce qu’il soutenait mal le développement de trois actes, les visées du personnage étant fort mesquines, et enfin, plus sûrement même, parce que la pièce, d’une ironie amère et rentrée, manquait de relief à la scène, et aboutissait à un dénouement plus que banal. C’était le tâtonnement d’un dramaturge et d’un moraliste plein de promesses, plutôt qu’une œuvre vraiment dramatique. À la relire aujourd’hui, on y retrouve des audaces pincées, des scènes concises et déjà frappantes, et comme un parti pris d’esprit incisif et un peu sec, qui fait songer aux plus modernes d’entre les modernistes : tant il est vrai que les révolutions littéraires, autour desquelles les jeunes cénacles mènent grand bruit, ne sont guère que des recommencements périodiques, à peine de petites émeutes, plus ou moins tapageuses. Les insurgés, que j’appellerais plutôt des apprentis, passent maîtres à leur tour, quand le talent est mûr, après que la fleur en est venue. Mais ils ont presque tous commencé, à l’ordinaire, par avoir un peu plus d’esprit qu’il ne faut, avant de rencontrer la source jaillissante de leur verve. Il semble, à distance, qu’au tapage près, l’Homme de Bien fut quelque chose comme une solennelle escapade. Après l’Aventurière (qui fut remaniée depuis), mais surtout avec Gabrielle, Émile Augier prit pied dans ses idées, et s’y établit fortement.

Cette fois, et du même coup, il avait découvert son vrai fonds de nature, trouvé sa philosophie, et inauguré cette veine dramatique qu’il fit sienne, la comédie bourgeoise, la comédie de mœurs honnêtes sans déclamation, saines sans exubérance ni pédantisme, où la poésie est rapatriée avec le bon sens, et le bonheur avec la morale. Oui, à son apparition Gabrielle fut un scandale de vertu. L’écrivain remontait au Père de famille de Diderot ; et jusqu’à Molière[15]. Il renouait la chaîne, et devait la prolonger glorieusement. Il avait eu l’audace de reprendre la tradition de l’esprit français et de revenir aux idées moyennes de la race, un instant effarées par les splendeurs lyriques et le superbe épanouissement du romantisme ; et le plus piquant de cette heureuse aventure n’est pas qu’un talent équilibré comme celui d’Augier en ait eu l’audace, mais que plusieurs aient eu la naïveté de s’en étonner bruyamment. Il paraît même que quelques-uns ne sont pas encore remis de leur émoi, après la longue suite de chefs-d’œuvre, qu’annonçait et que contenait implicitement Gabrielle.

Platon, par une poétique fiction, représentait l’homme sur un char attelé de deux chevaux rétifs, qui cherchent à se dérober en sens contraire. C’est proprement l’éternelle lutte entre le rêve et la vie. Au commencement de notre siècle, les poètes ayant imaginé de glorifier la passion, et de la confondre avec l’idéal, l’existence leur parut d’une platitude rebutante, et les sentiments les plus naturels prirent le nom de vilenies bourgeoises. Leur stylet était d’or ; mais la morale n’en était pas moins atteinte au cœur. Contre cette poésie lyrique et déchaînée Émile Augier partit en campagne, au nom du bon sens, et du bonheur plus commode et plus commun qu’on ne voulait dire. Gabrielle est une jeune femme mariée à un avocat laborieux, – qui travaille surtout à la rendre heureuse. Bien qu’elle soit déjà mère, elle s’ennuie à la campagne, dans une aisance confortable, due à l’activité du mari ; cependant les arbres fleurissent, l’air est embaumé des « pénétrantes senteurs de la feuille nouvelle, » elle a le cœur inquiet parmi ce triomphe du printemps, et aussi l’esprit troublé par les romans et les poésies du renouveau littéraire. Elle a même, abaissé d’un ton, les accents las et découragés de Phèdre.

 

Heureuse... s’il en est une entre mes compagnes,

Celle qui peut marcher à travers les campagnes,

Appuyant tout son cœur sur un bras bien-aimé,

Selon le rêve ardent qu’elle s’était formé !

Nous partirions le soir, à cette heure sereine

Où l’ombre et le silence ont apaisé la plaine :

Nous irions quel bonheur ! moi pendue à son bras,

Lui sur mon pas plus lent ralentissant son pas.

Et tous deux, regardant tomber la nuit immense,

Nous nous enivrerions d’amour et de silence.[16]

 

Il y a peut-être là plus de ressouvenirs de lectures poétiques et troublantes, que d’imagination maladive ; son esprit est plus ravagé que son cœur ; son rêve est moins artistique qu’elle ne pense : mais enfin elle s’ennuie, et elle est nerveuse, et elle rêve, pendant que sa maison s’en va à la dérive, et que les soucis du ménage et l’amour de son enfant lui pèsent étrangement. Elle songe à l’au-delà, comme on disait alors, avec bien de la fatigue et quelque ingénuité. « Si tu savais, dit-elle à sa jeune tante,

 

... Si tu savais dans quel vide je suis,

Dans quel désœuvrement et quelle solitude !

Tout me manque à la fois, tout jusqu’à l’habitude,

Ce triste bonheur fait de paresse et d’oubli,

Où j’ai cru quelque temps mon cœur enseveli.

Ah ! pourquoi sommes-nous venus à la campagne ?

C’est le réveil des cieux et des champs qui me gagne ;

C’est le tiède printemps, c’est la verte saison

Qui m’ont mis cette sève au cœur ou ce poison !

Je sens dans ma poitrine une fureur de vivre,

Une rébellion qui m’effraie et m’enivre ;

Je voudrais... je ne sais hélas ! ce que je veux ;

Mais rien de ce que j’ai ne satisfait mes vœux.

Le détail journalier de ma maison m’écœure ;

La lecture ne peut me distraire ; je pleure.

Et j’éprouve un dégoût dont rien ne me défend.

Pas même – et j’en rougis – pas même mon enfant !

...

En quelle crudité de sentiments bourgeois

Se sont changés les doux entretiens d’autrefois !

Plus de projet à deux, de mutuelle extase !

Sa vie est un damier, dont j’occupe une case,

Rien de plus. Je complète un état de maison,

Et lui sers seulement à n’être plus garçon.

Est-ce là que devaient aboutir ses promesses

De transports éternels et de saintes tendresses,

Lorsque nous bâtissions un riant avenir

Dont je suis maintenant seule à me souvenir ![17]

 

La voilà donc sur la pente de la faute, assez honnête pour confier à Adrienne le mal dont elle souffre, assez atteinte pour se cacher d’elle au moment décisif, quand l’amant idéal, celui qui apporte la délivrance avec la passion, aura paru, triste et le front penché, comme il sied au héros d’un rêve romantique, lui-même las et attristé par les banales exigences et la triviale uniformité de la vie. Il a nom Stéphane, et il est le secrétaire du mari. En vain Adrienne est-elle le vivant et bienfaisant exemple des désillusions et des déboires que laisse une erreur d’un jour, une surprise de l’imagination plutôt que des sens, une épreuve aventureuse et funeste, sans cesse pardonnée et reprochée par un mari égoïste et soupçonneux. En vain prodigue-t-elle avec effusion les conseils salutaires, la plus saine morale, renforcée des touchants regrets d’une fâcheuse expérience.

 

Ma fille ! Oui, c’est le mot, car je te parle en mère...

Écarte de ton cœur cette folle chimère ;

Ne t’abandonne pas en aveugle au danger...

C’est ton mari qui t’aime, et non cet étranger !

Tu n’es qu’un passe-temps pour l’un, si par miracle

Tu ne lui deviens pas un péril, un obstacle ;

L’autre respecte en toi l’intime compagnon,

Qui garde ses enfants, sa fortune et son nom ;

C’est le seul dont l’amour soit certain, car il t’aime

Peut-être moins encor pour toi que pour lui-même,

Et selon ce beau mot que l’on a décrié,

C’est le seul qui te puisse appeler sa moitié.[18]

 

En vain met-elle tout son courage à combattre les fiévreuses curiosités de Gabrielle, passant des conseils aux confidences, jusqu’à se trahir, par un élan du cœur, et se répandre en aveux pénibles à sa dignité, autant qu’à son repentir.

 

ADRIENNE.

Puisqu’un mot m’a trahie, écoute mon histoire,

Et puissent mes douleurs du moins te protéger,

GABRIELLE.

Je ne veux les savoir que pour les partager.

ADRIENNE.

C’est l’histoire toujours vieille et toujours nouvelle !

Je fus heureuse un an... puisque cela s’appelle

Du bonheur. – Il m’aimait ; il le croyait du moins,

Et ses serments prenaient les anges à témoins...[19]

 

De cette déchirante confession Gabrielle ne perçoit que l’ardeur romanesque, qui avive et irrite sa passion, au lieu de la décourager. C’est proprement le charme qu’opère la poésie troublante sur les âmes inquiètes et les imaginations faibles. Quoi de plus séduisant que la souffrance, qui s’exhale en un rythme enchanteur ? Gabrielle est ravie, Stéphane triomphe, et à ces aveux humbles et pathétiques d’Adrienne, à cette poésie forte et saine, s’opposent les élans lyriques et les éternels sophismes de la passion exaspérée. Et la passion est la plus forte, alors que Stéphane s’écrie, triomphant des dernières révoltes de l’honnêteté par ces délicieuses duperies, dont les amoureux et les poètes ont fait depuis des siècles les vérités du cœur.

 

Séchez, séchez vos yeux. Quelle est cette démence ?

Votre jeunesse ? Eh bien, voici qu’elle commence !

Son véritable essor date de notre amour.

Et rien ne doit compter pour nous jusqu’à ce jour.

Commençons, ou plutôt recommençons la vie !

Nous chercherons un coin abrité de l’envie,

Où nous puissions on paix, loin de ce monde altier.

Nous être l’un à l’autre un monde tout entier ![20]

 

À ce moment de crise, le mari, renseigné sur le danger qui le menace, intervient de son autorité loyale et prévenante, et donne un généreux combat pour l’honneur de sa maison. À la poésie de la passion il oppose celle de la famille, à l’entraînement passager de l’amour aveugle, le charme plus solide de la vie intime, fondée sur le devoir, le travail et le respect, au « bonheur négatif » des égarements sublimes et hasardeux, la douce et sereine quiétude de deux époux qui s’aiment, et qui sont véritablement l’un à l’autre deux inséparables moitiés.

 

Voilà certes une belle et vive poésie.

J’en sais une pourtant plus saine et mieux choisie,

Dont plus solidement un cœur d’homme est rempli :

C’est le contentement du devoir accompli ;

C’est le travail aride et la nuit studieuse,

Tandis que la maison s’endort silencieuse,

Et que, pour rafraîchir son labeur échauffant,

On a tout près de soi le sommeil d’un enfant

Laissons aux cerveaux creux ou bien aux égoïstes

Ces désordres au fond si vides et si tristes,

Ces amours sans lien et dont l’impiété

À l’égal d’un malheur craint la fécondité.

Mais nous autres, soyons des pères. – c’est-à-dire

Mettons dans nos maisons, comme un chaste sourire,

Une compagne pure en tout et d’un tel prix

Qu’il soit bon d’en tirer les âmes de nos fils,

Certains que d’une femme angélique et fidèle,

Il ne peut rien sortir que de noble comme elle !

Voilà la dignité de la vie et son but !

Tout le reste n’est rien que prélude et début ;

Nous n’existons vraiment que par ces petits êtres,

Qui dans tout notre cœur s’établissent en maîtres.

Qui prennent notre vie et ne s’en doutent pas.

Et n’ont qu’à vivre heureux pour n’être point ingrats.

Ah ! mon ami, voilà la seule route à suivre,

La seule volupté dont rien ne désenivre !

Vous l’avez sous la main, et vous la rebutez

Pour courir les hasards et les calamités ![21]

 

Il sort vainqueur du combat, et avec lui triomphe la morale la plus pure et la plus aisée, qui a bien, elle aussi, sa grandeur et sa poésie. Or, par une rencontre du hasard souvent ingénieux, il se trouve que le chef de l’École romantique, le maître incontesté des lyriques de notre siècle, a lui-même célébré la grâce de l’enfant et de son doux sourire, et déploré le vide de la ruche sans abeilles, et qu’il n’a pas mieux dit. Gabrielle revient enfin de ses illusions et renonce à son rêve ; heureuse et désabusée, elle tend la main à cet honnête homme, qui n’est pas un « lion superbe et généreux », mais dont le sentiment du devoir a fait doucement un poète.

 

Ô père de famille ! Ô poète ! je t’aime !

 

Ce vers si décrié, qui est le dénouement de la pièce, en est en même temps la morale ; et il est encore, par surcroît, le germe fécond du talent d’Émile Augier. Il résume tout son théâtre.

Aussi rien n’est-il maintenant plus aisé que d’en suivre le développement. Il semble que chacune de ses pièces complète cette morale, et l’élargisse insensiblement. Après avoir fondé le véritable bonheur sur la vie de famille, il en étudie la constitution, qui est le mariage, depuis longtemps menacé par les préjugés ou les abus de notre société moderne. Après avoir en beaux vers célébré la poésie de ce bonheur légal, il en démêle les conditions, et, à mesure qu’il observe davantage, il abandonne le vers pour la prose, qui creuse le sillon plus avant. Le bon sens devient implacable, et ne laisse plus que rarement place à la fantaisie. Il reprend un à un tous les axiomes de la vieille sagesse des nations, et en fortifie sa doctrine. Qu’est-ce que Ceinture dorée, sinon un plaidoyer pour l’honneur de la maison ? Le Gendre de M. Poirier, ou l’union mal assortie de la  noblesse et de la fortune ? Un beau mariage, ou de l’inégalité des conditions dans le mariage ? La Jeunesse (en vers, cette fois, et l’on sent aisément pourquoi), ou ce qu’il faut avant tout y apporter et y chercher ? La Pierre de Touche, ou la fortune ne fait pas le bonheur ? En vérité, si l’intérêt de la famille est la première inspiration de son théâtre, le mariage est le fond de presque toutes ses pièces, non pas seulement la conclusion, et vous pensez s’il tient le mariage de convenances pour un mariage de raison ! Et pendant que sa pensée va s’élargissant, sa morale se complète de comédie en comédie, et la loi se fait aussi plus impérieuse et plus stricte. Elle s’impose à tous, aux indépendants, aux artistes, et avec elle l’amour légitime, le bonheur régulier, qui est presque une chasteté, seul capable de donner la sérénité puissante au génie. Paul Forestier, aujourd’hui moins goûté, ne s’explique pas autrement, ou du moins on le comprend mieux, ainsi encadré dans ce développement de l’œuvre. Tout de même que Gabrielle aux poètes, Paul Forestier fut aux artistes un paradoxe de vertu.

 

FORESTIER.

Mon cher, on ne sert pas deux maîtres à la fois ;

À ton âge, sentant qu’il fallait faire un choix,

J’avais aux voluptés déclaré le divorce ;

J’étais chaste, et c’est là le secret de ma force.

PAUL.

La recette n’est pas sans quelque austérité.

FORESTIER.

Non, car le mariage est une chasteté.

Je n’entends pas bannir les tendresses humaines ;

Seulement, je les veux profondes et sereines ;

Je veux qu’au travailleur servant de réconfort,

Au lieu d’être un orage elles lui soient un port.

Laisse aux gens de loisir, laisse aux cervelles creuses

Les plaisirs énervants et les amours fiévreuses

Le désordre au talent est mauvais compagnon.[22]

 

Oui, la recette est universelle. C’est une panacée de santé morale pour tous les gens honnêtes, artistes, poètes, avocats ou marchands. En même temps qu’il célébrait le bonheur de la famille, et qu’il en imposait l’obligation, Émile Augier en sauvegardait les droits, et dévoilait les préjugés à la mode ou les tendances d’opinion qui en entament l’intégrité. De là cette curieuse comédie de l’Aventurière, à laquelle il gardait assez de tendresse, pour la refondre après dix ans, bien qu’elle eût réussi à son apparition. De là aussi le Mariage d’Olympe, une reprise en prose de l’Aventurière, avec je ne sais quoi de plus âpre, et d’une inspiration plus réaliste, qui n’est point l’ordinaire de l’écrivain. La famille est un sanctuaire, dont l’entrée est interdite aux profanes, c’est-à dire aux déclassées. Pour y trouver le bonheur, il y faut apporter la candeur qui, une fois atteinte, ni ne se répare ni ne se refait. Il y a là des droits imprescriptibles, qui sont ceux des ascendants et de la postérité, du passé et de l’avenir, et qu’on ne viole pas impunément. Elle représente une solidarité d’honneur, qui en est l’implacable sécurité. N’est-elle pas assez menacée d’ailleurs, pour que la porte en soit sévèrement gardée et consignée aux femmes qui ont débuté par la fuir ? Et, insensiblement, l’auteur était porté à agrandir le cercle de la famille et le cadre de sa comédie. Pendant qu’il en défendait les droits, il arrivait par une pente naturelle à en étudier les devoirs. De la comédie bourgeoise il s’élevait à la comédie sociale, si l’on peut ainsi dire, et s’il est vrai que la société idéale ne soit que l’image agrandie de la maison, et que les vices dont souffre l’une, atteignent l’autre directement. C’est l’époque des grandes pièces, les Lionnes pauvres, les Effrontés, le Fils de Giboyer, Maître Guérin, la Contagion, Lions et Renards, Jean de Thommeray : quelque chose comme la haute Comédie d’Émile Augier. Elles ont un même but et répondent à un même besoin très noble, qui est d’attaquer et de battre en brèche les vices élégants et les sophismes distingués, qui aboutissent fatalement à la ruine d’un foyer ou d’un État. Ce sont des plaies secrètes, des ulcères, comme dit l’auteur, qu’il importe de révéler, n’eût-on point la prétention de les guérir. Le luxe effréné des femmes, le règne de l’argent, l’intrigue politique ou religieuse, et l’escobarderie, et le scepticisme, et ce qu’on a depuis appelé d’un mot si français, la blague et les capitulations, et les compromissions, et la prostitution de la conscience, et toutes ces perversions effrontées du sens moral, étaient une riche matière à un esprit puissant et droit. Qu’on ne nous dise pas que nous rassemblons ici en un seul groupe des œuvres d’ordre différent. Les attaques dont presque toutes ont été l’objet démontrent surabondamment une communauté d’origine. La censure a interdit les Lionnes pauvres, la coterie de la basse finance et de certains dévots s’est acharnée contre les Effrontés, et le Fils de Giboyer. Oui, Émile Augier avait découvert un heureux filon d’œuvres de grande portée et de morale générale. Quelques-unes ont passé pour des pièces politiques ; et j’accorde que certaines gens ne manquaient pas de raisons pour les qualifier ainsi ; je reconnaîtrai même, si l’on veut, qu’il n’était pas jadis pour déplaire à la cabale que Tartufe parût la caricature immodeste de la vraie dévotion. Une comédie, qui est un pamphlet, ne dure guère : elle donne prise à trop d’attaques intéressées. Le Fils de Giboyer, Lions et Renards ont tenu bon : Émile Augier nous a expliqué pourquoi. « Quoi qu’on en ait dit, cette comédie n’est pas une pièce politique dans le sens courant du mot : c’est une pièce sociale. Elle n’attaque et ne défend que des idées, abstraction faite de toute forme de gouvernement.[23] » C’est que tous ces ouvrages sont le terme d’une même inspiration, que la politique est ici un simple ressort, et (quelques-uns encore en doutent) un accessoire d’actualité ; mais qu’au fond de tout cela s’agitent l’honneur, le bonheur et l’intégrité morale de la famille ; que Vernouillet lui est un péril, au même titre que d’Estrigaud ; que tous ne rêvent que riches mariages et dressent leurs audacieuses machines ; que M. de Sainte-Agathe, pour être plus désintéressé, n’en est pas moins dangereux, et que leurs sourdes et habiles menées, si le succès n’en était contrarié, auraient des effets désastreux pour la société tout entière. Place aux honnêtes gens, et à eux seuls, dans la maison comme dans l’État, si faire se peut ! Qui donc assure que cette partie de l’œuvre d’Augier est à la veille de vieillir ?

 

- 3 -

 

Cependant il a écrit, à diverses époques de sa carrière, des pièces d’un aspect particulier, que ne suffiraient à expliquer ni la pure fantaisie, qui fut sa première manière, à laquelle il est revenu par intervalle et comme par délassement, ni l’honnêteté familiale, qu’il a célébrée dans la plus belle partie de son théâtre. Tandis que les autres semblent former deux lignées distinctes, celles que je veux dire ont un air d’isolement, et marquent dans son œuvre des étapes et des temps d’arrêt. Il s’agit de Diane, et aussi du Mariage d’Olympe, qui est d’une étrange audace ; enfin de Madame Caverlet, et même des Fourchambault. Celles-ci sont plus militantes. Il semble que l’auteur n’y ait pas seulement mis en œuvre ses propres idées, mais qu’il ait aussi lutté contre certaines théories littéraires ou dramatiques. Aussi ne sont-ce pas toujours les meilleures de son théâtre ; deux d’entre elles accusent un peu d’outrance soit dans l’invention, soit dans l’exécution : ce qui n’est point le défaut ordinaire de son talent très mesuré.

Pour comprendre Diane, il faut se rappeler les rudes et mordantes critiques dont fut victime Gabrielle. Comme on l’a raillée dans le camp romantique, cette pièce de bon sens, dont il était à craindre qu’elle ne fît école ! C’était la mort de la poésie que l’avènement d’une poésie embourgeoisée. On n’était pas alors disposé à prendre pour des accents lyriques les glouglous du pot-au-feu qui mijote. Scribe avait excité les ressentiments : après Gabrielle, on n’y tenait plus. On découpait le dernier vers en deux hémistiches ; « ô père de famille » amenait un ricanement ; « ô poète, je t’aime » provoquait une tempête. M. Jacquerie a écrit là-dessus quelques pages d’une brûlante indignation, sans doute calmée maintenant.

« Gabrielle devait nécessairement plaire au public, surtout au public du Théâtre-Français. Le sens de la pièce est que la passion et la poésie sont des chimères ridicules, et qu’il n’y a de poètes que les bourgeois. Quel poète que M. Augier[24] ! Quand on caresse ainsi les bas instincts de la foule, quand on prend son parti contre l’idéal et contre les aspirations hautaines de l’âme à l’étroit dans le corps et dans la vie, quand on ajoute la raillerie comme une pointe de plus aux clous dont le monde crucifie les grands cœurs martyrs, quand on rime humblement les vers, la rêverie et les étoiles, quand on se résigne à convenir avec les notaires et les avoués épanouis dans leurs stalles, qu’ils valent bien les poètes, et qu’il n’existe pas sous le ciel d’autre poème que le Code, – c’est bien le moins que les avoués et les notaires répondent par un sourire au gracieux auteur qui se met ainsi à genoux pour leur chatouiller la plante des pieds.

« Il y a des esprits qui entendent autrement la mission du poète. Ils croient que sa tâche n’est pas de suivre la multitude, mais de la conduire. Ils se font les conseillers du public, et non ses domestiques. Mais ces austères professeurs d’idéal, d’amour et de pensée sont souvent mal reçus de la foule, dont ils choquent et humilient les idées vulgaires et les appétits médiocres. Le terre-à-terre et la platitude sont plus sûrs. Rien n’est d’un effet plus immanquable, au théâtre, que les maximes de morale, les appels à l’union des ménages, les dithyrambes contre l’adultère, l’éloge exalté de la fidélité conjugale, l’admiration des chemises qui ont tous leurs boutons, le lyrisme du pot-au-feu. C’est étonnant les fibres que cela remue dans le commun des spectateurs. Qu’est-ce que l’âme, qu’est-ce que l’infini, auprès d’une chaussette bien raccommodée ?

« Au fond, M. Émile Augier appartient à l’école de M. Scribe. M. Scribe s’est concilié l’estime du bourgeois en frappant de réprobation toute autre passion que celle de l’argent, tout autre amour que les tendresses paraphées de M. le maire. M. Augier vient après le maître, et semble destiné à versifier la prose de M. Scribe. Mais en mettant la versification de côté, comme M. Scribe est supérieur ! Quel autre intérêt dans l’action, quelle autre imagination dans les scènes ! Quelle autre vie dans les figures ! Gabrielle, c’est les Premières Amours, moins l’esprit ; c’est Être aimé ou mourir, moins la réalité ; c’est Une chaîne, moins le drame[25]. »

Le coup dut être d’autant plus sensible à Émile Augier, que l’attaque était plus vive, et fournie d’une main habile. Comme on l’accusait d’avoir refait une pièce de Scribe, il prétendit sans doute à montrer qu’il était capable aussi de refaire un drame de Victor Hugo. En quoi peut-être il se trompait. Diane est un pastiche médiocre de Marion Delorme, parce que l’auteur y a forcé son naturel, ou plutôt parce qu’il y a mis plus de malice que de talent. À y regarder de près, on dirait d’une parodie critique, où l’écrivain, pour faire pièce à son devancier, s’est ingénié, malgré l’analogie du sujet, à ne rassembler que des gens vertueux, et à glorifier la morale. Au lieu de rendre Richelieu ridicule, il en fait un ouvrier de génie, attaché à une grande œuvre, dont on pénètre mal les desseins. Diane n’a pas les accents de Marion ; mais elle n’en a pas non plus le passé inquiétant ; son dévouement est moins pathétique, mais sa chasteté est aussi moins douteuse. Paul épouse Marguerite, une petite bourgeoise riche, belle, et en tout digne d’être recherchée, même par un de Mirmande. Rien de poussé, de lyrique, ni d’aventureux ; tout y est familial et reposé, en dépit de l’aventure fâcheuse du duel, du placard romantique où se dissimule l’un des combattants, de l’intervention de M. de Laffemas, et de sa sinistre escorte. Un seul personnage, de Cruas, a insulté une jeune fille, après la messe de minuit, à la mode espagnole. Il l’emporte bientôt en paradis. Et tout cela forme, à bien dire, un drame assez terne, où il y a plus d’esprit que de poésie, et qui ne nous intéresse guère aujourd’hui que par l’ingénieuse confusion des moyens scéniques de Victor Hugo et des tendances morales d’Émile Augier. Encore, faut-il tirer hors de pair Grandin, le conspirateur timoré, prompt à déclamer, lent à agir, qui est comme l’esquisse ou l’épreuve avant la lettre du bonhomme Poirier, le bourgeois ambitieux, futur pair de France. – La tentative ne fut pas heureuse, comme il arrive toutes les fois qu’une œuvre dramatique, compliquée de préoccupations étrangères au théâtre, poursuit manifestement une polémique plutôt qu’un succès désintéressé.

Le Mariage d’Olympe rappelle un autre moment de sa carrière. Quoique l’idée de l’ouvrage s’adapte aisément à la formule morale, qui explique la plus grande part de ses comédies de mœurs, la pièce diffère des autres par la conception, et aussi par la facture. M. J.-J. Weiss a fait remarquer naguère[26] que l’œuvre ne se suit pas, que les principaux rôles ne sont pas des caractères et manquent de vérité. « Le public sent bien, dit-il, que les personnages en scène ne font entrer ni ne peuvent faire entrer dans son esprit aucune explication admissible de tout ce qui se passe et de tout ce qui se fait sous ses yeux. Il s’ensuit que l’intérêt tombe. On ne s’intéresse pas à ce qu’on ne s’explique pas... – La courtisane mariée au gré de son calcul restera, autant que vous voudrez, sans moralité et sans principes... Aucune d’elles (les courtisanes), une fois glissée dans le monde, n’y commettra les fautes de tact et n’y étalera le mauvais ton incurable, que M. Émile Augier attribue faussement à Olympe mariée. La promptitude à se transformer selon les milieux est une des qualités maîtresses de la nature féminine. Et Irma, la mère d’Olympe, la mère vraie ou par destination ? On se demande si c’est Émile Augier qui a conçu cette Irma, ou si ce n’est pas plutôt quelque Éliacin échappé d’hier des saints parvis. » – La critique est sévère et juste. Mais ce qui demeure inexpliqué, c’est qu’Émile Augier, dont le génie naturel se plaît surtout à la composition et la mesure, ait conçu et exécuté une pièce et des personnages, d’où, comme on le voit, ces qualités précisément sont absentes. Oui, le sujet est bien de lui et à lui : à savoir que la réhabilitation de la courtisane par le mariage légitime est une faute et une duperie. On n’introduit pas la honte dans une maison, qui a des traditions d’honneur séculaire. On n’épouse pas Olympe, quand on est né de Puygiron ; on ne l’insinue pas lâchement dans une famille, où il y a un oncle et une tante qui ont droit au respect de leurs préjugés ou de leurs vertus, et une cousine sensible et chaste (comme dans la Jeunesse, la Pierre de Touche) qui mérite la déférence et les égards dûs à son inclination et à sa chasteté. Cela est dans la veine d’Émile Augier. Il semble qu’il ait là tout son jeu en main. Et la pièce est mal bâtie, et les caractères sont incohérents, et certaines scènes y paraissent surchargées, à dessein, d’un naturalisme artificiel et invraisemblable. Pourquoi cette erreur ou cet écart, si contraires à la nature de l’écrivain ? Ne serait-ce pas que le Mariage d’Olympe est une pièce de circonstance, comme Diane, écrite surtout contre un certain théâtre, très différent, cette fois, de celui de Victor Hugo, une manière de manifeste dramatique contre le réalisme, tout de même que Diane était une sorte de protestation contre le romantisme ? Et, de même que, dans Diane, le mélange des deux genres, celui de l’auteur et celui de ses rivaux, se combine mal et laisse une impression confuse ; ainsi dans le Mariage d’Olympe le réalisme de M. Alexandre Dumas fils jure avec le bourgeoisisme (si j’ose dire) d’Émile Augier, et laisse une impression fâcheuse. Tout le premier acte est d’Augier ; les deux autres sont inspirés d’autre part ; ils ne sont qu’une imitation malhabile... à moins qu’ils ne soient une critique trop raffinée. Le drame se dessine tard ; et il est d’une audace outrée, qui cadre mal avec le début. Il est aisé d’observer la même discordance entre les caractères. Le marquis et la marquise de Puygiron, Philémon et Baucis, comme le dit irrévérencieusement Olympe, derniers exemplaires de ces unions saintes, que la mort seule disjoint et qui vivent de tendresse et de déférence, après que l’amour et la jeunesse s’en sont retirés ; Geneviève, cette jeune fille d’esprit charmant, enfant choyée et fine, tout cela est encore d’Émile Augier. Mais Olympe, la courtisane épousée, et Irma, sa truculente maman, concierge honoraire, tireuse de cartes, chaperon inutile et compromettant, tout cela aussi vient d’ailleurs, et semble forcé, alourdi, presque à dessein. Quelque chose comme du réalisme ingénu... ou travesti. Au fond, il y a l’un et l’autre. Mais le malheur est que le public avait plus d’une bonne raison pour s’y tromper, car il n’entre pas dans toutes ces finesses, et qu’Émile Augier a paru entiché d’un genre, qu’il me semble plutôt avoir malignement pastiché.

À vrai dire, il n’a guère subi l’influence de son heureux rival, M. Alexandre Dumas fils, et surtout je n’irais pas en relever les traces dans les pièces, où on les cherche le plus. À peine en trouverait-on la marque dans la structure d’une ou deux comédies dramatiques, comme Paul Forestier. Encore n’y a-t-il là que l’emprunt de quelques procédés et de quelques scènes à effet. M. Weiss, qui a l’aversion innée du réalisme, tel que certains l’entendant, pourrait bien avoir singulièrement exagéré l’action de cet encombrant voisinage. Je n’en voudrais pour preuve que Madame Caverlet et les Fourchambault, les deux dernières œuvres d’Émile Augier. Il y a montré une indépendance plus rassise et plus expérimentée. Chacun des deux sujets serait assurément avoué par M. Alexandre Dumas : une antinomie entre la loi écrite et la loi naturelle, entre la morale et les préjugés, voilà qui s’accorde parfaitement avec les théories, où excelle l’auteur du Fils naturel et de Francillon. Nulle art, toutefois, Émile Augier n’a gravé plus profondément l’originalité de sa manière et de son genre.

Madame Caverlet fut écrite en 1876, quelque temps avant la promulgation de la loi sur le divorce. C’était, s’il en fut, une pièce d’actualité. La question allait être portée à la tribune ; l’écrivain prit les devants, et la mit au théâtre. Il tâtait ainsi l’opinion, qui d’ailleurs parut plus gênée que récalcitrante. Mais il faut reconnaître qu’il y avait mis les formes. Il ne la brusque point ; il l’apprivoise. Il n’accumule pas les contradictions ; il les éclaircit. La solution apparaît à la fin, sans éclat, avec infiniment de prudence et de ménagement. Il n’a point choisi un cas poignant, une affaire scabreuse, qui tiraille la raison, et précipite les coups de théâtre, qui nous prenne par les entrailles, et nous accule dans une impasse où la conscience se révolte violemment contre la loi ou le préjugé. Il n’a pas scruté la Gazette des Tribunaux. Il a choisi une situation simple, naturellement fausse et aisément vraisemblable. Et il a ramassé, tempéré la crise, et amorti les chocs. Henriette, qui passe aujourd’hui pour l’épouse de Caverlet, fut mariée jadis à Merson, un viveur élégant, prodigue et besogneux, époux infidèle, et père très oublieux de sa paternité. L’auteur avait à sa portée plus d’un moyen propre à soulever des émotions violentes, en faveur de la thèse qu’il aurait pu soutenir et brandir. Il lui était loisible, par exemple, de faire, en un premier acte, sous forme de prologue, le tableau d’une union mal assortie, où la femme seule est honnête, et vit, avec ses enfants, triste et condamnée dès les premiers temps à une douloureuse solitude ou à des promiscuités plus pénibles encore. Il lui était commode de nous faire assister, comme dans l’Ami des Femmes, aux sollicitations perfides et ravalantes, dont une épouse abandonnée est l’objet et parfois la victime. Il lui était aisé de nous montrer, en des scènes pathétiques, les révoltes de l’honneur, les brutalités du mari, les recherches empressées et la tactique galante des aspirants. Il y avait certes matière à plus d’une péripétie. Émile Augier s’est bonnement réglé sur la nature, sans sermonner ni étonner. Il nous a moins intéressés à la femme qu’à la mère, et surtout il a pris le parti des enfants, c’est-à-dire, ici encore, qu’en un sujet si différent de ceux qu’il préfère, il a songé au bonheur et à l’avenir de la famille disloquée. Il a concentré l’intrigue autour du frère et de la sœur, choisissant de préférence l’heure où se décide la vie de l’une et de l’autre, de l’une par le mariage, de l’autre par l’approche de la majorité. « Voilà le point noir du divorce, dit Bargé... la situation qu’il crée aux enfants. Pour des calvinistes comme vous et moi, ma chère dame, c’est la seule objection sérieuse. » La discussion et la crise se réduisent au strict nécessaire ; et à cette comédie sociale l’auteur aurait pu donner ce sous-titre : « De l’utilité du divorce pour reconstituer la maison. » Aussi dans un sujet si délicat, Émile Augier n’a-t-il fait entrer que des caractères foncièrement honnêtes. Merson même est un égoïste léger plutôt qu’un sacripant. « C’est un viveur, dit Caverlet, à qui manque absolument le sens moral[27] ». Le théâtre contemporain est plein de ces élégants gentlemen, très détachés des larmes qu’ils font couler autour d’eux. Et j’en sais plus d’un encore qui obtient son pardon à la fin[28]. Il est vrai que Merson court après les héritages, et se contente d’un dédit pour renoncer à ses droits d’époux et de père, dont il s’est avisé sur le tard. Mais il est visible aussi qu’Émile Augier l’a dessiné d’une main légère et presque charitable, ne voulant point mettre d’ombre trop noire au tableau. Quant à Henriette Merson et Rodolphe Caverlet, c’est l’honnêteté même. Ils se sont rencontrés en Bretagne, où Henriette, après sa séparation, avait fait retraite avec ses enfants.

 

« Elle restait à vingt-cinq ans seule et sans ressources, car son mari avait à peu près mangé sa dot, et ne lui servait même pas la pension à laquelle il était condamné. Elle se retira à Avranches chez une vieille tante fort riche, très dévote et très avare, dont elle était l’unique héritière, et avec qui elle s’est brouillée pour me suivre... Je l’ai rencontrée sur les côtes de la Bretagne, dans un village alors très ignoré des touristes, nommé Saint-Enogat, à deux pas d’une plage déserte et charmante. Que vous dirai-je ? Nous nous sommes aimés... mais d’un amour sans faiblesse comme il était sans espoir. – Ah ! mon ami, j’ai vu là ce que c’est qu’une honnête femme ! Je maudissais et j’admirais cette chasteté invincible que ne pouvaient égarer ni les rophismes d’une passion partagée, ni les défaillances d’un cœur en détresse, à qui ne restait pas même l’appui d’un devoir ! J’étais désespéré ; l’heure des adieux avait sonné ; Henriette, pâle et résolue, m’avait serré la main pour la première et la dernière fois, quand on lui apporte une lettre. Elle la lit, et fond en larmes. C’était sa tante qui lui signifiait qu’elle eût à ne plus remettre les pieds chez elle, puisqu’elle avait un amant. — Et il n’en était rien, – sur l’honneur ![29] »

 

Ainsi poussés l’un vers l’autre, ils ont constitué une famille irrégulière et patriarcale. L’effort n’est-il pas manifeste, qui tend à atténuer la cruauté des circonstances par un pathétique inoffensif et calme ? Les témoignages abondent. Au moment le plus pénible des aveux, ce qui coûte le plus à Caverlet, c’est d’expliquer les mensonges inséparables d’une situation fausse, les supercheries inévitables à d’honnêtes gens qui ont vécu dans l’isolement, comme des parias volontaires, évitant l’intimité du monde, qu’ils étaient condamnés à tromper. Même, pour assurer le bonheur des enfants, ils sont prêts à un sacrifice héroïque, et assez fermes en leur assurance, pour l’accomplir sans éclat, sinon sans regret. La seule scène violente, qui s’imposait, a lieu entre Rodolphe Caverlet et Henri Merson, quand celui-ci a revu son père, qui lui a tout appris. Et Rodolphe et Henri souffrent tant dans leur entière honnêteté, qu’ils tombent aux bras l’un de l’autre, et s’étreignent avec effusion. Ils ne font pas de la logique ; ils s’abandonnent à leur affection, qui est fondée sur l’estime réciproque. Ils ne maudissent pas la vie ; ils la subissent, en attendant qu’ils la puissent contraindre. Il est si vrai qu’Émile Augier s’est efforcé ici, plus que jamais, à la peinture mesurée des sentiments intimes et moyens, qu’il a concentré l’intérêt de l’œuvre sur les enfants, au point de déplacer la crise, dont Rodolphe et Madame Caverlet semblaient naturellement destinés à traduire les angoisses. Elle éclate en effet au moment où Reynold, fils du juge de paix Bargé, déclare son amour pour Fanny, et délègue son père pour demander la main de sa voisine. C’est cette idylle contrariée par la fâcheuse posture des parents, que l’auteur a surtout développée avec un art exquis, suivant en cela l’exemple de son maître, Molière, qui a éclairé le sombre drame de Tartufe de l’inclination charmante que sent Valère pour Marianne, et Marianne pour Valère. Toutes ces scènes sont faites d’un tact très sûr ; et la tendresse ingénue de ces enfants, et leurs confidences d’autant plus libres que l’éducation suisse leur permet plus d’essor et de franchise, et leurs projets, et leur obstination soumise, et leurs ingénieuses combinaisons, et tout ce roman brusquement interrompu, délicieusement renoué, sont d’un effet immanquable, qui impose la question du divorce, sans même la poser. Ils sont les vrais protagonistes d’une comédie, qui eût inévitablement tourné au drame, sans leur aide, et surtout sans le génie naturel d’Émile Augier, qui se plaît aux émotions moyennes, et qui s y tient ici à grand effort. Reynold avait mis le feu aux poudres par son amour ; il prévient le désastre par son ingéniosité. C’est lui qui découvre une issue à cette situation compliquée, et l’issue en est simple, comme on pouvait l’attendre d’un amoureux. Merson sera désintéressé par une forte somme ; madame Caverlet, qui se fait naturaliser, bénéficiera du divorce, qui existe déjà en Suisse. Elle épousera Rodolphe, Reynold épousera Fanny, le bonhomme de juge épousera l’idée de son fils, dont il s’attribuera le mérite, et, au lieu d’une liaison irrégulière, voilà deux ménages fondés, destinés à mener de compagnie une existence tranquille et honorée, dans le recueillement des montagnes, et l’attente du petit Daniel, que berceront bientôt le ranz rustique et le carillon des clochettes. Or, c’est un problème bruyant de morale sociale, qui, mis à la scène avec mille précautions, agrémenté d’une innocente idylle, se résout ainsi dans la sérénité souriante du cercle de famille.

Émile Augier est là tout entier, avec toute sa dextérité simple et sobre. Il ne serait pas malaisé de faire voir que le sujet des Fourchambault poussait droit au drame le plus moderne ; qu’il n’était pas sans analogie avec le Fils naturel ; que l’écrivain l’a traité avec les mêmes ménagements, et que le moment où il semble cédera l’influence de son rival est précisément celui où il se ressaisit tout entier, et donne l’exacte mesure de sa morale et de son talent. Si sa carrière souffre mal d’être divisée en périodes très distinctes, qui donnent la clarté à une biographie, mais risquent de mettre dans les esprits une notion fausse du développement qu’a suivi son théâtre, peut-être avons-nous réussi à analyser l’évolution lente et assez complexe de sa pensée, à montrer qu’attentif plus que soumis aux théories et aux tendances du voisin, Émile Augier a composé une œuvre très variée, qu’il a moins fait une série logique qu’une suite de pièces en apparence assez diverses, les unes de fantaisie, quelques-unes d’opposition, d’autres enfin, les plus nombreuses et aussi les plus élevées, empreintes d’une saine philosophie, d’une poésie domestique (au meilleur sens du mot), comédies de mœurs qui aboutissent par une naturelle gradation aux comédies sociales, depuis Gabrielle jusqu’aux Effrontés, depuis le Fils de Giboyer jusqu’aux Fourchambault, qui terminent sa carrière et résument son talent.

Émile Augier l’avait apparemment senti, puisqu’alors il s’est condamné au repos.

 

 

IV - Sa formule dramatique

 

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Les pièces en vers - Philiberte

 

M. Weiss, quia poussé l’amour de Regnard jusqu’à l’idolâtrie, a dit d’Émile Augier : « C’est un second Regnard... plus original en ses combinaisons, plus varié en sensations poétiques, plus pénétrant et de plus de portée que l’autre.[30] » Il est vrai que d’Émile Augier M. Weiss ne goûte, à peu de chose près, que les pièces en vers, et, à travers celles-ci, ses ressouvenirs du tant aimé Regnard, dont l’obsession le hante et le poursuit.

Ce jugement, très contestable en soi, lorsqu’il s’agit des pièces en prose, donne l’idée la plus approchée du genre dont Émile Augier a composé ses œuvres en vers. Si l’on excepte celles qui, comme Diane ou Paul Forestier, témoignent par leur facture d’une influence voisine (et plutôt combattue que subie), l’écrivain relève de la méthode classique, non pas même celle de Ponsard et de Legouvé, mais de Regnard et de Molière aussi. À peine, dans ses comédies en vers, met-il à profit les progrès réalisés par Beaumarchais et le drame romantique. L’intrigue s’y complique discrètement, s’y démêle avec aisance, sans recherche d’habileté, La couleur locale y tient si peu de place que rien. Même, dans la plupart des cas, il n’excède sensiblement ni l’unité de lieu ni celle de temps. Gabrielle se développe en l’espace d’un jour ; la Ciguë exige quelques heures, Philiberte pas davantage ; et, pour les autres, à peine songe-t-on à demander l’heure, pas plus qu’on ne s’intéresse au changement du décor. Sa fantaisie a d’autres matières où s’exercer. Elle se meut à l’aise sur la scène, sans la collaboration complaisante ou ingénieuse des années ou du machiniste. C’est que, même en vers, il est toujours maître de son sujet ; que, fidèle à la formule classique, il saisit le moment le plus proche de la crise, qu’il développe avec sobriété : ce qui s’appelle, aujourd’hui encore, composer solidement.

Philiberte en est le plus curieux exemple. On n’y trouverait peut-être pas une seule liberté prise avec les règles de composition suivies par Regnard et fixées par Molière. L’époque même qu’a choisie l’auteur donne immédiatement à l’œuvre un air classique. La pièce se passe en Dauphiné, au château de Grandchamps, vers 1775. Elle se développe dans un même salon, qui est du temps de Louis XVI, et, par les portes de fond, on aperçoit un parc, qui est un hommage rendu à Watteau. À peine un détail romantique, un duel rapide, sans témoin, entre deux scènes, au bout du jardin, et qui dure juste le temps d’aller, de mettre un bras en écharpe et de revenir. Tout le reste se passe en spirituels entretiens, comme chez Célimène, je vous assure. Le sujet en est si simple en soi, et partant si classique ! Rappelez-vous la scène qui ouvre la comédie des Femmes savantes : Henriette veut se marier, Armande l’en détourne, et les deux sœurs discutent sur la dignité de l’amour conjugal, en attendant qu’elles se disputent l’amoureux. Ici, deux sœurs aussi, au début de cette comédie, dont l’une se marie sans amour, tandis que l’autre désespère d’être aimée et de se marier. C’est assez dire que l’une est belle, coquette, femme enfin, et que l’autre ne se résigne pas à être femme, parce qu’on la dit laide et qu’elle se sait riche, et que quiconque la recherche en veut à sa fortune plutôt qu’à sa personne. C’est au moins ce qu’elle croit, l’aimable Philiberte ; car elle est aimable. Elle a été élevée par une mère, qui lui fut peu douce, dans la foi de sa laideur et de son insignifiance, et elle a grandi dans cette croyance, triste, timide, effacée. Si elle en souffre, vous le pensez ; et dans son entourage elle n’a personne qui l’aide à être ce qu’elle est vraiment, ou qui la console de ne l’être point, comme on le lui répète ; personne, à part sa sœur, pourtant, sa cadette, et qui se marie. Mais comme Julie, qui toujours lui fut préférée, a eu dès longtemps le droit de tout voir et de tout dire, elle a beaucoup réfléchi sur ces matières ; et, comme elle est belle, elle s’entend à la beauté et lui déclare gaîment que les autres ne savent pas la regarder, que l’opinion est ridicule quand elle n’est qu’une sotte tradition, que Philiberte n’est plus une enfant, qu’elle est charmante, oui, charmante (c’est le mot qui fait l’unité de la pièce), charmante, non pas jolie, charmante, non point belle, charmante enfin. Elle a la beauté du diable, qui serait un ange. Et elle a, sans s’en douter, séduit un de ses voisins, noble et pauvre, Raymond de Taulignan ; sa sœur a tout découvert, elle le lui dit ; et Philiberte est toute confuse de renaître à l’espoir d’être aimable et aimée.

 

JULIE.

Une fois le contrat signé par les témoins,

Un mariage est fait ?

PHILIBERTE.

Mais à peu près, du moins.

JULIE.

Je serai mariée... à peu près dans une heure :

Quand j’y songe ! – Faut-il que je rie ou je pleure,

À ton avis ?

PHILIBERTE.

Ne prends conseil que de ton cœur.

JULIE

Mais à ma place, enfin, que ferais-tu, ma sœur,

Mon futur te plaît-il ?

PHILIBERTE.

C’est à toi qu’il doit plaire.

JULIE.

Il est vrai. Mais du moins te plaît-il pour beau-frère.

PHILIBERTE.

Pour beau-frère, assez.

JULIE.

Bien, pour mari, pas du tout.

Je m’en doutais.

PHILIBERTE.

Pourquoi me demander mon goût ?

Que t’importe? Tu sais, ma sœur, que nos idées

Sur ce point-là jamais ne se sont accordées.

Toi, dont la beauté fraîche épand comme un parfum

Qui lis ta bienvenue aux regards de chacun,

Tu n’as pas tort d’aimer la joie extérieure

Qui s’empresse au devant de tes pas à toute heure :

Faite pour le triomphe et pour la royauté,

Il faut un appareil de cour à ta beauté ;

Le comte d’Ollivon est donc fait pour te plaire :

Jeune, élégant et froid jusque dans sa colère,

S’il en avait jamais, esclave du bon ton,

Un peu trop à cheval sur le qu’en-dira-t-on,

Peut-être, mais d’humeur à la tienne commode

C’est l’époux idéal d’une femme à la mode,

Et je ne lui sais pas vraiment d’autre défaut

Que d’être avec excès le mari qu’il te faut.

JULIE.

Mais toi, ma sœur ?

PHILIBERTE.

Oh ! moi, je suis une sauvage.

Je voudrais un bonheur fait comme un esclavage,

Et je l’emporterais, pour le rendre plus sûr,

Ainsi que la lionne, au fond d’un antre obscur.

Là, seule à posséder celui qui me possède...

JULIE

Achève...

PHILIBERTE.

J’oubliais déjà que je suis laide,

Et qu’un homme ne peut désirer mon hymen

Que pour le million que j’ai dans chaque main.

JULIE.

Te voilà triste, et c’est par ma faute, peut-être !

PHILIBERTE.

C’est la mienne. Un captif doit fermer sa fenêtre

Et tâcher d’oublier, par folie ou raison,

Que l’univers existe autour de sa prison.

JULIE.

Eh bien, tu peux laisser cette fenêtre ouverte ;

Je t’apporte la clef des champs, ma Philiberte.

PHILIBERTE.

Comment ?

JULIE.

J’ai découvert deux choses, chère sœur,

Que tu n’apprendras pas, j’espère, sans douceur ;

Et la première, c’est que vous êtes charmante,

Mademoiselle.

PHILIBERTE.

Moi ?

JULIE.

Nouvelle surprenante,

N’est-ce pas ? Tu l’entends pour la première fois,

Et je me sais bon gré que ce soit par ma voix.

PHILIBERTE.

Si c’est un badinage, il est cruel, Julie,

JULIE.

Très sérieusement, je te trouve... jolie ?

Non, ce n’est pas le mot, j’avais mieux dit d’abord.

Je te trouve charmante, et c’est bien plus encore.

Il semble à travers toi que ton âme transpire :

Ton accent est plus doux que ta voix, ton sourire

Plus joli que ta bouche, et ton regard plus beau

Que tes yeux : la lumière efface le flambeau.

Eh bien, te voilà rouge et tout embarrassée ?...

PHILIBERTE.

Je démêle mon fil.

JULIE.

Le fil de ta pensée ?

Les premiers compliments l’emmêlent, en effet ;

Mais en très peu de temps, tu verras, on s’y fait.

PHILIBERTE.

Tu veux me consoler ; je ne prends pas le change.

Je reconnais bien là ta chère amitié d’ange.

Mais si c’était réel, ce que tu prétends voir,

Tu ne serais pas seule à t’en apercevoir.

JULIE.

Bah ! l’on te trouve laide ici de confiance ;

Tu l’étais, en effet, dans ta première enfance,

Et personne, depuis, ne t’observant que moi,

Ta laideur est passée en article de foi.

De plus, je suis la seule encor dont la présence

Laisse à tes mouvements leur charme et leur aisance :

Mais sois un peu toi-même à la barbe des gens

Et tu plairas bientôt, même aux moins indulgents,

Et déjà pour ma part je sais quelqu’un qui t’aime.

PHILIBERTE.

Oui, toi.

JULIE.

Bien plus que moi, peut-être, et pas de même.

En tout cas.

PHILIBERTE.

Et quel est ce mortel surprenant ?

JULIE.

Notre pauvre voisin, Raymond de Taulignan.

PHILIBERTE.

Lui ?

JULIE.

Lui. Cette nouvelle est-elle bienvenue ?

PHILIBERTE.

Est-ce qu’il te l’a dit ?

JULIE.

Question ingénue !

S’il osait l’avouer, je ne le croirais pas.

Non, non ; j’ai des garants plus sûrs : son embarras

Devant toi ; sa rougeur, quand je fais ton éloge ;

Lorsque tu n’es pas là, ses regards à l’horloge,

Et cent autres détails observés chaque jour.

Voilà les vrais témoins d’un véritable amour.

PHILIBERTE.

Si je croyais... Mais non ! Tu te fais une idée ;

Car jamais il ne m’a seulement regardée ;

Et je me souviens bien qu’un jour dans le bosquet,

Nous suivant il n’a pas ramassé mon bouquet.

JULIE.

Tu l’avais donc laissé tomber ?

PHILIBERTE.

Oui, par mégarde.

JULIE.

Pour qu’il fût ramassé par notre arrière-garde.

Mais Raymond est timide, et nous étions trop près ;

Il sera revenu le prendre une heure après.

PHILIBERTE.

Mais pour avoir d’un mot la question vidée.

S’il m’aimait, à ma mère il m’aurait demandée.

JULIE.

Il est pauvre.

PHILIBERTE.

Il m’aurait avoué son amour.

JULIE.

Tes froideurs l’ont bien pu dépiter à son tour.

En somme, voudrais tu qu’il t’aimât ?

PHILIBERTE.

Que m’importe ?

Tiens, ne ranime pas une espérance morte.

Aux désenchantements je ne veux plus m’offrir.

Aimer sans la beauté, c’est chercher à souffrir[31].

 

Cette délicieuse scène, ce caquetage de Julie, cet espoir inquiet et vague de Philiberte, encore trouble et rougissant comme sa grâce naissante, tout cela forme une exposition rapide, nette et poétique, qui est l’image de la pièce entière. La fantaisie en sera réduite et sobre. C’est la composition aisée de Regnard, avec un peu de la sentimentalité douce et affinée de Marivaux, quelques jeux de scène de Molière donnant à tout cela l’unité et l’allure du vieux répertoire.

En un sujet aussi simple, Émile Augier était inévitablement conduit à reprendre la mise en œuvre classique, où son imagination disciplinée inclinait naturellement. Il s’agit en somme d’éclairer un point de psychologie féminine, qui est l’état d’âme d’une jeune fille, à qui vient l’esprit avec la beauté. Elle va éprouver des impressions nouvelles, qui se succéderont vives et rapides, et d’autant plus touchantes qu’elle s’en défiera davantage. L’auteur a développé en trois actes cette délicate genèse, cette crise délicieuse de la fleur qui s’entrouvre et s’épanouit. Dans le premier, Philiberte, encore craintive et défiante, prend tout de travers les hommages qu’elle reçoit. Dans le second, elle commence à y croire, naïvement, imprudemment, avec l’avidité de son cœur innocent. Et elle est heureuse et elle est nerveuse, et, par une disposition symétrique du dessin, elle est repoussée de Raymond, qu’elle a rebuté tout à l’heure. Enfin, au troisième acte, elle croit, elle est désabusée ; tous tombent à ses genoux, et répètent à l’envi :

 

Elle est charmante ! Elle est charmante ! Elle est charmante !

 

Tous, sauf Raymond, qui reste fier et amoureux, et qui l’épouse. Les personnages sont groupés aussi simplement que la pièce est faite. À part Julie, qui rachète par sa bonté les brusqueries aveugles de la marquise, deux des prétendants, le duc et son neveu (l’un qui cherche femme sur l’ordre du roi, l’autre qui, par désœuvrement, se prend à requérir Philiberte d’amour d’abord, et la recherche en mariage ensuite,) ne sont là que pour lui prouver qu’elle peut être aimée, qu’elle est désirable, et que Raymond de Taulignan l’aime en vérité[32]. Chaque déclaration lui est une révélation, jusqu’à ce que son cœur soit édifié. Pour suivre et marquer ce progrès, Émile Augier s’est servi des moyens classiques, et a refait avec originalité les scènes vingt fois faites par Molière et Regnard. Agnès aussi, dans l’École des Femmes, s’instruit à chaque entretien d’Horace. Et, comme dans le Dépit amoureux, l’auteur dispose, d’acte en acte, les aveux, les dépits, les brouilles, les malentendus, les retours et les réconciliations. Seulement, la fantaisie fait ici plus de place aux poétiques digressions, qui sont l’agrément de cette fine et ingénieuse broderie. Même le classique procédé des monologues apparaît à plusieurs reprises dans son agréable candeur. Ils sont comme les jalons de ce petit sentier, tout parsemé de roses. À l’exemple d’Arnolphe, tous aiment ici à faire le bilan de leurs émotions, en tête à tête avec eux-mêmes et le public. Écoutez Philiberte, après que le vieux duc lui a offert sa main d’un ton de bonhomie distinguée et cruelle.

 

PHILIBERTE, seule.

« Que sacrifiez-vous en devenant ma femme ? »

Rien ! Rien ! Il a dit vrai ! Je n’ai d’autre avenir

Que de voir mes beaux ans s’effeuiller et jaunir,

Comme un arbre frappé par le froid, qui ne donne

Ni ses fleurs au printemps ni ses fruits à l’automne.

Ah ! puissé-je bientôt m’éteindre de langueur,

Avec moi dans la tombe emportant tout mon cœur !

Et je sens là pourtant une force de vie,

Que tous les dévouements n’eussent pas assouvie ;

Être sœur, fille, épouse et mère, c’était peu

Pour servir d’aliment à ce cœur plein de feu !...

Se peut-il que je sois à ce point déplaisante

Qu’à se laisser aimer par moi nul ne consente ?

Le visage est donc tout ? – Ah ! pauvre laideron,

Que ne peux-tu porter ton âme sur ton front !

– Sa femme ! Non, jamais plaisanterie aiguë

De ma disgrâce ainsi ne m’avait convaincue ;

Je n’avais pas encor reçu coup de poignard

Pareil à la pitié de ce pauvre vieillard.

– Pourquoi souffré-je tant ? Est-ce donc un déboire ?

Ah ! ma sœur, tes discours, je n’y voulais pas croire

Tantôt ; mais par le mal que ce vieillard m’a fait.

Je sens que malgré moi j’y croyais en effet[33].

 

Le duc et Talmay, son neveu, ont à chaque acte une entrevue avec elle, qui l’éclaire davantage sur le charme qu’elle répand et sur son injustice à l’égard de celui qu’elle saurait aimer, si elle osait. Il faut bien qu’elle ose, à la fin. Raymond que, dans une minute de nerveux dépit, elle a fait juge entre les deux autres soupirants, se bat pour elle au moment que, froissé dans son honneur et son amour, il voudrait l’oublier ; et de même que la première scène débutait par un souvenir des Femmes Savantes, la dernière se modèle sur le dénouement de la même pièce. Le notaire fait son entrée, muni du contrat, où il a laissé le nom du gendre en blanc. La hautaine marquise s’est prêtée à ce jeu, que n’avait pu empêcher l’impérieuse Philaminte, dont elle est un peu la petite fille, quoique marquise.

Mais, en plus des deux rivaux, il v a ici un troisième larron, qui s’appelle Raymond et triomphe, grâce à la cadette Julie, qui a pris le parti de l’amoureux un peu plus que lui-même, ou du moins un peu plus qu’il ne le laisse paraître.

 

LE DUC.

Mais voici les contrats... Les deux, chère marquise.

LA MARQUISE.

Les deux ! Ma complaisance est peut-être sottise ;

Mais Philiberte a su si bien m’envelopper,

Qu’en cette extravagance il m’a fallu tremper.

J’en rougis.

TALMAY.

Pourquoi donc ? Vous l’auriez accordée

Au premier de nous deux qui l’aurait demandée,

Je suppose ?

LA MARQUISE.

Il est vrai, Monsieur.

TALMAY.

Par conséquent,

Lui permettre le choix n’est pas extravagant.

LA MARQUISE.

Puisqu’il vous plaît ainsi, je n’ai plus rien à dire.

Mais c’est donc vrai, Monsieur, qu’elle a su vous séduire ?

LE DUC.

Êtes-vous donc la seule à n’apercevoir pas

De quelle grâce elle est pleine et de quels appas ?

LA MARQUISE.

Elle n’est plus si mal ; voilà tout, ce me semble.

TALMAY.

C’est modestie à vous, car elle vous ressemble...

À part.

En très beau.

LA MARQUISE.

Vous trouvez ?

TALMAY.

Regardez donc ces yeux !

LE DUC.

Cette bouche !

JULIE.

Ce front !

LA MARQUISE.

C’est ce qu’elle a de mieux.

LE DUC.

Pour nous plaire, il suffit de cet air de famille.

LA MARQUISE.

C’est possible, après tout. Embrassez-moi, ma fille.

PHILIBERTE.

Ô ma mère ! merci !

LA MARQUISE, à part.

Très gentille, en effet :

Je ne sais vraiment pas comment cela se fait !

LE DUC, à part.

Voilà comment l’on force à parler la nature.

LA MARQUISE.

Asseyons-nous, Messieurs ; on va donner lecture

Des contrats.

LE NOTAIRE.

Il y manque un article important.

Car j’ai laissé le nom d’un des époux en blanc.

PHILIBERTE, à Raymond.

Dites le nom qu’il faut écrire, je vous prie.

RAYMOND.

C’est pousser un peu loin cette plaisanterie.

Finissons.

JULIE.

Vous avez raison, finissons-en.

Et vous, Monsieur, mettez Raymond de Taulignan[34].

 

Voilà nos gens rejoints, Philiberte transfigurée, charmante au gré de tous, gentille, même aux yeux de sa mère, et joyeuse de triste qu’elle était, et d’insignifiante devenue piquante, agréable d’esprit ; et ce changement s’est fait de scène en scène, à mesure qu’elle a cru en elle, en sa beauté, en son amour, qu’elle s’est épanouie naturellement, de tout son être, ainsi que d’acte en acte, de scène en scène, s’est ouverte au monde et à la vie son autre sœur Agnès, par une pente insensible, par une douce gradation dont les moindres progrès sont aisément perceptibles chez Émile Augier comme dans Molière. Mais le mariage est ici plus qu’un dénouement, il est une consécration : or cela est toute la pièce, et cela n’est point de Molière.

Est-ce à dire que toutes ses pièces en vers soient rigoureusement taillées sur le patron classique ? Évidemment, non. Mais, outre que ce qu’il a su ajouter aux modèles dont il est imbu, éclate plus manifestement dans ses comédies en prose, peut-être n’était-il pas inutile de marquer combien peu, quoi qu’on en ait dit et malgré tout ce qui s’en dit encore, (telle est la force des opinions anonymes !) Émile Augier a subi l’influence romantique. La preuve, faite pour Philiberte, serait aussi aisée à produire pour l’Aventurière. Or, l’usage s’est établi de considérer l’Aventurière comme une conciliation, comme un compromis entre deux genres ennemis, et de publier que si le vers en est tout classique, le cadre, la couleur, et certains jeux de scène en sont fort romantiques. Et l’usage est un tyran irresponsable[35]. Émile Augier et la couleur locale dans l’Aventurière ! Le beau chapitre à écrire, où l’on ne mettrait rien du tout, mais rien de rien ! « La scène se passe à Padoue, en 15... » dit la brochure. En voilà le plus clair et le plus pittoresque. Toute la couleur locale, ou peu s’en faut, se résume en cette indication. D’ailleurs aucune description, peu ou point d’effets de décor, imposés par le poème, s’entend. Je vous jure qu’on en trouverait davantage dans Bajazet. La scène est à Padoue, comme elle était à Athènes dans la Ciguë, à Carthage dans le Joueur de flûte, juste assez pour donner carrière à la fantaisie, et d’une apparence de fiction protéger le fond même de l’œuvre et la saine morale qui y règne. Il est également vrai que Monte-Prade est un Arnolphe vieilli et moins égoïste, Horace et Célie deux amoureux à la façon de Valère, de Cléante, d’Éraste, de Marianne et de Lucile. N’importe. La tradition est fondée. On ne résiste pas à cela. Et pendant quelques années encore, les manuels et les monographies iront répétant à l’envi que l’Aventurière est une conciliation... et le reste. Mais Annibal, donc ? le frère de dona Clorinde, le cousin de don César de Bazan, cousin de don Salluste. Oui, Annibal ressemble à don César, à moins qu’il ne rappelle Sbrigani, ou tout autre chaperon de cape et d’épée, tel qu’il se pourrait rencontrer dans Molière même, et ailleurs. Mais enfin Annibal se grise, comme certain abbé galant de Musset, À la bonne heure ; et aussi comme Sganarelle

 

Qu’ils sont doux,

Bouteille chérie,

 

Frère Jean, et Panurge, qui parmi les beuveries déraisonne lamentablement ; et tous ensemble représentent une même lignée, hélas ! que ni Molière ni Rabelais n’ont créée. Mais enfin l’Aventurière est une comédienne... oui, à peu près comme dans le Roman comique de Scarron. J’ose même ajouter sans paradoxe, c’est une comédienne lasse des aventures, avide de repos et d’honorabilité et que cela n’a rien de romantique, ni même de romanesque, et que c’est justement le contraire du romanesque et du romantique. Ce qui n’empêche pas l’Aventurière d’être une conciliation... et cætera. Pourquoi ? Pourquoi encore ?

 

Ces pourquoi, dit le dieu, ne finiront jamais,

 

La vérité pourrait un jour se réduire à ceci : qu’Émile Augier était plein de ses modèles classiques ; que sa morale s’accommodait aisément de leur formule dramatique, que ses pièces en vers en font foi, et que s’il a été plus riche en ses combinaisons, c’est qu’il arrivait immédiatement après Scribe.

 

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Les pièces en prose - Le Gendre de M. Poirier

 

À part deux exceptions, la Jeunesse et Paul Forestier, ses grandes comédies sont en prose. On comprend qu’il ait repris par deux fois la forme du vers, pour exprimer les ardeurs qui bouillonnaient en l’âme d’un jeune homme ou d’un artiste. Mais il paraît bien que, la cause de sa philosophie pratique une fois gagnée, il relégua au second plan l’imagination et la fantaisie, qui ne lui étaient plus une parure nécessaire. Alors il entre dans le grand courant des vices domestiques et sociaux, et là encore sa poétique est foncièrement classique, avec quelque chose de plus.

S’il a emprunté à Scribe le goût de la pièce bien faite, fortement composée, et habilement dénouée, il garde de l’ancien répertoire une tendance à serrer de près la crise dès le début, sans allonger l’exposition outre mesure ou l’éloigner trop du moment de l’action. Chez lui point de prologue[36], ni de premier acte à sensation, où l’esprit pétille, sans que l’intrigue se dessine. Il a conservé l’usage des procédés un peu naïfs, mais naturels, qui aident au développement dramatique sans y chercher finesse. Lettres d’amour ou d’excuses, la ruine inattendue de la famille, les coups de foudre d’une passion soudaine, les procès, les plaideries, tout l’attirail de la vieille comédie y est remis à neuf, sans prétention, comme une machine un peu antique, qui, réparée, peut encore rendre des services. Dans les Lionnes pauvres, une de ses pièces les plus osées et les plus modernes, il se sert d’une revendeuse à la toilette, Mme Charlot, qui n’est autre que Mme La Ressource, rajeunie. Mais surtout il emprunte à l’ancienne formule dramatique l’équilibre, ou, pour mieux dire, le système de bascule qu’a si ingénieusement mis en œuvre Molière. Il y a, en effet, au moins deux sortes de composition au théâtre. L’une, plus récente peut-être (encore Corneille en est-il le père), qui consiste à mettre en présence des intérêts et des personnages divers, et, par la force d’une irréductible logique, à les conduire droit au dénouement. Ils passent par un certain nombre de situations prévues et nécessaires, qui sont les étapes du développement et les moments pathétiques de la crise. Le rival d’Émile Augier, M. Alexandre Dumas fils, y a excellé pendant toute sa carrière. Cela est saisissant, et, pour peu que les caractères soient vigoureusement dessinés, l’effet est immanquable. Une autre méthode, qui est celle de Molière, et qu’a renouvelée habilement Émile Augier, consiste à rechercher l’équilibre plutôt qu’à pousser la déduction, à mettre en présence des personnages et des intérêts divers, et à les frotter, plutôt qu’à les heurter, à leur faire suivre une courbe plus volontiers que la ligne droite, à les faire triompher tour à tour, selon que leurs sentiments ou leurs opinions ou leurs moyens sont à leur tour plus puissants, comme cela se passe un peu dans la vie. Car la vie n’est point faite de théorèmes ; il n’y a guère de vérité absolue ; c’est le conflit des probabilités. L’art d’Émile Augier au théâtre a été, après Molière, d’équilibrer les conflits, de peser tous ces mobiles à une balance très sensible, dont les deux plateaux montent et s’abaissent successivement. Il en montre les oscillations, jusqu’à ce qu’au dénouement le fléau se fixe enfin. Pour y réussir, il faut plus de souplesse que de logique, plus de sensibilité et d’ouverture d’esprit que d’âpreté et de décision. C’est l’alternative des possibilités, plutôt que la rigueur de la déduction. Enfin, pour parler pédant, le syllogisme s’assouplit en un dilemme. Cette composition renferme moins de pathétique que de vérité ; elle saisit moins, et contente peut-être davantage. Le raisonnement est moins rigoureux ; mais il est plus fécond, et montre mieux les différentes faces des hommes et des choses. Encore une fois, c’est un équilibre instable, jusqu’à l’instant de conclure. Et cette méthode de composition est, en somme, si proche de la vérité, qu’aujourd’hui les plus modernes d’entre les modernes semblent vouloir la simplifier encore, et, renonçant au rythme équilibré, en noter seulement les alternatives, et découper la réalité en scènes presque isolées, où la logique n’a rien à voir, où les contradictions seules subsistent. Pour un peu plus, on reviendrait aux comédies à tiroirs, qui sont le squelette de la comédie classique, et aussi peut-être le théâtre de demain.

On comprend aisément ce qu’Émile Augier a dû emprunter à Molière, retenir de Scribe, et ajouter à tous les deux, pour rajeunir cette composition. C’est d’abord, nos mœurs et nos personnages se compliquant tous les jours, une plus grande richesse de combinaisons scéniques, où personnages et mœurs se puissent dévoiler sous toutes leurs faces et apparaître, dans ce mouvement alterné, sous leurs jours différents. Nul théâtre en effet, en des sujets très familiers, n’est plus fécond en situations. C’est un des grands mérites d’Émile Augier. Un autre est d’avoir su tempérer ces situations de telle sorte, qu’elles ne s’opposent point violemment, par d’insolubles antithèses, mais que plutôt les coups de théâtre s’amortissent les uns les autres par une préparation ingénieuse et adroitement ménagée. Les scènes de transition sont à peine visibles, tant elles résultent naturellement de la péripétie qui précède, et s’acheminent à la péripétie contraire qui va suivre. C’est une diversité presque rythmée, en un balancement régulier et à peine apparent. Et le mouvement est si souple et délié, que la diversité seule des situations apparaît, sans qu’on y sente trop la main qui tient la balance et la meut. Il est vrai qu’un rien presque suffit à la mouvoir : un mot jeté en passant, un peloton de laine qui tombe et qu’on ramasse ou qu’on feint de ramasser, un duel dans l’air, une ombrelle oubliée sur un meuble, une de ces mille trouvailles, dont abonde la comédie d’Augier, et qui ne sont point de mince importance, si l’on en croit Pascal. « Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus long, la face du monde était renversée. »

La grave difficulté de cette formule dramatique est dans le dénouement. La comédie classique en a fait bon marché parce qu’elle se bornait à l’étude des caractères ; et l’on voit que Molière s’en souciait peu, et que la conclusion venait tant bien que mal au bout de la pièce, quand chaque personnage était achevé, et qu’il se faisait temps de mettre le point final. La comédie de mœurs est plus exigeante, et, les combinaisons étant plus compliquées, l’intrigue veut un dénouement, qui soit franchement une solution. Émile Augier fut en cela heureusement servi par la conception même de son théâtre. Le mariage, si souvent banal ou invraisemblable chez les autres, est chez lui une conclusion nécessaire, et comme la morale obligatoire. L’intérêt s’accroît de toutes les contrariétés que le mariage a subies, chemin faisant, ou des désirs qu’il a inspirés, La fille trop riche pour se croire aimée, si elle rencontre enfin un homme qui l’aime, après mille indécisions en vient logiquement à l’épouser. Ce n’est plus seulement l’accessoire, c’est la pièce même. C’en est la fin, dans tous les sens du mot. Il serait regrettable que Valère n’épousât point Marianne ; mais il est surtout intéressant que Tartufe soit expulsé de chez Orgon. Au contraire, il est indispensable que dans les Fourchambault Bernard épouse Maïa ; car l’œuvre tout entière ne va qu’à relever les irréguliers de naissance, et à leur concéder le devoir, comme aux autres, de fonder un foyer. Une œuvre où la famille est en jeu aboutit nécessairement au mariage, qui en est la première base. Notez que le dénouement est aussi logique et aisé, quand il s’agit d’une union d’abord troublée, qui semble mal assortie, et dont les nœuds se resserrent enfin. La rentrée en grâce des époux, c’est la consécration de la maison et de son avenir. Après le mariage à l’église, l’union au foyer. Et, bien que cette issue résulte, sans effort, de la conception même de ce théâtre, lorsque les obstacles sont insurmontables, Émile Augier n’a pas hésité à dénouer ses pièces autrement, et à rompre l’union immorale ou odieuse. Témoin le coup de pistolet, qui a tant déconcerté le public à la fin du Mariage d’Olympe, et le farouche désespoir de Pommeau dans les Lionnes pauvres. L’épouse, indigne, s’en est allée : le ressort de vie s’est brisé en lui ; et, au moment où il quitte le théâtre, le pauvre homme est prêt à mourir. Maître Guérin aussi reste seul, dans son étude, parmi ses paperasses notariées et ses actes d’une probité louche, cependant que sa femme et son fils abandonnent ce toit, où l’avarice et l’adultère feront désormais un fâcheux ménage. Ces audaces sont la vraisemblance même ; c’est une autre manière de glorifier la famille, qui est l’unité de la pièce.

De ce système, à la fois classique et original, le Gendre de M. Poirier est l’œuvre la plus connue ; elle en est aussi l’application la plus simple à définir.

Un jeune marquis, d’authentique noblesse, « orphelin à quinze ans, maître de sa fortune à vingt, a promptement exterminé son patrimoine[37] ». À ce prix il possède l’art de toutes les élégances, et, s’il est léger d’argent, il est plein de grâce et de distinction. En quête d’un prêteur, il a rencontré un beau-père, M. Poirier. « Je ne lui offrais pas, dit-il, assez de garanties pour qu’il fit de moi son débiteur ; je lui en offrais assez pour qu’il fit de moi son gendre[38] ». C’est l’ancienne et très véridique histoire de la noblesse qui fume ses terres, comme on disait jadis, et court les hasards d’une riche mésalliance, pour réparer le lustre terni du blason. Seulement, le régime de l’égalité est survenu, et le bonhomme de beau-père, le M. Poirier, digne de son nom, « modeste et nourrissant comme tous les arbres à fruits », ne se contente plus de « fournir aux desserts d’un gentilhomme ». M. Poirier est devenu l’égal de M. le marquis devant la loi, et de là à lui vouloir être supérieur, il n’y a que l’épaisseur de quelques millions gaspillés par l’un et ramassés par l’autre. Gaston de Presles a épousé une dot. Mais M. Poirier a acheté une influence et des relations. Il a marié sa fille pour lui autant que pour elle, suivant la maxime accoutumée en bonne bourgeoisie. M. Poirier paie les dettes de son gendre, dans l’espoir que son gendre sera une valeur négociable auprès du gouvernement. M. Poirier est ambitieux. M. Poirier aspire à la pairie. De sorte que, depuis M. Jourdain, la situation a bien changé, et depuis Georges Dandin aussi. Oui, le bourgeois ambitieux et le noble besogneux ont fait tous deux une affaire, dont le ridicule les éclabousse également. Émile Augier n’avait pas, en vérité, à prendre parti pour celui-ci ou celui-là, et c’est le triomphe de la composition qu’une comédie ainsi départagée avec d’infinis ménagements.

En effet, l’équilibre en est curieux. C’est un jeu de bascule, qui tantôt donne l’avantage à Poirier, et tantôt à son gendre, selon que l’élégante et coupable insouciance de l’un, ou les calculs de l’autre, longuement ourdis et déjoués à l’épreuve, sont mis en balance. Pendant tout le premier acte, Gaston est le plus spirituel exemplaire du bonheur distingué, inconscient et capricieux. Poirier fait le gros dos autour du gentilhomme, qui a pour lui « des familiarités qu’il n’a pas pour tous les autres domestiques ». L’un tient la scène, mais, déjà, l’on sent que l’autre prépare la sienne. « Il faut, dit le parvenu, être coulant en affaires ». Le second acte est indivis. Gaston triomphe. Mais Poirier a son plan de revanche. Le troisième consacre la victoire du beau-père, encore qu’un instant le gendre se soit joué de lui. Le quatrième enfin est à l’amour, qui met l’un et l’autre à son plan ; Gaston aspire à faire le bonheur de sa femme et à devenir un époux digne d’elle, et Poirier rêve de faire le bonheur de son pays, en lui donnant un pair de France expérimenté. Ces ménagements de la composition apparaissent jusque dans la disposition des personnages. Tous les rôles sont doublés, comme pour adoucir les chocs. À côté de Poirier, Verdelet, un marchand de drap, qui n’a pas tant auné qu’il n’ait beaucoup lu, moins égoïste et plus doux ; à côté de Gaston, le Duc, un ancien camarade de fêtes, qui, au lieu de refaire son patrimoine par une mésalliance, s’est engagé dans un régiment d’Afrique et porte fièrement les galons de laine de brigadier : un vrai Duc, celui-là. Ils sont comme les confidents de la comédie, et préviennent les heurts qui en rompraient trop violemment l’équilibre. Verdelet console Antoinette et retient Poirier ; le Duc retient Gaston et console Antoinette. Et tout cela est d’un rythme sobre, souple, et très classique, et d’un esprit fertile en combinaisons et en situations dramatiques.

Et donc, M. Poirier, ancien négociant en gros, plusieurs fois millionnaire, a marié sa fille, Antoinette, à M. le Marquis Gaston de Presles, dont le titre et les dettes sont authentiques. Le Duc arrive, et Gaston, après l’avoir plaisanté sur la casaque militaire, le renseigne sur le mariage qu’il a fait, sur le trésor de beau-père qu’il croit avoir découvert, avec quelques mots sur sa femme, et force détails sur la vie qu’il mène, la grande vie, la vie d’autrefois.

 

« Tu te figures, parce que j’ai épousé la fille d’un ancien marchand de drap, que ma maison est devenue le temple de l’ennui, que ma femme a apporté dans ses nippes une horde farouche de vertus bourgeoises, et qu’il ne reste plus qu’à écrire sur ma porte : « Ci-gît Gaston, marquis de Presles ! » Détrompe-toi : je mène un train de prince, je fais courir, je joue un jeu d’enfer, j’achète des tableaux, j’ai le premier cuisinier de Paris, un drôle qui prétend descendre de Vatel, et qui prend son art au grand sérieux ; je tiens table ouverte, entre parenthèses tu dîneras demain avec tous nos amis, et tu verras comment je traite ; bref, le mariage n’a rien supprimé de mes habitudes, rien... que les créanciers[39] ».

 

Nous savons même qu’il y a un duel dans l’air, « un joli petit duel, comme dans le bon temps », à propos d’une Mme de Montjay, une comtesse à tout faire. Après ces confidences arrive le « beau-père au complet, avec son ancien associé, son ami Verdelet ». On lui présente le Duc ; on le prie de veiller à l’installation d’Hector, de tenir à ses ordres le coupé bleu, celui de M. Poirier, tout cela gaîment, et d’un petit air de supériorité sans brusquerie, et l’on quitte Poirier et Verdelet pour visiter les écuries : entre son beau-père et son pur sang Gaston n’hésite point. À tous ces légers froissements Poirier acquiesce, ronronne et ne souffle mot. C’est alors que Verdelet l’entreprend sur le ton ironique et lui dit : « Je trouve ton gendre obséquieux avec toi. » Il lui reproche de la faiblesse avant le mariage, de la platitude après ; il est le parrain d’Antoinette, il a pour elle une affection partagée, et il pressent que l’avenir est gros du malheur de sa filleule et de la ruine de son associé. Poirier se rattrape sur Verdelet des familiarités de son gendre, s’assied, prend son journal, le Constitutionnel, et laisse percer le bout de l’oreille : « Encore un d’arrivé ! M. Michaud, le propriétaire de forges, est nommé pair de France[40] ! » Voilà l’explication de ce mariage, qui prend assez mauvaise tournure. M. Poirier songe à la pairie ! Cependant arrive Antoinette, qui rêve au bonheur entrevu, qu’elle n’a pu encore goûter, un peu inquiète de l’indifférence étourdie et hautaine de Gaston, qu’elle finit par avouer à son parrain, et aussi à son père. C’est l’ennui, dit M. Poirier. Ton mari s’ennuie. Qu’il s’occupe ! Qu’il ait une situation officielle ! Une ambassade ! Un poste d’honneur, enfin ! Qu’il soit un gendre influent, un gendre utile ! Tout cela s’entend. Rentrent le Duc et Gaston, et, parmi ce cadre d’une vie luxueuse, les personnages se détachent décidément avec leur physionomie et leur contraste. Gaston a fait l’acquisition d’un tableau. Tous l’examinent et l’apprécient, Gaston et le Duc avec une élégance entendue, Antoinette avec sentiment, Verdelet avec beaucoup de sens. Poirier avec la sentimentalité dogmatique et niaise du parvenu.

 

POIRIER.

Çà n’est pas intéressant, ce sujet-là, çà ne dit rien. J’ai dans ma chambre une gravure qui représente un chien au bord de la mer, aboyant devant un chapeau de matelot... à la bonne heure ! çà se comprend, c’est ingénieux, c’est simple et touchant.

GASTON.

Eh bien, Monsieur Poirier, puisque vous aimez les tableaux touchants, je vous en ferai faire un, que j’ai pris moi-même sur nature : il y avait sur une table un petit oignon coupé en quatre, un pauvre petit oignon blanc ! Le couteau était à côté... Ce n’était rien, et çà tirailles larmes des yeux.

VERDELET, bas.

Il se moque de toi.

POIRIER, bas.

Laisse-le faire.

LE DUC.

De qui est ce paysage ?

GASTON.

D’un pauvre diable plein de talent, qui n’a pas le sou.

POIRIER.

Et combien avez-vous payé çà ?

GASTON.

Cinquante louis.

POIRIER.

Cinquante louis ! le tableau d’un homme qui meurt de faim ! À l’heure du dîner, vous l’auriez eu pour vingt-cinq francs[41]. »

 

Cette exposition est rapide et complète, et, dès la troisième scène, l’action est engagée, puisque nous savons et les manquements de Gaston et les projets de M. Poirier. Mais il s’agit de décider le brillant marquis à ne considérer pas l’oisiveté comme un héritage de famille et à faire figure dans le monde autrement que par des équipées coupables. La lutte est engagée entre l’ambition madrée et la légèreté aristocratique.

Le second acte débute par un conseil de famille. « Diantre, cher beau-père, dit Gaston plaisamment, voudriez-vous me faire interdire, par hasard ? » C’est un siège en règle, maladroitement conduit par Poirier, où tous s’avancent et se découvrent, pendant que le Marquis s’échappe par une profession de foi commode en toute occasion. « Il n’y a que trois positions que mon nom me permette : soldat, évêque ou laboureur. Choisissez. » A-t-il raison, le fringant Marquis ? Non. Et les autres ? Pas davantage. Il s’est habilement retranché derrière ses convictions, dans une posture d’où on ne saurait le débusquer, et tous les efforts où ses conseillers se dépensent sont autant de fausses manœuvres. Émile Augier ne sacrifie personne, ne force aucun trait. Il oppose les uns aux autres, en équilibre. La scène a fatigué Gaston ; les suivantes l’énervent. M. Poirier va recevoir les créanciers de son gendre, et, en homme d’affaires, s’en tire au mieux de ses intérêts avec les usuriers. Il obtient quittance pour la moitié des sommes dues. Mais les Gobsecks délèguent Chevassus auprès de Gaston, qui apprend la ruse de M. Poirier, et la comédie indigne qu’il a jouée, menaçant ces messieurs d’envoyer son gendre à Clichy, plutôt que de payer les billets intégralement ; et c’est Antoinette, que son mari traitait à la légère tout à l’heure, qui signe un billet payable sur sa dot pour désintéresser ces lamentables fripons. « Tiens, toi, je t’adore ![42] » dit Gaston. Autre combinaison, qui maintenant va traverser les desseins et soulever la colère de M. Poirier. Gaston a les yeux dessillés ; il est à l’instant d’aimer sa femme ; il l’enlève, l’emmène au bois : les voilà heureux. Mais le beau-père a tout appris. Il ne souffrira pas que son gendre ruine sa fille. Puisqu’on se refuse à être utile, qu’on cesse de nuire. Et le fruit modeste et nourrissant devient amer. Assez fait la patte de velours ! assez plié, assez temporisé ! On ne ruine point M. Poirier. M. Poirier a l’étoffe d’un pair de France, et il tient à en conserver la fortune. Le portier reçoit l’ordre de mettre l’écriteau sur la porte : « À louer présentement un magnifique appartement au premier étage, avec écuries et remises », – l’appartement de M. le Marquis, l’écurie des purs sangs. M. Vatel, le cuisinier, comparaît ; et comme, au nom de son ancêtre, il se refuse à mettre plus de simplicité bourgeoise dans son menu, il reçoit ses huit jours. Cette fois, c’est la guerre déclarée entre l’aristocrate et le bourgeois. « M. le marquis de Presles, on va vous couper vos talons rouges ![43] » Et cependant le marquis se promène émerveillé, en compagnie de sa femme, qu’il découvre, qui se révèle à lui, et qui sera tout à l’heure son juge et sa partie.

Oui, il revient, au 3e acte, enchanté de sa promenade, des bouffées du printemps, des senteurs d’avril, et ravi de l’excursion qu’il a faite dans l’esprit et le cœur de son épouse. Quelle surprise ! Quelle joie ! Il s’est enfin avisé qu’Antoinette n’est pas une pensionnaire ébaubie de sa métamorphose et qui joue à la marquise ; il a compris qu’elle ne tient de M. Poirier que sa dot, à laquelle il paraît qu’elle ne tient guère. Cette petite bourgeoise est simplement une petite âme délicieuse, plus délicieuse que Mme de Montjay. Et M. le Marquis ne se sent pas de joie. Le voilà parti à l’aimer. Il est embarqué, il ne songe plus que fêtes grandioses, où sa femme éclipsera toutes les autres femmes. Mais il a songé sans M. Poirier, qui paraît avec son plan de réformes. C’est la grande scène de délibération de la pièce. Elle est faite et filée de main d’ouvrier.

 

GASTON.

...Eh bien ! cher beau-père, comment gouvernez-vous ce petit désespoir ? Êtes-vous toujours furieux contre votre panier percé de gendre ? Avez-vous pris votre parti ?

POIRIER.

Non, Monsieur, mais j’ai pris un parti.

GASTON.

Violent ?

POIRIER.

Nécessaire.

GASTON.

Y a-t-il de l’indiscrétion à vous demander ?

POIRIER.

Au contraire, Monsieur, c’est une explication que je vous dois... En vous donnant ma fille et un million, je m’imaginais que vous consentiriez à prendre une position.

GASTON.

Ne revenons pas là-dessus, je vous prie.

POIRIER.

Je n’y reviens que pour mémoire Je reconnais que j’ai eu tort d’imaginer qu’un gentilhomme consentirait à s’occuper comme un homme, et je passe condamnation. Mais, dans mon erreur, je vous ai laissé mettre ma maison sur un ton que je ne peux pas soutenir à moi seul, et, puisqu’il est bien convenu que nous n’avons, à nous deux, que ma fortune, il me paraît juste, raisonnable et nécessaire de supprimer de mon train ce qu’il me faut rabattre de mes espérances. J’ai donc songé à quelques réformes que vous approuverez sans doute.

GASTON.

Allez, Sully ! Allez, Turgot !... coupez, taillez, j’y consens ! Vous me trouvez en belle humeur, profitez-en !

POIRIER.

Je suis ravi de votre condescendance. J’ai donc décidé, arrêté, ordonné...

GASTON.

Permettez, beau père : si vous avez décidé, arrêté, ordonné, il me paraît superflu que vous me consultiez.

POIRIER.

Aussi ne vous consulté-je pas ; je vous mets au courant : voilà tout.

GASTON.

Ah ! vous ne me consultez pas ?

POIRIER.

Cela vous étonne ?

GASTON.

Un peu, mais je vous l’ai dit, je suis en belle humeur.

POIRIER.

Ma première réforme, mon cher garçon.

GASTON.

Vous voulez dire : mon cher Gaston, je pense ? La langue vous a fourché.

POIRIER.

Cher Gaston, cher garçon... c’est tout un... De beau-père à gendre, la familiarité est permise.

GASTON.

Et de votre part, Monsieur Poirier, elle me flatte et m’honore... Vous disiez donc que votre première réforme ?...

POIRIER, se levant.

C’est, Monsieur, que vous me fassiez le plaisir de ne plus me gouailler. Je suis las de vous servir de plastron.

GASTON.

Là, là, Monsieur Poirier, ne vous fâchez pas !

POIRIER.

Je sais très bien que vous me tenez pour un très petit personnage et pour un très petit esprit, mais...

GASTON.

Où prenez-vous cela ?

POIRIER.

Mais vous saurez qu’il y a plus de cervelle dans ma pantoufle que sous votre chapeau.

GASTON.

Ah ! fi ! voilà qui est trivial... vous parlez comme un homme du commun.

POIRIER.

Je ne suis pas marquis, moi !

GASTON.

Ne le dites pas si haut, on finirait par le croire.

POIRIER.

Qu’on le croie ou non, c’est le cadet de mes soucis. Je n’ai aucune prétention à la gentilhommerie, Dieu merci ! Je n’en fais pas assez de cas pour cela.

GASTON.

Vous n’en faites pas de cas ?

POIRIER.

Non, Monsieur, non ! Je suis un vieux libéral, tel que vous me voyez ; je juge les hommes sur leurs mérites et non sur leurs titres ; je me ris des hasards de la naissance, la noblesse ne m’éblouit pas, et je m’en moque comme de l’an quarante : je suis bien aise de vous l’apprendre.

GASTON.

Me trouveriez-vous du mérite, par hasard ?

POIRIER.

Non, Monsieur, je ne vous en trouve pas.

GASTON.

Non ? Alors, pourquoi m’avez-vous donné votre fille ?

POIRIER, interdit.

Pourquoi je vous ai donné... ?

GASTON.

Vous aviez donc une arrière-pensée ?

POIRIER.

Une arrière-pensée ?

GASTON.

Permettez ! Votre fille ne m’aimait pas, quand vous m’avez attiré chez vous ; ce n’étaient pas mes dettes qui m’avaient valu l’honneur de votre choix ; puisque ce n’est pas non plus mon titre, je suis bien obligé de croire que vous aviez une arrière-pensée.

POIRIER, se rasseyant.

Quand même, Monsieur !... Quand j’aurais tâché de concilier mes intérêts avec le bonheur démon enfant ! Quel mal y verriez-vous ? Qui me reprochera, à moi qui donne un million de ma poche, qui me reprochera de choisir un gendre en état de me dédommager de mon sacrifice, quand d’ailleurs il est aimé de ma fille ? J’ai pensé à elle d’abord, c’était mon devoir; à moi ensuite, c’était mon droit.

GASTON.

Je ne conteste pas, Monsieur Poirier. Vous n’avez qu’un tort, c’est de manquer de confiance en moi.

POIRIER.

C’est que vous n’êtes pas encourageant.

GASTON.

Me gardez-vous rancune de quelques plaisanteries ? Je ne suis peut-être pas le plus respectueux des gendres, et je m’en accuse, mais dans les choses sérieuses, je suis sérieux. Il est très juste que vous cherchiez en moi l’appui que j’ai trouvé en vous.

POIRIER, à part.

Comprendrait-il la situation ?

GASTON.

Voyons, cher beau-père, à quoi puis-je vous être bon, si tant est que je puisse être bon à quelque chose ?

POIRIER.

Eh bien, j’avais rêvé que vous iriez aux Tuileries.

GASTON.

Encore ! C’est donc votre marotte de danser à la cour ?

POIRIER.

Il ne s’agit point de danser. Faites-moi l’honneur de me prêter des idées moins frivoles. Je ne suis ni vain ni futile.

GASTON.

Qu’êtes-vous donc, ventre saint-gris ! expliquez-vous.

POIRIER, piteusement.

Je suis ambitieux.

GASTON.

On dirait que vous en rougissez ; pourquoi donc ? Avec l’expérience que vous avez acquise dans les affaires, vous pouvez prétendre à tout. Le commerce est la véritable école des hommes d’État.

POIRIER.

C’est ce que Verdelet me disait ce matin.

GASTON.

C’est là qu’on puise cette hauteur de vues, cette élévation de sentiments, ce détachement des petits intérêts, qui font les Richelieu et les Colbert.

POIRIER.

Oh ! je ne prétends pas...

GASTON.

Mais qu’est-ce qui pourrait donc bien lui convenir, à ce bon Monsieur Poirier ? Une préfecture ? Fi donc ! Le Conseil d’État ? Non ! Un poste diplomatique ? Justement l’ambassade de Constantinople est vacante...

POIRIER.

J’ai des goûts sédentaires ; je n’entends pas le turc.

GASTON.

Attendez ! Je crois que la pairie vous irait comme un gant.

POIRIER.

Oh ! croyez-vous ?

GASTON.

Mais, voilà le diable ! Vous ne faites partie d’aucune catégorie... Vous n’êtes pas encore de l’Institut.

POIRIER.

Soyez donc tranquille ! Je paierai, quand il le faudra, trois mille francs de contributions directes. J’ai à la banque trois millions qui n’attendent qu’un mot de vous pour s’abattre sur de bonnes terres.

GASTON.

Ah ! Machiavel ! Sixte Quint ! Vous les roulerez tous !

POIRIER.

Je crois que oui.

GASTON.

Mais j’aime à croire que votre ambition ne s’arrête pas en si bon chemin ? Il vous faut un titre.

POIRIER.

Oh ! je ne tiens pas à ces hochets de la vanité : je suis, comme je vous le disais, un vieux libéral.

GASTON.

Raison de plus. Un libéral n’est tenu de mépriser que l’ancienne noblesse ; mais la nouvelle, celle qui n’a pas d’aïeux

POIRIER.

Celle qu’on ne doit qu’à soi-même !

GASTON.

Vous serez comte.

POIRIER.

Non. Il faut être raisonnable. Baron seulement.

GASTON.

Le baron Poirier !... cela sonne bien à l’oreille.

POIRIER.

Oui, le baron Poirier.

GASTON. Il le regarde et part d’un éclat de rire.

Je vous demande pardon, mais là, vrai, c’est trop drôle ! Baron, Monsieur Poirier !... Baron de Catillard !

POIRIER, à part.[44]

Je suis joué !

 

La scène est faite de deux mouvements habilement balancés ; M. Poirier débute par le ton sec, cassant et décidé, jusqu’à ce que, son gendre ayant, comme par mégarde, trouvé le défaut de la cuirasse, il se livre, se découvre, passe du ton décidé au ton radouci, puis modeste, et de la modestie à l’espérance, de l’espérance à la joie, de la joie à la convoitise, et de la convoitise à la déception et à l’humiliation. Il est joué ; il perd la partie, en attendant que la chance lui revienne et que, par une symétrie de composition très comique, il reprenne l’avantage de la position et gouverne ce petit désespoir au gré de sa rancune, qui crie vengeance, dût le bonheur d’Antoinette, à peine ressaisi, s’envoler encore. C’est chez l’auteur un parti pris de ne point prendre parti et d’opposer les travers de l’un et de l’autre jusqu’au dernier acte, à force égale. Dès maintenant. M, Poirier, après avoir été bafoué, revient à la raison, c’est à dire qu’il se reprend à réaliser ses réformes, à défaut de son rêve.

 

GASTON.

Arrive donc, Hector ! arrive donc ! – Sais-tu pourquoi Jean-Gaston de Presles a reçu trois coups d’arquebuse à la bataille d’Ivry ? Sais-tu pourquoi François-Gaston de Presles est monté le premier à l’assaut de la Rochelle ? Pourquoi Louis-Gaston de Presles s’est fait sauter à la Hogue ? Pourquoi Philippe-Gaston de Presles a pris deux drapeaux à Fontenoy ? Pourquoi mon grand-père est mort à Quiberon ? C’était pour que M Poirier fût un jour pair de France et baron.

LE DUC.

Que veux-tu dire ?

GASTON.

Voilà le secret du petit assaut qu’on m’a livré ce matin.

LE DUC, à part.

Je comprends.

POIRIER.

Savez-vous, Monsieur le Duc, pourquoi j’ai travaillé quatorze heures par jour pendant trente ans ? Pourquoi j’ai amassé, sou par sou, quatre millions, en me privant de tout ? C’est afin que Monsieur le Marquis Gaston de Presles, qui n’est mort ni à Quiberon, ni à Fontenoy, ni à la Hogue, ni ailleurs, puisse mourir de vieillesse sur un lit de plumes, après avoir passé sa vie à ne rien faire.

LE DUC.

Bien répliqué, Monsieur ![45]

 

Oui, Monsieur Poirier loue son appartement, loue ses écuries et ses remises, prend une cuisinière, traite la rue de la Bourdonnais et son vieil ami Ducaillou, et vit une bonne fois pour lui, sur le pied qui lui convient ; et si ce train bourgeois déroute l’élégance de monsieur son gendre, tant pis, ou plutôt tant mieux.

Maintenant, les événements se précipitent, les situations se multiplient. Gaston, qui venait de découvrir sa femme, renonce aux avantages de sa découverte. Il se bat en duel demain. Il retourne chez Mme de Montjay à l’instant même. Que dis-je ? Il y court ; il est en retard. Et ce n’est pas trop des deux confidents, le Duc et Verdelet, pour ralentir la marche du drame et en maintenir l’équilibre en calmant l’exaspération des partis. La victime de cette lutte entre l’aristocratie et la bourgeoisie, c’est Antoinette, qui apprends son malheur et l’infidélité de son mari, qui reçoit une lettre de Mme de Montjay à l’adresse de Gaston, et qui a la faiblesse de l’abandonner aux mains de son père, lequel ne se gêne pas pour la décacheter, heureux de tenir sa vengeance. Car il la tient. Et il faut que Gaston s’humilie, qu’il consente à ce qu’il refusait le matin même, qu’il renonce à son oisiveté pour faire réparation à l’honneur de sa femme outragé.

Poirier exulte froidement, raisonnablement. Il traînera M. le Marquis devant les tribunaux. Il a une arme, qui est cette lettre par lui violée. Il l’a, il la garde, il la veut garder, tandis que sa fille, pour la deuxième fois chevaleresque et vraiment marquise, la reprend, la déchire, et, inconsolable, inflexible, répond aux prières de Gaston : « Je suis veuve, Monsieur ! » La victoire est à la bourgeoisie, en attendant qu’elle reste définitivement à l’amour.

Poirier en abuse avec un entêtement égoïste et rancunier. Au quatrième acte, il poursuit ses tracasseries ; il a mis le château de Presles en vente, et il s’obstine, pour bien venger sa fille et se consoler de certain quart d’heure non oublié, à rendre entre elle et son gendre tout rapprochement impossible. Heureusement, Verdelet est là et le Duc, qui servent de trait d’union dans ce discord réparable. En dépit de Poirier, l’amour fera le reste. Le Marquis en est aux adieux. Il part demain avec M. de Montmeyran pour l’Afrique, où il se fera soldat, lui aussi. Il contient son cœur prêt à s’humilier encore, Antoinette le sien, prêt à pardonner. Le Duc tente une dernière fois de les rapprocher. « Madame, dit-il, il va se battre. » – « Ah ! Tony, sa vie est en danger ! » Poirier rentre à temps pour rattraper sa vengeance, qui lui échappe. Un duel ? Pourquoi ? Pour qui ? Pour Mme de Montjay ? Et recommence la campagne du bourgeois offensé, qui s’acharne sournoisement au malheur de sa fille et au scandale de sa maison. Pour accorder son pardon, Antoinette exige une preuve d’amour, celle qui coûte le plus à un gentilhomme, dont le cœur est bien situé. Gaston fera des excuses, ou elle ne le reverra plus. Et Poirier de s’ingénier aux perfides insinuations, et Gaston de se débattre dans les angoisses de son légitime orgueil, et Verdelet de démasquer Poirier, et le Duc de presser Gaston, dans une scène rapide, mouvementée, rythmée, graduée, et d’une émotion poignante.

 

GASTON.

Je ferais le sacrifice de ma vie pour réparer mes fautes, mais celui de mon honneur la marquise de Presles ne l’accepterait pas.

ANTOINETTE.

Si vous vous trompiez, Monsieur ! Si je vous le demandais ?

GASTON.

Quoi ? Madame, vous exigeriez ?

ANTOINETTE.

Que vous fassiez pour moi presque autant que pour Mme de Montjay ? Oui, Monsieur. Vous consentiez pour elle à renier le passé de votre famille, et vous ne renonceriez pas pour moi à un duel... à un duel qui m’offense ? Comment croirai-je à votre amour, s’il est moins fort que votre vanité ?

POIRIER.

D’ailleurs, vous serez bien avancé, quand vous aurez attrapé un mauvais coup ! Croyez-moi, prudence est mère de sûreté.

VERDELET, à part.

Vieux serpent !

GASTON.

Voilà ce qu’on dirait, Madame.

ANTOINETTE.

Qui oserait douter de votre courage ? N’avez-vous pas fait vos preuves ?

POIRIER.

Et que vous importe l’opinion d’un tas de godelureaux ? Vous aurez l’estime de mes amis, cela doit vous suffire.

GASTON.

Vous voyez, Madame, on rirait de moi... vous n’aimeriez pas longtemps un homme ridicule.

LE DUC.

Personne ne rira de toi. C’est moi qui porterai tes excuses sur le terrain, et je te promets qu’elles n’auront rien de plaisant.

GASTON.

Comment ? Tu es aussi d’avis ?

LE DUC.

Oui, mon ami ; ton duel n’est pas de ceux qu’il ne faut pas arranger, et le sacrifice dont se contente ta femme ne touche qu’à ton amour-propre.

GASTON.

Des excuses, sur le terrain !...

POIRIER.

J’en ferais, moi...

VERDELET.

Décidément, Poirier, tu veux forcer ton gendre à se battre ?

POIRIER.

Moi ? Je fais tout ce que je peux pour l’en empêcher.

LE DUC.

Allons, Gaston, tu n’as pas le droit de refuser cette marque d’amour à ta femme.

GASTON.

Eh bien... non, c’est impossible !

ANTOINETTE.

Mon pardon est à ce prix.

GASTON.

Reprenez-le donc, Madame ; je ne porterai pas loin mon désespoir.

POIRIER.

Ta ra ta ta. Ne l’écoute pas, fifille ; quand il aura l’épée à la main, il se défendra malgré lui.

ANTOINETTE.

Si Mme de Montjay vous défendait de vous battre, vous lui obéiriez. Adieu.

GASTON.

Antoinette... au nom du ciel !...

LE DUC.

Elle a mille fois raison.

GASTON.

Des excuses ! moi !

ANTOINETTE.

Ah ! vous n’avez que de l’orgueil !

LE DUC.

Voyons, Gaston, fais-toi violence. Je te jure que moi, à ta place, je n’hésiterais pas.

GASTON.

Eh bien... à un Pontgrimaud ! – Va sans moi.

Il tombe dans un fauteuil.

LE DUC, à Antoinette.

Êtes-vous contente de lui ?

ANTOINETTE.

Oui, Gaston, tout est réparé. Je n’ai plus rien à vous pardonner, je vous crois, je suis heureuse, je vous aime.

Elle lui prend la tête dans ses mains, et l’embrasse au front.

Et maintenant, va te battre, va ![46] »

 

Heureusement, tout s’arrange ; le Pontgrimaud a pris les devants et envoyé une lettre d’excuses écrite à plat ventre. Verdelet a racheté le château de Presles, et c’est son cadeau de noces. Quant à Poirier, il est guéri de son ambition. « Nous sommes, pense-t-il, en mil huit cent quarante-six ; je serai député de l’arrondissement de Presles en quarante-sept, et pair de France en quarante-huit. » Et, comme notre humaine intelligence est toujours courte par quelque endroit, il ne s’est point douté, l’ambitieux bourgeois, que d’ores et déjà il était immortel.

Telle est la charpente de cette pièce, classique avant la mort de l’auteur, et classique surtout par ses qualités de composition. Grâce à ce goût de l’équilibre et du rythme théâtral, à ce sens de la sobriété, qu’Émile Augier a retenus des plus grands parmi les maîtres, grâce aussi à cette heureuse faculté de combinaisons scéniques dont il a enrichi et rajeuni son répertoire, il a évité ici la tentation d’exalter l’aristocratie aux dépens de la bourgeoisie, ou celle-ci aux dépens de celle-là. D’autres ont pu concevoir, depuis, le développement dramatique autrement ; c’est affaire à eux. Tout chemin mène aux chefs-d’œuvre. D’aucuns ont même pu regretter que l’auteur n’ait pas plus nettement marqué ses préférences pour le bourgeois ou le marquis[47]. Était-il nécessaire, surtout si l’harmonie de l’œuvre en devait souffrir ? Et n’est-ce pas à peu près l’erreur de ceux qui ont voulu voir tour à tour dans Philinte ou dans Alceste la vertu même amollie ou bafouée ? Alceste a ses ridicules, Philinte les siens. M. Poirier n’est pas exempt de travers ni Gaston de Presles de faiblesses. Or, il est au théâtre une méthode de composition qui se plaît aux oppositions tempérées avec discrétion, aux contrastes ménagés avec mesure, et qui est celle du Misanthrope. Peut-être avons-nous fait voir à quel point s’en inspire Le Gendre de M. Poirier, et en quoi il en diffère. Si oui, ne craignez point de conclure que, pour la plupart, les pièces en prose d’Émile Augier sont bâties sur ce modèle : c’est sa formule.

 

 

DEUXIÈME PARTIE - LES MŒURS

 

 

V - Le mariage et le ménage

 

La Jeunesse – Un beau Mariage – Les Lionnes pauvres

 

Qui donc a dit qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, comme si le soleil lui-même, éternellement immobile au-dessus de nos têtes, ne versait pas sur la nature une lumière ondoyante et changeante, qui en renouvelle à chaque minute l’insaisissable beauté ? Au XIXe siècle, un auteur comique a pu témoigner d’une originalité peu commune, en échafaudant son œuvre sur le mariage, la plus vieille de nos institutions, la plus durable et la plus raillée, la plus pratique, et selon, un détestable mot, la plus folle. Cela, au moins, est nouveau, et mérite qu’on y songe. Car il y avait une intrépidité de bon sens à rajeunir cette banalité.

Jamais sacrement ne prêta davantage aux gaîtés de l’esprit qu’on appelle gaulois. Supprimez-le, et voilà Rabelais presque dépossédé de son rire sonore. Rappelez-vous le doux Panurge, lorsqu’il eut en tête des idées de mariage avec vives appréhensions d’icelui. – « J’ai, dit-il, la puce en l’oreille ; je me veux marier. – En bonne heure soit, dit Pantagruel, vous m’avez bien réjoui... – Mais, dit Panurge, si vous connaissiez que mon meilleur fût tel que je suis demeurer, sans entreprendre cas de nouvelleté, j’aimerais mieux ne me marier point. – Point donc ne vous mariez, répondit Pantagruel. – Voire mais, dit Panurge, voudriez-vous qu’ainsi seulet je demeurasse toute ma vie, sans compagnie conjugale ? Vous savez qu’il est écrit : væ soli ! L’homme seul n’a jamais tel soûlas[48] qu’on voit entre gens mariés. – Mariez-vous donc, de par Dieu, répondit Pantagruel.[49] »

Fidèle à la tradition, Molière n’a guère mis en scène le mariage (je ne dis pas l’amour) que pour s’en amuser. Les suites de ce mot, quand il les envisage, lui montrent des époux désabusés. « Que maudit soit le bec cornu de notaire !... » et des femmes qui songent à prendre leur revanche ou qui la prennent. « Je sais bien qu’une femme a toujours dans la main une vengeance prête ! » Il le montre par le côté plaisant, comme nos aïeux, et préfère les vertus un peu curieuses, aventureuses et point farouches, aux vertus dragonnes, et aux honnêtes diablesses. C’est le mari qui porte le ridicule de ces escapades, dont il ne peut mais, suivant l’antique coutume. Par deux fois Molière s’est pris à entrer dans les vraies difficultés du ménage. Le bonhomme Chrysale. qui a une femme savante et dogmatique, crie bien fort, à la cantonade, pour se donner l’illusion d’être le maître. Encore est-ce là plutôt un côté de caractère indispensable à l’intrigue et au dénouement de la pièce. Dans Georges Dandin, Molière abordait l’étude du mariage et des mœurs des mal mariés. Le riche bourgeois qui a épousé une femme damoiselle, c’est-à-dire de noblesse, a commis une lourde faute : car, noblesse oblige, oblige la femme à forligner en race noble, et le pauvre mari à la surveiller vainement, et très bourgeoisement. Il a contre lui ses beaux-parents, qui croient à la vertu blasonnée de leur fille, et se font un point d’honneur de l’aider à meurtrir l’honneur du mari battu et content. Mais à peine entré dans le vif de la situation, Molière s’en détourne pour éclater de rire. La comédie dégénère en farce. Le public n’en avait point perdu le goût ; et il était difficile, en un pareil sujet, de lui offrir autre chose. Autant il s’intéressait aux pathétiques souffrances de l’amour, autant il se plaisait aux ridicules angoisses du ménage. Si Alceste avait été marié, il y a gros à parier qu’il eût passé pour un brutal et Célimène pour une spirituelle victime. Lisez plutôt le théâtre de Regnard, et vous aurez votre sentiment là-dessus. Or, la tradition se perpétue jusqu’à Diderot, et, après de vaines tentatives, elle se poursuit jusqu’à nos jours. La Mère coupable de Beaumarchais est déjà le symptôme du revirement de l’opinion. Elle venait en son temps. Le mariage allait être moins plaisant, parce qu’il devenait plus difficile.

La Révolution, qui a déclaré les droits de l’homme, a aussi décrété ses devoirs. Du jour où fut proclamée l’égalité, la responsabilité de chaque individu s’est accrue ; et, si la disparition des classes a marqué l’avènement du mérite personnel, elle a imposé du même coup l’obligation à chacun de tenir sa place au soleil et d’avoir une situation sociale. Après le règne de la noblesse, celui de la considération. Du moment que la dignité n’est plus héréditaire, il la faut conquérir. Après le règne de la considération celui de l’argent. Or, Émile Augier arrivait précisément à l’heure, où cette seconde révolution était accomplie, où il fallait s’enrichir pour parvenir, où le mérite ne suffisait plus à défaut de la fortune. C’étaient de nouvelles mœurs, qui résultaient de nouvelles institutions. Entreprenant d’écrire des comédies sur la vie contemporaine, il était naturellement amené à étudier l’influence que les mœurs modernes avaient eue à leur tour sur les institutions subsistantes, dont la première est, sans contredit, le mariage, étant l’image réduite de toutes les autres, comme la famille est la base de la société. Panurge, qui est un gueux, ne songe plus seulement à faire souche de gueux. Il prétend dépouiller sa gueuserie ; il veut arriver. Depuis que Panurge est l’égal de Pantagruel, il ne rencontre plus de Pantagruel qui le recueille et l’héberge en son domestique. Dès lors, il tâche à forcer la fortune, et se jette tête baissée dans les aventures. L’insouciante gaîté n’est plus de mode dans une société, où l’enfant, à peine né, est instruit, armé pour la vie, grandit parmi les soins pratiques, et à vingt ans est tout étonné de se voir sur pied, lâché à travers le monde, avec le devoir de se débrouiller, ce qui revient souvent à embrouiller les autres. Si, au lieu de s’appeler Panurge, il s’appelle Philippe Huguet,[50] s’il a été couvé par l’ambition maternelle, et préparé de longue main pour une riche destinée, s’il a fleuri et prospéré à l’ombre d’une demi-aisance, dont il sent la gêne à mesure qu’il commence à sentir, s’il a de l’activité, de l’avenir, du talent enfin, il n’est plus maître de sa vie, ni de son cœur, à moins d’échouer au port ; son esprit, tout entier à un but, déforme son caractère. Il sait pertinemment, et on le lui répète au besoin, que l’amour est une non-valeur, à moins que d’être une plus-value, qu’épouser une cousine pauvre et à laquelle on a le cœur pris, c’est briser sa carrière, ou l’entraver pour longtemps, et aussi que c’est tenter Dieu, le Dieu moderne qui ne bénit que les gens fortunés. Le voilà donc hésitant entre son cœur, dont il appréhende les surprises, et son talent, dont il suppute et chérit par avance les bienfaits. Dans une société moins libre, il eût été plus indépendant; sans espoir de sortir de son rang, qui est la médiocrité, il y eût vécu médiocre, marié jeune, avec ravissement ; et il eût donné au monde des médiocres, comme lui, et grossi la classe moyenne de petits bourgeois ; ce qui est tout à fait contraire au progrès, mais non pas au bonheur. Voyez-vous que le mariage est devenu plus difficile ? Or, les suites ne prêtent plus guère à rire aujourd’hui. Avec l’amour et la jeunesse, on fait peut être du bonheur, on ne fait pas du bien-être : et, après un temps, le ménage avec ses soucis, ses mesquineries, ses exigences vulgaires, ses nécessités triviales, tue le mariage.

À vingt-cinq ans, le jeune homme d’un certain milieu sait tout cela, et il y songe. Si son amour lui tient au cœur, il prend ses époques, il temporise ; qu’on lui laisse sa jeunesse, et qu’il puisse au moins faire fortune, avant de faire souche. Cependant la jeunesse passe, l’amour disparaît ; il est vrai que notre homme s’est enrichi, et qu’il épouse une femme qui a une dot, qu’elle dévore, qui entame le capital du mari à belles dents, avec une hauteur très détachée, en attendant que les fondements craquent et que la maison Fourchambault s’effondre dans la ruine. Marié trop tard, M. Fourchambault, avec une femme trop riche. Trop de son siècle, M. Fourchambault ; il a passé à côté de la vie, non par manque de cœur, mais de caractère.

Ici nous touchons à l’originalité foncière du théâtre d’Émile Augier. Dans la société du XVIIe siècle, où régnait une hiérarchie très nettement définie, les travers et les ridicules étaient plus personnels, et les caractères plus tranchés. Chacun suivait directement sa voie, puisqu’il était difficile d’en sortir : noble, bourgeois, manant était un type distinct, qui devait ses vices surtout à lui-même, sans subir à l’excès l’influence des mœurs de la classe prochaine, au-dessus ou au-dessous de lui. Dans une société, qui vit sur le pied d’égalité, où toutes les ambitions sont légitimes, et tous les appétits déchaînés, l’action et la réaction sont universelles des individus les uns sur les autres, et, à ce perpétuel et enragé frottement, les caractères s’usent, se dépriment, et n’ont plus de relief. Aussi travers et ridicules sont-ils aujourd’hui l’expression du milieu, plutôt que des individus. Voilà pourquoi Émile Augier a écrit des comédies de mœurs, plutôt que de caractères. Les unes ont pris le pas sur les autres : et l’on peut dire que toutes les scènes de ses grandes pièces sont des coins soulevés de notre existence moderne, avec ses vices et ses erreurs, qu’elle a un peu mis en commun. Et c’est sans doute aussi pourquoi les caractères, ainsi déformés par les mœurs, nous font souvent illusion à première vue, si bien qu’en mainte pièce nous sommes tentés de nous demander : « Qui a raison ? Qui a tort ? Qui est l’honnête homme des deux ? Celui-ci parle de cœur ; mais celui-là connaît la vie. Ah ! qu’il dit bien, celui-là ! Comme il a vécu de notre temps ! Mais quel dommage que l’autre semble avoir tort ! » Oui, l’influence des mœurs est aujourd’hui si forte, et Émile Augier excelle tant à nous enfermer dans son laboratoire, qu’à chaque instant les individus semblent se confondre, se pénétrer, et s’attirer comme dans notre existence contemporaine, et qu’à entendre ces paralogismes modernes et utilitaires sur le mariage et le ménage, on doute un instant de la simple nature, ou de la société qui nous en fait douter.

Écoutez madame Huguet[51], confiant à son fils sa vie passée, et le mariage qu’elle a fait par amour, et l’existence qu’elle a subie par devoir. Voici que ce fils de sa chair, ce fils qui a la jeunesse et le talent, qu’elle a choyé, élevé pour le bonheur, va manquer sa vie par une fatalité qui pèse sur la famille, par une union avec sa cousine Cyprienne, une orpheline charmante, presque pauvre. Et on lui offre une étude d’avoué, qui est l’avenir en main, avec une héritière, qui est le présent assuré. Il refuse. La pauvre femme est brisée. Écoutez-les, et jugez-les.

 

MADAME HUGUET.

Quand je te nourrissais, malgré le médecin,

Cher ingrat, quelquefois tu refusais mon sein,

Et j’étais obligée à plus d’un artifice

Pour réconcilier l’enfant et la nourrice.

Eh bien, c’est mon conseil ici qui te déplaît ?

Je te le dois pourtant comme autrefois mon lait !

Ne te détourne pas.

PHILIPPE.

Au nom du ciel, ma mère,

Fais grâce à ton enfant de ta sagesse amère !

Les secrets de la vie à mon cœur sont mauvais :

Ils ont désenchanté tout ce que je rêvais,

Ils ont découragé ma jeunesse d’éclore ;

Je n’en connais que trop. Garde ceux que j’ignore !

MADAME HUGUET.

Que je te laisse aller à l’abîme, au malheur !

PHILIPPE.

C’est ton ambition qui parle, et non ton cœur.

MADAME HUGUET.

Ah ! mon ambition !... Oui, j’ai mis sur ta tête

Des espoirs orgueilleux dont je me faisais fête ;

Mais le premier de tous, et le plus précieux.

N’en doute pas, mon fils, c’est de te voir heureux.

PHILIPPE.

Eh bien, je le serai, mère, par Cyprienne !

Je remplirai si bien ma vie avec la sienne.

Qu’il ne restera pas dans mes rêves secrets

De place aux vains désirs, non plus qu’aux vains regrets.

– Oh ! tu vas m’accabler de ta phrase éternelle,

Que la pauvreté froide à l’amour est mortelle ?

Si c’est vrai, ce ne l’est que pour les cœurs frileux

Qui n’ont pas un foyer assez puissant en eux :

Mais moi ! moi ! Je me sens ! Je suis fils de mon père,

C’est son sang généreux qui bat dans mon artère,

Et je triompherai, comme il en triomphait,

Des angoisses du sort que je me serai fait.

J’ai pour m’encourager l’exemple de sa vie :

S’est-il pas marié, comme je me marie ?

Tu n’étais pas, je pense, un plus riche parti

Que Cyprienne : eh bien, s’en est-il repenti ?

Oui, oui, baisse les yeux ! Tu n’as rien à répondre.

Et ton exemple seul suffit à te confondre.

MADAME HUGUET.

Si jamais couple fier s’est vaillamment jeté

Dans ce rude labeur qu’on nomme pauvreté,

Ce fut ton père et moi. Nous pouvions l’un et l’autre

Former une union plus riche que la nôtre,

Et, pour nous épouser, nous avons, en vrais fous,

Refusé deux partis, inespérés pour nous.

Comme nous nous aimions ! Comme nous étions braves !

Quel superbe dédain des mesquines entraves !

Nous n’admettions alors, comme vous aujourd’hui,

Ni bonheur sans l’amour, ni malheur avec lui.

Aussi quel heureux temps de joie et de courage,

D’exquise pauvreté dans notre humble ménage,

D’élégance frugale, et de grâce, et de soin,

Le seul luxe, en effet, dont l’amour ait besoin !

PHILIPPE.

Ah ! je le savais bien, parbleu, que ta jeunesse

Serait le démenti de ta fausse sagesse !

Le bonheur domestique est le premier des biens.

Courage, souviens-toi, mère !

MADAME HUGUET.

Je me souviens !

La maternité vint bientôt. Que te dirai-je ?

Les riches ont vraiment un noble privilège

Que leur doit envier tout être intelligent.

Et qui donne raison à l’orgueil de l’argent :

C’est de pouvoir exclure et tenir à distance

Les détails répugnants et bas de l’existence,

Et de ne pas laisser leur contact amoindrir

Les grandeurs que la vie à l’homme peut offrir.

Par exemple, une mère est chez eux une femme

Dont la maternité ne fait qu’étendre l’âme ;

Elle ne lui prend rien de son premier bonheur,

Et le double, au contraire, en lui doublant le cœur.

C’est qu’elle a le loisir d’être encore une épouse ;

Elle reste charmante, et de plaire jalouse,

L’office maternel qu’elle s’est réservé,

C’est de gâter l’enfant... par d’autres mains lavé.

Chez nous, elle en devient l’esclave : elle abandonne

Les soins de son esprit et ceux de sa personne ;

La grâce disparaît d’elle et de sa maison.

Et l’amour suit la grâce, et l’amour a raison.

...

Deux ans après, ta sœur vint au monde. Ton père

Gagnait quinze cents francs alors au ministère,

Qui nous faisaient, avec nos revenus à nous,

Six mille cinq cents francs pour joindre les deux bouts.

Ma santé m’empêchant de remplir mon office,

Il fallut à l’enfant donner une nourrice.

Tu grandissais toi-même et coûtais déjà cher.

Pour nous commence alors la pauvreté de fer,

Non plus l’inélégance avec le nécessaire,

Mais la misère.

PHILIPPE.

Eh quoi ?

MADAME HUGUET.

N’est-ce pas la misère,

La pire, celle-là qui vole à ses besoins

De quoi se déguiser aux regards des témoins,

Et qui, sous peine hélas! d’être une déchéance,

Doit rogner sur son pain pour nourrir l’apparence ?

Lutte de tous les jours, dans laquelle l’esprit

En menus désespoirs se fatigue et s’aigrit !

PHILIPPE.

Assez !

MADAME HUGUET.

Fatalement, il change d’habitude :

De la parcimonie il se lait une étude ;

Les petits intérêts, qu’il méprisait jadis,

L’absorbent peu à peu, par le besoin grandis ;

Et les nobles élans, les sublimes chimères

Qui nous ont amenés à ces heures amères,

Se trouvent remplacés au cœur désenchanté

Par un âpre regret de ce qu’ils ont coûté.

Un jour ton père...

PHILIPPE.

Assez, de grâce. – Un jour, mon père ?

MADAME HUGUET.

Ton père un jour rentra plus froid qu’à l’ordinaire,

Et d’un air singulier regardant mes habits :

« Prends donc plus soin de toi, me dit-il, tu vieillis... »

Il venait d’entrevoir, riche, heureuse, et soignée,

La femme qu’autrefois il avait dédaignée !

PHILIPPE.

Au nom du ciel, tais-toi !

MADAME HUGUET.

Je ne l’accuse pas :

Ce fut sa seule plainte en vingt ans de combats !

Mais qu’importe la forme, hélas ? Ce dur reproche

De la désunion était le coup de cloche !

PHILIPPE.

Ce n’est pas vrai ! Tu veux... Vous vous aimiez toujours !

Tu veux me détourner par tes sombres discours

Mais contre ton récit tout mon être proteste ;

Ma Cyprienne ! Un ange ! Une fille céleste !

Non, non ! Pour mon bonheur le ciel qui la forma...

MADAME HUGUET.

J’étais un ange aussi, quand ton père m’aima,

Et je suis devenue, au souffle des misères,

Un être positif comme un homme d’affaires !

Ce que la pauvre enfant deviendrait, tu le vois !

Il ne me reste rien de mon cœur d’autrefois

Hors l’amour maternel qu’aucun souffle n’effleure,

Et c’est lui seul qui parle et t’exhorte à cette heure

Au nom de mes labeurs, au nom de mes ennuis,

Par tout ce que j’étais et par ce que je suis,

Ne t’aventure pas dans cette rude vie,

Où mon âme à ce point s’est usée et meurtrie !

Enfin songe à tes fils ! Affranchis-les, crois-moi,

Du joug que notre erreur appesantit sur toi,

Et qu’ils aiment un jour, sans que leur pauvre mère

Leur doive des leçons d’une sagesse amère.

Ne leur prépare pas pour un moment pareil

Ce terrible récit, ce terrible conseil.[52] »

 

Ah ! la terrible confession ! La scène déchirante ! Et la troublante morale, que le monde nous a faite ! Qui des deux suit le vrai et le bien ? – Cette mère jadis jeune, elle aussi, enthousiaste de la vie, épanouie à l’amour, que l’expérience a desséchée, resserrée, comprimée, et dont elle a fané le cœur et les illusions ? Elle était un caractère, au sens le plus moral du mot, une énergie de dévouement et de tendresse ; et ce caractère, au contact des mœurs nouvelles, s’est insensiblement déformé, effrité, assombri, et, de sa jeunesse elle n’a gardé qu’une passion, celle de son fils, tandis que son attitude, à la fois ambitieuse et humble, est l’image réduite de la société qui l’a ainsi pétrie comme de cire et rapetissée. – Ou bien Philippe, que brise cette lamentable confession, parce qu’il est entamé déjà par les exigences de la vie sociale, contre lesquelles à peine a-t-il commencé à lutter ? Il sort de cette scène amoindri et plus fort, je veux dire débarrassé des sentiments les plus naturels, qui sont un obstacle à vivre et à parvenir. Encore une fois, de quel côté est la vérité, la raison, quand nous voyons que les mœurs civilisées nous heurtent, au point de rompre, au premier choc, le ressort de la jeunesse ? N’avons-nous pas ici la mesure exacte de l’influence des mœurs sur les caractères, et de la comédie qu’Émile Augier a prétendu écrire ? Qu’importe Philippe ? Il est le premier venu, qui a du cœur et du talent, de même que sa mère est une mère aimante, prévoyante, et désabusée. Ce qui importe autrement, c’est qu’en une société de progrès et de lumières, une mère puisse en être réduite à faire ces aveux, et un fils à les écouter. Ce qui m’intéresse outre mesure, et ce qui fait la grandeur morale de l’œuvre, c’est que l’amour puisse être discuté, et un mariage, préparé par la jeunesse, combattu ! Je vois bien que Madame Huguet a de petits travers, qu’elle s’anoblit pour ouvrir la carrière à son fils, qu’elle essaie de tenir un rang pour la lui faciliter : mais tout cela me semble par instants la raison même, la raison d’une mère âpre au bonheur de son enfant. J’entends que sa première fille est établie, heureuse, épouse d’un agriculteur sans ambition. Mais j’ai peur que Mathilde et son mari ne soient le roman, Madame Huguet et son fils la réalité. Je distingue que Cyprienne est un ange, et qu’elle n’est coupable que d’être un ange sans fortune. Le cœur s’émeut pour elle ; et la raison s’en détourne. Car le présent est gros de l’avenir, et l’avenir, c’est la confession de Madame Huguet, c’est le passé qui recommence, tant que la société ne change pas. C’est le mariage plein de félicité, en attendant les désenchantements du ménage, qui s’évertue à joindre les deux bouts. C’est l’amour qui s’use aux petits calculs, et se ride parmi les menus désespoirs. C’est la jeunesse qui s’en va... à moins que nous n’ayons désespéré d’elle trop tôt. Non, ce n’est pas trop de l’éclat des derniers vers de la pièce, pour remettre notre raison dans le droit chemin, la tirer enfin de cette ornière du doute coupable, et nous affermir une bonne fois dans la croyance, que l’homme de cœur peut s’isoler dans la société, grâce à l’amour et au travail, que le ménage peut être heureux dans la médiocrité, même celle qui n’est pas d’or, que si les mœurs amoindrissent les caractères, c’est que les caractères n’étaient point trempés, et qu’il est au monde quelque chose de pire que les entraînements enthousiastes de la passion et de la jeunesse, c’est à savoir les sophismes rancuniers d’une expérience ombrageuse. La société aura tort : le royaume des cieux est aux violents, c’est-à-dire aux époux jeunes, et qui s’aiment de toute leur âme.

 

Quel serment te faut-il de ma métamorphose ?

Eh bien, par la beauté de la terre et des cieux,

Par le printemps en fleurs, par l’été radieux...

Mais non, par ma jeunesse à la fin déchaînée...

Non, non ! Par tes douleurs, ù douce résignée,

Je jure qu’il n’est plus ce vieillard, ce pervers.

Qui cherchait d’autres biens que toi dans l’univers !

Moi, je suis un jeune homme heureux et sans envie,

Ne demandant à Dieu que de gagner ta vie,

Et défiant le sort d’atteindre son bonheur

Enfoui désormais tout entier dans ton cœur.

Me crois-tu maintenant ?... Soyez témoins pour elle.

Bois pleins d’ombre et de mousse, où rit la tourterelle ![53]

 

On éprouve un véritable soulagement à entendre ces vers de l’âme qui défie l’avenir par l’amour. Mais hélas ! ce soulagement ne dure point. On se prend à penser au lendemain, quand on suit l’implacable peinture qu’Émile Augier a faite de nos mœurs, des difficultés et des dangers dont le monde a hérissé le mariage. Si la foi de l’auteur n’était pas si chaude et entière, sa clairvoyance dans l’observation serait presque décourageante.

Les filles pauvres ont à peine l’espoir d’être aimées ; les riches n’en ont même pas l’illusion. Ne parlons plus du Gendre de M. Poirier, que nous avons étudié ailleurs et à un point de vue différent. Mais que dire de Caliste dans Ceinture Dorée, et de Catherine dans Lions et Renards et de Clémentine dans Un beau Mariage ? À se voir ainsi recherchées par les coureurs de dot, elles se sentent outragées, et dévorent l’affront. Leurs prétendus se déclarent tout suite : ils ne veulent point manquer leur coup, ni laisser échapper une belle spéculation, belle par le capital, car de la personne ils n’ont cure. « Les beaux yeux de ma cassette » disait jadis Harpagon. Il pousse vite à ces jeunes filles une manière de scepticisme méprisant et raisonneur, qui n’est point fait pour éveiller leur cœur à l’amour.

 

« Ah ! maudit million, dit Caliste. Sans lui on prendrait peut-être la peine de faire attention à ma personne. Quel malheur pour une statue d’être en or et non en marbre ! Tu es un objet d’art, toi ; moi, je suis une pièce d’orfèvrerie ; je ne vaux pas ma dot ; la matière surpasse le travail ; mes petites perfections, qui m’auraient peut-être valu une place dans la maison d’un homme de goût, ne m’empêcheront pas d’aller à l’hôtel des Monnaies. Soyez donc une honnête fille, rendez-vous digne d’un galant homme, pour vous voir estimée au poids de l’or, comme un lingot ! Je suis fière, et je ne veux pas être prise au hasard. Quoi donc ! Vous demandez des renseignements sur un domestique, que vous pouvez chasser dans huit jours, et vous n’en demandez pas sur votre femme ?[54] »

 

Les plus indulgentes sont encore celles qui, comme Clémentine, « rangent les hommes en deux catégories : la première qui regarde la fortune, et puis la femme ; et la deuxième qui regarde la femme, et puis la fortune.[55] » Et remarquez qu’elles pourraient être plus  amères : car il y a ceux qui regardent la dot, et puis l’âge des parents. En vérité, Émile Augier n’a que trop bien dit. Elles sont à plaindre, ces jeunes filles, qui, à leur âge, n’ont même plus les illusions d’un homme, les ombres que la vie lui en laisse. L’auteur n’a pas poussé l’amertume jusqu’à leur mettre aux lèvres l’ironie calculée de Mlle Hackendorf[56] : « On demande ma main tous les jours à la caisse, de trois à cinq heures. » Mais il y était presque engagé ; et l’observation, qu’il a poussée aussi loin, n’est pas moins triste. Or ces jeunes filles se marient, les unes parce qu’elles ont rencontré l’honnête homme de leur fantaisie dont elles avaient trop tôt désespéré, et d’autres aussi, pour avoir un chaperon, un associé responsable et maniable à leur gré. Les autres se sont abandonnées au romanesque ; elles jouent une partie qu’elles gagneront peut-être. C’est déjà beaucoup que beauté et richesse aient du attendre à la jouer. D’autres enfin consentent à mettre en ménage leur fortune et leurs volontés, qu’elles réservent également. On dit d’ordinaire de l’épouseur, qu’il a fait Un beau Mariage.

Mais il n’a pas toujours fait un beau rêve. Tel est le cas de Pierre Chambaud[57]. C’est un jeune savant qui a du génie et du cœur. Attiré chez M. de La Palude, qui a plus de titres nobiliaires que scientifiques, et qui aspire à l’Institut, en même temps qu’à la main d’une riche voisine Mme Bernier, Pierre, dans les loisirs du laboratoire, a été présenté à Mlle Clémentine Bernier, dont il devient amoureux. La science chôme un peu. Mais autour de lui l’intrigue ne chôme pas. Certain marquis de la Roche-Pingoley, qui n’est ni un savant, ni un demi-savant, mais un homme d’esprit, songe aussi à réparer sa fortune en donnant son nom à la veuve millionnaire. Cependant Clémentine, qui ne croit guère à la sincérité des hommes, pas plus qu’à leur génie, épouse Pierre Chambaud pour épouser quelqu’un, et surtout pour qu’il y ait, au moins, un mari dans la maison, un intendant un peu supérieur, qui veillera sur les propriétés et suivra ces dames dans le monde. À un savant pauvre peut-on être meilleure, et demander moins ? Voilà donc Pierre marié, amoureux, un peu isolé et négligé dans une société qui n’est pas la sienne. Et toujours La Palude et Pingoley font à l’envi le siège de la belle-mère. Et l’entourage le prend de haut avec l’heureux parvenu ; La Palude exploite son savoir, Mme Bernier utilise sa complaisance. Il fait partie, aux yeux du monde, du domestique de la maison. « Et quand même ? lui dit la bonne dame, ne fallait-il pas vous attendre à un peu d’envie et beaucoup de réserve ? Votre avènement est trop récent, pour être déjà à l’état de fait accompli. On se tient sur la défensive, on vous attend, et c’est tout simple. Parce que vous étiez pauvre hier, êtes-vous en droit d’exiger qu’on se jette à votre tête aujourd’hui ?[58] » Tout cela est dit chaque jour d’un ton un peu hautain, sans un mot de trop qui donne prise à la révolte. Quant à Clémentine, elle vit à côté de son mari, parallèlement. Et Pierre, qui revoit son camarade Michel éclate et lui découvre ses blessures. Le beau mariage c’est l’humiliation de tous les jours. On le costume, le savant ; il suit ces dames au bal et à la parade. Il ne travaille plus. Est-ce qu’on travaille, quand on est riche ? Est-ce qu’on a du génie sans ridicule, quand on a fait un si beau mariage ? « Ce n’est pas, s’écrie-t-il, en François Ier qu’il faut m’habiller, c’est en Cadet-Roussel, c’est en jocrisse ! Sais-tu ce que je suis pour les amis de ces dames, pour leur monde fashionable ? Un mari subalterne, un chaperon, un porte-éventail ! Je leur fais l’effet, dans l’exercice de mes privilèges maritaux et domestiques, d’un laquais en galanterie avec sa maîtresse. Et moi-même, quand il faut entrer dans leurs salons et subir leur politesse dédaigneuse, je me prends à envier les drôles galonnés dont le service, du moins, ne dépasse pas l’antichambre ! » Le baron de La Palude, ce noble grimaud, lui a manqué de respect : c’est à Pierre de faire doucement des excuses, comme Georges Dandin. Il voudrait au moins revenir à ses études : il y a une affaire de fermier en litige quelque part, et dont la solution sera plus utile que celle d’un problème. Et puis on ira en Italie. Se plaindra-t-il de voyager ? Ces dames raffolent de l’Italie, à présent quelles ont un guide pour les y accompagner. Michel a momentanément besoin d’argent. On laisse entendre à Pierre qu’il devra sans éclat renoncer à de tels amis, qui ne sont point de son monde. Pingoley compromet Mme Bernier par ses assiduités et ses propos aventureux. Il en revient quelque chose à Pierre, qui s’en émeut et qui prétend y mettre bon ordre. De quel droit, s’il vous plaît ? Il n’a même plus celui de soutenir l’honneur d’une maison, qui n’est point à lui.

 

MADAME BERNIER.

Chez qui sommes-nous donc ? Chez moi, ou chez vous ?

PIERRE.

Dès qu’il s’agit d’honneur, chez moi.

MADAME BERNIER.

Il n’y a que mes amis qui soient ici chez eux. Souvenez-vous en, et ne le prenez pas de si haut.

PIERRE.

Je le prends comme il convient.

MADAME BERNIER.

À vous peut-être, mais pas à moi... En vous acceptant pour gendre, je n’ai pas entendu me donner un maître.

PIERRE.

C’est un laquais qu’il vous faut ?

MADAME BERNIER.

Non, mais un homme modeste qui se rappelle tout ce qu’il me doit.

PIERRE.

Vous avez dit un mot de trop, Madame. Puisque ma femme ne l’a pas relevé, son silence me délie envers elle comme j’étais déjà délié envers vous. C’est moi, qui sors d’ici, pour n’y jamais rentrer, moi à qui votre insolente fortune aura du moins enseigné le prix de l’indépendance et de la pauvreté.[59] »

 

Il se retire, Georges Dandin ; et puisqu’il n’a pu occuper son cœur, il va du moins exercer son génie. Au dénouement, on le voit avec son fidèle compagnon d’études, le bon Michel, dans une grande chambre blanchie à la chaux, dont toutes les vitres sont brisées. Un fourneau est devant la fenêtre ; au milieu de la scène, un cylindre de fonte, cerclé de fer, suspendu sur deux fourches. À gauche contre le mur, un autre cylindre éclaté. Çà et là des instruments de chimie. C’est-à-dire qu’il a trouvé la liquéfaction du gaz carbonique, qu’une première expérience a failli lui coûter la vie, à lui, et à son ami, qu’il va tenter la seconde, et que le chaperon, l’intendant, le parvenu, le mari qui n’est pas raffiné, qui n’avait ni l’élégance de La Palude, ni la noblesse de Pingoley, fait ses découvertes et ne les achète pas, s’expose froidement à la mort, lui qui semblait fuir un duel, capable de mourir d’une idée de génie, avec, encore, son amour déçu au cœur ! Ce Dandin est un homme supérieur à ce monde qui l’a dédaigné, cela va sans dire, mais à sa femme même, qui s’humilie enfin, au moment du danger, et revient à lui, croyante, aimante, et fière d’être aimée pour elle, sans la fortune et le luxe, qui lui avaient porté malheur.

 

« J’en ai la force, va ! s’écrie-t-elle. Tu ne me connais pas... Personne ne me connaît. Par désespoir de rencontrer mon vrai maître, j’enveloppais d’ironie et de dédain tout ce que j’ai de précieux, faisant bon marché du reste au premier venu... Je te prenais pour le premier venu ! Mais tu t’es révélé, mon cœur s’ouvre, je t’appartiens... et je ne veux plus d’autre bonheur. – Rends-moi ta main, Pierre, cette main virile, et sois sûr qu’elle ne sentira pas trembler la mienne.[60] »

 

Enfin, ce n’est plus un beau mariage, mais il est meilleur. Et pourtant, que serait-il advenu, grâce au train dont va le monde, si Pierre n’avait été qu’un honnête homme, courageux et fort, intelligent et modeste, et que, pour prendre sa revanche sur les Pingoley, les La Palude, les Madame Bernier trop superficielles, et les Clémentine trop riches et prématurément sceptiques, il n’avait eu que du cœur, à défaut de génie ?

Tel Pommeau, des Lionnes pauvres, qui sont bien l’œuvre la plus triste et la plus fouillée, qu’on ait écrite sur le mariage et certaines mœurs domestiques de ce siècle. On comprend que je n’y touche ici qu’avec infiniment de réserve. La pièce est si cruelle, et la fable si osée, que force m’est de me restreindre strictement à l’objet de ce chapitre. L’infortuné Pommeau n’a fait ni un mariage d’amour, ni un mariage de raison. Il a fait une bonne œuvre. Mais il a choisi la pire des créatures.

Lorsque fut définitivement établie l’égalité des droits, il était à prévoir que la classe moyenne aspirerait à l’égalité des conditions. Et comme la condition se juge à l’apparence, un souffle de luxe s’est déchaîné sur la bourgeoisie, à qui l’aisance ne suffisait plus, pour aller de pair avec la noblesse. Les femmes surtout, parmi cette immense promiscuité de rivalités orgueilleuses, furent bientôt en proie à la passion de paraître, pour être. La coquetterie s’est exaspérée jusqu’à la fureur ; et le train et les équipages furent convoités par elles avec concupiscence. Supposez un brave homme, laborieux, doux, et dont le seul vice est une volupté secrète qu’il éprouve à se sacrifier pour les autres, qui est resté principal clerc dans une étude de notaire à Paris, afin d’amasser et préserver la dot de sa filleule, et qui, après avoir établi sa chère Thérèse, se marie lui-même par bonté dame, par un besoin intime de dévouement, à une orpheline pauvre, dont il ne prétend qu’à dorer la vie. Faites un effort, et imaginez que cet homme a eu le malheur de prodiguer les réserves de son amour vertueux et presque paternel à une de ces natures perverses, une de ces forcenées de luxe, que ni la raison ne saurait préserver, ni le cœur attendrir. Concevez aussi, si vous le pouvez sans dégoût, que cette Séraphine, qui monte à cheval, court les grandes soirées et les petits théâtres, a glissé de la faute à la honte, et que Pommeau, la victime aveugle et opiniâtre en sa tendresse, est en même temps une dupe ; que ce luxe, dont il ignore le prix, le dégrade et l’avilit ; et que la créature, dont il a fait son épouse, non-seulement le paie d’infamie, mais porte le déshonneur jusque chez l’enfant d’adoption, la jeune Thérèse tant aimée, à qui elle ravit le bonheur, et dont elle ruine le mari. Enfin, fermez les yeux, rentrez en vous-même, et tâchez à comprendre encore que Pommeau a tout appris, « qu’il en est réduit à ne plus compter avec la chute tant la faute disparait derrière l’énormité de la honte ; »[61] que doublement outragé dans ses illusions, deux fois percé au fond du cœur, il pardonne, le bonhomme, il pardonne son malheur, son désespoir, le malheur et la désolation de Thérèse, qu’il offre la rédemption, qu’il n’y met qu’une condition, celle d’une vie pauvre et réparatrice, que Séraphine, l’infâme espèce, Célimène de tripot, a la peur du désert, qui ne serait pas tendu de soie, et quitte le domicile conjugal pour distraire son dépit dans un théâtre du boulevard : et dites, si jamais plus noire et effroyable peinture fut faite d’un mariage fatal, d’une erreur vertueuse et pitoyable, et qui ne se répare point !

Tout à l’heure, mise en présence des obstacles que la société moderne a accumulés au seuil de la famille, la raison indécise entré les maximes de l’expérience et l’enthousiasme de la jeunesse, s’était un instant troublée. « Qui a tort ? Qui a raison ? » Mais devant les conséquences terribles d’une union si noblement formée, déchirée si brutalement, c’est le cœur épouvanté, qui demande à présent : « À qui la faute ? » Nous l’allons bien voir ; car Émile Augier nous l’a dit et redit.

 

 

VI - La question d’argent

 

Ceinture Dorée – Maître Guérin – Les Effrontés

 

Au centre même de Paris, sur une place à la fois retirée et passante, au milieu d’une enceinte que protège une haie de fer, s’élève un monument de style grec, qui a la majesté solennelle et froide d’un temple. Et, en effet, c’est un temple. À des heures invariables, la foule des fidèles y accourt, empressée, fiévreuse. Il suffit de la voir gravir en hâte les degrés, pour deviner que là se célèbre une religion, qui a son culte. Sous le péristyle séjournent les profanes, qui ne sont pas encore officiellement initiés aux mystères, et dont la foi est mal affermie. À l’intérieur du sanctuaire règne un tumulte fanatique. Les offices de ce culte ne souffrent ni le silence ni le recueillement. Les rites sont tout en gestes et vives démonstrations ; les pratiques bruyantes, et les prières vociférées. Vous n’y verrez les croyants ni agenouillés ni prosternés ; ils vont, et ils viennent ; ils se coudoient, se jettent un regard entendu, une parole rapide, et se bousculent autour d’hommes vêtus comme eux, et qui semblent pourtant les prêtres de l’endroit, à la façon dont ils poussent des cris qu’ils notent sur de petits parchemins. Mais ceux-ci ne sont ni des pontifes ni des flamines : on les nomme coulissiers, quelquefois agents de change. La langue qui se parle dans le chœur (on dit aussi la corbeille), est simple, brève, incisive. Hausse, baisse, report, déport, liquidation, en constituent le fond ; quelques noms propres, aisés à retenir, Panama, Rio-Tinto, suivis de chiffres qui varient à l’infini, en sont l’ornement. Un cadran domine l’assemblée, et, marquant la succession des heures, fixe l’ouverture et la clôture des cérémonies. Ce temple a été élevé par notre siècle à la Fortune, la Grande Déesse. Sur le fronton se détachent six lettres d’or « Bourse », qui en indiquent à tous l’affectation. Là se tient le marché de l’argent ; là se font et se dispersent les richesses sur un coup de dé, sur une nouvelle vraie ou fausse, fausse le plus souvent. Et c’est là aussi qu’aux jours de grandes fêtes, alors que les courtiers se reposent et que cessent les affaires, devrait être représentée gratuitement une bonne partie du répertoire d’Émile Augier, comme autrefois aux peuplades de la Grèce s’ouvrait l’amphithéâtre immense, on s’animaient les légendes nationales d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide, et les comédies satiriques d’Aristophane.

La Révolution a eu pour résultat presque immédiat de suppléer à l’aristocratie de la naissance par celle de la richesse. Nous l’avons dit. L’égalité n’est qu’un vain mot, si elle n’est l’égalité des mérites. Or, l’étalon le plus intelligible à tous n’est-il pas celui de la fortune laborieusement acquise et intelligemment accumulée ? C’est une manière de noblesse, dont les titres sont au porteur, c’est-à-dire personnels, «  qu’on ne doit qu’à soi-même » comme pense M. Poirier, et qui n’a nul besoin d’aïeux. Elle a sur l’autre l’avantage de flatter l’amour-propre et d’embellir la vie. Les âmes d’élite la peuvent dédaigner ; mais elle est une force qui s’impose et ne se discute pas ; on en peut contester les origines ; mais sa puissance est hors d’atteinte. Et voilà précisément pourquoi elle ne relève que de la conscience, et la conscience souvent capitule : car elle est un juge déférent, très sollicité, et qui, par une attitude hautaine, s’expose quelquefois à prendre des airs gascons. Il faut être très assuré de sa vertu et de son mérite pour malmener la fortune sans ridicule et sans fanfaronnade. Émile Augier arrivait à point nommé.

L’industrie, le commerce, la science, venaient de prendre un immense développement. Les chemins de fer mettaient la France entière en contact. Et comme ils ne couraient pas assez vite, on inventait le télégraphe, et comme le télégraphe était un peu lent, on fondait la Bourse : c’est-à-dire que l’argent se reproduisait lui-même, dédaignant les lenteurs du travail et du négoce. Où qu’il tournât ses regards, Émile Augier rencontrait la question d’argent ; il s’y heurtait partout ; elle dominait partout, et ailleurs, et, dans une société nouvelle, avec quelque intempérance. Elle faisait échec à la jeunesse, obstacle au mariage, outre les ravages qu’elle exerçait sur les consciences, qu’elle n’a point trop épargnées depuis. En un mot, elle était un champ vaste et fécond, le terrain du monde moderne, glissant plus qu’aucun autre, où Émile Augier, avec son inflexible bon sens, n’hésita pas à prendre position. Comme l’a excellemment noté M. Léopold Lacour[62], il s’y campa le premier, et s’y établit si fortement qu’une grande part de son théâtre (la plus belle assurément) est consacrée à dévoiler les méfaits, les tyrannies de la fortune, les concessions de l’honneur, les capitulations de la morale, et les dangers qui en résultent pour la famille et l’État. Il a précédé et non suivi dans la lice le poète Ponsard, qui doit au titre de deux pièces, l’Honneur et l’Argent et la Bourse, la renommée d’avoir d’abord révélé à la société cet ulcère. La vérité est que le Gendre de M. Poirier date de 1854, Ceinture Dorée de 1855, et que la première des deux comédies citées plus haut est de 1856. Émile Augier n’eût-il pas la priorité, il aurait encore le mérite supérieur d’avoir poussé à bout l’étude des ridicules, des vices, et aussi des périls sociaux qu’enfanta cette hiérarchie intolérante et improvisée. Car la richesse est, comme la parole, capable de toutes les grandes actions et de toutes les petites infamies ; il se peut qu’elle commence par celles-ci ; il devient heureusement moins rare qu’elle finisse par celles-là. Mais le fleuve entier est impur, quand la source est empoisonnée.

Donc, Émile Augier s’est attaqué à la question d’argent dès le début de sa carrière ; il l’a prise au collet, sans faiblir, multipliant contre elle les coups, à mesure qu’il en découvrait les ravages. Sur ce point il a poussé la satire plus loin qu’aucun autre, car il ne s’agissait pas seulement pour lui d’une thèse à soutenir ; la morale tout entière de son théâtre était en jeu, l’honnêteté de sa nature en révolte. Le Jean Giraud, de M. Alexandre Dumas[63] est un type curieusement fouillé, et un peu isolé dans ce théâtre. Il est partout dans celui d’Émile Augier ; il a tous les âges, toutes les audaces, toutes les naïves impudences, tous les orgueils, oublieux ou inconscient. Et partout il se heurte à ce dicton : bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée, qui est au moins une consolation, s’il n’est pas un axiome universel. Le plus innocent de ces fripons, et le plus malhonnête de ces honnêtes gens, qui excellent à pressurer la loi sans la violer, est Roussel. Brave homme au demeurant, bon père, à qui ne manque que la pauvreté, pour avoir la vertu. Seulement, il a été jeune, et sa jeunesse s’est exercée aux escapades de la finance, aux filouteries légales, aux infamies rémunératrices, au détournement des ruisseaux qui font les grandes rivières. Il a dépouillé jadis ses actionnaires avec habileté, je veux dire qu’il a gagné son procès. Et depuis, sa conscience mollement assoupie sur un oreiller de duvet et de dentelles, sommeille dans une béatitude inoffensive. Il a une fille, Caliste, accomplie de tout point, dont nous avons dit le mépris pour la richesse, et le scepticisme à l’endroit de l’honnêteté des hommes. Roussel qui l’adore, la voudrait marier. Mais, Ceinture dorée !... Tous les coureurs de dot qu’il recrute, déplaisent à sa fille ; et le seul coureur d’idéal, le gentilhomme loyal et droit, qui plairait à Caliste, à peine renseigné, se relire. Je l’ai dit, Roussel est inconscient. Il a oublié ; ou plutôt il s’est fait un sens moral, un peu moderne, à l’usage des gens riches, qui répugnent à comprendre la fierté des pauvres, et la prennent pour folie. Ce M. de Trélan, qui jadis a refusé de bénéficier, aux dépens de son frère, d’un testament avantageux, et qui possède à peine l’aisance, n’a-t-il pas l’outrecuidance de refuser aussi Caliste ? sous le prétexte que Roussel est calomnié, et que certains bruits fâcheux d’une affaire lointaine, et contre laquelle il y a prescription, ne sont pas éteints ? Et Roussel, demeuré seul, a des poussées de fierté triviale, de probité méprisante, des illusions de conscience, des sévérités d’appréciation sur le compte d’autrui, qui peignent l’homme, le bonhomme si paternellement perverti.

 

« Les bras m’en tombent ! C’est un échappé des Petites-Maisons ; le meilleur est d’en rire. Voilà que je ne suis pas un honnête homme, maintenant, moi, qui ai trois millions ! Il est drôle, ce monsieur ! J’avais le droit pour moi, entendez-vous ! Je me suis toujours conformé aux lois de mon pays ! Je suis en règle ; si vous n’êtes pas content, allez vous promener, idiot ! Le voilà bien fier de n’avoir pas volé son frère. Mais en vous donnant ma fille, pauvre diable que vous êtes, je faisais une action aussi belle que vous en déchirant le testament ; plus belle même... car je ne vous devais rien, et vous deviez quelque chose à la voix du sang, au droit éternel ! Ma parole ! Il y a des gens pour qui l’on n’est honnête homme qu’à la condition de mourir pauvre. – Mais c’est ma faute : j’aurais dû vous juger d’abord pour ce que vous êtes, pour un don Quichotte ! un imbécile qui se croit obligé de renoncer au bénéfice de la loi ! – Ce testament était légal, comme je le disais à ma fille ; la probité vous permettait d’accepter. C’est l’orgueil qui vous l’a défendu. Libre à vous de faire fi de moi. Je ne me soucie pas du respect d’un homme, qui n’a pas respecté les dernières volontés de son père, qui foule aux pieds les sentiments les plus sacrés de la famille. Je suis bien enchanté de ne pas vous avoir pour gendre. – D’autant plus que je ne suis pas embarrassé de ma fille. Je trouverai cent partis pour un, et des gens plus riches que vous, mieux tournés, plus spirituels...[64] »

 

Cependant sa fille reste fille, et Trélan célibataire. L’indulgence de Roussel pour son passé finit par s’aigrir, à la réflexion, Trélan était un idiot tout à l’heure ; à présent, c’est l’avocat qui est un brigand, l’infâme avocat qui a plaidé l’acquittement.

 

« C’est évident, j’ai spolié mes actionnaires, il faut dire le mot. Comment ai-je pu, pour cette misérable somme ?... Je la trouverais aujourd’hui dans la rue, que je la ferais placarder sur tous les murs ! Quand je pense qu’alors je me suis cru dans mon droit !... C’est la faute de ce brigand d’avocat, qui m’a gagné mon procès[65]. »

 

Et puis, cette fortune lui pèse, au moment qu’il sent lui échapper l’honneur ; il en rendrait volontiers une partie, comme Tartuffe, pour jouir de l’autre en paix :

 

C’est trop, me disait-il, c’est trop de la moitié.

 

Ainsi pense Roussel, et son cœur de père pâtit lamentablement.

 

« Comment faire maintenant ? Je suis vraiment bien malheureux ! La considération qui se dérobe sous moi !... Ma fille qui peut d’un instant à l’autre s’apercevoir de quelque chose... Ah ! ce coup-là me tuerait... Je donnerais la moitié de ma fortune pour avoir perdu ce maudit procès... Brigand d’avocat ![66] »

 

Enfin, grâce à Dieu, qui protège les bons pères et les filles aimables, il a le bonheur d’être ruiné par un coup de Bourse ; et sa fille épouse Trélan, parce qu’après tout, le théâtre est plus moral que la vie. Par deux ou trois fois Émile Augier s’est repris à peindre ces léthargies de la conscience calme et souriante comme la surface d’un lac tranquille ; mais au fond est un petit point noir, qui, un jour, grossit et s’obscurcit, enfle et soulève en une bourrasque la surface unie du lac tranquille et souriant, comme certaines consciences. Après Roussel, vient Charrier des Effrontés. Tous deux effacent à la fin la tache qui souille leur honneur ; ils font le sacrifice de la fortune, ils se repentent, ils ont le courage de redevenir honnête homme. D’autres meurent dans l’impénitence finale.

Maître Guérin est avec les Lionnes Pauvres la comédie la plus sombre d’Émile Augier. La question d’argent fait rage dans l’esprit et dans le cœur de Me Guérin ; elle a dévoyé l’un, desséché l’autre, au point que ce notaire de campagne, qui a pour fils un colonel, n’est qu’un fripon honnête, c’est-à-dire qui connaît la loi. De sa femme, il a fait son esclave, de sa servante, sa maîtresse ; il jalouse la gloire et la carrure de son fils : et, au fond, il se sait plus fort que tous ces gens-là ; car l’honnêteté, l’honneur, l’uniforme, les médailles, la ferblanterie, les affections de famille, que cela est au-dessous de l’argent, dont la jouissance est acre, et dont la puissance mène à tout ! Me Guérin n’est pas un avare, c’est un madré et un ambitieux. Il a compris son siècle, à la campagne. Il est entré avec précaution et finasserie dans ce mouvement, qui aboutit à la ruine du sens moral, à la dislocation de la famille, au triomphe de l’égoïsme toujours inassouvi. Ici encore, l’honneur et l’argent sont aux prises ; mais ils ont formé deux camps ; depuis longtemps Me Guérin n’éprouve plus de lutte intérieure.

Dans le parti contraire se trouve une jeune fille charmante, qui a nom Francine, et qui a pour père un quasi homme de génie. Parmi ses rêveries ambulatoires, M. Desroncerets a fait je ne sais combien d’inventions plus ingénieuses les unes que les autres, et qui l’ont à peu près ruiné, lui et sa fille ; il se jette à corps perdu dans l’étude de la mécanique. Pour subvenir aux besoins de son vieux père, la pauvre enfant a placé son bien personnel à fonds perdu. À corps perdu, à fonds perdu, tous ces gens-là se perdent avec un désintéressement qui fait les affaires de Me Guérin. Encore si le bonhomme d’inventeur était guéri de sa manie, mais il en est plus féru que jamais. N’est-il pas sur la piste d’une méthode admirable, universelle, philanthropique, pour apprendre la lecture aux enfants du peuple, la Statilégie ? Une lui reste plus qu’à en faire l’expérience, à ses frais. Et pour y parvenir, il vend en cachette, par-devant Me Guérin, notaire, le seul bien qui lui reste, ce château de Valtaneuse, où il a vu grandir sa fille et mourir la mère : relique de sa grandeur passée. Vous pensez bien que Me Guérin fait un marché louche, une vente simulée, à réméré, avec l’intervention d’un homme de paille, pour mettre son honorabilité à couvert. La scène est émouvante, rapide, chiffrée, entre le vieillard maniaque et le tabellion rusé.

 

DESRONCERETS, fermant vivement la porte de droite.

Vous ici, Guérin ? Quelle imprudence ! Si ma fille vous voyait !

GUÉRIN.

Eh bien ! Ne suis-je pas aussi le notaire de la belle Madame Lecoutellier, et n’ai-je pas le droit de lui présenter mon hommage en passant ? Tout est prévu, mon cher monsieur Desroncerets ; quoique tabellion de campagne, on n’est pas tout à fait imbécile.

DESRONCERETS.

À la bonne heure. Avez-vous l’argent ?

GUÉRIN.

Oui, je vous apporte les actes à signer. Mais permettez-moi, avant tout, de couvrir ma responsabilité en vous représentant encore une fois à quels dangers vous vous exposez.

DESRONCERETS, assis près de la table.

Puis-je faire autrement ? Je suis bien forcé de recourir aux usuriers, puisque j’ai renoncé à l’administration de ma fortune, puisque j’ignore même en quoi elle consiste, et que, pour le savoir, je serais obligé de mettre ma fille dans la confidence de cet emprunt, ce que je ne veux à aucun prix.

GUÉRIN, debout de l’autre côté de la table.

En vérité, on dirait que votre fille vous fait peur.

DESRONCERETS.

Eh bien, oui ; j’ai pour elle une tendresse mêlée de déférence ; pourquoi n’en conviendrais-je pas ?

GUÉRIN.

De la déférence ? Saprelotte ! C’est le monde renversé ! Ah ! je voudrais bien voir que monsieur mon fils élevât la voix chez moi, tout commandant qu’il est !

DESRONCERETS.

Nous ne sommes pas dans la même situation, mon cher Guérin ; si je n’ai pas perdu devant la loi mes droits de chef de famille, je les ai perdus devant mon enfant, je le reconnais. Je suis dans la position d’un mineur, et je n’en puis sortir que par un succès éclatant. Ce succès, je le tiens, j’en suis sûr ! Et savez-vous quelle sera ma plus douce récompense, après la joie d’avoir servi mon pays ? Ce ne sera pas la gloire attachée à mon nom, ce sera l’orgueil et le repentir de ma fille, quand elle se jettera dans mes bras en me disant : « Pauvre père, moi qui te croyais fou ! »

GUÉRIN, à part.

Pauvre bonhomme, va !

Haut.

Quand on me prend par le sentiment, je suis vaincu. Permettez-moi d’essuyer une larme, et de vous donner lecture des actes.

DESRONCERETS.

À quoi bon ?

GUÉRIN, s’asseyant.

Oh ! oh ! Jamais je n’ai permis à un client de signer sans avoir pris lecture de ce qu’il signait. Je suis esclave de la formalité. L’acte de vente d’abord.

Il lit.

« Entre les soussignés, etc. a été fait ce qui suit : M. Desroncerets vend à M. Brénu, qui accepte, le château de Valtaneuse avec ses circonstances et dépendances, tel au surplus qu’il se poursuit et comporte, sans aucune réserve ni retenue... »

DESRONCERETS.

Comment, sans aucune réserve ?

GUÉRIN.

Attendez donc.

Lisant.

« La vente est faite dans les conditions suivantes. » Je passe les clauses de style. « Et en  outre, moyennant un prix de cent mille francs que M. Desroncerets reconnait avoir reçu, et dont il donne, par ces présentes, quittance entière et définitive. »

DESRONCERETS.

Vous avez la somme sur vous ?

GUÉRIN.

Oui bien. « Toutefois, M. Desroncerets se réserve de rémérer pendant un an et un jour à dater de la signature des présentes. » Comprenez-vous bien la portée de cette clause !

DESRONCERETS.

Parfaitement.

GUÉRIN.

Mettons les points sur les i : c’est aujourd’hui le 17 septembre...

DESRONCERETS.

Le 17 septembre, en êtes-vous sûr ?

GUÉRIN.

Croyez bien, Monsieur, que je suis dans l’habitude de ne me tromper ni d’heure ni de quantième.

DESRONCERETS.

C’est l’anniversaire de la naissance de ma fille, et je n’y ai pas songé !

GUÉRIN.

Vous êtes encore à temps. C’est donc aujourd’hui le dix-sept septembre 1862 ; si le 17 septembre 1803, à six heures trente neuf minutes du soir, vous n’avez pas remboursé au père Brénu la somme de cent mille francs en espèces, la vente du château devient définitive, et vous l’aurez vendu les deux tiers de ce qu’il vaut ; c’est bien compris, n’est-ce pas ?

DESRONCERETS, se levant.

Oui, mon cher ; mais ce remboursement ne m’inquiète pas ; dans un an, mon brevet d’invention vaudra un million.

GUÉRIN.

J’en doute ; ce serait la première fois qu’une invention aurait enrichi l’inventeur. Rappelez-vous mes paroles. Passons au bail. « Entre les soussignés, M. Brénu, propriétaire du château de Valtaneuse... »

DESRONCERETS.

Propriétaire ?

GUÉRIN.

Dam ! La clause de réméré est résolutoire, mais point suspensive[67] et vous ne pouvez continuer à habiter votre château qu’à titre de locataire ; et puis, ce bail ôte à votre marché l’apparence d’un contrat pignoratif... La location est faite moyennant un prix de cinq mille francs.

DESRONCERETS.

L’intérêt de cent mille francs... c’est juste.

GUÉRIN.

Et pour écarter l’apparence pignorative qui pourrait résulter de la simultanéité des actes, nous antidaterons le premier de quinze jours, si vous le voulez bien[68].

DESRONCERETS.

Comme il vous plaira... Pignorative !

GUÉRIN, écrivant.

Le 2 septembre 1862. Signez maintenant ; vous savez, le paraphe à chaque renvoi, au bas de la page, et à la fin votre signature entière.

DESRONCERETS.

Voilà qui est fait.

GUÉRIN.

Gardez un double.

DESRONCERETS.

Merci. Maintenant il est inutile qu’on nous voie ensemble, et avec la permission de Madame Cécile je vais cueillir un bouquet pour ma fille.

Il prend son chapeau pour sortir.

GUÉRIN.

Et votre argent ?

DESRONCERETS.

Où ai-je la tête ?

GUÉRIN, lui donnant une liasse de billets de banque.

Comptez.

DESRONCERETS.

Allons donc !

Brandissant les billets.

Avec ça, mon cher, je suis maître du monde.

GUÉRIN, seul, rassemblant ses papiers.

Il ne pourra pas dire que je ne l’ai pas averti !... J’ai même pris ses intérêts contre lui-même avec une sorte d’indiscrétion... Mais je ne m’en repens pas ; il vaut mieux être au-delà qu’en deçà du devoir. Maintenant, puisqu’il tient absolument à se ruiner, autant que ce soit moi qui en profite… Dans un an, Valtaneuse m’appartiendra, et je le vendrai tout ce que je voudrai à Madame Lecoutellier[69].

 

Telle est la correction captieuse qu’apporte Me Guérin à ses actes très réguliers dans la « fo-orme », comme eût dit Brid’oison. Mais parmi les clauses de style, et quel style ! (Philaminte n’avait-elle pas grand tort de prier son notaire d’en changer ; comme si toutes ces formules n’étaient pas pièges à dupes et matière à procès ?) au milieu des chiffres fictifs, des dates trompeuses, dans cette sage succession de paragraphes alignés comme les articles du code, vous avez remarqué que le notaire retors, s’il est aussi froid en affaires que l’argent qu’il y gagne, est, encore, un père au cœur sec, que l’égoïsme a fermé pour jamais aux affections les plus naturelles, aux sentiments les plus doux elles plus aisés, comme l’amour d’un père pour sa fille, un amour fait de tendresse et de soumission, et non d’ambition et d’autorité. « On dirait que votre fille vous fait peur ? » Il ne trouve pas mieux pour piquer Desroncerets au jeu, sans en avoir l’air. Il ne pouvait trouver mieux, car il est avant tout un homme d’argent ; et il n’est pires dissolvants que de pareils hommes pour le repos et l’union de la famille. Toute cette comédie n’est si forte, que parce qu’elle dévoile impitoyablement, d’acte en acte, par le jeu même des situations, cette funeste influence, qui bouleverse les familles, qui met une tante aux prises avec son neveu, un père avec sa fille, un fils avec son père, et contrarie sournoisement la nature, aux dépens de l’honneur et du cœur.

Laissons de côté le procès qui divise Madame Lecoutellier, née Valtaneuse, une veuve coquette, avide de plaisirs, désireuse de paraître, et son neveu Arthur Lecoutellier, le plus beau des neveux, le plus léger des hommes politiques, et qui mène de front la candidature multiple au Conseil général, à la main de sa tante et à la fortune de son oncle. Ces deux têtes capricieuses et légères n’ont qu’une idée ferme où elles se rencontrent et se brouillent : la succession de M. Lecoutellier est ouverte. Cette rivalité intéressée, ces manœuvres, cette tactique déployée à l’assaut d’un héritage sont déjà une assez triste chose : et c’est presque le sourire de la pièce, une ombre lumineuse au milieu de touches plus vigoureuses et sombres. Car, à côté d’eux, il y a un honnête officier dupé par les avances irrésolues de la veuve, et là-bas, dans le château vendu d’hier, une petite fille qui se croyait aimée, qui avait espéré l’être, et qui dévore la peine que lui fait cet abandon, dans le secret de son âme, quand elle est seule, entre elle et Dieu. Et c’est le moindre mal qu’elle endure. L’argent lui réserve d’autres déboires et des sacrifices plus pénibles que celui de ses espérances. De la pauvre petite âme si tendre, la vie a fait une raison pratique, et de l’amante, un homme d’affaires. Voyez-vous que la comédie s’assombrit ? Que deux parents par alliance ne restent pas unis d’une indissoluble affection, et que l’intérêt les divise, il n’y a guère là de quoi nous émouvoir jusqu’aux larmes. Mais cela y mène doucement, prenez-y garde. Car, que chez la famille voisine, déjà éprouvée par la mort, où il ne reste plus que le père et la fille, dans l’isolement à deux, qui par la communauté des souvenirs unit plus étroitement les affections ; que dans cette maison, où le père est l’orphelin, l’enfant choyé, caressé, dirigé, tandis que la fille n’est que sollicitude et tendresse, avec une expérience déjà maintes fois déçue, à vingt ans ; que, parmi les attentions du dévouement filial, les effusions de la gratitude paternelle, la discorde éclate tout-à-coup, la voix s’élève, la tempête se déchaîne comme en un tourbillon de folie, et que la malheureuse Francine, quia sacrifié sa fortune, déchiré son âme, coupé derrière soi toute retraite à l’espérance, soit contrainte, pour assurer les derniers jours d’un père implacable dans sa ruineuse manie, à lui manquer de respect, comme si elle manquait de cœur, à étaler devant témoins un amour entêté de l’argent, de cet argent qu’elle méprise, et qui la torture : n’est-ce pas la plus impitoyable peinture des misères morales, dont ce fléau peut empoisonner les jours intimes et la sérénité calme du foyer, où ont accoutumé de s’asseoir, serrés l’un contre l’autre, un vieillard qui adore son enfant et l’enfant qui en soutient et réjouit la vieillesse ? Émile Augier n’a pas reculé devant cette lamentable scène ; elle est poussée, graduée, rythmée, d’un tact sûr, avec une raison inflexible, un sens délicat des saintes douceurs qui font le charme du dévouaient, et des brutales contraintes, dont les optimistes se consolent d’un mot, qui donne bien du repos à leur conscience : « Que voulez-vous ? Les affaires sont les affaires. »

 

FRANCINE.

On vient de déjeuner, et déjà un livre à la main ?... Je vous ai défendu de lire en sortant de table, monsieur !

Elle lui prend doucement le litre des mains et le ferme.

Si vous ne suivez pas mes ordonnances, vous tomberez malade, et je ne vous soignerai pas.

DESRONCERETS.

C’est bien, mademoiselle ; on les suivra.

FRANCINE.

Et puis, tu m’avais promis de faire un peu de toilette.

DESRONCERETS.

J’étais monté pour cela, vrai ! Mais en cherchant mes rasoirs, je suis tombé sur ce diable de livre.

FRANCINE.

Comme te voilà fait ! je te demande un peu si tu as l’air d’un gentilhomme.

DESCONCERETS.

Mais nous n’avons pas de visite à recevoir aujourd’hui ?

FRANCINE.

Si fait, j’attends précisément Madame Guérin et son fils.

DESCONCERETS.

Bah ! le colonel et sa mère sont de braves gens, qui ne font pas attention à ces choses-là.

FRANCINE.

Mais ce n’est pas pour eux, c’est pour moi que je tiens à te voir présentable. Je ne veux pas que Madame Guérin puisse dire : Voilà une petite femme qui n’a pas soin...

DESCONCERETS.

De ses enfants[70].

 

Tout ce début est exquis, à la fois frais et attendri comme le cœur de Francine. Elle tire un peigne de sa poche et arrange les cheveux de son père. Si seulement il avait fait sa barbe, il aurait l’air d’un jouvenceau.

 

FRANCINE.

Je ne devrais plus t’embrasser que quand tu serais  rasé... Et ta cravate ?... Où est ton col de chemise ?

DESRONCERETS.

Dam ! il doit être après ma chemise... ah ! non.

Fouillant dans sa poche.

FRANCINE.

Il est dans ta poche ?

DESRONCERETS.

Qu’est-ce que tu veux ? Il me gênait, je l’ai coupé. Regarde-moi ce carton là ! Et tous les matins tu m’envoies un carcan pareil ! J’aime le linge blanc, c’est ma coquetterie, mais je l’aime mou.

FRANCINE.

Je donnerai des ordres en conséquence[71].

 

Arrive une lettre de Strasbourg pour Monsieur. – La méthode de Statilégie n’a pas réussi. Le système des diphtongues était trop compliqué. Desroncerets a dépensé les cent mille francs que lui a remis Guérin. Il a demandé à un ami d’Alsace la même somme pour tenter une nouvelle expérience. L’ami, qui connaît son homme, refuse. « Réserve-moi, ajoute-t-il, pour une occasion plus sérieuse, et tu me trouveras. » Francine est effrayée ; depuis longtemps elle croyait son père guéri de sa manie. La scène tourne court. D’un tableau gracieux nous passons à une discussion sérieuse.

 

FRANCINE.

Tu m’avais promis de ne plus faire aucune entreprise.

DESCONCERETS.

Engagement nul, car je n’avais pas le droit de le prendre ; non, je n’en avais pas le droit : les idées de chacun sont le patrimoine de tous, les devoirs envers le pays sont supérieurs aux devoirs envers la famille.

FRANCINE.

Mais moi, je n’ai de devoirs qu’envers toi, et mes devoirs, à moi, me commandent de m’opposer à de nouveaux désastres.

DESCONCERETS, avec un peu d’impatience.

Voyons, mon enfant, tu oublies que tu n’as ici d’autorité que ce que je veux bien t’en abandonner ; si je me résous à te demander cet argent, c’est qu’il me le faut absolument. Où as-tu placé mes fonds ?

FRANCINE.

Tu me l’as demandé plusieurs fois, et je ne te l’ai jamais dit ; je ne te le dirai pas encore.

DESRONCERETS, se contenant.

Tu ne me le diras pas ? En vérité, ma fille, tu perds l’esprit... Où en sommes-nous ? Crois-tu me tenir en tutelle ? Ce n’est pas une prière que je t’adresse, c’est un ordre.

FRANCINE.

Pardon, mon père ; en me donnant une procuration générale, tu m’as fait une responsabilité...

DESRONCERETS.

Eh bien, cette responsabilité, je vous la retire ; rendez-moi vos comptes.

Il s’assied.

FRANCINE.

Et si je refuse ?

DESCONCERETS, se relevant avec éclat.

Voilà qui passe les bornes ! Suis-je un dissipateur ou un aliéné... ? J’ai été malheureux, voilà tout... Il n’y a pas un tribunal qui prononçât contre moi l’interdiction dont ma fille ose me frapper.

Il met son chapeau.

FRANCINE.

Où vas-tu ?

DESRONCERETS.

Puisqu’il n’y a plus de père ici, puisqu’il n’y a plus d’enfant, je vais demander à un homme de loi ce qu’il me reste à faire.

FRANCINE, se jetant devant la porte.

Tu veux que je te rende mes comptes ? Tu le veux ?

DESRONCERETS.

Sur-le-champ.

FRANCINE.

Je t’en supplie, ne l’exige pas.

DESRONCERETS.

Alors, mets cent mille francs à ma disposition.

FRANCINE.

Cent mille francs !

DESCONCERETS, remettant son chapeau sur la table de gauche.

Eh bien, ce n’est que le cinquième de ma fortune, après tout.

FRANCINE.

Ah ! j’espérais te laisser toute ta vie dans cette illusion.

DESRONCERETS.

Quelle illusion ?

FRANCINE.

Hélas ! mes comptes ne sont pas longs à rendre : tu n’as plus rien que le parc et la maison[72].

DESCONCERETS, atterré.

C’est impossible !

FRANCINE.

Les débris de ton patrimoine ont à peine suffi à payer tes dettes

DESRONCERETS.

Sur quoi donc vivons-nous depuis trois ans ?

Francine baisse les yeux.

Sur le bien de ta mère ? Sur ta dot ?

Silence.

Ah ! quelle honte ! Je vis aux dépens de ma fille ; et tandis que je l’accuse, c’est elle qui me nourrit ![73]

 

Après cette découverte, ne croyez pas au moins que la scène soit terminée. Émile Augier ne nous tient pas quittes à ce compte. Le besoin d’argent exaspère le vieillard, que le sacrifice muet de sa fille a d’abord attendri. Plus, pour le consoler, elle feint d’admirer son génie et d’y croire, plus l’ardeur de réussir et le désir d’avoir encore cent mille francs à jeter au gouffre deviennent pressants et furieux.

 

DESRONCERETS.

Mais, voyons, combien dépensons-nous par an ?

FRANCINE, souriant.

Est-ce que tu veux faire des économies ?

DESRONCERETS.

De vingt à vingt-cinq mille francs, n’est-ce pas ?

FRANCINE.

À peu près.

DESRONCERETS.

Mais alors nous entamons ton petit capital ?

FRANCINE.

Ne t’inquiète pas ; je l’ai quintuplé par des placements heureux[74].

DESRONCERETS.

Quintuplé !... Nous sommes donc aussi riches que nous l’ayons jamais été ? Ah ! ma fille, quel poids tu m’ôtes de la conscience !

FRANCINE.

Voulez-vous encore me retirer votre procuration, méchant père ?

DESRONCERETS.

Oh ! non ! tu as vraiment le génie des affaires.

FRANCINE.

Ce n’est pas bien difficile, va.

DESRONCERETS.

Mais comment as-tu fait pour quintupler ?

FRANCINE.

C’est mon secret, tu n’y comprendrais rien.

DESRONCERETS.

Tu as raison.

FRANCINE.

À la bonne heure.

Elle l’embrasse.

DESRONCERETS, pensif.

N’est-ce pas étrange que la Providence ait mis dans la tête de ma fille tout ce qui manque dans la mienne ? C’est un signe.

FRANCINE.

Un signe de quoi ?

DESRONCERETS, s’exaltant.

De ses desseins sur moi. – Ô sagesse éternelle ! C’est par la main d’une enfant que vous aplanissez mes voies !

FRANCINE.

Que veux-tu dire ?

DESRONCERETS.

Comme le doigt de Dieu apparaît dans tout ceci ! Comme je me sens fort désormais sous ta protection miraculeuse ! – Francine, tu crois à mon génie n’est-ce pas ? Tu es dévouée à mon œuvre ?

FRANCINE.

À toi... à toi !

DESCONCERETS, se levant.

Mon œuvre et moi, c’est tout un ! Prête-moi cent mille francs.

FRANCINE, terrifiée.

Mais je ne peux pas, je ne peux pas !

DESRONCERETS.

Va, je te les rendrai avec usure !... Je suis sur du succès, cette fois !

FRANCINE.

Mais j’ai quintuplé mon revenu et non mon capital. Si je déplace mes fonds, il ne nous restera rien pour vivre.

DESRONCERETS.

Eh bien, soit ! Nous vivrons de rien ! Qu’importent les privations, quand la gloire est au bout ? Mieux que la gloire, ma fille ! Un immense service à rendre à notre pays ; l’éducation du peuple ! Tu ne réponds pas !... Me laisseras-tu mourir avec le désespoir d’avoir manqué à ma mission, faute d’un peu d’argent ?

FRANCINE.

Et si tu échoues ?

DESRONCERETS.

J’aurai tenté du moins. Quand Palissy jetait ses meubles dans son four et Cellini sa vaisselle dans son moule, étaient-ils sûrs du succès ? Et qu’était-ce que leur œuvre à côté de la mienne ? – Quand Dieu met une idée dans la tête d’un homme, ce n’est pas l’idée qui appartient, c’est l’homme ! Il se doit tout entier, et, si ce n’est pas assez de sa vaisselle et de ses meubles, qu’il se jette lui-même dans la fournaise, lui et les siens !

FRANCINE.

Mais c’est de la démence ! Tu me fais peur !

DESRONCERETS.

Je t’en supplie à genoux, mon enfant ! C’est plus que ma vie que j’implore de toi.

FRANCINE.

Mais tu ne comprends donc pas que si je pouvais le faire, ce serait déjà fait ?

DESRONCERETS.

Tu le peux, mon adorée !

FRANCINE, éperdue.

N’abuse pas de ma tendresse ; ne me force pas à te dire...

DESRONCERETS.

Quoi ?

FRANCINE, maîtrisant son émotion, d’un ton glacé.

Tu m’as ruinée une fois, tu ne me ruineras pas deux.

DESRONCERETS, se relevant.

Cœur de pierre !

Entrent Louis Guérin et Mme Guérin.

FRANCINE, à part.

Lui !

DESRONCERETS.

Entrez, entrez... Venez voir une fille qui aime mieux son argent que son père et son pays[75].

 

Pour ma part, je ne sais rien de plus pathétique et de plus beau que cette fin de scène, où la charité et l’héroïsme sont condamnés à courber la tête, où Francine cache sa figure dans ses mains, reniée par son père, dont elle s’obstine à préserver les vieux jours de l’indigence et de la misère, torturée par l’angoisse du devoir méconnu, par la terreur de laisser échapper son secret, maudite par l’un des deux hommes qu’elle aime, humiliée enfin devant l’autre ! Pauvre fou ! Maudit argent !

Cependant Me Guérin veille et attend avec impatience, comme le Juif Shylock, l’échéance de son billet[76]. Il est temps d’en revenir à lui, et de voir si la famille de l’usurier est moins troublée que celle du philanthrope. Le notaire, qui d’abord avait acheté le château de Valtaneuse pour le revendre avec bénéfice à Madame Lecoutellier, a découvert la passion de son fils pour la jeune femme. Comme il est ambitieux, et que la politique l’attire, il voit d’un bon œil ce projet d’union, qui serait au mieux de ses affaires. Une veuve de sénateur, cela n’est point à dédaigner pour un député de l’avenir. Le mariage du fils ouvrira la carrière au candidat. Dans quelques heures, le château lui appartiendra, on sait comment, et par quelle rouerie de notaire. Il n’est que de le faire figurer dans la dot de Louis, et Madame Lecoutellier, qui a perdu tout espoir d’héritage, n’hésite plus à épouser le château et le colonel. Mais s’il s’est assuré la connivence de la veuve, il n’a pas compté (lui qui s’entend à compter) avec la rivalité d’Arthur et l’honnêteté de son fils. On se rappelle qu’il a très habilement antidaté l’acte de vente à réméré. Il en instruit, pour l’allécher, la bru de son choix, qui en informe, pour le décourager, le prétendant évincé. Mais celui-ci ne se tient pas pour battu. Au plus vite il avertit Desroncerets de ce qui se machine, en présence de Louis Guérin et de sa mère. Le bonhomme en perd la tête ; le colonel est indigné, et sa douce mère, dont Me Guérin dès longtemps façonna l’humeur, a l’audace enfin de s’étonner. Desroncerets a vingt-quatre heures devant lui. Qu’il parte à Strasbourg ! Son ami, en un cas si grave, le tirera d’affaire. Et il est prêta partir, quand Me Guérin, en homme avisé, vient le trouver, sous couleur de l’avertira son tour, flatte sa manie, lui fait perdre temps, écoute confidences et révélations sur la nouvelle Statilégie, accueille sans s’engager une autre demande d’argent, et le quitte en toute amitié, quand l’heure du train a sonné.

 

Comme il voulait m’entortiller ! dit-il au moment même où il vient de le ruiner. Ah ! les hommes ! Tous les mêmes !... Poussez votre cheval, mon bon ami, il est distancé par votre dada ![77]

 

Et Me Guérin se retire, la tête haute, le cœur dispos, possesseur assuré du château de Valtaneuse, demain beau-père d’une femme du monde, après-demain homme politique et député de son arrondissement.

Il peut rentrer chez lui, au sein de sa famille, que va bouleverser aussi, et de fond en comble, la lutte de l’argent et de l’honneur.

Et d’abord, il va comparaître devant le tribunal de son fils et de sa femme, et subir un interrogatoire dont il se tirera par des subtilités et des « distinguo », qui ne satisfont que la loi.

 

GUÉRIN, à sa femme.

Il ne comprend pas qu’il y a là deux affaires très distinctes, l’une entre Desroncerets et Brénu, qui est usuraire ; l’autre entre Brénu et moi, qui ne l’est pas.

LOUIS.

Combien avez-vous donc prêté à Brénu ?

GUÉRIN.

Cent cinquante mille francs, la valeur du château... Veux-tu voir son billet ? Il est là.

LOUIS.

Et vous prêtez cent cinquante mille francs sur un gage, qu’on peut racheter cent mille à votre débiteur ?... Je ne reconnais pas votre prudence.

GUÉRIN.

Comme s’il n’était pas notoire que Desroncerets est insolvable ?

LOUIS.

Lui, mais sa fille ?

GUÉRIN.

Sa fille comme lui.

LOUIS.

Qu’en savez-vous ?

GUÉRIN.

Je suis conseil de la Compagnie d’assurances où elle a placé son bien à fonds perdu.

LOUIS.

Sur la tête de son père.

GUÉRIN.

Tu le sais aussi ?... Tu vois donc bien que mon gage ne saurait m’échapper. – Assez d’interrogatoire comme cela. Tu n’as plus de doutes ? Non. Eh bien, tuons le veau gras ![78]

 

Me Guérin, pour une fois, est précipité dans son jugement. Louis a conservé des doutes, et, prenant sa mère par la main, il s’avance vers son père et le supplie de restituer Valtaneuse à M. Desroncerets.

 

« Ne vous faites pas plus longtemps illusion à vous-même, lui dit-il ; un homme de paille est un homme de paille, qu’on le tienne par une contre-lettre, ou un billet fictif. » – « Avec cette petite différence, mon bon ami, répond Guérin avec colère, qu’on est dans son tort derrière l’une, et dans son droit derrière l’autre. »

 « Mais ne sentez-vous pas qu’au fond c’est la même chose ? » – « Le fond... oh ! oh ! le fond ! apprends pour ta gouverne que le seul moyen d’avoir une règle fixe dans ce monde, c’est de s’attacher à la forme, car les hommes ne sont d’accord que là-dessus.[79] »

 

Et Guérin arpente la scène furieux, et il sent bien qu’il y a là deux hommes, qui ne sont d’accord ni sur le fond ni sur la forme. Le duel est engagé sur le terrain véritable, celui de l’honneur, qui n’est pas du tout la probité, quoi qu’en dise Poirier, et quoi qu’en pense le notaire. On peut être plus loyaliste que la loi, et n’être pas loyal. C’est ce que Guérin ne comprend plus. Et cela, en effet, est un sentiment très simple, assez primitif en somme, qui n’est devenu délicat et raffiné que depuis que les Turcarets ont pullulé en ce monde. « De quelle morale parles-tu, dit un personnage[80] de M. Sardou ? Il y a la morale des affaires, qui n’a rien à voir avec la morale sociale... » M. Benoîton se trompe, comme Maître Guérin : car au-dessus de toutes les morales spéciales, il y a la morale. C’est en son nom que le colonel refuse enfin les avances de Madame Lecoutellier, renverse les projets de son père, déjoue ces calculs légaux et répugnants, et sauve l’honneur en faisant des billets à Brénu et en demandant la main de Francine. Alors la tempête éclate dans la maison du notaire usurier. Lui-même, dans sa colère, en oublie la forme, injurie Desroncerets, Francine, et son innocente femme, qui relève enfin la tête sous l’outrage. Et puis, Louis rentre en grande tenue, la croix de commandeur au cou, et sur la poitrine portant les médailles de Crimée, d’Italie et du Mexique. Émile Augier n’a rien omis pour rendre cette scène plus pathétique, et mettre, par des signes évidents, l’argent aux prises avec le mérite personnel. L’officier paraît juste au moment où Guérin menace son épouse enfin révoltée de lui faire réintégrer le domicile conjugal entre deux gendarmes.

 

LOUIS, allant vivement à sa mère et lui prenant la main.

C’est à ma mère que vous parlez ?

GUÉRIN.

Mêlez-vous...

Il tourne la tête aperçoit son fils et grommelle entre ses dents.

S’il croit m’imposer...

LOUIS, à sa mère.

Je ne veux pas que tu sois martyrisée plus longtemps : je t’emmène.

À son père.

j’ai tout entendu de ma chambre... Rendez grâces au ciel que je n’aie pas été instruit plus tôt.

GUÉRIN.

Mais, colonel, il me semble que vous le prenez de bien haut.

LOUIS.

C’est que vous n’êtes pas habitué à me voir debout. Viens, maman.

Il emmène sa mère et se retournant sur la porte.

Invoquez la loi, si vous l’osez.[81]

 

Voilà donc où aboutit cette grande soif de la richesse : à la désorganisation d’une famille, dont la mère est une bonne âme, le père un homme actif et intelligent, trop intelligent, le fils un homme de valeur et de caractère, une famille où tout semblait prospérer, où le bonheur se fût installé comme chez lui, s’il eût pu y vivre dans la compagnie de l’honneur. « Échinez-vous donc, conclut Me Guérin, à édifier une fortune ! » Si au lieu de s’y échiner, pour employer son langage, il s’y fût simplement exercé, il eût terminé sa vie, non dans un château, mais dans sa petite étude, peut-être comme il en avait rêvé la fin, député, sénateur, que sais-je ? ou plus tranquille encore, entre sa femme et ses petits enfants, avec, au-dessus de sa tête, le portrait de son fils en uniforme de général, et dans le cœur la satisfaction, que d’aucuns trouvent médiocre aujourd’hui, du devoir accompli et de l’aisance avouable. Au lieu de cela, il reste seul à son foyer déserté, avec sa fortune et sa servante, qui n’honoreront sa vieillesse ni l’une ni l’autre, avec le château de Valtaneuse, qu’il n’habitera jamais, par crainte des revenants, et, à sa table, pour charmer sa solitude, le compagnon Brénu, le père de Françoise, l’homme de paille. – Ah ! Me Guérin !

Mettez maintenant cette convoitise au cœur, non plus d’un usurier campagnard, mais d’un forban parisien, qui remplace l’avidité cauteleuse et l’ambition finassière par la cupidité effrontée, et décidée à tout pour parvenir ; et vous aurez une idée du fléau que la fortune, amassée en de certaines mains, peut déchaîner dans le conflit des intérêts et des mœurs modernes. Ce n’est plus seulement un ferment qui désorganise la famille, mais un cancer qui ronge la société. Il faut reconnaître qu’à cet égard l’inspiration des Effrontés est plus élevée, et qu’il y avait aussi quelque courage à les écrire. La bande noire, qui se sentait atteinte, a conspiré aussitôt pour en faire une pièce politique : c’était, à bon marché, réunir contre elle des partisans ou des complices. Nous avons montré ailleurs et autrement, combien Émile Augier avait raison de soutenir que les Effrontés sont, comme le Fils de Giboyer, une comédie sociale. Il avait élargi le champ de son observation, sans plus, il était sorti du cercle de la famille, et, poussant les conséquences aux limites extrêmes, montré qu’avec l’honorabilité du foyer, c’est la sécurité de l’état qui est en jeu, la société qui se trouve menacée dans ses plus légitimes exigences, qui sont l’honneur de chacun et le respect des autres.

Nous aurons plus loin l’occasion d’étudier le caractère de Vernouillet. C’est un Figaro, moins sentimental, et débarrassé de quelques préjugés, tels que l’amour, et l’amour-propre. Qu’il nous suffise de noter ici qu’il est le type le plus perverti de nos mœurs financières et le plus redoutable des hommes d’argent résolus à dominer. Le voltigeur de Louis XIV, le vieux marquis paradoxal a un peu raison ; c’est déjà trop. Depuis la Révolution, il n’y a plus de castes en France hormis celle de la richesse, qui n’arrive pas toujours à serrer ses rangs et exclure les coquins. C’est un monde positif, une noblesse à l’esprit pratique et calculateur, qui ferme volontiers les yeux sur le passé, et n’est sévère qu’au passif. Il se soucie des résultats beaucoup plus que des origines. Il accueille l’argent pour l’argent. Le moyen qu’un homme riche puisse avoir tort ?

 

De mon temps, dit le marquis d’Auberive, l’argent n’était qu’un demi-dieu. Ce qui m’amuse dans votre admirable Révolution, c’est qu’elle ne s’est pas aperçue qu’en abattant la noblesse elle abattait la seule chose qui pût primer la richesse. Quatre-vingt-neuf s’est fait au profit de nos intendants et de leurs petits ; vous avez remplacé aristocratie par ploutocratie ; quant à démocratie, ce sera un mot vide de sens, tant que vous n’aurez pas établi, comme ce brave Lycurgue, une monnaie d’airain, trop lourde pour qu’on puisse jouer avec[82].

 

La conclusion dépasse un peu l’exorde. Ce qu’il faudrait rétablir, ce n’est pas tant une monnaie plus malaisément maniable que les valeurs de Bourse, mais un courage d’opinion, un syndicat des honnêtes gens, une caste de l’honneur qui fût assez vaillante pour rejeter les fripons enrichis, qu’ils soient humbles ou ambitieux, et faire face aux pirates et aux écumeurs, effrontés ou insinuants, tout de même que dans les cercles fermés l’affichage exclut et stigmatise les joueurs disqualifiés.

Mais il y a mille raisons, pour qu’un Vernouillet force la consigne et dérobe, ne fût-ce qu’un temps, la considération. La première est que l’aplomb vient avec la fortune, et qu’ayant l’un, Vernouillet passe pour avoir l’autre. On parle bien, pendant quelques jours, d’un arrêt fâcheux, dont les considérants équivalent à une condamnation. Mais il n’est, comme le dit encore le vieux théoricien de la pièce, que de se faire un front qui ne rougisse pas.

 

L’effronterie, voyez-vous, il n’y a que cela dans une société qui repose tout entière sur deux conventions tacites : primo, accepter les gens pour ce qu’ils paraissent ; secundo, ne pas voir à travers les vitres tant qu’elles ne sont pas cassées[83].

 

Pour le monde, celles de Vernouillet ne sont que fêlées. Cela se répare avec un peu d’esprit. Et il en a, du meilleur, je veux dire de celui qui consiste à mater l’opinion en l’achetant d’abord, et pour essayer, en la vendant plus tard, au numéro ou à l’abonnement, en chroniques ou en feuilletons. Oui, du même coup Émile Augier mettait le doigt sur une des plaies terribles de notre époque. Si la presse, aux mains des honnêtes gens, est une sorte d’enseignement public et quotidien on ne songe pas sans effroi à ce qu’elle peut être dans les griffes des fripons. Vernouillet lui-même, une fois possesseur de son journal, s’effraie de sa puissance, sur l’honneur ! Et comme la crainte est le commencement de la sagesse, ceux qu’il ne tient ni par de menus services ni par les négociations et les affaires, il les réduit à l’estime par l’effroi. Charrier, un honnête homme, dont la conscience est un peu engourdie, a eu aussi jadis son procès. Il donnera la main, qu’il refusait d’abord. L’étreinte a eu lieu devant témoins : pourquoi serait-on plus fier que Charrier, surtout si le journal s’offre aimablement à servir une ambition, une amitié, ou un caprice. M. d’Isigny, et Henri Charrier lui-même donneront la main à Vernouillet, et aussi le bras. Alors l’homme taré triomphe : il n’a même plus besoin de l’effronterie, qui était une arme de combat ; il lui suffit d’un peu de réserve, de quelque désintéressement calculé, pour être accueilli dans les familles et dîner à la table du ministre. Le voilà installé dans l’État, où il est une force, et bientôt assis au foyer, où il est déjà un parti. Dans cette comédie, ce que j’admire le plus, c’est cette double peinture des mœurs de la famille et de l’État, qui se développe parallèlement, sans effort. C’est encore Ceinture Dorée et Maître Guérin, et c’est aussi autre chose ; car les coups frappent plus haut et atteignent les mœurs sociales en même temps que les mœurs domestiques. De concessions en capitulations, de ménagements en absolutions, le monde en vient à redouter et à saluer en ce fripon un homme puissant et un fiancé possible. Les hommes, qui ont au fond de leur conscience des souvenirs fâcheux qui sommeillent ou des ambitions démesurées qui brûlent d’éclater, les hommes, dis-je, ont bientôt cédé. Vernouillet n’a plus à vaincre que les femmes : et c’est d’elles en effet, plus étrangères au condit des intérêts, que lui vient le coup fatal. Je me suis longtemps demandé par quelle raison Émile Augier avait choisi, pour venger la société, la marquise d’Auberive, qui vit dans une posture regrettable, séparée de son mari et unie au journaliste Sergine par une liaison discrète que le monde tolère. C’est que cette situation équivoque d’une mondaine, orgueilleuse et honnête, donne barres à Vernouillet sur les femmes. La marquise est reçue partout, et presque digne de l’être. Tout dans sa conduite fait voir que si elle avait rencontré Sergine plus tôt, elle l’aurait épousé. Mais la faute reste une faute, encore qu’elle soit entourée de respect ou de complaisance : et ce sont les erreurs des marquises qui ouvrent les portes des salons aux Vernouillet. Il ne s’y trompe point ; et cherche d’abord à gagner celle-là. Pour épouser la fille de Charrier, l’appui de cette marraine noble et honorée serait d’un grand poids. Et il ferait beau voir que la belle marraine ne capitulât point comme les autres, puisque comme eux elle a un secret public à ménager. Seulement Vernouillet s’est trompé. Car l’honneur de la race, même entamé par une situation irrégulière, est fait de courage et de droiture, et triomphe de l’effronterie. C’est Vernouillet qui est compromis par la chronique du Chien compromettant. La marquise le démasque, et le vieux voltigeur, le mari, après s’être amusé de lui, l’exécute, Charrier remboursera ses actionnaires autrefois lésés, la marquise rentrera chez son paternel époux. Mais il était grand temps que le courage revînt aux honnêtes gens, car je vois derrière tous ces personnages une petite fille qui allait être sacrifiée en holocauste à la fortune, et bien au-dessus d’eux un ministre dupé, le public exploité, et la société tout entière dominée par cet effronté fripon.

Plusieurs, imprudents ou intéressés, vont répétant que cette comédie d’Émile Augier a vieilli. Plût au ciel ! Elle est si jeune encore, à quelques tirades près, qu’elle est d’hier, et peut-être de demain. C’est le marquis d’Auberive qui a vieilli, avec ses poussées de rancune raisonneuse et ses élans de fier dévouement, qui accusent, à tout prendre, une belle et respectable naïveté. J’ai même peur qu’il n’en soit mort. Sergine aussi n’est plus jeune. Les pessimistes affirment qu’il n’écrit plus guère, parce que le Courrier de Paris ne reçoit ses articles que rarement, et à correction. Mais, encore une fois, ce sont les mauvaises langues qui disent cela. La vérité est qu’il n’a plus le genre de talent qui convient pour faire le grand reportage, la Chronique financière, et la Gazette des Tribunaux. À son âge, on n’est plus si gourmand, comme dirait Émile Augier.

Telle est la place qu’occupe la question d’argent dans son théâtre, et dans la peinture qu’il a faite des mœurs de son temps. Là son observation a été vigoureuse, et son talent a eu de la force. On peut dire qu’il y a mis une rude et opiniâtre honnêteté. Car il n’a pas goûté un plaisir amer à pousser la satire. Il n’y a là-dessous ni envie ni rancune. Quand il a rencontré l’occasion de montrer quels services peut rendre à la société la fortune charitable et irréprochable, il n’y a point manqué. Dans Lions et Renards, c’est une jeune fille enthousiaste des grandes œuvres qui met sa bourse à la disposition d’un explorateur ; et ici même, dans les Effrontés, c’est le vieux Marquis d’Auberive qui apporte à sa femme, quoique séparé d’elle, les cent raille francs, dont l’a dépouillée Vernouillet, et qui comble, sans phrases, les brèches ouvertes par l’agioteur. Seulement, ce sont les gens de vieille richesse qui, dans ce théâtre, font le bien par l’argent. Combien de mal les autres ont fait à nos mœurs et à nos esprits, il nous reste à l’étudier.

 

 

VII - La contagion

 

Le gendre de M. Poirier – La Contagion – Jean de Thommeray – Le Fils de Giboyer

 

« Doucement, maître Roblot ! s’écrie Jean de Thommeray. Le magicien ce n’est pas vous, c’est Paris ! C’est la fournaise où tout flambe à la fois, le cerveau, le cœur et les sens, où les préjugés fondent comme cire, où l’esprit pétille, où l’argent ruisselle, où le plaisir déborde[84] ! » Ainsi parle un jeune homme de vingt-cinq ans, débarqué à Paris depuis six mois, en proie à cet enchantement vertigineux, à cette ivresse capiteuse des plaisirs goûtés sans mesure et de l’argent conquis sans effort, dans la fièvre de la spéculation et du jeu. Et c’est tout justement la Contagion. Nulle part Émile Augier n’a exprimé avec plus de verve cette crise, qui ravage la raison, dessèche le cœur, et déracine en nous ce qu’il y a de plus résistant et de meilleur, c’est à savoir quelques sentiments très primitifs qui nous font hommes, et que les âmes simples appellent des croyances, tandis que les esprits très forts les nomment des préjugés.

L’argent n’a pas de préjugé, ni d’odeur ; et il est réfractaire au sentiment. Sentir vivement et s’enrichir vite sont deux : l’un fait tort à l’autre. Le jeu du cœur est un jeu à la baisse, qui se liquide toujours à perte. Turcaret, de son temps, avait compris tout cela, et que l’indifférence est une arme puissante aux mains d’un beau joueur, et que, pour gagner à coup sûr, il n’est que d’arrêter les battements du cœur, d’être sourd aux lamentations de la misère larmoyante, et de se débarrasser, comme disait déjà Tartufe, de la « criaillerie ». M. Turcaret, s’il avait eu plus de distinction et d’assurance dans sa démarche, devançait son siècle de cent cinquante ans. Mais il avait été commis, et cela se voyait trop. Et puis, il était féru de la gentilhommerie, et avait pour elle du respect ; il n’était pas encore de plain-pied avec elle, c’est sa faiblesse. Aujourd’hui il usurpe un titre à petit bruit ; et s’il n’est pas bon gentilhomme, il est un parfait gentleman. Cette légère précaution lui évite mille déboires. Est-il en galanterie avec la baronne[85], il conduit cette opération aussi froidement que les autres ; et lorsque vous le verrez soutenir l’équipage de sa noble maîtresse, veuillez croire qu’il y trouve son compte, qu’elle fait partie de son train et que cet accessoire de son luxe est une garantie de son crédit. À ces fortunes bâties en l’air, et qui n’ont point d’assises, une façade au moins est nécessaire, qui est l’élégance et le genre.

C’est par là que la contagion a d’abord prise sur les âmes naïves. Ce luxe, cette distinction, cette vie dorée et d’un goût parfait ne sont-ils pas d’une séduction troublante. Et qui se défendrait au fond de soi-même, de n’en avoir été un instant ébloui ? On est timide en présence de la splendeur. C’est le premier sentiment, qui ne cède qu’à la réflexion, et après que de cette richesse on cherche l’origine ou l’on contrôle la solidité.

 

ANDRÉ, examinant le salon d’Estrigaud.

Il est certain qu’un gaillard logé comme çà n’a pas lieu d’être timide ; c’est un autre homme que le pauvre diable qui loge en garni.

LUCIEN.

Parbleu ! Les philosophes ont beau dire, l’écaillé fait partie du poisson.

ANDRÉ.

On ne peut pas se défendre d’un certain respect pour le propriétaire de tant de belles choses.

LUCIEN.

Et c’est juste : la richesse est une puissance dont le luxe est la présence visible.

ANDRÉ.

Je n’avais pas idée d’un luxe pareil.

LUCIEN.

Et ce que tu vois n’est rien. En fait de luxe, le plus raffiné et le plus cher est celui qui ne saute pas aux yeux.[86]

 

Mais ce luxe n’est que l’enseigne qui attire les badauds, c’est-à-dire les honnêtes gens. Les financiers de la vieille école comme Roussel, Charrier et d’autres n’en font pas étalage, parce qu’ils vivent sur la routine, et aussi parce que leur situation est solide et reconnue. Oubliez le procès, qui fut le point de départ de leur fortune, et ils ont l’air de braves gens, que les affaires n’ont pas trop gâtés. C’est la finance assise. Mais celle qui est debout, qui s’escrime aux convoitises, aux désirs, aux angoisses du jeu, à la fièvre de la cote, celle-là a tout changé, pour aller plus vite. Elle s’arme d’élégance et d’aplomb, et, comme elle a modifié les mœurs, elle a aussi renouvelé son style ; car elle a un style, qui n’est ni fleuri, ni sublime, ni surtout tempéré, mais qui est bien moderne. C’est le luxe de sa conversation. Et ce luxe, comme l’autre, couvre la marchandise. C’est proprement la création d’une langue spéciale, qui excelle à déguiser toutes les misères morales, toutes les capitulations de conscience, toutes les élégantes infamies de la richesse improvisée sous les dehors brillants d’un scepticisme utilitaire, ironique et froid, quelque chose comme la philosophie gouailleuse de ces joueurs, qui chaque jour mettant au hasard l’honneur et le reste, ont trouvé plus ingénieux et commode de le bafouer que de le sauver. Cette nouvelle contagion s’appelle la blague.

« Blague, dit Lucien de Chellebois, qui en est un peu entiché, est un mot français. S’il n’est pas encore au Dictionnaire de l’Académie, il y sera, parce qu’il n’a pas d’équivalent dans la langue. Il exprime un genre de plaisanterie toute moderne, en réaction contre les banalités emphatiques, dont nous ont saturés nos devanciers[87]. » Vous entendez à merveille que ces banalités emphatiques sont, à n’en pas douter, ces vieux mots de devoir et d’honneur trop longtemps ressassés, et certaines maximes d’une morale attardée, comme : Croissez et multipliez. – Travaillez, prenez de la peine. – Il ne faut pas juger des gens sur l’apparence. – Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux. – Mourir pour la patrie est un si digne sort, qu’on briguerait en foule une si belle mort. » Et il faut avouer que tout cela est vieilli, et mérite qu’on s’en moque pour s’en affranchir. D’où, la blague.

La blague est une manière de pyrrhonisme indifférent et détaché, à la portée d’un chacun. Elle représente le triomphe de l’esprit sur la conscience. Elle a sur la langue des moralistes l’avantage d’être plus rapide et plus séduisante. Elle ne possède que deux maximes qui se complètent réciproquement. La première est qu’il ne faut rien prendre au tragique ; et la seconde qu’il n’y a de sérieux que l’argent. Vous voyez que ce scepticisme a le mérite d’être simple, d’avoir un objet précis, et de comporter des applications universelles. Soumise, comme le reste, aux variations de la mode, la blague tantôt s’exaspère jusqu’au pessimisme, et tantôt se répand en une gaité impitoyable. Mais le fond est le même. C’est le doute provisoire, complaisant, point du tout méticuleux, et qui fléchit au monde sans la moindre obstination. Elle consiste, pour en prendre la manière en la définissant, à exalter Sardanapale, le grand incompris, à célébrer, en joyeuse compagnie, les joies de la famille et les douceurs du foyer, à dire d’un honnête homme qu’il est un homme de Plutarque, ou qu’il a la vertu des vieux âges, et de Brutus qu’il a une âme antique avec la candeur du monde naissant. Elle est comme le maquillage des consciences défraîchies ou surmenées : par excellence, article de Paris.

Or, la blague est le charme le plus puissant et immédiat de la Contagion, avec ses airs d’élégance et de hauteur. Émile Augier l’a rencontrée sur son chemin dès le début de sa carrière, et depuis, il n’a cessé de la combattre par le ridicule. Déjà, dans le Gendre de M. Poirier, le gentilhomme viveur qui a trafiqué de son titre pour réparer ses brèches, lorsqu’il se retrouve en présence d’un ancien compagnon de fêtes, aujourd’hui duc et brigadier, se prend à blaguer le galon de laine et le chauvinisme[88]. D’un crayon rapide, l’auteur avait, dès cette époque, esquissé ce trait de nos mœurs qu’il devait développer plus tard avec acharnement.

Les jeunes gens, victimes désignées de cette séduisante duperie, n’ont pas pour la plupart ce scepticisme assez avant imprimé au cœur, pour qu’à l’occasion ils ne le puissent secouer. Ils renoncent à ces trésors d’esprit, quand ils rompent en visière à la compagnie des fripons qui les exploitent. Alors, comme le Duc, ils reprennent pied en eux-mêmes. D’autres, comme Gaston, mettent le temps à s’en débrouiller, enfoncés qu’ils y étaient comme en un bain de boue très aristocratique ; pour d’autres, enfin, il est trop tard : ils se sont jetés à l’eau, la blague à fleur des lèvres, et ils s’y noient, en compagnie de leurs guides, à moins d’un miracle, comme on en voit au théâtre.

 

JEAN.

Mon cher, la patrie est un grand mot, que je croyais comprendre autrefois et que je ne comprends absolument plus. Le patriotisme me paraît la plus haute facétie qu’aient inventée les hommes. C’est le total d’un tas de billevesées, dont j’ai appris le néant à votre école, mes bons amis.

CHATEAUVIEUX.

As-tu donc pris au sérieux le scepticisme que nous avions sur les lèvres ?

JEAN.

Sur les lèvres ? Vous croyez donc à la famille, vous autres ? à l’amour ? au désintéressement ? au sacrifice ?

CHATEAUVIEUX.

Oui, nous y croyons, et la preuve c’est que nous croyons à la patrie, et nous nous dévouons pour elle. Depuis nos désastres, as-tu entendu d’un seul de nous une raillerie contre les grandes vertus ?

JEAN.

Si votre scepticisme n’était que sur vos lèvres, il fallait m’avertir. Il est trop tard maintenant, c’est fait. N’en parlons plus[89] !

 

Parlons-en, au contraire, puisque aussi bien Émile Augier s’y est repris à deux fois pour peindre les funestes effets de ce scepticisme adroitement utilisé par les hommes d’argent, les d’Estrigaud et les Roblot, puisqu’il a écrit deux comédies en cinq actes sur le même sujet, comme si le premier coup n’avait pas suffisamment porté, et puisqu’au lendemain d’une année inoubliable, il n’a pas craint d’en attribuer les désastres à ce fléau de nos croyances et de nos mœurs, et de faire, si j’ose dire, la preuve de la Contagion par Jean de Thommeray. Parlons-en donc, au risque d’être taxé de naïveté nous-mêmes, pour en étudier dans la première pièce les progrès, dans la seconde les effets.

Tenancier est un brave homme, qui a gagné beaucoup d’argent, et qui y a mis assez de temps pour demeurer honnête. Il est de la vieille école, tandis que son fils, qui vit en gentilhomme, avec des coulissiers, est de la jeune. C’est ce père démodé qui définit au début la Contagion, avec une pointe de déclamation que je lui pardonne et qui est de son âge, depuis que les jeunes gens blaguent et ne déclament plus.

 

Les grands mots représentent les grands sentiments, et du dégoût des uns on glisse facilement au dégoût des autres. Ce que vous bafouez le plus volontiers, après la vertu, c’est l’enthousiasme, ou simplement une conviction quelconque... Non que vous fassiez profession de scepticisme, Dieu vous en garde ! Vous n’allez pas plus haut que l’indifférence, et tout ce qui vous dépasse vous semble un pédantisme. Ce détestable esprit a plus de part qu’on ne croit dans l’abaissement du niveau moral à notre époque. La dérision de tout ce qui élève l’âme, la blague, puisque c’est son nom, n’est une école à former ni honnêtes gens, ni bons citoyens[90]. »

 

Tenancier la définit ; d’Estrigaud, l’homme fort, l’homme trempé, l’homme moderne la répand. Il a mis la main sur Lucien ; il ne serait pas éloigné de s’établir chez la sœur, une jeune femme reliée veuve, avec des enfants, une fortune et un litre, qui vit avec son frère en camarade, partant accessible à la Contagion. Il a endoctriné l’un, pour séduire l’autre. Il a ménagé sourdement ses intérêts et ses plaisirs en minant et modernisant la conscience de son jeune ami. Il l’a pétri de ses mains, initié à son scepticisme, orné de ses maximes, et il le croit assez fort et de taille à protéger une cour discrète faite à la sœur pour l’autre motif. Le maître avait trop présumé de l’élève, qui ne demande qu’à progresser, mais sans avoir pu secouer encore tous les préjugés et les scrupules classiques, qui sont une tare bourgeoise et tenace. Enfin Lucien regimbe, quand Annette est en question. S’il s’agissait de la sœur d’un autre, il serait suffisamment stylé déjà pour en « rire un peu » ; mais il s’agit de la sienne, que diable ! Et c’est une scène curieuse que celle qui met en présence le maître et l’élève, et nous montre les menées ingénieuses de la Contagion.

 

LUCIEN.

Le mariage est-il absolument exclu de ton programme, oui ou non ?

D’ESTRIGAUD.

Absolument, non...

LUCIEN.

Eh bien, si tu admets la possibilité de te marier, voilà le moment. Tu peux encore choisir, dans quelques années tu ne le pourras plus. J’ai un parti pour toi, une veuve de vingt-cinq à trente ans, fort riche, très belle, avec un nom aristocratique.

D’ESTRIGAUD.

Taratata ! Tu ne m’as pas laissé développer ma pensée.

Il se lève.

Le mariage est pour moi la manœuvre désespérée de la frégate qui s’échoue à la côte, plutôt que d’amener son pavillon. C’est l’expédient suprême auquel je ne recourrai qu’à la dernière extrémité ; et, si je m’y prends en effet trop tard, il me restera toujours la ressource héroïque du capitaine : je me ferai sauter.

LUCIEN.

C’est ton dernier mot ?

D’ESTRIGAUD.

Le premier et le dernier.

LUCIEN.

Alors, mon cher Raoul, je te prie amicalement de modérer tes assiduités auprès de ma sœur.

D’ESTRIGAUD.

Comment ! C’est d’elle qu’il s’agissait ? Tu voulais être mon frère, petit Caïn ?

LUCIEN.

Ce m’eût été une grande joie, je l’avoue ; mais, ne pouvant être ton frère, je tiens à rester ton ami ; et c’est pourquoi je te prie...

D’ESTRIGAUD.

Bien, bien ! C’est convenu. Je ne croyais pas mes assiduités excessives ; si tu en juges autrement, il suffit.

LUCIEN.

Tu ne m’en veux pas, j’espère ?

D’ESTRIGAUD.

Au contraire, je serais désolé de compromettre une femme quelconque, à plus forte raison la sœur. Mais, dis-moi, est-ce qu’elle n’est plus résolue à rester veuve ?

LUCIEN.

Si bien, mais nous l’aurions fait changer d’avis à nous deux.

D’ESTRIGAUD.

Je n’ai pas la fatuité de le croire... Elle a de trop bonnes raisons de ne pas se remarier ! Je m’étonne même que tu l’y pousses. Je comprendrais plutôt qu’au besoin tu l’en détournasses dans l’intérêt de ses enfants comme dans le sien propre.

LUCIEN.

Note bien que je ne tiens pas autrement à la voir se rengager. Je dirai même que je ferais une guerre acharnée à tout autre prétendant, qui ne serait pas loi.

D’ESTRIGAUD.

Merci, mon cher, mais permets à un homme absolument désintéressé de la question de te faire une petite observation.

LUCIEN.

Va !

D’ESTRIGAUD.

Moi, si j’avais une sœur dans la position de la tienne, et si, en qualité d’homme pratique, je lui interdisais un second mariage, je ne me croirais pas le droit de venir ensuite, en qualité d’homme vertueux, gêner la liberté de ses mouvements.

LUCIEN.

Qu’entends-tu par ces paroles ?

D’ESTRIGAUD.

Le monde vit de sous-entendus, mon cher. Il y a une foule de circonstances dans lesquelles un homme de bon ton doit fermer les yeux, tant qu’on ne l’oblige pas à les ouvrir.

...

LUCIEN.

Sais-tu que tu es horriblement immoral ?

D’ESTRIGAUD.

Pas plus que toi ; seulement je suis logique. Suppose, par impossible, que ta sœur, qui est jeune, qui est libre, se laisse aller à un entrainement bien naturel, en somme, que ferais-tu ?

LUCIEN.

Ce que je ferais ? Je l’obligerais à épouser son amant.

D’ESTRIGAUD.

Et, si elle refusait de ruiner ses enfants ?

LUCIEN.

Je me brouillerais avec elle, donc ! Et je souffletterais le monsieur.

D’ESTRIGAUD.

Ce serait la conduite d’un pédant, et non d’un gentleman.

LUCIEN.

Pédant, tant que tu voudras On voit bien que tu n’as pas de sœur[91].

 

Oui, il paraît que d’Estrigaud est immoral, l’homme qui est « plus grand que nature », le maître de toutes les élégances, l’éducateur incomparable, l’ami rare, « la lame d’acier dans un fourreau de velours. » Il l’est, et Lucien s’en aperçoit, et n’allez pas croire qu’il lui en tienne rigueur, au moins. Des leçons, que vous venez d’entendre, il recueille la fleur, les préceptes et les paradoxes brillants et avantageux, qui n’atteignent que les sœurs d’autrui. Vous rappelez-vous comment le Bourgeois Gentilhomme, à peine sorti des mains du maître d’armes et du maître de philosophie, est tout fier et vain de se sentir supérieur à l’humanité ? Souvenez-vous comment il redit à sa femme et à sa servante les leçons qu’il vient d’entendre, et prend un petit air dédaigneux, qui est délicieux à voir ? il rougit presque de vivre ainsi entouré de sottes gens[92]. Lucien, comme M. Jourdain, succombe à la vanité, seulement, il retient mieux les leçons de d’Estrigaud, et les répète sans s’y embrouiller. En disciple dévoué il avait pris sur le sien pour annoncer au maître une mésaventure fâcheuse. – « Navarette te trompe. – Est-il possible ? – Avec ce petit drôle de Cantenac. – En es-tu bien sûr ? – Si tu veux des preuves... – Merci,  mon cher enfant. Ou je le sais, ou je l’ignore. Si je l’ignore, tu troubles inutilement ma douce quiétude ; mais si je le sais... regarde-toi dans la glace. » – Ainsi répond d’Estrigaud, l’homme unique, d’un ton paternel et tendre, éludant avec autorité une question, qui, au fond, tout au fond, si l’on y regardait avec soin, intéresse sinon son honneur, au moins son honorabilité. Décidément, c’est un homme fort. Mais Lucien aussi le deviendra. Voyez plutôt comme il s’y applique. Un ami d’enfance s’est aperçu que d’Estrigaud fait le possible pour compromettre la jeune veuve. « Cela saute aux yeux les moins clairvoyants, dit-il au frère. Tant que j’ai cru que c’était pour le bon motif, je ne t’ai rien dit, et pourtant il y aurait eu peut-être beaucoup à dire. Mais du moins ne faut-il pas que ton amitié pour ce faux ami t’aveugle ici plus longtemps. » Et Lucien de sourire imperceptiblement, de dresser la tête, d’allonger le bras, d’ouvrir les doigts, comme d’Estrigaud. – « Mon bon, ou je le sais, ou je l’ignore. Si je l’ignore... – Je te l’apprends. – Oui, mais si le sais... regarde-toi dans la glace. – Si tu le sais, c’est toi que je regarde, et entre les deux yeux... Allons ! voilà encore que je donne dans le panneau ! Je me couvre de ridicule comme toujours... mais franchement, pouvais-je m’attendre à une charge, quand il s’agit de ta sœur ? » – Ainsi profitent les pires enseignements. Un geste, un mot à effet, quelque chose de crâne dans le tour de phrase ou l’attitude, le moyen de résister à cela ! L’amour-propre s’y intéresse, et chacun sait que l’amour-propre est le plus sûr agent de contagion. Mais Lucien est depuis longtemps entamé. Au contraire, André, son camarade de l’École Polytechnique, un ingénieur qui a fait merveille en Espagne, et revient avec une grande idée, est entièrement neuf sur cette aimable dépravation. Il a avec lui sa sœur, qu’il avait confiée à un pasteur. Comme ils sont depuis longtemps liés aux Tenancier, la jeune fille s’installe chez eux, pendant qu’André fera des démarches pour intéresser les gens de finance à son entreprise.

Donc, voici un homme laborieux, intelligent, qui adore sa sœur et lui sert de père, qui a passé sa jeunesse dans les écoles, ou sur les chantiers de Madrid, tout à fait ignorant d’une certaine vie, et qui, avec la naïveté des esprits sérieux, a l’habitude, lorsqu’on lui dit : il pleut, d’entendre qu’il pleut en effet. Au pays de l’argent et de la contagion, c’est un sauvage, ou un contremaître. Mais s’il a une idée, s’il y croit, s’il la veut mener à bien, pour la gloire de sa patrie et l’honneur de son nom, c’est un barbare. On le lui fait bien voir.

« Ah çà, dit-il, en revoyant Lucien, tout le monde s’embrasse, excepté nous, c’est injuste. » – « Dans mes bras, sur mon cœur ! » répond Lucien avec emphase. La blague ! Tenancier l’accueille, offre l’hospitalité à la jeune fille, cordialement. « Pardonnez, cher monsieur, à ma reconnaissance de ressembler à de l’ahurissement, » dit André confus. – « Bien rédigé, ami Chauvin... All right ![93] » repart Lucien en souriant. La blague ! C’est elle qu’il rencontre à son abord, elle qui l’accueille dans la bouche d’un camarade, qui est presque un frère, mais que les boulevardiers et les coulissiers, les d’Estrigaud et les Cantenac, ont poli et civilisé. Elle lui réserve d’autres surprises.

Tout le monde s’acharne à le former. C’est une éducation à faire. Lucien s’y attache par amitié, et les amis de Lucien par intérêt. L’un en veut faire un homme civilisé, les autres le civilisent pour en faire une dupe. Et il accomplit des progrès rapides, comme tous les timides qui jouent d’audace. Lucien le prépare à la vie selon la méthode de d’Estrigaud. Il y a plaisir à le dresser, à lui rendre la main, à lui tenir la bride, en haute école.

 

ANDRÉ.

Oui, je t’en voulais de ta légèreté sur un point qui touche de si près à l’honneur. Je te méconnaissais.

LUCIEN.

Hélas ! le sort des belles âmes n’est-il pas d’être méconnues de leurs contemporains ? Vois Aristide !

ANDRÉ.

Et Cartouche !

LUCIEN.

Dis donc, toi ! Sais-tu que tu marches à pas de géant !

ANDRÉ.

Que veux-tu ! Tu m’as prouvé qu’on peut rester vertueux sans être toujours à cheval sur le sérieux des choses... Je mets pied à terre[94].

 

C’est un acheminement à désarmer. Passe encore pour le sérieux, qui risque toujours d’être pris pour le pédantisme. Mais l’idée rêvée, l’ambition, l’honneur espéré d’attacher le nom de son pays et le sien propre à une grande œuvre, oh ! que les financiers vont goûter cela d’emblée, et caresser ce rêve, et encourager cette espérance ! Et comme Lucien le prépare par son ironie à des déboires plus amers !

 

LUCIEN.

Ce ne sera pas désagréable, non ! dans un an ou deux, d’avoir vingt bonnes mille livres de rente !

ANDRÉ.

À la rigueur !... Mais d’abord, mais surtout, de mettre mon idée en œuvre, d’attacher mon nom là une grande chose, à un grand pourquoi ne le dirais-je pas ? à un grand bienfait !

LUCIEN.

Oh ! oh ! la gloire ?

ANDRÉ.

Eh donc ! S’il y a un orgueil légitime, n’est-ce pas celui d’être utile ?

LUCIEN.

Utile et décoré, nous y voilà ! Eh ! t’imagines-tu, créature primitive et printanière, que le monde accorde la moindre attention à un homme utile ? Apprends qu’il s’incline, non pas devant les gens qu’il estime, mais devant ceux qu’il envie. La richesse ou la célébrité, pour lui tout est là.

ANDRÉ.

Mais je serai célèbre.

LUCIEN.

Le canal de Gibraltar le sera, et non pas toi ! Qui connaît en France le nom de Riquet ? Vois-tu, mon pauvre bonhomme, les œuvres d’utilité pratique sont condamnées à rester anonymes[95].

 

– Et après les théories critiques, les maximes qui réconfortent.

 

LUCIEN.

Parbleu ! la frugalité n’est qu’une impuissance, comme les autres vertus.

ANDRÉ, avec un rire forcé.

Eh ! eh ! eh !

LUCIEN.

Brûler la chandelle par le plus de bouts possible, voilà le vrai problème de la vie. De tous les sages de l’antiquité, Sardanapale est le seul qui ait eu le sens commun !

ANDRÉ.

Ah ! ah ! ah !

LUCIEN.

Aussi, comme sa mort enfonce celle de Socrate !

ANDRÉ, timidement.

Oh !

LUCIEN.

L’un meurt piteusement, par obéissance aux lois, trépas de robin monomane ! L’autre, révolté sublime, se fait un bûcher de son palais et y traîne avec lui les voluptés dont le destin vainqueur croyait le séparer !

ANDRÉ.

Tu es lyrique... un peu lyrique...

 

LUCIEN.

Eh bien, Sardanapale, c’est d’Estrigaud[96].

 

En effet, il n’entend ici que l’écho des leçons du maître. Mais il est tout préparé ; et d’Estrigaud en personne peut l’entreprendre maintenant. D’Estrigaud, qui a perdu à la Bourse, a besoin, pour surnager, de cette affaire du canal de Gibraltar. Il la revendra aux Anglais avec bénéfice ; et il paiera ses différences. Le canal ne sera jamais percé. Qu’importe ? si l’idée est assez cher payée. Mais il faut d’abord venir à bout des scrupules de l’ingénieur ; et, pour y parvenir, il convient de faire au plus vite table rase de ses préjugés. D’Estrigaud l’introduit du premier coup chez Navarette, « dans le temple même de la blague. » L’affaire presse : il n’y a point de remise ni de tempérament possible. Toutes les mesures sont prises pour qu’André suive gaiement le parti des rieurs et des affaires. On vous le soumet à une rude épreuve. Les invitées sont pleines d’entrain ; les invités pétillent de verve ; et les uns et les autres sont tarés, ou peu s’en faut. Mais ils le sont avec tant d’esprit ! La petite fête commence par des calembours, qui sont les hors-d’œuvre de la blague, et cela va gaîment, rondement, jusqu’à l’ivresse de la raison, où sombrent les convictions naïves et les pudeurs de la conscience. Déjà, au milieu de la conversation générale, se détachent des bouts de dialogue, comme ceci :

 

ANDRÉ.

Moi stoïcien ? Allons donc ! Les casuistes ont beau dire messieurs, voilà la vraie vie !

CANTENAC.

Bravo, monsieur de Lagarde !

ANDRÉ.

Qu’est-ce que vous avez tous à m’anoblir ?

LUCIEN.

Ne fais donc pas ton enfant du peuple... Ton grand’père avait la particule.

ANDRÉ.

Je crois bien qu’il l’usurpait.

NAVARETTE.

Eh bien, en fait de noblesse, usurpation vaut titre.

LUCIEN.

Je vous dénonce mon ami comme démocrate et libre-penseur.

ANDRÉ.

N’en croyez pas un mot, mesdames.

LUCIEN.

Alors, reprends ta particule...

ANDRÉ.

Va donc pour de Lagarde ! me voilà du faubourg[97] !

 

L’œuvre de démolition va bon train et mène grand bruit, je vous jure. Tous sapent en sablant, et sablent en sapant. André cède pied à pied, et abjure une à une ses croyances, dans un fou rire, dont il se grise nerveusement. Autour de lui tombent dru comme grêle les mots du jour, les nouvelles à la main, les coqs à l’âne d’opérette, et la blague est déchaînée, ravageant au passage tous les fondements de la morale, les rengaines du sentiment.

 

D’ESTRIGAUD.

Ludovic vient d’entrer à la Trappe.

CANTENAC.

À moi, Auvergne !

VALENTINE.

Où avez-vous appris cela ?

D’ESTRIGAUD.

Parbleu ! C’est tout au long dans la Gazette des Cocodès.

NAVARETTE.

Ce pauvre Ludovic ! Je n’en reviens pas.

D’ESTRIGAUD.

Voilà ce que c’est, mesdames, que d’avoir une âme tendre.

CANTENAC.

Une âme tendre, lui ? Mon casque me gêne.

ANDRÉ.

Quel casque ?

CANTENAC.

Vous n’avez donc pas vu les Argonautes ?

VALENTINE.

Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il portait à son cou une médaille que lui avait donnée sa maman.

CANTENAC.

Aïe ! aïe ! aïe ! la croix de ma mère !

AURÉLIE.

Et quand il avait trop diné, il n’avait qu’un mot : « Je trompe ma famille ! Je trompe ma famille ! »

LUCIEN.

N’avait-il pas, en effet, une famille à la vertu ?

AURÉLIE.

Ayez donc des parents honnêtes !

D’ESTRIGAUD.

Ne me parlez pas de l’éducation de famille.

CANTENAC.

Et de la famille donc ! Pour moi je n’en reconnais qu’une : ce sont mes amis.

D’ESTRIGAUD.

D’abord, c’est celle dont on se débarrasse le plus facilement.

ANDRÉ.

Messieurs, je demande grâce pour l’amitié.

D’ESTRIGAUD.

Pourquoi pas aussi pour l’amour ?

ANDRÉ.

Ma foi, pendant que j’y suis :

Dieu lui même

Ordonne qu’on aime

Je vous le dis en vérité

CANTENAC.

Honneur et pairie ! C’est un disciple de Béranger.

AURÉLIE.

Un cœur d’or !

NAVARETTE.

La jeunesse et la liberté, voilà ses dieux.

D’ESTRIGAUD.

Vous croyez encore à ces vieilleries-là ?

ANDRÉ.

Il ne faut pas ? Non ? Je le veux bien[98].

 

Toute la scène est le tableau le plus spirituellement lamentable, la peinture la plus saisissante de cette contagion qui infecte les âmes. Cependant, d’Estrigaud guette sa victime, l’enveloppe, propose son marché un instant compromis, et tient enfin son affaire et sa dupe. C’en est fait. André lui-même s’entraîne à redire la leçon mot à mot, sur la parole du maitre, de même que les enfants dans les écoles scandent les phrases apprises avec un enthousiasme rival et factice. Il vend son idée, ses désirs de gloire, son honneur mémo, avec l’illusion dernière (qui laisse subsister en lui un germe d’honnêteté et quelque espoir de retour), de sauver sa sœur d’un esclandre, sournoisement préparé. Il est pris et il éclate. Il répète les maximes et atteste l’honneur de d’Estrigaud. Il s’égare en des subtilités, qui sont les dernières révoltes et les suprêmes faux fuyants d’une conscience éperdue :

 

Je ne suis pas un Brutus, moi... Si j’étais seul en cause, je ferais le sacrifice... tout inutile, tout absurde qu’il est... je le faisais, vous en êtes témoin ! Mais, diable ! Je n’ai pas le droit de sacrifier ma sœur à mon chauvinisme. N’est-ce pas votre avis, à vous qui êtes un homme d’honneur ?

D’ESTRIGAUD.

Complètement.

ANDRÉ.

D’ailleurs, ce marché... qui ne fait de tort à personne, il faut bien le reconnaître, ce n’est pas même moi qui le conclus, c’est vous !

D’ESTRIGAUD.

Parbleu ! – Enfin, si cet argent doit vous brûler les doigts, il y a une chose bien simple : ne prenez que la dot de votre sœur, et laissez-moi le reste.

ANDRÉ, embarrassé.

Oh ! mon Dieu !

D’ESTRIGAUD.

À tant faire que mettre les doigts au feu, vous préférez en tirer les marrons, n’est-ce pas ?

ANDRÉ.

Que feriez-vous à ma place ?

D’ESTRIGAUD.

Je ne déclamerais plus.

ANDRÉ.

Oh ! c’est bien fini ![99]

 

Oui, c’est fini ; et fini aussi de ressembler à un contremaître, qui serait un honnête homme, d’avoir des idées de génie, une âme tendre, une sœur aimée et respectée, à l’abri de tout soupçon, à l’écart d’un monde qui effleure sa réputation rien qu’à parler d’elle, et éclabousse son nom à le prononcer seulement ; fini de vivre modestement, sans amertume, sans fièvre, dans l’attente du succès légitime, qui est le terme naturel du travail utile et opiniâtre ; fini de déclamer, mais fini de produire, de faire œuvre profitable ; tout à la blague maintenant, au luxe d’origine équivoque, aux labeurs stériles, au maniement chanceux de l’argent des autres, au jeu, à la Bourse ! Émile Augier n’a pas voulu que ce naïf fût terrassé. Une crise terrible, le nom de sa mère jeté dans cette compagnie, l’y arrache ; il se reprend enfin, et rentre par un violent effort en possession de lui-même.

 

Vous pensiez bien avoir mis la gangrène dans mon honneur ! s’écrie-t-il. Mais votre piqûre se guérit comme les autres avec le fer rouge. Adieu, messieurs ! Conscience, devoir, famille, faites litière de tout ce qu’on respecte. Il vient un jour on les vérités bafouées s’affirment par des coups de tonnerre. Adieu ! Je ne suis pas des vôtres !

 

Dans la Contagion, Émile Augier a surtout dénoncé le mal à la mode ; il l’a décrit et analysé, cherchant à en préciser les symptômes. Par les scènes citées et d’autres encore il est aisé de voir que l’écrivain a visé à étaler toutes les séductions de ce scepticisme dangereux, à mettre en œuvre la verve, les saillies qui en sont l’ordinaire, et les lieux communs qu’il exploite ; car ne sont-ce pas aussi des lieux communs que ces paradoxes à outrance, que ces tirades d’une morale à rebours, qui est l’envers et la parodie de l’autre ? Aussi bien cette comédie est-elle une peinture de mœurs, et surtout le pastiche d’un certain esprit. Les victimes de la contagion restent au second plan; sur le premier sont les maîtres de la blague, avec leur prestige, leurs finesses, et leur brio. Il y avait beaucoup d’esprit ; peut-être yen avait-il trop, ou bien était-il prématuré.

L’auteur est revenu à la charge, avec une tactique un peu différente. Après avoir décrit la contagion, il en montre les effets. Cette fois, la victime est sur le devant de la scène. Il y a moins d’esprit, et plus de psychologie. Le pastiche y tient moins de place ; mais les effets du mal sont étudiés davantage, et la peinture du caractère principal est plus poussée et plus minutieuse. La pièce de Jean de Thommeray est moins un tableau d’ensemble, qu’une étude serrée et graduée des dégâts que fait la contagion dans une âme jeune et bien née.

Jean est l’ainé des fils du comte de Thommeray. Il appartient à une vieille maison bretonne, dont les traditions d’honneur sont séculaires, et où règne le culte de la famille et de la patrie. Le comte a fait un mariage désintéressé, il a épousé, riche, une jeune fille pauvre qu’il aimait. « La comtesse pourrait dire en quelques mots toute l’histoire de sa vie : elle a été l’unique amour d’un honnête homme, quelle a uniquement aimé[100]. » Voilà pour la famille. De cette union sont nés trois fils. Et depuis le grand’père, qui fut un vendéen, tous les enfants mâles servent leur pays, sans lui rien demander ; ils s’engagent à dix-huit ans, partent pour l’Afrique, et reviennent soldats. « J’ai fait comme avaient fait mon grand’père et mon père, dit Jean ; mes frères ont fait comme moi, et nos fils feront comme nous[101]. » Voilà pour la patrie. Or, Jean vit dans le vieux château, fiancé à Marie, une jeune fille qui l’aime comme son futur époux, et qu’il aime, lui, comme une sœur. Breton de race, il s’ennuie dans le manoir de ses pères, et court monts et vaux pour dépenser un besoin pressant de vivre qui l’agite, et secouer les désirs croissants d’une existence moins paisible. Tout ce premier acte est un tableau calme de la vie familiale, avec une scène délicieuse d’amour tendre et sans éclat, comme sait les faire Émile Augier, quand il s’abandonne un moment à rêver de poésie et d’idylle. Marie s’est aperçue que, depuis un temps, Jean est distrait et triste ; elle ne trouve plus en lui l’exaltation des lettres qu’il lui adressait d’Afrique ; et elle s’en inquiète, affectueuse et douce. Et lui s’en explique simplement : il l’aime bien, mais cette immuable sérénité de l’existence lui pèse un peu ; il l’aime encore une fois, mais il ferait volontiers un voyage, pour rompre la monotonie du château ; il l’aime enfin, et il la rassure, la « bonne petite sœur ! » mais tout bas il s’avoue qu’il s’ennuie bien. Dans cette famille si unie, toute à la joie de revoir ce même jour les deux cadets qui reviennent du régiment, arrive Madame de Montlouis, une parisienne capricieuse et coquette, que Jean intéresse par son air un peu sauvage, et qui le ravit par son élégance raffinée. Cependant la fête commence ; les frères arrivent ; et la famille de Thommeray célèbre le retour des enfants de la patrie.

Jean a été envoyé à Paris pour se distraire. Jeune, trempé par une éducation austère et virile, il a embrassé Marie au départ, et lui a engagé sa foi de revenir bientôt. Il semble être à l’abri de la contagion, celui-là ; et c’est sur lui que nous allons étudier les effets du rapide, effroyable poison. À Paris, il a retrouvé Hortense de Montlouis ; elle s’est laissée aller à son caprice ; et il est violemment épris d’elle. Leur passion a pris naissance dans le contraste qui semblait les séparer. Maintenant, il la voudrait moins coquette, et elle le désirerait plus moderne ; et à mesure qu’il va se moderniser, elle l’aimera jusqu’à la douleur, avec le cuisant regret de l’avoir voulu tel. Elle l’a lancé dans le monde, que fréquente M. de Montlouis, abandonné à la compagnie des coulissiers, des joueurs et des agioteurs, remis aux mains d’un pied-plat de bas étage, qui fait tous les métiers avant de trouver le bon, et qui, dévoré de la fureur de s’enrichir, accapare Jean, comme un fétiche, et se charge de le déniaiser. Il est vrai qu’il en vient vite à bout, et qu’il en fait bientôt un homme fort, qu’il lâche parmi les plaisirs, et que les hasards de la Bourse s’empressent à les mettre tous deux sur le pied d’élégants viveurs.

Pauvre Marie ! Il n’est plus question d’elle dans les déjeuners somptueux que donne Jean à ses amis du turf. Madame de Montlouis elle-même est négligée. Que dire de la famille, et du vieux château tapissé de lierre, et de la lande, où retentit vainement le rappel des binious ? Inquiets, le comte et la comtesse viennent l’arracher à Paris, puisque Paris ne le veut point rendre : ils tombent dans le fringant hôtel, pendant une de ces fêtes intimes où la blague sévit avec rage, où l’argot fait fureur, un dialecte qui diffère étrangement du patois et du bas-breton. Le père et la mère se sont retirés tristes et songeant à la petite Marie, qui là-bas attend et se désole. Mais les mères ont la persévérance et le courage ; et les femmes de cœur sont solidaires. La comtesse revient dans cet endroit maudit ; c’est la scène capitale de l’œuvre, celle de l’honneur aux prises avec la contagion.

 

LA COMTESSE.

Hélas ! on nous a dit la vérité ; ta maison seule témoignerait contre toi. D’où te vient ce luxe ? Comment le soutiens-tu ?

JEAN.

Je gagne beaucoup d’argent.

LA COMTESSE.

Au jeu ?

JEAN.

À la Bourse. Je fais des affaires, mais je les fais en galant homme, soyez-en sûre. Je ne m’expose pas à perdre ce que je ne pourrais payer, je joue mon argent et non mon honneur.

LA COMTESSE.

Je ne t’ai jamais fait l’injure d’en douter ; mais ne sens-tu pas que cela même n’est digne ni de toi, ni de nous ?...

JEAN.

...Je vis des idées de mon époque, comme vous avez vécu des idées de la vôtre ; voilà mon crime. Si vous consultiez le carnet de mon agent de change, vous m’y verriez en bonne et nombreuse compagnie. Le temps n’est plus des patrimoines lentement accrus et transmis religieusement ; on n’amasse plus la fortune.

LA COMTESSE.

On la ramasse !

JEAN.

Pas dans la boue, croyez-le bien. Je ne suis pas tombé si bas que vous l’imaginez.

LA COMTESSE.

Soit ! Mais tu tombes de si haut !

JEAN.

Du haut des illusions dans la vérité.

LA COMTESSE.

La vérité ? Il n’y a rien de vrai que nos croyances, et ne vois-tu pas que les tiennes ne sont plus à la hauteur des nôtres quand tu places l’argent sur l’autel où nous plaçons l’honneur ?

JEAN.

J’ai le culte de l’honneur aussi bien que vous, mais il n’est pas plus immuable que toutes les autres lois. Ne nous défend-il pas aujourd’hui des choses qu’il permettait à nos pères ? Eh bien, par contre, il nous en permet qu’il leur défendait. L’homme d’honneur doit suivre les variations de l’honneur, comme l’homme à la mode suit les variations de la mode, sans résistance et sans exagération.

LA COMTESSE.

Ô mon fils, qui a pu en si peu de temps détruire l’influence de tant d’années ? Qui a pris sur toi plus d’influence que ta mère ?... Jean, mon fils, arrache-toi à ce milieu empoisonné, il en est temps encore. Remonte à ta vertu première, reviens te purifier près de Marie. Tu ne réponds pas !

JEAN.

...Je l’épouserai un jour.

LA COMTESSE.

Non ! Tu ne l’épouseras pas ! Tu feras un mariage d’argent ; voilà où tu vas.

JEAN.

Je viens de refuser une dot d’un million cinq cent mille francs.

LA COMTESSE.

Tu l’accepteras demain ! Du mépris de l’amour au mépris du mariage il n’y a qu’un pas. Au nom du ciel, entends-moi ! Écoute ta vieille amie ! Si c’est trop que de te demander un retour définitif, accorde-nous un mois, accorde-nous huit jours ! Viens te retremper dans l’atmosphère de la famille ! Si la pure lumière de ta vie d’autrefois ne chasse pas de ton cerveau troublé les hallucinations de la fièvre, eh bien ! tu nous quitteras... et cette fois pour toujours... Tu ne peux pas me refuser cela[102] !

 

Jean a promis de partir et ne part point. Madame de Montlouis elle-même, bien punie de sa faiblesse par la passion dont elle souffre à présent, est aussi impuissante à le retenir sur la pente où il glisse. De l’amour, il tombe dans le vice, et au terme de ses chutes est celle que lui a prédite sa mère, et que prépare Roblot : le parjure, le mariage d’argent, l’union d’un Thommeray, à une Jonquière et Cie. Par deux fois il recule ; il prend du champ pour mieux sauter. Et de glissade en recul, de recul en glissade, savez-vous où il en vient, le fier Breton, le sauvage d’hier, le « Jeune Mohican ? » À mentir à M. de Montlouis, à recevoir une leçon de dévouement d’une courtisane, à paraître très petit garçon devant l’indignation de la femme qui l’a dévoyé, et qui répare sa faute par sa souffrance, à courber la tête devant tous, devant maître Roblot, qu’il traitait si cavalièrement, qu’il avait accepté comme un compagnon d’aventures, devant un courtier de bas étage, lui, le gentilhomme ! Et comme il a joué à la hausse, il est ruiné ; et ruiné, il vend son nom et son cœur à la fille d’un financier véreux ! Mais la chute ne serait pas complète, s’il se contentait de se ravaler à un mariage, qui est une trahison. Après avoir oublié sa famille, il méprise sa patrie ; il renie les deux cultes dans lesquels il fut élevé. La guerre éclate : et lui, soldat d’Afrique, fils et petit-fils de soldats, il reste à Paris, pendant que tous ses amis s’en vont faire leur devoir. Roblot lui a proposé une affaire magnifique et tout à fait française. « Il a flairé que le siège fera la fortune des marchands de comestibles... Il a loué une boutique et des caves ; il fait entrer un amas de conserves de toutes sortes, du beurre surtout... il paraît que le beurre se vendra au poids de l’or. Il y a là un million à gagner[103]. » Or, il aurait le courage de le gagner, si le papa Jonquière n’avait ajouté aux conditions du mariage celui d’un départ prudent, qui assure la tranquillité des futurs époux. Heureusement les Bretons arrivent à point nommé, biniou en tête, commandés par le comte : et Jean de Thommeray, « qui demande à bien mourir après avoir mal vécu », rentre dans l’honneur et dans le rang. On a pu critiquer le dénouement de la pièce, et observer avec quelque raison, que le théâtre doit s’obliger à la réserve sur certains sujets, et ne mettre en scène la patrie et le patriotisme qu’avec beaucoup de ménagements. Je suis d’avis aussi qu’une si grande idée souffre mal les défilés et la parade sous les frises ; et je comprends que les Athéniens aient un jour condamné un poète, qui avait pris la liberté de représenter sur le théâtre tragique la perte d’une de leurs villes et d’y exploiter le souvenir d’une défaite. Mais avouons qu’à une chute si profonde il fallait une réparation exemplaire, que l’auteur y a gardé la mesure, y a mis toute la discrétion désirable, et qu’après avoir dessiné avec une rare vigueur et développé avec une impitoyable logique les effets de la contagion moderne, il avait peut-être le droit, au dénouement comme au début de la pièce, d’identifier la famille à la patrie, de faire paraître qu’elles sont solidaires, et que trahir l’une mène à déserter l’autre.

Il ne serait pas difficile de suivre le fil d’une même pensée jusque dans la pièce sociale, qui a nom le Fils de Giboyer. C’est encore une contagion qui atteint les convictions et les ébranle ; c’est le scepticisme aventureux ou intéressé qui engendre la politique de ces salons, politique étroite, de coterie, de rancune et d’intrigue. Il est impossible, dans un ouvrage comme celui-ci, de pousser avant l’analyse sur ce point. Je ne puis pourtant me défendre d’observer que, dans cette comédie, Émile Augier a peut-être dépassé son sujet, et qu’il a peint surtout les politiciens, plutôt qu’une politique. Par un contraste piquant, l’homme qui a des convictions et des idées en fait litière pour vivre de sa plume et servir les idées et les convictions des autres. Son fils, qui a encore les croyances de la jeunesse, est un secrétaire réduit à recopier ou à composer des discours contradictoires. Quant aux autres, croyez-moi, ils sont sceptiques, et représentent les différentes variétés du scepticisme, rancunier et gouailleur chez le marquis d’Auberive, ambitieux et bourgeois chez Maréchal, tandis que Couturier de la Sarthe promène de soirée en soirée son irrésolution influente, et que dans l’eau un peu trouble la baronne Pfeffers cherche à pêcher un mari, dont la fortune et le nom encouragent sa foi. Seulement la blague s’habille ici de phrases pompeuses et affecte volontiers le style sublime et les mouvements à effet.

 

 

TROISIÈME PARTIE - LES CARACTÈRES ET LE STYLE

 

 

VIII - Les caractères

 

Des trois chapitres précédents il résulte que l’observation des mœurs contemporaines est la force vive et la propre originalité du théâtre d’Émile d’Augier. À la comédie de caractères ou d’intrigue il a bientôt substitué la pièce morale et sociale avec une opiniâtreté courageuse en son temps, et qui le serait encore aujourd’hui. L’équilibre dramatique en a été un peu modifié. La peinture des mœurs domine véritablement cette œuvre puissante, dont le principal acteur, partout invisible et présent, est le siècle avec ses erreurs, ses convoitises, et ses préjugés nouveaux. Nous avons vu combien cette comédie venait à point, et qu’elle est l’expression même d’une époque où, toutes les espérances étant légitimées, et toutes les classes prenant contact davantage, les individus ont perdu de leur personnalité, les caractères de leur relief, émoussés par l’universel frottement des mœurs.

Mais cela ne suffit pas à expliquer l’impression qu’on éprouve, lorsqu’à la fin d’une étude sur ce théâtre, on entreprend, après avoir analysé les questions qui s’y  agitent, d’étudier les personnages qui y sont mis en mouvement. Cette impression est vive et complexe, et assez délicate à démêler. C’est tout à la fois le sentiment de la perfection souvent approchée, d’une peinture tout ensemble audacieuse et tempérée, d’une composition mesurée et sobre avec, aussi, des traits ou des types d’une étonnante vigueur. Et pour peu qu’on y songe, l’art y apparaît plus simple et plus compliqué : car on y découvre encore, et par surcroit, des caractères d’une touche discrète et hardie en même temps, et qui se développent selon une gradation très savante, estompés d’abord et presque effacés, jusqu’à ce qu’ils se détachent en saillie impétueuse. Et puis, tout se mêle laissant d’une part le souvenir de procédés classiques, et de figures agréables et reposées, celui de caractères plus tranchés et d’une teinte encore douce, tandis que de tous les coins de ce théâtre se dressent des types hardiment campés, et rudement brossés par les procédés les plus modernes. Enfin, et pour tout dire, types et caractères se pénètrent, et tout se fond en des nuances infinies, comme dans la vie qui serait concentrée et ordonnée. De sorte que, si vous vous demandez après une lecture d’ensemble, quels sont les plus remarquables caractères de l’œuvre, aussitôt Poirier, Olympe Taverny, Giboyer, d’Estrigaud, Maître Guérin, Sainte-Agathe, Séraphine Pommeau s’emparent de votre mémoire. Persistez dans votre songerie, et doucement occupent votre esprit Franz Millier, de la Pierre de Touche, Philippe Huguet de la Jeunesse, André Lagarde de la Contagion, Jean de Thommeray, et Bernard des Fourchambault : vous en venez à réfléchir que ceux-ci ont presque la vigueur des autres, avec un charme différent, qui est une certaine abondance de cœur ingénue et facilement surprise. Mais s’il est question de cœur, de droiture, de sentiment naturel et réservé, voici que beaucoup d’autres, presque tous les autres, apparaissent comme dans un défilé patriarcal, les soutiens de la famille, les braves gens inoffensifs, et presque toujours victimes, jusqu’à ce qu’ils triomphent par la force même du bon sens et de la morale ; les pères de famille, qui vivent à petit bruit, et avec l’intime volupté de se sentir sur la terre pour le bonheur des autres, les Pommeau, les Tenancier ; les amis dévoués, qui sont un peu pères, les Spiegel, les Michel Ducaisne, et les bonnes mères comme Madame Guérin, et les dignes femmes, comme la comtesse de Thommeray, sans compter les jeunes filles tendres et attristées, comme Philiberte ou Frédérique, ou la délicieuse et résignée Francine Desroncerets. Naturellement, vous considérez qu’Émile Augier, qui est le poète de la famille, a peut-être voulu que ces derniers fussent les premiers, et qu’il est au moins étrange, qu’ils s’insinuent dans votre mémoire seulement à la suite des autres, et à leur tour ; et, si vous avez l’esprit critique (dont Dieu vous garde !) vous concluez, avec M. Weiss, que les caractères sont la partie la plus faible de ce théâtre[104] ; et vous risquez d’avoir spirituellement tort ; ou bien, plus respectueux de l’auteur et avec moins de parti pris, vous penchez à croire qu’il a caressé certains types avec un tel amour[105], que même au second plan ils ont envahi la scène, s’imposant à son imagination, forçant sa plume et rompant ses desseins ; et peut-être n’avez-vous pas entièrement raison.

La qualité maîtresse d’Émile Augier réside en un équilibre constant, et la sûre possession de soi-même. Il est donc sage de croire qu’il a toujours écrit ce qu’il voulait écrire, et que cette contrariété apparente dans la composition des caractères n’est qu’apparente et à la surface de l’œuvre. En réalité, il est classique par la conception de ses personnages comme de ses pièces mêmes ; il a la sobriété et la mesure, et il use de la logique dramatique sans abus. Ce qu’il semble chercher surtout, après la vérité de l’observation, c’est l’harmonie de la composition : elle éclate précisément dans la peinture des caractères. Poussez un peu l’analyse de Pommeau ou de Thommeray, du bonhomme Roussel ou de Giboyer, c’est la même méthode mesurée, serrée, et une gradation toujours sensible grâce à des traits qui se détachent de proche en proche et achèvent le dessein. Aucun ne va droit devant lui, comme dans le théâtre voisin ; mais ils vont, se mêlent, se coudoient, recevant l’influence d’autrui, exerçant la leur et gardant surtout une physionomie propre. Ils ne subissent, ni ne recherchent les situations ; ils les font simplement, et s’y engagent naturellement. Oui, c’est toute la facture de Molière, avec des distances moins accusées d’un personnage à l’autre, avec quelque chose de plus uni, de plus uniforme même dans l’ensemble : et la différence foncière entre tous ces caractères, c’est que des vices moraux qui les dominent et les régissent les uns sont imbus, les autres déjà atteints, et d’autres enfin imprégnés à peine. Les premiers sont presque tous devenus des types, les seconds forment la transition entre les plus insolents et séduisants exemplaires de la contagion moderne et les braves et honnêtes gens, qui représentent la famille, ses antiques sentiments et ses classiques traditions. Faut-il s’étonner que les Vernouillet, les d’Estrigaud paraissent doués d’une originalité plus saillante, alors qu’ils ont pour eux la nouveauté du vice à la mode, l’éclat de l’impertinence élégante, et tout le charme justement contraire aux humbles et modestes vertus de la vie régulière ? Que voulez-vous ? La vertu au théâtre a des attraits modestes ; elle n’inspire qu’un enthousiasme réfléchi et des sympathies assez calmes. Le vice, en revanche, y paraît toujours brillant, et excite d’autant plus vivement l’intérêt qu’il bénéficie d’une ardente curiosité pour les dessous de l’époque et des mœurs. Il est tout naturel que Vernouillet soit un type ; mais il n’est pas composé d’autre façon que Pommeau, qui est un caractère. Et ce qu’il convient d’admirer davantage ici, c’est l’art sobre et tempéré qui a réduit l’observation à une parfaite mesure, qui a peint avec la même précision la réalité morale ou immorale, n’a point forcé le contraste ni jeté un abîme entre l’un et l’autre, qui a représenté les honnêtes gens et les vicieux du jour avec la même vérité sans exagération, qui a trouvé des caractères indécis et intermédiaires, faits à ménager la transition, avec toutes les nuances délicates et partout indiquées de l’honnêteté qui impose certaines réserves au vice, et du vice qui effleure de son atteinte l’honnêteté même. Car tout cela est dans les caractères et les types d’Émile Augier ; tout cela est le grand courant des mœurs qui circule partout dans son œuvre, et en fait l’unité et la vie. Oui, ces trois catégories de personnages, les honnêtes gens, les plus modernes, et ceux qui oscillent entre les deux, ont un côté commun, qui est l’harmonie de la composition et l’art discret qui préside à l’exécution des figures les plus simples ou les plus réalistes.

Dans la famille moderne, telle que l’a représentée Émile Augier, les pères sont communément des financiers, mais ils ne sont pointée qu’au théâtre on appelle des ganaches. Ils tiennent pour le principe d’autorité sans réussir toujours à le maintenir. Même dans les familles de vieille roche, il s’est singulièrement adouci ; et l’on peut voir que le marquis de Puygiron, du Mariage d’Olympe, pardonne assez aisément à Henri sa mésalliance, et que le comte de Thommeray envoie sans trop de rigueur son fils à Paris pour le distraire. Je ne parle pas de Michel Forestier, qui, en artiste qu’il est, vit avec son fils sur le pied d’un camarade plus âgé. Les banquiers ne sont guère plus rigides. Mais gens de noblesse et gens d’argent tiennent à l’honneur ou à la probité, qui est la sauvegarde de la famille ; il est vrai que l’honneur est plus exigeant et la probité plus accommodante. Tous, en somme, sont assez enclins à pardonner les étourderies et à réprimander un peu haut leurs enfants, pour avoir l’illusion qu’ils commandent. C’est Chrysale qui a fait école, surtout chez les financiers. Ils sont de braves gens, qui ont eu une erreur dans leur vie, qui, ayant eu l’esprit d’amasser de la fortune, ne mettent point d’opiniâtreté à s’en reprocher l’origine, et cherchent volontiers à l’oublier en préparant l’avenir des leurs. Ils sont tous bons pères, voire un peu faibles, Roussel de Ceinture Dorée gâte sa fille ; rien n’est trop coûteux pour elle. Tenancier promène les bébés de la sienne ; Charrier aussi aime sa Clémence, pour laquelle il rêve un avenir doré. Ne sont-ils pas venus à Paris en sabots ? Et n’est-il pas assez naturel que leurs fils portent des souliers vernis, cambrés et pointus ? Ils sont capables de sacrifier leur fille par bonté d’âme ; pour leur fils ils ont une sévérité indulgente. Il faut bien qu’ils aient un rang et prennent du plaisir, ces demi-gentilshommes, qui sont nés du plus grand financier de Paris. Cela flatte l’amour-propre paternel, encore que cela entame le coffre-fort, mais si peu ! Aussi, une fois l’an, l’autorité reprend ses droits, à l’échéance des lettres de change souscrites par l’étourdi et payées par son banquier naturel. C’est une cérémonie qui commence sur le ton grave et se termine sur le mode plaisant.

 

CHARRIER.

Asseyez-vous, Monsieur. Votre grand-père était un pauvre petit percepteur à Saint-Valéry...

HENRI.

Je sais bien.

CHARRIER.

Veuillez ne pas m’interrompre. Quand j’eus achevé mes éludes au collège de Rouen, il m’embarqua pour Paris, avec quinze louis dans ma bourse, et une lettre de recommandation pour Laffitte. Savez-vous ce qu’il me dit en me quittant ?

HENRI.

Parfaitement. Tu me le répètes chaque fois que tu...

CHARRIER.

Je vous prie de remarquer que je ne vous tutoie pas.

HENRI.

Parbleu ! Tu es fâché contre moi, qui ai fait des lettres de change ; mais moi, je ne le suis pas contre toi, qui les as payées. Je n’ai aucun motif de te parler sévèrement.

CHARRIER.

Et croyez-vous que ce soit en faisant des lettres de change que, parti de rien, j’en suis arrivé où j’en suis ? Non, Monsieur ; c’est par le travail, la conduite, l’économie ! À votre âge je vivais avec douze cents francs par an, et je ne faisais pas de dettes !

HENRI.

Je crois bien, c’est toi qui les aurais payées.

CHARRIER.

Et aujourd’hui même, Monsieur, je ne dépense pas tant que vous !

HENRI.

Il ne manquerait plus que cela.

CHARRIER.

Comment ?

HENRI.

Vas-tu comparer le fils d’un pauvre diable de percepteur avec celui du premier banquier de l’époque[106] ?

 

Comme le fils touche juste et chatouille le légitime orgueil et l’ambition de ce père armé de foudres, les foudres tombent, l’orage se calme. Henri retourne à ses plaisirs, et Charrier, et Tenancier à leur caisse. Ils sont assez fiers d’avoir un sacripant, qui a si bon air, ils ont l’argent, leurs fils auront l’argent, et leurs filles se marieront à l’argent, à moins que l’amour ne brouille les cartes, ou que leur fortune ne nuise à leur renommée, et n’éloigne à la fois l’argent et l’amour. En ce cas, comme ils sont pères, ils s’exécutent, quoiqu’il leur en coûte ; ils paient leurs dettes comme celles de leurs fils, n’étant pas encore des Vernouillet ou des Guérin, c’est-à-dire des égoïstes effrontés ou fripons, ou les deux ensemble.

Les mères sont nombreuses dans l’œuvre d’Émile Augier. Il n’en pouvait être autrement dans un théâtre élevé à la gloire de la famille. Leurs travers et leurs préjugés y sont tracés d’une main plus discrète que jamais ; mais à larges et belles touches l’auteur a représenté l’amour maternel, capable d’héroïsme et de dévouement, qui est le meilleur titre de la femme au respect et à l’admiration.

Elles ont des physionomies très distinctes ; mais presque toutes valent également par le cœur. Je laisse de côté la marquise de Grandchamp, qui brusque trop volontiers la timidité de Philiberte ; Madame Bernier d’un Beau Mariage, qui par faiblesse pour sa fille heurte la respectable fierté de son gendre ; Madame Maréchal, qui est une Gabrielle sur le retour, et cette margrave de la Pierre de Touche, qui m’a l’air d’avoir assez sottement élevé son enfant avec une autorité plus hautaine qu’éclairée. « Bleu de ciel ou bleu de Prusse, vous ferez ce que je jugerai convenable. Vous avez assez d’esprit, Dorothée, pour savoir que vous n’en avez pas[107]. » Celles-là sont plutôt des belles-mères, c’est-à-dire le type devenu classique de ces femmes qui ne sont ni belles ni mères. Je rappelle aussi, et pour mémoire, Madame Fourchambault, à qui l’office maternel ne sert que de parade et d’attitude ; son égoïsme y trouve son compte ; elle est moins une mère attendrie qu’une épouse incommode et récriminante, ce que les latins appelaient la matrone « dotée et aboyeuse. » C’est l’exception dans le théâtre d’Émile Augier. À côté de Madame Fourchambault, voyez madame Bernard. Celle-ci est une mère. Elle représente le dévouement, l’autorité respectée et capable de toutes les tendresses, l’amour maternel enfin, qui est tout cela en même temps, sans éclat et sans effort.

Noble femme qui consacre sa vie à racheter un égarement de jeunesse, et après s’être tout entière attachée à la fortune de son fils, qui est à la fois son orgueil et sa honte, l’espoir caressé de sa vieillesse et le souvenir vivant de sa faute l’oblige à sauver l’homme qui l’a trompée, elle, qui l’a abandonné, lui, et à reconnaître enfin ce père qui n’a pas eu le courage de légitimer son enfant. « Il le faut, je le veux, tu le dois[108] ! » s’écrie-t-elle en se levant de toute sa hauteur, puisant la force et l’autorité jusque dans l’aveu de son infortune et de son erreur. Mais, dès que l’honorabilité du père, même parjure et marié ailleurs, est en question, c’est aussi la dignité du fils, même abandonné, même oublié, qui est en jeu ! Est-ce qu’une mère se résout à cela ? Est ce que cet homme n’est pas le père de son enfant ? Est-ce que cet enfant de son âme et de sa chair n’est pas tout pour elle ? Est-ce que l’honneur de ce fils peut courir des hasards avec celui de ce père encore innommé ? Est-il enfin pour cette femme un sacrifice trop coûteux à sa fierté dès longtemps blessée, une souffrance trop cruelle à son cœur meurtri, pourvu que d’un aveu, si pénible qu’il soit, elle pare à une autre déchéance, qui, atteignant même indirectement son fils, serait cette fois pire que la sienne propre ? Les beaux sentiments ! Et puisés aux sources vives de l’humanité ! Qu’Émile Augier a eu raison d’exalter l’humilité vaillante de ces mères qui honorent la femme, et pour qui l’héroïsme est une accoutumance ! Oui, il excelle à la peinture de cette sainteté douloureuse et modeste, de cette passion qui se concentre dans le souvenir et s’efforce à la réparation. De tels caractères sont le plus beau plaidoyer qu’un auteur puisse faire en faveur de la famille. Émile Augier l’a fait, avec plus de sensibilité vraie que d’éloquence et d’éclat.

Nous avons vu ailleurs les luttes que soutient Madame Caverlet, et avec quelle courageuse résignation elle en triomphe, dès que l’avenir de ses enfants l’exige. Cette figure, si touchante pourtant, m’émeut moins encore que celle d’une vieille paysanne, en bonnet rond, en robe de toile, qui se dissimule et s’efface, et dont je veux forcer la réserve, au risque de troubler sa contenance. Ah ! la bonne vieille ! La digne femme que Madame Guérin ! Qu’elle a une belle âme de mère, cette ménagère timide, qui fait fonction de domestique parce que la domestique ne fait pas fonction de servante, qui a des recettes pour le soufflé, qui est humble, prévenante, trottant menu, se coulant à la dérobée, et qui sent en elle quelque chose de grand, de démesuré, d’inattaquable : l’amour de son fils, le commandant, le colonel ! Pour lui elle souffre, en silence, le hautain mépris de Me Guérin, les privautés de Françoise, et tout enfin, tout ce qui n’est rien auprès du sentiment qui la console et la récompense largement ! Elle respecte son mari par réverbération, si j’ose dire, parce qu’il est le père de son grand homme ! Elle supporte de l’époux autoritaire et ingrat mille avanies, avec une conscience disciplinée, par déférence pour son officier, son supérieur, qui est aussi celui de Me Guérin. L’amour de ce fils, c’est son orgueil et sa force intimes. Au reste, elle est si timide et réservée, qu’il faut lui faire violence, pour l’isoler et l’analyser un moment. Mais prenez garde qu’un caractère comme celui-là est plus moral et plus vrai dans sa simple tendresse que plus d’une héroïne raisonneuse de nos drames lyriques ou logiques.

 

GUÉRIN.

...Souvenez-vous que la femme de César ne doit pas épousseter les meubles. Ne cherche pas à comprendre, va, ce n’est pas ton affaire.

MADAME GUÉRIN.

Je sais bien que je suis une bête, et que tu as en moi une pauvre compagne ; c’est pourquoi je cherche à me rendre utile d’une autre façon.

GUÉRIN.

C’est bien !... Tu t’es rendue suffisamment utile en me donnant un fils. Le sage ne demande rien de plus à une femme.

MADAME GUÉRIN.

Que Dieu a été bon de m’accorder un mari comme toi et un fils comme lui !

GUÉRIN.

Ta, ta, ta, ton fils ! Ne dirait-on pas ? Ce n’est pas un génie non plus, ma mère ?

MADAME GUÉRIN.

Pas un génie ! Colonel à trente-trois ans !

GUÉRIN.

D’abord il n’est que lieutenant-colonel.

MADAME GUÉRIN.

Mais tu sais bien qu’en parlant à un lieutenant-colonel, on dit : colonel[109].

 

Ah ! la bonne, la bonne vieille ! Voyez-vous comme elle se redresse en parlant du colonel, et comme elle serait tentée d’approcher sa main de sa coiffe pour saluer Me Guérin militairement ? Au moment où elle apprend qu’il va revenir, ce fils, la voilà toute bouleversée. « Ah ! il a eu raison, dit-elle, de me faire prévenir ! Si je l’avais vu là, tout-à-coup, devant moi, je crois que j’aurais eu une suffocation[110] ! » Il est là ; elle va pour l’embrasser ; et elle s’arrête avec terreur. Elle a découvert au front une cicatrice, inaperçue des autres. Elle a de bons yeux, Madame Guérin, des yeux de maman. Et elle rit, et elle pleure, réjouie par son fils, rabrouée par son mari. Mais elle est trempée à toute épreuve. Louis s’est laissé prendre à l’élégante coquetterie de la châtelaine voisine, Madame Lecoutellier. Encouragé tout d’abord, il est bientôt rebuté. Madame Guérin a tout appris ; elle n’a pu supporter l’idée d’un chagrin ou d’un affront pour ce fils tant aimé ; elle n’a pu voir sans frémir le spectacle du colonel rentrant pâle, jetant son chapeau, cachant son visage dans ses mains, pendant que de grosses larmes coulaient entre ses doigts. Elle a pensé tout de suite, la chère femme, que c’était la mère qui faisait tort au fils, et que la paysanne éloignait la grande dame ; elle a pris aussitôt sa résolution, et elle va trouver celle qui fait pleurer Louis. Jusqu’ici elle a vécu dans la soumission ; elle est toute prête au sacrifice.

 

MADAME GUÉRIN.

C’est vrai, madame : vous ne pouvez pas être la belle-fille d’une pauvre paysanne comme moi.

CÉCILE.

Je ne dis pas cela, madame.

MADAME GUÉRIN.

Oh ! dites-le. Je ne m’en offenserai pas. Je sais bien que je n’ai pas les manières du monde, et je suis trop vieille et trop bornée pour les prendre ; vous auriez à chaque instant à rougir de moi. C’est tout simple, je ne vous en veux pas ; je n’en veux qu’à moi-même de ne pas être la mère qu’il faudrait à un homme comme mon fils... Vous emmènerez mon fils à Paris ; je ne le suivrai pas, ne craignez rien. Je resterai dans mon coin de province, et l’été, si cela vous gêne de m’avoir trop près de votre château... j’ai une métairie de mon père à vingt lieues d’ici, j’irai m’y installer pour faire valoir ; vous direz à vos invités : Ma belle-mère est à sa terre de Frémineau... c’est le nom de la métairie.

CÉCILE.

Je ne veux pas vous séparer de votre fils.

MADAME GUÉRIN

Que m’importe, s’il est plus heureux sans moi ? Je n’ai pas besoin qu’il soit là pour le voir : je n’ai qu’à fermer les yeux[111].

 

Cette paysanne, qui est une mère, a, dans son dévouement, l’instinct de toutes les délicatesses. Se sacrifier est peu ; il faut encore que le sacrifice soit acceptable et même séduisant pour la coquette Madame Lecoutellier. Non seulement Madame Guérin consent à disparaître sans bruit, sans que personne s’en doute ; mais elle imagine un alibi, qui est une ingénieuse concession à ce monde qui la regarderait en pitié. Oui, la métairie de Frémineau est une trouvaille, une attention raffinée de la mère aux abois, Frémineau, cela n’écorche pas trop les oreilles ; elle vivra dans sa métairie, et on la croira dans sa terre. Vous direz : Madame Guérin est dans sa terre de Frémineau. Sainte femme ! C’est tout simplement un trait de génie, qu’elle a rencontré sans effort au fond de son cœur. Si elle est capable de courage pour assurer une union, qui ne lui sourit guère, vous pensez qu’elle ferait plus encore, s’il s’agissait d’un mariage qu’elle a désiré. En effet, lorsque Louis a reconnu son erreur, lorsqu’il a découvert et déjoué les menées équivoques de Me Guérin, lorsqu’enfin il a refusé la main de Cécile pour demander celle de la douce Francine, et qu’il est ruiné, déshérité, et chassé, alors elle se redresse fièrement sous la menace, et d’un seul mot révèle tous les affronts dévorés et la force de cet amour maternel, qu’elle renfermait précieusement, et qui était sa dignité.

 

Oui, monsieur, dit-elle à Me Guérin, nous avons un compte à régler. Voilà trente-cinq ans que je courbe la tête devant vous, je la relève enfin... Je dis que je suis lasse d’être votre souffre-douleur. J’ai tout supporté sans me plaindre, même des outrages que vous croyiez secrets... J’avais un respect superstitieux pour le père de mon fils ; je ne vous séparais pas de mon fils dans ma tendresse et dans mon admiration. Aujourd’hui je vous ai jugé[112].

 

Et elle se retire droite sous l’œil qui jadis la courbait d’un regard, fière au bras de son fils en grand uniforme, qui est tout pour elle, et sans qui tout ne lui est rien. Car c’est la propre beauté de ces passions muettes, qu’elles apparaissent dans toute leur grandeur dès qu’elles cessent de se contraindre. C’est aussi un rare mérite chez un écrivain, que de deviner ces caractères et de les mettre en leur vrai jour, avec une délicatesse de sentiment et d’expression, qui les effleure sans les effaroucher. Ah ! la bonne, l’excellente bonne vieille que Madame Guérin !

Cette touche discrète est si bien dans le jeu d’Émile Augier qu’à plusieurs reprises il a esquissé des caractères d’époux et d’épouse, dont le cœur n’a pas une ride, et qui se reposent du sentiment de l’amour sur celui d’une douce et réciproque affection. Il se plaît à peindre les crépuscules, aussi volontiers, et plus même, que les ardeurs des midis rayonnants. Faut-il rappeler le marquis et la marquise de Puygiron, si respectueusement tendres l’un pour l’autre, et qui confondent leurs souvenirs en une mutuelle vénération ? Devant la compagnie, ils ont une dignité souriante, et qui se réserve ; ils s’appellent marquis, et marquise, se donnent du vous comme Oreste à Pylade, jusqu’au prochain détour du chemin, qui les isole dans la vie, et leur permet de se tutoyer affectueusement.

Faut-il citer aussi le comte et la comtesse de Thommeray, plus jeunes, dont les caractères sont à peine indiqués, et qui laissent une vive impression de tendresse douce et sereine ? Plus jeunes encore, les époux étroitement unis s’appellent Hubert et Mathilde, tous deux sains de cœur comme d’esprit, qui s’abandonnent à l’amour comme à la vie, répandant autour d’eux un parfum de bonheur loyal, sans mélange, ni raffinement. Leur passion n’est ni compliquée, ni mystérieuse, ni exaltée. Ils mettent dans leur amour le bon sens et la bonne foi de la bonne nature. « Moi, dit Hubert,

 

...Moi, je passe mes journées

À la fraîche senteur des terres retournées.

Aux prochaines moissons travaillant avec Dieu,

Des puissances d’en bas je m’inquiète peu :

Toute servilité de mon âme est exclue,

Et mes blés mûriront sans que je les salue.

Comment le temps charmé passe-t-il ? Je ne sais !

Ma journée est trop courte à tout ce que je fais.

Je rapporte à ma femme heureuse et souriante

La fatigue des champs saine et fortifiante,

Et, riche le matin, le soir plus riche encor,

Sur mon frais oreiller j’admire mon trésor[113].

 

Mais cet amour si simple et si sincère n’est-il pas un peu trop raisonnable ou artificiel ? Et, en particulier, les jeunes femmes, les épouses dans ce théâtre sont-elles des caractères vrais ou même vraisemblables ? Est-ce donc ainsi qu’on aime ? Avec cette rectitude, et presque cette exactitude digne des soins du ménage ? Ces femmes sont-elles des femmes ? Ou ne sont-ce pas plutôt des idées abstraites, des maximes de la vie domestique, coiffées, avenantes, relevées de falbalas, de petits amours de salle à manger, ou des jouets articulés et brevetés avec la garantie de la raison pratique et de la saine morale ? Gabrielle, Antoinette, Camille[114] ont-elles connu l’amour ? Les romantiques n’en veulent point convenir. – Vous voyez bien, disent-ils, qu’elles s’y essaient trop prudemment.

Vit-on jamais passion si prosaïque, ou lyrisme si bourgeois ? Que dites-vous ? Passion ? Elles s’engagent avec infiniment de sagesse dans une manière de sentiment, où entre un peu d’orgueil et de jalousie, avec un goût pour la ligne droite et l’existence régulière, qui ne les mènera jamais à aimer d’amour. Elles surveillent leur cœur, et l’écument, comme leur pot. – Il est vrai que les naturalistes sont venus, qui ont crié de toutes leurs forces. – « La femme qui aime d’un amour reposé ou fier, qui mêle à ce sentiment celui du devoir modestement accompli, tout cela est de pure convention ; et la nature ne s’accommode point de cette poésie, si séduisante qu’elle soit. La nature n’est qu’exceptions, toutes ennemies de la règle. Il s’agit bien de famille, d’honneur ou de fierté, quand il s’agit d’aimer ! Ces femmes-là ne sont bonnes qu’à faire d’honnêtes femmes. » – Or, cela n’est pas tout à fait un éloge, dans une certaine littérature qui prétend serrer la réalité de près.

Il faut avouer qu’Émile Augier a rêvé pour la femme un idéal de passion très honnête, familier, et qui se laisse atteindre. Il convient encore de reconnaître que même les femmes qui ont été victimes du caprice ou de l’erreur (j’en excepte pourtant Olympe et Séraphine)[115], sont des figures empreintes d’une tendresse qui rachète la faute, qu’elles la paient d’une souffrance intime et d’une tristesse inavouée, et que les plus irréprochables, (ce qui ne veut pas dire les plus heureuses en leur ménage), avaient conçu l’amour à la façon d’un mutuel devoir et d’un délicieux contrat. Elles y ont apporté la fortune, la jeunesse, et une ingénuité confiante, une droiture de cœur, qui tient à leur éducation même, et au milieu dans lequel elles ont grandi. Et franchement, n’est-il pas permis de se demander qui a côtoyé la vérité de plus près, de ceux qui ont exalté ou ravalé la passion à plaisir, peignant les uns et les autres des cas de l’amour plutôt que l’amour même, et de l’écrivain qui, ayant pris position dans le monde bourgeois, la classe moyenne, donne aux jeunes femmes les qualités moyennes de ce monde où elles sont nées ? Elles ne sont pas lyriques ? M. Charrier ni M. Pommeau ne l’étaient, qui les ont élevées. Elles sont douées d’une faculté de raison et de prévoyance, qui exclut la poésie et les préserve des faiblesses ? C’est que, toutes petites, elles ont appris à voir, et à compter, et aussi à raisonner, plus isolées dans la maison du banquier que la fille du peuple dans sa chambre ou les princesses dans leur palais. Et, si encore Émile Augier leur a donné le charme de l’honnêteté (car pourquoi l’honnêteté n’aurait-elle pas son charme et sa poésie ?), un cœur franc, des préjugés un peu démodés, qui assurent leur foi dans le mariage, avec une fierté de caste naissante qui les met à l’abri des molles complaisances ou des lâches concessions ; je dis qu’il a essayé de créer des caractères de femmes, qui fussent de leur temps et de leur compagnie, avec une sensibilité discrète, qu’elles tiennent de son fond de nature et de son talent, à lui. Elles sont toutes en ces quelques lignes du Gendre de M. Poirier, Le reste n’est que nuances, plutôt que différences.

 

À la bonne heure, dit Gaston, vous n’êtes pas romanesque. – Je le suis à ma manière, répond la jeune femme ; j’ai là-dessus des idées qui ne sont peut-être plus de mode, mais qui sont enracinées en moi, comme toutes les impressions d’enfance : quand j’étais petite fille, je ne comprenais pas que mon père et ma mère ne fussent pas parents ; et le mariage m’est resté dans l’esprit comme la plus tendre et la plus étroite des parentés. L’amour pour un autre homme que mon mari, pour un étranger, me paraît un sentiment contre nature. – Voilà, reprend Gaston, des idées de matrone romaine, ma chère Antoinette ; conservez-les toujours pour mon honneur et mon bonheur.

Prenez garde, réplique-t-elle, il y a le revers de la médaille ! Je suis jalouse, je vous en avertis. Comme il n’y a pour moi qu’un homme au monde, il me faut toute son affection. Le jour où je découvrirais qu’il la porte ailleurs, je ne ferais ni plainte ni reproche, mais le lien serait rompu ; mon mari redeviendrait tout à coup un étranger pour moi... je me croirais veuve[116].

 

Ainsi parle Antoinette, la petite pensionnaire, qui vient de se révéler, une reine déguisée en bourgeoise, ou, pour mieux dire, une femme de cœur et de raison avec toute la fierté de la femme et les pudeurs de la jeune fille. C’est tout juste cette transformation, ce point de maturité qu’Émile Augier a touché avec infiniment de tact, dans ses caractères féminins, ce mélange de candeur et de jugement, de tendresse et d’orgueil, de naïveté confiante et d’inflexible jalousie, qui découvre l’enfant dans la femme, toujours subsistant et délicat. Ce sont ces préjugés, comme dit Antoinette, qui la rattachent à la jeunesse, et en même temps l’affermissent dans la vie. Ils sont à la fois la source de sa tendresse ingénue, de son désintéressement, et aussi de cette fierté qui résiste à l’affront. C’est le fond du caractère ; et tout cela se dérobe harmonieusement sous les dehors d’une grâce aisée et simple. Les souvenirs d’enfance ont fait d’Antoinette une femme ; c’est la gratitude qui a formé le cœur de Thérèse[117], et ce premier sentiment développé on elle remonte à ses plus jeunes années. Pupille de Pommeau, elle a été élevée, dotée, mariée par le brave homme, que les sacrifices attirent ; elle a épousé un avocat, M. Léon Lecarnier, lui a donné un fils, et ces trois êtres, le bienfaiteur, le mari et l’enfant, sont la trinité chère à son cœur, sa religion, et sa foi. Mais son mari est infidèle et porte le déshonneur au foyer du bienfaiteur. Quand elle apprend que son époux la trahit et la ruine, son orgueil et sa raison se révoltent. Elle n’est pas une femme de grands sentiments. Elle est, de son propre aveu, une honnête femme et rien de plus. Honnête femme, cela ne signifie pas seulement attachée à son devoir, dévouée à sa maison. Cela veut dire aussi une conscience droite, un peu bourgeoise, oui, sans doute, et qui conçoit que l’amour est un engagement, qui lie au même titre qu’un bienfait. Et c’est pourquoi elle s’emporte d’abord à l’idée qu’elle est trompée doublement, dans ses espérances et dans ses droits, qu’elle a une rivale, mais aussi qu’elle est dépouillée par elle ; et dans sa honte d’être victime entre quelque colère d’être dupe. Oui, elle est bourgeoise dans son premier transport ; mais le second mouvement est d’une femme, en qui persiste l’amour filial de l’enfant : et c’est là ce qui l’élève au-dessus des natures vulgaires et donne à cette figure un attrait de poésie douce et jeune. Lorsqu’elle a découvert que c’est Pommeau, son tuteur, son père, qui est trahi comme elle, tout d’un coup son cœur s’épure, son amour blessé cède la place à l’affectueuse pitié, et elle a le courage de se taire, de se résigner à l’affront, pour épargner la vieillesse et les illusions du brave homme. Elle méprise son mari moins qu’elle n’adore son tuteur. Et c’est décidément un caractère très féminin que tant de courage allié à tant de bonté.

 

J’ai l’orgueil de ce que je vaux, dit-elle à son mari. Aussi n’est-ce pas, croyez-le bien, une sotte revendication de mes droits d’épouse que je poursuis : chacun rêve pour soi un destin différent de celui des autres, et le sort de chacun est le même pour tous. On se récrie d’abord, on se résigne ensuite, et j’aurais accepté de vous, puisqu’il le fallait, tous ces crève-cœur que la jeunesse nous prépare en nous abandonnant ; mais ici l’outrage est double, et ce qui m’en révolte n’est pas ce qui m’en touche. Que tout le monde n’ait pas pour le plus excellent, aujourd’hui le plus à plaindre des êtres, la piété filiale que je lui ai vouée, je le veux bien ; mais ce n’était donc pas assez de lui dérober sa femme, de piller son trésor ; par delà le mari, c’est la dignité même de l’homme qu’il vous fallait atteindre, voilà ce qu’à mon lit de mort je ne vous pardonnerai pas, ce que, lui vivant, je n’oublierai jamais ; et puisse le ciel l’aveugler jusqu’au bout, car le moment venu, entre lai et vous je n’hésiterais pas[118].

 

Elle hésitera cependant, à l’heure de la crise, parce que, si elle est fille, elle est mère aussi, et que l’enfant représente l’espérance, partant le devoir le plus fort. Plus jeune, élevée dans un milieu plus artiste, Camille Forestier, lorsqu’elle apprend que Paul s’enfuit avec Léa de Clers, dont elle est presque la nièce, Camille, avec moins d’expérience, a autant de sensibilité naïve et de ferme décision. Son premier chagrin est d’être trahie ; mais le second de l’être par cette tante chérie.

 

Moi qui vous aimais tant, Léa ![119]

 

C’est son seul reproche et le mot dont elle l’accueille. Elle tombe du haut de son amour, mais aussi de ses croyances d’enfant. On lui dérobe sa foi de femme et de jeune fille. Et comme la jeunesse est plus prompte en ses desseins, elle se résout à mourir et fait le sacrifice de ses rêves et de ses souvenirs.

 

Il n’est plus ici-bas de bonheur pour moi-même ;

Ma vie est un obstacle à deux êtres que j’aime ;

Dieu me pardonnera : ce n’est pas mon malheur

Que je vais abréger en mourant... C’est le leur !

Oh ! quelle volupté de mourir de la sorte !

Comme ils se souviendront de leur petite morte !

Comme ils en parleront, et diront en songeant :

Elle nous aimait bien pourtant, la pauvre enfant ![120]

 

De sorte qu’il est aisé de voir à présent l’idée qui domine ces caractères féminins. Émile Augier les a pris dans leur milieu, leur en a prêté les qualités et les préjugés, avec une nuance de sensibilité touchante, qui est l’âme même de la jeune fille et ajoute au charme de l’épouse. C’est-à-dire que l’observation concourt avec la poésie pour donner à ces aimables figures le relief de la vérité, fût-elle un peu bourgeoise, sans faner cette fleur de jeunesse, cette fraîcheur de sentiment, qui se conserve au cœur de la femme par les souvenirs d’enfance et la pratique de l’honnêteté.

Les jeunes filles, qui abondent dans le théâtre d’Émile Augier, sont précisément les cadettes de leurs aînées. L’écrivain montre leurs qualités de cœur, plutôt qu’il n’en analyse les mystères. Elles aussi sont à la fois douces et résolues, avec un bon sens de famille, à qui peu de chose échappe. Et elles rêvent comme celles de Musset, mais elles rêvent dans la vie d’ici-bas, qu’elles tâchent de fléchir à leur gré, sans fermer les yeux, ni s’abandonner à la pure fantaisie. Si l’ambition, la question d’argent, ou l’effronterie viennent effaroucher leur rêve, elles se résignent avec courage à la réalité, parce qu’elles ont le cœur sincère et l’esprit droit. Et tout cela leur donne un charme poétique, sans équivoque, et assez voisin de la vérité pour l’embellir sans l’altérer. Ne parlons plus des filles trop riches[121], dont la fortune a tué les illusions ; n’insistons pas davantage sur deux ou trois caractères à peine esquissés, et qu’une éducation maladroite ou trop moderne a convertis à la niaiserie ou à l’impertinence. C’est Dorothée, de la Pierre de Touche, qui vous épouse son cousin Conrad pour l’uniforme bleu de ciel ; Clara Jonquière, dans Jean de Thommeray, qui a retenu du couvent des Oiseaux ce que sont sinople et merlette, entichée de noblesse, farcie de mots anglais, et qui dit le plus naturellement du monde : « Non, papa, je n’ai pas flirté » ; Blanche Fourchambault, qui se marie pour faire une fin, tout comme si elle était Monsieur son frère, avec qui elle vit d’ailleurs sur le pied de franche camaraderie, dont elle reçoit toutes les confidences, et à qui elle emprunte par surcroît quelques tours de blague et les mots courants de l’argot. La jeune fille selon le cœur d’Émile Augier n’est ni si sotte, ni si délurée. Elle s’appelle Frédérique, Francine, Geneviève, Cyprienne, Catherine, Marie[122], Henriette Caverlet, et surtout Clémence, des Effrontés. Elle aime naturellement, comme la fleur s’épanouit ; elle aime de toute sa jeunesse souvent contrariée par les exigences de la vie, telle que la société moderne l’a faite ; elle aime enfin dans un monde où l’imagination est limitée et ne risque guère de s’égarer en des transports lyriques. Elle est douce, sans être trop sentimentale, sérieuse non jusqu’à la tristesse, franche sans impertinence, et résolue sans entêtement. Elle est telle que Dieu et le monde bourgeois l’ont voulue : c’est à savoir jeune et sensible, mais clairvoyante et capable de courage ainsi que de raison. Elle ne s’épuise point en songes creux ; mais elle n’est pas non plus la poupée de l’ancien répertoire, qui dit : papa et maman. Elle réserve son sentiment, et connaît son cœur. Que voulez-vous ? Elle est peut-être un peu moins jeune que fille. Mais encore une fois l’honneur en revient à la société, qui évalue l’amour légitime au taux de la dot placée à 3 ou à 5000. Cela même est d’observation ; et le talent de l’écrivain est de les avoir faites ainsi, sans qu’elles cessent d’être aimables et encore charmantes. Elles le sont par le dévouement obstiné, comme Francine Desroncerets, par la souffrance noblement supportée comme Maïa[123], par une affection tendre et déçue, comme Geneviève, par leur amour rebuté et lier, comme Frédérique, par leur âme patiente et douce, comme Clémence. Tout cela n’est pas précisément le délice mystérieux de l’amour virginal. Cela est un délice pourtant, un autre, quelque chose, en radouci, comme celui qu’eût peut-être prêté Corneille à ses jeunes héroïnes, s’il eût vécu à notre époque. Car c’est une brave petite fille, que Clémence, et comme elle est bien née, cette bourgeoise ! Comme elle ressemble en effet à la Pauline du vieux tragique, dont elle a la raison et le cœur ! Elle aimait Sergine, tout bas, sans mot dire ; elle avait cru voir aussi qu’il ne se détournait pas d’elle. Elle apprend à la fois qu’il n’est pas libre et que Vernouillet la demande. Et voici comme elle en parle à son frère, simplement, sans phrases, à bout de forces, non de courage.

 

CLÉMENCE.

Quelle chaleur dans ce salon ! J’ai cru que j’allais me trouver mal.

HENRI, à part.

Pauvre petite !

 

CLÉMENCE.

Ce n’était qu’un étourdissement. Voilà qu’il passe.

HENRI.

Veux-tu que je te ramène à la maison ?

CLÉMENCE, avec une gaîté forcée.

Non, je m’amuse beaucoup ; le bal est charmant. J’ai des invitations jusqu’à demain matin. Quel dommage que papa me défende de valser ! Tu devrais bien lui faire entendre raison là-dessus. Il y a maintenant beaucoup de demoiselles qui valsent.

HENRI.

Espères-tu me persuader que la valse le tient si fort au cœur ?

CLÉMENCE

Ce n’est pas tant la valse ; mais on a l’air d’une sotte quand on refuse.

HENRI.

Tu ne me donnes pas le change, ma pauvre Clémence. Tu as beau te bassiner les yeux avec de l’eau fraîche, je vois bien que tu as pleuré. Va, ne te gêne pas pour moi, ma chérie ; ta fausse gaîté me fait plus de peine que ne m’en ferait ta tristesse. Si tu te plaignais à moi, cela te soulagerait du moins, et je te serais bon à quelque chose.

CLÉMENCE, sérieuse.

Qui te dit que je ne veuille pas me donner le change à moi-même ? Je ne suis pas une enfant gâtée, mon cher Henri ; j’ai beaucoup réfléchi depuis quelques jours et j’ai compris que je n’ai pas le droit de me consacrer à ma tristesse. Je ne peux pas faire ce chagrin là à notre pauvre père ; mes rêves évanouis ne doivent pas détruire les siens, et comme je suis résolue à accepter le mari qu’il me choisira, je travaille à raffermir mon cœur.

HENRI.

Quoi ? Tu te résignerais ?

CLÉMENCE.

Il y a autre chose que l’amour dans la vie d’une honnête femme. J’estimerai mon mari et j’adorerai mes enfants[124].

 

Il paraît bien qu’il y a autre chose, puisque tout l’attrait de ces honnêtes femmes et de ces jeunes filles est dans les vertus accessoires, qui aident à supporter l’amour. Ainsi va le monde, disent les optimistes, qui en prennent leur parti et ont passé l’âge d’aimer. Émile Augier a été plus attentif à ces peines, et il a eu le regard assez pénétrant et la main assez déliée pour effleurer la poésie cachée et un peu triste de cette société qui a fait l’amour si difficile, comprimant le cœur des vierges et déchirant celui des femmes. Et, comme il était né pour la peinture de ces vertus modestes et un peu effacées, il a fait de ces caractères des personnages vivants, qu’il a su animer de sentiments vrais, touchants, sans faux éclat ni trivialité, et en quelque sorte mitoyens et moyens (non pas, certes, médiocres) comme la bourgeoisie qui les a produits.

Voilà sans doute aussi pourquoi, parmi ces peintures tempérées, il a donné une si large place à un sentiment malaisé à définir et délicat à mettre sur la scène, un genre d’affection que notre époque a rendu plus rare, et qui est l’exacte mesure des cœurs et des talents. « Si on me presse de dire que je l’aimais, écrivait Montaigne, je sens que cela ne peut se dire qu’en répondant : parce que c’était lui, parce que c’était moi. » Émile Augier a plus d’une fois représenté cette volupté des cœurs délicats, ce commerce raffiné des âmes, capables de haute vertu et de faiblesse ; et il a créé de véritables amis, qui ne sont point seulement des théoriciens, des sermonneurs ou des confidents. Le Duc, dans le Gendre de M. Poirier, Spiegel dans la Pierre de Touche, Michel Ducaisne dans un Beau Mariage, en sont trois types singulièrement caressés et retouchés : le Duc, ami franc et droit comme un gentilhomme, qui s’est fait soldat ; Spiegel, ami paternel et dévoué jusqu’à l’abnégation ; Michel, ami fidèle et opiniâtre jusqu’à l’héroïsme.

 

Mes œuvres, mon sacrifice ! dit le peintre Spiegel au musicien Franz Millier. Il n’y a pas grand mérite, va ! Nous avions associé nos pauvretés. Nous vivions à cheval sur l’art et le métier, risquant tort de nous trouver par terre entre deux. Tu ne donnais pas assez de leçons de piano pour vivre, tu en donnais trop pour avoir le recueillement nécessaire à une grande œuvre ; moi, j’interrompais à chaque instant mon tableau pour faire des portraits... dinatoires ; nous étions en train d’avorter tons les deux... Alors je me suis dit : « nous avons un mur à escalader, l’échelle est étroite et longue et le vent est fort... Si nous montons ensemble, elle chavirera. Que Franz monte le premier, je lui tiendrai l’échelle d’en bas et, quand il sera arrivé, il me la tiendra d’en haut. » Tu vois que ce dévouement sublime est tout simplement un calcul.

FRANZ.

Alors, pourquoi n’avoir pas tiré au sort à qui monterait le premier ?

SPIEGEL.

Parbleu ! parce que tu es plus leste que moi, et que ton ascension est plus sûre que la mienne. Et puis, moi, j’ai une vertu que tu n’as pas, celle du bœuf, la patience. Que m’importent un an, deux ans de retard ? Mon but est à deux pas, j’y arriverai toujours ; toi, au contraire, tu voyais devant toi une route infinie, et il te tardait de partir... C’est tout simple, la vie est courte[125].

 

Vertueux sophismes, touchants mensonges, dévouement humble et pudique jusque dans le sacrifice, tout y est ; et ce sentiment si insaisissable prend sa forme, et Spiegel est un caractère. Tout cela est d’autant plus difficile à peindre au théâtre, que l’amitié muette et réservée est seule une vertu, et qu’il faut plus de finesse et de mesure que de vigueur et d’éclat pour en dévoiler les mystérieux replis. Spiegel a fait bon marché de son avenir, comme il fera tout à l’heure litière de son cœur ; et à peine peut-il confier son secret à lui-même sans courir le risque de forcer son mérite. Il fallait le talent sobre et la sensibilité attendrie d’Émile Augier pour renouveler et animer de semblables caractères. Il y a réussi, dans cette pièce, et ailleurs ; car la fin d’un Beau Mariage est un hymne pathétique en présence de la mort, en l’honneur de l’amitié.

Il y a réussi parce que là est sa propre nature, et la marque de son talent. Il était naturellement porté par son goût pour la morale domestique, par son penchant à la psychologie délicate et modeste, par ce talent d’observation précise et d’expression mesurée, et enfin par cette sensibilité saine et discrète, vers ces caractères d’honnêtes gens, qui vivent au sein de la famille, naturellement bons et plus étonnés qu’atteints par les mœurs nouvelles. Mais ces mêmes mœurs lui imposaient d’autres personnages, plus vigoureusement dessinés, et qui témoignent d’une égale sobriété et de la même harmonie : deux qualités, qui sont décidément les caractéristiques de sa pensée.

 

 

IX - Les jeunes gens et les types

 

Les plus directement exposés à l’influence des mœurs modernes sont les jeunes gens. Cela s’entend de reste.

Sans cesse alternant entre la sérénité calme de la famille et l’existence agitée du dehors, ils affrontent le vice avec la superbe insouciance de la force neuve et du sang qui bout. Mais comme l’expérience n’est pas la compagne ordinaire de la jeunesse, ils s’engouent aisément de tout ce qui leur paraît supérieur ; pour eux tout ce qui brille est or, et tout ce qui est or, à savoir le vice à la mode, le langage du jour, la philosophie de demain, jette à leurs yeux un éclat qui les fascine et les éblouit. Et puis, comme ils reviennent de temps en temps s’asseoir au foyer, ils y sont les naturels intermédiaires entre la modernité séduisante de la haute vie et la moralité attardée et un peu uniforme de la maison. Ils ont des pères, qui pestent contre leurs espiègleries et les habitudes d’élégance qu’ils apportent d’ailleurs, et qui au demeurant sont pétris d’indulgence et pleins de mansuétude, des sœurs veuves, à qui ne pèse point trop la liberté, et qui s’initient sans chagrin aux mystères de l’indépendance ; des sœurs, non mariées encore, et qui s’accoutument aux demi-confidences imprudentes, aux révélations de la Terre promise. – D’autres, qui n’ont ni le loisir ni la fortune nécessaires au plaisir ou au dilettantisme, sont en proie à la fièvre de la lutte, aux désirs impatients, aux soudaines tentations, et dans le tourbillon leurs yeux se noient, leurs consciences se troublent ; les exemples dangereux du vice en brillante posture leur donnent le vertige. Ils ont derrière eux un passé d’honneur, de travail, d’honnêteté, d’austérité même, qui leur donne plus d’orgueil que d’espérance : proie facile à la séduction de la morgue brillante et parvenue. Ajoutez quelques femmes isolées, ennuyées, ou dépareillées, trop jeunes pour la société où elles ont vécu, et aussi pour renoncer à vivre, assez tendres et assez belles pour plaire, et d’une condition qui leur ouvre toutes les portes : vous comprendrez qu’Émile Augier a très habilement choisi ces truchements entre le vice et la morale, ces caractères de transition entre les personnages qui représentent la droiture, elles autres, les parangons des mœurs contemporaines, les agents pernicieux de l’immoralité, qui menacent l’honneur de la famille et en bouleversent les traditions. Du même coup vous découvrirez la composition solide et simple qui unit étroitement toutes les figures de cette œuvre, qui les mêle sans désordre, les frotte les unes aux autres, les rassemble parfois sur un terrain neutre, tel que le salon cosmopolite des petits-fils de nos aïeux, reflétant en raccourci une image harmonieuse et vraie de la société moderne.

Tous ces caractères intermédiaires ont un trait commun. Ils valent mieux que leurs paroles, – et parfois que leur conduite. Ils ont gardé de la première éducation une droiture de cœur, des scrupules de conscience, dont ils se moquent plus aisément qu’ils ne s’en défont. Les femmes même qui, perverties ou simplement égarées par la fantaisie ou la passion, ouvrent aux coquins les rangs des bonnettes gens, subissent des crises et des révoltes qui leur donnent droit à l’indulgence ou au pardon. Il y a un abîme encore entre elles et les Séraphine, de même qu’une barrière se dresse à la fin entre André et d’Estrigaud. L’auteur les a traitées avec quelque douceur, les abaissant juste assez pour montrer la puissance du vice, sans couper toute retraite derrière la faute. Et ce n’était pas trop de sa souplesse et de sa dextérité, pour marquer ces nuances moyennes sans les forcer. Il les fait voir, ces femmes, victimes du luxe, de la mode, de l’ennui, de la tolérance mondaine, prêtes à succomber, déchues même ; mais il trouve jour, ou peu s’en faut, à les tirer de l’erreur, et à les réhabiliter à peu près. En vérité c’était une mesure difficile que la réalité, plus cruelle, ne garde pas toujours. Elles forment un cortège troublant et attristé : Gabrielle, dont l’humeur romanesque et l’esprit inquiet ont failli compromettre à jamais le bonheur ; la marquise Annette Galeotti[126] que les goûts excentriques, l’élégance effrénée, le désir de suivre le mouvement, et je ne sais quelle bourgeoise fureur de jouer avec le feu ont engagée dans le piège d’un fringant fripon, d’où elle s’échappe par miracle, et guérie ; la marquise d’Auberive[127] mariée trop jeune à un marquis trop vieux, fatiguée sans doute par les prétentions et les paradoxes du vieillard, femme exquise, et qui a succombé à la séduction de la jeunesse et du talent de Sergine, et puis, femme esseulée, inquiète, qui se redresse au moment de glisser sur une pente fatale, de l’irrégularité dans la coquetterie, et peut-être de la coquetterie dans le vice ; et aussi Léa de Clers[128], une veuve déçue, abandonnée, dont l’imagination travaille, dont les sens égarent la raison, et qui ne reprend conscience d’elle-même qu’après la faute ; et enfin (car Émile Augier a encore quelque ménagement pour celle-ci) Madame de Montlouis[129] qui, après avoir dans une heure de caprice transformé un gentilhomme en un agioteur, et modernisé le breton de Thommeray à outrance, déplore son ouvrage, et pâtit cruellement, sitôt que le caprice en son cœur a fait place à l’amour. Et toutes ces femmes, plus ou moins dévoyées, ayant accès dans la famille et le salon, y importent la contagion des mœurs modernes, dont elles sont plus ou moins dupes ou victimes.

Les jeunes gens, qui y sont réfractaires, sont rares. Je les aurai tous nommés et peut-être un de trop, en citant Maximilien[130], le secrétaire de M. Maréchal, et l’explorateur Champlion[131], deux amoureux de l’ancien répertoire, dont le dernier encore ne sait pas résister aux petites fêtes et aux invitations d’amis. Tous les autres, au premier ou au second plan, traversent leur crise d’honnêteté ; et leur jeunesse, leur conscience, leur probité sont soumises à d’étranges épreuves, et travaillées par de rudes compagnons.

Ils ont des docteurs de sagesse, et des maîtres de toutes les élégances pour les assouplir et les styler. Il faut fléchir au temps ; les caractères, en fléchissant, se transforment, – ou se déforment. Tous bâtis sur le même modèle. Ils sont un composé de candeur et d’indifférence, de bon sens et de paradoxe, d’enthousiasme et de scepticisme, d’honnêteté naïve et d’immoralité factice : ils s’évertuent à détruire en soi la nature. Quelques-uns y réussissent à grand effort, et sans retour. Témoin, ce Franz Milher, de la Pierre de Touche, un pauvre musicien d’avenir, dont nous voyons qu’un héritage inattendu dessèche le cœur et tarit le génie. Tant qu’il a vécu dans le modeste atelier de Spiegel, entre son ami et Frédérique, il écrivait des symphonies larges d’inspiration, et il aimait sa cousine, ou du moins il croyait l’aimer. Car sa quiétude était traversée de désespoirs violents, d’impatiences fiévreuses. Il rêvait la fortune pour illustrer son génie, puisque l’un végète et succombe sans l’autre. Il la possède enfin. Elle lui est venue sous la forme d’un testament notarié, providentiel. Il est riche, très riche ; il est en proie à l’argent. Et le voilà oscillant, tiraillé entre ses désirs et ses scrupules, sa sotte vanité et ses liens d’autrefois, sa manie de noblesse et la foi jurée à Frédérique. De l’art il n’est plus question. De la symphonie il n’a cure. De l’amitié il se détache peu à peu, halluciné par les grandeurs, fasciné par un baron ruiné, une margrave besogneuse, qui lui fait miroiter aux yeux, avec l’honneur de la main de sa fille, la faveur d’un rang dans le monde et à la cour. Placé entre Spiegel qui l’a nourri, Frédérique qui l’a aimé, le baron qui l’adopte par intérêt et la margrave qui, frustrée dans la succession, le veut pour gendre, il hésite un instant, puis penche enfin vers les amis les plus nobles, je veux dire les plus titrés, parjure, égoïste et ingrat, décidément perverti par la fortune : caractère intermédiaire, notez-le, encore qu’au premier plan, mais cœur au-dessous du médiocre.

Tous les jeunes gens n’échouent pas dans une grandeur si misérable. Mais tous, quelle que soit l’importance de leur rôle dans la pièce, sont ainsi attirés par des exemples contraires, hésitant entre le prestige un peu terne de l’honnêteté et le bel air des coquins ou l’assurance des parvenus. Leurs fluctuations de conscience sont le ressort même de la comédie et l’équilibre de l’intrigue. Plusieurs sont légèrement atteints, et à la surface. Ils n’ont souvent que le vernis du vice, qu’il suffira de gratter. Variables selon la température et l’atmosphère qu’ils subissent, ils sont toujours d’après d’autres, alternativement persuadés par la vérité qui est la jeunesse, la foi, la probité, qu’ils portent en eux-mêmes, ou alléchés parles sophismes des mœurs nouvelles et de la morale aventurière. C’est Philippe Huguet, dont la jeunesse est dévorée d’ambition et se consume dans la fièvre de l’argent ; c’est Lucien de Chellebois, qui rougirait de ses bonnes actions, s’il n’y avait pas quelque inélégance à rougir, et qui, pour se rompre aux belles manières et aux opinions distinguées, recherche les conseils d’un Ruffian ; Léopold Fourchambault, un gandin qui a du genre, au point qu’on croirait qu’il manque de cœur ; l’ingénieur André, qui traverse la fournaise et s’en sauve un peu flambé ; et de tous le plus éprouvé, le plus partagé, le plus endoctriné, le plus secoué et le plus bellement guéri est Jean de Thommeray, que maître Roblot a conquis laborieusement à la honte, jusqu’à ce qu’une poussée de patriotisme le rende à l’honneur. Il est le plus vigoureux de ces caractères flottants, le plus poussé de ces personnages indécis, dont le courage se brise, la fierté s’humilie, et la conscience capitule, parmi les tentations et les assauts des plaisirs faciles, de l’argent aisé, et des théories accommodantes. « Est-il bon, est il méchant ? » disait Diderot. Il est l’un et l’autre comme à peu près tous les jeunes gens de ce théâtre ; seulement il est lui, campé à l’avant de la scène, tout près de la rampe, à mi-chemin entre le côté cour qui est la famille, et le côté jardin, enceinte réservée aux mœurs modernes, aux méchants, aux pervertis, aux brillants représentants du luxe équivoque, de la fortune louche, de l’ambition effrénée, du scepticisme écœuré, et de la morale meurtrière, aux Séraphine, aux Vernouillet et aux d’Estrigaud, qui donnent la main aux Poirier, aux Giboyer et aux Sainte Agathe. Et tout cela est d’une composition assez simplifiée, somme toute, et en parfait équilibre.

Cet équilibre eût été manifestement rompu, si à la vigueur de l’observation Émile Augier n’avait ajouté la sobriété, qui est la marque classique de son talent, et une philosophie foncièrement honnête, qui en est la base solide. Ce que j’admire le plus dans les admirables rôles qui représentent les concupiscences du jour, et incarnent les diverses maladies sociales, ce n’est certes pas qu’ils soient devenus les types de ce théâtre, mais que l’écrivain leur ait fait leur part, à force de goût et de robuste raison ; c’est qu’ils n’aient point envahi la scène par le privilège même de leur éclat et de leur nouveauté ; qu’ils ne l’aient pas encombrée, comme la tentation en était grande, de leurs machines habilement dressées et de leurs paradoxes à effet ; c’est, en un mot, qu’ils soient les types de la comédie de mœurs, mais non des traîtres renforcés et noircis, qui cependant faisaient ravage dans le mélodrame. Il y a là beaucoup de mérite et de vérité profonde. En présence du vice triomphant, il est sage de croire à la loi universelle des compensations, plutôt que d’abdiquer toute croyance, et de passer à l’ennemi. Mais surtout il est réconfortant d’assister au spectacle d’un écrivain qui dénonce le mal sans faiblesse, mais sans outrance, avec une audace mesurée, également exempte de complaisance pour son public et pour son talent. Le triomphe du goût, c’est qu’il ait mis ces caractères à leur place, qu’il ait su résister au désir de la leur faire trop grande, et qu’il ait eu quelquefois le courage de les refouler au second plan. Sans doute, ils dominent la scène, comme les mœurs modernes qu’ils personnifient ; mais c’est une domination limitée, atténuée par la conscience clairvoyante, et l’observation sûre d’un génie qu’aucun brillant n’éblouit. Ils n’en perdent rien de leur relief. Et c’est peut-être, après tout, à cette sobriété méritoire que ces caractères doivent d’être dans l’imagination populaire devenus des types. Qui dirait que Tartufe l’est aussi devenu à ce prix, ne nous étonnerait pas autrement.

Oui, ils sont là six au moins, qui rappellent la galerie de Molière, et qui révèlent aussi leur époque.

Deux femmes sont d’un dessin plus délibérément réaliste. Même nous avons vu qu’Olympe Taverny est d’un crayon forcé[132]. Car, il y a des réserves à faire sur ce caractère de courtisane épousée, et qui a la nostalgie de la boue. Aussi a-t-elle davantage vieilli, surtout depuis que le goût de la rédemption nous a passé, et je veux croire qu’avec l’âge, elle se serait, comme son siècle, assagie ou assouplie.

Séraphine Pommeau est un type d’hier et d’aujourd’hui. Elle est prise sur le vif, sans concession, et surtout sans exagération. L’auteur a tracé avec une prudente vigueur ce caractère de femme pervertie par la fureur du luxe. Il l’a faite froidement lâche, et perversement égoïste. Mais remarquez que plus la tentation était grande « de faire une peinture de cette dépravation graduelle[133] », plus grand aussi était le mérite de ne point céder à ce plaisir raffiné, qui eût pu être un habile calcul. Séraphine se dresse devant nous, décidée en sa démarche, effrayante d’impudeur, sans remords, sans fierté, sans amour, sans plaisir, statue de marbre où rien ne bat. Et c’est pour l’avoir prise au point précis de sa chute, où la manie du luxe dévoile cette absence de cœur, cette ignorance du sens moral, qu’Émile Augier a créé sa Célimène bourgeoise, à lui, la Célimène de l’âge d’argent[134].

 

Le plaisir et le luxe sont les dieux qu’on nous prêche de parole et d’exemple : quand nous les adorons, on nous traite de monstre ? – Monstre, soit ! Si j’en suis un, prenez-vous en à qui de droit. Je ferais une concession au respect humain en restant avec vous : elle ne vous suffit pas ; chassez-moi donc Je ne suis pas embarrassée de moi[135].

 

Moins pervers est M. Poirier, mais non moins égoïste. Dans ce demi-siècle de bourgeoisie, il est non pas le bourgeois gentilhomme, (car s’il est féru de noblesse, c’est par-dessus le marché, et seulement pour flatter et servir son égoïsme), mais un vieil ambitieux. Il l’est avec passion, avec délices ; son moi, longtemps emprisonné, s’est évadé, dilaté, élancé vers les brillants espoirs et les vastes pensers. M. Jourdain, au fond, était un brave homme, quoiqu’il eût l’air d’un grotesque. M. Poirier a l’air d’un brave homme ; il a la mine modeste, et il est plein de superbe ; ouverte, et il est concentré : toute la mine enfin de ce qu’il n’est point. D’en faire un imbécile, rien n’était si aisé ; l’auteur s’est astreint à en faire un type, je veux dire un bourgeois enrichi, madré, personnel, vaniteux, et point sot. Il est d’une époque, et il est un caractère. Il a l’autorité finaude et intransigeante du boutiquier parvenu. C’est son vice. Verdelet, sa fille, son gendre, il ne les considère que comme des associés inférieurs ou avantageux, qui concourent à ses fins, à savoir la pairie. Il n’est point avare ; il est négociant. Il consent aux sacrifices utiles, et, si énormes qu’ils paraissent, il ne rogne sur la dépense qu’au moment où il est obligé de réduire ses visées. Son gendre est une valeur qu’il a achetée à la hausse, quand elle était négociable, et qu’il liquide, dès qu’elle n’est point de rapport. Et comme au fond de l’égoïsme il y a toujours un levain d’orgueil démesuré, après avoir risqué le bonheur de sa fille en un mariage à lui profitable, il brûle d’assurer le malheur de son enfant par une séparation qui vengerait son amour-propre joué. Esprit court, d’une intelligence très spéciale, qui croit s’étendre à tout, d’une opiniâtreté finassière, qui pense prétendre à tout, sec, vain, mais non pas sans mérite ; amoureux de soi, dédaigneux des autres, et confiant dans l’avenir, M. Poirier restera le représentant d’une époque où la richesse a poussé de l’épaule la noblesse, pour la remplacer au pinacle et s’y tenir. Et tout cela est d’un goût sûr et souple.

La discrétion du talent n’apparaît pas moindre dans la peinture des Effrontés. D’abord Vernouillet.

Quand le Scapin de Molière mourut, l’ingénieux artiste de duperies, il laissait un fils, Crispin, d’une folle gaîté, mais de naissance suspecte, et de sentiments un peu bas. Crispin engendra Frontin, un valet de hasard et porté sur l’argent. De la même lignée était issu Figaro, qui se fit tribun, pour être quelqu’un. Figaro avait de l’esprit ; il en faisait surtout.

Il fit souche d’hommes d’esprit, comme lui, qui en eurent même davantage, ou du moins l’eurent plus positif et le firent fructifier. Ses rejetons portèrent leurs gages à la Bourse, et dépouillèrent la livrée. – Tel est précisément l’arbre généalogique de Vernouillet. – Au reste, il n’est pas, comme M. Poirier, un parvenu : ce qui implique peines, labeurs, patience et longueur de temps. Il n’est même pas un homme qui se pousse. Il est un homme pressé. Il s’improvise et s’impose par un coup d’éclat, dût l’éclat fêler les vitres, selon la spirituelle remarque du marquis d’Auberive. Oh ! que cela était vu, à l’époque où parut Vernouillet ! Et que cela ne serait point trop mal observé, aujourd’hui qu’on assure que Vernouillet a vieilli ! Mais qui ne frémirait en songeant de quoi est capable un homme de cette trempe, avec la complicité de la fortune ? Est-ce que morale, honneur, famille, patrie sauraient résister à cet industrieux et décidé coquin ? Et n’est-il pas probable qu’Émile Augier, dès qu’il l’eut découvert et dressé en pied, dans son imagination, en dut être effarouché ? Le moyen de jeter cette espèce dans une comédie, sans en faire un traître de drame, ou de mélodrame ? Ici se marque la véritable empreinte du talent. Faire de Vernouillet un fripon, un coquin, en passe d’arriver à tout, même à prendre l’allure d’un honnête homme, cela était neuf et singulièrement périlleux. L’écrivain était-il maître d’un pareil personnage, et se pouvait-il promettre à l’avance de défendre la société contre ses funestes menées ? Le trait de génie est d’en avoir fait un effronté, ce qui est précisément le contraire d’un homme courageux, et conséquent dans ses audaces. L’effronterie procède par boutade ; si elle a l’œil provocant, c’est qu’elle craint parfois de le baisser. L’effronterie est une attitude. Elle est aussi quelque chose comme de la défiance surmenée. Croyez-le bien : son extraction pèse à Vernouillet, et lui courbe le front dès le premier échec. Un homme de cette origine est capable de toutes les témérités, parce qu’il ne saurait retomber au-dessous de l’étage, d’où il s’est élevé ; mais à la première mésaventure, le voilà désemparé, parce qu’il est mal né, parti de trop bas, parce qu’il a du sang de valet dans les veines, et qu’il est hanté des coups de bâton endossés par ses ancêtres. En vain il s’habille en gentilhomme : il y a du laquais là-dessous, vous dis-je. Au premier choc c’est un bonheur pour lui qu’il rencontre un marquis, qui le redresse, le remette en selle, et lui fasse la leçon. Mais attendons la fin. Et, en effet, le personnage est double. Il a repris son aplomb, le petit-fils de Frontin ; il a même du flair et beaucoup d’ingéniosité, le petit-neveu de Figaro. Par exemple, il achète un journal pour faire l’opinion, au lieu de la subir. À la bonne heure ! Et il s’est mis en tête de jouer le désintéressement ; il refuse la subvention du ministre pour accroître son crédit. C’est fort bien joué ! Repousser les présents d’Artaxercès, c’est le piquer au jeu. Pour rentrer en grâce avec les hommes, il a l’idée de conquérir les femmes. Il veut être digne, ce forban ; et sa dignité ne saurait être consacrée que par un riche mariage, qui l’installe confortablement dans le monde. Bravo, mon cher, on n’est pas plus habile. À seule fin d’obtenir la fille, il flatte le père, cajole le fils, manœuvre auprès de la marraine, une noble dame un peu irrégulière, mais partout reçue, elle et ceux qu’elle protège. Tout cela est d’une rare sagacité, et les cartes sont adroitement filées. Mais prendre une marquise par l’argent, et, si, renseignée sur le procédé, elle se fâcheuse fâcher autant qu’elle, et se venger bassement, et l’afficher dans le journal. Monsieur Vernouillet, je marque une école. Fi ! que cela est mesquin ! C’est le manant qui reparaît, et qui triche au jeu de l’effronterie. Elle ne vous réussit pas, votre histoire de chien compromettant. La gente dame visée, qui a de la race, vous porte un coup droit en plein salon ; et l’on dirait que vous, qui décidément n’en avez point, vous faiblissez un instant, et que Scapin n’est pas à l’aise devant la marquise. Prenez garde que c’est vous exécuter vous-même[136].

Je vois bien que vous ripostez, mais brutalement. Et la brutalité avec les femmes n’est de mise que dans votre monde. Vous êtes, dites-vous, enchanté de ce duel, qui sera votre brevet de gentleman, outre qu’un bras en écharpe intéresse singulièrement une petite fille. Cela est mieux raisonné, on vous retrouve. Encore une fois, vous avez de l’esprit, je l’avoue, mais qui n’est pas de qualité. Car enfin, au moment où contre votre mariage vous avez indisposé la marraine et le frère, comment pouvez-vous imaginer que vous réduirez celle-là au silence par une chronique gouailleuse, et l’autre (ceci est votre plus lourde faute, Vernouillet, et prouve décidément que votre nature n’est pas à la hauteur de votre imagination), par un article d’antan, qui rappelle le procès du père, un procès identique au vôtre, et qui ne vous saurait profiter. Que n’avez-vous songé que Charrier cédera aux instances de son fils, et qu’il réparera l’honneur, quel que soit le sacrifice ; car sa conscience a traversé un long sommeil dans un rêve doré, mais il n’est point un effronté, lui, et il a fait de son fils un gentleman plus accompli que vous. – Sauf erreur, je crois démêler assez aisément les diverses nuances de ce type complexe et moderne, qui sont les atténuations morales du rôle, d’une vérité plus profonde, à tout prendre, que les abstractions raisonneuses, et les caractères d’une rigueur absolue. Et puis, que deviendraient les honnêtes gens, si les effrontés mêmes n’avaient leurs faiblesses ?

Cet autre est franchement un gueux. Aussi est-il plus populaire. Il a nom Giboyer[137]. Émile Augier, qui l’avait plus d’une fois rencontré dans la vie, le jette un jour dans une pièce, et le relègue au second plan. Un artiste se rencontre, qui donne un tel relief à cette figure que du premier coup il en fait un type des plus saisissants, des plus actuels, et tout à fait selon les traditions de notre littérature[138]. C’est le même comédien qui nous rendit avec tant de talent le personnage de Maître Pathelin, et qui jadis, à l’École Normale, faisait revivre, devant un public qu’il tenait sous le charme de ses leçons, l’éblouissant, le fantasque, le déclassé Panurge. Or Giboyer est précisément leur progéniture, une épave de la Révolution. Remarquez qu’il n’est guère que cela dans la comédie des Effrontés. Fils de portier, doué d’une rare intelligence, il fut envoyé à Paris, pour y recevoir, comme on dit, les bienfaits de l’éducation. C’était un enfant prodige, destiné aux plus grands succès scolaires. Recueillez plutôt sa biographie de ses lèvres mêmes.

 

Tant qu’ont duré mes études, j’ai vécu comme un coq en pâte. Je remportais tous les prix, et les marchands de soupe (il a le langage des cours... de collège) se disputaient votre serviteur comme une réclame vivante, si bien qu’en philosophie j’avais obtenu de la concurrence une chambre, à part, avec la permission de fumer... Mais le lendemain il fallut en rabattre... Mon bienfaiteur m’offrit une place de pion à six cents francs ; mais il me supprima la chambre, la pipe et les permissions de dix heures. Ça ne pouvait pas durer ; je lâchai l’enseignement, et je me jetai dans les aventures, plein de confiance en ma force, et ne soupçonnant pas que ce grand chemin de l’éducation, où notre jolie société laisse s’engouffrer tant de pauvres diables, est un cul-de-sac... Savez-vous comment j’ai vécu, moi, qui pourrais soutenir une thèse, comme Pic de la Mirandole, de omni re scibili ? Tour à tour courtier d’assurances, sténographe, commis-voyageur en librairie, secrétaire d’un député du centre dont je faisais les discours, d’un duc écrivassier dont je bâclais les ouvrages, préparateur au baccalauréat, rédacteur en chef de la Bamboche, journal hebdomadaire, vivant d’expédients, empruntant l’aumône, laissant une illusion et un préjugé à chaque pièce de cent sous, je suis arrivé à l’âge de quarante ans, le gousset vide et le corps usé jusqu’à l’âme[139].

 

C’est le pendant de Vernouillet ; avec cette réserve que l’un a fait ses études à balayer le cabinet d’un agent de change, étant plus pressé, et aussi plus pratique ; que l’autre a eu l’illusion qu’une demi-instruction mène à tout, et que la souplesse des aptitudes supplée à la direction de la volonté : l’un confiant dans la force brutale de l’argent, même mal acquis, l’autre dans la supériorité du savoir, même incomplet ; l’un effronté, l’autre déclassé. Des deux lequel est plus dangereux ? L’avenir le dira. – Mais Giboyer a une faiblesse : il est bon fils. Laissez-le vieillir : il sera bon père. C’est sa tare, un penchant à la sentimentalité qu’il a hérité aussi de Figaro, et voilà comment il est socialiste, mais d’un socialisme plutôt critique qu’efficace, irrité contre les abus plutôt qu’éclairé sur les remèdes, l’espèce d’hommes la plus misérable et la moins haïssable pourtant, quand elle se mêle d’être honnête à sa manière, et de joindre une certaine naïveté foncière et très dissimulée à une effronterie très sceptique. Le mal que peut faire un tel personnage, dont l’esprit et la plume sont à vendre, Émile Augier l’avait indiqué dans la première comédie ; il l’a fortement marqué dans une seconde, le Fils de Giboyer. Là, ce gueux, ce forban de lettres, ce corsaire du journalisme, cette intelligence à toutes fins, capable de composer le plus bel ouvrage, et d’écrire les pires insanités, de s’élever aux plus hautes conceptions, et de sombrer dans les plus infâmes besognes, de penser avec élévation et de plonger dans les bas-fonds des industries vaseuses, de concevoir le plus grand discours sur les réformes de l’enseignement et de brocher la harangue contradictoire avec un talent égal, là, dis-je, Giboyer est un père, un père d’élite, qui oublie les vilenies de son existence aventureuse dans les rêves qu’il forme pour ce Maximilien, à qui il a donné de l’instruction et de l’honneur... « comme si ça ne coûtait rien, » en qui il compte revivre d’une vie respectée et glorieuse à effacer « jusqu’au souvenir de la sienne. » Là cette figure s’agrandit étrangement ; elle prend un relief incroyable et révèle la plus étrange contradiction qu’ait pu produire notre siècle, de l’instruction poussée à ses pires conséquences et du cœur qui se redresse naturellement. « C’est la courtisane, a dit Émile Augier, qui gagne la dot de sa fille. » Et qui ne voit que ce type saisissant est conçu avec la même mesure que tous les autres et que le sentiment paternel est la seule sauvegarde qui reste à la société pour l’assurer contre un pareil homme ? Quand Rabelais eut deviné Panurge, il est probable qu’il craignit de le montrer au naturel, comprenant à quels crimes pourrait pousser ce spirituel bandit : il l’affubla d’un costume grotesque, et lui chaussa le nez de lunettes ridicules, pour lui donner un air inoffensif. Quand Émile Augier vit Vernouillet et Giboyer, il est manifeste qu’il en eut peur ; et, pour rassurer les honnêtes gens, à l’un il donna l’âme d’un valet, à l’autre le cœur d’un père.

Quant à M. de Sainte-Agathe, il l’a affligé d’une bosse : oui, d’une bosse ronde, exhaussée, déviée, au beau milieu de la colonne vertébrale. Cette bosse est le point de départ de sa carrière, « le point de mire de toute sa vie, » le point d’arrêt de son avancement dans la légion, où il a pris du service, et ne sera jamais que soldat. Il appartient à cette compagnie qui a sa tête à Rome, et ses membres partout. Madame Hélier, sa sœur, analyse finement ce personnage mystérieux. La cause de son affiliation est donc une rivalité d’enfance plutôt qu’une conviction sincère et respectable.

                                                    

Votre rival à vous, c’est notre frère l’Évêque. Sa brillante destinée a toujours été à la fois votre rêve et votre cauchemar. Mais autant il est beau, éloquent, sympathique par sa droiture et sa bonté autant vous, vous n’êtes rien de tout cela. C’est pourquoi, n’étant pas organisé comme lui pour marcher à ciel ouvert, vous vous êtes résigné aux routes souterraines ; tandis qu’Ambroise avait le faste du pouvoir, vous en avez sourdement atteint la réalité ; et ce fut un beau jour pour vous, quand votre taupinière le fit buter dans sa route, qu’il fut obligé de compter avec vous et de subir votre protection envieuse[140].

 

Il est précepteur du jeune vicomte de Valtravers, dans une famille qui a des accointances avec la maison succursale d’Uzès. Il est humble, il est modeste, il n’a pas de besoins. Il fume rarement, et seulement quand les dents le font souffrir. Il est souple, patelin et insinuant. Il est capable de la diplomatie la plus subtile, à moins qu’il n’y ait nécessité qu’il prenne un ton impérieux. Et il le prend. Il a des euphémismes confits en douceur. Il sait à propos mettre en pratique la maxime d’Onuphre, suivie par Basile. « Une petite calomnie, moins que cela, une légère médisance lui suffit pour ses pieux desseins ; et c’est le talent qu’il possède à un plus haut degré de perfection[141]. » Il s’empresse d’ailleurs à désarmer, sitôt que les gens se sont rendus à lui. Il se rétracte en toute humilité ; il avait mal entendu le propos qu’il a redit à loisir ; il déplore béatement ce qu’il appelle « la médisance de ses oreilles. » Il n’est ni trop sévère, ni pas assez sur la moralité de son élève, juste à point, selon les cas de sa conscience, et les nécessités de ses plans mystérieux. Catherine de Birague, dont il recherche les millions pour la Compagnie, et la main pour le jeune Adhémar, n’aime point les ingénus. Avec la grâce du ciel sa discipline s’humanise ; et voici le petit sermon qu’il tient au fiancé récalcitrant, dont il est le directeur :

 

...Quand je dis grâce au ciel, Monsieur, c’est que je reconnais un dessein de la Providence dans des égarements passagers qui sont peut-être le chemin du cœur où vous êtes appelé à rapporter la lumière. Poussez donc plus avant dans cette voie mystérieuse ; revendiquez le détestable honneur d’un duel[142].

 

C’est l’homme le plus minutieux, le plus informé, le plus calme, et le plus doué de logique. Il excelle à prendre les gens dans ses filets par persuasion ; et il a une éloquence si convaincante, qu’il suffit de l’entendre un quart d’heure pour apprendre qu’il débrouille le chaos de votre vie mieux que vous-même, qu’il en connaît les moindres détails, surtout ceux qu’on croyait le mieux cachés[143], et qu’il pratique le pardon des pires fautes, dont le repentir s’affirme par une entière soumission. D’ailleurs, incapable d’abuser de ses dossiers et de sa victoire au-delà de ce qu’exigent les intérêts de la Compagnie, dont il est le plus dévoué serviteur et le plus humble des membres. Si vous demandez à cet homme à quoi il tient sur la terre, il vous répondra qu’il aime Dieu et ses frères ; mais, après cela, si vous croyez que cette aliénation de la volonté, ce renoncement au moi, sont exempts de passion, de jouissance et d’orgueil, frémissez, et instruisez-vous.

 

J’obéis... à une passion que vous ne soupçonnez pas, vous autres, les voluptueux, les heureux du monde ! À une passion qui sèche toutes les autres... celle de la domination. Que pourrais-je, moi chétif, avec ma liberté individuelle ? Je l’ai abdiquée pour épouser une volonté collective et la servir aveuglement. Pauvre être ignoré, que m’importe ! J’immole mon esprit et ma chair à l’omnipotence de l’ordre, qui est mon assouvissement ; et, quand on me portera en terre après une vie d’obscurité et de privations, le monde ne se doutera pas que ce cadavre sans nom a fait des orgies de pouvoir, qu’il a senti passer dans ses os les plus acres voluptés du despotisme[144] !

 

Tout cela dit d’un ton doux, détaché, inoffensif et irrévocable. Ici la touche est si déliée et mesurée, que ce caractère, tracé de main de maître, s’est un peu effacé derrière la figure plus populaire, mais non plus expressive de Rodin[145], et l’immortel baron d’Estrigaud.

Il n’y a qu’un baron – et j’ai soupçon qu’il est de fraîche date ; mais il y a deux d’Estrigaud, dont l’un fait suite à l’autre, à moins que ce ne soit le même, un peu mûri, et rassis. Nous avons vu le premier, à propos de la Contagion, dans tout le charme de son insolence et l’éclat de sa terrible immoralité. Il s’est dressé devant nous, brillant, fringant, souriant, vêtu à la dernière mode, meublé avec luxe, galant avec les femmes, un peu hautain avec les hommes, froid débiteur d’aphorismes modernes, qu’il frappe en médailles, et dont il favorise le cours au mieux de ses intrigues ou de ses intérêts. Il est un maître des belles manières, de la séduction et de la blague sceptique et distinguée. Il se couche à dix heures pour être reposé à deux, et gagner au cercle tout ce qu’il veut. Il joue à la bourse sur les indications d’une actrice Navarette, qui lui transmet les sûrs renseignements du coulissier Cantenac. Un ingénieur arrive à Paris avec une idée, qui peut être une fortune. Il l’attire dans son demi-monde, le lance dans la grande orgie de la vie parisienne, avec l’espoir de l’amener à lui vendre cette affaire, qu’il cédera aux Anglais, à bénéfice. Il a un jeune ami, dont il a fait son élève, sûr que tous ses enseignements sont répétés à la sœur, qu’il recherche par caprice d’abord, pour son salut ensuite – à la nouvelle de sa débâcle. Et cet homme est, en effet, terrible, à mesure qu’il est plus séduisant. Eh bien, à celui-là aussi, à ce fanfaron de vices, qui a l’intelligence assez vigoureuse pour tenir tous ceux qui l’approchent sous sa main, le terrain manque enfin, parce que ce caractère est maté par deux faiblesses. D’abord, il est dupe de son immoralité, et de Navarette, qui est plus rouée que lui ; et puis, mon Dieu, oui, Émile Augier a la foi sincère que tous ces gens-là manquent de cœur – ce qui veut dire tout justement que, comme Vernouillet, d’Estrigaud manque de courage. Et l’un est la conséquence de l’autre. Cet orgueil de l’immoralité n’est que fumée et vaine apparence : cela est observé, bien observé, et cela est heureux pour la société.

Celui qui annonçait à tout venant, d’un air détaché, que le jour de sa ruine serait celui de sa mort, ne faisait qu’excuser par des phrases un train de vie d’origine équivoque et d’une honnêteté douteuse. Il perd à la Bourse, et il n’a que le courage de se survivre. Il mène sur le terrain des gens qu’il veut tuer, et il a la prudence de leur laisser croire qu’il s’agit d’un duel pour la forme ; il s’abaisse à jouer la comédie, et consent à tomber en pâmoison pour une blessure feinte ; mais soyez assurés qu’il fait moins une concession au respect humain, qu’au respect de sa vie. Décidément, il n’est pas si crâne, le baron : la société, avertie et édifiée, a encore de beaux jours devant elle. Il n’est que d’être en garde.

Le d’Estrigaud de Lions et Renards a pris un peu d’âge, et il a l’expérience des chutes. Il ne considère plus le mariage comme un pis-aller, mais comme un capital à réaliser de suite et sans hasard. Lui aussi, il aspire aux millions de Catherine, et traverse ainsi les desseins de M. de Sainte-Agathe. Il est devenu plus prudent dans ses démarches ; il exerce une séduction plus insinuante et enveloppante ; il ne songe plus à attirer chez lui la femme qu’il a remarquée ; il se rencontre au théâtre avec elle dans une loge d’amis, se fait présenter, offre ses hommages, saisit le prétexte d’une visite et apporte lui-même, par une attention dont le sens est assez clair, un objet, un livre, un souvenir, un rien curieux. Il compromet Catherine discrètement, ingénieusement, pour l’épouser finalement. Il ne dresse plus d’embuscades avec la leste impertinence d’autrefois ; il fait le siège de la place, et creuse ses tranchées. Il a raison : il est né général. S’il ne réussit point à Paris, il sera plus heureux à Rome. Il faut lire la scène entre Sainte-Agathe et lui[146], pourvoir combien il est devenu plus souple, plus adroit, et moins cassant. Cette fois, je le crains davantage. Il incline à l’hypocrisie, comme don Juan. Et il calomnie comme Basile. Et il fera sa retraite comme les bons Pères. C’est la dernière ressource de l’intrigue aux abois. Il est vrai qu’Émile Augier ne pouvait guère s’en débarrasser autrement. Vaincu par M. de Sainte-Agathe, il renonce au monde, qui le quitte, à la pauvreté, qu’il redoute ; quand le diable devient vieux, et qu’il n’est point trempé contre les vicissitudes, il prend un biais, qui a l’air d’une résolution : il se fait ermite.

 

Assez d’erreurs et de scandales ! Mes yeux se sont ouverts, je renonce au siècle. – Merci, général. – Oh ! dans dix ans. – Peut-être[147].

 

Voilà donc ces caractères qui personnifient au plus haut point le vice moderne, et sont devenus naturellement les types de ce théâtre. Est-ce à dire que l’écrivain était porté par nature à mieux peindre les méchants que les bons ? Non certes ; mais il y était amené par l’observation pénétrante de nos mœurs, et il n’a point eu trop de son talent, de son goût sobre et sûr, pour maintenir l’harmonie dans son œuvre, et conserver à sa comédie la véritable portée morale, qui en est le début et la conclusion, c’est à savoir un effort incessant pour défendre l’intégrité de la famille, et renseigner sur ses propres excès la société contemporaine, telle que la Révolution l’a constituée.

 

 

X - Le style - Conclusion

 

Quelques mots du style et de l’écrivain.

Selon qu’ils sont plus attachés à la tradition classique, ou plus curieux de la comédie moderne, les critiques préfèrent dans l’œuvre d’Émile Augier les pièces en vers ou celles en prose. Et il est véritable que dans celles-là, qu’il donna presque toutes à ses débuts, il parut très nourri des grands modèles, et très connaisseur de leur langue, – quelquefois trop. Autant il serait excessif de prétendre, comme on l’a fait, qu’Émile Augier a commencé par se borner aux pastiches de Regnard et de Molière, autant il est juste de reconnaître que sa langue poétique s’est affranchie lentement de l’imitation. Et je ne dis point seulement qu’il a sans hâte renoncé à imiter les classiques, dont il était rempli, mais quelquefois même, plus rarement les romantiques, dont la forme et la couleur, – sinon le lyrisme et la poétique même – n’ont pas laissé que de le séduire. Si parfois, dans Paul Forestier, on rencontre des vers comme celui-ci :

 

Tudieu ! Quelle gaillarde aux tentations prompte ![148]

 

on trouverait dans l’Aventurière plus d’un couplet qui résonne à la façon de certaines tirades d’Alfred de Musset :

 

Ventrebleu ! plus je bois et plus ma soif redouble !

Regardez-moi ce jus, l’abbé, ce jus divin

Que le monde a nommé modestement du vin !

C’est le consolateur, c’est le joyeux convive,

À la suite de qui toute allégresse arrive !

Au diable les soucis, les craintes, les soupçons...

Quand je bois, il me semble avaler des chansons[149] !

 

et dans le Joueur de flûte quelques morceaux qui ont l’éclat (à défaut de l’envergure) de Victor Hugo ou d’Alexandre Dumas père.

 

J’ai quitté mon pays par haine d’être esclave.

Trouvant qu’une racine est encore une entrave,

Et las de ressembler au triste tournesol,

Dont la tête voyage et le pied tient au sol.

Depuis, j’ai promené partout ma libre vie,

Vagabond dédaigneux de tout ce qu’on envie,

M’endormant quelquefois au milieu du chemin

Sans souvenir d’hier, sans souci de demain.

...

Tout un monde invisible à mes yeux a brillé :

Monde de voluptés, de parfum, de lumière,

Dont l’éclat rayonnait autour de ta litière ;

Monde resplendissant, aux jours d’été pareil,

Dont ta fière beauté me semblait le soleil[150] !

 

Mais parmi ces imitations mêmes il est aisé de surprendre la marque propre du style en vers d’Émile Augier. Il a de l’imagination, de la fantaisie ; il est riche, somme toute, en sensations poétiques ; mais d’abord il est poète dramatique, c’est-à-dire que sa période prend de soi et d’emblée l’allure du théâtre, qui est un rythme particulier, et non pas, comme chez les lyriques, l’infinie variété des rythmes. Il a, sans effort, le mouvement qui convient à la scène, et sa tirade s’y plie sans peine, par un don de nature qui fait que l’on naît auteur dramatique, « comme on est blond ou brun. » Si vous essayez de démonter en ses moindres parties la plus longue période de Molière, le couplet de Cléante au premier acte de Tartufe, par exemple, vous serez étonné de voir que la pensée s’émiette, se précise, de deux en deux vers, ou de quatre en quatre – rarement plus d’haleine – et que l’idée du morceau se dégage de l’ensemble, jusqu’à ce qu’elle se résume en un trait final qui arrive au public, vibrant, concis, et comique. La pensée procède en sa démarche à la façon de l’entretien ordinaire, où l’idée parfois ne se dégage qu’au terme de la phrase, cependant que toutes les incises ne sont qu’arguments accumulés ou nuances notées rapidement. Émile Augier a eu ce don dès le début ; il possède instinctivement le rythme, peut-être moins arrêté de contours que celui de Molière, mais aussi net d’ensemble, et toujours dans le mouvement de la scène. C’est la première qualité de son style poétique, qui se fortifie encore dans la prose.

J’ajoute qu’il a, sinon inventé, du moins mis en relief avec originalité la poésie bourgeoise et modeste. Il y était porté par la philosophie de son théâtre. Mais cela encore était nouveau, et assez audacieux après les tirades de Hernani, à côté même du classicisme éloquent et indiscret de Ponsard. Songez que toute une école est sortie de là, quia encore ses partisans et ses renommées[151]. C’est la poésie des humbles, le chant des joies domestiques, des intimités, des honnêtes misères, du travail, du ménage, de la campagne, de la province... et de la banlieue, l’hymne familial des peines récompensées, de la vie régulière et de l’avenir consolidé.

 

J’ai quinze mille francs chez Lassasse ; dix mille

Chez Blanche, hypothéqués sur sa maison de ville :

Ma réputation prend un rapide essor ;

Un ministre – et celui de la justice encor ! –

Sur le seul bruit que fait ma petite éloquence,

D’un gros procès qu’il a m’a donné la défense ;

Et cela met un homme en posture au Palais.

...

Mais, ma foi ! si tout va de si belle façon,

Nous pourrons nous donner le luxe d’un garçon.

...À propos, notre tante Adrienne

Ne passe-t-elle pas ce dimanche à Lucienne ?

Veille aux provisions, car l’oncle Tamponet,

Malgré sa poésie, est gourmand et gourmet.

Fais-lui faire, tu sais, ce machin au fromage...[152]

 

Le luxe d’un garçon, et le machin au fromage sont les exagérations voulues d’un auteur débitant dans un genre qui nous paraît juste le contraire d’une audace aujourd’hui. Et c’en était une pourtant, que d’écrire à cette époque des pièces en vers, où l’on vit simplement, où l’on compte, et où l’on mange, et de mêler la poésie aux épices du pot-au-feu.

Émile Augier l’y a mise, parce qu’il a en vers une imagination saine, mais souple, et qui n’exclut ni le sentiment du bien-être, ni l’amour du gîte, ni les sensations un peu égoïstes de la santé physique et morale. On peut lui reprocher des vers prosaïques, ou des mots d’un esprit un peu entortillé ou sans gêne :

 

Permettez à vos pieds. Madame, qu’on se jette.

 

Je m’appelle Michel, et quand on ajoute Ange,

C’est qu’on veut me gratter où cela me démange[153].

 

Quelques métaphores enchevêtrées ou qui font long feu :

 

MARGUERITE.

Ma gouvernante dit que je naquis coiffée ;

C’est tout simple ; car j’ai pour marraine une fée.

LA DUCUESSE.

Attends la fin avant de me dire merci.

Ma baguette n’a pas grand’peine jusqu’ici ;

Mais, vois-tu, j’ai bien peur de la trouver de verre,

Lorsque j’en frapperai le crâne de ton père.

MARGUERITE.

Ce crâne fut toujours de cire sous vos doigts[154].

 

Mais il a la faculté de sentir vivement le bonheur calme, et de l’exprimer dans une langue prise à la vraie source, populaire et savoureuse. En cela il rappelle Regnard ; et si son style est en effet moins pur, il est du moins de la même qualité, abondant en images familières, en digressions exquises, en vers pétillants de verve, et qui perlent comme les vins généreux.

 

J’ai l’âge d’un vieillard et le sang d’un jeune homme.

Les rides de mon front n’ont pas atteint mon cœur ;

Poudreux est le flacon, mais vive est la liqueur,

Et qu’il passe un rayon à travers la bouteille,

Elle redevient jeune aussitôt et vermeille[155].

 

Et puis, il a le don du rire, même en vers, du rire sain et prolongé comme celui de nos ancêtres, et non point pincé, rapide et sec, tel qu’il s’esquisse à peine à fleur de nos lèvres. Lisez-moi ce petit morceau sur le bâillement, qui est pourtant le symptôme contraire du rire, et dont l’écrivain s’amuse avec la bonne gaîté d’un style franc et d’un bel estomac.

 

Mais après un bon mois de neveu quotidien,

Mon ennui me revint, enjolivé du sien.

C’est très contagieux le bâillement, marquise.

Lorsque le bâilleur peut bâiller avec franchise.

Un jour, mon héritier bâillait, et par dedans

Me montrait le palis de ses trente-deux dents :

Ah ! me dis-je, en bâillant moi-même à claire-voie.

Ces trente-deux dents-là laissent tomber leur proie.

J’étais vaincu, marquise, et me mis à chercher

À quelle blanche main je pourrais m’accrocher[156].

 

Et puis, avec cette santé morale, cette fantaisie honnête, cette richesse d’images familières et de tours aisés, il avait tant de verve naturelle et de sensibilité délicate, tant de clairvoyance dans l’observation, que j’avoue le préférer encore lorsqu’il est délibérément moderne, et qu’il écrit en prose.

D’abord son goût y est plus pur, parce qu’il n’a le loisir de s’attarder ni aux jolies choses, ni aux développements agréables. Il est plus maître de son sujet, parce que son sujet est là, qui le saisit, qui le presse, et lui coupe l’envie de s’amuser aux menus détails de la fantaisie. Quand d’Estrigaud se montre devant lui, le moyen de flâner parmi les délices de cette garçonnière ou de dénombrer les curiosités du cabinet d’antiquités ? Alors le rythme dramatique s’accélère en un mouvement rapide, serré, qui ne s’arrête ni aux à côté ni aux ravissantes bagatelles du développement. Le principal mérite de cette prose est dans l’ordonnance unie et la composition sévère, presque austère, du sujet. J’ai rappelé plus haut[157] la façon dont Émile Augier fixait dans son esprit jusqu’aux moindres phrases de ses comédies de mœurs, se reposant sur la mémoire du soin d’élaguer ce qui n’est qu’ornement. Il y paraît. Chaque fois que se fait une reprise de ses grandes pièces, les coupures concernent des allusions démodées, ou des tirades qui datent : mais il est de ceux à qui l’on ne retranche rien, sans nuire à l’ensemble. La raison en est simple : il commençait par oublier lui-même et laisser tomber le superflu, avant d’écrire. Au théâtre cette rigueur de composition est plus que du talent ; c’est la probité même du style.

De là vient que l’écrivain n’a besoin, pour produire l’effet attendu, ni des crudités téméraires ni des audaces concertées. Dans les scènes les plus osées de la Contagion, des Lionnes Pauvres, vous ne relèverez point un trait de méchant goût, un mot de mauvaise compagnie. L’ordre même et la suite des pensées donnent au développement tout son relief. Faites bien attention que c’est la marque d’un art supérieur, en vertu duquel la forme n’a toute sa valeur que parce qu’elle disparaît. Ceux qui s’élèvent contre l’abus du style, au théâtre, ont raison mille fois, à la condition d’en user ainsi avec le mouvement et la pensée.

Au fait, il n’a pas, à proprement parler, de style (et je ne l’entends point comme ses détracteurs). À part quelques tirades un peu rédigées, où la déclamation est relativement nécessaire, il donne la parole à ses personnages, et se garde de les faire écrire. Comme il a tous les genres d’esprit, il lui manque précisément l’esprit d’auteur. À peine trouverait-on un ou deux mots décide là, qui accusent la complaisance d’un écrivain en coquetterie avec le public. L’excès est rare, tant la verve est jaillissante. Il a, autour d’une table de célibataires en liesse, dans la Contagion et Jean de Thommeray, jeté l’esprit à pleines poignées, sans compter, du pire et du meilleur, en homme qui a observé de près ces promiscuités de la gaudriole et du plaisir. M. Poirier a une façon d’être spirituel, qui n’est pas celle de Gaston de Presles, lequel n’a pas encore le flegme de d’Estrigaud. Il y a au juste entre ces trois sortes d’esprit la différence qui sépare un boutiquier enrichi, d’un gentilhomme un peu sur ses fins, et d’un ruffian très moderne. Ils blaguent également, mais chacun selon sa nature et à sa manière. M. Poirier donne dans la trivialité, Gaston prend le ton gouailleur, et d’Estrigaud affecte l’ironie dédaigneuse et blasée. Ce sont nuances délicates. « Vous saurez qu’il y a plus de cervelle dans ma pantoufle que sous votre chapeau[158] » dit le bourgeois parvenu. Amas de substantifs, mauvaise humeur. Avec quelle finesse pincée Gaston se joue, à son tour, des prétentions artistiques de son beau-père, et détaille, et distille la raillerie !

Quant à d’Estrigaud, il frappe ses maximes à son effigie, avant de les mettre en cours. « La sœur d’un ami m’est aussi sacrée que sa femme... ni plus ni moins[159]. » Cela s’appelle n’avoir point de style, ce qui équivaut, au théâtre, à une forme de style supérieure. Là-dessus croyons-en Beaumarchais, qui s’y connaissait, je vous assure, s’il n’y réussissait pas toujours.

Cet instinct du mouvement dramatique, soutenu d’une verve impersonnelle et souple, suffit à expliquer qu’Émile Augier n’ait jamais bronché dans les narrations ou les théories, par la raison qu’il les sait couper, lancer dans le train de la scène, et que, n’étant pas des ressorts ou des artifices inanimés, elles reflètent toujours un caractère, quelquefois deux. Je sais un récit – Je plus joli du monde – qui se débite parmi les fusées du rire, qui s’interrompt, se poursuit, se reprend, se rattrape d’une bouche en l’autre, et s’achève enfin sur les lèvres de celui qui l’a commencé. L’aventure, au fond, reste la même ; mais que la forme et l’esprit changent, selon celui qui a le dé ! Voyez plutôt.

 

CHATEAUVIEUX.

Nous sortions de chez Laurent, au Palais Royal, où je venais d’acheter une tabatière.

BOISLANGEAIS.

Pour ta maîtresse ?

CHATEAUVIEUX.

Si Boislangeais persiste dans son système d’interruptions, je quitte la tribune.

TOUS.

Silence à Boislangeais !

CHATEAUVIEUX.

Nous voyons passer dans le jardin une délicieuse créature de la dernière élégance, suivie par un tas de galopins, et par quelques badauds, auxquels nous nous joignons. On riait en se montrant un chignon extravagant retenu sur sa tête par un gros peigne d’écaille... Jamais la folie du cheveu n’avait été poussée si loin.

BOISLANGEAIS.

Un seul mot : blonde ou brune ?

JEAN.

Blonde.

BOISLANGEAIS.

Tant pis. Tu m’intéresses vivement, Châteauvieux, continue ; je suis suspendu à tes lèvres.

CHATEAUVIEUX.

Merci bien ! Voilà qui me ferme la bouche.

JEAN.

Bravo, Châteauvieux, bien répliqué.

CHATEAUVIEUX.

Je passe la parole à Thommeray.

BOISLANGEAIS.

J’accepte cette commutation de peine.

JEAN.

La belle allait son chemin avec un superbe dédain des rieurs, quand un de ces polissons lui tendant sa casquette d’une main et lui montrant de l’autre un passant chauve qui s’épongeait : « Un peu de cheveux, s’il vous plaît, pour un pauvre père de famille qui n’en a pas ! » Là-dessus éclat de rire général, qui dégénère bientôt en huées... La demoiselle s’arrête, rouge comme une pivoine ; elle enlève son peigne, et on voit ruisseler jusqu’à ses talons un fleuve de soie et d’or.

CHAMPION.

Bravo la déesse !

CHATEAUVIEUX.

La foule applaudit, la petite dame double le pas pour échapper à son triomphe ; Thommeray se précipite, et lui offrant le bras avec son plus grand air d’Amadis : « Ma voiture est à deux pas, Madame, permettez-moi de la mettre à vos ordres[160].

 

Ou je me trompe, ou voilà le modèle des narrations agréables et parfaitement dramatiques.

D’un art tout semblable il sait faire passer la thèse ou le point de morale à débattre dans l’économie même de la scène, faisant que tous y participent et s’y intéressent selon leur humeur ou leur éducation. Rappelons les discussions où intervient Giboyer.

De même il enlève d’une main légère tous les morceaux de coquetterie ou de diplomatie, dont il est nécessaire qu’aucun mot ne s’écarte, sous peine d’entraîner et de dévoyer l’ensemble. Rien de plus achevé, par exemple, que la scène des Effrontés, où Henri fait sa cour à la marquise. Pas un mot, pas un geste qui ne trahisse la complexion entreprenante de l’un et l’humeur un peu lasse et curieuse de l’autre. Aucun trait qui se détache : tout n’y est qu’acheminement discret et d’une logique très détournée. Quant à mettre en scène, à décrire par le menu et à grands traits les séductions du vice, les oscillations de la conscience, les capitulations de l’honnêteté, c’est le triomphe de l’écrivain dramatique, qui n’écrit point. Toutes les nuances dégradées y prennent leur valeur et y sont en leur vrai jour sans empâtement ni lourdeur : la scène est filée d’un art imperturbable tout : cela est uni et définitif.

De sorte qu’en dernière analyse, le style d’Émile Augier se définirait assez bien d’un mot connu : l’ordre et le mouvement dramatique qu’il a mis dans ses pensées. De là vient que les esprits un peu courts, ou les goûts très modernisés, qui cherchent avant tout les mots à effet, les phrases vécues, les audaces qui déconcertent, dont on dit d’un air entendu (et un peu dédaigneux pour les éducations démodées qui y répugnent), qu’elles sont vivantes, poignantes, saignantes, ne trouvent pas ici leur compte et demeurent déçus par cet art un peu supérieur à l’artifice, et ce style, qui ne s’efforce qu’à la vérité et à l’harmonie de la pensée. Et enfin, c’est, pour tout dire, chez l’écrivain comme chez l’homme, une indiscrétion de bon sens et d’honnêteté, poussée jusqu’au génie.

 

J’ai prononcé le mot : génie, et ne m’en dédis pas. À l’heure où Émile Augier vient à peine de disparaître, il y aurait quelque outrecuidance à préjuger ou à prévenir les arrêts du siècle qui suivra. Outre que la postérité, elle-même, est sujette en ses faveurs à des revirements et à des caprices qu’on ne saurait prévoir, nous sommes encore trop intimement liés à la société qu’il a observée et à l’époque qu’il a peinte, trop directement soumis à leurs préjugés et à leurs influences, pour prononcer sans appréhension sur les parties de cette œuvre qui survivront à jamais. Mais d’ores et déjà peut-on dire les qualités d’Émile Augier, qui ont touché au génie, faisant de lui un classique, avant même qu’il fût mort.

« J’ai gardé de ma naissance, dit un personnage du Post-Scriptum, un fonds de bonne humeur, dont la vie n’a pas encore pu triompher. Il est vrai que j’ai une santé athlétique, mauvaise disposition pour la mélancolie[161]. » Émile Augier a été un esprit sain, l’un des plus sains peut-être du siècle. De là lui viennent deux qualités essentielles au caractère français, et qui sont les solides assises de notre littérature : le bon sens et la gaîté. C’est en vain que nous entreprenons, à de certaines périodes, de nous exercer à la sensiblerie, à la mélancolie, au pessimisme : il nous est malaisé de faire violence à notre nature, et de nous assimiler ces germes étrangers, qui ne rencontrent point en nous un favorable terrain. La mode passe, notre tempérament reste. Avec nos airs légers, évaporés, nous ne sommes qu’un peuple de bons sens et naturellement heureux de vivre. Qu’y faire ? On ne se corrige plus, quand on a tantôt dix-neuf siècles sur les épaules. Et c’est par ces deux mérites, qui ne lui ont point coûté, que, se rattachant à la grande tradition des écrivains de race, à commencer par Rabelais, en passant par Regnard et Molière, il est un classique.

Classique, il l’est aussi par l’équilibre et la probité de son esprit, et par une tendance à voir nettement le mal, à l’observer avec pénétration, à le révéler sans faiblesse ni tristesse, et avec mesure, à en rire enfin pour n’en pas pleurer. Et il y a encore du Molière là-dessous.

Il est classique même, parce qu’il représente, à l’époque précise – et peut-être provisoire, n’importe – de son avènement, une classe de notre société, qui depuis trois siècles n’a fait que croître et grandir, tant qu’enfin de rien qu’elle était elle devint tout, et pensa devenir davantage. Il a montré la bourgeoisie triomphante, avec ses qualités moyennes et solides, – intelligence, activité, probité, – et ses excès de pouvoir et ses impatiences du succès, et son ambition parfois démesurée, et ses vues un peu étroites, – âpreté au gain, orgueil de la fortune, tolérance pour l’argent, d’où qu’il vienne, et où qu’il aspire ; – et il a eu assez d’honnêteté pour opposer les vertus aux vices, sans sacrifier aux lions du jour les honnêtes gens, démasquant les uns et rappelant aux autres par une maxime, qui pourrait servir d’épigraphe à son œuvre, que : « l’opulence est un état difficile à exercer ; qu’il faut y être acclimaté pour la pratiquer sainement[162]. » Il est au théâtre le plus bel exemple de ce que ce tiers état régnant a pu montrer de raison forte et d’honnêteté courageuse : et cela même est son génie. Dans quelque deux cents ans, lorsque le temps aura passé sur son œuvre et poursuivi les destinées de notre société, les éditeurs mettront en vente, revu, corrigé, accompagné d’un commentaire historique et de notes morales et philologiques, le théâtre classique d’Émile Augier, bourgeois de Paris.

 


[1] Qu’on nous permette de remercier d’abord M. Edmond Got, le vénéré doyen de la Comédie-Française, de l’obligeance aimable avec laquelle il a mis à notre disposition les souvenirs et les renseignements particuliers qu’il avait sur Émile Augier. C’est à lui que nous devons d’avoir pu consulter la plaquette, tirée à 50 exemplaires, de M. Edmond Cottinet, qui a pour titre : L’homme dans Émile Augier.

[2] L’homme dans Émile Augier, p. 4.

[3] L’homme dans Émile Augier, page 7.

[4] Vapereau. Dictionnaire universel des Contemporains. Émile Augier, p. 89.

[5] Il faut citer encore, pour être complet, deux pièces en collaboration, la Chasse au Renard, avec Jules Sandeau, l’Habit Vert, avec Musset ; Sapho, opéra dont M. Gounod a écrit la musique, et un recueil de poésies, où se trouve une pièce non représentée, les Méprises de l’Amour, composée après la Ciguë.

[6] Émile Augier par Édouard Pailleron, Calmann-Lévy. 1889, p. 4.

[7] Après des candidatures nombreuses, Émile Augier a été reçu à l’Académie française le 28 janvier 1868, en remplacement de M. de Salvandy. Il avait 38 ans.

[8] Ceinture dorée.

[9] C’était la méthode de Piron, et aussi de Casimir Delavigne, qui mourut, emportant avec lui une pièce achevée et non écrite, Mélusine, dont il avait seulement confié quelques passages à ses amis.

[10] Émile Augier ; Souvenirs du Comédie-Française, par M. Édouard Thierry. Revue d’Art dramatique. 15 novembre 1889.

[11] Émile Augier par Éd. Pailleron. p. 23.

Il habitait, depuis près de, trente ans, à Croissy, dans une charmante villa, sise quai des Écluses, 34, en face des coteaux boisés de Louveciennes.

[12] La Ciguë, I, 3. Édition Calmann-Lévy.

[13] La Ciguë. II, 1. Édition Calmann-Lévy.

[14] La Ciguë, II, 9 et 10, Édition Calmann-Lévy.

[15] Cf. Molière. Les Femmes Savantes I, 1.

Armande n’est pas encore une romantique, mais elle a la tête brouillée par les fades poésies, et les livres prétentieux, comme ses sœurs aînées, les Précieuses, qui pensent « qu’en venir de but en blanc au mariage, c’est tout justement prendre le roman par la queue. » Nos romanciers et nos poètes ayant toujours eu des complaisances indulgentes ou enthousiastes pour la passion et les séduisants à-côtés de la vie, il paraît ici que mêmes causes ont toujours produit mêmes effets, et que les Précieuses et les Femmes Savantes visent les mêmes erreurs volontaires que Gabrielle. Et n’est-ce pas un peu contre le roman du jour, que La Bruyère a écrit en deux pages le simple et joli roman d’Émire !

[16] Gabrielle, I, 1. Édition Calmann-Lévy.

[17] Gabrielle, I, 7. Édition Calmann-Lévy.

[18] Gabrielle, I, 9. Édition Calmann-Lévy.

[19] Gabrielle, V, 2. Édition Calmann-Lévy.

[20] Gabrielle, V, 4. Édition Calmann-Lévy.

[21] Gabrielle, V, 5. Édition Calmann-Lévy.

[22] Paul Forestier I, 2. Cf. I, 8. Édition Calmann-Lévy.

Tant qu’il vous aimera, c’est justement le point !

Car l’amour n’étant pas éternel par essence,

S’éteint avec l’ardeur qui lui donna naissance,

Quand la paternité, son complément divin.

Ne vient pas le doubler d’un sentiment sans fin.

– C’est la force et l’honneur de ce vieux mariage.

Que seul il peut forger ce solide alliage.

Et qu’en dehors de lui les enfants, s’il en vient,

N’étant qu’à l’un des deux, ne sont pas un lien.

[23] Fils de Giboyer, préface. Édition Calmann-Lévy.

[24] C’est d’ailleurs un feuilleton plein d’esprit, de verve, où certaines remarques sur la composition de la pièce portent. Mais quelle ardeur ! Quelle colère V. Profils et Grimaces, p. 85.

[25] Remarquons que cette observation de M. Vacquerie est fort juste. La situation dans Gabrielle rappelle l’intrigue d’Une Chaîne, à cette réserve près que Gabrielle est et reste innocente, et que la morale est sauve. Or, c’est le fond de la comédie d’Augier.

[26] Le Théâtre et les mœurs. J.-J. Weiss, 244, sqq. (Calmann-Lévy).

[27] Madame Caverlet. I, 1. Édition Calmann-Lévy.

[28] Cf. de Sauves de l’Âge ingrat par M. Édouard Pailleron.

[29] Madame Caverlet, I, 8. Édition Calmann-Lévy.

[30] Le Théâtre et les mœurs, p. 347. (Calmann-Lévy.)

[31] Philiberte, I, 1. Édition Calmann-Lévy.

[32] Cf. La Souris de M. Édouard Pailleron, qui a repris le même développement. Seulement, il s’agit de Max, un célibataire de 40 ans, qui aime et craint de ne plus inspirer l’amour. Il passe par les mêmes situations, et arrive au même dénouement.

[33] Philiberte, I, 11. Édition Calmann-Lévy.

[34] Philiberte. III, 9.  Édition Calmann-Lévy.

[35] Les imitations se réduisent, en somme, à la forme extérieure de quelques tirades, qui rappellent A. de Musset ou Victor Hugo, V. ch. X : du Style.

[36] Excepté Jean de Thommeray.

[37] Gendre de M. Poirier, I, 2. Édition Calmann-Lévy.

[38] Gendre de M. Poirier, I, 2. Édition Calmann-Lévy.

[39] Gendre de M. Poirier, I, 2. Édition Calmann-Lévy.

[40] Le gendre de M. Poirier, I, 4. Édition Calmann-Lévy.

[41] Le Gendre de M. Poirier, I, 6. Édition Calmann-Lévy.

[42] Le Gendre de M. Poirier. II, 6. Édition Calmann-Lévy.

[43] Le Gendre de M. Poirier, II, 9.

[44] Le Gendre de M. Poirier, III, 2. Édition Calmann-Lévy.

[45] Le gendre de M. Poirier, III. 3. Édition Calmann-Lévy.

[46] Le Gendre de M. Poirier, IV, 4. Édition Calmann-Lévy.

[47] V. Paul de Saint-Victor. Le Gendre de M. Poirier.

[48] Contentement.

[49] Rabelais, Pantagruel, ch. VI-VII.

[50] La Jeunesse.

[51] La Jeunesse.

[52] La Jeunesse, IV, 5. Édition Calmann-Lévy.

[53] La Jeunesse, V, 4. Édition Calmann-Lévy.

[54] Ceinture dorée, I, 3. Édition Calmann-Lévy.

[55] Un beau Mariage. I, 12 Ibid.

[56] La question d’Argent, par M. Alexandre Dumas fils.

[57] Un beau Mariage.

[58] Un beau Mariage, I, 6. Édition Calmann-Lévy.

[59] Un beau Mariage, III, 10. Édition Calmann-Lévy.

[60] Un beau Mariage, IV, 8. Édition Calmann-Lévy.

[61] Préface des Lionnes pauvres, Édition Calmann-Lévy.

[62] Trois Théâtres. Émile Augier, Calmann-Lévy.

[63] La question d’argent, Alexandre Dumas.

[64] Ceinture dorée, I, 12. Edition Calmann-Lévy.

[65] Ceinture dorée, III, 1. Édition Calmann-Lévy.

[66] Ceinture dorée, III, 3. Édition Calmann-Lévy.

[67] Ce qui veut dire que le château est bel et bien vendu, avec faculté de le racheter par le remboursement des cent mille francs et des intérêts pendant un an.

[68] C’est ici que Guérin trompe son client. Il antidate l’acte de vente de 15 jours, pendant que l’autre l’écoute à peine. Il pourra plus tard le prendre de court.

[69] Maître Guérin, I, 5 et 6. Édition Calmann-Lévy.

[70] Maître Guérin, IV, 1. Édition Calmann-Lévy.

[71] Maître Guérin, IV, I. Édition Calmann-Lévy.

[72] Et il ne les a plus, puisqu’il les a vendus à Brénu, et qu’il a perdu les cent mille francs.

[73] Maître Guérin, IV, I. Édition Calmann-Lévy.

[74] Pieux mensonge : elle l’a, comme il a été dit plus haut, placé à fonds perdu pour augmenter le revenu.

[75] Maître Guérin, IV, I. Édition Calmann-Lévy.

[76] Nous n’avons pas cru devoir ici analyser la pièce dans son développement dramatique Il s’agit de montrer le trouble que la question d’argent jette dans la famille, et nous faisons une étude de mœurs, non une esquisse du caractère de Me Guérin.

[77] Maître Guérin, V, 2. Édition Calmann-Lévy.

[78] Maître Guérin, IV, 6. Édition Calmann-Lévy.

[79] Maître Guérin. Édition Calmann-Lévy.

[80] La famille Benoîton. V. Sardou

[81] Maître Guérin, V, 10. Édition Calmann-Lévy.

[82] Les Effrontés, I, 4. Édition Calmann-Lévy.

[83] Les Effrontés, I, 6. Édition Calma-Lévy.

[84] Jean de Thommeray, III, 1. Édition Calmann-Lévy.

Remarquez qu’Émile Augier, dans cette apologie accusatrice de Paris est conséquent avec lui-même, et que dans Gabrielle, avait débuté par faire l’éloge de la province, comme il a fait celui de la vie des champs dans la Jeunesse.

On dirait à vous entendre tous,

Que les départements soient des pays de loups !

Je vous jure, Monsieur, que ce sont des contrées

Habitables à l’homme et point hyperborées ;

Les naturels n’ont pas le cerveau plus transi,

Et l’esprit ne s’y perd ni plus ni moins qu’ici.

(Gabrielle, III, 2.)

Cf. La Jeunesse, V. 1, où il a posé un problème social repris et agité encore aujourd’hui.

Belle morale ! – Eh bien, c’est ainsi qu’à Paris

Sont contraints de penser les plus sages esprits ;

La cause ? Encombrement des carrières civiles !

La cause ? Emportement de nos champs vers les villes,

Des villes vers Paris...

Et plus loin, même scène :

...Rien ne coûta ici des choses de la vie ;

Notre table est toujours abondamment servie :

C’est la chasse qui paie aven la basse-cour.

Nous avons neuf chevaux, des chevaux de labour,

Si tu veux, mais qui vont encore à la voiture,

Et même n’y font pas trop mauvaise figure.

Nous avons cinq valets, valets de ferme, soit !

Mais dont le dévouement à rien n’est maladroit.

Le pain se fait chez nous, et chez nous la lessive ;

Et la terre est si bonne envers qui la cultive,

Qu’elle nous donne encore, outre tous ses produits,

Notre provision de bois, de vin, de fruit.

Ces vers rappellent Virgile. C’en est un ingénieux rajeunissement.  Cette aimable Mathilde parle comme le vieillard de Tarente, et à plus de titres que lui, elle égale la richesse des rois ; car il y a moins d’égoïsme et moins d’isolement dans son bonheur.

[85] Voir Turcaret, de Le Sage.

[86] La Contagion, III, 5. Édition Calmann-Lévy.

[87] La Contagion, I, 2. Édition Calmann-Lévy.

[88] Le Gendre de M. Poirier, I, 2.

[89] Jean de Thommeray, V, 2. Édition Calmann-Lévy.

[90] La Contagion, I. 3. Édition Calmann-Lévy.

[91] La Contagion, III, 3. Édition Calmann-Lévy.

[92] Bourgeois Gentilhomme, III, 3.

[93] La Contagion, III, 5. Édition Calmann-Lévy.

[94] La Contagion, III, 5. Édition Calmann-Lévy.

[95] La Contagion, III, 5. Édition Calmann-Lévy.

[96] La Contagion, III, 5. Édition Calmann-Lévy.

[97] La Contagion, IV, 1. Édition Calmann-Lévy.

[98] La Contagion, IV, 1. Édition Calmann-Lévy.

[99] La Contagion, IV, 3. Édition Calmann-Lévy.

[100] Jean de Thommeray, I, 5. Édition Calmann-Lévy.

[101] Jean de Thommeray, I, 5. Édition Calmann-Lévy.

[102] Jean de Thommeray, III, 4. Édition Calmann-Lévy.

[103] Jean de Thommeray, V, 2. Édition Calmann-Lévy.

[104] Le Théâtre et les Mœurs, 248.

[105] V. article cité sur Émile Augier, par M. Léopold Lacour.

[106] Les Effrontés, I, 2. Édition Calmann-Lévy.

[107] La Pierre de Touche, II, 3. Calmann-Lévy, éditeur.

[108] Les Fourchambault, II, 8. Calmann-Lévy, éditeur.

[109] Maître Guérin, II, 1. Édition Calmann-Lévy.

[110] Ibid. II, 9.

[111] Maître Guérin, III, 9. Édition Calmann-Lévy.

[112] Maître Guérin, V. 9. Édition Calmann-Lévy.

[113] La Jeunesse, V, 1. Édition Calmann-Lévy.

[114] Gabrielle. Le Gendre de M. Poirier. Paul Forestier.

[115] Le Mariage d’Olympe. Les Lionnes Pauvres

[116] Le Gendre de M. Poirier, III, 1. Édition Calmann-Lévy.

[117] Les Lionnes Pauvres.

[118] Les Lionnes Pauvres, V, 1. Édition Calmann-Lévy.

[119] Paul Forestier, IV, 9. Édition Calmann-Lévy.

[120] Paul Forestier, IV. 10. Édition Calmann-Lévy.

[121] Voir. Chap. V.

[122] Pierre de Touche. Maître Guérin. Le Mariage d’Olympe. La Jeunesse. Lions et Renards. Jean de Thommeray.

[123] Les Fourchambault.

[124] Les Effrontés, IV, 2. Édition Calmann-Lévy.

[125] La Pierre de Touche, I, 1. Édition Calmann-Lévy.

[126] La Contagion.

[127] Les Effrontées.

[128] Paul Forestier.

[129] Jean de Thommeray.

[130] Fils de Giboyer.

[131] Lions et Renards.

[132] V. Ch. III. L’Évolution de son Théâtre et la critique de M. Weiss.

[133] V. Préface des Lionnes Pauvres.

[134] On comprend que nous devons nous borner, dans ce livre, à replacer seulement ce caractère dans son milieu sans insister sur les admirables beautés de détail.

[135] Lionnes Pauvres, IV, 8. Édition Calmann-Lévy.

[136] Les Effrontés, IV, 13.

[137] Les Effrontés et le Fils de Giboyer.

[138] Cet artiste est M. Got. Le rôle lui échut un peu par hasard, d’après ce qu’il a bien voulu nous conter lui-même. Il était premièrement destiné à l’acteur Monrose. Il doit une partie de sa fortune à son excellent interprète.

[139] Les Effrontés, III, 4. Édition Calmann-Lévy.

[140] Lions et Renards, I, 6. Édition Calmann-Lévy.

[141] La Bruyère, chap. De la Mode, Onuphre.

[142] Lions et Renards, IV, 5. Édition Calmann-Lévy.

[143] Voir l’admirable scène 7 de, l’acte IV.

[144] Lions et Renards, IV, 7. Édition Calmann-Lévy.

[145] Personnage d’Eugène Sue.

[146] Lions et Renards, IV, 7.

[147] Ibid., V, 7.

[148] Cf. À la tentation je ne suis point si prompte, dit Dorine dans Tartufe.

[149] Aventurière, II, 5. Édition Calmann-Lévy.

[150] Le Joueur de flûte, Scène X. Édition Calmann-Lévy.

[151] François Coppée ; – Eugène Manuel.

[152] Gabrielle, I, 1, 2. Édition Calmann-Lévy.

[153] Michel Forestier, que ses camarades appellent Michel Ange.

[154] Diane, II, 1. Édition Calmann-Lévy.

[155] Aventurière, I, 1. Édition Calmann-Lévy.

[156] Philiberte, I, 4. Édition Calmann-Lévy.

[157] Chap. II.

[158] Le Gendre de M. Poirier, III, 2.

[159] La Contagion, III, 3.

[160] Jean de Thommeray, III, 1. Édition Calmann-Lévy.

[161] Post-Scriptum, I. Édition Calmann-Lévy.

[162] Pierre de Touche, I, 1. Édition Calmann-Lévy.

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