Notice sur Britannicus de Racine (Paul MESNARD)

Œuvres de J. Racine, revue sur les plus anciennes impressions et les autographes et augmentée de morceaux inédits, des variantes, de notices, de notes, d’un lexique des mots et locutions remarquables, d’un portrait, de fac-similé, etc. Paris, Librairie de L. Hachette et Cie.

 

 

Britannicus fut joué pour la première fois sur le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le vendredi 13 décembre 1669. Corneille assistait, dans une loge, à cette représentation, qui se termina à sept heures du soir, et dont il ne sortit sans doute pas sans avoir fait entendre autour de lui quelques-unes de ces critiques de la pièce dont Racine a cité un exemple dans sa première préface, toute pleine de ripostes si vives, si amères. La cabale des poètes envieux, qui d’ordinaire se tenait réunie au théâtre, en un groupe très redouté, s’était dispersée cette fois dans la salle, afin d’agir un peu partout sans être reconnue. L’assemblée n’était pas aussi nombreuse que l’on avait dû s’y attendre, parce qu’il y avait ce même jour sur la place publique une autre tragédie sanglante, une exécution capitale, qui avait disputé à la pièce de Racine l’affluence des spectateurs. Sans cette concurrence imprévue que la Grève fit à l’Hôtel de Bourgogne, nul doute que la représentation n’eût été de celles où l’on n’avait pas accès sans risquer de se faire étouffer. Le prix des places du parterre avait été doublé, ce que nous présumons d’ailleurs avoir été l’usage, sinon pour toutes les premières représentations, au moins pour celles des pièces des grands auteurs.

Si nous connaissons si exactement la date et quelques-unes des circonstances de la première représentation de Britannicus, c’est que Boursault en a fixé le souvenir dans les premières pages d’une petite nouvelle intitulée : Artemise et Poliante, et publiée très peu de temps après[1]. Pour la date, les frères Parfait, dans l’Histoire du Théâtre français[2], hésitent entre le 11 (ils auraient dû dire le 10) et le 13 décembre ; mais le supplice du marquis de Courboyer, dont parle Boursault, ne laisse aucune incertitude[3]. Le même Boursault nous fait connaître quels furent les acteurs qui jouèrent d’original dans Britannicus.

Le récit de Boursault n’est pas seulement curieux par tous les renseignements précis qu’il nous donne, mais aussi parce qu’en dépit de ses froides plaisanteries, il est vivant. C’est le seul témoignage contemporain qui nous fasse, on peut le dire, assister réellement à une de ces anciennes représentations. Il nous met sous les yeux jusqu’aux passions diverses dont les spectateurs y étaient agités. Nous ne devons pas oublier sans doute que c’est un guide malveillant qui nous place à ses côtés dans la salle de l’Hôtel de Bourgogne ; mais s’il veut nous montrer la nouvelle tragédie de Racine sous le jour le moins favorable, nous y gagnons du moins de surprendre à leur naissance quelques-unes des critiques qui assaillirent Britannicus dès qu’il parut sur le théâtre, et « qui semblaient, nous dit Racine, le devoir détruire. » Il faut donc transcrire ces pages de Boursault, quoiqu’elles aient été déjà souvent citées : « ...Il était sept heures sonnées par tout Paris, quand je sortis de l’Hôtel de Bourgogne, où l’on venait de représenter pour la première fois le Britannicus de M. Racine, qui ne menaçait pas moins que de mort violente tous ceux qui se mêlent d’écrire pour le théâtre. Pour moi, qui m’en suis autrefois mêlé, mais si peu que par bonheur il n’y a personne qui s’en souvienne, je ne laissais pas d’appréhender comme les autres ; et dans le dessein de mourir d’une plus honnête mort que ceux qui seraient obligés de s’aller pendre, je m’étais mis dans le parterre pour avoir l’honneur de me faire étouffer par la foule. Mais le marquis de Courboyer, qui ce jour-là justifia publiquement qu’il était noble, ayant attiré à son spectacle tout ce que la rue Saint-Denis a de marchands qui se rendent régulièrement à l’Hôtel de Bourgogne pour avoir la première vue de tous les ouvrages qu’on y représente, je me trouvai si à mon aise que j’étais résolu de prier M. de Corneille, que j’aperçus tout seul dans une loge, d’avoir la bonté de se précipiter sur moi, au moment que l’envie de se désespérer le voudrait prendre : lorsqu’Agrippine, ci-devant impératrice de Rome, qui, de peur de ne pas trouver Néron, à qui elle désirait parler, l’attendait à sa porte dès quatre heures du matin, imposa silence à tous ceux qui étaient là pour écouter... Monsieur de ****, admirateur de tous les nobles vers de M. Racine[4], fit tout ce qu’un véritable ami d’auteur peut faire pour contribuer au succès de son ouvrage, et n’eut pas la patience d’attendre qu’on le commençât pour avoir la joie de l’applaudir. Son visage, qui à un besoin passerait pour un répertoire du caractère des passions, épousait toutes celles de la pièce l’une après l’autre, et se transformait comme un caméléon à mesure que les acteurs débitaient leurs rôles : surtout le jeune Britannicus, qui avait quitté la bavette depuis peu et qui lui semblait élevé dans la crainte de Jupiter Capitolin, le touchait si fort que le bonheur dont apparemment il devait bientôt jouir l’ayant fait rire, le récit qu’on vint faire de sa mort le fit pleurer; et je ne sais rien de plus obligeant que d’avoir à point nommé un fond de joie et un fond de tristesse au très humble service de M. Racine.

« Cependant les auteurs qui ont la malice de s’attrouper pour décider souverainement des pièces de théâtre, et qui s’arrangent d’ordinaire sur un banc de l’Hôtel de Bourgogne, qu’on appelle le banc formidable, à cause des injustices qu’on y rend, s’étaient dispersés de peur de se faire reconnaître : et tant que durèrent les deux premiers actes, l’appréhension de la mort leur faisait désavouer une si glorieuse qualité ; mais le troisième acte les ayant un peu rassurés, le quatrième qui lui succéda semblait ne leur vouloir point faire de miséricorde, quand le cinquième, qu’on estime le plus méchant de tous, eut pourtant la bonté de leur rendre tout à fait la vie. Des connaisseurs, auprès de qui j’étais incognito, et de qui j’écoutais les sentiments, en trouvèrent les vers fort épurés, mais Agrippine leur parut fière sans sujet, Burrhus vertueux sans dessein, Britannicus amoureux sans jugement, Narcisse lâche sans prétexte, Junie constante sans fermeté, et Néron cruel sans malice. D’autres, qui pour les trente sous qu’ils avoient donnés à la porte crurent avoir la permission dédire ce qu’ils en pensaient, trouvèrent la nouveauté de la catastrophe si étonnante, et furent si touchés de voir Junie, après l’empoisonnement de Britannicus, s’aller rendre religieuse de l’ordre de Vesta, qu’ils auraient nommé cet ouvrage une tragédie chrétienne, si l’on ne les eût assurés que Vesta ne l’était pas... Quoique rien ne m’engage à vouloir du bien à M. Racine, et qu’il m’ait désobligé sans lui en avoir donné aucun sujet, je vais rendre justice à son ouvrage, sans examiner qui en est l’auteur. Il est constant que dans le Britannicus il y a d’aussi beaux vers qu’on en puisse faire, et cela ne me surprend pas ; car il est impossible que M. Racine en fasse de méchants. Ce n’est pas qu’il n’ait répété en bien des endroits : que fais-je ? que dis-je ? et quoi qu’il en soit, qui n’entrent guère dans la belle poésie ; mais je regarde cela comme sans doute il l’a regardé lui-même, c’est-à-dire comme une façon de parler naturelle qui peut échapper au génie le plus austère, et paraître dans un style qui d’ailleurs sera fort châtié. Le premier acte promet quelque chose de fort beau, et le second même ne le dément pas ; mais au troisième il semble que l’auteur se soit lassé de travailler ; et le quatrième, qui contient une partie de l’histoire romaine, et qui par conséquent n’apprend rien qu’on ne puisse voir dans Florus et dans Coëffeteau, ne laisserait pas de faire oublier qu’on s’est ennuyé au précédent, si dans le cinquième la façon dont Britannicus est empoisonné, et celle dont Junie se rend vestale, ne faisaient pitié. Au reste, si la pièce n’a pas eu tout le succès qu’on s’en était promis, ce n’est pas faute que chaque acteur n’ait triomphé dans son personnage. La des Œillets, qui ouvre la scène en qualité de mère de Néron, et qui a coutume de charmer tous ceux devant qui elle paraît, fait mieux qu’elle n’a jamais fait jusqu’à présent ; et quand Lafleur, qui vient ensuite sous le titre de Burrhus, en serait aussi bien l’original qu’il n’en est que la copie, à peine le représenterait-il plus naturellement. Brécourt, de qui l’on admire l’intelligence, fait mieux Britannicus que s’il était le fils de Claude ; et Hauteroche joue si finement ce qu’il y représente qu’il attraperait un plus habile homme que Britannicus. La d’Ennebaut, qui dès la première fois qu’elle parut sur le théâtre attira les applaudissements de tous ceux qui la virent, s’acquitte si agréablement du personnage de Junie, qu’il n’y a point d’auditeurs qu’elle n’intéresse en sa douleur ; et pour ce qui est de Floridor, qui n’a pas besoin que je fasse son éloge, et qui est si accoutumé à bien faire que dans sa bouche une méchante chose ne le paraît plus, on peut dire que si Néron, qui avait tant de plaisir à réciter des vers, n’était pas mort il y a quinze cents je ne sais combien d’années, il prendrait un soin particulier de sa fortune, ou le ferait mourir par jalousie... »

Boursault eût évidemment constaté avec beaucoup d’empressement la chute de la pièce. Mais on peut conclure de son compte rendu, si dénigrant d’ailleurs, qu’à la première représentation il n’y eut rien de semblable. Il se contente de dire « qu’elle n’eut pas le succès qu’on s’en était promis. » Si dans les éloges excessifs qu’il distribue à tous les acteurs il ne fait que suivre la tactique ordinaire des cabales, qui ne voulaient reconnaître aux chefs-d’œuvre du poète d’autre mérite que celui d’être bien joués, ces éloges du moins, qui supposent un bon accueil fait aux interprètes de la tragédie nouvelle, nous donnent à penser que les spectateurs s’abstinrent de manifestations hostiles contre la pièce elle-même. Robinet, qui le dimanche 15 décembre assistait à la seconde représentation, ne dit pas un mot non plus qui permette de croire à une chute de Britannicus. Il loue le style magnifique des vers de Racine, bien supérieurs, selon lui, à ceux mêmes d’Andromaque ; il est moins content, il est vrai, de l’économie de la pièce, de la conception du sujet ; et quoiqu’il se récuse, afin de n’être pas juge et partie, ayant lui-même composé un Britannicus, il se déclare forcé d’avouer qu’il a plus varié sa matière, mis plus de passion et de véhémence dans le caractère de Néron et d’Agrippine, mieux préparé chaque incident, et moins précipité la catastrophe[5]. Mais quelque supériorité qu’il se décerne à lui-même avec une outrecuidance si grotesque, ce n’est pas un rival à terre qu’il accable ainsi. Évidemment, malgré tous les défauts que Robinet y a découverts, la tragédie de Racine se soutient encore sur la scène. Cependant il est certain qu’elle ne s’y soutint pas longtemps, et que la froideur du public en fit disparaître pour quelque temps un chef-d’œuvre dont l’auteur ne craignait pas de dire qu’il n’avait rien fait de plus solide. Racine lui-même convient de son premier désappointement. « J’avoue, dit-il dans sa seconde préface, que le succès ne répondit pas d’abord à mes espérances. » Si dans sa première préface il ne fait pas précisément le même aveu, s’il y parle des applaudissements qu’il a reçus, et dont la vivacité a égalé celle des attaques, plus déchaînées que jamais, il n’y peut cacher la blessure que l’injustice lui a faite : c’est une protestation de vaincu, malheureusement trop emportée et qui va beaucoup trop loin dans les représailles, puisqu’à une objection de Corneille, « faite, dit-il, avec chaleur, » il répond par des allusions très blessantes à plusieurs des tragédies du grand poète, et un peu plus loin lui applique évidemment les plaintes de Térence contre « les critiques d’un vieux poète malintentionné. » Monchesnay confirme par son témoignage ce que les préfaces de Racine auraient suffi pour nous apprendre : « Cette tragédie, dit-il, n’eut pas d’abord un succès proportionné à son mérite[6]. » De Léris, dans son Dictionnaire portatif des théâtres[7], dit que Britannicus tomba à la huitième représentation ; il n’aurait pas été plus loin que la cinquième, s’il fallait en croire la Préface des éditeurs qui précède cette tragédie dans l’édition de Luneau de Boisjermain. Toutes ces assertions, qui se produisent sans preuves, ne sont pas d’un temps assez voisin des faits pour être acceptées avec pleine confiance. Mais quoique nous ne puissions compter avec certitude le nombre des représentations de la pièce dans sa nouveauté, on voit que la tradition générale et constante est qu’elles furent bientôt arrêtées.

La beauté des vers avait cependant frappé tout le monde : les juges les plus prévenus, et ceux dont le goût était le moins délicat, n’avaient pu la méconnaître. Nous avons vu que les auteurs jaloux, dont Boursault recueillit les sentiments, avouaient que « les vers étaient fort épurés. » De son côté Robinet répétait ce qu’il avait sans doute entendu dire partout sur la magnificence du style. Tel était aussi, ce qui a un peu plus d’autorité, le jugement de Boileau ; Brossette le rapporte en ces termes. « Britannicus est la pièce de Racine dont les vers sont les plus finis[8]. » Monchesnay avait entendu Boileau dire quelque chose d’à peu près semblable, avec une expression assez singulière, il est vrai, mais qui se laisse bien comprendre : « M. Despréaux disait que son ami n’avait jamais fait des vers plus sentencieux[9]. »

Mais les plus beaux vers ne suffisent pas pour le succès d’une pièce de théâtre. Les grandes qualités dramatiques, celles qui saisissent surtout le spectateur, manquaient-elles à la tragédie de Racine ? L’action en était-elle dénuée d’intérêt ? La pièce était-elle mal conduite, les caractères sans vérité et sans relief ? Qui l’oserait soutenir aujourd’hui ? C’est un fait cependant que, dans les premiers temps des représentations de Britannicus, on s’attacha surtout à censurer l’action et les caractères ; et soit que tant d’attaques fussent parvenues à égarer le jugement du public, soit que les beautés sévères d’une grande composition historique se trouvassent trop inaccessibles à la foule des esprits médiocres, les censeurs eurent d’abord gain de cause ; et la pièce parut ne pouvoir vivre longtemps, parce qu’elle fut jugée froide.

La première préface de Britannicus nous apprend quelles furent quelques-unes des objections qu’on y fit : beaucoup sont assurément ridicules. Il y en a, on l’a vu, de bien impertinentes dans le compte rendu de Boursault, et aussi dans celui de Robinet, qui demeure d’ailleurs dans des termes assez généraux. Nous ne saunons guère trouver plus justes les appréciations d’un critique, dont l’opinion cependant a d’ordinaire tout un autre poids, mais qui dans les éloges donnés à Racine s’arrêtait toujours à temps pour ne pas se compromettre avec Corneille : nous voulons parler de Saint-Évremond. Il est aisé de voir qu’il aurait bonne envie d’être juste pour l’auteur de Britannicus ; mais il faut au moins qu’il l’accuse d’avoir mal choisi son sujet : « J’ai lu Britannicus avec assez d’attention, écrit-il à M. de Lionne[10], pour y remarquer de belles choses. Il passe, à mon sens, l’Alexandre et l’Andromaque ; les vers en sont plus magnifiques ; et je ne serais pas étonné qu’on y trouvât du sublime. Cependant je déplore le malheur de cet auteur d’avoir si dignement travaillé sur un sujet qui ne peut souffrir une représentation agréable. En effet, l’idée de Narcisse, d’Agrippine et de Néron, l’idée, dis-je, si noire et si horrible qu’on se fait de leurs crimes, ne saurait s’effacer de la mémoire du spectateur, et quelques efforts qu’il fasse pour se défaire de la pensée de leurs cruautés, l’horreur qu’il s’en forme détruit en quelque manière la pièce. »

Est-il vrai, comme le dit Monchesnay, que Boileau lui-même ait joint à ses louanges d’assez fortes critiques ? Elles furent faites, dit-il, « en présence du fils de Racine. » Comme Louis Racine, dans ses Mémoires, les déclare tout à fait invraisemblables, ou Monchesnay parle du fils aîné, ou la mémoire de l’un des deux témoins est en défaut. Quoi qu’il en soit, voici le passage du Bolæana. Il se lit à la suite de la phrase, que nous avons tout à l’heure citée, sur les vers sentencieux de Britannicus : « Mais il n’était pas content du dénouement. Il disait qu’il était trop puéril ; que Junie, voyant son amant mort, se fait tout à coup religieuse, comme si le couvent des Vestales était un couvent d’Ursulines, au lieu qu’il fallait des formalités infinies pour recevoir une vestale. Il disait encore que Britannicus est trop petit devant Néron. » Ces objections, qu’en tout cas d’autres que Boileau ont proposées, n’étaient pas au nombre des plus insoutenables qu’on eût soulevées. Il se peut, malgré les doutes de Louis Racine, qu’elles aient été réellement recueillies de la bouche de Boileau, mais sans doute mieux exprimées. Il n’y a dans le dénouement aucune puérilité (Boileau n’a rien pu dire de pareil), mais, ce nous semble, quelque longueur ; et il n’est pas d’un effet assez puissant, malgré d’admirables beautés de détail. Ajoutons qu’il était plus facile de s’excuser, comme Racine la fait, sur la petite faute commise en n’observant pas avec assez d’exactitude l’âge où l’on était reçu dans le collège des Vestales (car les droits d’un poète s’étendent très légitimement jusqu’à une licence de ce genre), que d’échapper au reproche du grave anachronisme de mœurs, si souvent adressé à cette amante au désespoir qui cherche dans la vie religieuse un refuge à sa douleur et un asile contre les persécutions d’un ravisseur : le siècle des Miramion et des la Vallière prend un peu trop ici la place de l’âge des Césars.

Il est loin d’être vrai que Britannicus soit petit devant Néron ; car l’âme généreuse et noble du malheureux prince ne manque pas de grandeur, et la scélératesse de Néron n’en peut avoir aucune. Mais ce que le grand critique disait apparemment, ce qu’il devait sentir, c’est que l’amant de Junie est une de ces figures de pâles soupirants dont Racine, avec tout son art exquis et charmant, pouvait à peine relever la fadeur.

Nous craindrions plutôt d’avoir fait à la critique trop de concessions sur ces défauts que d’avoir cherché à les pallier. Mais fussent-ils incontestables, ils ne sauraient suffire pour faire refuser à Britannicus tout autre mérite que celui des beaux vers. Combien de scènes de cette tragédie, par leur beauté fière, leur élévation, leur profondeur, ne craignent pas la comparaison avec les grandes scènes politiques de Corneille ! Jamais Racine, tout en gardant les qualités qui lui sont propres, ne s’est montré aussi heureusement l’émule du grand poète qu’il avait, dans ses deux premières pièces, imité avec plus d’efforts, mais sans pouvoir saisir aussi bien quelques-uns des traits les plus marquants de ce génie sublime. Racine avait à lutter avec un autre génie, avec celui que Rousseau nommait très bien un rude jouteur. Sa pièce est pleine de pensées empruntées à Tacite, de passages qui sont presque traduits du grand historien latin ; mais ils y sont fondus si naturellement que jamais conception originale ne parut avoir plus de spontanéité : il cesse d’y avoir traduction lorsque l’inspiration reçue est à la fois si continue, si libre et si large. La plupart des caractères sont tracés de main de maître. Racine, nous le croyons, a très bien défendu lui-même celui qu’il donne à Néron, ce monstre naissant. Burrhus, dit-on, plaisait singulièrement à Boileau, comme une des plus nobles images de la vertu, et sa prédilection pour ce personnage, parmi tous ceux de la pièce, semble attestée par un des vers de son Épître à Racine. Sans doute l’honnêteté de Burrhus, au milieu de la corruption qui l’entoure, admet parfois quelques accommodements ; mais c’est par là que la peinture de cette sagesse de cour est surtout vraie. La bassesse et la perfidie de Narcisse sont d’une effrayante vérité, que l’on regarde cette vérité comme générale et humaine, ou comme retraçant le caractère d’une époque : Narcisse est l’Iago de notre théâtre classique, et l’art d’insinuer le poison dans les cœurs n’est assurément pas mis en scène avec des traits plus profonds dans Shakespeare que dans Racine. Mais la préférence que l’auteur de Britannicus nous paraît avoir eue pour le personnage d’Agrippine est bien naturelle, et il n’y a pas lieu de s’étonner lorsqu’il dit : « C’est elle que je me suis surtout efforcé de bien exprimer. » On l’a critiquée de notre temps comme bien adoucie dans ses vices, beaucoup trop lavée de sa hideuse corruption impériale, et, dans son ambition qui a perdu sa monstrueuse énergie, ne nous montrant plus la mère incestueuse. Mais la loi de l’histoire et celle du poème dramatique ne sont pas semblables ; on le pensait du moins au temps de Racine ; si nous avons changé tout cela, ce que l’art a pu y gagner n’est pas démontre pour tout le monde. L’Agrippine de Racine n’est pas du moins scrupuleuse à l’excès. Quoique le poète ait fait un choix parmi les traits de cette physionomie, telle que Tacite l’a dépeinte, ceux que les conditions moins libres de son art lui ont permis d’emprunter à l’historien, sont restés, dans sa tragédie, dignes d’un si grand modèle. L’ambition et l’orgueil, avec les caractères particuliers que ces passions prennent dans une âme féminine, n’ont jamais été étudiés, avec cette finesse d’analyse et exprimés avec cette sûreté de touche, cette vérité d’accent.

Avec des caractères si vivants, si nouveaux au théâtre, et de si belles scènes, une tragédie peut-elle manquer d’intérêt, fût-il vrai qu’elle n’excitât pas assez la terreur et la pitié ? Est-il permis de n’y voir qu’une tragédie de cabinet ? Non, sans doute ; mais il était naturel qu’elle plût surtout aux connaisseurs. Voltaire, à propos de Britannicus, a souvent répété ce mot, qui est celui de Racine lui-même dans sa seconde préface. Le même Voltaire, dans une de ses lettres, donnant à sa pensée la forme, plus piquante qu’exacte, que comporte volontiers la correspondance familière, a dit : « La politique est une fort bonne chose, mais elle ne réussit guère dans les tragédies... Tacite est fort bon au coin du feu, mais ne serait guère à sa place sur la scène[11]. » Cette boutade, prise trop au sérieux, condamnerait une bonne partie du théâtre de Corneille dans ce qu’il a de si justement admiré. En vain dira-t-on que ces grandes peintures de l’histoire, qui se déroulent et s’achèvent en tableaux successifs, perdent beaucoup à être resserrées dans le cadre plus étroit de la tragédie, et que les hommes assemblés au théâtre y attendent un autre plaisir que celui d’une profonde étude politique. Les plus illustres tragiques modernes ont su plus d’une fois prouver que l’histoire et la politique peuvent être d’un grand intérêt sur la scène. Qu’on ne croie pas d’ailleurs que Voltaire ait médiocrement goûté Britannicus. Toutes les fois qu’il en a parlé[12], il l’a fait en jugeant très sévèrement sans doute le fond même et le nœud de l’action, et quelques-uns de ses incidents, mais avec une vive admiration des beautés que découvrent dans cette tragédie les appréciateurs éclairés, ceux qui ne demandent pas, dans une pièce de théâtre, tout leur plaisir à l’émotion sensible, mais aussi à la réflexion.

Il est à regretter que nous n’ayons plus les registres de l’Hôtel de Bourgogne, qui, pour le nombre des représentations dans les premières années, nous auraient permis de comparer Britannicus avec les autres pièces de Racine, et nous auraient fait connaître combien de temps avait duré l’injustice du public. Nous apprenons du moins par la seconde préface de Racine, publiée au commencement de 1676[13], que cette tragédie était alors celle du même poète a que la cour elle public revoyaient le plus volontiers. » À l’époque où le Registre de la Grange peut constater les représentations de Britannicus, nous en trouvons deux en 1679, cinq en 1680, cinq en 1681, quatre en 1682, une en 1683, cinq en 1684. Il semble qu’un si admirable tableau d’histoire ait plu surtout à la cour, où mieux qu’ailleurs on pouvait sentir avec quelle vérité sont peintes l’ambition et la vanité d’Agrippine, la perfidie de Narcisse, l’adroite et circonspecte vertu de Burrhus. Nous voyons que Britannicus fut joué à Versailles le 9 mai 1681, à Saint-Germain le 4 décembre de la même année ; l’année suivante, à Saint-Cloud, le 21 avril, et à Fontainebleau au mois d’octobre ; à Chambord le 29 septembre 1684. Cette tragédie fut la première que l’on fit voir au duc de Bourgogne et à ses frères : ce fut le 17 novembre 1698, à Versailles[14]. On la joua aussi à Fontainebleau, le 17 octobre 1703[15]. Devons-nous croire que Louis XIV ait été tellement frappé des premières représentations de cette éloquente tragédie que de quelques-uns de ses beaux vers il ait, comme on l’a dit, tiré pour lui-même une leçon qui ne devait plus être oubliée ? Tout le monde connaît ce passage d’une lettre écrite par Boileau en septembre 1707 à Monchesnay : « Un grand prince, qui avait dansé à plusieurs ballets, ayant vu jouer le Britannicus de M. Racine, où la fureur de Néron à monter sur le théâtre est si bien attaquée, il ne dansa plus à aucun ballet, non pas même au temps du carnaval. » Quelque autorité qu’il faille reconnaître au témoignage de Boileau, il n’a pas convaincu tout le monde. On y a opposé ce fait que Louis XIV, en 1670, deux mois après la représentation de Britannicus, s’était encore montré dans le ballet des Amants magnifiques. Mais la réponse qui a été faite à cette objection nous parait concluante[16]. Bien que dans la pièce imprimée de Molière les indications sur les personnes qui figuraient dans les entrées de ballet, semblent constater que le Roi prenait part aux intermèdes, et y représentait Neptune et Apollon, une lettre en vers de Robinet, du 15 février 1670, nous apprend qu’il avait renoncé aux rôles d’abord acceptés par lui, et qu’il fit danser et ne dansa point. Il reste tout au plus à dire, comme on l’a fait[17], en citant une autre lettre de la même gazette rimée, en date du 9 mars 1669, que Louis XIV, avant le temps de Britannicus, ayant déjà à peu près cessé de danser en public, le sermon du poète était prêché à un converti. Du reste la gloire de Racine peut se passer de l’anecdote que l’on conteste. Ce qui n’est pas douteux, c’est le grand succès que sa tragédie avait à la cour.

Le jugement plus équitable qu’après un premier moment de surprise les contemporains de Racine avaient fini par porter de Britannicus n’a pas été démenti par les temps qui ont suivi. Non-seulement cette pièce a continué d’avoir en sa faveur les suffrages des juges éclairés, pour qui Voltaire la croyait surtout faite, mais elle a toujours été d’un grand effet au théâtre ; et cette fois Tacite s’est trouvé n’être pas seulement bon au coin du feu. On en peut donner pour preuve les triomphes éclatants dont Britannicus a été l’occasion pour plusieurs acteurs. Rappelons quelques-uns des souvenirs que les plus renommés d’entre eux ont laissés dans les principaux rôles.

On a vu par le récit de Boursault que la des Œillets s’était surpassée dans le personnage d’Agrippine, et que Floridor avait été très admiré dans celui de Néron. Si l’on en croit le Bolæana, Floridor ne put longtemps tenir ce rôle, où, malgré l’excellence de son jeu, il faisait tort à la pièce, et cela pour une raison très étrange, qui donnerait à penser que Racine avait affaire à un parterre très naïf. « M. Despréaux, dit Monchesnay, m’apprit une circonstance assez particulière sur cette tragédie... Le rôle de Néron y était joué par Floridor, le meilleur comédien de son siècle ; mais comme c’était un acteur aimé du public, tout le monde souffrait de lui voir représenter Néron, et d’être obligé de lui vouloir du mal. Cela fut cause qu’on donna le rôle à un acteur moins chéri ; et la pièce s’en trouva mieux[18]. »

Lorsque Baron faisait partie de la troupe de l’Hôtel de Bourgogne, où il était entré en 1678, après la mort de Molière, il eut, dit-on, l’ambition de jouer le rôle de Néron. Celui de Britannicus convenait mieux alors à sa jeunesse ; il fallut cependant un ordre du Roi pour le forcer à le remplir. Après avoir quitté le théâtre en 1691, il y remonta au bout de vingt-neuf ans, en 1720. Pour sa rentrée il choisit ce même rôle de Britannicus, qu’il avait autrefois dédaigné, et pour lequel il semble qu’il fût alors bien vieux, étant âgé de soixante-sept ans. Il n’avait du moins avec les années rien perdu de son merveilleux talent. Il voulut dans le même temps satisfaire enfin son désir de représenter le personnage de Néron. Tous les rôles de cette tragédie de Britannicus le tentaient : il est dit dans les Mémoires de Préville qu’il se chargea aussi de celui de Burrhus.

Beaubourg, qui avait paru sur la scène après la première retraite de Baron, joua Néron avec un grand succès. Il n’avait point le jeu correct et naturel du fameux comédien formé par Molière et par Racine, mais il savait donner à quelques parties de son rôle une expression énergique qui frappait de terreur.

Au dix-huitième siècle, la plus admirée des Agrippines fut Mlle Dumesnil. Elle joua ce rôle dans ses débuts en 1737. Grimm le cite[19] comme un de ses plus beaux ; ainsi que ceux de Sémiramis et de Mérope, il convenait particulièrement à la noblesse imposante de sa physionomie. Mlle Volnais et Mlle Raucourt, avec moins d’éclat sans doute, passent cependant aussi pour avoir mérité beaucoup d’applaudissements dans ce même rôle d’Agrippine. On reprochait à Mlle Raucourt d’y apporter une dignité trop étudiée ; mais elle en rendait supérieurement la fierté ; et dans les imprécations de la scène VI du dernier acte, elle produisait une forte impression.

Nous comprenons peu ce que dit Grimm, lorsqu’il prétend que jusqu’à le Kain le rôle de Néron n’avait été regardé que comme un rôle secondaire ; il ne l’est certainement point dans la pièce elle-même ; et quant à la manière dont il avait été joué jusque-là, nous avons vu qu’il avait déjà trouvé d’excellents interprètes. Mais il se peut que le Kain les ait surpassés. Quelques mois après la mort du célèbre acteur, en 1778, Grimm écrivait : « Il n’est presque aucune tragédie de Racine que nous ayons vue plus suivie dans ces derniers temps (que Britannicus), et c’est-au rôle de Néron qu’elle dut tout son effet. L’art de le Kain y sut présenter la vive et frappante image de la jeunesse d’un tyran échappant pour la première fois aux liens de la contrainte et de l’habitude[20]. »

Un reproche qui ne peut s’accorder avec ce témoignage de Grimm est celui que Geoffroy adressait à le Kain en même temps qu’à Talma. À l’en croire, tous deux oubliaient trop que Néron est un jeune prince qui commence seulement à développer des vices longtemps comprimés par une bonne éducation, et lui donnaient trop de profondeur et de politique. C’était d’ailleurs Talma surtout que, suivant son habitude, Geoffroy accablait de ses critiques. Il cherchait à faire ressortir en bien des points la supériorité de le Kain, par exemple dans les entretiens de Néron avec Junie, où, suivant lui, il faisait mieux sentir l’ironie et la malignité du personnage. Mais si nous ne pouvons aujourd’hui apprécier le plus ou moins de justesse de ces comparaisons, il est très certain du moins que Geoffroy, qui s’est efforcé longtemps de décourager Talma dans ce rôle, où il le disait déplacé, s’est trouvé en opposition avec le sentiment de tous ses contemporains. Leur admiration unanime ne laisse point de doute sur les magnifiques inspirations que le grand tragédien puisa dans la pièce de Britannicus.

Nous avons recueilli les variantes de Britannicus dans le texte de 1670, édition séparée et la première de toutes[21], et dans les différentes éditions collectives, déjà nommées à l’occasion des pièces précédentes. Notre texte est conforme à celui de l’impression de 1697.

 


[1] Artemise et Poliante, Nouvelle. À Paris, chez René Guignard, M.DC.LXX. Un vol. in-12. Le récit de la représentation de Britannicus est le début de la Nouvelle, p. 1-16.

[2] Tome X, p. 426.

[3] Le marquis de Courboyer, gentilhomme huguenot, condamné à mort pour une dénonciation calomnieuse de lèse-majesté contre le sieur d’Aunoy, aurait eu la tête tranchée en grève, le samedi 14 décembre 1669, si l’on s’en rapportait au Journal de d’Ormesson (voyez le tome II de ce Journal, p. 579, édition de M. Chéruel). Mais le samedi n’étant pas un jour de représentations théâtrales, et Boursault n’ayant pu se tromper lorsqu’il a écrit que l’exécution eut lieu le jour où Britannicus fut joué pour la première fois, il est évident qu’il y a une petite erreur dans le souvenir de d’Ormesson. Le procès-verbal du premier commis au greffe de la cour du Parlement, qui est aux Archives de l’Empire (section judiciaire, instructions, n° 2404), constate en effet que le vendredi 13 fut réellement le jour de l’exécution. M. François Ravaisson a eu l’obligeance de nous indiquer ce document, que nous avons eu la permission de consulter.

[4] Les frères Parfait, dans une note sur ce passage, disent que Boursault veut désigner Despréaux. Cela est assez probable, quoique Monsieur de **** ne paraisse pas bien indiquer le commencement de son nom, et qu’il n’y ait ici aucun trait qui s’applique à lui plus particulièrement qu’à bien d’autres admirateurs du génie de Racine.

[5] Lettre en vers du 21 décembre 1669.

[6] Bolæana, p. 106.

[7] Dictionnaire portatif des théâtres (2 vol. in-12, à Paris, chez C. A. Jombert, M.DCC.LIV), tome I, au mot Britannicus.

[8] Recueil manuscrit de la Bibliothèque impériale, p. 43.

[9] Bolæana, p. 106.

[10] Œuvres de Saint-Évremond, tome II, p. 325 et 326.

[11] Lettre à M. le marquis de Chauvelin, g octobre 1764. (Œuvres complètes de Voltaire, tome LXII, p. 44.)

[12] Voyez particulièrement, dans les Œuvres complètes de Voltaire, la Préface du Triumvirat, tome VIII, p. 80 ; les Remarques sur le second discours de Corneille, tome XXXVI, p. 511 et 512 ; les Remarques sur Bérénice, préface du commentateur, même tome, p. 385 et 386. Dans ces différents passages, Voltaire, tout en faisant ses réserves sur plusieurs points, laisse la plus grande part à la juste admiration. Ainsi, dans le dernier de ceux auxquels nous venons de renvoyer le lecteur, il dit, après quelques critiques : « Ce n’est qu’avec le temps que les connaisseurs firent revenir le public. On vit que cette pièce était la peinture fidèle de la cour de Néron. On admira enfin toute l’énergie de Tacite exprimée dans des vers dignes de Virgile. On comprit que Britannicus et Junie ne devaient pas avoir un autre caractère. On démêla dans Agrippine des beautés vraies, solides, qui ne sont ni gigantesques, ni hors de la nature... Le développement du caractère de Néron fut regardé comme un chef-d’œuvre. On convint que le rôle de Burrhus est admirable d’un bout à l’autre, et qu’il n’y a rien de ce genre dans toute l’antiquité. Britannicus fut la pièce des connaisseurs, qui conviennent des défauts, et qui apprécient les beautés. »

[13] L’Achevé d’imprimer de cette édition est du dernier décembre 1675.

[14] Journal de Dangeau, lundi 17 novembre 1698.

[15] Journal de Dangeau, mercredi 17 octobre 1703 ; et Mercure de novembre 1703.

[16] Voyez les Ennemis de Racine, par M. Deltour, p. 224 et 226.

[17] L’Esprit de l’Histoire, par M. Édouard Fournier, p. 196 et 197.

[18] Bolæana, p. 106.

[19] Correspondance littéraire de Grimm et de Diderot (édition de 1829-1830), tome IX, p. 148 (juillet 1776).

[20] Correspondance littéraire de Grimm et de Diderot, tome IX, p. 488 (février 1778).

[21] L’édition originale a pour titre :

BRITANNICUS,

TRAGÉDIE.

À Paris,

chez Claude Barbin...

M.DC.LXX.

Avec privilège du Roy.

L’Achevé d’imprimer n’est pas mentionné. Le privilège est « du

septième Janvier 1670. »

Outre huit feuillets pour le titre, l’Épître au duc de Chevreuse, la Préface, l’extrait du privilège, et la liste des acteurs, la pièce a quatre-vingts pages.

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